Francoise Heritier

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  • 7/25/2019 Francoise Heritier

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    Communications

    Regard et anthropologieMme Franoise Hritier

    Rsum

    Anthropologiquement parlant, le regard est l'objet d'un apprentissage pour une matrise complte de son usage au cur

    des relations sociales : il est un lieu de rapports de pouvoir. De ce fait, si le regard des hommes peut se poser sur tout,femmes comprises, celui des femmes n'a pas cette libert. D'un point de vue mtaphorique, on parle du regard sur la

    socit laquelle on appartient, c'est--dire d'une lecture intgre du modle qui la gouverne. Mais ce regard est aussi

    sous la coupe du modle, et donc porteur de points d'aveuglement.

    Abstract

    Anthropologically speaking, looking must be learned in order to completely master its use in social relations : it is the sight

    of power relations. In this way, although men's gaze can be directed upon anything, including women, women do not have

    this same liberty. From a metaphorical point of view, we talk about looking at the society we belong to, in other words,

    carrying out an integral reading of the model which governs it. But this view is also influenced by the model, and so carries

    blind spots.

    Citer ce document Cite this document :

    Hritier Franoise. Regard et anthropologie. In: Communications, 75, 2004. Le sens du regard. pp. 91-110.

    doi : 10.3406/comm.2004.2145

    http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2004_num_75_1_2145

    Document gnr le 15/10/2015

    http://www.persee.fr/collection/commhttp://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2004_num_75_1_2145http://www.persee.fr/author/auteur_comm_1046http://dx.doi.org/10.3406/comm.2004.2145http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2004_num_75_1_2145http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2004_num_75_1_2145http://dx.doi.org/10.3406/comm.2004.2145http://www.persee.fr/author/auteur_comm_1046http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2004_num_75_1_2145http://www.persee.fr/collection/commhttp://www.persee.fr/
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    Franoise Hritier

    egard et anthropologie

    (entretien

    avec

    Claudine Haroche)

    Claudine

    Haroche

    :

    Y a-t-il des anthropologues qui

    ont

    pris

    le regard

    en

    tant

    que

    tel

    comme

    objet

    d tude

    ?

    Franoise

    Hritier :

    A

    priori je

    n en connais

    pas.

    Je

    ne crois pas qu il

    y

    ait

    d ethnologue, sur une socit particulire, ou

    d anthropologue,

    pratiquant la comparaison sur

    un certain

    nombre

    de

    socits, qui

    aient travaill

    en prenant le regard comme

    objet

    central

    d intrt.

    Honntement, je

    ne

    vois

    pas. J ai

    bien en

    tte quelques

    articles...

    Je connais un texte

    d un

    nomm Barnes John ou Robert), qui

    a

    publi quelque chose sur

    la

    pupille

    dans

    une

    socit mlansienne.

    Je rassemble mes souvenirs... Il doit y

    avoir une analogie semblable

    celle

    qu on

    trouve Rome, o

    la

    pupille est

    la

    jeune

    fille.

    Il

    travaille sur

    cette

    rencontre,

    entre

    la

    Rome

    antique

    o

    la pupilla

    est

    la

    jeune fille

    et

    l lve

    et

    cette socit mlansienne

    o

    le

    mme sens

    est donn

    au mot

    pupille.

    Si je me

    souviens

    bien, il donne une

    explication fonde

    sur

    le miroir, le

    reflet

    : dans la pupille se reflte une

    image,

    et

    cette image

    dont

    on ne dit

    pas pourquoi elle

    est

    essentiellement

    fminine serait qualifie

    de

    jeune

    fille.

    Donc, pour rpondre

    cette premire question, je ne connais pas d auteur

    qui

    ait consacr

    son

    existence

    ce

    thme.

    Il existe toutefois

    des

    travaux qui se rapportent

    la discipline

    du

    regard,

    et cela

    touche

    toutes

    les

    socits

    qui

    pratiquent

    une

    ducation

    o

    on

    apprend

    aux

    enfants soit

    ne pas regarder en face,

    soit

    au

    contraire

    regarder en face. On

    trouve

    donc dans

    des

    tudes

    qui ont

    le respect

    et

    l apprentissage

    de

    la vie sociale pour thmes quelque chose qui concerne

    l vitement du regard, ou au contraire

    l obligation de

    poser

    son

    regard

    franchement

    et

    en face

    sur quelqu un,

    mais dans ce

    cas

    on se situe

    dans

    le

    registre de

    l ducation, on ne

    prend pas le

    regard pour

    objet

    en

    soi.

    Claudine Haroche

    :

    Y

    a-t-il des codes, des usages, des coutumes, des cultures

    qui, l instar des gestes, des postures, des

    contenances, gouvernent le

    regard ?

    91

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    Franoise Hritier

    Franoise Hritier

    :

    On en

    trouve

    partout. Avec tout

    un

    code

    de

    la

    sduction. Entre sexes,

    l illade

    assassine

    existe,

    y compris

    dans les

    socits

    o les

    femmes

    sont voiles. On va

    jusqu

    prtendre que le regard derrire

    le voile

    qu on

    tire

    juste

    devant le nez

    et

    la

    bouche

    prend

    alors

    une valeur

    trs

    particulire

    -

    c est

    mme

    un

    des

    lments

    qui

    sont

    mis

    en avant

    par

    les tenants

    de ce

    type

    de voile

    pour les

    femmes :

    il donnerait

    un

    regard

    beaucoup plus

    sducteur

    et

    aguicheur

    que ce ne serait le cas si on croisait

    le visage nu de cette

    femme dans la rue.

    On

    constate

    partout un apprentissage complet de

    la matrise du

    regard,

    comme en tmoignent

    nos

    expressions en franais : regard en

    coin

    ,

    regard

    en

    coulisse , regarder par

    en dessous

    , regarder

    effrontment

    ,

    regarder

    dans

    les

    yeux . On

    peut

    mettre en place une typologie

    des

    diffrents

    types de

    regard

    : quelqu un

    qui esquive

    le regard,

    qui

    cherche le

    regard...

    Claudine

    Haroche : Le regard

    sournois.

    . . le regard

    fuyant.

    . .

    Franoise Hritier

    :

    Cette typologie

    du

    regard est une typologie presque

    morale, qui

    vise caractriser l individu par

    sa posture,

    par

    sa faon

    de

    poser

    son regard. C est

    vrai dans toutes les socits. Il y a

    donc partout

    une

    ducation

    de

    la

    bonne

    manire

    de

    regarder,

    de

    se tenir, d tre,

    et

    d tre sa

    place. Cette bonne manire

    n est

    pas

    universelle,

    c est une manire

    relative

    : ainsi,

    l enfant

    d esclave, dans les socits

    qui

    connaissent l esclavage,

    ne

    regarde

    pas,

    n a

    pas

    le

    droit

    de regarder de

    la

    mme manire

    que

    le

    fils

    de

    chef. Et il convient

    de

    ne pas se tromper, parce que l erreur est

    punissable. La manire de se comporter est enregistre, commente par autrui

    et

    peut

    tre

    sanctionne. C est donc

    en premier lieu une

    affaire

    d ducation.

    Cependant, se conformer

    l ducation que

    l on

    reoit

    est

    cens

    dire

    quelque

    chose de

    la

    nature profonde de l homme.

    Cette affirmation

    peut

    paratre contradictoire avec les

    prmisses,

    parce qu une ducation n a rien

    voir

    avec la

    nature profonde de l homme,

    et

    pourtant le comportement est

    cens

    dire

    quelque chose

    de

    la nature profonde

    de

    l homme. Ou tout au

    moins,

    ce

    qui

    est

    cens

    dire

    quelque

    chose,

    ce

    sont

    tous

    les

    manquements,

    mme mineurs, mme rapides,

    la

    norme

    apprise. La

    manire

    de

    se

    comporter dit aussi ncessairement quelque chose

    des

    rapports sociaux.

    Je

    regardais tout rcemment

    un

    volume sur

    l cole

    navale, o je viens

    de

    faire

    une

    confrence ; ce

    livre est illustr par

    un dessinateur

    humoristique

    la manire d Uderzo. On y voit

    un

    dfil

    de

    l cole navale

    o

    tous

    les lves

    officiers marchent au pas devant l amiral

    et les

    officiers ; il y en

    a un

    qui

    est curieux, c est la premire

    fois

    qu il voit

    l amiral,

    et donc, au

    lieu

    de

    regarder droit devant lui, il a le regard en coulisse au moment o il

    passe, parce

    qu il

    veut

    profiter

    de l occasion pour

    voir

    celui qu il

    ne

    verra

    92

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    Regard

    et

    anthropologie

    pas souvent. C est drle parce

    que

    c est prsent avec humour,

    mais c est

    une

    faute

    selon le

    code

    de

    la discipline

    :

    il ne

    devrait absolument

    pas

    profiter de

    la situation en

    l occurrence, dfiler devant

    l amiral pour

    se

    rincer l il

    , comme

    on

    dit. Tout

    comme les

    gardes devant

    Buckingham

    Palace

    :

    c est

    un

    des

    plaisirs

    des

    touristes

    que

    d essayer

    de

    faire

    vaciller

    leur

    regard, alors

    qu ils

    doivent

    regarder droit

    devant eux. Ce

    plaisir

    touristique

    occupe

    consciemment le

    terrain de

    la provocation pour faire

    vaciller l ducation

    de l autre.

