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~ Voilà près de quarante ans qu'Ariane Mnouchkine dirige le Théâtre du Soleil. Avec toujours la même fougue, le même idéalisme, elle ne cesse d'interroger notre époque. C'est le sort des réfugiés qui l'inspire aujourd'hui (lire notre reportage page 12). Rencon- tre avec un modèle d'artiste engagée, dérout ante, provocante, maisjamais dogmatique. 8h45, un vendredi de décembre à la Cartoucherie de reculé, ils discutent de leur travail en regardant les vidéos Vincennes. Temps froid. Et gris. Sur la façade du Théâtre de leurs improvisations de la veille. Là-bas, dans la vaste du Soleil, un drapeau bleu-blanc-rouge claque au vent. cuisine, ils épluchent en bande des kilos de légumes Tout alentour semble désert et vide. Encore endormi. pour le déjeuner. Et partout des acteurs- aveurs en bottes Pourtant, à peine poussée la porte de l'antre d'Ar iane d'égoutier nettoient le sol à grande eau. Mnouchkine, apparaissent dans un immense hangar Une ruche. D'une activité saisissant e à cette heure techniciens et comédiens affairés, emmitouflés dans matinale où tous les comédiens de l'Hexagone dorment de chaudes tenues de travail, pl utôtjeunes et souriants, encore, et qui ne cessera que vers 23h3O, quand seront accueillants . Ils viennent des quatre coins du monde: achevées les dernières répétitions. " L .argent public que trente-cinq nationalités et vingt-deux langues pour une nous recevons du ministère de la Culture -et qui vient troupe de quatre-vingts personnes. Les voix bruissent souvent de gens qui ne vont même pas au théâtre -ne gaiement, ce jour-là, avec de jolis accents . Les uns cogi- nous est tout de même pas donné pour travailler tr ente- tent sur les décors du spectacle prévu pour le 15 février cinq heures Que/Je etite entreprise pourrait s'enorgueil- prochain, Le Dernier Caravansérail (Odyssées) ; d'autres lir en France d'avoir, comme nous, 7, 7 millions de sub- sont à leur table de maquillage, imaginant et dessinant ventions Il faut quotidiennement se rappeler que nous les traits de leurs futurs p ersonnages. Ici, dans un coin bénéficions d'un immense privilège, éviter les gaspillages, 6 Télérama n°2764 -1.. janvier 2003

France Theatre Politque Ariane Mnouchkine

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Voilà près de quarante ans qu'Ariane Mnouchkine dirige le Théâtre du Soleil. Avec

toujours la même fougue, le même idéalisme, elle ne cesse d'interroger notre époque.

C'est le sort des réfugiés qui l'inspire aujourd'hui (lire notre reportage page 12). Rencon-

tre avec un modèle d'artiste engagée, déroutante, provocante, maisjamais dogmatique.

8h45, un vendredi de décembre à la Cartoucherie de reculé, ils discutent de leur travail en regardant les vidéosVincennes. Temps froid. Et gris. Sur la façade du Théâtre de leurs improvisations de la veille. Là-bas, dans la vastedu Soleil, un drapeau bleu-blanc-rouge claque au vent. cuisine, ils épluchent en bande des kilos de légumesTout alentour semble désert et vide. Encore endormi. pour le déjeuner. Et partout des acteurs- aveurs en bottesPourtant, à peine poussée la porte de l'antre d'Ariane d'égoutier nettoient le sol à grande eau.Mnouchkine, apparaissent dans un immense hangar Une ruche. D'une activité saisissante à cette heuretechniciens et comédiens affairés, emmitouflés dans matinale où tous les comédiens de l'Hexagone dormentde chaudes tenues de travail, plutôtjeunes et souriants, encore, et qui ne cessera que vers 23h3O, quand serontaccueillants. Ils viennent des quatre coins du monde: achevées les dernières répétitions. " L .argent public que

trente-cinq nationalités et vingt-deux langues pour une nous recevons du ministère de la Culture -et qui vienttroupe de quatre-vingts personnes. Les voix bruissent souvent de gens qui ne vont même pas au théâtre -negaiement, ce jour-là, avec de jolis accents. Les uns cogi- nous est tout de même pas donné pour travailler trente-tent sur les décors du spectacle prévu pour le 15 février cinq heures Que/Je etite entreprise pourrait s'enorgueil-prochain, Le Dernier Caravansérail (Odyssées) ; d'autres lir en France d'avoir, comme nous, 7, 7 millions de sub-

sont à leur table de maquillage, imaginant et dessinant ventions Il faut quotidiennement se rappeler que nousles traits de leurs futurs personnages. Ici, dans un coin bénéficions d'un immense privilège, éviter les gaspillages,

