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FOR&TS ETPOUVOIR DANS L'ESPACERHtiNAN (xvIe-xvIIIeStiCIm) Emmanuel Gamier PAR RAPPORT A L’OBJET CENTRAL DE CE DOSSIER DES ANNALES DES PONTS ET CHAUSSI~ES, LA RESTAURATION FORESTI&? DES TERRAINS DE MONTAGNE AU mxe SIkCLE, CET ARTICLE OPi?RE UN DkALAGE 6CLAIRANT : zi TRAVERS L’FXEMPLE DE L’ESPACE RI&NAN, IL MONTRE A QUEL POINT LE MODIkE FRAN(.&iIS DE POLITIQUE FOREST&RI? S’ENRACINE DANS L’HISTOIRE ET EST LIk A L’UNIFICATION PROGRESSIVE DU ROYAUME. E ntre les XVIe et XVIIIe siecles, les territoires rhenans ont connu de profondes mutations sylvicoles qui les ont fait passer d’un regime d’autonomie P une tutelle etatique partielle. Au-deli d’une simple histoire des politiques forest&es appli- quees dans la region, c’est davantage en termes d’en- jeux geopolitiques qu’il faut concevoir ce travail. En effet, P travers le prisme forestier, il est possible d’apprehender sur un temps long l’evolution des rap ports de forces entre les puissances territoriales germa- niques et l’avenement de l&at modeme, consacre par l’intrusion francaise sur l’echiquier rhinan, au tour- nant des annees 1650. Loin de correspondre P un modele historique lineaire, le cas alsacien r&Ye au contraire les modalites d’indgration au royaume de France d’une province restee tres particulariste, notamment en mat&e d’Eaux et Forks. UNE REFERENCE SYLVICOLE : L’ORDONNANCE HABSBOURGEOISE DE 1557 Un texte global Promulguee le 17 avril 1557, l’ordonnance de l’empe- reur Ferdinand Ier traduit une prise en compte g&kale du probleme forestier dans les Ftats habsbourgeois. Unique exemple d’ordonnance forest&-e donnee par les monarques autrichiens, elle demeurera la reference obligee de tous les gestionnaires en charge des for&s rhe- nanes, au moins jusqu’a la signature des trait&s de West- phalie (1648). A ce tin-e, le texte incame une volonte centralisatrice de la dynastie viennoise et peut 2tre consi- d&e comme un trait d’union historique a l’echelle des Pays anterieurs d’Autriche. Cet espace politique compre- nait l’actuel espace rhenan meridional avec l’Alsace, le Brisgau et le Landgraviat de Baar. Prise au palais imperial de Prague, l’ordonnance s’inscrit dans un contexte par- ticulier, a I’origine de sa promulgation. Prenant acte des multiples degradations perpetrees dans les for&s doma- niales des landgraviats, seigneuries et villes imp&ales d’Alsace, Sundgau, Brisgau, Foret Noire, Rheinfeld et darts les autres territoires autrichiens, le pouvoir rend officiel, cas unique dans l’histoire des l&s habsbour- geois, un code de pot-tee g&kale. 11 faut rappeler que la degradation des ecosystemes ligneux preoccupe d’autant plus le prince qu’il implique mecaniquement une rare- faction de la grande faune, vi&me du recul de son bio tope sous les coups rep&s des hommesl 1. E.Gamier,Les f~vos~~sous l~n.cien~~F'aris, Fayard (i paraitre) , p. 47-55. 31 Annals des Ponts et Chades n” 103,2002 0 2002 kditionsscientifiques et mMdes Elsevier SAS. Tous dmits r&en&

Forêts et pouvoir dans l'espace rhénan (XVIe–XVIIIe siécles)

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FOR&TS ETPOUVOIR DANS L'ESPACE RHtiNAN

(xvIe-xvIIIeStiCIm)

Emmanuel Gamier

PAR RAPPORT A L’OBJET CENTRAL DE CE DOSSIER

DES ANNALES DES PONTS ET CHAUSSI~ES, LA

RESTAURATION FORESTI&? DES TERRAINS DE

MONTAGNE AU mxe SIkCLE, CET ARTICLE

OPi?RE UN DkALAGE 6CLAIRANT : zi TRAVERS

L’FXEMPLE DE L’ESPACE RI&NAN, IL MONTRE

A QUEL POINT LE MODIkE FRAN(.&iIS DE POLITIQUE

FOREST&RI? S’ENRACINE DANS L’HISTOIRE ET

EST LIk A L’UNIFICATION PROGRESSIVE DU

ROYAUME.