    Il est bien vident

    que

    si quelqu un est au

    garde--vous, avec interdiction

    de

    regarder sur le ct,

    faire

    clater

    un

    ptard pour l obliger

    tourner

    la tte, tourner le

    regard,

    c est

    de

    la

    provocation pour vrifier

    sa

    force d me. C est

    dans

    ce sens

    que la

    tenue du

    regard dit quelque chose

    de

    l individu.

    Claudine Haroche

    :

    Cest

    donc

    un

    lieu

    de

    rapports

    de pouvoir,

    de

    rapports

    deforce, et

    de

    rapports

    de domination.

    Il y a une autre

    question

    que je souhaite

    vous

    poser en fonction

    de

    vos

    travaux :

    en quoi

    le

    regard serait-il

    li

    au masculin et au fminin ? une

    attitude

    active ou passive ?

    Franoise Hritier: Je dirais

    d abord qu il est

    li

    la

    notion de

    personne et, en ce sens, il est relatif au masculin

    et

    au fminin. Une personne

    est quelqu un qui

    gre son

    propre

    corps. Mais

    les

    femmes

    ne sont pas des

    personnes au mme titre

    que

    les hommes

    quand

    elles

    n ont

    pas la matrise

    de

    leur

    corps

    ainsi,

    dans

    la

    plupart

    des

    socits

    o

    elles

    n ont

    pas

    accs

    i

    la contraception. Le droit la contraception est mes yeux le grandi

    rvlateur

    de

    la notion

    de personne ;

    c est

    lui qui

    donne la femme le

    droit

    d tre reconnue comme tant

    une

    personne.

    La personne

    est quelqu un qui

    a

    la matrise

    complte de son corps,

    l intrieur du

    code

    de bonne

    conduite. Poser

    son regard

    dans les limites de

    la

    bonne conduite, c est ne pas

    chercher systmatiquement

    offenser,

    forcer,

    regarder ce qu il ne faut

    absolument

    pas

    voir.

    Mme un chef

    ne

    peut regarder, un certain nombre d objets sacrs. condition

    de s en

    tenir

    la

    rgle,

    l homme

    est

    celui

    dont

    le

    regard peut

    se poser

    sur

    tout,

    y

    compris sur les

    femmes.

    Alors que les

    femmes sont celles dont le regard ne

    peut se poser

    que sur

    fort

    peu

    de choses,

    et en tout cas jamais

    librement

    sur

    les hommes. Le seul regard libre

    qu elles

    peuvent porter

    sur

    les

    hommes,

    c est celui que la mre porte sur ses fils, la sur

    sur

    ses

    frres

    et

    encore,

    pas

    toujours;

    ce n est

    certainement

    pas le regard

    libre sur tout

    homme.

    Ds

    qu il y

    a

    un

    regard libre, on

    se trouve dans un rapport

    d galit,

    or,

    ce

    rapport

    d galit

    tant refus aux femmes, le regard

    libre d une

    femme

    sur

    un homme est

    peru

    par

    lui comme

    un

    regard

    d obscnit, de convoitise,

    d aguichement,

    comme

    un

    regard

    marqu sexuellement.

    93

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    Franoise Hritier

    C est

    l

    peut-tre

    qu on

    retrouve

    la

    notion de pupille, savoir

    que

    le

    regard

    est

    l apanage du

    sexuel.

    Claudine Haroche

    : C est

    trs

    intressant

    parce

    que cela

    touche

    fondamentalement

    la

    question

    de

    la

    libert

    et

    de

    l galit.

    Je

    pensais,

    en vous

    coutant, aux travaux

    sur

    la culture mditerranenne, enparticulier ceux

    de

    Pitt-Rivers sur l honneur, l orgueil, la fiert.

    S agirait-il

    finalement toujours

    d idaux

    de

    matrise ?

    Franoise

    Hritier: Oui,

    des

    idaux

    de

    matrise et

    de

    sauvegarde

    de

    cette matrise. L honneur n est pas

    seulement

    une ide temporaire, c est

    quelque

    chose qui

    prexiste

    l individu, qu il doit garder

    et

    qu il doit

    transmettre. C est

    une

    valeur intemporelle.

    La

    matrise,

    c est

    celle de

    l individu

    sur

    une valeur intemporelle,

    qu il

    tient

    de

    ses

    anctres

    et

    qu il

    doit

    transmettre.

    Claudine Haroche

    :

    Dans votre

    propre recherche,

    avez-vous rencontr, et

    sous

    quelle forme,

    la

    question du regard ?

    Je pense ici

    vos travaux

    sur la

    violence, l inceste.

    Franoise Hritier : J utilise la

    notion de

    regard

    de

    faon mtaphorique.

    Je me rends compte

    que

    je l utilise assez frquemment,

    d une

    manire

    qui

    serait srement critiquable par

    des puristes, parce que j en

    parle comme

    d une

    faon

    d tre

    collective,

    culturelle

    en

    fait.

    Chacun dispose

    d une

    manire culturelle d apprhender

    les donnes objectives du

    milieu

    dans

    lequel il se

    trouve,

    nous avons

    tous un

    regard sur notre propre socit.

    On peut postuler

    que

    chacun

    de

    ces regards est

    diffrent

    : c est l optique

    diffrentialiste ; mais il y a aussi une optique universaliste, qui est plutt

    la

    mienne.

    Non pas

    que

    l individu

    ne

    puisse

    avoir

    un

    regard

    personnel,

    mais je prtends

    que

    si

    nous

    avions le recul suffisant, une capacit

    d intel-

    lection suffisante,

    nous

    serions

    mme

    de dceler, sous

    la

    bigarrure de

    chacune des

    visions particulires, un

    ensemble qui est extrmement

    compact,

    presque

    ferm.

    C est

    vrai

    pour

    une

    mme culture.

    C est

    vrai

    aussi,

    plus largement,

    pour

    ce qui est

    du

    modle

    archaque

    de

    la

    domination

    masculine, dont je peux montrer qu il est le mme dans toutes les socits

    du

    monde, ou presque.

    Claudine Haroche

    :

    Y aurait-il ainsi

    un

    certain nombre

    de

    traits

    permanents

    ?

    Franoise Hritier :

    Oui, et

    mme

    chez

    ceux qui

    pensent

    ne plus

    les

    avoir,

    en tre exempts. Cela peut tre trs subtil.

    Je

    prendrai

    un exemple

    dont la

    94

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    Regard et anthropologie

    subtilit est langagire : le Tribunal pnal international de Rome, il y a

    quelques annes, a dcrt

    que

    la

    grossesse force

    en temps

    de guerre

    tait un

    crime contre l humanit. On pourrait penser lgitimement

    que

    c est un

    changement

    de regard : le viol

    reconnu

    comme un crime contre

    les

    femmes,

    et

    la

    grossesse

    force

    comme

    un crime

    contre

    l humanit.

    Mais

    la

    faon

    dont

    l argument

    est exprim

    montre

    qu en

    fait la

    cour

    croit la mme

    chose

    que les assaillants qui font

    subir

    une

    grossesse force des femmes

    d un

    autre camp. Cet acte barbare correspond en

    effet

    la conviction que c est

    l homme, par le sperme, qui dfinit

    la nature complte

    de l'enfant, y compris

    sa nature la plus idologique,

    puisque

    c est mme sa religion qui est

    transmise. Ainsi,

    les

    musulmans veulent faire porter des petits musulmans des

    femmes chrtiennes,

    et les

    chrtiens

    veulent faire porter

    des petits chrtiens

    des femmes musulmanes, comme pendant

    la

    guerre

    d Espagne les

    franquistes

    voulaient

    faire porter

    des

    petits

    franquistes

    -

    dans

    ce

    cas,

    l enjeu

    n tait pas

    la

    religion mais l opinion politique

    des femmes rpublicaines.

    On

    trouve

    l ide,

    partage

    par la

    femme

    elle-mme,

    sa

    famille,

    et

    non

    pas seulement par

    l assaillant, que

    l enfant qui

    va

    natre n est pas un

    enfant, tout simplement.

    Non, tous le voient d emble

    comme cet ennemi

    qui a t mis chez eux par le sperme

    du pre.

    Or le Tribunal

    pnal

    international

    dclare explicitement que c est

    un

    crime

    contre l humanit

    de

    vouloir transformer

    la

    nature ethnique d une population en faisant faire

    des

    femmes

    des

    enfants

    d une autre

    couleur ethnique

    et religieuse que la

    sienne.

    Il vhicule

    donc

    le mme message

    et

    la mme croyance.

    Claudine Haroche

    :

    Cela

    a

    quelque chose

    de profondment

    choquant et

    subtil.

    Franoise

    Hritier

    :

    Changer

    le regard,

    c est quelque

    chose

    qui est

    extrmement difficile. Cela suppose

    de

    changer la comprhension

    globale

    du

    monde

    que tout

    un chacun vhicule,

    et

    qui

    lui

    vient de

    sa

    toute

    petite

    enfance

    et

    de

    toutes les

    influences

    qu il

    a subies,

    ce qui

    revient

    dire que

    le regard

    qu on

    porte

    sur les

    choses, mme si on le croit nu

    et

    brut, ne l est

    jamais

    :

    il

    est

    toujours charg.