6 Téléraman°2764 -1.. janvier 2003

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Ariane Mnouchkine.

" Il faut se donner

avec enthousiasme

quotidiennement.Je ne comprends pas

comment on peut

travailler dans une

atmosphère cynique

et goguenarde. "

et se donner avec enthousiasme. Je ne comprends pascomment on peut travailler dans une atmosphère cyni-que et goguenarde », s'exclame avec une énergie iné-

branlable Ariane Mnouchkine, 63 ans, l'épaisse tignassegrisonnante, le sourire enjôleur et l'autorité irrésistible.Malgré une vilaine grippe, elle dort dans une fraîchechambre nichée sous les toits, histoire de rest~r lapremière à l'ouvrage, et la dernière couchée. Elle a lemêm~salair~que tous les autres -1677 euros n~ts -

sans aucun supplément de chef de troupe-metteur enscène. Elle affirme crânement que la cohérence du

groupe est à ce prix. L'argent n'est pas son souci.Bientôt quarante ans -le 29 mai 1964 .,.que la ma-

triarche du Soleil a fondé sa troupe légendaire aux prin-cipes miraculeusement inchangés: faire un{héâtre depure poésie, mais toujours plus vrai que vrai. Et qui criele monde avec tant de force qu'il nous incite à le Chan-ger, ne serait-<:equ'en transformant notre regard sur les

événements, les gens. Si stylisés qu'ils soient, les spec-

tacles du Soleil ont toujours été des spectacles enga-gés Ariane Mnouchkine n'hésitantjamais à militer per-

sonnellement pour aider les créateurs en butte auxdictatures d'Amérique du Sud et de l'Est, participer à

une grève de la faim en 1995 contre les massacres

en Croatie et prendre la tête en 1996 d'un collectif d'ar-

tistes en faveur des Africains sans papiers,

Depuis son installation à la Cartoucherie en 1970,

depuis L'Age d'or, surtout, en 1975, elle n'a cessé d'in-

terroger son temps, Dût-elle passer par Shakespeare

(Richard Il, La Nuit des rois, Henry IV) et la tragédie

grecque (Iphigénie à Aulis, d'Euripide, et la trilogie d'Es-

chyle) pour comprendre comment les meilleurs dra-

maturges rendaient compte de l'Histoire, et comment

elle-même, aidée de la romancière Hélène Cixous, devrait

raconter L Histoire terrible mais inachevée de Norodom

Sihanouk, roi du Cambodge (1985), la sanglante par-

tition de l'Inde dans L Indiade ou l'Inde de leurs rêves

(1987-1988), l'horreur des inondations en Chine dans

Tambours sur la digue (1999), Et côté français, la tra-

gique affaire du sang contaminé dans La Ville parjure

ou le Réveil des Erynies (1994), le problème des sans-

papiers dans Et soudain des nuits d'éveil (1997-1998),

C'est encore le problème des réfugiés qu'elle veut évo-

quer dans Le Dernier Caravansérail (Odyssées), Mais

avec pudeur, respect, Ariane Mnouchkine ne veut sur-

tout pas faire théâtre du malheur des autres, ~

Têlêrama n" 2764 -3.~ ianvler 2003

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~ les choses aillent mieux sur terre, à ce qu'adviennent une

meilleure fraternité, une plus grande égalité -, mais l'idéa-lisme semblait obscène et imbécile à une époque soixante..

huitarde où régnait l'idéologie et où l'on refusait la rigueur,

la discipline, l'écoute de l'autre que tout idéalisme exige...

