16
Armand Colin ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ? Author(s): Laurent Jenny Source: Littérature, No. 85, FORME, DIFFORME, INFORME (FÉVRIER 1992), pp. 59-73 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41713193 . Accessed: 14/06/2014 04:17 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

Armand Colin

ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?Author(s): Laurent JennySource: Littérature, No. 85, FORME, DIFFORME, INFORME (FÉVRIER 1992), pp. 59-73Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41713193 .

Accessed: 14/06/2014 04:17

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 2: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

I Laurent Jenny, Université de Genève

ROGER CAILLOIS :

ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU

ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

Une esthétique peut-elle être « généralisée », c'est-à-dire appliquée à toutes les formes visibles, quelle que soit leur origine, naturelle ou culturelle ? Ou encore : peut-on imaginer d'arracher le beau à la relation esthétique pour en faire une donnée objective du monde dont pourraient traiter - par exemple - la minéralogie ou l'entomologie ? Peut-on enfin concevoir un regard assez ample et assez archaïque, assez inhumain (assez naturel ?) pour fondre dans une même impassible contemplation harmonie et chaos, formes significatives et traces insen- sées ? Je voudrais explorer les conséquences paradoxales de telles hypothèses, développées par Roger Caillois dans son Esthétique généra- lisée.

Reportons-nous d'abord au livre publié sous ce titre en 1962. D'allure monumentale (il paraît dans le grand format, assez exception- nel, de la « collection blanche »), le volume est pourtant mince. C'est que Caillois l'a voulu aussi laconique que rigoureux. « La matière la plus dure et le plan le plus simple » 1, tel est le style général, d'inspiration toute « minérale », que Caillois entend donner à sa pensée. De fait, YEsthétique généralisée résume mais surtout systématise des thèses de Caillois sur les interférences entre formes naturelles et formes culturelles. Le sujet a été abordé une première fois dans deux chapitres de Méduse et Cie 2, « Les ailes des papillons » et « Natura pictrix » : les motifs ornant les ailes de papillons ou les carapaces de divers insectes, les dessins des marbres-paysages, des agates ou des septaria y sont traités comme les productions d'une nature artiste, comme un luxe formel légitimement comparable aux œuvres humaines, et justiciable des mêmes critères d'appréciation. Caillois revient à cette thèse dans « Les traces » 3, où il confronte les photographies de structures fines de la matière et celles de tableaux modernes non figuratifs :

1. « Les impostures de la poésie » in Approches de la poésie, Paris, Gallimard, 1978, p. 30. 2. Paris, Gallimard, I960. 3. Repris in Cases d'un échiquier , Paris, Gallimard, 1970.

59

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 3: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

RÉPERTOIRE DES FORMES

Roger Caillois

Jamais peut-être la sorte de beauté risquée et souhaitée par le peintre ne s'est approchée davantage de celle que la matière et la vie produisent sans le savoir , à ď autres niveaux, au terme de leurs cheminements aveugles (p. 188). Relevant encore cette affinité dans « Formes naturelles » 4, Caillois

en arrive à conclure qu'« une œuvre vraiment informelle 5 est inconce- vable ». Ou peut-être faut-il dire qu'une telle œuvre est mal nommée, car elle est toujours imitative sans le savoir. En effet « il y a nécessairement plus d'inventions dans la nature qu'il ne saurait y en avoir dans les ouvrages de l'homme » 6. Qu'on feuillette les répertoires de formes naturelles décelées par le microscope électronique, on finira par trouver un modèle à toute œuvre non figurative ou aléatoire. En un premier sens, « généralisée », dans « esthétique généralisée », signifie donc : appliquable aussi bien aux formes naturelles qu'aux formes culturelles. L'univers des formes est Un. La nature est close, et par conséquent sujette à recoupements formels. La culture n'y dessine aucune extra-territorialité : elle n'en est qu'un cas particulier. Tant qu'on s'en tient à une simple reconnaissance des apparences, c'est-à-dire qu'on suspend la question de l'intentionnalité et de la signification des formes, la position de Caillois semble incontournable. Tout comme l'est la classification qu'il propose. Elle traite de toutes les formes concevables, et en ce sens encore, elle introduit à une esthétique « généralisée ». Fidèle à une méthode d'esprit « structuraliste » 7, Cail- lois esquisse une grille de possibles à laquelle rien ne devrait échapper.

Les formes sont produites, il me semble, par accident, par croissance, par projet ou par moule (p. 11).

La première classe est évidemment la plus vaste et aussi la plus discutable dans sa dénomination : si l'on est convaincu, comme Caillois, d'un strict déterminisme, 1'« accident » ne saurait être qu'une façon de désigner « un tumulte de déterminations despotiques ». Cependant c'est ce tumulte de causes, chacune nécessaire, qui produit les formes aléatoires « des nuages, des flammes ou des cascades », ou encore les dessins des marbres, les formes extérieures des galets, toutes les cassures, usures, craquelures imaginables. La deuxième classe de formes coïncide pour l'essentiel avec le monde vivant (il faut faire une exception pour les cristaux qui connaissent aussi une forme de croissance) : elle définit des formes régies par une loi de développement

4. Repris in Cases ¿tun échiquier. 5. C'est Paulhan qui avait proposé cette dénomination dans son article « L'Art informel » (N.R.F. n° 99, mars 1961) pour désigner toute la peinture moderne non figurative depuis Braque. Cf. L'art informel. Éloge (1962), reprris in Oeuvres complètes de Jean Paulhan V, Paris, Tchou, 1970. Et voir la discussion à ce sujet entre Paulhan et Caillois dans un échange de lettres du 9 au 22 août 1962, in Correspondance Paulhan-Caillois, Cahiers Jean Paulhan n° 6, Paris Gallimard, 1991.

6. « Formes naturelles » p. 184. 7. Roger Caillois se réclame fréquemment du modèle épistémologique de la Table périodique des éléments de Mendeleiev (cf. « Reconnaissance à Mendeleiev » in Cases i un échiquier). Mais son « structuralis- me » a aussi une origine plus littéraire. On sait que lors d'un stage à Prague en 1934, il rencontra l'ethnologue et linguiste P.G. Bogatyrëv, ami de Roman Jakobson, qui l'orienta vers les écrits du Cercle linguistique de Prague. A ce sujet, cf. Véra Linhartova, « Premiers jalons, premiers détours » in Cahiers pour un temps « Roger Caillois », Centre Georges Pompidou/Pandora éditions, 1981.