    Le

    gosse

    de

    douze

    ans,

    en

    banlieue,

    qui

    viole

    une fille en groupe, mme s il

    croit

    qu il

    est

    lui-mme son

    propre

    acteur, en fait il rinvente, il se rapproprie, avec l aide des autres, dans

    ces

    moments d euphorie

    collective, un

    message qui vient

    de

    loin.

    Claudine Haroche

    : // s agit donc toujours de modles de comportement,

    depuis

    la

    toute petite enfance.

    Franoise

    Hritier : Modles

    de

    connaissance et modles de

    comportement. Il serait

    intressant de

    savoir quoi

    ragissent ces

    individus dont on

    95

  • 7/25/2019 Francoise Heritier

    7/21

    Franoise Hritier

    dit

    qu ils

    sont en permanence

    amnsiques.

    Ils

    ont

    perdu

    la

    mmoire

    de qui

    ils sont, de qui sont

    les

    gens

    qui les

    entourent,

    des itinraires,

    des

    lieux,

    peut-tre

    de

    l usage d un certain nombre de choses,

    mais

    je

    n ai jamais

    entendu dire qu il leur

    ait

    fallu rapprendre manger, se servir

    d un

    couteau, d une

    fourchette,

    d une

    cuillre;

    que

    les

    gestes ordinaires,

    se

    laver, s habiller, ils

    les

    aient perdus

    aussi. Il existe

    donc

    des empreintes,

    des

    dressages,

    qui

    restent. Et ce

    que je me

    demande

    c est

    si,

    au-del des

    empreintes du dressage

    physique,

    il

    y a

    des empreintes de dressage

    intellectuel

    et

    moral qu on

    subit ds l enfance,

    et

    si elles restent,

    indpendamment

    de

    l amnsie qui,

    elle,

    porte

    sur

    le temps

    qui

    passe,

    les

    compagnons

    et

    l entourage physique

    du

    sujet.

    Claudine Haroche

    :

    Ne pensez-vous pas

    que cela

    pose

    la

    question du

    rapport

    entre

    le

    regard

    et

    le

    geste

    ?

    Je

    ne

    sais

    pas

    si

    vous

    avez

    suivi

    aux

    tats-

    Unis les questions de harclement, de harassment, mais il y a quelques

    annes les Amricains

    ont

    commenc lgifrer je crois d ailleurs qu ils

    ont continu

    sur

    la

    question

    du regard, sur le

    visual

    harassment, le

    harclement visuel : cela constituait une intrusion injustifiable dans

    la

    sphre

    prive, le

    fait

    de

    ne pas tre

    libre de son

    regard. Mais, dans

    le

    mme

    temps,

    comment

    supporter

    des formes de regard

    mprisantes au point

    de rendre

    l autre transparent, de le

    nier en dfinitive ?

    Franoise

    Hritier

    :

    L,

    en

    l occurrence,

    c est

    un

    problme

    d ducation.

    C est vrai

    qu on garde l ide que

    le harclement

    visuel

    s exerce

    dans

    le

    domaine

    sexuel, mais

    il existe de

    fait

    dans d autres

    domaines.

    Le regard

    de mpris, ou le regard

    de

    superbe ignorance que

    l on

    peut poser sur les

    autres, comment va-t-on l appeler,

    celui-l

    ?

    Claudine Haroche

    : Ne

    pensez-vous

    pas que

    c est

    du

    harclement

    moral

    ?

    Quand on a commenc

    parler

    du harclement, on a eu tendance ne

    parler que du

    harclement

    sexuel.

    Or

    j ai toujours

    pens

    que la

    question

    du

    harclement

    tait une

    question cruciale,

    en ce

    qu elle

    tait

    lie

    la

    question

    des

    droits moraux.

    Rousseau

    avait

    voqu la question de

    l

    ingalit

    morale ,

    qui

    est reste peu travaille.

    Franoise

    Hritier

    : C est

    tout

    fait

    juste.

    Je

    parlais tout

    l heure de la

    notion de personne en

    disant

    que

    les femmes

    n ont

    pas t considres

    comme des personnes part entire, jusqu

    nos

    jours. Elles commencent

    l tre, dans nos socits occidentales,

    grce

    la

    contraception

    et

    une

    srie

    de

    mesures

    qui ont

    t

    prises ;

    il y a eu une

    volution, et

    une volont

    juridique de

    changement. Le refus de reconnatre

    une

    personne

    dans

    96

  • 7/25/2019 Francoise Heritier

    8/21

    Regard

    et

    anthropologie

    l autre peut toucher aussi les gens

    de

    couleur, les pauvres, les jeunes, les

    vieux,

    hommes et

    femmes

    confondus. Cela se

    traduit

    toujours par

    le

    dni

    de

    regard. Il y a un roman

    amricain,

    absolument fantastique,

    de

    James

    Ellroy

    je crois, qui raconte

    l exprience d un

    journaliste qui veut savoir

    ce

    que

    c est

    qu tre

    dans

    la

    peau

    d un

    Noir.

    Il va

    se

    fabriquer

    une

    identit

    noire. Et

    du

    jour au lendemain il dcouvre qu il n existe plus : il est

    devenu

    invisible.

    Il passe

    sur

    le

    trottoir,

    et aucun

    regard

    ne se

    pose sur lui.

    Toutes ses

    certitudes

    s effondrent.

    Il est invisible

    et

    son regard

    n a

    plus

    d importance. Cet

    homme

    finit par se

    terrer

    dans des caves,

    parce qu il

    n arrive

    plus

    vivre. Il ne

    trouve

    pas

    de

    travail

    et,

    comme il veut jouer le

    jeu

    jusqu au bout,

    il

    en arrive

    pratiquement

    la

    mort,

    du

    fait de son

    invisibilit.

    C est

    ce que

    disent

    souvent les immigrs

    :

    en dehors

    de

    leur

    collectivit,

    trs

    souvent ils

    ont

    le sentiment

    que

    personne ne les voit vraiment,

    en

    tant

    que

    personnes

    physiques relles.

    Claudine Haroche

    :

    Cela

    renverrait-il fondamentalement

    la

    question

    de

    l existence, du

    sentiment

    d existence ?

    Franoise Hritier

    :

    Le sentiment d existence

    nous

    est donn, ou plutt

    il 1 1

    est valid, par le regard

    d autrui. Vivre

    avec quelqu un qui ne

    vous regarde \

    V

    plus, qui ne

    vous regarde

    pas, qui fuit votre

    regard,

    c est presque pire que

    de

    vivre avec quelqu un qui ne

    vous parle plus.

    Claudine

    Haroche :

    Vous

    disiez

    que

    vous aviez tendance prendre

    la

    question du regard dans

    un

    sens mtaphorique.

    Pourrait-on la prendre

    aussi

    par le biais de l observation

    du corps,

    des signes, des expressions ?

    Franoise Hritier : Dans la faon

    mtaphorique de

    parler du

    regard,

    il

    s agit

    d une manire, incarne

    dans

    chacun, de

    ce

    qu on

    appelle un

    systme

    de

    reprsentations . Mais il ne s agit pas du systme

    de

    reprsentations

    d une

    socit

    en

    son

    entier.

    Le

    regard,

    c est

    un

    peu

    une focale. Mme

    si

    je ne

    m'y connais pas

    en photographie, je suppose

    qu il y a

    une

    manire

    d ajuster, de rapprocher, d loigner, de

    centrer,

    de viser

    diffrents

    points,

    qui correspond ce

    qu on appellerait

    le regard individuel l intrieur

    d un systme

    de reprsentations plus

    global. Le

    regard

    suppose

    un Ego,

    quelqu un qui regarde,

    et

    ce quelqu un, ce peut tre une personne, un

    groupe,

    un

    collectif, une

    socit

    tout

    entire,

    mais

    cela

    suppose toujours

    une

    focale

    particulire. De ce point

    de vue,

    le

    regard

    est doublement un

    objet

    ethnologique : c est la

    fois notre

    propre regard d ethnologue,

    centr, focalis,

    et que

    nous pouvons centrer sur le

    regard

    des autres,

    et la

    manire

    dont eux-mmes focalisent

    et

    centrent

    sur

    l objet-monde

    qui les

    entoure.

    97

  • 7/25/2019 Francoise Heritier

    9/21

    Franoise Hritier

    Claudine Haroche

    :

    Est-ce

    que vous

    ne

    pensez pas que

    a

    pose la question

    aussi des continuits, de

    l individuel au

    collectif

    et

    du

    littral au

    mtaphorique ?

    Franoise

    Hritier

    :

    Bien

    videmment.

    La

    chose

    achoppe

    sur

    le

    plan

    du

    passage

    de l individuel

    au collectif.

    Quand. on dit par

    exemple

    qu une

    socit a

    choisi

    c est

    un

    trs mauvais

    terme,

    j utilise

    plutt

    l expression laiss venir existence un mode particulier d tre

    dans

    un

    domaine particulier filiation, systme de normes, systme d appellations,

    etc.),

    il

    ne

    peut s agir rellement d un choix dans la

    mesure

    o

    choisir

    implique la conscience claire des

    diffrentes

    possibilits offertes : on a un

    ventail

    de deux, trois,

    quatre, cinq, six possibles

    et

    on en prend un en

    toute

    connaissance

    de

    cause. Or il n'y a

    jamais

    eu de socit o

    un

    individu

    responsable

    se

    serait

    dit

    :

    Nous avons

    le

    choix

    entre

    six

    systmes

    de

    filiation,

    on va

    prendre

    celui-l, car c est

    le plus commode.