Alors on a cherché à confondre les termes... Mais je ne

me suis jamais sentie gauchiste, ni d'ailleurs soixante..

huitarde Il y avait à boire et à manger dans Mai 68

-beaucoup d'amour, pas ma.fde haine -, tout le monde

a perdu la boule. Pas moi. Je n'ai jamais occupé l'Odéon,

je ne supporte pas l'irrespect des vrais maîtres, j'ai dé-

testé les oukases des maos... Finalement, c'est vrai, j'ai

toujours eu davantage besoin d'idéal que de théorie; les

discours idéologiques, ça va un moment, et puis au détour

d'une phrase ça m'assèche le creur et je me méfie...

Télérama : De quoi vous méfiez-vous aujourd'hui ?

Ariane Mnouchkine: Du refus d'envisager certains

problèmes dans leur complexité et des dangereuses

dérives où ce manque de courage conduit. Voyez comme

il est mal vu de s'interroger sur la pomographie à la té-

lévision. Moi ça fait des années qu'en rentrant chez moi,

tard le soir, et en tombant par hasard sur ce genre d'ima-

ges -de pire en pire, soit dit en passant -, je m'indigne.

A certaines heures, je ne peux donc pas regarder ma télé

librement J'ai dû verrouiller certains accès pour ne pas

me trouver malgré moi face à des scènes de violence, de

viols, qui en tant que femme me font mal Penser en plusqu'elles servent d'unique éducation sexuelle à certains

Répétition et séancede maquillagepour le prochain

spectacle du Théâtredu Soleil, Le Det;"ie,

Caravansérail(Odyssées) .

Télérama : Vous restez une des rares artistes à don-

ner une dimension politique au théâtre. Vous sentez-vous une responsabilité personnelle ?

Ariane Mnouchkine: Si vous me demandez, par exem-

ple, si je me suis sentie responsable du score de Jean-

Marie Le Pen le 21 avril, coupable de n'avoir pas pressenti

davantage la montée du Front national, je réponds non

D'abord, je ne suis pas du genre à me jeter des cendres

sur la tête: il faudrait me prouver que les résultats n'au-

raient pas été pires si les gens de culture de tout bord

n'avaient pas été là. Après tout, les situations sont plus

catastrophiques dans les pays où il n'y a plus d'artistes

Surtout,j'ai toujours personnellement lutté contre cette

tolérance de gauchistes attardés qui a fait le lit de Le Pen.

Prenons le thème de l'insécurité: que les socialistes aient

souvent considéré ja peur qu'elle engendrait comme un

fantasme, qu'ils aient évité d'affronter le problème des

banlieues ou de l'immigration, refusé d'en discuter, est

un refus irresponsable d'écouter les autres, donc de se

colleter avec le réel. Comment admettre qu'un Etat se

démette ainsi de ses pouvoirs de protection sociale et

culturelle. de ses pouvoirs d'information aussi ? La suite

des événements s'est révélée pire avec la démission

de Jospin. Quand on casse tout, on reste pour balayer.

Télérama : L'expression" tolérance de gauchistes

attardés " étonne un peu dans votre bouche...

Ariane Mnouchkine: Pourquoi ? Mes engagements onttoujours été" idéalistes" -travailler à faire en sorte que

TÂIÂ.~_~ "o ')7~ -1M i~pn,i4. ')nn..

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.. Ariane Mnouchkine: Lentement,.. Ce problème me

hantait. En 2001, je suis partie à Sangatte avec une co-

médienne kurde qui m.a traduit les récits d'une cinquan-

taine d'hommes et de femmes qui venaient de traverser

le monde dans l'espoir d'une nouvelle vie. A leur façon,

ils avaient aussi traversé l'Histoire. Nous les avons enre-

gistrés. Puis en tournée en Australie, j'ai voulu aller voir le" camp" de Sydney, réputé nickel et confortable, mais en-

touré de barbelés électrifiés et bien pire que Sangatte,

car totalement déshumanisé, J'y ai vu des réfugiés en train

de devenir fous, des Algériens désespérés, Nous en avons

enregistré certains. Et d'autres, encore, dans ces foyers

en Indonésie où sont recueillis beaucoup d'Afghans,..