60

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 4: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

LE BEAU GÉNÉRALISÉ

Forme, informe, difforme

interne. Et Ton constate que cette capacité de changer d'échelle tout en respectant un modèle initial s'accompagne de caractères réguliers : répétition et symétrie. Les coquillages qui se développent selon une spirale logarythmique, « la plus simple des progressions modulées », offrent l'exemple, dans cet ordre, d'une forme à la fois nécessaire et économique. On franchit une étape décisive avec les formes nées d'un projet, où « l'œuvre est distincte de l'être qui la fabrique et extérieure à lui ». Cette classe recouvre principalement des formes produites par une industrie humaine, mais sans que ce privilège soit totalement exclusif : la toile de l'araignée, le nid de l'épinoche, le barrage du castor, les dépouilles dont le crabe oxyrhinque orne sa carapace, sont tout autant les résultats d'un art. C'est aussi à ce stade que la réussite devient aléatoire. Née d'un effort, la forme concertée est susceptible d'approxi- mation et d'erreur, de malchance et de succès. Enfin, la dernière classe de formes, celles qui sont obtenues à partir de moules, est évidemment dérivée, et s'applique plus spécifiquement aux formes du premier et du troisième genre. Cependant, il s'agit de formes peu créatives, qui reproduisent sans innover. On ne saurait, elles non plus, les réserver tout à fait à l'artisanat humain car elles peuvent aussi bien être issues d'un accident au sein de la matière inerte. Avec ces quatre classes, qui peuvent se cumuler au sein d'une œuvre, on détient un système des formes possibles, rangées d'après le processus de leur genèse.

Jusqu'à ce point, il faut reconnaître que Caillois tient son pari de « généralité ». Non seulement sa classification est exhaustive (on voit mal en effet quelle forme pourrait lui échapper), mais elle parvient à constamment brouiller les frontières du naturel et du culturel. Par là, Caillois répond sans doute au projet, anti-prométhéen, d'humilier l'orgueil humain. Cependant, il est aussi animé par un désir plus positif : celui de réintégrer l'homme dans une nature plus vaste, aux lois de laquelle il n'a d'ailleurs cessé d'obéir malgré ses prétentions à l'indépendance. Un seul point reste énigmatique : c'est l'origine même de ce quadrillage des apparences. L'impeccable et impersonnel classe- ment ne procède-t-il pas d'un regard singulier et nécessairement anthropomorphe ? Rien ne semble le déceler dans l'anonymat de cet ordonnancement qui mime lui-même la rigueur d'une structure natu- relle. Tout se passe, au moins dans un premier temps, comme si la nature, réfléchissant ses propres accomplissements, en déployait sous la plume de Caillois la lisibilité. Il n'y a là rien que de très courant : n'est-ce pas, après tout, la position d'énonciation de la science ? Oui, mais précisément il ne s'agit pas ici de science, mais d'esthétique, il faut y venir.

La première partie de Y Esthétique généralisée, « Les formes », n'est que le prélude à une esthétique proprement dite, exposée dans les chapitres II («La beauté») et III («L'art»). Au-delà du simple répertoire des formes, l'essai de Caillois vise à rendre compte de

61

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 5: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

Roger Caillots

l'impression de beauté, étant entendu que cette émotion est une, elle aussi, et ne saurait se partager selon qu'elle naît de la contemplation d'un paysage ou de celle d'un tableau. Là encore, Caillois adopte un postulat « naturaliste » :

Les apparences naturelles constituent la seule origine concevable de la beauté. Est estimé beau , senti comme beau, tout ce qui est naturel ou qui s'appareille à la nature , qui en reproduit ou en adapte les formes, les proportions, les symétries, les rythmes (p. 20). A ce point, nous commençons à entendre « généralisée » dans une

nouvelle acception : de même que rien dans la nature ne pouvait échapper à la forme, rien ne saurait être excepté de la beauté, qui coïncide de fait avec les apparences naturelles. Si cette esthétique est « généralisée », c'est qu'elle pose que tout est beau. Et il n'y a rien d'étonnant à cela puisque le jugement esthétique lui-même n'a aucune indépendance vis-à-vis de la nature, il n'en est qu'une manifestation. L'homme est « captif de la trame dont il est tissé ». Lorsque, dans une hautaine solitude, il croit émettre une opinion personnelle, il ne fait que témoigner son « acquiescement au jeu universel » 8. Et Caillois de citer Plotin, non sans en relever, 1'« exagération » : « Si l'œil n'avait pas la forme du soleil, il ne le percevrait pas. »

Cependant bien des objections se lèvent, depuis le texte même de Caillois. La notion de beauté n'est-elle pas menacée par son extension ? « Généralisé », comment le beau demeurera-t-il reconnaissable ? « Je ne suis pas loin d'estimer superflu jusqu'au terme même de beauté », concède Caillois (p. 21), « il n'y a que des signes d'intelligence entre êtres de même famille ». Et ce faisant, il nous met sur la voie d'une réponse à l'objection. La beauté est moins affaire d'émotion propre- ment dite que d'intelligibilité et de connivence. Le beau indiscutable n'est pas seulement naturel, c'est une explicitation de la nature par elle-même.

Tout, par force, par mystère inévitable, est naturellement beau dans la nature ; beau, mais presque toujours neutre et, à F extrême, invisible. De sorte qu'il est tentant d'améliorer, de perfectionner, de rendre explicite ce que trop de naturel dissimule (p. 24). Ainsi va l'art et la nature ne se comporte pas autrement, lorsqu'elle

est spectaculairement belle. Elle surmonte sa modestie, et exhibe ses rouages familiers mais incompris. L'émotion esthétique n'est faite que de retrouvailles dans l'immanence à un même monde : un signe y fait signe à un autre de leur commune appartenance naturelle. La nature apparaît cependant comme une instance foncièrement versatile, tantôt s'évanouissant dans l'invisibilité, à force de naturel, tantôt se dévoilant dans ses modes et ses façons, sans que nous soit vraiment expliqué le principe de tels revirements.