E ntre les XVIe et XVIIIe siecles, les territoires

rhenans ont connu de profondes mutations

sylvicoles qui les ont fait passer d’un regime

d’autonomie P une tutelle etatique partielle. Au-deli

d’une simple histoire des politiques forest&es appli-

quees dans la region, c’est davantage en termes d’en-

jeux geopolitiques qu’il faut concevoir ce travail.

En effet, P travers le prisme forestier, il est possible

d’apprehender sur un temps long l’evolution des rap

ports de forces entre les puissances territoriales germa-

niques et l’avenement de l&at modeme, consacre par

l’intrusion francaise sur l’echiquier rhinan, au tour-

nant des annees 1650. Loin de correspondre P un

modele historique lineaire, le cas alsacien r&Ye au

contraire les modalites d’indgration au royaume de

France d’une province restee tres particulariste,

notamment en mat&e d’Eaux et Forks.

UNE REFERENCE SYLVICOLE :

L’ORDONNANCE HABSBOURGEOISE DE 1557

Un texte global

Promulguee le 17 avril 1557, l’ordonnance de l’empe-

reur Ferdinand Ier traduit une prise en compte g&kale

du probleme forestier dans les Ftats habsbourgeois.

Unique exemple d’ordonnance forest&-e donnee par

les monarques autrichiens, elle demeurera la reference

obligee de tous les gestionnaires en charge des for&s rhe-

nanes, au moins jusqu’a la signature des trait&s de West-

phalie (1648). A ce tin-e, le texte incame une volonte

centralisatrice de la dynastie viennoise et peut 2tre consi-

d&e comme un trait d’union historique a l’echelle des

Pays anterieurs d’Autriche. Cet espace politique compre-

nait l’actuel espace rhenan meridional avec l’Alsace, le

Brisgau et le Landgraviat de Baar. Prise au palais imperial

de Prague, l’ordonnance s’inscrit dans un contexte par-

ticulier, a I’origine de sa promulgation. Prenant acte des

multiples degradations perpetrees dans les for&s doma-

niales des landgraviats, seigneuries et villes imp&ales

d’Alsace, Sundgau, Brisgau, Foret Noire, Rheinfeld et

darts les autres territoires autrichiens, le pouvoir rend

officiel, cas unique dans l’histoire des l&s habsbour-

geois, un code de pot-tee g&kale. 11 faut rappeler que la

degradation des ecosystemes ligneux preoccupe d’autant

plus le prince qu’il implique mecaniquement une rare-

faction de la grande faune, vi&me du recul de son bio

tope sous les coups rep&s des hommesl

1. E.Gamier,Les f~vos~~sous l~n.cien~~F'aris, Fayard (i paraitre) , p. 47-55.

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Annals des Ponts et Chades n” 103,2002

0 2002 kditions scientifiques et mMdes Elsevier SAS. Tous dmits r&en&

C6ne de sapin. Photo : J.E Picard - Inra.

Des objectifs prkcis

Comme le prkise bien le titre, il s’agit d’une << ordon-

nance des bois et forZts contenant les maniitres de la

conservation d’iceux, avec un reglement des amendes

et pour le droit et deffense de la chasse tt2. Plus sim-

plement, il demontre que l’intervention souveraine

rCpond $ un double objectif : cynigktique et sylvicole.