    Comment

    le

    systme de filiation est venu

    existence,

    personne ne

    peut le dire. Et

    pourtant

    il

    y a

    quelque part

    un sujet collectif,

    qui

    transmet le discours,

    qui

    transmet les convictions. Parce que, s il n'y avait pas ce sujet collectif, on

    n observerait pas l existence

    de

    ces

    modles

    (dont le

    modle

    archaque de

    domination

    masculine) qui

    fonctionnent admirablement

    et que chacun

    intriorise. Comment faire pour

    passer

    de l individuel au collectif? On est

    toujours pris -

    c est

    l un

    des problmes cruciaux de

    la sociologie,

    de

    l'ethnologie,

    et

    de

    la philosophie aussi, je suppose entre l ide de

    libert

    individuelle

    et

    celle

    de contrainte

    sociologique

    collective.

    Toute

    vie

    procde

    de

    la liaison

    entre

    les

    deux.

    Mais, mme

    si

    on

    est

    libre

    en

    esprit (la

    libert

    en

    esprit,

    nul ne peut la nier), il n est pas

    vident

    que

    cette libert

    ne soit

    pas elle

    aussi contrainte

    par un

    certain nombre

    de

    cadres qui font que

    l imagination nous

    fait dfaut

    pour concevoir

    des

    choses

    possibles

    et

    effectivement

    pensables

    mais qui n ont pas encore t penses par

    qui que

    ce

    soit.

    Claudine Haroche

    : // y aurait toujours,

    autrement

    dit, une gnalogie

    des

    formes

    de

    pense.

    On

    le

    voit

    dans

    la

    peinture

    : Picasso,

    qui

    a

    t

    un

    grand innovateur, a

    t

    trs influencpar

    Puvis de

    Chavanne.

    .

    Franoise Hritier : Les peintres sont soumis

    d une

    certaine manire

    l objectivit

    du regard - ensuite

    ils

    peuvent

    en faire ce

    qu ils

    veulent.

    Il

    peut donc y

    avoir

    des

    contraintes

    naturelles. Je

    pense

    un exemple prcis

    dont je me sers souvent pour

    discuter

    de

    l observation

    d un

    fait, de

    sa

    restitution physique

    et

    de sa restitution

    intellectuelle

    : Galile a rendu

    comprhensible

    mathmatiquement la courbe parabolique

    des

    jets d eau ou des

    lancers

    de

    boulets

    par

    un

    canon.

    Avant

    lui, pour

    la

    mathmatique,

    la

    force

    98

  • 7/25/2019 Francoise Heritier

    10/21

    Regard

    et

    anthropologie

    de propulsion tait

    rectiligne et oblique,

    elle partait vers le

    haut

    puis

    s affaiblissait,

    et

    quand

    la course du boulet

    ou de l eau

    n avait plus

    de

    force

    propulsive,

    selon une ligne continue, plate

    et

    non

    courbe, elle se

    brisait net

    et

    le boulet ou l eau tombait

    la verticale. Le

    critique

    d art Fran-

    castel

    montre

    que,

    bien

    avant

    Galile,

    les

    matres

    de

    la

    Renaissance

    plaaient

    des jets

    d eau dans

    leurs tableaux,

    et que

    leurs jets

    d eau

    reprsentaient trs exactement

    la ralit,

    c est--dire

    une courbe parabolique.

    Il y

    avait

    donc

    discordance

    entre la ralit

    de

    la vision par

    les

    peintres,

    qui

    reproduisaient ce

    qu ils

    voyaient,

    et

    le travail intellectuel mathmatique,

    qui s en cartait

    radicalement.

    Il

    a fallu

    attendre Galile pour que le

    modle mathmatique corresponde

    la

    ralit

    que

    les yeux objectivement

    voyaient, et que les peintres restituaient. Cela

    implique

    que la vision

    proprement dite

    et

    la restitution

    qui

    peut en tre faite peuvent n avoir rien

    voir

    avec

    le

    regard

    intellectuel.

    On

    n est

    plus dans

    le

    regard moral,

    mais

    dans le regard intellectuel.

    Claudine Haroche

    : Avez-vous une

    ide

    de

    la

    raison pour

    laquelle

    le

    regard,

    qui

    est

    finalement reconstruction,

    peut tre

    radicalement

    diffrent ?

    Franoise Hritier : C est une

    question absolument fascinante, mais

    je

    n ai

    pas

    de

    rponse. Francastel ne se demande pas pourquoi il y

    avait

    cette

    discordance autrement qu en la

    plaant sous le

    sceau,

    si

    je

    puis dire, du

    mpris : on changeait

    de

    catgorie, et il n'y avait pas

    de

    rapport

    intellectuel entre

    la

    catgorie peinture

    et

    la

    catgorie mathmatique.

    Claudine Haroche

    : Ce

    sont des

    questions

    qui renverraient

    deux ordres

    de

    perception

    du

    monde.

    Franoise Hritier : On en

    revient

    l invisibilit

    qui

    nie

    l autre.

    Si on

    avait

    dit

    un mathmaticien :

    Vous devriez regarder ce que font les

    peintres , il

    aurait rejet cette

    suggestion avec

    ddain

    en

    disant

    que

    c taient

    des

    barbouilleurs

    et que

    leur exprience n avait pas de rapport

    avec la

    vrit

    en

    esprit

    .

    Claudine Haroche

    : Est-ce que

    c'est

    le rapport

    l invisible, ou l ide

    mme

    d invisible ?

    Est-ce

    qu il

    y aurait

    uneforme

    d intangibilit

    ncessaire,

    invitable

    ?

    Franoise Hritier :

    C est,

    je

    crois,

    l ide

    de

    la ralit des objets

    invisibles

    mathmatiques,

    qui sont des

    objets purs,

    et d une

    ralit pure. la

    limite, je

    dirais

    que dans l esprit

    des

    mathmaticiens le

    rel

    est

    impur,

    que

    seule la

    ralit mathmatique

    est

    pure

    et

    que

    c est le

    rel

    qui,

    pour

    des

    99

  • 7/25/2019 Francoise Heritier

    11/21

    Franoise Hritier

    raisons

    diverses, ne se conforme pas toujours

    la pure ralit

    mathmatique.

    Claudine Haroche

    :

    Est-ce

    galement

    li aux

    objets de la

    perception

    dont

    l'tre

    humain

    dispose,

    c est--dire

    le regard,

    la

    vue,

    les

    sens ?

    Les

    sens ne

    nous

    leurrent-ils

    pas

    d une certainefaon

    ?

    Franoise Hritier : D une

    certaine

    faon,

    oui, les

    sens nous trompent.

    Les

    illusions

    d optique sont

    bien

    connues.

    Le modle

    archaque

    dominant

    sur

    lequel

    nous

    vivons a t forg au moment o

    l humanit

    a commenc

    sortir de l animalit.

    Cela

    a pris

    des

    millnaires,

    des

    centaines de

    milliers

    d annes

    : entre

    les premires apparitions d un type Homo

    jusqu

    YHomo

    sapiens sapiens, il s est pass entre

    500 000 et 900 000

    ans. Ce sont donc

    des

    modles

    qui

    nous

    viennent

    de

    trs

    loin,

    et

    qui

    ont

    t

    concocts

    l aide

    des cinq sens,

    parce qu il n y avait pas d autres moyens

    d'apprhender le rel

    que

    ceux-l. Or

    les

    sens peuvent tre trompeurs. a ne veut

    pas

    dire pour

    autant

    que nous

    n avons pas affaire de l exprimentation

    rationnelle, ni surtout de

    la

    rflexion de type

    rationnel.

    Cette

    rflexion

    archaque

    n est pas ncessairement magique, ni

    fonde sur de

    fausses

    observations :

    elles sont tout aussi

    rationnelles

    que celles que nous faisons,

    simplement

    toutes

    les donnes ne sont pas

    prises

    en compte en mme

    temps,

    avec

    leur

    juste

    poids,

    et certaines sont purement et

    simplement

    ignores.

    Dans la

    gense

    du

    modle dominant,

    la

    question

    centrale.

    est

    le

    fait

    que les femmes, pour leur

    plus

    grand malheur, font les fils, c est--dire les

    semblables

    des

    hommes que les

    hommes ne peuvent pas faire eux-mmes.

    Pour

    nos

    anctres,

    qu elles fassent

    des filles

    n avait

    rien

    d extraordinaire :

    elles

    se

    reproduisaient l identique.

    Pour

    que les hommes

    se

    reproduisent

    l identique -

    ce qui tait

    leur

    plus

    grand dsir

    mais ce qu ils

    ne

    pouvaient

    faire

    tout seuls il leur a

    donc

    fallu s approprier les corps des

    femmes. Tous

    les

    malheurs des femmes

    viennent

    de

    l. Mais cette

    appropriation indispensable

    se doublait de

    l ide que, si les

    femmes

    ont la

    capacit

    de

    produire

    des

    corps

    diffrents

    d elles-mmes, elles

    ne

    peuvent

    le

    faire par

    elles-mmes,

    car comment

    de

    l identique

    pourrait-il

    faire du

    diffrent ?

    Nos anctres ont conclu

    de ces observations

    et rflexions que c est

    le sperme qui met les

    enfants

    dans les femmes. De prfrence,

    des

    fils,

    toutefois il arrive

    que

    la

    force

    masculine soit prise en dfaut,

    et

    la force

    fminine

    fait que

    cet enfant

    sera

    transmu

    en

    fille dans le

    ventre

    maternel.

    Mais, normalement, c est

    un

    fils que

    l homme

    implante dans

    un

    corps

    de

    femme.

    Claudine

    Haroche

    :

    Une

    fille serait

    un

    garon

    rat.

    . .

    100

  • 7/25/2019 Francoise Heritier

    12/21

    Regard

    et

    anthropologie

    Franoise

    Hritier

    :

    C est

    le

    cas en effet

    dans

    les systmes de

    reprsentations jusqu au-boutistes

    de type

    aristotlicien.

    Mais

    on peut dire qu il y

    a

    eu l origine

    une

    interprtation

    errone

    de

    la ralit,

    mais

    d une

    ralit

    telle que nos

    anctres

    ne pouvaient pas l apprhender avec

    leurs

    moyens

    de

    connaissance,

    puisqu ils

    n avaient pour

    cela que

    les

    sens. Comment

    auraient-ils pu connatre le systme gntique, savoir que des gnes sont

    ports par les

    chromosomes,

    qu il y a une rencontre

    de

    gamtes, un

    mlange

    de X

    et

    de Y,

    que

    chaque

    enfant

    est unique

    et

    qu il y a

    une

    part

    qui

    vient

    de

    chacun

    ? Nous savons tout

    cela

    depuis trs

    peu

    de temps. Nos

    anctres tiraient un certain nombre de conclusions

    de

    ce

    qu ils

    voyaient.

    Les hommes

    de

    toutes les socits ont tir les mmes conclusions parce

    qu il y avait une

    ncessit

    absolue ce

    que

    cela fonctionne ainsi

    ;

    il n'y

    avait

    pas

    tellement de

    choix

    ,

    comme je

    le disais

    tout

    l heure, et pas

    d autre

    solution de

    rechange

    pensable que

    de

    se

    dire

    :

    II

    nous

    faut

    absolument des femmes

    pour

    avoir des

    fils.

    Tout montre

    la

    ralit

    de

    cette

    rflexion

    sur

    l usage que font les hommes du corps

    des

    femmes, y compris

    la

    rpartition de ces diffrents types

    d usage

    dans diverses

    socits, qui

    sparent trs troitement l usage reproductif

    de

    l usage sexuel, et mme

    parfois

    de

    l usage purement domestique,

    de

    confort. Chez

    les

    Grecs,

    par

    exemple, un

    citoyen

    avait recours

    trois

    femmes :

    son

    pouse

    lgitime, qui

    tait l pour faire des fils, avec qui il tait hors

    de

    question

    de

    chercher

    prendre du plaisir il tait

    surtout

    hors

    de question

    qu elle en prenne,

    elle. Ensuite la concubine,

    qui

    s occupait du linge,

    de

    la nourriture. Puis,

    pour

    le

    vrai

    plaisir,

    plaisir

    sexuel, plaisir

    de l esprit,

    l htare.

    Ces

    trois

    usages sont

    gnralement

    confondus dans la mme

    femme.

    Mais il

    peut y

    avoir

    dans certaines socits ce

    dcouplage

    entre les fonctions fminines,

    ce

    qui

    rend bien

    compte d une

    rflexion sur

    la

    question.

    Toutes les

    socits n optent pas pour une seule et unique solution,

    mais

    elles

    ont

    toutes une rflexion

    sur

    les

    usages

    du

    corps des femmes,

    qui lgitime

    la

    domination

    masculine.

    Claudine Haroche

    : Est-ce que vous pensez

    que ce

    modle

    archaque

    dominant,

    que

    vous

    avez

    voqu

    plusieurs

    reprises,

    pourrait

    tre

    mis

    mal

    par des lments

    d une

    rvolution anthropologique silencieuse ?

    Franoise Hritier: Cette rvolution anthropologique n est pas

    silencieuse.

    Elle accompagne une rvolution

    d ordre

    politique extrmement

    importante,

    qui

    s est produite

    dans

    le XXe sicle :

    la

    lgalisation

    de la

    contraception.

    La contraception est ce qui

    donne

    aux femmes le statut de

    personne

    parce

    qu elle leur

    donne

    le droit

    de

    disposer

    de

    leur propre corps.

    Les hommes ont ce

    droit en naissant,

    les

    femmes

    non. Avec le

    droit

    la

    contraception,

    elles accdent

    la

    dignit de

    personne,

    parce

    que, avec la

    101

  • 7/25/2019 Francoise Heritier

    13/21

    Franoise

    Hritier

    capacit

    de

    choisir

    et

    de

    dire non, viennent bien d autres acquis : consentir

    l union,

    choisir son

    poux... Toute une srie

    de droits

    va avec la

    contraception. C est la raison pour laquelle la

    contraception

    est la bte noire

    d un

    certain nombre d tats, qui ne veulent pas tellement

    que les

    femmes

    accdent

    l autonomie du

    statut

    de

    personne.

    Claudine Haroche

    :

    Est-ce la

    question de la

    matrise

    des corps

    ?

    Franoise Hritier: La matrise

    des

    corps, mais aussi

    des

    esprits.

    Lorsque la contraception

    a t

    accorde lgalement aux

    femmes

    dans notre

    pays,

    c a

    t le rsultat d une erreur d apprciation d un pouvoir

    essentiellement

    masculin

    il y avait

    peu

    de femmes

    la

    Chambre

    des

    dputs. Il

    tait

    ncessaire

    de rguler

    les naissances pour beaucoup de

    raisons,

    qu elles

    fussent

    de sant

    ou

    de rentabilit

    conomique

    ;

    or

    la

    contraception

    permettait

    de diminuer

    le

    nombre des

    avortements,

    qui

    mettaient en pril

    la

    vie

    et la

    sant des femmes. Rien n empchait cependant

    de la

    mettre

    entre

    les mains

    des hommes. Mais,

    s il

    y a

    peu

    de recherches

    sur

    la

    contraception

    masculine, c est

    justement

    cause de la

    vivacit

    du modle

    archaque : la

    contraception

    masculine est vue comme une atteinte la

    virilit. De plus,

    on

    a l habitude

    de

    penser

    que tout

    ce

    qui

    concerne

    les

    enfants est du

    ressort

    du

    fminin.

    Il

    tait donc

    normal

    de

    leur confier

    cette

    charge-l,

    puisque

    cela concernait

    les

    enfants.

    Les

    femmes

    ont su

    se servir

    autrement de

    ce

    droit.

    Mais ce

    n tait pas prvu par

    le texte

    de la

    loi.

    Le

    regard

    a

    manqu

    nos

    dputs.

    Ils

    n ont

    pas prvu les consquences

    potentielles parce qu ils se trouvaient

    dans

    le point d aveuglement

    normal

    de

    notre

    socit, o femme implique maternit.

    Les

    femmes ont t domines,

    contraintes

    rsidence

    dans le domestique, loignes

    du

    savoir, du pouvoir

    et,

    de

    plus, dconsidres :

    si elles

    ne

    savaient

    rien, ce n est pas

    parce

    qu on ne leur apprenait rien,

    c est parce

    qu elles taient naturellement

    btes.

    Cela

    procde

    du

    fait qu il a fallu aux hommes s approprier

    les corps

    des femmes, en leur interdisant toute

    possibilit de

    rbellion, pour

    qu elles leur

    fassent des

    fils. La longueur du processus implique la

    ncessit

    de

    l appropriation

    physique,

    une

    appropriation

    qui se

    rgle

    entre

    hommes

    qui

    s changent

    les femmes. Le

    frre

    qui a

    donn

    sa

    sur

    un

    homme

    et

    a

    obtenu

    en change

    la

    sur

    de

    cet homme pour en faire

    son

    pouse

    et la

    mre de ses enfants est garant,

    pour cet homme,

    de son

    mariage : si l une des deux

    pouses quitte

    son

    conjoint, ce sont les

    deux

    mariages

    qui

    s'effondrent. C est la

    base

    du fonctionnement matrimonial

    des socits traditionnelles.

    Claudine

    Haroche : C est une espce de circulation trs perverse.

    102

  • 7/25/2019 Francoise Heritier

    14/21

    Regard et anthropologie

    Franoise

    Hritier : Oui,

    on peut dire cela de

    la

    circulation

    des

    femmes

    entre

    les

    hommes. Si cette organisation procde

    du

    fait

    que

    les femmes

    font

    les fils des

    hommes,

    il

    est bien

    vident que

    leur libration ne peut se

    faire

    qu

    l endroit mme qui

    justifiait

    leur

    asservissement.

    Cela ne

    veut

    pas

    dire

    que

    les

    femmes

    vont

    cesser

    de

    faire

    les

    fils

    des

    hommes,

    cela

    veut

    dire qu elles n'y sont plus contraintes,

    et

    aussi qu a disparu

    la

    croyance

    que ce sont les hommes

    qui

    mettent leurs fils dans le corps

    des

    femmes.

    On sait dsormais

    que ce

    n est pas vrai. Cela implique

    de

    repenser le

    rapport

    la

    maternit, mais

    c est une

    autre histoire.

    Claudine Haroche

    : Ne

    pensez-vous

    pas,

    propos

    de

    ce

    modle

    archaque

    dominant,

    que

    d une certaine faon

    l invasion

    des

    socits

    par les

    images,

    par la tlvision, peut produire des effets

    imprvisibles ? Elle est source

    d alination

    de

    par

    le

    type

    de modle

    vhicul,

    mais

    en

    mme

    temps

    source

    d mancipation

    de

    par des modles pouvant conduire la rflexion.

    Franoise

    Hritier

    :

    mancipation

    ou

    alination,

    cela peut

    tre les

    deux.

    C est peut-tre

    l

    mon point d aveuglement. L ouverture de

    la

    tlvision, de

    plus

    en

    plus,

    une forme

    de divertissement qui

    ne

    demande

    rien

    l'intelligence utilise le dsir

    des gens de

    se faire

    connatre.

    Pour l essentiel,

    maintenant, tous

    les

    dbats

    sont des

    dbats de socit o

    tout

    le

    monde

    a

    la

    parole.

    On explique

    cette invasion

    par le dsir

    des

    individus

    de

    devenir quelqu un,

    ne serait-ce que, comme disait Andy

    Warhol, un

    quart

    d heure.

    Passer

    la

    tlvision, mme

    si

    c est pour raconter

    sa

    vie

    la

    plus

    intime,

    ne

    choque

    plus

    personne. Cela a un effet peut-tre librateur. Je

    n en

    suis pas sre : je

    crains

    des effets ultrieurs dvastateurs pour

    les individus.

    Mais ce dont

    je

    suis absolument

    persuade,

    c est

    que

    ce

    type d mission

    (Guignols, Ardisson...)

    change radicalement la donne du jeu politique. Si

    on analysait cette

    aune ce qui

    s est pass lors

    de

    l lection prsidentielle

    de

    2002, on se rendrait peut-tre compte que la rvolution politique qui

    s est produite n est pas une

    rvolution momentane,

    dont ceux

    qui

    sont au

    pouvoir peuvent se rjouir

    parce qu ils en

    sont

    les

    bnficiaires ;

    peut-tre

    en seront-ils

    les

    victimes.

    Ces

    missions

    tuent

    une

    forme

    de

    respect

    qui

    est

    indispensable au

    juste exercice

    de

    la

    politique.

    Il ne

    peut pas y avoir de

    politique sans

    un

    minimum de respect rciproque du politique pour

    ceux

    qu il prend

    en

    charge

    et

    de

    la population pour

    ceux

    qui

    la gouvernent.

    Claudine Haroche

    :

    Ne s agit-il pas davantage

    d une

    espce d exhibition,

    de

    triomphe des sensations

    et

    des

    pulsions

    contre le sens ?

    Franoise Hritier : C est

    trs

    exactement

    cela,

    avec l ide que chacun

    est un petit dieu pour lui-mme, envers

    et

    contre tous.

    103

  • 7/25/2019 Francoise Heritier

    15/21

    Franoise

    Hritier

    Claudine Haroche :

    // y

    aurait

    l un

    paradoxe qui tiendrait une forme

    de ressentiment lie l absence de rflexion,

    et

    en mme

    temps

    une

    rflexivit

    gnralise

    et

    constante

    des

    socits sur

    elles-mmes. Dans

    ces

    missions

    de

    tlvision, on voit des gens qui exhibent l intime, n ayant ni regard

    sur

    eux-

    mmes ni

    pudeur,

    exposent

    et

    partagent une

    fausse

    chaleur.

    Par

    rapport

    au

    regard,

    il

    y

    a prsent quelque chose

    de

    trs profond,

    me

    semble-t-il, comme

    si l acte de regarder tait rflchissant mais nonplus

    rflchi.

    Franoise Hritier : On arrive l ide que chaque cas individuel (le cas

    de celui qui s expose en disant

    que

    l on ne s est pas

    occup

    de lui) ramne

    le

    monde

    lui.

    Et mme quand il

    reconnat

    que

    cela

    peut

    tre

    diffrent

    pour

    les

    autres, il tablit une

    chelle

    de valeurs : C est peut-tre

    diffrent

    pour les

    autres,

    mais je

    parle

    du

    haut

    de

    ce

    que je connais, et comme je

    suis

    un

    dieu,

    c est

    mon

    point

    de

    vue

    qui

    compte.

    C est

    cette

    ide-l qui

    est

    forte maintenant

    en

    France,

    et qui

    est

    derrire les

    diffrents

    mouvements

    revendicatifs qui

    tonnent

    dsormais

    :

    Voil que les

    gendarmes s y

    mettent,

    les

    mdecins aussi, etc. Mais non, c est

    que

    chacun est

    devenu

    la

    norme.

    Et

    si

    chacun

    devient la

    norme,

    il

    n y a plus de

    norme.

    Claudine

    Haroche

    : C est

    producteur

    d anomie, si

    l on

    reprend le

    terme

    de

    Durkheim,

    et,

    fondamentalement, c est

    quand

    mme quelque chose qui

    intresse

    l anthropologie, c est--dire

    la

    question du

    rapport

    la

    loi, et

    l interdit.

    Franoise Hritier

    :

    Oui, c est pour

    cela

    qu actuellement j ai plutt

    tendance

    considrer

    que

    la tlvision

    se

    comporte non pas comme un

    instrument

    de

    libration

    mais comme

    un instrument

    de

    totale

    alination.

    Claudine Haroche : Pensez-vous en dfinitive que

    la

    question

    du regard,

    d une

    certaine faon, nous amne la

    question

    du soi, d un soi

    sans

    frontires, qui

    prsenterait

    deux aspects compltement

    contradictoires

    : Vgocen-

    trisme et

    la

    fusion ?

    Franoise Hritier: Oui, mais pas

    la

    fusion avec le monde. La fusion

    avec

    fort

    peu

    de

    gens,

    la

    fusion

    avec

    un

    autre

    idalis, et qui

    peut

    tre

    jet

    si

    la

    fusion

    ne

    marche pas ou plus. Ce

    type de

    fusion n est pas

    contradictoire avec l gocentrisme

    :

    il en est

    un

    des

    modes majeurs d expression,

    dans des socits

    comme

    la ntre, o

    le droit de l individu

    prime sur

    celui

    de

    la socit.

    Ce n est

    pas que je considre que les

    modes

    collectifs

    d'existence

    de

    type lignager soient des modes dmocratiques : il y a une rgle, il

    faut s y plier, il y a des dominants

    et des

    domins, il y a ceux

    qui ont

    le

    pouvoir,

    et

    les

    jeunes

    doivent

    se

    taire

    dans les socits

    lignagres.

    La

    vie

    104

  • 7/25/2019 Francoise Heritier

    16/21

    Regard

    et

    anthropologie

    se

    fait

    selon une sorte

    de

    cycle,

    un mouvement,

    toujours le mme, o

    chacun

    trouve

    sa

    place, ce

    qui

    d une certaine faon peut tre rassurant. Je

    ne pense certes

    pas

    que les socits

    devraient vivre

    toutes sur ce modle,

    mais

    celui

    que nous

    connaissons, o

    l on

    considre

    que

    ds

    la

    petite enfance

    l individu

    a

    tous

    les

    droits,

    qu il n a

    pas

    besoin

    d apprendre

    et

    d intrioriser

    la

    rgle

    et

    le

    fonctionnement du

    social,

    et qu il peut exercer

    ces

    droits, sans

    contrepartie,

    ce

    modle-l,

    d un

    soi

    sans frontires selon

    votre

    expression, on ne voit pas

    quelle

    socit

    viable il peut

    construire.

    De temps

    en temps,

    le langage est l, comme rvlateur.

    Je

    pense au cas

    d une

    femme

    qui

    s tait

    cass

    le poignet

    chez

    son employeur. Elle

    avait

    une

    trentaine de

    sances

    de kinsithrapie,

    pour

    lesquelles elle prenait un

    taxi, pay par la Scurit sociale,

    qui l attendait et

    la raccompagnait. Je

    l ai rencontre

    dans

    un supermarch, o elle tait venue

    en

    vlomoteur,

    ce

    qui

    m a

    tonne.

    Elle

    m a

    expliqu

    qu elle

    pouvait

    le

    faire

    depuis

    longtemps

    et

    qu elle devait se dpcher

    de

    rentrer parce

    que

    le

    taxi

    allait venir

    la chercher (supermarch et

    kinsithrapeute

    sont voisins).

    Je

    lui ai

    demand

    pourquoi

    elle

    ne

    faisait pas tout en vlomoteur. Elle m a

    regarde,

    totalement offusque,

    et

    m a

    dit,

    au

    sujet du

    taxi : J'y

    ai

    droit

    Claudine Haroche

    : N est-ce pas,

    fondamentalement, la

    question

    des

    droits et

    la

    question

    des devoirs

    ?

    Franoise Hritier

    :

    C est surtout l absence du sens

    de

    la responsabilit.

    Les

    devoirs ont t

    carts.

    Se

    faire

    conduire en

    taxi,

    peut-tre

    que

    cela

    lui

    donnait

    un sentiment

    d exister,

    un sentiment de revanche sur le

    sort. L ide

    de

    profiter

    de

    ses

    courses quotidiennes faites

    en

    vlomoteur pour faire

    faire

    une

    conomie

    la

    Scurit sociale

    ne lui

    est

    jamais

    venue,

    et

    mme

    je crois qu elle

    a

    t offense par ma

    remarque.

    Cette

    histoire

    n est pas

    exactement

    adapte

    notre

    propos, mais elle

    dit

    quelque chose

    de

    juste

    :

    une

    personne

    d une

    soixantaine

    d annes, qui

    a

    travaill

    jeune,

    a

    pu intrioriser

    facilement, par rapport

    toute une

    ducat ion

    ncessairement

    diffrente

    (car dans son

    enfance

    il

    tait

    peu

    question

    de

    droits),

    le discours

    dominant.

    O

    Pa-t-elle

    pris

    ?

    Dans

    les journaux

    ?

    Non, les discours politiques ne l intressent pas.

    C est

    simplement l image

    qu on voit travers la tlvision; elle a trs vite intrioris

    un

    certain

    nombre

    de

    choses, dont celle-l

    :

    J'y ai droit. Avoir droit

    quelque

    chose ne veut pas dire : J ai

    un

    droit abstrait qui peut devenir l occasion

    concret ; mais : Je dois

    tout

    faire pour

    en

    profiter.

    Claudine Haroche : C est

    la

    diffrence entre le droit qui,

    fondamentalement entend protger

    le

    faibleface au fort et

    le

    droit qui

    traduit la

    recherche

    de

    profit

    et d avantage.

    105

  • 7/25/2019 Francoise Heritier

    17/21

    Franoise Hritier

    Franoise

    Hritier

    : Exactement. Dans

    l esprit du droit,

    le

    droit c est la

    protection

    des

    individus

    ;

    il reconnat ce

    qui

    est

    vtre. S il devient

    non pas

    cette

    capacit abstraite

    de

    reconnaissance,

    mais

    une source

    de

    profit, il

    devient

    la

    limite

    une source d exaction.

    Claudine Haroche

    : N aperoit-on

    pas

    l

    une influence

    de

    certaines

    formes extrmes

    de

    libralisme et

    de la

    jurisprudence et du

    droit

    dans les

    relations

    aux Etats-Unis

    ?

    Je pense l expression I m going to

    sue

    you ,

    Je

    vais

    vousfaire unprocs,

    je vais

    vous poursuivre ,

    utilise tout

    propos,

    pour

    tout et n'importe quoi...

    Est-ce que

    ce n'est

    pas

    a?

    C est--dire

    quelque chose

    de l ordre

    du

    profit

    et

    de la revanche, d inspiration prof nd-

    ment ingalitaire.

    Franoise

    Hritier:

    Profondment

    ingalitaire, certes,

    parce

    que,

    partir

    du

    moment

    o chacun estime

    avoir

    le droit pour

    soi,

    il est

    bien

    vident

    que la

    confrontation l autre devient

    une

    confrontation non plus

    feutre mais

    brutale

    : votre droit n est

    peut-tre

    pas conu comme

    lgitime

    par

    les

    autres.

    On en

    revient donc

    la ncessit

    de

    la norme

    sociale.

    Claudine Haroche

    :

    Et aux distances, auxformes

    de la mdiation

    ?

    Franoise Hritier : Aux formes

    de

    la mdiation,

    oui.

    Mais est-ce

    suffisant ?

    Tout

    ce

    dont

    on vient

    de

    parler s explique par le regard port

    sur les

    choses. Le regard individuel

    que

    les gens portent,

    et qui

    est une

    faon

    particulire, par rapport

    soi,

    de

    traduire le regard global

    que

    la socit porte

    sur

    elle-mme, est un

    regard

    excessif. Le

    regard

    globaLque

    la socit

    porte

    sur elle-mme

    exprime

    de

    faon

    franchement galitaire :

    Tous les

    individus ont

    les

    mmes droits; mais cette dclaration se traduit pour

    chacun : J ai tous

    les droits, et les autres ne

    peuvent

    avoir que les reliquats

    de

    mon propre

    droit.

    Claudine Haroche

    :

    N y a-t-il pas en dfinitive, dans les socits

    dmocratiques

    galitaires,

    des

    formes

    d ingalit,

    de brutalit,

    de

    rapports

    de

    force, un durcissement

    du regard?

    partir

    du

    moment

    o on

    cultive le

    look , l apparence,

    la

    prsentation

    de soi,

    ne

    se retrouve-t-onpas

    dans

    des

    rapports de

    face--face

    sans formes ni protections

    ?

    C est--dire

    o

    la

    plastique

    et

    l apparence

    ont

    tendance effacer toute intriorit ?

    Franoise

    Hritier

    :

    Certes, on affiche tout

    sur soi-mme,

    on affiche son

    identit sur

    soi

    : l ostentation est

    vidente.

    Je n utiliserais peut-tre pas le

    mot durcissement , ce serait

    plutt

    une acuit qui s affiche. Il faut poser

    sa

    diffrence

    tout

    en

    tant

    semblable

    en

    apparence,

    en

    respectant

    les

    codes

    106

  • 7/25/2019 Francoise Heritier

    18/21

    Regard et anthropologie

    partags par

    des ensembles

    sociaux

    qu on

    peut cerner. Le regard

    des

    socits

    traditionnelles,

    et

    particulirement

    de

    ces socits lignagres

    que

    je

    connais un

    peu,

    n est pas ncessairement un

    regard

    irnique de

    douceur.

    Mais il pose des

    limites,

    il dit

    o

    se situent les droits, met en

    vidence

    des

    formes

    et

    des

    hirarchies,

    qui

    doivent

    tre

    respectes

    par

    tous,

    quelles

    que soient les

    appartenances.

    Claudine

    Haroche

    : C est donc

    un

    regard qui fait l objet

    de

    codifications,

    qui

    reflte

    des

    classifications

    et des

    appartenances

    ?

    Franoise Hritier:

    II

    fait l objet de codifications. Tout fait.

    Cependant,

    ces appartenances ne

    tiennent

    pas ncessairement des

    catgories

    sociales

    ;

    elles

    tiennent davantage des associations de

    consentement et

    de

    reconnaissance

    mutuels,

    qui

    sont

    fondes, comme vous

    le disiez,

    sur

    le

    langage

    et

    l apparence. On peut y

    ajouter

    d autres

    raisons

    : le fait

    de

    s tre trouv

    dans une mme classe,

    de

    vivre dans

    un

    mme quartier sont des causes

    objectives du sentiment d appartenance chez les adolescents.

    Claudine Haroche

    : Je pense une espce de

    recul

    de la citoyennet

    devant les revendications

    identitaires

    : les individus

    ont

    beaucoup

    plus

    dcliner une

    identit qu une citoyennet (citoyennet qui

    n tait

    qu un cadre

    gnral

    etfaisait

    moins

    appel au

    regard).

    Franoise

    Hritier

    :

    La

    citoyennet

    implique

    une vritable

    intelligence,

    au sens

    d intellection, de

    comprhension, du fait qu elle dpasse les

    divisions individuelles. Mais

    il

    faut

    bien savoir

    que

    le

    culte

    de

    l individualisme pouss, et du

    libralisme,

    tel

    qu il

    existe

    l heure actuelle, ne

    va

    pas

    ncessairement

    dans le sens

    de

    la dmocratie. De

    fait,

    l apprhension

    intellectuelle

    de

    la citoyennet ne

    dpend pas

    du regard

    port par

    les

    individus sur les choses et sur les

    autres,

    au sein d un systme

    de

    reprsentations

    global. C est une construction.

    Claudine

    Haroche

    :

    II y

    a

    eu

    des

    travaux

    sur

    le

    corps

    en

    anthropologie,

    comme l article fondateur

    de

    Mauss

    sur

    les techniques du corps . Avez-

    vous

    une

    hypothse sur la raison

    pour laquelle le regard

    finalement

    a

    t

    peu

    travaill? Le corps l a t,

    mais comment

    se fait-il

    que le regard

    il

    y

    a

    certes eu

    la

    tradition

    des

    physiognomonies qui

    est le lieu de l intriorit,

    de

    l exprience intime, au cur du rapport

    domins/dominants,

    faibles/forts,

    ait t si

    peu

    tudi en

    tant

    que tel ?. .

    Franoise Hritier

    :

    A cause

    de son

    vidence mme.

    Quand

    les choses

    sont trs videntes, qu elles

    vont

    de soi pour

    la

    plupart des

    gens, elles

    ne

    107

  • 7/25/2019 Francoise Heritier

    19/21

    Franoise Hritier

    sont pas questionnes. Je

    me

    suis souvent demand pourquoi Claude Lvi-

    Strauss

    ne s est jamais pos la question de la valence diffrentielle des

    sexes. Il dit qu l origine

    de

    la

    socit

    on

    trouve

    la prohibition

    de

    l inceste,

    et

    il a

    raison.

    Il a fallu

    que

    des

    hommes

    s interdisent d avoir

    accs

    leurs

    filles

    et

    leurs

    surs,

    pour

    les

    changer

    avec

    d autres

    hommes,

    dont

    ils

    recevaient

    les

    filles

    et les surs pour en

    faire

    leurs pouses, et

    sur

    cet

    change

    se

    sont

    construits des liens

    solides

    entre

    hommes.

    Mais,

    pour

    pouvoir

    le faire, il

    fallait

    qu il

    y

    et aussi cette valence diffrentielle

    des

    sexes

    qui

    faisait

    que

    c taient les frres qui

    avaient

    le droit d changer leurs

    surs

    et

    non pas l inverse ou un systme global marchant dans

    les

    deux

    sens. Pas du tout, a fonctionne

    toujours

    dans

    le

    mme. Cela

    implique

    que

    la

    valence diffrentielle des sexes tait

    l

    de

    faon

    concomitante

    la

    prohibition de

    l inceste.

    Lvi-Strauss

    ne s est

    pas

    pos la question

    parce

    que

    pour lui

    cela

    allait de

    soi

    :

    la

    domination

    masculine

    tait

    un

    donn

    non

    questionnable,

    sur

    lequel

    le

    regard

    sociologique ne se portait

    pas.

    Claudine Haroche

    :

    Est-ce que ce serait

    la

    question

    de la problmatisa-

    tion des vidences

    ?

    Franoise Hritier

    :

    Oui, dont

    la ncessit

    s explique par l aveuglement

    slectif des

    socits qui

    fait

    que les choses qui sont vraiment

    fondamentales

    pour leur

    quilibre

    et

    leur maintien vont

    de

    soi,

    et

    qu on n a pas

    se

    poser

    de

    questions

    sur

    ces choix , considrs comme

    naturels.

    Claudine Haroche : Vous

    avez

    laiss entendre qu on tait dans des

    socits de

    transgression. De transgression, d ignorance de

    Vautre,

    de mconnaissance. .

    Franoise Hritier

    :

    Je

    ne

    dirais pas

    a. Il faut voir

    quel point le mot

    respect intervient dans

    les

    paroles des jeunes... Quand

    un

    enfant

    rpond

    II

    m a

    trait

    un professeur ou un

    ducateur

    qui demande

    la

    raison

    d une bagarre, on

    peut

    en rire

    sur le mode grammatical.

    Mais

    ce

    n est pas la question,

    de

    savoir

    de

    quoi il

    a

    t

    trait.

    II m a trait ,

    cela

    veut

    dire

    il

    ne

    m a pas

    considr

    avec

    respect

    ,

    a

    veut

    dire

    il

    m a

    trait

    de

    haut

    ,

    comme on

    disait autrefois.

    Traiter

    de haut ,

    traiter avec

    arrogance,

    avec drision ,

    ne

    ncessite pas

    de complment d objet.

    Cela

    peut

    simplement vouloir

    dire

    avoir

    t

    omis

    :

    on ne

    vous

    regarde

    plus, vous

    tes

    transparent,

    vos

    interventions

    sont

    nulles

    et non avenues. On

    n est

    donc pas dans la transgression, on est au contraire dans la mise en vidence

    des

    deux modes

    d usage

    de ce type de regard, dont l un est

    l absence

    de

    regard,

    et

    l autre au contraire le regard insultant. On

    touche

    par l

    l'intgrit de l tre.

    108

  • 7/25/2019 Francoise Heritier

    20/21

    Regard

    et anthropologie

    Claudine Haroche

    :

    Pourquoi

    veut-on tre

    regard ?

    Pensez-vous que les

    hommes et

    lesfemmes

    veulent tre

    regards,

    ont besoin

    d'tre regards de la

    mme

    faon

    ? Un certain nombre d tudes

    ont

    t

    faites

    sur

    le comportement

    des

    couples dans

    un lieu

    public:

    l homme parcourt l espace du regard,

    tandis

    que

    la

    femme

    souhaite

    tre

    objet

    de

    regard.

    Est-ce

    la

    reproduction

    du

    modle

    :

    tre regardpour

    avoir

    ce sentiment d existence ?

    Franoise Hritier :

    L, nous

    sommes en plein dans ce

    que j appelle

    le

    modle

    archaque

    dominant. Nous disions

    tout

    l heure qu une

    femme

    n a

    le

    sentiment

    d exister que dans la capacit d existence qui lui est reconnue

    dans

    ce modle non questionn,

    jamais

    questionn

    du

    fait qu il est cens

    aller de

    soi. Une femme n a

    de valeur

    dans ce

    modle

    que jeune, parce

    qu elle peut procrer

    et

    parce

    qu elle

    est attirante sexuellement. Elle

    n existe

    pas

    alors

    par

    elle-mme,

    par son

    intelligence,

    son travail,

    sa

    russite, ses

    capacits,

    alors

    que

    les hommes existent par tout cela. On

    peut

    dmentir ce fait.

    Mais

    il n en est pas moins rel,

    et

    chaque femme le

    ressent

    profondment.

    A ce moment-l,

    mme

    le regard de

    son

    partenaire

    qui

    observe les autres filles ou le monde...

    Claudine Haroche

    :

    ... peut tre ressenti

    comme

    une menace ?

    Franoise

    Hritier

    :

    ... est une menace immdiate. Cela ne veut pas

    dire

    que

    les femmes sont naturellement jalouses, anxieuses, etc. Elles

    ont

    simplement intrioris

    le

    modle de domination. Si

    on

    levait nos filles

    et

    nos

    garons de telle faon

    que les garons et les filles

    aient

    confiance

    en eux

    de

    la mme manire,

    cela

    n empcherait certes pas

    que

    des

    hommes

    soient

    saisis

    du dmon

    de

    midi, mais

    peut-tre

    qu il ne serait

    pas

    aussi rdhi-

    bitoire

    que

    cela

    l est

    qu une

    femme ordinaire soit

    saisie du mme dmon.

    Claudine Haroche

    : Donc,

    fondamentalement, a

    met

    en cause

    des

    mcanismes

    de

    dfense, des

    questions de

    menace, aussi

    bien pour les

    hommes que pour lesfemmes.

    Franoise

    Hritier:

    Qui

    conduisent

    d ailleurs

    un

    certain nombre de

    jeux. Ces jeux

    de

    la

    sduction, dont

    on dit

    ce

    qui n est

    pas

    vrai que les

    petites filles en sont armes naturellement

    ds

    la naissance.

    Claudine Haroche

    :

    Pourriez-vous

    dvelopper un peu la question de

    l'enfant, du regard

    sur l enfant

    ?

    Franoise

    Hritier:

    Le regard

    sur

    l'enfant, dj dans

    son

    berceau, le

    constitue

    en

    garon

    ou en

    fille

    :

    Quelle

    jolie

    petite

    fille

    ,

    Quel

    petit

    109

  • 7/25/2019 Francoise Heritier

    21/21

    Franoise Hritier

    gars costaud . Qu il y ait un

    jeu hormonal qui fait que les garons sont

    plus bruyants, plus

    batailleurs que les

    filles,

    est

    un fait avr. Mais

    c est la

    valorisation qui est accorde aux choses

    qui

    fait toute la diffrence. On va

    valoriser chez

    la

    petite fille

    la joliesse, la douceur et

    chez

    les

    garons, le

    ct batailleur,

    qui

    ne

    s en

    laisse pas

    compter. Si un garon prend

    quelque

    chose

    et que

    l autre ne peut pas le reprendre, c est valoris ;

    alors

    qu une

    fille

    qui dfend

    son jouet est

    une

    chipie. Trs vite,

    les

    rles

    sont

    marqus

    et intrioriss par les

    individus

    dans le cadre du

    modle

    dominant du

    regard port

    sur

    le masculin

    et

    le fminin.

    Claudine Haroche :

    Tout

    fait

    : valorisation de

    l nergie,

    de la

    brutalit

    et

    de

    la

    force,

    et

    au contraire. .

    Franoise

    Hritier

    :

    ...

    dvalorisation

    chez

    la

    fille.

    On

    construit

    extrmement

    vite des manires d tre. L enfant est trs

    sensible,

    c est une

    terre

    vierge, et on fabrique

    aisment

    la raction qu on attend

    de lui.

    RSUM

    Anthropologiquement parlant,

    le

    regard est l'objet

    d'un

    apprentissage pour une

    matrise

    complte de

    son

    usage au

    cur

    des

    relations

    sociales

    :

    il

    est

    un

    lieu

    de

    rapports

    de

    pouvoir.

    De

    ce

    fait si

    le

    regard

    des hommes peut se poser

    sur tout

    femmes comprises, celui des femmes n'a

    pas

    cette

    libert. D'un

    point

    de

    vue mtaphorique, on parle

    du

    regard sur

    la socit laquelle

    on appartient, c'est--dire d'une lecture intgre

    du modle

    qui la

    gouverne. Mais

    ce regard est

    aussi sous la coupe

    du

    modle, et donc porteur de

    points

    d'aveuglement.

    SUMMARY

    Anthropologically speaking,

    looking

    must be learned

    in

    order

    to completely

    master

    its use in

    social relations

    :

    it is the sight

    of

    power relations.

    In this

    way although men's gaze

    can

    be

    directed upon anything, including

    women

    women

    do

    not

    have this same

    liberty.

    From

    a

    metaphorical

    point ofview we talk about looking at the

    society

    we belong to in

    other

    words

    carrying

    out an

    integral

    reading

    of the model which governs it.

    But

    this view is also influenced

    by

    the model, and

    so

    carries

    blind

    spots.