8. Nous avons, sur ce point, la trace des réticences de Paulhan. Le 15 mai 1962, il écrit à Roger Caillois : « Grand merci de Y Esthétique généralisée : c'est très passionnant. Je me demande simplement si vous ne résolvez pas par avance, p. 20, le problème que vous allev^ poser. Si la « seule origine concevable est... si P irrécusable évidence veut que... s'il arrive nécessairement que l'homme... » (mais une telle insistance, mais un tel argument d'autorité qui relèvent si peu de votre méthode habituelle, déjà m'inquiètent). Tout le reste s'en suit, cette fois nécessairement, mais vos efforts mêmes me donnent fortement à penser qu'il doit y avoir autre chose - quelque surnature ou antinature, dont il resterait, bien sûr à déceler les traces, les signes... » Cf. Correspondance Paulhan- Caillois.

62

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 6: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

Forme , informe , difforme

Il y a plus grave. Caillois exclut toute laideur du champ de la nature. Selon lui, les formes naturelles peuvent nous apparaître horribles ou monstrueuses, elles peuvent mobiliser des répulsions instinctives, mais elles ne sont jamais « laides », au plein sens du terme.

ha laideur proprement dite n'apparaît dans la nature qu'au moment où un être capable ď œuvrer entreprend de l' altérer de sa propre initiative, tâtonne et n'est pas heureux dans sa démarche (p. 23). Ainsi en va-t-il, par exemple, des oiseaux « jardiniers » qui, pour

plaire à la femelle, construisent des berceaux, des terrasses ou des esplanades, ornés d'éléments décoratifs dérobés ici et là (coquilles d'escargots, capsules de bouteilles, verroterie) - architecture labo- rieuse qui contraste péniblement avec « l'irréprochable coloris de la livrée des ouvriers ». Mais le grand producteur de laideur est évidem- ment l'homme : parce qu'il a le privilège (non exclusif mais dominant) du projet, il a aussi celui de la faillibilité et de la laideur. Il faut saluer ici la première rupture dont l'homme soit capable dans l'enchaînement de ses déterminations naturelles. Celui qui nous était présenté comme un « esclave consubstantiel » au milieu aveugle et infaillible gagne une liberté dans l'erreur et la dissonance. C'est par la laideur qu'il peut espérer sortir du champ clos de la nature. D'où il découle que l'artiste raté, plus qu'aucun autre, a vocation prométhéenne. Caillois hésite ici entre deux hypothèses explicatives de la laideur : les « initiatives maladroites » et « l'orgueil cérébral de se cabrer ». On peut produire de la laideur par incompétence ou par esprit de contradiction. Mais à vrai dire, l'essentiel n'est pas là. L'essentiel est qu'on puisse en produire, à quelque motivation qu'on réponde. Cela ne va pas sans ébranler sérieusement le système esthétique qui vient d'être mis en place, en y révélant une contradiction essentielle. Effectivement, dans ̂Esthétique généralisée, le sujet esthétique change radicalement de statut selon qu'il est contemplateur ou producteur de formes. En tant que récepteur du beau, l'homme apparaît entièrement soumis à son appartenance à la nature : « le sentiment que l'homme éprouve de la beauté ne fait que réfléchir sa condition d'être vivant et de partie intégrante de l'univers » (p. 8). Certes les déterminations culturelles limitent cette adhésion à la beauté naturelle, mais, foncièrement, ne l'altèrent pas. Les esthétiques, si diverses soient-elles, se complètent ; toutes détiennent un morceau du « puzzle ». Bref, le sujet de la contemplation esthétique ne fait jamais rien d'autre qu'approuver tel ou tel aspect de la nature. S'il en allait autrement, c'est le critère du beau retenu par Caillois qui s'effondrerait du même coup. En revanche, en tant que créateur, le sujet esthétique est susceptible de dénaturation, puisque, on vient de le voir, la laideur est antinaturelle. Il y gagne un étrange statut de hors-la-loi, tout à la fois soumis aux canons évaluatifs de la nature et animé d'une puissance créatrice hétérogène.

Ainsi dans cette théorie, l'homme apparaît sans lieu. Tantôt, il est dissous dans une naturalité qui le dépasse et ressent à sa place, parle par sa voix. Tantôt il est exclu du monde par son initiative, condamné au déchet et à l'insignifiance. Mais sans doute une esthétique véritable-

63

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 7: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

LE PARTI PRIS DES PIERRES

Roger Caillots ment « généralisée » n'a-t-elle d'autre recours que de bannir tout sujet esthétique. Elle vise à saisir un regard objectif du monde sur lui-même, une réflexivité silencieuse et intime, dont l'homme n'est que le vecteur hasardeux et somme toute inutile. Comment oublier, cependant, que c'est bien un sujet humain qui l'élabore, mettant toute sa gloire à abdiquer son indépendance pour mieux rendre compte de l'anonymat de la nature. De ses raisons et de son histoire, il ne nous est rien dit. Mais nous devinons que nous y trouverions de puissantes motivations à cette orgueilleuse humilité. UEsthétique généralisée opère donc une double occultation : celle du sujet esthétique qu'elle implique malgré tout, mais aussi celle de l'auteur d'une théorie si impersonnelle. La positivitě des postulats dissimule mal la lumière étrangement soustrac- tive dans laquelle baigne l'ensemble de la théorie. Caillois soutient le paradoxe d'une esthétique non subjective, et cela ne va pas sans évoquer une manœuvre, d'inspiration manique, pour se faire disparaître soi-même9. Or un sujet si sévèrement refoulé ne peut manquer de revenir, à titre de fantôme, hanter les lieux dont il a été exilé. J'en chercherai des témoignages moins dans la théorie esthétique que dans ce qui me semble être sa mise en pratique exemplaire chez Caillois : la poétique des pierres.