Des heures de bande, que j'ai livrées à Hélène Cixous pour

qu'elle en tire matière à écriture. On représente trop sou-

vent" les réfugiés" en tant que groupe: des hommes, le

plus souvent barbus, peu de femmes... Si on prend le

temps de leur parler individuellement on comprend qu'ils

ont tous un passé, des aventures, des amours -ils par-

lent beaucoup d'amour -et de l'humour aussi, et ce cou-rage formidable qui leur a donné la force de tout quitter :

views collectés, nous, on improvise sur le sujet. Après on

discute, on choisit et on" fixe " le travail en filmant l'impro-

visation... Pour lancer les comédiens, je leur ai indiqué

des lieux où pouvaient se passer les actions: un bateau

dans le Pacifique, un train, la route, une moto dans le

désert, une maison dans un village afghan, une cabine

téléphonique à Sangatte... Certains d'entre eux ont d'ail-leurs fait le voyage à Sangatte. Mais pas trop: il ne faut

pas coller au réel, au psychologique. Il faut transposer.

La forme du spectacle naît à partir de ce moment-là.

Télérama : C'est vous qui décidez de cette forme ?

Ariane Mnouchkine: Je donne le cadre, le principe.

Une espèce de jeu de construction. Ici, il a été pris en

charge par les comédiens avec une telle responsabilité

que ça s'est mis tout seul en scène. Ce qu'un metteur en

scène doit poser d'abord, c'est l'outil, jamais la cage.

Télérama : Comment travanler à base d'ImprovIsatIon ?

Ariane Mnouchkine: Il faut laisser avancer ceux qui

avancent, laisser apparaître les leaders. Un travail col-

lectif n'estjamais un travail égalitariste. Personne n'estsur le même plan. Chacun apporte ce qu'i1 peut. Il yale

leurs souvenirs, leur dignité... Ils ne savent peut-être pas

où est Lyon, mais ils connaissent tellement d'autres

choses Et parmi eux, il ya comme partout des bons etdes salauds, des innocents et des bandits...

Télérama : Un formidable matériau de théâtre ?

Ariane Mnouchkine: Attention, il ne s'agit pas d'utiJi-

ser la misère pour en tirer un spectacle, mais d'aider le

public à se mettre à la place des réfugiés, à se retrou-

ver dans ce grand fleuve qui s'appelle l'Histoire, pour

mieux lutter contre la barbarie. L'art est toujours une lutte

contre la barbarie. Le théâtre n'a jamais été fait pourenté-

riner le monde.

Télérama : N'y a-t-ll de grand théâtre qu'historique ?

Ariane Mnouchkine: Pour moi, oui Voilà pourquoi

j'éprouve des difficultés avec certains auteurs modernes

qui me semblent coupés du monde... Les tragiques grecs

comme Shakespeare prétendaient au contraire que toute

histoire d'amour, tout crime, toute trahison, que chaque

geste enfin que nous faisons, petit ou grand, appartient

à l'Histoire générale du monde. Et peut changer cette His-

toire. Je le crois. Pendant les guerres, combien de vic-

times ont été sauvées, parfois, par un simple regard...

Télérama : Comment naît la forme d'un spectacle ?

Ariane Mnouchkine: Les méthodes changent selon

le spectacle, le désir du spectacle. Ici, nous avons renoué

avec un travail collectif que je n'avais plus exploré depuis

L'Age d'or; peut-être parce qu'il s'agit, là aussi, d'une

création sur aujourd'hui, où tous se sentent concernés...Pendant qu'Hélène Cixous écrit, sur la trame des inter-

beaucoup de certains et le petit peu des autres. C'est

l'ensemble qui fait spectacle. Il faut laisser aller, sans

censure. Tout en gardant la responsabilité de dire" non "

aux improvisations qui ne révèlent rien, ne font rien com-

prendre. Au Soleil, avant d'établir la distribution défini-

tive, tous les comédiens répètent, improvisent tous les

rôles du spectacle: des" premiers " jusqu'aux derniers...

