Formation Esprit Scientifique

  • Upload
    olimoj

  • View
    224

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    1/254

    Gaston Bachelard (1934)

    LA FORMATION

    de lesprit scientifique

    Contribution une psychanalyse

    de la connaissance objective

    Un document produit en version numrique par Jean Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected]

    Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

    http://pages.infinit.net/sociojmthttp://pages.infinit.net/sociojmt
  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    2/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 2

    Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul mile Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

    http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.htmlhttp://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htmhttp://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.htmlhttp://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    3/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 3

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean Marie Tremblay,professeur de sociologie partir de :

    Gaston Bachelard (1934),

    La formation de lesprit scientifique.

    Contribution une psychanalyse de la

    connaissance objective.

    Paris : Librairie philosophique J. VRIN, 5edition, 1967.Collection : Bibliothque des textes philosophiques, 257 pages

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.

    Pour les citations : Times 10 points.

    Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    Les formules ont t ralises avec lditeur dquations dOffice2001.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    4/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 4

    Table des matires

    DISCOURS PRLIMINAIRE

    CHAPITRE I. La notion d'obstacle pistmologique. Plan de l'ouvrage

    CHAPITRE II. Le premier obstacle: l'exprience premireCHAPITRE III. La connaissance gnrale comme obstacle la

    connaissance scientifique

    CHAPITRE IV. Un exemple d'obstacle verbal : l'ponge. Extensionabusive des images familires

    CHAPITRE V. La connaissance unitaire et pragmatique comme obstacle

    la connaissance scientifique

    CHAPITRE VI. L'obstacle substantialiste

    CHAPITRE VII Psychanalyse du Raliste

    CHAPITRE VIII. L'obstacle animiste

    CHAPITRE IX. Le mythe de la digestion

    CHAPITRE X. Libido et connaissance objective

    CHAPITRE XI. Les obstacles de la connaissance quantitative

    CHAPITRE XII. Objectivit scientifique et Psychanalyse

    Index des noms cits

    Retour la table des matires

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    5/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 5

    Discours Prliminaire

    I

    Retour la table des matires

    Rendre gomtrique la reprsentation, c'est dire dessiner les ph nomnes etordonner en srie les vnements dcisifs d'une exprience, voil la tche premire os'affirme l'esprit scientifique. C'est en effet de cette manire qu'on arrive la quantitfigure, mi chemin entre le concret et l'abstrait, dans une zone interm diaire ol'esprit prtend concilier les mathmatiques et l'exprience, les lois et les faits. Cettetche de gomtrisation qui sembla souvent ralise soit apr s le succs du cartsianisme, soit aprs le succs de la mcanique newtonienne, soit encore avec l'optiquede Fresnel en vient toujours rvler une insuffisance. Tt ou tard, dans la plupartdes domaines, on est forc de constater que cette premire reprsentation gomtri que, fonde sur un ralisme naf des proprits spatiales, implique des convenancesplus caches, des lois topologiques moins nettement solidaires des relations mtriques

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    6/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 6

    immdiatement apparentes, bref des liens essentiels plus profonds que les liens de lareprsentation gomtrique familire. On sent peu peu le besoin de travailler pourainsi dire sous l'espace, au niveau des relations essentielles qui soutiennent et l'espace

    et les phnomnes. La pense scientifique est alors entrane vers des construc tions plus mtaphoriques que relles, vers des espaces de configuration dontl'espace sensible n'est, aprs tout, qu'un pauvre exemple. Le rle des mathmatiquesdans la Physique contemporaine dpasse donc singulirement la simple descriptiongomtrique, Le mathmatisme est non plus descriptif mais formateur. La science dela ralit ne se contente plus du comment phnomnologique ; elle cherche le pour quoi mathmatique.

    Aussi bien, puisque le concret accepte dj l'information gomtrique, puisque leconcret est correctement analys par l'abstrait, pourquoi n'accepterions nous pas deposer l'abstraction comme la dmarche normale et fconde de l'esprit scientifique. Enfait, si l'on mdite sur l'volution de, l'esprit scientifique on dcle bien vite un lanqui va du gomtrique plus ou moins visuel l'abstraction complte. Ds qu'onaccde une loi gomtrique, on ralise une inversion spirituelle trs tonnante, viveet douce comme une gnration ; la curiosit fait place l'esprance de crer. Puisquela premire reprsentation gomtrique des phnomnes est essentiellement une miseen ordre, cette premire mise en ordre ouvre devant nous les perspectives d'uneabstraction alerte et conqurante qui doit nous conduire organiser rationnellement laphnomnologie comme une thorie de l'ordre pur. Alors ni le dsordre ne saurait treappel un ordre mconnu, ni l'ordre une simple concordance de nos schmas et desobjets comme cela pouvait tre le cas dans le rgne des donnes immdiates de laconscience. Quand il s'agit des expriences conseilles ou construites par la raison,l'ordre est une vrit, et le dsordre une erreur. L'ordre abstrait est donc un ordreprouv qui ne tombe pas sous les critiques bergsoniennes de l'ordre trouv.

    Nous nous proposons, dans ce livre, de montrer ce destin grandiose de la pensescientifique abstraite. Pour cela, nous devrons prouver que pense abstraite n'est passynonyme de mauvaise conscience scientifique, comme semble l'impliquer l'accusa

    tion banale. Il nous faudra prouver que l'abstraction dbarrasse l'esprit, qu'elle allgel'esprit, qu'elle le dynamise. Nous fournirons ces preuves en tudiant plus particulirement les difficults des abstractions correctes, en marquant l'insuffisance des pre mires bauches, la lourdeur des premiers schmas, en soulignant aussi le caractrediscursif de la cohrence abstraite et essentielle qui ne peut pas aller au but d'un seultrait. Et pour mieux montrer que la dmarche de l'abstraction n'est pas uniforme, nousn'hsiterons pas employer parfois un ton polmique en insistant sur le caractre

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    7/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 7

    d'obstacle prsent par l'exprience soi disant concr te et relle, soi disant naturelle etimmdiate.

    Pour bien dcrire le trajet qui va de la perception rpute exacte l'abstractionheureusement inspire par les objections de la raison, nous tudierons de nombreuxrameaux de l'volution scientifique. Comme les solutions scientifiques ne sont jamais,sur des problmes diffrents, au mme stade de maturation, nous ne prsenterons pasune suite de tableaux d'ensemble ; nous ne craindrons pas d'mietter nos argumentspour rester au contact de faits aussi prcis que possible. Cependant, en vue d'uneclart de premier aspect, si l'on nous forait de mettre de grossires tiquettes histori ques sur les diffrents ges de la pense scientifique, nous distinguerions assez bientrois grandes priodes :

    La premire priode reprsentant l'tat prscientifique comprendrait la foisl'antiquit classique et les sicles de renaissance et d'efforts nouveaux avec le XVIe, leXVIIe et mme le XVIIIe sicles.

    La deuxime priode reprsentant l'tat scientifique, en prparation la fin duXVIIIe sicle, s'tendrait sur tout le XIXe sicle et sur le dbut du XXe.

    En troisime lieu, nous fixerions trs exactement l're du nouvel esprit scientifiqueen 1905, au moment o la Relativit einsteinienne vient dformer des conceptsprimordiaux que l'on croyait jamais immobiles. A partir de cette date, la raisonmultiplie ses objections, elle dissocie et rapparente les notions fondamentales, elleessaie les abstractions les plus audacieuses. Des penses, dont une seule suffirait illustrer un sicle, apparaissent en vingt cinq ans, signes d'une maturit spirituelletonnante. Telles sont la mcanique quantique, la mcanique ondulatoire de Louis deBroglie, la physique des matrices de Heisenberg, la mcanique de Dirac, les mca niques abstraites et bientt sans doute les Physiques abstraites qui ordonneront toutesles possibilits de l'exprience.

    Mais nous ne nous astreindrons pas inscrire nos remarques particulires dans cetriptyque qui ne nous permettrait pas de dessiner avec assez de prcision les dtails del'volution psychologique que nous voulons caractriser. Encore une fois, les forcespsychiques en action dans la connaissance scientifique sont plus confuses, plus

    essouffles, plus hsitantes, qu'on ne l'imagine quand on les mesure du dehors, dansles livres o elles attendent le lecteur. Il y a si loin du livre imprim au livre lu, si loindu livre lu au livre compris, assimil, retenu ! Mme chez un esprit clair, il y a des

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    8/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 8

    zones obscures, des cavernes o continuent vivre des ombres. Mme chez l'hommenouveau, il reste des vestiges du vieil homme. En nous, le XVIIIe sicle continue savie sourde ; il peut h las r apparatre. Nous n'y voyons pas, comme Meyerson, une

    preuve de la permanence et de la fixit de la raison humaine, mais bien plutt unepreuve de la somnolence du savoir, une preuve de cette avarice de l'homme cultivruminant sans cesse le mme acquis, la mme culture et devenant, comme tous lesavares, victime de l'or caress. Nous montrerons, en effet, l'endosmose abusive del'assertorique dans l'apodictique, de la mmoire dans la raison. Nous insisterons sur cefait qu'on ne peut se prvaloir d'un esprit scientifique tant qu'on n'est pas assur, tous les moments de la vie pensive, de reconstruire tout son savoir. Seuls les axes

    rationnels permettent ces reconstructions. Le reste est basse mnmotechnie. Lapatience de l'rudition n'a rien voir avec la patience scientifique.

    Puisque tout savoir scientifique doit tre tout moment reconstruit, nos dmons trations pistmologiques auront tout gagner se dvelopper au niveau des problmes particuliers, sans souci de garder l'ordre historique. Nous ne devrons pas non plus

    hsiter multiplier les exemples si nous voulons donner l'impression que, sur toutesles questions, pour tous les phnomnes, il faut passer d'abord de l'image la formegomtrique, puis de la forme gomtrique la forme abstraite, poursuivre la volepsychologique normale de la pense scientifique. Nous partirons donc, presque tou

    jours, des images, souvent trs pittoresques, de la phnomnologie premire ; nous'verrons comment, et avec quelles difficults, se substituent ces images les formesgomtriques adquates. Cette gomtrisation si difficile et si lente, on ne s'tonneragure qu'elle s'offre longtemps comme une conqute dfinitive et qu'elle suffise constituer le solide esprit scientifique tel qu'il apparat au XIXe sicle. On tient beau coup ce qu'on a pniblement acquis. Il nous faudra pourtant prouver que cette go mtrisation est un stade intermdiaire.