Quelle meilleure illustration, en effet, de 1'« esthétique généralisée », que l'intérêt si constamment manifesté par Caillois envers les pierres ? Des années I960 jusqu'à sa mort 10, Caillois écrit un ensemble de textes au statut très étrange. Ni « poésies », ni documents scientifiques, ils consistent pour l'essentiel en descriptions de l'apparence superficielle de minéraux rares ou communs. La neutralité apparente du regard déconcerte. La « Dédicace » de Pierres nous en prévient :

Je parle de pierres qui ont toujours couché dehors ou qui dorment dans leur gîte et la nuit des filons. Elles n'intéressent ni F archéologue ni Partiste ni le diamantaire, (p. 7) Ainsi l'observateur n'est guidé ni par le savoir, ni par la beauté, ni

par la valeur décorative (nous sommes loin des Émaux et camées du siècle passé). Les objets dont il traite sont stériles et dépourvus de signification. On pourrait le croire lui-même indifférent ou désintéressé s'il ne témoignait d'une acuité de vision, d'une attention au détail presque hallucinée. Le but qu'il vise est au demeurant explicite : surprendre les pierres dans leur solitude, là où aucun regard ne les a encore arrachées à leur existence brute ; les saisir dans la fraîcheur d'un

9. Dans l'avertissement qu'il publie en tête du Mythe et P homme, Caillois oppose « comme représentatifs de deux attitudes d'esprit fondamentales, le chamanisme, manifestant la puissance de l'individu en lutte contre l'ordre naturel de la réalité, et le manisme , marquant la recherche, par l'abandon de soi-même, de l'identification du moi et du non-moi, de la conscience et du monde extérieur ». A ce sujet, cf. Denis Hollier éd., Le Collège de sociologie, Paris, Gallimard, « Idées », 1979, p. 423. 10. Le recueil paru sous ce titre, dans la collection Po/w/Gallimard (1971) est en fait une anthologie qui comprend Pierres (Paris, Gallimard, 1966), la section « Minéraux » de Cases et m échiquier (Paris, Gallimard, 1970) et des extraits de FÉcriture des pierres (Genève, Skira, « Les sentiers de la création », 1970). Suivront encore Pierres réfléchies (Paris, Gallimard, 1975), la section « L'agate de Pyrrhus » in Obliques (Paris, Stock 1975, Gallimard 1987) et Le champ des signes (Paris, Hermann, 1978).

64

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 8: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

Forme , informe, difforme

monde inentamé par la présence humaine. Il s'agit donc de voir sans yeux ou avec des yeux qui seraient ceux de la nature elle-même. Pierres réfléchies, sans doute, mais moins par une conscience que par un miroir, aussi lisse, poli et imperturbable que les minéraux qu'il reflète. Il s'agit encore de témoigner de la présence des pierres en s'effaçant de manière à n'interposer entre elles et leur description aucune buée subjective. Il s'agit enfin d'« écrire les pierres », mais comme si, étendant insensible- ment leurs prérogatives de traces, c'étaient plutôt les pierres qui s'écrivaient elles-même (ainsi que le suggère l'équivoque du titre U écriture des pierres ). On reconnaît ici le parti-pris naturaliste de Y Esthétique généralisée et l'élision du sujet qu'elle entraîne. Et on retrouve aussi la position très particulière qui y est défendue. Les textes de Caillois sur les pierres sont en-deçà du jugement esthétique. Leur propos n'est pas de légiférer sur les réussites et les échecs de la nature, mais plutôt de reconnaître les voies qu'elle emprunte, d'y apprécier la part de hasard et de nécessité, d'en détailler les formes régulières ou aléatoires. Car les pierres déploient le répertoire presque complet des formes pensables. Certes, Y accident y domine : fractures, coulées, cristallisations procèdent d'un enchevêtrement de causes qui rendent le résultat chaque fois unique et imprévisible. Mais avec les cristaux, on a vu que la pierre pouvait connaître la croissance ; le moule n'y est pas rare, que nous donnent à contempler tant d'empreintes fossiles ; quant au projet , il fait évidemment défaut, encore qu'on puise s'y tromper avec les « pierres à images » qui semblent aveuglément s'acheminer vers la représentation. Partout, donc, les pierres donnent à lire les archives formelles de la nature en leur génialité. Il fallait qu'un scribe impassible épelle le grand livre, et sans jamais prononcer le mot de beauté, en montre l'évidence « généralisée », jusque dans les moignons de silex les plus ternes et les plus ingrats.

Tel est au moins le projet affiché. Mais la réalité des textes, comme prise dans une immense dérive imaginaire, ne suit guère les directions de la « dédicace ». C'est que la passion de Caillois pour les pierres ne s'explique nullement par une simple et parfaite immanence au monde naturel. Le parti pris des pierres est, chez lui, profondément réactif, et répond à de puissantes motivations pulsionnelles. Nous l'apprenons tardivement dans Le fleuve Alphée n, mais bien des indices dans l'œuvre de Caillois auraient pu nous le faire conjecturer, l'attirance pour le minéral n'a chez lui d'égale que la répulsion pour le végétal. Commen- tant ses premiers contacts avec la végétation brésilienne, il écrit ainsi :

Je me souviens de mes premières impressions devant P im menee et comme invincible réserve de forces femelles, à la fois passives , sournoises et voraces... Je reste prévenu contre une fécondité aveugle, illimitée, que rien n'arrête, même pas son propre excès (p. 127). Et plus loin, évoquant les plantes carnivores, il les décrit « prêtes à

se refermer comme des vulves gluantes et barbelées » (p. 130). Comment ne pas reconnaître ici le mythe castrateur de la mante

11. Paris, Gallimard, 1978.

65

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 9: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

Roger Caillots

religieuse, dont Caillois fut justement le brillant analyste dans Le mythe et l'homme u. Mais ce qui, dans le monde des insectes, était reconnu pour une exception remarquable (et en cela d'une extrême prégnance imaginaire) semble devenu la marque du monde végétal tout entier, et ce d'autant plus que ce monde est imaginé redoutablement continu :

J'imagine parfois qu'en chaque végétal, s' ajoutant à sa sève particulière, circule un latex commun qui s'y trouve dissous. Élastique, extensible à F infini, il unit les plantes en une effroyable conspiration 13. S'il est vrai que rien n'est laid dans la nature, il s'y dessine

néanmoins des zones d'attraction et de répulsion. Et l'attirance pour le minéral apparaît bel et bien comme l'antidote du végétal. A la mollesse, à l'élasticité, à la fécondité, à la féminité dévoratrice, sont opposées sur un mode presque apotropaïque la rigidité, l'aridité, la rigueur de contours, la stérilité, l'immortalité des pierres. Caillois aurait bien pu faire sienne une « mythologie » de l'antiquité classique qu'il rapporte au début de son recueil Pierres :