Le premier vise i sauvegarder les riserves giboyeuses

des vastes massifs forestiers de For&Noire et de la

Harth. La seconde prkoccupation, conskquence

directe de la prC&dente, se propose d’inaugurer une

viritable gestion durable du patrimoine ligneux. Aussi

ne faut-il pas s’&onner du caractke dualiste de l’or-

donnance. En grande partie pCriphCrique au sujet, le

thPme de la chasse ne retiendra pas notre attention,

contrairement g la question purement forestik-e. Inti-

tulle cc Ordonnance des bois n, la seconde partie du

texte ligislatif Pdicte un certain nombre de prescrip-

tions sylvicoles senskes prkserver l’avenir des bois imp&

riaux. Pas moins de 36 articles illustrent la volonti des

autorites d’imposer un contr6le itatique direct sur les

forEts d’Autriche antkrieure. Pour parvenir 2 ses fins,

2. Arch. Innsbriick, Peatdrchiv II” XIV Arch. ddp. Haut-Rhin,

2 B 5/l II” 10.

le pouvoirjette les bases d’une administration des eaux

et for& digne de ce nom alors que jusque-12, elle res-

tait l’apanage des princes territoriaux de I’Empire.

Ainsi est nommk un haut fonctionnaire pourvu du titre

de Kkziglich Kaiserlich Forstmeister, (C Maitre forestier

royal et impkrial a), souvent traduit 2 tort par ec grand

Gruyer )s mais qui hikrarchiquement se rapprocherait

davdntage du titre de (< souverain maitre des eaux et

for& )) francais. L’homme est en charge de l’ensemble

des forZts domaniales, tlche dont il s’acquitte avec

l’aide d’un personnel subalterne constituk de cc cava-

liers )), forestiers et cc valets de la forCt )). Ses missions

principales consistent 2 inspecter le patrimoine boisi

royal quatre fois par an et 2 reprimer les dClits.

Soucieux de sauvegarder l’avenir ligneux de ses I%ats,

l’empereur recommande un certain nombre de

mesures de protection qui reposent surtout sur la lutte

contre les dkfrichements, la vaine plture et le char-

bonnage. Sont particulikement visPs les essarts et les

brclis, prohibks dkormais aux marges comme au sein

du domaine de l’arbre. kgalement shkrement rCgle-

men& le pPturage en fokt est un usage immkmorial

pour les habitants. Source principale d’inquiitude, les

ovins et les caprins sont systematiquement exclus des

bois en raison de la menace qu’ils font peser sur les

jeunes sujets. En matike strictement sylvicole, le code

de 1557 introduit pour la premiere fois une forme de

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Annales des Pants et Chaus&s n” 103,2002

gestion sur le long terme qui passe - et c’est une nou-

veau& - par une limitation de l’acces des usagers i la

foret. On interdit egalement les coupes effectuees jus-

qu’& present dans les <( grands bois >), probablement les

massifs peuples d’une futaie. Pratique novatrice, pro-

bablement empruntee au royaume de France ou aux

proches duches lorrains, la mise au ban est gen&ali&e

dans certains cantons, inexploitables tant que le maitre

forestier le jugera necessaire.

Un outil au service de l’lhat moderne ?

L’ordonnance de 1557 n’est pas sans rappeler, avec pres

de quarante an&es de retard cependant, les ordon-

nances forestieres de Francois Ier. Autre difference

notable, le texte autrichien btille par ses imprecisions

sylvicoles. A aucun moment par exemple, il n’est fait

mention de modes d’exploitation ou bien encore

d’amenagements, autant. de notions qui semblent

Pchapper aux autorites viennoises. Le constat s’explique

certainement par les diffkultes politiques recentes ren-

contkes par ie pouvoir central. Avant Ferdinand Ier, la

victoire des princes territoriaux sur l’administration

imp&ale, enterinee a la faveur des guerres de religions,

avait pord un rude coup aux structures forest&es eta-

tiques. Les Habsbourg ne maintinrent alors un appareil

administratif que dans les districts industtiels riches en

mines, forges et verreries. Or, le frke de Charles Quint

manifeste db 1522 un indret nouveau pour l’economie

forest&e comme en temoignent les nombreuses

mesures 1Pgislatives ainsi que les instructions expediees

par sa chancellerie. Au reglement de 1557 s’ajoutent en

effet ceux de Bregenz (region du lac de Constance) et

du Vorarlaberg, en Styrie. Tous sont le fruit d’une

longue reflexion conduite par une commission compo-

see de membres du conseil de la Couronne dont l’avis

est recueilli par le souverain avant de legiferer definiti-

vement.