    Mais ce dveloppement suivi au niveau de questions particulires, dans le morcel lement des problmes et des expriences, ne sera clair que si l'on nous permet, cette

    fois en dehors de toute correspondance historique, de parler d'une sorte de loi des

    trois tats pour l'esprit scientifique. Dans sa formation individuelle, un esprit scien tifique passerait donc ncessairement par les trois tats suivants, beaucoup plus prciset particuliers que les formes comtiennes.

    1 L'tat concret o l'esprit s'amuse des premires images du phnomne ets'appuie sur une littrature philosophique glorifiant la Nature, chantant curieusement la fois l'unit du monde et sa riche diversit.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    9/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 9

    2 L'tat concret abstrait o l'esprit adjoint l'exprience physique des schmasgomtriques et s'appuie sur une philosophie de la simplicit. L'esprit est encore dans

    une situation paradoxale : il est d'autant plus sr de son abstraction que cette abstrac tion est plus clairement reprsente par une intuition sensible.

    3 L'tat abstrait o l'esprit entreprend des informations volontairement soustrai

    tes l'intuition de l'espace rel, volontairement dtaches de l'exprience immdiateet mme en polmique ouverte avec la ralit premire, toujours impure, toujoursinforme.

    Enfin, pour achever de caractriser ces trois stades de la pense scientifique, nous

    devrons nous proccuper des intrts diffrents qui en constituent en quelque sorte labase affective. Prcisment, la Psychanalyse que nous proposons de faire intervenirdans une culture objective doit dplacer les intrts. Sur ce point, dussions nousforcer la note, nous voudrions du moins donner l'impression que nous entrevoyons,

    avec le caractre affectif de la culture intellectuelle, un lment de solidit et de con fiance qu'on n'a pas assez tudi. Donner et surtout garder un intrt vital larecherche dsintresse, tel n'est il pas le premier devoir de l' ducateur, quelquestade de la formation que ce soit ? Mais cet intrt a aussi son histoire et Il nousfaudra tenter, au risque d'tre accus de facile enthousiasme, d'en bien marquer la

    force tout au long de la patience scientifique. Sans cet intrt, cette patience seraitsouffrance. Avec cet. Intrt, cette patience est une vie spirituelle. Faire la psychologiede la patience scientifique reviendra adjoindre la loi des trois tats de l'espritscientifique, une sorte de loi des trois tats d'me, caractriss par des Intrts :

    me purile, ou mondaine, anime par la curiosit nave, frappe d'tonnementdevant le moindre phnomne instrument, jouant la Physique pour se distraire,pour avoir un prtexte une attitude srieuse, accueillant les occasions du collection neur, passive jusque dans le bonheur de penser.

    me professorale, toute fire de son dogmatisme, immobile dans sa premireabstraction, appuye pour la vie sur les succs scolaires de sa jeunesse, parlant chaqueanne son savoir, imposant ses dmonstrations, tout l'intrt dductif, soutien si

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    10/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 10

    commode de l'autorit, enseignant son domestique comme fait Descartes ou le toutvenant de la bourgeoisie comme fait l'Agrg de l'Universit1.

    Enfin, l'me en mal d'abstraire et de quintessencier, conscience scientifique dou loureuse, livre aux intrts inductifs toujours imparfaits, jouant le jeu prilleux de lapense sans support exprimental stable ; tout moment drange par les objectionsde la raison, mettant sans cesse en doute un droit particulier l'abstraction, mais sisre que l'abstraction est un devoir, le devoir scientifique, la possession enfin purede la pense du monde !

    Pourrons nous ramener la convergence des intrts si contraires ? En tout cas, latche de la philosophie scientifique est trs nette : psychanalyser l'intrt, ruiner toututilitarisme si dguis qu'il soit, si lev qu'il se prtende, tourner l'esprit du rel versl'artificiel, du naturel vers l'humain, de la reprsentation vers l'abstraction. Jamaispeut tre plus qu' notre poque, l'esprit scientifique n'a eu plus besoin d'tre dfendu,

    d'tre illustrau sens mme o du Bellay travaillait la Dfense et Illustration de la

    langue franaise. Mais cette illustration ne peut se borner une sublimation des aspi rations communes les plus diverses. Elle doit tre normative et cohrente. Elle doitrendre clairement conscient et actif le plaisir de l'excitation spirituelle dans la dcou verte du vrai. Elle doit faire du cerveau avec de la vrit. L'amour de la science doittre un dynamisme psychique autogne. Dans l'tat de puret ralise par une Psycha

    nalyse de la connaissance objective, la science est l'esthtique de l'intelligence.

    Un mot maintenant sur le ton de ce livre. Comme nous nous donnons en somme

    pour tche de retracer la lutte contre quelques prjugs, les arguments polmiquespassent souvent au premier rang. Il est d'ailleurs bien plus difficile qu'on ne croit de

    sparer la raison architectonique de la raison polmique, car la critique rationnelle de

    l'exprience fait vraiment corps avec l'organisation thorique de l'exprience : toutesles objections de la raison sont des prtextes expriences. On a dit souvent qu'unehypothse scientifique qui ne peut se heurter aucune contradiction n'est pas loind'tre une hypothse inutile. De mme, une exprience qui ne rectifie aucune erreur,

    qui est platement vraie, sans dbat, quoi sert elle ? Une exp rience scientifique est

    1 Cf. H. G. WELLS. La Conspiration au grand jour, trad., pp. 85, 86, 87.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    11/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 11

    alors une exprience qui contredit l'exprience commune. D'ailleurs, l'exprienceimmdiate et usuelle garde toujours une sorte de caractre tautologique, elle se dve loppe dans le rgne des mots et des dfinitions ; elle manque prcisment de cette

    perspective d'erreurs rectifies qui caractrise, notre avis, la pense scientifique.L'exprience commune n'est pas vraiment compose ; toutau plus elle est faite d'ob servations juxtaposes et il est trs frappant que l'ancienne pistmologie ait tabli unlien continu entre l'observation et l'exprimentation, alors que l'exprimentation doits'carter des conditions ordinaires de l'observation. Comme l'exprience commune

    n'est pas compose, elle ne saurait tre, croyons nous, effectivement vrifie. Ellereste un fait. Elle ne peut donner une loi. Pour confirmer scientifiquement le vrai, il

    convient de le vrifier plusieurs points de vue diffrents. Penser une exprience,c'est alors cohrer un pluralisme initial.

    Mais si hostile que nous soyons aux prtentions des esprits concrets quicroient saisir immdiatement le donn, nous ne chercherons pas incriminer systmatiquement toute intuition isole. La meilleure preuve, c'est que nous donnerons desexemples o des vrits de fait arrivent s'intgrer immdiatement dans la science.Cependant il nous semble que l'pistmologue diffrent en cela de l'historien doitsouligner, entre toutes les connaissances d'une poque, les ides fcondes. Pour lui,l'ide doit avoir plus qu'une preuve d'existence, elle doit avoir un destin spirituel. Nousn'hsiterons donc pas inscrire au compte de l'erreur ou de l'inutilit spirituelle, cequi n'est pas loin d'tre la mme chose toute v rit qui n'est pas la pice d'un systmegnral, toute exprience, mme juste, dont l'affirmation reste sans lien avec unemthode d'exprimentation gnrale, toute observation qui, pour relle et positivequ'elle soit, est annonce dans une fausse perspective de vrification. Une tellemthode de critiquer rclame une attitude expectante presque aussi prudente vis visdu connu que de l'inconnu, toujours en garde contre les connaissances familires, sansgrand respect pour la vrit scolaire. On comprend donc qu'un philosophe qui suitl'volution des ides scientifiques chez les mauvais auteurs comme chez les bons,chez les naturalistes comme chez les mathmaticiens, se dfende mal contre uneimpression d'incrdulit systmatique et qu'il adopte un ton sceptique en faible accord

    avec sa foi, si solide par ailleurs, dans les progrs de la pense humaine.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    12/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 12

    LA

    FORMATION

    DE L'ESPRIT

    SCIENTIFIQUE

    Retour la table des matires

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    13/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 13

    CHAPITRE I

    La notion d'obstacle pistmologique

    Plan de l'Ouvrage

    I

    Retour la table des matires

    Quand on cherche les conditions psychologiques des progrs de la science, onarrive bientt cette conviction que c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le

    problme de la connaissance scientifique. Et il ne s'agit pas de considrer des obsta cles externes, comme la complexit et la fugacit des phnomnes, ni d'incriminer lafaiblesse des sens et de l'esprit humain : c'est dans l'acte mme de connatre, intime ment, qu'apparaissent, par une sorte de ncessit fonctionnelle, des lenteurs et destroubles. C'est l que nous montrerons des causes de stagnation et mme de rgres sion, c'est l que nous dclerons des causes d'inertie que nous appellerons des obs

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    14/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 14

    tacles pistmologiques. La connaissance du rel est une lumire qui projette toujoursquelque part des ombres. Elle n'est jamais immdiate et pleine. Les rvlations du relsont toujours rcurrentes. Le rel n'est jamais ce qu'on pourrait croire mais il est

    toujours ce qu'on aurait d penser. La pense empirique est claire, aprs coup, quandl'appareil des raisons a t mis au point. En revenant sur un pass d'erreurs, on trouvela vrit en un vritable repentir intellectuel. En fait, on connat contre une connais sance antrieure, en dtruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui,dans l'esprit mme, fait obstacle la spiritualisation.

    L'ide de partir de zro pour fonder et accrotre son bien ne peut venir que dansdes cultures de simple juxtaposition o un fait connu est immdiatement une richesse.Mais devant le mystre du rel, l'me ne peut se faire, par dcret, ingnue. Il est alorsimpossible de faire d'un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au rel,ce qu'on croit savoir clairement offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se prsente la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est mme trs vieux, car il a l'gede ses prjugs. Accder la science, c'est, spirituellement rajeunir, c'est accepter unemutation brusque qui doit contredire un pass.

    La science, dans son besoin d'achvement comme dans son principe, s'opposeabsolument l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de lgitimer l'opinion,c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en

    droit, toujours tort. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins

    en connaissances! En dsignant les objets par leur utilit, elle s'interdit de lesconnatre. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la dtruire. Elle est lepremier obstacle surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur despoints particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une con

    naissance vulgaire provisoire. L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion

    sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons

    pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problmes. Et quoi qu'ondise, dans la vie scientifique, les problmes ne se posent pas d'eux m mes. C'estprcisment ce sens du problme qui donne la marque du vritable esprit scientifique.

    Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une rponse une question. S'il n'ya pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi.

    Rien n'est donn. Tout est construit.