Aréta^e, dans son Histoire de Phrygie, parle de la pierre autoglyphe du fleuve Sagaris. Aucun artiste ne Fa touchée. Pourtant elle porte Ì image de la Mère des Dieux, comme si elle avait pu se graver elle-même. C'est ce que signifie son nom. Si un eunuque en rencontre une, il n'a plus de répugnance pour sa castration et la supporte désormais avec intrépidité (p. 20). Cette pierre « autoglyphe » n'est-elle pas l'emblème d'une esthéti-

que sans sujet ? Et ses pouvoirs ne figurent-ils pas le type d'efficacité que Caillois espère secrètement en tirer ? Non pas sans doute extirper de la nature les forces castratrices qui y prolifèrent, ni même se prémunir d'une castration qui a déjà eu lieu, mais pour le moins en tenir l'horreur à distance et trouver dans les pierres le courage qui fait supporter cette horreur. Il faut d'ailleurs remarquer l'ambivalence d'une telle stratégie : pour résister aux menaces de dévoration végétale, le sujet Caillois se précipite dans une autre forme d'assimilation naturelle. Nous le voyons en effet renoncer à lui-même 14, comme « délogé » 15 de ses contours subjectifs, et se fondre dans l'impassible immobilité des pierres, adopter leur « immortalité mélancolique » l6. Par là il rejoint les attitudes « psychasthéniques » d'insectes mimétiques comme, précisément, la mante religieuse. Fuyant l'omniprésence de son spectre, il est ainsi irrésistiblement conduit à l'imiter...

Sans doute pourra-t-on objecter que les déterminations pulsionnel- les propres au sujet Caillois n'entachent pas nécessairement la rigueur et l'objectivité de son projet. En effet que Caillois soit conduit à la

12. La première version de l'étude sur « La mante religieuse » parut dans le n° 5 du Minotaure (mai 1934). C'est aussi l'un des premiers textes publiés de Caillois, qui fournira le noyau du Mythe et F homme (Paris, Nouvelle revue française, 1938).

13. Le fleuve Alphée, p. 143. 14. Dans Pierres réfléchies (p. 66) Caillois écrit : « Il me semble que gagné à l'insensibilité des pierres, presque tout ce qui est humain m'est devenu étranger. »

15. « Récit du délogé », (in Cases ď un échiquier) tel est le titre d une courte fiction fantastique de Caillois dont le héros, éprouvant divers troubles psychasthéniques, finit par s'identifier à la palourde qui voyage dans son corps puis par se perdre dans l'élément marin où elle est enfin immergée.

16. Pour reprendre le titre d'un article de Jean Starobinski sur la mélancolie (in Le Temps de la réflexion III, 1982). Jean Starobinski y évoque la généralité du fantasme de mort immortelle chez les écrivains modernes : « A l'âge moderne, si mourir à soi-même est devenu l'une des conditions principales de l'entrée en littérature, il n'est pas surprenant que plus d'un écrivain ait ressenti ce passage décisif comme l'instauration d'un régime temporel détaché de celui de la vie, et qu'à tout le moins au titre de fantasme, sous le contrôle de la réflexion ironique, le sentiment d'immortalité ait hanté l'activité littéraire. » (p. 248).

66

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 10: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

DU QUARTZ FANTOME AU SUJET FANTOME

Forme, informe , difforme

position « naturaliste » de Y Esthétique généralisée par le jeu de fantasmes qui lui sont propres ou par une impassible rationalité, peu importe finalement. Dans le principe, la pertinence d'une esthétique n'est pas affectée par la configuration psychologique de son auteur. C'est seulement à partir de critères internes qu'elle peut être discutée... Mais justement, à mieux considérer les textes sur les pierres, on se rend compte que la fantasmatique de Caillois n'oriente pas seulement des choix théoriques. Elle en infléchit l'application pratique et en menace la cohérence. Il était en effet essentiel pour cette théorie que toutes les formes y aient même droit de cité, et même valeur, la « beauté » étant uniformément répandue dans les productions de la nature. Or, s'il est vrai que, dans les textes sur les pierres, sont représentés les styles de formes les plus variés, cette diversité s'accompagne d'évaluations et de discriminations esthétiques qui trahissent un regard subjectif. Ainsi la laideur, qui n'avait théoriquement aucune existence naturelle, est-elle impitoyablement dénoncée dans l'aspect de la « rose des sables » 17 . Laideur est trop peu dire, c'est « hideur » qui convient :

Les aiguilles du quart %, les spires des coquilles, les nervures des feuilles, jusqu'aux rais de la lumière détestent l'anarchie et l'excluent. La rose des sables l'accueille et l'exalte. Elle est au sens fort du mot, abominable : image de l' erreur et de la prévarication, l'harmonie bafouée avant même que de naître, écartée dès son premier pressentiment (p. 101). La réprobation de Caillois est sans équivoque : la rose des sables est

coupable de dysharmonie, d'anarchie formelle. Voici l'impassible contemplateur ému, et comme moralement affecté par ce désordre naturel (c'est que la « rose des sables » est un pénible rappel du végétal au cœur même de l'univers censé l'exclure). Il faut donc amender la théorie. Voici la nature faillible, et par un naturocentrisme à rebours, la voici donc artiste :

Parfois, cependant, comme si la nature ne se lassait pas de multiplier ses tentatives jusque là où elle semble s'être engagée dans un blasphème, il émerge d'une formation fourvoyée l'idée ou la chance d une admirable trouvaille (p. 102). Les excuses de la nature sont exactement celles de l'homme. Elle ne

saurait réussir sans essayer, et tout essai s'accompagne de possibles échecs. Mais cette correction théorique, qui de proche en proche menace tout l'édifice de Y Esthétique généralisée, ne saurait dissimuler qu'il y a derrière le contemplateur des pierres un sujet du jugement esthétique, et qu'entre ordre et désordre il répartit les deux pôles du beau et du laid.

Les textes sur les pierres ne sont pas seulement un plaidoyer pour la forme mais pour ce qu'on pourrait appeler la « sur-forme » 18. A cet égard la pierre qui a décidé de la passion de Caillois pour les minéraux est significative tant dans son apparence que dans son nom. Caillois a

17. « Rose des sables » in Cases i un échiquier. 18. S'agissant de Caillois, ce néologisme n'est pas gratuit. Caillois a lui-même beaucoup préfixé en « sur- ». Cf. Denis Hollier (p. 83) qui relève ainsi « sursocialisation », « sursaturation », « surdétermination », « surrationalisme »...