Pour autant, la volonte habsbourgeoise en mat&e d’eaux

et forks merite d’etre nuancee, ne seraitce que parce

qu’elle se limite finalement au seul patrimoine royal. De

fait, le texte exclut les grands domaines seigneuriaux ainsi

que les massifs contrciles par les villes imperiales. Dans ces

conditions, il est legitime de se poser la question de la por-

tee reelle de cette legislation sur le terrain. Il n’empeche,

mCme si son influence demeure limitee P l’echelle de l’es-

pace rhinan, elle restera une reference qui set-vita de

modele % l’ensemble des communautes qui ne se prive-

ront pas de l’invoquer apris 1648.

LE TOURNANT DES ANNt!ES 1650 :

L’ANNEXION DE L’ALSACE

Bien qu’annexee en grande partie par droit de conquete,

l’Alsace, ancienne possession autrichienne, conserve ses

anciennes structures forest&es. Plutot que de precipiter

une integration for&e, le RoiSoleil fait preuve dun pru-

dent attentisme qui tranche avec la vision ~ditionnelie

dune monarchic louisquatorzienne absolutiste.

Une prise de guerre 21 mknager

Les tmites de Westphalie (1648) reglent le probleme de

la protection fiancaise sur la province par l’annexion pure

et simple mais en des termes tellement ambigus que la

question de la souverainete royale reste largement en

suspens. Le trait6 distingue les cessions habsbourgeoises

en quatre ensembles geographiques avec en t&e de ceux-ci

la place forte de Brisach, piece ma.?tresse de l’echiquier stra”

tegique rhkm. L’article 89 des trait& impose a Louis XIV

la reconnaissance du privilege d’imm~diatet~ de la haute

noblesse et des vilfes imperiales alsaciennes. Elles conser-

vent ainsi leur droit de ne dipendre juridiquement que

de l'empereur ! Le souverain francais renonce de la

sorte a toute superior&Z royale et accepte le maintien

de liens entre la nouvelle province et les Habsbourg,

ennemis declares du royaume. Alin d’implauter locale-

ment un relais de son autorim, le monarque decide tout de

meme d’instaurer un Conseil souverain & cotmar en 16753.

Dans la pratique, la tour se montrera souvent plus sou-

cieuse des inter& provinciaux que de ceux de son maitre.

L’attentisme franqais

Tenu au respect des clauses diplomatiques heritees des

trait&, le pouvoir royal adopte une attitude attentiste,

faute de pouvoir entreprendre une reforme sylvicole

digne de ce nom. Aussi n’est-ce pas surprenant de voir

le grand bailli, remplacant du Landvogt autrichien, se

contenter de faire appliquer les reglements anterieurs

1 1648, en particulier la fameuse ordonnance de 155’7.

Or, dans I’Empire, la juridiction et l’administration des

for&s, exceptees celles qui relevaient du Domaine, se

confondaient avec les institutions locales aux mains des

princes territoriaux et des cites imperiales comme

3. E. Gamier, op. cit., p. 225-226.

33

Annales des Pants et rllhm&es n” 109,2002

Strasbourg, Colmar, Kaysersberg ou encore Munster.

D’ailleurs, les trait& de Westphalie ne manquaient pas

de confirmer le droit des seigneurs alsaciens de lever

les amendes pour delits forestiers ; un privilege que les

nouvelles autorites consacrerent par l’edit de 1657.

La premiere dritable tentative de reforme n’intervient

qu’en 1661 lorsque de&de le grand bailli : le cardinal

Mazarin en personne. Louis XIV projette alors de sepa-

rer I’administmtion des for&s de celui du grand bailliage

dans le but afliche d’encaisser les revenus provenant des

bois. 11 ordonne ainsi la creation d’une mait.rise des eaux

et for&s P Haguenau. Circonscription emblematique de

la reforme impulsee par Colbert P partir de 1669, elle est

dotee d’un vaste ressort qui lui donne autorite sur l’en-

semble du patrimoine ligneux alsacien, for& particu-

lieres comprises. Devant le peu d’empressement mani-

feste par les elites locales pour acquerir les nouveaux

offices et en raison de la resistance opinittre du Conseil

souverain qui refuse d’enregistrer l’ordonnance des

Eaux et For&r de 1669, le roi renonce 1 son projet.

L’echec royal consomme : I’arrCt de novembre 1700

Apt% 40 ans de presence francaise faite de retenue et

de comprehension, le pouvoir royal pense que le

moment est venu d’aligner la province sur le modele

sylvicole en vigueur dans le royaume. L’edit d’aotit

1694 Porte ainsi creation de deux maitrises localisees

respectivement a Haguenau et Ensisheim. Les termes

de l’edit ne laissent planer aucune ambiguid sur les

desseins monarchiques : les nouveaux sieges auront

autorite sur cc toutes n les for& de la province, sou-

mises desormais a la legislation royale de 1669.

La decision est une revolution pour 1’Alsace assujettie

P un regime commun sous la forme d’une francisation

brutale et totale en mat&e forest&e. Pour la pre-

miere fois depuis des siecles, le principe de la territo-

rialisation est battu en b&he par l’absolutisme monar-

chique. Ce dernier sonne le glas du systeme politique

habsbourgeois fonde sur le respect des entids poli-

tiques locales. Le bouleversement des usages germa-

niques est ressenti comme une atteinte aux libertes de

la population qui ne tarde pas a le faire savoir par l’in-

termediaire de ses representants. La puissante aristo-

cratie alsacienne est la premiere a s’emouvoir de la

situation, bientot suivie des Magistrats urbains. C’est

done a une levee de boucliers g&kale qu’est

confronte l’Etat, au moment m&me oh les tensions

europeennes se cristallisent en raison de la succession

d’Espagne. Pressi de toutes parts, le Roi prend une

decision aussi brutale qu’inattendue en promulguant

l’arret du 29 novembre 17004. 11 inverse totalement le

processus de centralisation engage 4 ans plus tot en

cantonnant les prerogatives des maitrises aux seules

for&s royales, comme l’avait deja fait en 1557 les Habs-

bourg. Reduite a la portion congrue des affaires fores-

t&es, l’administration des Eaux et [email protected] doit s’effacer

devant les grands proprietaires rhenans dont le pou-

voir sort durablement renforce du conflit.

Partage entre le desir d’afhrmation de sa souverained

et sa volonte de preserver les interets stratigiques du

royaume, le Roi-Soleil choisit la seconde solution en

decidant de menager les villes et la noblesse titree,

deux forces politiques indispensables au maintien de la

France sur les rives du Rhin.

L’OFFENSIVE ROYALE DU XVW SIGCLE

L’Alsace offre a l’historien de la for&t un exemple

remarquable de la complexite des institutions d’An-

cien Regime. Dans la province, les cadres elabores au

tours du XVIIP siecle contredisent completement les

principes Ctablis par la Grande Ordonnance des Eaux

et Forets de Colbert en 1669.

En premirke ligne : l’intendant

Depuis l’arret de 1700, nous l’avons vu, les prerogatives

de l’administmtion forest&e royale sont reduites aux

seules for&s domaniales de Haguenau et de la Hardt

Ainsi en Alsace, comme d’ailleurs dans d’autres provinces

recemment conquises (Flandre, Artois, Hainaut, Rous-

sillon), la lutte pour le pouvoir forestier prend un relief

particulier en raison de la quasi elimination du corps des

eaux et forets. La place ainsi laissee vacante par les mai-

t&es est progressivement occupee par un autre rep&

sentant du pouvoir central au prix de hautes luttes contre

le Conseil souverain: l’intendant.

Alleguant l’incapacite de la chambre colmarienne a frei-

ner les deboisements abusifs et le surplturage, l’inten-

dant Feydau de Brou prend l’offensive au debut des

annees 1740. Le contexte s’y p&e bien : les autorites res-

sentent de plus en plus l’urgence d’une maltrise du bois

4. Ibidem, p. 233-237.

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Amales des POWS et chausoees n’ 103,2002

UOIQU’IL ait cti4 pourvu par pMieurs riglemens particu- lien, it la .police & adminit- tration de ~luficurs bois ap

partenans h des communautb de la pro- vince d'Allace , cependant la-plupart de ces rhglemens n’ayant eu pour objet que fexploitation defd. bois G.&ant les ufages locaux ; la ftuation & la compofition de chacune deCd. communautk; Nous avons cru qu’il Ctoit &e&ire i fordre gin&al de rafi’kmbler dans une m&me ordonnance tous ies principes qui doivent kvir de ri-

Extrait du Rgglement g&&al de /‘Intendant d’Alsace (12 aoOt 1761).

comme mat&au stratigique in~s~n~bie B la militarisa-

tion de la front&e rhknane &i@e en limes. Conscient de

I’impCratif militaire, le roi tmnche la question de la juri-

diction en mati&e foresticre en kdictant un reglement en

fkvrier 174Z5. Xl l’autorise 5 connaitre toutes les al35res

ayant trait Q ~adminis~tion et A la police des for&, bois

et iles des communautk. Deux ans plus tard, un nouvel

arrCt brise la r&stance juridique du Conseil souverain en

lui interdisant toute ingkrence dam les tiaires fores

t&es, ce qui revient A confkrer 5 t’intendant des pouvoirs

l@aux ~inte~ention dans les for&s ~omm~au~res

alsaciennes. La tour souveraine ne s’avoue pas facilement

vaincue et finit par arracher au souverain en 1772 un

droit de compitences pour les appels prononces par son

ennemi jurk C’est done P un &ritable imbroglio juri-

dique que donnent naissance les tergiversations gouver-

nementales, incapable d’imposer une d&&ion d%mitive.

DCtenteur d’un droit de regard sur les bois des commu-

naut.5, le commissaire royal entreprend une reprise en

main du domaine sylvicole en s’inspirant des gmndes

reformations dejri op&&es dans d’autres r&ions du

5. BOUG, Recueil d&s kdits et ordonnances, t2, p. 262.

ro~ume. D&s 1745, il lance une grande enqu&e sur 1’Ptat

des espaces forestiers de la province, une &ape prtklable

qui debouche sur un impressionnant effort l&islatif.

Entre 1747 et 1758, une quarantaine de reglements parti-

culiers sont .5dict& pour les bailliages et les villes d’Al-

sace6. Rkaliste, it prend la prkaution de faire publier ses

dkisions en francais et en allemand dans le but afiichti

d’&iter toute equivoque au moment de leur application.

Un nouveau stade dkisif est franchi avec l’intendant de

Luck qui, en 1761, rend public un rgglement gGn&ai

&able pour l’ensemble des for&s d’Aisace. V&&able

&volution foresti&e, il cr&e dans chaque ville ou depar-

tement des inspecteurs spicialement charges de la r@ie

et de l’administration des for& tandis que les gardes,

pay& et assermentk par les ilus, ne rendent dksormais

de comptes qu’aux seuls agents de l’intendance. Sur le

plan sylvicole, le texte marque aussi un tournant en intro-

duisant sous une fotme d@uiske les principales disposi-

tions de l’ordonnance de 1669. I1 impose en consCquence

la gkkalisation du taillis sous futaie et am&age les

espaces ligneux en coupes appelges assiettes et en en

6. E. Gamier, op. cit., p. 278.

retranchant un quart de leur surface r&e&e pour

croitre en futaie. Sans les nommer, tous les d&ails tech-

niques (&pee, tire et aire, baliveaux) font clairement

rGf&ence au code colbertien. La mise au pas s’accom-

pagne d’une fkancisation m&rologique : I’arpent des

eaux et for&s supplante les unit& de mesure locales.

Les rBsistances au central&me

Le pouvoir de l’intendant, outre la rksistance chro-

nique du Conseil souverain d’Alsace, doit aussi compter

avec les puissances seigneuriales, tres attachkes & leur

autonomie juridique h&i&e de la domination habs-

bourgeoise. Vers 1750, les grands feudataires detien-

nent le tiers des superficies ligneuses qu’ils gkent

directement par l’intermediaire de chambres forestales

soumises P leur seule auto&k Or, le roi, pour des

motifs stradgiques, doit m&nager leurs int&?ts sous

peine de les voir se rallier B l’ennemi autrichien

Mais surtout, le modsle fkancais gW%alisi en Alsace

propose une sylviculture adaptke aux feuillus de plaines.

Elle ne tarde done pas 2 se riw?ler catastrophique dans

les zones montagneuses oh dominent au contraire les

r&ineux. En effet, les coupes rases ne conservent que

quelques arbres de reserve insuffkants 2 assurer la rCgB

n&ration des sapinik-es et des pessikes dont les souches

ne rejettent pas. C’est pourquoi le versant alsacien des

Vosges ne tarde pas P &tre victime de violents coups de

chablis, conskquences de l’introduction de la l&islation

fore&&e royale’. Choqukes par l’ampleur des dkg&ts,

les elites provinciales tentent, 1 iaveille de la R&oh&on,

de contrecarrer une politique royale destructrice. L’as-

semblie provinciale propose ainsi en 1788 une autre syl-

viculture *T conforme aux localit& FF, c’est-2dire aux

caract&istiques stationnelles des peuplements. Le mou-

vement traduit plus skement la volonti d’un retour au

goldene Zeit, un f* temps de l’%ge d’or >> forestier

incarne par le XVIe sikle habsbourgeois. Ultime

dGmarche qui s’avire malheureusement infructueuse

car le pouvoir pr&fGre ent&iner le tire et aire, pourtant

dkastreux en montagne. Afin de kpondre aux besoins

croissants de la G Royale )) et de 1’ArnGe de Terre apres

1789, l&at rkpublicain puis napolionien ne fera que

favoriser une sylviculture toujours plus intensive, i I’ori-

gine d’une fragilisation des kcosyst&mes montagnards.

7. Ibidem, p. 307.

La ikite en avant des autorids ne prendra fin que dam

les annkes 1830 qui inaugureront une nouvelle 2re :

celle de la restauration forest&e.

L’histoire sylvicole rhknane sous I’Ancien Regime appa-

rait done bien paradoxale en matike de pouvoir fores-

tier. Jusqu’au milieu du XVIIe si&cle, elle offre un

modele sylvicole original et trompeur avec une monar-

chic habsbourgeoise qui se pose en force centripete et

de puissantes forces centrifuges formees des villes imp&

riales et des principautk territoriales. Ambitieuse, l’or-

donnance de 1557 semble annoncer une offensive

forestike d’envergure du pouvoir. Finalement, priv&

du soutien des Clites urbaines et princikes, les Habs-

bourg en restent au stade des velliitis, limitant leurs

prbtentions aux rares forits royales.

Avec le rattachement de 1’Alsace au tournant des

annees 1650, un nouvel acteur, B combien plus autori-

taire, intervient sur l’khiquier local. Aprk une

piriode d’attentisme motivG par les menaces militaires,

le roi de France s’engage dans la voie de la centralisa-

tion. Mais le monarque doit ici compter avec les parti-

cularitb d’une terre anciennement impkiale qui n’en-

tend pas se soumettre si facilement. La rksistance est

telle vers 1700 que l’administration des Eaux et For&s,

fait exceptionnel, doit quasiment s’effacer au profit

d’un autre agent de l’absolutisme : l’intendant. Ce der-

nier jette rapidement le masque, celui d’une centrali-

sation qui se veut dkfinitive, au grand dam des pro-

priitaires forestiers qui tentent vainement de r&sister

sur un plan politique. 11 faudra attendre la Rkvolution

pour qu’kclatent au grand jour les tensions accumu-

lies de longue date par les usagers, engag& dksormais

dans la voie de la rebellion ouverte corm-e le pouvoir

forestier royal. B

Lexique

Biotope : lieu &udii en tant que milieu de vie (faune et flore). Futaie : arbres ou peuplements dont I’bge est g&kalement

compris entre 40 et 200 am. Jardinage : sylvicufture qui consiste 5 prelever r~~ii~rement

des arbres dans toutes Ies cIasses de diamkes. Elle donne ainsi naissance A une for-Et irr&uli~re beaucoup plus diversifiPe que le taillis sons futaie.

Landgraviat : ancienne institution corntale carolingienne tombie aux mains de la dynastic des Habsbourg.

Landvogt : representant des Habsbourg en Akace. Taillis sous futaie : mithode sylvicole qui vise P produire

conjointement du bois d’awvre (futaie) et du bois de chauffage (taiflis) dans une meme assiette (coupe).

Tire et aire : exploitation de proche en proche du taillis sous futaie.

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