    Une connaissance acquise par un effort scientifique peut elle m me dcliner. Laquestion abstraite et franche s'use: la rponse concrte reste. Ds lors, l'activit spiri tuelle s'invertit et se bloque. Un obstacle pistmologique s'incruste sur la connaissan

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    15/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 15

    ce non questionne. Des habitudes intellectuelles qui furent utiles et saines peuvent, la longue, entraver la recherche. Notre esprit, dit justement M. Bergson1 a une irrsistible tendance considrer comme plus claire l'ide qui lui sert le plus souvent .

    L'ide gagne ainsi une clart intrinsque abusive. A l'usage, les ides se valorisentindment. Une valeur en soi s'oppose la circulation des valeurs. C'est un facteurd'inertie pour l'esprit. Parfois une ide dominante polarise un esprit dans sa totalit.Un pistmologue irrvrencieux disait, il y a quelque vingt ans, que les grandshommes sont utiles la science dans la premire moiti de leur vie, nuisibles dans laseconde moiti. L'instinct formatif est si persistant chez certains hommes de pensequ'on ne doit pas s'alarmer de cette boutade. Mais enfin l'instinct formatif finit par

    cder devant l'instinct conservatif. Il vient un temps o l'esprit aime mieux ce quiconfirme son savoir que ce qui le contredit, o il aime mieux les rponses que lesquestions. Alors l'instinct conservatif domine, la croissance spirituelle s'arrte.

    Comme on le voit, nous n'hsitons pas invoquer les instincts pour marquer lajuste rsistance de certains obstacles pistmologiques. C'est une vue que nos dve loppements essaieront de justifier. Mais, ds maintenant, il faut se rendre compte quela connaissance empirique, qui est celle que nous tudions presque uniquement danscet ouvrage, engage l'homme sensible par tous les caractres de sa sensibilit. Quandla connaissance empirique se rationalise, on n'est jamais sr que des valeurs sensiblesprimitives ne coefficientent pas les raisons. D'une manire bien visible, on peutreconnatre que l'ide scientifique trop familire se charge d'un concret psychologiquetrop lourd, qu'elle amasse trop d'analogies, d'images, de mtaphores, et qu'elle perdpeu peu son vecteur d'abstraction, sa fine pointe abstraite. En particulier, c'est verserdans un vain optimisme que de penser que savoir sert automatiquement savoir, quela culture devient d'autant plus facile qu'elle est plus tendue, que l'intelligence enfin,sanctionne par des succs prcoces, par de simples concours universitaires, se capi talise comme une richesse matrielle. En admettant mme qu'une tte bien faitechappe au narcissisme intellectuel si frquent dans la culture littraire, dans l'adhsion passionne aux jugements du got, on peut srement dire qu'une tte bien faiteest malheureusement une tte ferme. C'est un produit d'cole.

    En fait, les crises de croissance de la pense impliquent un refonte totale dusystme du savoir. La tte bien faite doit alors tre. refaite. Elle change d'espce. Elles'oppose l'espce prcdente par une fonction dcisive. Par les rvolutions spiritu elles que ncessite l'invention scientifique, l'homme devient une espce mutante, ou

    1 BERGSON, La Pense et le Mouvant, Paris, 1934, p. 231.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    16/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 16

    pour mieux dire encore, une espce qui a besoin de muter, qui souffre de ne pas chan ger. Spirituellement, l'homme a des besoins de besoins. Si l'on voulait bien considrerpar exemple la modification psychique qui se trouve ralise par la comprhension

    d'une doctrine comme la Relativit ou la Mcanique ondulatoire, on ne trouveraitpeut tre pas ces expressions exagres, surtout si l'on rflchissait la relle soliditde la science antrelativiste. Mais nous reviendrons sur ces aper us dans notredernier chapitre quand nous aurons apport de nombreux exemples de rvolutionsspirituelles.

    On rpte souvent aussi que la science est avide d'unit, qu'elle tend identifierdes phnomnes d'aspects divers, qu'elle cherche la simplicit ou l'conomie dans lesprincipes et dans les mthodes. Cette unit, elle la trouverait bien vite, si elle pouvaits'y complaire. Tout l'oppos, le progrs scientifique marque ses plus nettes tapes enabandonnant les facteurs philosophiques d'unification facile tels que l'unit d'actiondu Crateur, l'unit de plan de la Nature, l'unit logique. En effet, ces facteurs d'unit,encore agissants dans la pense prscientifique du XVIIIe sicle, ne sont plus jamaisinvoqus. On trouverait bien prtentieux le savant contemporain qui voudrait runir lacosmologie et la thologie.

    Et dans le dtail mme de la recherche scientifique, devant une exprience biendtermine qui pourrait tre enregistre comme telle, comme vraiment une et com plte, l'esprit scientifique n'est jamais court pour en varier les conditions, bref poursortir de la contemplation du mme et chercher l'autre, pour dialectiser l'exprience.C'est ainsi que la Chimie multiplie et complte ses sries homologues, jusqu' sortirde la Nature pour matrialiser les corps plus ou moins hypothtiques suggrs par lapense inventive. C'est ainsi que dans toutes les sciences rigoureuses, une penseanxieuse se mfie des identits plus ou moins apparentes, et rclame sans cesse plus

    de prcision, ipso facto plus d'occasions de distinguer. Prciser, rectifier, diversifier,ce sont l des types de penses dynamiques qui s'vadent de la certitude et de l'unitet qui trouvent dans les systmes homognes plus d'obstacles que d'impulsions, Enrsum, l'homme anim par l'esprit scientifique dsire sans doute savoir, mais c'est

    aussitt pour mieux interroger.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    17/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 17

    II

    La notion d'obstacle pistmologique peut tre tudie dans le dveloppementhistorique de la pense scientifique et dans la pratique de l'ducation. Dans l'un etl'autre cas, cette tude n'est pas commode. L'histoire, dans son principe, est en effethostile tout jugement normatif. Et cependant, il faut bien se placer un point de vuenormatif, si l'on veut juger de l'efficacit d'une pense. Tout ce qu'on rencontre dansl'histoire de la pense scientifique est bien loin de servir effectivement l'volution de

    cette pense. Certaines connaissances mme justes arrtent trop tt des recherchesutiles. L'pistmologue doit donc trier les documents recueillis par l'historien. Il doitles juger du point de vue de la raison et mme du point de vue de la raison volue,car c'est seulement de nos jours, que nous pouvons pleinement juger les erreurs du

    pass spirituel. D'ailleurs, mme dans les sciences exprimentales, c'est toujoursl'interprtation rationnelle qui fixe les faits leur juste place. C'est sur l'axeexprience raison et dans le sens de la rationalisation que se trouvent la fois lerisque et le succs. Il n'y a que la raison qui dynamise la recherche, car c'est elle seulequi suggre au del de l'exprience commune (immdiate et spcieuse) l'expriencescientifique (indirecte et fconde). C'est donc l'effort de rationalit et de constructionqui doit retenir l'attention de l'pistmologue. On peut voir ici ce qui distingue lemtier de l'pistmologue de celui de l'historien des sciences. L'historien des sciencesdoit prendre les ides comme des faits. L'pistmologue doit prendre les faits commedes ides, en les insrant dans un systme de penses. Un fait mal interprt par unepoque reste un fait pour l'historien. C'est, au gr de l'pistmologue, un obstacle, c'estune contre pens e.

    C'est surtout en approfondissant la notion d'obstacle pistmologique qu'on don nera sa pleine valeur spirituelle l'histoire de la pense scientifique. Trop souvent le

    souci d'objectivit qui amne l'historien des sciences rpertorier tous les textes ne vapas jusqu' mesurer les variations psychologiques dans l'interprtation d'un mmetexte. A une mme poque, sous un mme mot, il y a des concepts si diffrents ! Cequi nous trompe, c'est que le mme mot la fois dsigne et explique. La dsignationest la mme ; l'explication est diffrente. Par exemple, au tlphone correspondent desconcepts qui diffrent totalement pour l'abonn.. pour la tlphoniste, pour l'ingnieur,

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    18/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 18

    pour le mathmaticien proccup des quations diffrentielles du courant tlpho nique. L'pistmologue doit donc s'efforcer de. saisir les concepts scientifiques dansdes synthses psychologiques effectives, c'est dire dans des synth ses psycholo

    giques progressives, en tablissant, propos de chaque notion, une chelle de con cepts, en montrant comment un concept en a produit un autre, s'est li avec un autre.Alors il aura quelque chance de mesure rune efficacitpistmologique. Aussitt, lapense scientifique apparatra comme une difficult vaincue, comme un obstaclesurmont.

    Dans l'ducation, la notion d'obstacle pdagogique est galement mconnue. J'aisouvent t frapp du fait que les professeurs de sciences, plus encore que les autres sic'est possible, ne comprennent pas qu'on ne comprenne pas. Peu nombreux sont ceux

    qui ont creus la psychologie de l'erreur, de l'ignorance et de l'irrflexion. Le livre deM. Grard Varet est rest sans cho 1. Les professeurs de sciences imaginent quel'esprit commence comme une leon, qu'on peut toujours refaire une culture nonch alante en redoublant une classe, qu'on peut faire comprendre une dmonstration en larptant point pour point. Ils n'ont pas rflchi au fait que l'adolescent arrive dans laclasse de Physique avec des connaissances empiriques dj constitues : il s'agit alors,non pas d'acqurir une culture exprimentale, mais bien de changer de culture exprimentale, de renverser les obstacles dj amoncels par la vie quotidienne. Un seulexemple : l'quilibre des corps flottants fait l'objet d'une intuition familire qui est untissu d'erreurs. D'une manire plus ou moins nette, on attribue une activit au corpsqui flotte, mieux au corps qui nage. Si l'on essaie avec la main d'enfoncer un morceau

    de bois dans l'eau, il rsiste. On n'attribue pas facilement la rsistance l'eau. Il estds lors assez difficile de faire comprendre le principe d'Archimde dans son ton nante simplicit mathmatique si l'on n'a pas d'abord critiqu et dsorganis le com plexe impur des intuitions premires. En particulier sans cette psychanalyse deserreurs Initiales, on ne fera jamais comprendre que le corps qui merge et le corpscompltement immerg obissent la mme loi.

    Ainsi toute culture scientifique doit commencer, comme nous l'expliquerons lon

    guement, par une catharsis intellectuelle et affective. Reste ensuite la tche la plusdifficile : mettre la culture scientifique en tat de mobilisation permanente, remplacerle savoir ferm et statique par une connaissance ouverte et dynamique, dialectisertoutes les variables exprimentales, donner enfin la raison des raisons d'voluer.