67

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 11: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

Roger Caillois

raconté dans Le Fleuve Alphée 19 comment, en 1942 à Belo Horizonte, il a été amené à visiter une manufacture de traitement de quartz utilisés pour la fabrication des radars. A cette occasion, on lui a fait cadeau d'une pierre impropre à cet usage en raison d'une imperfection qui en altère la pureté : la répétition en abyme de sa propre effigie décroissan- te. On appelle ces pierres « quartz fantômes ». Il y avait là de quoi mobiliser durablement l'imaginaire de Caillois. D'abord parce que le quartz, comme tous les cristaux, témoigne d'un ordre rigoureux, et pas seulement d'un ordre mais d'un arrachement au désordre :

Je souhaite me couper le moins possible du plus ancien réel, du plus ancien ordre du réel , celui qui préside aux angles et aux faces et qui est ordre spontanément issu du chaos 20 . Caillois voit dans le cristal, plus encore que la forme régulière qui

« joint l'économie à la force », la puissance réactive qu'il cherche lui-même à opposer à la confusion, une puissance réactive spontané- ment parfaite et rigoureusement nécessaire. En cela le cristal dépasse la simple réussite esthétique : il est apparition fantastique d'un ordre là où rien ne le laissait attendre 21 , il est instrument conjuratoire, il est modèle de vie dont il faut vanter la « froide excellence » 22 . Mais le quartz fantôme ajoute bien des séductions à cette excellence : il touche par son imperfection « un être lui-même fluctuant et impur ». Ne va-t-il pas jusqu'à mimer les étapes d'une croissance vivante pour se rendre plus proche de l'observateur humain ? Et ce spectre de croissance altère la trop grande pureté de son eau, qui risquait de décourager la proximité et l'émotion. Ainsi, il n'est pas seulement auto-réflexif, il est aussi réflexif de la conscience trouble qui le contemple. Et simultanément, sa vertigineuse réduplication interne tient lieu d'avertissement imagé : une réflexivité multipliée, comme en rêve la raison, finit en brouillard et en absence. Au cœur du quartz fantôme ne se laissent plus apercevoir que de « vaporeux suaires successifs », à la limite de l'indistinct. N'est-ce pas le destin de tous les sur-ordres de s'inverser finalement en délire et en confusion ? Celui qui éprouva longtemps la tentation d'en

19. P. 147. 20. Pierres réfléchies, p. 15. 21. Dans deux versions successives d'« Idée paradoxale du fantastique naturelle » (toutes deux publiées in Obliques précédé de Images, images..., Paris, Gallimard, 1987), Caillois a défini très différemment ce qu'était, selon lui le «fantastique naturel» dans l'ordre minéral. L'« Avertissement » (p. 115-116) résume son

évolution. Ayant tout d'abord identifié le fantastique naturel aux simulacres qui apparaissent dans les pierres à image, il range finalement ce type d'apparences dans le merveilleux, réservant le fantastique à « la rupture d'un ordre considéré comme l'expression même de l'immuable déterminisme naturel ». Et il ajoute : « Dans le cas particulier du monde confus de la matière inerte, la situation se trouve inversée et c'est l'apparition d'un ordre agressivement géométrique qui y assure le rôle de l'intrusion inadmissible. » En ce sens tout cristal est fantôme, et même plus généralement tout surgissement d'un ordre inattendu. Cf. aussi « Image en creux, image fidèle » (Ibid. p. 21) : « La démarche essentielle du fantastique est l'Apparition : ce qui ne peut pas arriver et qui se produit pourtant, en un point et à un instant précis, au coeur d'un univers parfaitement repéré et d'où l'on avait à tort estimé le mystère à jamais banni. »

22. Dans « Une erreur de Lamarck » ( Obliques p. 121), Caillois décrit la « construction folle » de celui-ci qui, à la fin du XVIIIe siècle, élabore une théorie transformiste des minéraux : «... les excréments, dépouilles et détritus des plantes et des animaux sont la seule origine du monde minéral tout entier. Ils se trouvent précipités dans un transformisme inverse qui, de chute en chute, les métamorphose, au terme de cette évolution à rebours, en cristal de roche. Celui-ci apparaît comme la parfaite essence de la mort, l'ultime simplicité, la pureté absolue ». On voit que ce délire scientifique est bien fait pour séduire Caillois tant il recoupe son propre imaginaire du minéral : l'ambiguïté du cristal y apparaît bien, qui est à la fois sublimation de l'organique et forme pure de la mort.

68

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 12: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

Forme, informe, difforme

appeler à de telles structures dans l'ordre social 23 trouve là un emblème parfait des limites de la raison. Et le quartz fantôme se révèle ainsi, malgré son abstraction, comme une forme surdéterminée, un « mythe » presque aussi prégnant (mais cette fois d'une valeur attractive et positive) que la mante religieuse.

On voit que les textes sur les pierres font tout autre chose que décrire, avec un regard sans point de vue, la stupeur d'un monde encore dépourvu de signification. Les objets qu'ils nous représentent sont émotivement perçus, explorés dans leurs valences imaginaires et esthétiquement (parfois moralement) évalués. La parole a beau feindre d'émerger de nulle part, elle témoigne sans cesse de l'encombrante absence du sujet qui l'énonce. La moindre attention à l'écriture de ces textes en convainc. Car, et 1'« esthétique généralisée » de Caillois bute encore sur ce point, comment dire en un langage des objets dont il s'agit d'établir l'absence foncière de signification ? Comment parler la parole que parlerait la nature elle-même et qui serait seulement le prolongement muet de ses formes ? Comment répondre à l'incitation du cristal ? Par la précision de ses arêtes et la limpidité de son eau, ce dernier entretient le rêve d'une écriture qui confinerait à la redondance, poserait une transparence sur une transparence, et s'accomplirait finalement comme une abolition de limites et d'images, une dissolution dans l'invisible. Mais le quartz-fantôme nous le rappelle : il n'est pas de redoublement représentatif qui n'entraîne avec lui un nuage d'incon- naissance. Et la même opacité qui, dans la matière, contrarie cette aspiration à l'invisible, se retrouve dans la parole, égarant le discours dans un brouillard d'inexactitudes et de projections imaginaires. Caillois le constate lucidement dans Pierres réfléchies :

Au moment où j'exige de moi un surcroît ď exactitude, une approche plus précise, je déteste encore plus les métaphores où je suis contraint, les glissements qui me sollicitent à forcer l'image, et partant, à le faire basculer dans l'insignifiance, comme papier-monnaie sans couverture (p. 20). Mais « insignifiance » n'est sans doute pas le mot. Si l'écriture de