Après. je tranche. Je garde ainsi les possibilités de sur-

prises que peuvent apporter aux personnages des

acteurs qui ne les auraient sans cela jamais interprétés...

Télérama : Une méthode douloureuse pour ceux qui

ne sont pas choisis ?

Ariane Mnouchkine: Au théâtre, tout est douloureux...Parce qu'il faut sans cesse apprendre à lâcher prise, à

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céder, à faire le vide, si on veut recevoir. Et le plus impor-

tant n'est évidemment jamais ce qu'on donne mais cequ'on reçoit. Les comédiens sont des médiums. S'ils sont

trop volontaristes, s'ils veulent trop agir, aucune révéla-

tion ne leur parvient. Seulement il faut beaucoup d'ex-

périence, de travail pour apprendre à lâcher prise...

Télérama : Quand donc surgIt, finalement, le pur mo-

ment de théâtre ?

Ariane Mnouchkine: Toutsimplement quand naissent

sur scène l'émotion, I.a poésie, la vie. Plus vraies que vraies,

mais sans jamais être réalistes. Sinon on ne décolle pas,

on reste dans la description. Et ce n'est pas du théâtre

Télérama : C'est quoi le théâtre ?

Ariane Mnouchkine : Un espace d'apparitions. Qui vous

fait voir autrement. Peut même vous faire changer de

destin. Et ces apparitions ne seront que plus saisissantes

si elles sont stylisées dans une forme magnifique.

Télérama : Après quarante ans à la tête du Soleil, avez-

vous changé, vous que Philippe Caubère présente dans

ses one-man-show comme une mère tyrannique ?

Ariane Mnouchkine: Je ne suis pas allée voir ceux de

ses spectacles qui me concernaient, de peur de me fâcher.

Suis-je une mère tyrannique ? Et alors ? Tout groupe en-

gendre des structures quasi maternelles, même s'il est

dirigé par un homme... Nous avons construit le Théâtre

du Soleil autour de quelques principes: le devoir de ser-

vir le théâtre et non de s'en servir, l'exigence du travail à

tous les postes du navire, et avec humilité... Le jour où je

La troupe (quatre.

vingts personnes,trente-clnqnationalItés) réalise

des improvisationsà partir des récits

de réfugiésrecueillis en Australie,

en Indonésieet à Sane:atte.

n'arriverai plus à les faire accepter, où j'aurai devant moi

un univers de sécheresse, je ferai mes valises. Je ne suispas prisonnière... Quelqu'un qui dirige une troupe, c'est

quelqu'un qui unit autour de valeurs; pour moi, l'utilité

civilisatrice, éducatrice, nourricière, progressiste du théâ-

tre... Mais j'ai parfois aussi, à des moments de crise, fait

l'union" contre. moi: c'était douloureux, mais peu im-

porte, si l'union est là. Le diable pour un collectif, comme

pour un pays, c'est la division... J'ai appris à lâcher prise...

Télérama : En vous dévouant entièrement ?

Ariane Mnouchkine: Je n'aime pas ce mot Je n'aija-

mais eu l'impression de me dévouer mais de vivre une

aventure extraordinaire. Une troupe de théâtre, c'est une

des dernières expériences folles qu'il soit donné de vivre,

un peu comme les grandes expéditions du XIXe siècle.Epuisant comme ces grandes expéditions-là. Même

quand je me plains, et je me plains tout le temps, je

m'amuse beaucoup. On rit ici... C'est extraordinaire d'ar-

river au travail, parfois avec des angoisses terribles, en

se disant: qu'est-ce qui va se passer aujourd'hui, qu'est-

ce qu'on va trouver ? Qui a le privilège de ça ? Et en plus

avec des gens que j'aime, que j'ai choisis. Je ne peux pas

travailler avec des gens que je n'aimerais pas.

Télérama : Même s'ils étaient excellents ?

Ariane Mnouchkine: Ils ne pourraient pas être excel-

lents si je ne les aimais pas 8

Propos recueillis par Fabienne Pascaud

Photos: Martine Franck/Magnum pour Télérama

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