    1 Grard VARET, Essai de Psychologie objective. L'Ignorance et l'Irrflexion, Paris, 1898.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    19/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 19

    Ces remarques pourraient d'ailleurs tre gnralises : elles sont plus visibles dansl'enseignement scientifique, mais elles trouvent place propos de tout effort ducatif.Au cours d'une carrire dj longue et diverse, je n'ai jamais vu un ducateur changer

    de mthode d'ducation. Un ducateur n'a pas le sens de l'chec prcisment parcequ'il se croit un matre. Qui enseigne commande. D'o une coule d'instincts. MM.von Monakow et Mourgue ont justement not cette difficult de rforme dans lesmthodes d'ducation en invoquant le poids des instincts chez les ducateurs 1. Il y ades individus auxquels tout conseil relatif aux erreurs d'ducation qu'ils commettentest absolument inutile parce que ces soi disant erreurs ne sont que l'expression d'un

    comportement instinctif. A vrai dire, MM. von Monakow et Mourgue visent des

    individus psychopathes mais la relation psychologique de matre lve est unerelation facilement pathogne, L'ducateur et l'duqu relvent d'une psychanalysespciale. En tout cas, l'examen des formes infrieures du psychisme ne doit pas trenglig si l'on veut caractriser tous les lments de l'nergie spirituelle et prparerune rgulation cognito affective indispensable au progr s de l'esprit scientifique.D'une manire plus prcise, dceler les obstacles pistmologiques, c'est contribuer fonder les rudiments d'une psychanalyse de la raison.

    III

    Mais le sens de ces remarques gnrales ressortira mieux quand nous auronstudi des obstacles pistmologiques trs particuliers et des difficults bien dfinies.Voici alors le plan que nous allons suivre dans cette tude :

    La premire exprience ou, pour parier plus exactement, l'observation premireest toujours un premier obstacle pour la culture scientifique. En effet, cette observa

    tion premire se prsente avec un luxe d'images ; elle est pittoresque, concrte,

    1 VON MONAKOV et MOURGUE... [Introduction biologique l'tude de la neurologie etde la psychopathologie, p. 89].

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    20/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 20

    naturelle, facile. Il n'y a qu' la dcrire et s'merveiller. On croit alors la comprendre.Nous commencerons notre enqute en caractrisant cet obstacle et en montrant qu'il ya rupture et non pas continuit entre l'observation et l'exprimentation.

    Immdiatement aprs avoir dcrit la sduction de l'observation particulire etcolore, nous montrerons le danger de suivre les gnralits de premier aspect, carcomme le dit si bien d'Alembert, on gnralise ses premires remarques, l'instantd'aprs qu'on ne remarquait rien. Nous verrons ainsi, l'esprit scientifique entrav sanaissance par deux obstacles en quelque manire opposs. Nous aurons doncl'occasion de saisir la pense empirique dans une oscillation pleine de saccades et detiraillements, finalement toute dsarticule. Mais cette dsarticulation rend possibledes mouvements utiles. De sorte que l'pistmologue est lui m me le jouet de valo risations contraires qu'on rsumerait assez bien dans les objections suivantes : Il estncessaire que la pense quitte l'empirisme immdiat. La pense empirique prenddonc un systme. Mais le premier systme est faux. Il est faux, mais il a du moinsl'utilit de dcrocher la pense en l'loignant de la connaissance sensible ; le premiersystme mobilise la pense. L'esprit constitu dans un systme peut alors retourner l'exprience avec des penses baroques mais agressives, questionneuses, avec unesorte d'ironie mtaphysique bien sensible chez les jeunes exprimentateurs, si srsd'eux m mes, si prts observer le rel en fonction de leur thorie. De l'observationau systme, on va ainsi des yeux bahis aux yeux ferms.

    Il est d'ailleurs trs remarquable que, d'une manire gnrale, les obstacles laculture scientifique se prsentent toujours par paires. C'est au point qu'on pourraitparler d'une loi psychologique de la bipolarit des erreurs. Ds qu'une difficult servle importante, on peut tre sr qu'en la tournant, on butera sur un obstacle oppos.Une telle rgularit dans la dialectique des erreurs ne peut venir naturellement dumonde objectif. A notre avis, elle provient de l'attitude polmique de la pense scien tifique devant la cit savante. Comme dans une activit scientifique, nous devonsinventer, nous devons prendre le phnomne d'un nouveau point de vue. Mais il nous

    faut lgitimer notre invention : nous pensons alors notre phnomne en critiquant lephnomne des autres. Peu peu, nous sommes amens raliser nos objections enobjets, transformer nos critiques en lois. Nous nous acharnons varier le phno mne dans le sens de notre opposition au savoir d'autrui. C'est naturellement surtoutdans une science jeune qu'on pourra reconnatre cette originalit de mauvais aloi quine fait que renforcer les obstacles contraires.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    21/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 21

    Quand nous aurons ainsi bord notre problme par l'examen de l'esprit concret etde l'esprit systmatique, nous en viendrons des obstacles un peu plus particuliers.Alors notre plan sera ncessairement flottant et nous n'viterons gure les redites car

    il est de la nature d'un obstacle pistmologique d'tre confus et polymorphe. Il estbien difficile aussi d'tablir une hirarchie de l'erreur et de suivre un ordre pourdcrire les dsordres de la pense. Nous exposerons donc en vrac notre muse d'hor reurs, laissant au lecteur le soin de passer les exemples fastidieux ds qu'il aura com pris le sens de nos thses. Nous examinerons successivement le danger de l'explica

    tion par l'unitde la nature, par l'utilitdes phnomnes naturels. Nous ferons un

    chapitre spcial pour marquer l'obstacle verbal, c'est dire la fausse explicationobtenue l'aide d'un mot explicatif, par cet trange renversement qui prtend dvelop per la pense en analysant un concept au lieu d'impliquer un concept particulier dansune synthse rationnelle.

    Assez naturellement l'obstacle verbal nous conduira examiner un des obstaclesles plus difficiles surmonter parce qu'il est soutenu par une philosophie facile. Nousvoulons parler du substantialisme, de l'explication monotone des proprits par lasubstance. Nous aurons alors montrer que le ralisme est, pour le Physicien et sansprjuger de sa valeur pour le Philosophe, une mtaphysique sans fcondit, puisqu'ilarrte la recherche au lieu de la provoquer.

    Nous terminerons cette premire partie de notre livre par l'examen d'un obstacletrs spcial que nous pourrons dlimiter trs prcisment et qui, en consquence,donnera une illustration aussi nette que possible de la notion d'obstacle pistmolo

    gique. Nous l'appellerons dans son titre complet : l'obstacle animiste dans les sciences

    physiques. Il a t presque entirement surmont par la Physique du XIXe sicle ;mais comme il est bien apparent au XVIIe et au XVIIIe sicles au point d'tre, d'aprsnous, un des traits caractristiques de l'esprit prscientifique, nous nous ferons unergle presque absolue de le caractriser en suivant les physiciens du XVIIe et duXVIIIe sicles. Cette limitation rendra peut tre la dmonstration plus pertinentepuisqu'on verra la puissance d'un obstacle dans le temps mme o il va tre surmont.

    Cet obstacle animiste n'a d'ailleurs que de lointains rapports avec la mentalit animis te que tous les ethnologues ont longuement examine. Nous donnerons une grandeextension ce chapitre prcisment parce qu'on pourrait croire qu'il n'y a l qu'un traitparticulier et pauvre.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    22/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 22

    Avec l'ide de substance et avec l'ide de vie, conues l'une et l'autre sur le mode

    ingnu, s'introduisent dans les sciences physiques d'innombrables valorisations quiviennent faire tort aux vritables valeurs de la pense scientifique. Nous proposerons

    donc des psychanalyses spciales pour dbarrasser l'esprit scientifiques de ces faussesvaleurs.

    Aprs les obstacles que doit surmonter la connaissance empirique, nous en vien drons, dans l'avant dernier chapitre, montrer les difficults de l'information gomtrique et mathmatique, les difficults de fonder une Physique mathmatique sus ceptible de provoquer des dcouvertes. L encore, nous amasserons des exemples prisdans les systmes maladroits, dans les gomtrisations malheureuses. On verracomment la fausse rigueur bloque la pense, comment un premier systme mathma tique empche parfois la comprhension d'un systme nouveau. Nous nous borneronsd'ailleurs des remarques assez lmentaires pour laisser notre livre son aspectfacile. D'ailleurs pour achever notre tche dans cette direction, il nous faudrait tudier,du mme point de vue critique, la formation de l'esprit mathmatique. Nous avonsrserv cette tche pour un autre ouvrage. A notre avis, cette division est possibleparce que la croissance de l'esprit mathmatique est bien diffrente de la croissance del'esprit scientifique dans son effort pour comprendre les phnomnes physiques. Enfait, l'histoire des mathmatiques est une merveille de rgularit. Elle connat despriodes d'arrt. Elle ne connat pas des priodes d'erreurs. Aucune des thses quenous soutenons dans ce livre ne vise donc la connaissance mathmatique. Elles netraitent que de la connaissance du monde objectif.

    C'est cette connaissance de l'objet que, dans notre dernier chapitre, nous examine

    rons dans toute sa gnralit, en signalant tout ce qui peut en troubler la puret, toutce qui peut en diminuer la valeur ducative. Nous croyons travailler ainsi la mora lisation de la science, car nous sommes intimement convaincu que l'homme qui suit

    les lois du monde obit dj un grand destin.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    23/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 23

    CHAPITRE II

    Le premier obstacle :

    l'exprience premire.

    I

    Retour la table des matires

    Dans la formation d'un esprit scientifique, le premier obstacle, c'est l'expriencepremire, c'est l'exprience place avant et au dessus de la critique qui, elle, est n ces

    sairement un lment intgrant de l'esprit scientifique. Puisque la critique n'a pasopr explicitement, l'exprience premire ne peut, en aucun cas, tre un appui sr.Nous donnerons de nombreuses preuves de la fragilit des connaissances premires,mais nous tenons tout de suite nous opposer nettement cette philosophie facile quis'appuie sur un sensualisme plus ou moins franc, plus ou moins romanc, et qui

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    24/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 24

    prtend recevoir directement ses leons d'un donn clair, net, sr, constant, toujoursoffert un esprit toujours ouvert.