Caillois pêche par quelque côté, c'est plutôt par surplus de signifiance. Revenons au quartz fantôme comme à l'un des minéraux les plus austères et les moins pittoresques élus par Caillois. La première phrase du texte qui lui est consacré dans Pierres nous entraîne déjà au-delà d'une objective description :

Une aiguille de cristal habitée par sa propre effigie est dite quart^ fantôme (p. 56). Sous couvert d'impersonnelle information encyclopédique, l'auteur

renchérit sur les suggestions métaphoriques dont est porteur le nom « quartz-fantôme ». Le caractériser comme « habité », c'est l'humaniser, pour ne pas dire le spiritualiser à l'excès. Évoquer son « effigie », c'est confirmer une anthropomorphisation qui ne cessera plus dans la suite du texte. Ainsi l'aiguille de cristal « impose avec insistance l'idée, l'image, sinon la preuve d'un développement personnel » ; les laiteuses

23. Je fais allusion aux théories développées par Caillois à l'époque du Collège de sociologie, par exemple « Le vent d'hiver » (N.R.F. juillet 1938, repris in Denis Hollier, Le collège de sociologie ) ou les articles réunis dans ha communion des forts Marseille, Le Sagittaire, 1943).

69

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 13: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

VERS UNE ESTHÉTI- QUE DES SIMULACRES

Roger Caillots

séparations à l'intérieur du cristal « disparaissent à l'improviste » ; les spectres du quartz « gagnent sans l'atteindre le centre inaccessible », etc. Dynamisé, temporalisé, humanisé, spiritualisé, le quartz-fantôme nous apparaît hanté en tout premier lieu par Roger Caillois lui-même. Certes l'auteur s'astreint à ne pas apparaître explicitement dans son texte. Il affecte les tours impersonnels et rejette sur un « on dit » la responsabilité de la spectralisation du quartz. Mais bien loin de la dénoncer comme illusoire, il s'engouffre dans les projections imaginai- res qu'elle ouvre. Et l'implicite de ses métaphores témoigne de l'incapacité d'un regard humain à s'émanciper de son humanité. Pas un mot presque qui ne la révèle et n'apporte son démenti à l'ambition d'atteindre à une redondance objective. Le texte, bien davantage qu'il ne redouble la chose, déploie ici les virtualités du nom et dévoile les projections imaginaires de l'auteur. S'il fascine effectivement, c'est par ce glissement irrésistible. C'est aussi par le miroitement des évocations qui s'y logent. Car il est trop simple de dire que le quartz-fantôme, par exemple, est anthropomorphisé par Caillois : mû par une « versatile inconsistance » qui n'est autre que celle du contemplateur, le quartz apparaît tour à tour comme geôle et comme spectre, comme neige et comme voile, comme lait et comme aubier. C'est bien un prisme, mais un prisme d'images fugitives et brillantes. Sa transparence semble appeler une moire de représentations. Et de même, s'y esquisse tout un jeu d'intentions et de mouvements qui en font un espace d'aventure intérieure. Le quartz est selon les moments scansion et volonté, balise d'un temps immémorial, architecture de lumière et quête du centre inaccessible. Ce paysage spirituel, on y reconnaît sans peine celui même auquel aspire Caillois, projeté dans l'inerte matière par le jeu de ses métaphores.

Faut-il donc renoncer à toute vérité de la parole, et conclure à l'inanité de l'entreprise de Caillois ? Il me semble plus juste de créditer la parole d'une vérité plus complexe, dont Caillois s'est lucidement approché. Inapte à mimer purement et simplement les choses du monde, la parole porte la trace du sujet qui la profère. Toujours sa signification pivote entre sujet et objet. Mais par là elle traduit les conditions réelles de notre relation aux formes naturelles. Dès lors, n'est-il pas légitime de « recourir à des mots amphibies, à des vocables pivots, à double, à multiples sens, dont les résonances et les analogies émettent des échos qui se répercutent entre eux avant de s'évanouir » 24. On est surpris de lire sous la plume de celui qui dénonça si véhémentement les impostures de la poésie une telle profession de foi poétique. Mais, ce style biseauté, d'inspiration quasi mallarméenne 25, n'est-il pas au fond celui qui est le mieux adapté à

24. he fleuve Alphêe p. 206. 25. La poetique mallarmeenne qui décrit I effet du dispositif poetique comme « trainee de feu sur des pierreries » (« Crise de vers ») semble être naturellement retrouvée par Caillois dès lors précisément qu'il s'agit de dire les pierres.

70

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 14: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

Forme , informe, difforme

l'écriture des pierres ? Ne rejoint-il pas l'ambiguïté même de l'objet qui, dans la conscience du sujet, oscille entre deux statuts : l'irréductibilité d'un Autre absolu et l'identité du Même ? Pour accéder à une telle écriture, il aura fallu abdiquer pour partie le projet de l 'Esthétique généralisée. A cet égard, une évolution est sensible de Pierres à Pierres réfléchies. Le premier recueil se veut fidèle à l'objective insignifiance des minéraux. Certes, il n'évite pas les projections imaginaires. Mais, il prétend à leur annulation par la force d'une décision souveraine. Ainsi Caillois peut-il écrire à propos des agates :

Je compte à rien tout ce que sait identifier dans ces ombres une imagination éperdue ou joueuse qui y projette un peuple de simulacres : des tours, des dieux , des monstres, des cheminements de caravanes sous les palmes des oasis. Je regarde ces dessins comme ils étaient au matin des âges, quand rien n'existait qu'eux... (p. 40). Une opération de soustraction mentale suffirait donc à dissiper les

mirages qui brouillent la vision pure de l'agate. Le paradoxe est que cet effacement suppose encore un opérateur et qu'on ne saurait donc compter sur lui pour en revenir « au matin des âges », quand rien d'autre n'existait qu'un jeu de formes vides de sens. L'espoir de Y Esthétique généralisée a toutes chances d'être déçu. De fait, en opérant cette césure subjective, on ne la surmonte pas, on s'expose à déployer un univers de simulacres. Effectivement, on rend inidentifiable l'ori- gine des représentations. Dès lors, elles flottent, dépourvues de tout statut de réalité. Le sujet ayant été évacué de son propre regard, il n'y a plus aucun moyen de distinguer entre projection imaginaire et perception. Cette indécision était bien faite pour attirer Caillois. Il se pourrait même qu'il se soit d'abord leurré sur les motifs véritables de son intérêt pour les pierres : bien davantage que leur altérité, sans doute inatteignable, c'est leur puissance d'illusion qui l'a constamment passionné. Qu'on se reporte par exemple, dans U écriture des pierres à l'extraordinaire photograhie du « Château » : un calcaire à dendrites y présente l'apparence d'un château hanté de silhouettes humaines maladroitement dessinées, de fougères et d'oiseaux antédiluviens. Sans doute la pierre est-elle fascinante en elle-même. Mais le texte de Caillois en redouble le mirage. Lorsqu'il écrit, par exemple,