    Voici alors la thse philosophique que nous allons soutenir l'esprit scientifiquedoit se former contre la Nature, contre ce qui est, en nous et hors du nous, l'impulsion

    et l'instruction de la Nature, contre l'entranement naturel, contre le fait color etdivers. L'esprit scientifique doit se former en se rformant. Il ne peut s'instruire devantla Nature qu'en purifiant les substances naturelles et qu'en ordonnant les phnomnesbrouills. La Psychologie elle m me deviendrait scientifique si elle devenaitdiscursive comme la Physique, si elle se rendait compte qu'en nous m mes, commehors de nous m mes, nous comprenons la Nature en lui rsistant. A notre point devue, la seule intuition lgitime en Psychologie est l'intuition d'une inhibition. Mais cen'est pas le lieu de dvelopper cette psychologie essentiellement ractionnelle. Nousvoulons simplement faire remarquer que la psychologie de l'esprit scientifique que

    nous exposons ici correspond un type de psychologie qu'on pourrait gnraliser.

    Il est assez difficile de saisir de prime abord le sens de cette thse, car l'ducationscientifique lmentaire a, de nos jours, gliss entre la nature et l'observateur un livreassez correct, assez corrig. Les livres de Physique, patiemment recopis les uns surles autres depuis un demi si cle, fournissent nos enfants une science bien socialise,bien immobilise et qui, grce la permanence trs curieuse du programme desconcours universitaires, arrive passer pour naturelle ; mais elle ne l'est point ; elle nel'est plus. Ce n'est plus la science de la rue et des champs. C'est une science laboredans un mauvais laboratoire mais qui porte quand mme l'heureux signe du labora toire. Parfois c'est le secteur de la ville qui fournit le courant lectrique et qui vientapporter ainsi les phnomnes de cette antiphysis o Berthelot reconnaissait la mar que des temps nouveaux (Cinquantenaire scientifique, p. 77); les expriences et leslivres sont donc maintenant en quelque partie dtachs des observations premires.

    Il n'en allait pas de mme durant la priode prscientifique, au XVIIIe sicle.Alors le livre de sciences pouvait tre un bon ou un mauvais livre. Il n'tait pas

    contrl par un enseignement officiel. Quand il portait la marque d'un contrle, c'taitsouvent celui d'une de ces Acadmies de province recrutes parmi les esprits les plusbrouillons et les plus mondains. Alors le livre parlait de la nature, il s'intressait lavie quotidienne. C'tait un livre de vulgarisation pour la connaissance vulgaire, sansl'arrire plan spirituel qui fait parfois de nos livres de vulgarisation des livres de hautetenue. Auteur et lecteur pensaient au mme niveau. La culture scientifique taitcomme crase par la masse et la varit des livres secondaires, beaucoup plus

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    25/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 25

    nombreux que les livres de valeur. Il est au contraire trs frappant qu' notre poqueles livres de vulgarisation scientifique soient des livres relativement rares.

    Ouvrez un livre de l'enseignement scientifique moderne : la science y est prsen te en rapport avec une thorie d'ensemble. Le caractre organique y est si videntqu'il serait bien difficile de sauter des chapitres. A peine les premires pages sont elles franchies, qu'on ne laisse plus parler le sens commun ; jamais non plus on

    n'coute les questions du lecteur. Ami lecteur y serait assez volontiers remplac par unavertissement svre : fais attention, lve ! Le livre pose ses propres questions. Lelivre commande.

    Ouvrez un livre scientifique du XVIIIe sicle, vous vous rendrez compte qu'il estenracin dans la vie quotidienne. L'auteur converse avec son lecteur comme unconfrencier de salon. Il pouse les intrts et les soucis naturels. Par exemple, s'agit il de trouver la cause du Tonnerre ? On en viendra parler au lecteur de la crainte duTonnerre, on tentera de lui montrer que cette crainte est vaine, on prouvera le besoinde lui rpter la vieille remarque : quand le tonnerre clate, le danger est pass,puisque l'clair seul peut tuer. Ainsi le livre de l'abb Poncelet 1 porte la premirepage de l'Avertissement : En crivant sur le Tonnerre, mon intention principale, atoujours t de modrer, s'il tait possible, les impressions incommodes que cemtore a coutume de faire sur une infinit de Personnes de tout ge, de tout sexe, detoute condition. Combien n'en ai je pas vu passer les jours dans des agitations

    violentes, et les nuits dans des inquitudes mortelles ? L'abb Poncelet consacre toutun chapitre, qui se trouve tre le plus long du livre (p. 133 155) des Rflexions surla frayeur que cause le tonnerre. Il distingue quatre types de craintes qu'il analyse dans

    le dtail. Un lecteur quelconque a donc quelques chances de trouver dans le livre leslments de son diagnostic. Ce diagnostic tait utile, car l'hostilit de la natureparaissait alors en quelque manire plus directe. Nos causes d'anxit dominantes sontactuellement des causes humaines. C'est de l'homme aujourd'hui que l'homme peut

    recevoir ses plus grandes souffrances. Les phnomnes naturels sont dsarms parce

    qu'ils sont expliqus. Pour faire saisir la diffrence des esprits un sicle et demid'intervalle, demandons nous si la page suivante prise dans le Werther de Goethe

    correspond encore une ralit psychologique : Avant la fin de la danse, les clairs,que nous voyions depuis longtemps briller l'horizon, mais que j'avais jusque l fait

    1 Abb PONCELET, La Nature dans la formation du Tonnerre et la reproduction des tresvivants 1769.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    26/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 26

    passer pour des clairs de chaleur, augmentrent considrablement ; et le bruit dutonnerre couvrit la musique. Trois dames sortirent prcipitamment des rangs, leurscavaliers les suivirent, le dsordre devint gnral, et les musiciens se turent... C'est

    ces causes que j'attribue les grimaces tranges auxquelles je vis se livrer plusieurs deces dames. La plus raisonnable s'assit dans un coin, tournant le dos la fentre et sebouchant les oreilles. Une autre, agenouille devant la premire, se cachait la tte surles genoux de celle ci. Une troisi me s'tait glisse entre ses deux surs, qu'elleembrassait en versant des torrents de larmes. Quelques unes voulaient retourner chez

    elles ; d'autres, encore plus gares, n'avaient mme pas assez de prsence d'espritpour se dfendre contre la tmrit de quelques jeunes audacieux, qui semblaient fortaffairs recueillir sur les lvres de ces belles affliges les prires que, dans leurfrayeur, elles adressaient au ciel... Je crois qu'il semblerait impossible d'inclure un

    tel rcit dans un roman contemporain. Tant de purilit accumule paratrait irrelle.De nos jours, la peur du tonnerre est domine. Elle n'agit gure que dans la solitude.Elle ne peut troubler une socit car, socialement, la doctrine du tonnerre est

    entirement rationalise ; les vsanies individuelles ne sont plus que des singularitsqui se cachent. On rirait de l'htesse de Goethe qui ferme les volets et tire les rideauxpour protger un bal.

    Le rang social des lecteurs entrane parfois un ton particulier au livre prscien tifique. L'astronomie pour les gens du monde doit incorporer les plaisanteries des

    grands. Un rudit d'une trs grande patience, Claude Comiers, commence en ces ter mes son ouvrage sur les Comtes, ouvrage souvent cit au cours du sicle : Puisqu'la Cour, on a agit avec chaleur, si Comte tait mle ou femelle, et qu'un desmarchaux de France pour terminer le diffrent des Doctes, a prononc, qu'il taitbesoin de lever la queue cette toile, pour reconnatre s'il la faut traiter de la, ou de

    le...1 Un savant moderne ne citerait sans doute pas l'opinion d'un marchal deFrance. Il ne continuerait pas, sans fin,* des plaisanteries sur la queue ou la barbe des

    Comtes : Comme la queue, suivant le proverbe, est toujours le plus difficile de labte corcher, celle des Comtes a toujours donn autant de peine expliquer que lenud Gordien dfaire .

    Au XVIIe sicle, les ddicaces des livres scientifiques sont, s'il est possible, d'uneflatterie plus pesante que celles des livres littraires. En tout cas, elles choquentdavantage un esprit scientifique moderne indiffrent aux autorits politiques. Don

    1 Claude COMIERS, La Nature et prsage des Comtes. Ouvrage mathmatique, physique,chimique et historique, enrichi des prophties des derniers sicles, et de la fabrique des grandeslunettes, Lyon, 1665. [pp. 7 74.]

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    27/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 27

    nons un exemple de ces ddicaces inconcevables. Le sieur de La Chambre ddiRichelieu son livre sur la Digestion : Quoi qu'il en soit Monseigneur c'est une chose

    bien certaine que je vous dois les Connaissances que j'ai eues en cette matire (sur

    l'estomac). Et en voici tout de suite la preuve : Si je n'eusse vu ce que vous avez faitde la France, je ne me fusse jamais imagin qu'il y et en dans nos corps un esprit quipt amollir les choses dures, adoucir les amres, et unir les dissemblables, qui ptenfin faire Couler la vigueur et la force en toutes les parties, et leur dispenser si

    justement tout ce qui leur est ncessaire . Ainsi l'estomac est une sorte de Richelieu,le premier ministre du corps humain.

    Souvent il y a change de vues entre l'auteur et ses lecteurs, entre les curieux et les

    savants. Par exemple, on a publi en 1787 toute une correspondance sous le titresuivant : Expriences faites sur les proprits des lzards tant en chair qu'enliqueurs, dans le traitement des maladies vnriennes et dartreuses . Un voyageurretir Pontarlier a vu bien des ngres de la Louisiane se gurir du mal vnrien enmangeant des anolis . Il prne cette cure. Le rgime de trois lzards par jour amnedes rsultats merveilleux qui sont signals Vicq d'Azyr. Dans plusieurs lettres Vicqd'Azyr remercie son correspondant.

    La masse d'rudition que devait charrier un livre scientifique au XVIIIe sicle faitobstacle au caractre organique du livre. Un seul exemple suffira pour marquer ce traitbien connu. L Baron de Marivetz et Goussier, ayant traiter du feu dans leur clbre

    Physique du Monde (Paris, 1780) se font un devoir et une gloire d'examiner 46

    thories diffrentes avant d'en proposer une bonne, la leur. La rduction de l'ruditionpeut, juste titre, passer pour la marque d'un bon livre scientifique moderne. Elle peutdonner une mesure de la diffrence psychologique des poques savantes. Les auteursdu XVIIe et du XVIIIe sicles citent davantage Pline que nous m mes nous ne citonsces auteurs. La distance est moins grande de Pline Bacon que de Bacon aux savantscontemporains. L'esprit scientifique suit une progression gomtrique et non pas uneprogression arithmtique.

    La science moderne, dans son enseignement rgulier, s'carte de toute rfrence l'rudition. Et mme elle ne fait place que de mauvais gr l'histoire des Ides scien tifiques. Des organismes sociaux comme les Bibliothques universitaires, qui accueil lent sans grande critique des ouvrages littraires ou historiques de maigre valeur,cartent les livres scientifiques du type hermtique ou platement utilitaire. J'ai cherchvainement des livres de cuisine la Bibliothque de Dijon. Au contraire les arts du

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    28/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 28

    distillateur, du parfumeur, du cuisinier donnaient lieu au XVIIIe sicle des ouvragesnombreux soigneusement conservs dans les Bibliothques publiques.

    La cit savante contemporaine est si homogne et si bien garde que les uvresd'alins ou d'esprits drangs trouvent difficilement un diteur. Il n'en allait pas de

    mme il y a cent cinquante ans., J'ai sous les yeux un livre intitul : LeMicroscope

    moderne, pour dbrouiller la nature par le filtre d'un nouvel alambic chymique. L'auteur en est Charles Rabiqueau, avocat en Parlement, ingnieur opticien du Roi. Lelivre a t publi Paris en 1781. On y voit l'Univers entour des flammes infernalesqui produisent les distillations. Le soleil est au centre, il a seulement cinq lieues de

    diamtre. La Lune n'est point un corps, mais un simple reflet du feu solaire dans lavote arienne. L'opticien du Roi a ainsi gnralis l'exprience ralise par unmiroir concave. Les toiles ne sont que le brisement glapissant de nos rayons visuelssur diffrentes bulles ariennes. On reconnat l une accentuation symptomatique de

    la puissance du regard. C'est le type d'une exprience subjective prdominante qu'ilfaudrait rectifier pour atteindre au concept de l'toile objective, de l'toile indiffrenteau regard qui la contemple. Plusieurs fois, j'ai pu observer, l'Asile, des malades quidfiaient du regard le Soleil comme le fait Rabiqueau. Leurs vsanies trouveraientdifficilement un diteur. Elles ne trouveraient pas un abb de la Chapelle qui, aprsavoir lu par ordre du Chancelier une lucubration comme celle l , la jugerait en cestermes, en lui donnant l'estampille officielle : on avait toujours pens que les objetsvenaient en quelque sorte trouver les yeux ; M. Rabiqueau renverse la perspective,

    c'est la facult de voir qui va trouver l'objet... l'ouvrage de M. Rgbiqueau annonce uneMtaphysique corrige, des prjugs vaincus et des murs plus pures, qui mettentle comble son travail 1.

    Ces remarques gnrales sur les livres de premire instruction suffisent peut trepour indiquer la diffrence du premier contact avec la pense scientifique dans lesdeux priodes que nous voulons caractriser. Si l'on nous accusait d'utiliser bien desmauvais auteurs et d'oublier les bons, nous rpondrions que les bons auteurs ne sontpas ncessairement ceux qui ont du succs et puisqu'il nous faut tudier comment

    l'esprit scientifique prend naissance sous la forme libre et quasi anarchique en toutcas non scolarise comme ce fut le cas au XVIIIe si cle, nous sommes bien oblig

    de considrer toute la fausse science qui crase la vraie, toute la fausse science contre

    1 Charles RABIQUEAU, Le microscope moderne pour dbrouiller la nature par le filtred'un nouvel alambic chymique, o l'on voit un nouveau mchanisme physique universel, Paris,1781, p. 228.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    29/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 29

    laquelle prcisment, le vritable esprit scientifique doit se constituer. En rsum, la

    pense prscientifique est dans le sicle . Elle n'est pas rgulire comme la pensescientifique instruite dans les laboratoires officiels et codifie dans des livres scolai

    res. Nous allons voir s'imposer la mme conclusion d'un point de vue lgrementdiffrent.

    II

    M. Mornet a en effet bien montr, dans un livre alerte, le caractre mondain de lascience du XVIIIe sicle. Si nous revenons sur la question, c'est simplement pour

    ajouter quelques nuances relatives l'intrt, en quelque manire puril, que, soulvent alors les sciences exprimentales, et pour proposer une interprtation particulirede cet intrt. Notre thse cet gard est la suivante : En donnant une satisfactionimmdiate la curiosit, en multipliant les occasions de la curiosit, loin de favoriserla culture scientifique, on l'entrave. On remplace la connaissance par l'admiration, les

    ides par les images.

    En essayant de revivre la psychologie des observateurs amuss, nous allons voir

    s'installer une re de facilit qui enlvera la pense scientifique le sens du problme,donc le nerf du progrs. Nous prendrons de nombreux exemples dans la sciencelectrique et nous verrons combien furent tardives et exceptionnelles les tentatives degomtrisation dans les doctrines de l'lectricit statique puisqu'il faut attendre la

    science ennuyeuse de Coulomb pour trouver les premires lois scientifiques del'lectricit. En d'autres termes, en lisant les nombreux livres consacrs la sciencelectrique au XVIIIe sicle, le lecteur moderne se rendra compte, selon nous, de ladifficult qu'on a eue abandonner le pittoresque de l'observation premire, dcolo rer le phnomne lectrique, dbarrasser l'exprience de ses traits parasites, de sesaspects irrguliers. Il apparatra alors nettement que la premire emprise empirique ne

    donne mme pas le juste dessin des phnomnes, mme pas une description bienordonne, bien hirarchique des phnomnes.

    Le mystre de l'lectricit une fois agr et il est toujours tr s vite fait d'agrer unmystre comme tel l' lectricit donnait lieu une science facile, toute proche de

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    30/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 30

    l'Histoire naturelle, loigne des calculs et des thormes qui, depuis les Huyghens,les Newton, envahissaient peu peu la mcanique, l'optique, l'astronomie. Priestleycrit encore dans un livre traduit en 1771, Les expriences lectriques sont les plus

    claires et les plus agrables de toutes celles qu'offre la Physique. Ainsi ces doctrinesprimitives, qui touchaient des phnomnes si complexes, se prsentaient comme desdoctrines faciles, condition indispensable pour qu'elles soient amusantes, pour qu'elles

    intressent un public mondain. Ou encore, pour parler en philosophe, ces doctrines se

    prsentaient avec la marque d'un empirisme vident et foncier. Il est si doux laparesse intellectuelle d'tre cantonne dans l'empirisme, d'appeler un fait un fait etd'interdire la recherche d'une loi ! Actuellement encore tous les mauvais lves de laclasse de Physique comprennent. les formules empiriques. Ils croient facilement

    que toutes les formules, mme celles qui dcoulent d'une thorie fortement organise,sont des formules empiriques. Ils imaginent qu'une formule n'est qu'un ensemble de

    nombres en attente qu'il suffit d'appliquer chaque cas particulier. Au surpluscombien l'empirisme de la premire lectricit est sduisant ! C'est un empirisme non

    seulement vident, c'est un empirisme color. Il n'y a pas le comprendre, il fautseulement le voir. Pour les phnomnes lectriques, le livre du Monde est un livred'images. Il faut le feuilleter sans essayer de prparer sa surprise. Dans ce domaine ilparat si sr qu'on n'aurait jamais pu prvoir ce que l'on voit ! Priestley dit justement : Quiconque aurait t conduit ( prdire la commotion lectrique) par quelqueraisonnement, aurait t regard comme un trs grand gnie. Mais les dcouverteslectriques sont tellement dues au hasard, que c'est moins l'effet du gnie que lesforces de la Nature, qui excitent. l'admiration que nous leur accordons ; sans doute,

    c'est une ide fixe chez Priestley que de rapporter toutes les dcouvertes scientifiquesau hasard. Mme lorsqu'il s'agit de ses dcouvertes personnelles, patiemment poursui vies avec une science de l'exprimentation chimique trs remarquable, Priestley sedonne l'lgance d'effacer les liaisons thoriques qui l'ont conduit monter desexpriences fcondes. Il a une telle volont de philosophie empirique que la pensen'est plus gure qu'une sorte de cause occasionnelle de l'exprience. A entendrePriestley, le hasard a tout fait. Pour lui, chance prime raison. Soyons donc tout au

    spectacle. Ne nous occupons pas du Physicien qui n'est qu'un metteur en scne. Il n'en

    va plus de mme de nos jours o l'astuce de l'exprimentateur, le trait de gnie duthoricien soulvent l'admiration. Et pour bien montrer que l'origine du phnomneprovoqu est humaine, c'est le nom de l'exprimentateur qui est attach sans doute

    pour l'ternit l'effetqu'il a construit. C'est le cas pour l'effet Zeeman, l'effet Stark,l'effet Raman, l'effet Compton, ou encore pour l'effet Cabannes Daure qui pourrait

    servir d'exemple d'un effeten quelque manire social, produit par la collaboration des

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    31/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 31

    esprits.

    La pense prscientifique ne s'acharne pas l'tude d'un phnomne bien circons

    crit. Elle cherche non pas la variation, mais la varit. Et c'est l un trait particu lirement caractristique : la recherche de la varit entrane l'esprit d'un objet unautre, sans mthode ; l'esprit ne vise alors que l'extension des concepts ; la recherchede la variation s'attache un phnomne particulier, elle essaie d'en objectiver toutes,les variables, d'prouver la sensibilit des variables. Elle enrichit la comprhension duconcept et prpare la mathmatisation de l'exprience. Mais voyons l'esprit prscien tifique en qute de varit. Il suffit de parcourir les premiers livres sur l'lectricitpour tre frapp du caractre htroclite des objets o l'on recherche les propritslectriques. Non pas qu'on fasse de l'lectricit une proprit gnrale : d'une manireparadoxale, on la tient la fois pour une proprit exceptionnelle mais attache auxsubstances les plus diverses. Au premier rang naturellement les pierres pr cieuses ;puis le soufre, les rsidus de calcination et de distillation, les blemnites, les fumes,la flamme. On cherche mettre en liaison la propritlectrique et les proprits de

    premier aspect. Ayant fait le catalogue des substances susceptibles d'tre lectrises,Boulanger en tire la conclusion que les substances les plus cassantes et les plus

    transparentes sont. toujours les plus lectriques 1 . On donne toujours une grande

    attention ce qui est naturel. L'lectricit tant un principe naturel, on espra uninstant avoir l un moyen pour distinguer les diamants vrais des diamants faux.L'esprit prscientifique veut toujours que le produit naturel soit plus riche que leproduit factice.

    A cette construction scientifique tout entire en juxtaposition, chacun peutapporter sa pierre. L'histoire est l pour nous montrer l'engouement pour l'lectricit.

    Tout le monde s'y intresse, mme le Roi. Dans une exprience de gala2l'abb Nollet donna la commotion en prsence du Roi, cent quatre vingts de ses gardes ; et dansle couvent des Chartreux de Paris, toute la communaut forma une ligne de 900toises, au moyen d'un fil de fer entre chaque personne... et toute la compagnie,

    lorsqu'on dchargea la bouteille, fit un tressaillement subit dans le mme, instant, et

    tous sentirent le coup galement . L'exprience, cette fois, reoit son nom du publiequi la contemple si plusieurs personnes en cercle reoivent le choc, on appellel'exprience, les. Conjurs (p. 184). Quand on en vint volatiliser des diamants, lefait parut tonnant et mme dramatique pour les personnes de qualit. Macquer fit

    1 PRIESTLEY, Histoire de l'lectricit, trad., 3 vol., 1771, tome I, p. 231.2 Loc. cit., tome I, p. 181.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    32/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 32

    l'exprience devant 17 personnes. Quand Darcet et Rouelle la reprirent, 150 personnesy assistrent (Encyclopdie, Art. Diamant).

    La bouteille de Leyde fut l'occasion d'un vritable merveillement1

    Ds lamme anne o elle fut dcouverte, il y eut nombre de personnes, dans presque tousles pays de l'Europe, qui gagnrent leur vie aller de tous cts pour la montrer. Levulgaire de tout ge, de tout sexe, et de tous rangs considrait ce prodige de la nature,avec surprise et tonnement2 Un Empereur pourrait se contenter, pour revenu, dessommes qui ont t donnes en schellings et cri menue monnaie pour voir fairel'exprience de Leyde. Au cours du dveloppement scientifique, on verra sans douteune utilisation foraine de quelques dcouvertes. Mais cette utilisation est maintenantinsignifiante. Les dmonstrateurs de rayons X qui, il y a trente ans, se prsentaientaux directeurs d'cole pour offrir un peu de nouveaut dans l'enseignement ne fai saient certes pas d'impriales fortunes. Ils paraissent avoir compltement disparu denos jours. Un abme spare dsormais, du moins dans les sciences physiques, lecharlatan et le savant.

    Au XVIIIe sicle, la science intresse tout homme cultiv. On croit d'instinctqu'un cabinet d'histoire naturelle et un laboratoire se montent comme une bibliothque, au gr des occasions ; on a confiance : on attend que les hasards de la trouvailleindividuelle se coordonnent d'eux m mes. La Nature n'est elle pas coh rente ethomogne ? Un auteur anonyme, vraisemblablement l'abb de Mangin, prsente sonHistoire gnrale et particulire de l'lectricit avec ce sous titre bien symptomatique : Ou ce qu'en ont dit de curieux et d'amusant, d'utile et d'intressant, de rjouissant etde badin, quelques physiciens de l'Europe . Il souligne l'intrt tout mondain de sonouvrage, car si l'on tudie ses thories, on pourra dire quelque chose de net et deprcis sur les diffrentes contestations qui s'lvent tous les jours dans le monde, et ausujet desquelles les Dames mmes sont les premires proposer des questions... Telcavalier qui jadis un filet de voix et une belle taille et pu suffire pour se faire unnom dans les cercles, est oblig l'heure qu'il est de savoir au moins un peu sonRaumur, son Newton, son Descartes 3 .

    1 Loc. cit., tome I, p. 156.2 Loc. cit., tome III, p. 122.3 Sans nom d'auteur, Histoire gnrale et particulire de l'lectricit, 3 parties, Paris, 1752,

    2e partie, pp. 2 et 3.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    33/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 33

    Dans son Tableau annuel des progrs de la Physique, de l'Histoire naturelle et desArts, anne 1772, Dubois dit propos de l'lectricit (p. 154... 170). Chaque Physi cien rpta les expriences, chacun voulut s'tonner soi m me... M. le Marquis de X.,

    a, vous le savez, un trs joli cabinet de Physique, mais l'lectricit est sa folle, et si lepaganisme rgnait encore, il lverait sans doute des autels lectriques. Il connaissaitmon got, et n'ignorait pas que j'tais aussi travaill d'Electromanie. Il m'invita donc un souper o devaient se trouver, disait il, les gros bonnets de l'ordre des lectrisantset lectrisantes. On voudrait connatre cette lectricit parle qui rvlerait sansdoute plus de choses sur la psychologie de l'poque que sur sa science.

    Nous avons des renseignements plus dtaills sur le dner lectrique de Franklin(voir Letters, p. 35), Priestley le raconte en ces termes 1. En 1748, Franklin et ses amis

    turent un dindon par la commotion lectrique, le firent rtir avec un tournebrochelectrique, devant un feu allum par la bouteille lectrique ensuite ils burent lasant de tous les lectriciens clbres d'Angleterre, de Hollande, de France et d'Alle magne, dans des verres lectriss, et au bruit d'une dcharge d'une batterie lectrique. L'abb de Mangin raconte, comme tant d'autres, ce prestigieux dner. il ajoute (1repartie, p. 185) : Je pense que si M. Franklin faisait jamais un voyage Paris, il netarderait pas couronner son magnifique repas par de bon caf, bien et fortement'lectris . En 1936, un ministre inaugure un village lectrifi. Lui aussi, il absorbeun dner lectrique et ne s'en trouve pas plus mal. La presse relate le fait en bonnepage, pleines colonnes, faisant ainsi la preuve que les intrts purils sont de tous lestemps.

    On sent du rest que cette science disperse sur toute une socit cultive neconstitue pas vraiment une cit savante. Le laboratoire de Mme la Marquise du Chte let Cirey sur Blaise, vant dans des lettres si nombreuses, n'a absolument rien decommun, ni de prs ni de loin, avec le laboratoire moderne o travaille toute unecole sur un programme de recherches prcis, tels que les laboratoires de Liebig ou

    d'Ostwald, le laboratoire du froid de Kammerling Onnes, on le laboratoire de laRadioactivit de Mme Curie. Le thtre de Cirey sur Blaise est un th tre ; le labora toire de Cirey sur Blaise n'est pas un laboratoire. Rien ne lui donne coh rence, ni lematre, ni l'exprience. Il n'a pas d'autre cohsion que le bon gte et la bonne tablevoisine. C'est un prtexte conversation pour la veille ou le salon.

    1 PRIESTLEY, loc. cit., tome III, p. 167.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    34/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 34

    D'une manire plus gnrale, la science au XVIIIe sicle n'est pas une vie, pas

    mme un mtier. A la fin du sicle, Condorcet oppose encore ce propos les occupa tions du jurisconsulte et celles du mathmaticien. Les premires nourrissent leurhomme et reoivent ainsi une conscration qui manque aux secondes. D'un autre ct,la ligne scolaire est, pour les mathmatiques, une ligne d'accs bien chelonne quipermet au moins de distinguer entre lve et matre, de donner l'lve l'impressionde la tche ingrate et longue qu'il a fournir. Il suffit de lire les lettres de Mme duChtelet pour avoir mille occasions de sourire de ses prtentions la culture mathmatique. A Maupertuis, elle pose, en faisant des grces, des questions qu'un jeunelve de quatrime rsout de nos jours sans difficult. Ces mathmatiques minaudesvont tout l'inverse d'une saine formation scientifique.

    III

    Un tel publie reste frivole dans le moment mme o il croit se livrer des

    occupations srieuses. Il faut l'attacher en illustrant le phnomne. Loin d'aller

    l'essentiel, on augmente le pittoresque : on plante des fils dans la boule de moelle de

    sureau pour obtenir une araigne lectrique. C'est dans un mouvement pistmo logique inverse, en retournant vers l'abstrait, en arrachant les pattes de l'araigne lec trique, que Coulomb trouvera les lois fondamentales de l'lectrostatique.

    Cette imagerie de la science naissante amuse les meilleurs esprits. C'est par

    centaines de pages que Volta dcrit ses correspondants les merveilles de son pistoletlectrique. Le nom complexe qu'il lui donne est, lui seul, un signe bien clair dubesoin de surcharger le phnomne essentiel. Il l'appelle souvent : le pistolet

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    35/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 35

    lectrico phlogo pneumatique . Dans des lettres au marquis Fran ois Castelli, ilinsiste en ces termes sur la nouveaut de son exprience : S'il est curieux de voircharger un pistolet de verre en y versant et reversant des grains de millet, et de le 'voir

    tirer sans mche, sans batterie, sans poudre et seulement en levant un petit plateau, ill'est encore plus, et l'tonnement se mle alors l'amusement, de voir une seule tin celle lectrique faire d'un seul coup la dcharge d'une suite de pistolets qui commu niquent les uns aux autres 1 .

    Pour intresser, on cherche systmatiquement l'tonnement. On amasse les contra dictions empiriques. Un type de belle exprience, style XVIIIe sicle, est celle deGordon qui mit le feu des liqueurs spiritueuses, par le moyen d'un jet d'eau

    (Philo. Trans., Abridged, vol. 10, p. 276). De mme le Dr Watson, dit Priestley 2

    alluma de l'esprit de vin... par le moyen d'une goutte d'eau froide, paissie par unmucilage fait de graine d'herbe aux puces, et mme par le moyen de la glace .

    Par de telles contradictions empiriques du feu allum par l'eau froide ou la glace,on croit dceler le caractre mystrieux de la Nature. Pas un livre, au XVIIIe sicle,qui ne se croit oblig de faire trembler la raison devant ce mystrieux abme del'inconnaissable, qui ne joue avec le vertige qui nous prend devant les profondeurs de

    l'inconnu ! C'est l'attrait premier qui doit nous fasciner. Avec le naturel et l'utile de

    l'histoire, dit l'abb de Mangin, l'lectricit parat rassembler en elle tous les agrments de la fable, du conte, de la ferie, du roman, du comique ou du tragique. Pourexpliquer l'origine de l'intrt prodigieux que l'lectricit a tout de suite rencontr,Priestley crit 3 Ici nous voyons le cours de la Nature, en apparence, entirementrenvers dans ses lois fondamentales, et par des causes qui paraissent les plus lgres.Et non seulement les plus grands effets sont produits par des causes qui paraissent peu

    considrables, mais encore par celles avec lesquelles ils semblent n'avoir aucuneliaison. Ici, contre les principes de la gravitation, on voit des corps attirs, repoussset tenus suspendus par d'autres, que l'on voit n'avoir acquis cette puissance que par un

    trs lger frottement tandis qu'un autre corps par le mme frottement, produit deseffets tout opposs. Ici l'on voit un morceau de mtal froid, ou mme l'eau ou la glace

    lancer de fortes tincelles de feu, au point d'allumer plusieurs substances inflamma bles... Cette dernire observation prouve bien l'inertie de l'intuition substantialisteque nous tudierons par la suite. Elle la dsigne assez clairement comme un obstacle

    1 Lettres d'Alexandre VOLTA sur l'air inflammable des marais, trad. Osorbier, 1778, p. 168.2 PRIESTLEY, loc. cit., tome I, p. 142.3 PRIESTLEY, loc. cit., tome III, p. 123.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    36/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 36

    la comprhension d'un phnomne nouveau : quelle stupeur, en effet, de voir la glacequi ne contient pas de feu dans sa substance, lancer quand mme des tincelles !Retenons donc cet exemple o la surcharge concrte vient masquer la forme correcte,

    la forme abstraite du phnomne.

    Une fois partie pour le rgne des images contradictoires, la rverie condensefacilement les merveilles. Elle fait converger les possibilits les plus inattendues.Quand on eut utilis l'amiante incombustible pour faire des mches de lampes inusa bles, on espra trouver des lampes ternelles . Il suffisait pour cela, pensait on,d'isoler l'huile d'amiante qui ne se consumerait sans doute pas davantage que la mched'amiante. On trouverait de nombreux exemples de convergences aussi rapides et aussi

    inconsistantes l'origine de certains projets d'adolescents. Les anticipationsscientifiques, si en faveur prs d'un publie littraire qui croit y trouver des oeuvres devulgarisation positive, procdent suivant les mmes artifices, en juxtaposant despossibilits plus ou moins disparates. Tous ces mondes augments ou diminus parsimple variation d'chelle s'attachent, comme le dit Rgis Messac dans sa jolie tudesur Micromgas 1 des lieux communs qui, pourtant, correspondent des pentes sinaturelles de l'esprit humain qu'il sera permis de les ressasser plaisir, et qu'on pourratoujours les rpter avec succs un publie complaisant, pour peu que l'on y mettequelque habilet, ou que l'on apporte une apparence de nouveaut dans la prsentation. Ces anticipations, ces voyages dans la Lune, ces fabrications d gants et demonstres sont, pour l'esprit scientifique, de vritables rgressions infantiles. Ellesamusent quelquefois, mais elles n'instruisent jamais.

    Parfois on peut voir l'explication se fonder tout entire sur les traits parasites misen surcharge. Ainsi se prparent de vritables aberrations. Le pittoresque de l'imageentrane l'adhsion une hypothse non vrifie. Par exemple, le mlange de limaillede fer et de fleur de soufre est recouvert de terre sur laquelle on plante du gazon :

    alors vraiment il saute aux yeux qu'on a affaire un volcan ! Sans cette garniture, sanscette vgtation, l'imagination serait, semble t il, d route. La voil guide ; ellen'aura plus qu' dilater les dimensions et elle comprendra le Vsuve projetant lave

    et fume. Un esprit sain devra confesser qu'on ne lui a montr qu'une ractionexothermique, la simple synthse du sulfure de fer. Tout cela et rien que cela. Laphysique du globe n'a rien voir ce problme de chimie.

    1 Rgis MESSAC, Micromgas. Nimes, 1935, p. 20.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    37/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 37

    Voici encore un autre exemple o le dtail pittoresque vient donner l'occasiond'une explication intempestive. On trouve en note (p. 200) du livre de Cavallo, qui

    relate des expriences souvent ingnieuses, la remarque suivante 1: Aprs avoir tudi

    a l'effet du coup lectrique lorsqu'il passe sur une carte ou sur un autre corps , ilajoute : Si on charge le carreau de glace de petits modles en relief, de maison nettes, ou autres difices, l'branlement que le choc lectrique y occasionnera,reprsentera assez naturellement un tremblement de terre. On trouve la mmeimagerie apporte cette fois comme une preuve de l'efficacit des paratremblementsde terre et des paravolcans l'article de l'Encyclopdie : tremblements de terre J'aiimagin, dit l'abb Bertholon, et fait excuter une petite machine qui reprsente uneville qu'un tremblement de terre agite, et qui en est prserve ds que le para tremblement de terre, ou le prservateur est plac . On voit de reste comment chezCavallo et chez l'abb Bertholon le phnomne, trop illustr, d'une simple vibrationphysique produite par une dcharge lectrique conduit des explications aven tureuses.

    On arrive par des images aussi simplistes d'tranges synthses. Carra est l'auteurd'une explication gnrale qui rattache l'apparition des vgtaux et des animaux laforce centrifuge qui a, d'aprs lui, une parent avec la force lectrique. C'est ainsi queles quadrupdes primitivement confins dans une chrysalide furent soulevs surleurs pieds par la mme force lectrique qui les sollicitait depuis longtemps etcommencrent marcher sur le sol dessch2 . Carra ne va pas loin pour lgitimercette thorie. L'exprience du petit homme de carte redress et balanc dans l'airambiant par les vibrations de la machine lectrique, explique assez clairement com ment les animaux pieds et pattes ont t soulevs sur leurs jambes, et pourquoi ilscontinuent, les uns de marcher, ou de courir, et les autres de voler. Ainsi la force

    lectrique de l'atmosphre, continue par la rotation de la terre sur elle m me est lavritable cause de la facult que les animaux ont de se tenir sur les pieds. Onimagine assez facilement qu'un enfant de huit ans, la seule condition d'avoir sadisposition un vocabulaire pdant, pourrait dvelopper de telles billeveses. C'est plustonnant chez un auteur qui a retenu parfois l'attention des socits savantes et qui est

    cit par les meilleurs auteurs3.

    1 Tibre CAVALLO, Trait complet d'lectricit, trad., Paris, 1785.2 CARRA, Nouveaux Principes de Physique, ddis ait Prince Royal de Prusse. 4 vol., 1781

    (2 premiers), 3 e vol. 1782, 4e 1783, tome IV, p. 258.3 Baron DE MARIVETZ et GOUSSIER, Physique du Monde, Paris, 1780, 9 vol., tome V,

    p. 56.

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    38/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 38

    En ralit nous imaginons mal l'importance que le XVIIIe sicle attribuait auxautomates. Des figurines de carton qui dansent dans un champ lectrique sem

    blaient, par leur mouvement sans cause mcanique vidente, se rapprocher de la vie.Voltaire va jusqu' dire que le flteur de Vaucanson est plus prs de l'homme que lepolype ne l'est de l'animal. Pour Voltaire lui m me, la reprsentation extrieure, ima ge, pittoresque prime des ressemblances intimes et caches.

    Un auteur important, de Marivetz, dont luvre a exerc une grande influence auXVIIIe sicle dveloppe de grandioses thories en s'appuyant sur des images aussiinconsistantes. Il propose une cosmogonie fonde sur la rotation du soleil sur lui mme. C'est cette rotation qui dtermine le mouvement des plantes. De Marivetzconsidre les mouvements plantaires comme des mouvements en spirale d'autantmoins courbes que les plantes s'loignent davantage du Soleil . Il n'hsite donc pas, la fin du XVIIIe sicle, s'opposer la science newtonienne. L encore, on necherche pas bien loin les preuves qu'on estime suffisantes. Les soleils que font les

    artificiers offrent une image sensible des prcessions et des lignes spirales dont nousparlons. Pour produire ces effets, il faut que les fuses dont les circonfrences de cessoleils sont garnies ne soient pas diriges vers leur centre ; car dans ce cas le soleil nepourrait tourner sur son axe, et les jets de chaque fuse formeraient des rayonsrectilignes : mais lorsque les fuses sont obliques la circonfrence, le mouvement derotation se joint celui de l'explosion des fuses, le jet devient une spirale qui estd'autant moins courbe qu'elle plonge plus loin du centre.

    Quel curieux va et vient des images ! Le soleil des artificiers a re u son nom del'astre solaire. Et voici, par une trange rcurrence, qu'il fournit une image pourillustrer une thorie du soleil ! De tels chasss crois s entre les images sont frquentsquand on ne psychanalyse pas l'imagination. Une science qui accepte les images est,

    plus que toute autre, victime des mtaphores. Aussi l'esprit scientifique doit il sanscesse lutter contre les images, contre les analogies, contre les mtaphores.

    IV

  • 8/7/2019 Formation Esprit Scientifique

    39/254

    Gaston Bachelard (1934) La formation de lesprit scientifique 39

    Dans nos classes lmentaires, le pittoresque et les images exercent les mmesravages. Ds qu'une exprience se prsente avec un appareil bizarre, en particulier, sielle vient, sous un nom inattendu, des lointaines origines de la science, comme par

    exemple l'harmonica chimique, la classe est attentive aux vnements : elle ometseulement de regarder les phnomnes essentiels. Elle entend les beuglements de laflamme, elle n'en voit pas les stries. S'il se produit quelque accident triomphe du

    singulier l'int rt est son comble. Par exemple, pour illustrer la thorie desradicaux en Chimie minrale, le professeur a fait de l'iodure d'ammonium en passantplusieurs fois de l'ammoniaque sur un filtre couvert de paillettes d'iode. Le papier

    filtre sch avec prcaution explose ensuite au moindre froissement tandis ques'carquillent les yeux des jeunes lves. Un professeur de chimie psychologue pourraalors se rendre compte du caractre impur de l'intrt des lves pour l'explosion,surtout quand la matire explosive est obtenue si facilement. Il semble que touteexplosion suggre chez l'adolescent la vague intention de nuire, d'effrayer, de dtruire.J'ai interrog bien des personnes sur leurs souvenirs de classe. A peu prs une fois surdeux, j'ai retrouv le souvenir de l'explosion en Chimie. La plupart du temps lescauses objectives taient oublies mais l'on se rappelait la tte du Professeur, lafrayeur d'un voisin timide ; jamais la frayeur du narrateur n'tait voque. Tous cessouvenirs, par leur alacrit, dsignaient assez la volont de puissance refoule, lestendances anarchiques et sataniques, le besoin d'tre matre des choses pour opprimerles gens. Quant la formule de l'iodure d'ammonium et la thorie si importante desradicaux que cet explosif illustre, elles n'entrent point, est il besoin de le dire, dans le

    bagage d'un homme cultiv, ft ce par le moyen de l'int rt trs spcial que susciteson explosion.

    Il n'est d'ailleurs pas rare de voir les jeunes gens s'attacher aux expriences dange reuses. Dans leurs rcits leur famille, un grand nombre d'lves exagrent lesdangers qu'ils ont couru au laboratoire. Bien des doigts sont jaunis avec une savante

    maladresse. Les blouses sont perces par l'acide sulfurique avec une trange frquen ce. Il faut bien, en pense, vivre le roman de la victime de la science.

    Bien des vocations