Toute la scène est trois fois traversée par F étincelle céleste : biffée du %ig-%ag blanc de l'éclair à l'instant où il foudroie un univers dément (p. 112),

il donne pour thème à l'image le scandale de sa propre irréalité. Il renforce ainsi la fascination en projetant dans le dessin la signification d'une affirmation niée qui reflète le paradoxe de son propre regard : la scène est et n'est pas. Et de même, certaines de ses propositions comme celle-ci :

Kien ne ressemble davantage à une image (ibid). nous font basculer dans l'impossible. Car s'il est positivement vrai qu'un jeu de lignes aléatoires a produit ici l'apparence d'une image, la formulation est en même temps fausse car ce qui fait image est image, sans qu'on puisse admettre aucune relation de ressemblance entre

71

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 15: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

Roger Caillots

l'image et elle-même. Dans le regard, le simulacre est parfait ou n'existe pas. Aux paradoxes de la vision s'ajoutent ceux de la formulation qui en rend compte. Certes, il suffirait de se retourner vers le sujet dont ils émanent pour, sinon en dissiper la magie, au moins l'analyser. Un sujet anthropomorphe n'a cessé de contempler ces pierres nues, il les voit avec les Gestalten dont son regard est porteur, les rêveries et les fantasmes qui habitent sa conscience. Lorsqu'il s'efforce à les décrire, il nous donne à lire le tout de sa vision. Ce qu'il appelle « pierres » c'est cet ensemble indémêlable de formes minérales et mentales.

Il n'est pas sûr que Caillois ait clairement compris que c'était une volonté aveugle de désubjectivation qui entretenait en lui la force du vertige. Mais il a, je crois, de mieux en mieux admis qu'il était captivé, dans son regard sur les pierres, par le caractère irrésistible de la projection imaginaire. Pierres réfléchies témoigne, par son titre même, de cette maturation du propos. Et bien des remarques prouvent que Caillois s'y distancie de son projet initial de voir les pierres comme au premier matin du monde. Il s'y montre attentif à suivre les revirements de sa pensée. Et il y trouve la possibilité d'un dénudement progressif, d'une ascèse de la signification dont l'écriture est l'instrument privilé- gié. Ainsi en ce passage où Caillois réfléchit sur son identification de simulacres d'équerres et de compas dans une tranche de calcédoine :

Les repères laconiques qui m'ont alerté n'ont pu prendre sens qu'après F architecture. Ils n'exprimaient rien auparavant. Je récuse en eux la signification usurpée et posthume que leur a prêté ma naïveté surprise. Mais voici que, démasqués et rendus à leur roture, ils m'émeuvent par l'excès de vide où j'aperçois soudain qu'ils sont relégués (p. 76). Le simulacre est successivement perçu, dénoncé, et réduit. Tout

l'exercice poétique consiste désormais à maintenir le regard dans une fragile vacuité de sens. Mais cette vacuité n'est plus attribuée à la spontanéité d'un regard premier atteignant d'emblée la virginité des apparences. Elle est le résultat d'un travail de la pensée sur elle-même, travail où la pensée doit beaucoup retrancher à elle-même jusqu'à dissiper toute prétention au sens. Mais n'est-ce pas encore une voie (non plus théorique et positive, mais poétique et négative) qu'em- prunte Caillois pour opérer sa dissolution subjective ? Au terme de son itinéraire, il ne viserait plus à s'assimiler au monde en une forme d'extase matérielle, mais à disparaître dans l'anéantissement de signifi- cations convoquées puis dénoncées comme illusoires. Ainsi, c'est bien le texte, et non plus la pierre, qui devient le lieu de la disparition. L'aspiration à l'invisible prend pour champ non plus l'eau du cristal mais le vide du sens.

J'ai voulu montrer, sur l'exemple de Caillois, les paradoxes auxquels exposait une « esthétique généralisée » ou encore non subjec- tive. Ces paradoxes, Caillois aurait été bien en peine de les résoudre sans revenir sur ses présupposés. Mais en les maintenant jusqu'au cœur de sa perception, en en tirant toutes les conséquences imaginaires possibles, il a su donner consistance à un monde de simulacres, et parfois même en dépasser la fascination. Cependant c'est sa théorie, du

72

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 16: FORME, DIFFORME, INFORME || ROGER CAILLOIS : ESTHÉTIQUE GÉNÉRALISÉE OU ESTHÉTIQUE FANTÔME ?

Forme , informe, difforme

même coup, qui, est apparue comme la construction fantastique qu'elle était depuis le début, sous ses alibis rationalistes : une esthétique fantôme, hantée par le sujet qu'elle exclut, et qui spectralise l'ensemble des formes du réel. Plus encore qu'une aventure individuelle, il faut peut-être y voir un signe des temps. Par une voie inverse, la généralisation esthétique moderne (celle par exemple du surréalisme rejeté par Caillois) aboutit en effet à des résultats analogues. Elle ne procède pas d'un naturalisme impersonnel mais d'une extension de la relation esthétique à virtuellement toutes les formes du monde. Elle ne pose pas l'existence d'une nature artiste en toutes ses façons, harmo- nieuses ou chaotiques, mais plutôt celle d'un art auquel aucune forme ne saurait échapper, et qui rend indiscernable la frontière du concerté et du hasardeux. Ainsi ces deux gestes, fondés sur une même désub- jectivation de l'art, nous introduisent-ils à un identique monde de simulacres : monde regardé par personne, où forme et informe cessent d'être perçus contradictoirement.

73

This content downloaded from 193.105.154.127 on Sat, 14 Jun 2014 04:17:42 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions