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BIBEBOOK HONORÉ DE BALZAC GAMBARA

Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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BIBEBOOK

HONOREacute DE BALZAC

GAMBARA

HONOREacute DE BALZAC

GAMBARA

Un texte du domaine publicUne eacutedition libre

ISBNmdash978-2-8247-0975-8

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Fontes mdash Philipp H Pollmdash Christian Sprembergmdash Manfred Klein

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GAMBARA

AM LE MARQUIS DE BELLOYCrsquoest au coin du feu dans une mysteacuterieuse dans une splendideretraite qui nrsquoexiste plus mais qui vivra dans notre souvenir

et drsquoougrave nos yeux deacutecouvraient Paris depuis les collines de Bellevue jus-qursquoagrave celles de Belleville depuis Montmartre jusqursquoagrave lrsquoArc-de-Triomphe delrsquoEacutetoile que par une matineacutee arroseacutee de theacute agrave travers les mille ideacutees quinaissent et srsquoeacuteteignent comme des fuseacutees dans votre eacutetincelante conver-sation vous avez prodigue drsquoesprit jeteacute sous ma plume ce personnagedigne drsquoHoffman ce porteur de treacutesors inconnus ce pegravelerin assis agrave laporte du Paradis ayant des oreilles pour eacutecouter les chants des angeset nrsquoayant plus de langue pour les reacutepeacuteter agitant sur les touches drsquoivoiredes doigts briseacutes par les contractions de lrsquoinspiration divine et croyantexprimer la musique du ciel agrave des auditeurs stupeacutefaits Vous avez creacuteeacuteGAMBARA je ne lrsquoai qursquohabilleacute Laissez-moi rendre agrave Ceacutesar ce qui ap-partient agrave Ceacutesar en regrettant que vous ne saisissiez pas la plume agrave uneeacutepoque ougrave les gentilshommes doivent srsquoen servir aussi bien que de leureacutepeacutee afin de sauver leur pays Vous pouvez ne pas penser agrave vous  maisvous nous devez vos talents

Le premier jour de lrsquoan mil huit cent trente et un vidait ses cornets de

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drageacutees quatre heures sonnaient il y avait foule au Palais-Royal et lesrestaurants commenccedilaient agrave srsquoemplir En ce moment un coupeacute srsquoarrecirctadevant le perron il en sortit un jeune homme de fiegravere mine eacutetranger sansdoute  autrement il nrsquoaurait eu ni le chasseur agrave plumes aristocratiques niles armoiries que les heacuteros de juillet poursuivaient encore Lrsquoeacutetranger en-tra dans le Palais-Royal et suivit la foule sous les galeries sans srsquoeacutetonnerde la lenteur agrave laquelle lrsquoaffluence des curieux condamnait sa deacutemarche ilsemblait habitueacute agrave lrsquoallure noble qursquoon appelle ironiquement un pas drsquoam-bassadeur  mais sa digniteacute sentait un peu le theacuteacirctre  quoique sa figure fucirctbelle et grave son chapeau drsquoougrave srsquoeacutechappait une touffe de cheveux noirsboucleacutes inclinait peut-ecirctre un peu trop sur lrsquooreille droite et deacutementaitsa graviteacute par un air tant soit peu mauvais sujet  ses yeux distraits et agravedemi fermeacutes laissaient tomber un regard deacutedaigneux sur la foule

― Voilagrave un jeune homme qui est fort beau dit agrave voix basse une grisetteen se rangeant pour le laisser passer

― Et qui le sait trop reacutepondit tout haut sa compagne qui eacutetait laideApregraves un tour de galerie le jeune homme regarda tour agrave tour le ciel

et sa montre fit un geste drsquoimpatience entra dans un bureau de tabac yalluma un cigare se posa devant une glace et jeta un regard sur son cos-tume un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goucirct Ilrajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait plusieursfois une de ces grosses chaicircnes drsquoor fabriqueacutees agrave Gecircnes  puis apregraves avoirjeteacute par un seul mouvement sur son eacutepaule gauche sonmanteau doubleacute develours en le drapant avec eacuteleacutegance il reprit sa promenade sans se laisserdistraire par les œillades bourgeoises qursquoil recevait Quand les boutiquescommencegraverent agrave srsquoilluminer et que la nuit lui parut assez noire il se diri-gea vers la place du Palais-Royal en homme qui craignait drsquoecirctre reconnucar il cocirctoya la place jusqursquoagrave la fontaine pour gagner agrave lrsquoabri des fiacreslrsquoentreacutee de la rue Froidmanteau rue sale obscure et mal hanteacutee  une sortedrsquoeacutegout que la police tolegravere aupregraves du Palais-Royal assaini demecircme qursquounmajordome italien laisserait un valet neacutegligent entasser dans un coin delrsquoescalier les balayures de lrsquoappartement Le jeune homme heacutesitait On eucirctdit drsquoune bourgeoise endimancheacutee allongeant le cou devant un ruisseaugrossi par une averse Cependant lrsquoheure eacutetait bien choisie pour satis-faire quelque honteuse fantaisie Plus tocirct on pouvait ecirctre surpris plus tard

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on pouvait ecirctre devanceacute Srsquoecirctre laisseacute convier par un de ces regards quiencouragent sans ecirctre provocants  avoir suivi pendant une heure pen-dant un jour peut-ecirctre une femme jeune et belle lrsquoavoir diviniseacutee dans sapenseacutee et avoir donneacute agrave sa leacutegegravereteacute mille interpreacutetations avantageuses srsquoecirctre repris agrave croire aux sympathies soudaines irreacutesistibles  avoir ima-gineacute sous le feu drsquoune excitation passagegravere une aventure dans un siegravecleougrave les romans srsquoeacutecrivent preacuteciseacutement parce qursquoils nrsquoarrivent plus  avoirrecircveacute balcons guitares stratagegravemes verrous et srsquoecirctre drapeacute dans le man-teau drsquoAlmaviva  apregraves avoir eacutecrit un poeumlme dans sa fantaisie srsquoarrecircteragrave la porte drsquoun mauvais lieu  puis pour tout deacutenoucircment voir dans la re-tenue de sa Rosine une preacutecaution imposeacutee par un regraveglement de policenrsquoest-ce pas une deacuteception par laquelle ont passeacute bien des hommes quinrsquoen conviendront pas  Les sentiments les plus naturels sont ceux qursquoonavoue avec le plus de reacutepugnance et la fatuiteacute est un de ces sentiments-lagraveQuand la leccedilon ne va pas plus loin un Parisien en profite ou lrsquooublie et lemal nrsquoest pas grand  mais il nrsquoen devait pas ecirctre ainsi pour lrsquoeacutetranger quicommenccedilait agrave craindre de payer un peu cher son eacuteducation parisienne

Ce promeneur eacutetait un noble Milanais banni de sa patrie ougrave quelqueseacutequipeacutees libeacuterales lrsquoavaient rendu suspect au gouvernement autrichienLe comte Andrea Marcosini srsquoeacutetait vu accueillir agrave Paris avec cet empres-sement tout franccedilais qursquoy rencontreront toujours un esprit aimable unnom sonore accompagneacutes de deux cent milles livres de rente et drsquouncharmant exteacuterieur Pour un tel homme lrsquoexil devait ecirctre un voyage deplaisir  ses biens furent simplement seacutequestreacutes et ses amis lrsquoinformegraverentqursquoapregraves une absence de deux ans au plus il pourrait sans danger repa-raicirctre dans sa patrie Apres avoir fait rimer crudeli affanni avec i mieitiranni dans une douzaine de sonnets apregraves avoir soutenu de sa bourseles malheureux Italiens reacutefugieacutes le comte Andrea qui avait le malheurdrsquoecirctre poeumlte se crut libeacutereacute de ses ideacutees patriotiques Depuis son arriveacuteeil se livrait donc sans arriegravere-penseacutee aux plaisirs de tout genre que Parisoffre gratis agrave quiconque est assez riche pour les acheter Ses talents et sabeauteacute lui avaient valu bien des succegraves aupregraves des femmes qursquoil aimaitcollectivement autant qursquoil convenait agrave son acircge mais parmi lesquelles ilnrsquoen distinguait encore aucune Ce goucirct eacutetait drsquoailleurs subordonneacute enlui agrave ceux de la musique et de la poeacutesie qursquoil cultivait depuis lrsquoenfance

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et ougrave il lui paraissait plus difficile et plus glorieux de reacuteussir qursquoen ga-lanterie puisque la nature lui eacutepargnait les difficulteacutes que les hommesaiment agrave vaincre Homme complexe comme tant drsquoautres il se laissait fa-cilement seacuteduire par les douceurs du luxe sans lequel il nrsquoaurait pu vivrede mecircme qursquoil tenait beaucoup aux distinctions sociales que ses opinionsrepoussaient Aussi ses theacuteories drsquoartiste de penseur de poeumlte eacutetaient-elles souvent en contradiction avec ses goucircts avec ses sentiments avecses habitudes de gentilhomme millionnaire  mais il se consolait de cesnon-sens en les retrouvant chez beaucoup de Parisiens libeacuteraux par in-teacuterecirct aristocrates par nature Il ne srsquoeacutetait donc pas surpris sans une viveinquieacutetude le 31 deacutecembre 1830 agrave pied par un de nos deacutegels attacheacute auxpas drsquoune femme dont le costume annonccedilait une misegravere profonde radi-cale ancienne inveacuteteacutereacutee qui nrsquoeacutetait pas plus belle que tant drsquoautres qursquoilvoyait chaque soir aux Bouffons agrave lrsquoOpeacutera dans le monde et certaine-ment moins jeune que madame de Manerville de laquelle il avait obtenuun rendez-vous pour ce jour mecircme et qui lrsquoattendait peut-ecirctre encoreMais il y avait dans le regard agrave la fois tendre et farouche profond et ra-pide que les yeux noirs de cette femme lui dardaient agrave la deacuterobeacutee tantde douleurs et tant de volupteacutes eacutetouffeacutees  Mais elle avait rougi avec tantde feu quand au sortir drsquoun magasin ougrave elle eacutetait demeureacutee un quartdrsquoheure et ses yeux srsquoeacutetaient si bien rencontreacutes avec ceux du Milanaisqui lrsquoavait attendue agrave quelques pas hellip Il y avait enfin tant de mais et de sique le comte envahi par une de ces tentations furieuses pour lesquellesil nrsquoest de nom dans aucune langue mecircme dans celle de lrsquoorgie srsquoeacutetaitmis agrave la poursuite de cette femme chassant enfin agrave la grisette comme unvieux Parisien Chemin faisant soit qursquoil se trouvacirct suivre ou devancercette femme il lrsquoexaminait dans tous les deacutetails de sa personne ou de samise afin de deacuteloger le deacutesir absurde et fou qui srsquoeacutetait barricadeacute dans sacervelle  il trouva bientocirct agrave cette revue un plaisir plus ardent que celuiqursquoil avait goucircteacute la veille en contemplant sous les ondes drsquoun bain par-fumeacute les formes irreacuteprochables drsquoune personne aimeacutee  parfois baissant latecircte lrsquoinconnue lui jetait le regard oblique drsquoune chegravevre attacheacutee pregraves dela terre et se voyant toujours poursuivie elle hacirctait le pas comme si elleeucirct voulu fuir Neacuteanmoins quand un embarras de voitures ou tout autreaccident ramenait Andrea pregraves drsquoelle le noble la voyait fleacutechir sous son

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regard sans que rien dans ses traits exprimacirct le deacutepit Ces signes certainsdrsquoune eacutemotion combattue donnegraverent le dernier coup drsquoeacuteperon aux recircvesdeacutesordonneacutes qui lrsquoemportaient et il galopa jusqursquoagrave la rue Froidmanteauougrave apregraves bien des deacutetours lrsquoinconnue entra brusquement croyant avoirdeacuterobeacute sa trace agrave lrsquoeacutetranger bien surpris de cemaneacutege Il faisait nuit Deuxfemmes tatoueacutees de rouge qui buvaient du cassis sur le comptoir drsquoun eacutepi-cier virent la jeune femme et lrsquoappelegraverent Lrsquoinconnue srsquoarrecircta sur le seuilde la porte reacutepondit par quelques mots pleins de douceur au complimentcordial qui lui fut adresseacute et reprit sa course Andrea qui marchait der-riegravere elle la vit disparaicirctre dans une des plus sombres alleacutees de cette ruedont le nom lui eacutetait inconnu Lrsquoaspect repoussant de la maison ougrave venaitdrsquoentrer lrsquoheacuteroiumlne de son roman lui causa comme une nauseacutee En reculantdrsquoun pas pour examiner les lieux il trouva pregraves de lui un homme de mau-vaise mine et lui demanda des renseignements Lrsquohomme appuya sa maindroite sur un bacircton noueux posa la gauche sur sa hanche et reacutepondit parun seul mot  ― Farceur  Mais en toisant lrsquoItalien sur qui tombait la lueurdu reacuteverbegravere sa figure prit une expression pateline

― Ah  pardon monsieur reprit-il en changeant tout agrave coup de tonil y a aussi un restaurant une sorte de table drsquohocircte ougrave la cuisine est fortmauvaise et ougrave lrsquoon met du fromage dans la soupe Peut-ecirctre monsieurcherche-t-il cette gargote car il est facile de voir au costume que mon-sieur est Italien  les Italiens aiment beaucoup le velours et le fromage Simonsieur veut que je lui indique un meilleur restaurant jrsquoai agrave deux pasdrsquoici une tante qui aime beaucoup les eacutetrangers

Andrea releva sonmanteau jusqursquoagrave sesmoustaches et srsquoeacutelanccedila hors dela rue pousseacute par le deacutegoucirct que lui causa cet immonde personnage dontlrsquohabillement et les gestes eacutetaient en harmonie avec la maison ignoble ougravevenait drsquoentrer lrsquoinconnue Il retrouva avec deacutelices les mille recherchesde son appartement et alla passer la soireacutee chez la marquise drsquoEspardpour tacirccher de laver la souillure de cette fantaisie qui lrsquoavait si tyranni-quement domineacute pendant une partie de la journeacutee Cependant lorsqursquoilfut coucheacute par le recueillement de la nuit il retrouva sa vision du jourmais plus lucide et plus animeacutee que dans la reacutealiteacute Lrsquoinconnue marchaitencore devant lui Parfois en traversant les ruisseaux elle deacutecouvrait en-core sa jambe ronde Ses hanches nerveuses tressaillaient agrave chacun de

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ses pas Andrea voulait de nouveau lui parler et nrsquoosait lui Marcosininoble Milanais  Puis il la voyait entrant dans cette alleacutee obscure qui la luiavait deacuterobeacutee et il se reprochait alors de ne lrsquoy avoir point suivie ― Carenfin se disait-il si elle mrsquoeacutevitait et voulait me faire perdre ses traceselle mrsquoaime Chez les femmes de cette sorte la reacutesistance est une preuvedrsquoamour Si jrsquoavais pousseacute plus loin cette aventure jrsquoaurais fini peut-ecirctrepar y rencontrer le deacutegoucirct et je dormirais tranquille Le comte avait lrsquoha-bitude drsquoanalyser ses sensations les plus vives comme font involontaire-ment les hommes qui ont autant drsquoesprit que de cœur et il srsquoeacutetonnait derevoir lrsquoinconnue de la rue Froidmanteau non dans la pompe ideacuteale desvisions mais dans la nuditeacute de ses reacutealiteacutes affligeantes Et neacuteanmoins sisa fantaisie avait deacutepouilleacute cette femme de la livreacutee de la misegravere elle la luiaurait gacircteacutee  car il la voulait il la deacutesirait il lrsquoaimait avec ses bas crotteacutesavec ses souliers eacuteculeacutes avec son chapeau de paille de riz  Il la voulaitdans cette maison mecircme ougrave il lrsquoavait vue entrer  ― Suis-je donc eacutepris duvice  se disait-il tout effrayeacute Je nrsquoen suis pas encore lagrave jrsquoai vingt-troisans et nrsquoai rien drsquoun vieillard blaseacute Lrsquoeacutenergie mecircme du caprice dont il sevoyait le jouet le rassurait un peu Cette singuliegravere lutte cette reacuteflexionet cet amour agrave la course pourront agrave juste titre surprendre quelques per-sonnes habitueacutees au train de Paris  mais elles devront remarquer que lecomte Andrea Marcosini nrsquoeacutetait pas Franccedilais

Eacuteleveacute entre deux abbeacutes qui drsquoapregraves la consigne donneacutee par un pegraveredeacutevot le lacircchegraverent rarement Andreacutea nrsquoavait pas aimeacute une cousine agrave onzeans ni seacuteduit agrave douze la femme de chambre de sa megravere  il nrsquoavait pashanteacute ces colleacuteges ougrave lrsquoenseignement le plus perfectionneacute nrsquoest pas ce-lui que vend lrsquoEacutetat  enfin il nrsquohabitait Paris que depuis quelques anneacutees il eacutetait donc encore accessible agrave ces impressions soudaines et profondescontre lesquelles lrsquoeacuteducation et les mœurs franccedilaises forment une eacutegide sipuissante Dans les pays meacuteridionaux de grandes passions naissent sou-vent drsquoun coup drsquoœil Un gentilhomme gascon qui tempeacuterait beaucoupde sensibiliteacute par beaucoup de reacuteflexion srsquoeacutetait approprieacute mille petites re-cettes contre les soudaines apoplexies de son esprit et de son cœur avaitconseilleacute au comte de se livrer au moins une fois par mois agrave quelque orgiemagistrale pour conjurer ces orages de lrsquoacircme qui sans de telles preacutecau-tions eacuteclatent souvent mal agrave propos Andrea se rappela le conseil ― Eh 

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bien pensa-t-il je commencerai demain premier janvierCeci explique pourquoi le comte Andrea Marcosini louvoyait si timi-

dement pour entrer dans la rue Froidmanteau Lrsquohomme eacuteleacutegant embar-rassait lrsquoamoureux il heacutesita longtemps  mais apregraves avoir fait un dernierappel agrave son courage lrsquoamoureux marcha drsquoun pas assez ferme jusqursquoagravela maison qursquoil reconnut sans peine Lagrave il srsquoarrecircta encore Cette femmeeacutetait-elle bien ce qursquoil imaginait  Nrsquoallait-il pas faire quelque fausse deacute-marche  Il se souvint alors de la table drsquohocircte italienne et srsquoempressa desaisir un moyen terme qui servait agrave la fois son deacutesir et sa reacutepugnance Ilentra pour dicircner et se glissa dans lrsquoalleacutee au fond de laquelle il trouva nonsans tacirctonner longtemps les marches humides et grasses drsquoun escalierqursquoun grand seigneur italien devait prendre pour une eacutechelle Attireacute versle premier eacutetage par une petite lampe poseacutee agrave terre et par une forte odeurde cuisine il poussa la porte entrrsquoouverte et vit une salle brune de crasseet de fumeacutee ougrave trottait une Leacuteonarde occupeacutee agrave parer une table drsquoenvi-ron vingt couverts Aucun des convives ne srsquoy trouvait encore Apregraves uncoup drsquoœil jeteacute sur cette chambre mal eacuteclaireacutee et dont le papier tombaiten lambeaux le noble alla srsquoasseoir pregraves drsquoun poecircle qui fumait et ronflaitdans un coin Ameneacute par le bruit que fit le comte en entrant et deacuteposantson manteau le maicirctre drsquohocirctel se montra brusquement Figurez-vous uncuisinier maigre sec drsquoune grande taille doueacute drsquoun nez grassement deacute-mesureacute et jetant autour de lui par moments et avec une vivaciteacute feacutebrileun regard qui voulait paraicirctre prudent A lrsquoaspect drsquoAndrea dont toutela tenue annonccedilait une grande aisance il signor Giardini srsquoinclina res-pectueusement Le comte manifesta le deacutesir de prendre habituellementses repas en compagnie de quelques compatriotes de payer drsquoavance uncertain nombre de cachets et sut donner agrave la conversation une tournurefamiliegravere afin drsquoarriver promptement agrave son but A peine eut-il parleacute deson inconnue que il signor Giardini fit un geste grotesque et regarda sonconvive drsquoun air malicieux en laissant errer un sourire sur ses legravevres

― Basta  srsquoeacutecria-t-il capisco  Votre seigneurie est conduite ici pardeux appeacutetits La signora Gambara nrsquoaura point perdu son temps si elleest parvenue agrave inteacuteresser un seigneur aussi geacuteneacutereux que vous paraissezlrsquoecirctre En peu de mots je vous apprendrai tout ce que nous savons ici surcette pauvre femme vraiment bien digne de pitieacute Le mari est neacute je crois

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agrave Creacutemone et arrive drsquoAllemagne  il voulait faire prendre une nouvellemusique et de nouveaux instruments chez les Tedeschi  Nrsquoest-ce pas agravefaire pitieacute  dit Giardini en haussant les eacutepaules Il signor Gambara qui secroit un grand compositeur ne me paraicirct pas fort sur tout le reste Ga-lant homme drsquoailleurs plein de sens et drsquoesprit quelquefois fort aimablesurtout quand il a bu quelques verres de vin cas rare vu sa profonde mi-segravere il srsquooccupe nuit et jour agrave composer des opeacuteras et des symphoniesimaginaires au lieu de chercher agrave gagner honnecirctement sa vie Sa pauvrefemme est reacuteduite agrave travailler pour toute sorte de monde le monde de laborne  Que voulez-vous  elle aime son mari comme un pegravere et le soignecomme un enfant Beaucoup de jeunes gens ont dicircneacute chez moi pour faireleur cour agrave madame mais pas un nrsquoa reacuteussi dit-il en appuyant sur le der-nier mot La signora Marianna est sage mon cher monsieur trop sagepour son malheur  Les hommes ne donnent rien pour rien aujourdrsquohuiLa pauvre femme mourra donc agrave la peine Vous croyez que son mari lareacutecompense de ce deacutevouement  bah  monsieur ne lui accorde pas unsourire  et leur cuisine se fait chez le boulanger car non-seulement cediable drsquohomme ne gagne pas un sou mais encore il deacutepense tout le fruitdu travail de sa femme en instruments qursquoil taille qursquoil allonge qursquoil rac-courcit qursquoil deacutemonte et remonte jusqursquoagrave ce qursquoils ne puissent plus rendreque des sons agrave faire fuir les chats  alors il est content Et pourtant vousverrez en lui le plus doux le meilleur de tous les hommes et nullementparesseux il travaille toujoursQue vous dirai-je  il est fou et ne connaicirctpas son eacutetat Je lrsquoai vu limant et forgeant ses instruments manger du painnoir avec un appeacutetit qui me faisait envie agrave moi-mecircme agrave moi monsieurqui ai la meilleure table de Paris Oui Excellence avant un quart drsquoheurevous saurez quel homme je suis Jrsquoai introduit dans la cuisine italiennedes raffinements qui vous surprendront Excellence je suis Napolitaincrsquoest-agrave-dire neacute cuisinier Mais agrave quoi sert lrsquoinstinct sans la science  lascience  jrsquoai passeacute trente ans agrave lrsquoacqueacuterir et voyez ougrave elle mrsquoa conduitMon histoire est celle de tous les hommes de talent  Mes essais mes ex-peacuteriences ont ruineacute trois restaurants successivement fondeacutes agrave Naples agraveParme et agrave Rome Aujourdrsquohui que je suis encore reacuteduit agrave faire meacutetierde mon art je me laisse aller le plus souvent agrave ma passion dominante Jesers agrave ces pauvres reacutefugieacutes quelques-uns de mes ragoucircts de preacutedilection

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Je me ruine ainsi  Sottise direz-vous  Je le sais  mais que voulez-vous le talent mrsquoemporte et je ne puis reacutesister agrave confectionner un mets qui mesourit Ils srsquoen aperccediloivent toujours les gaillards Ils savent bien je vousle jure qui de ma femme ou de moi a servi la batterie Qursquoarrive-t-il de soixante et quelques convives que je voyais chaque jour agrave ma tableagrave lrsquoeacutepoque ougrave jrsquoai fondeacute ce miseacuterable restaurant je nrsquoen reccedilois plus au-jourdrsquohui qursquoune vingtaine environ agrave qui je fais creacutedit pour la plupart dutemps Les Pieacutemontais les Savoyards sont partis  mais les connaisseursles gens de goucirct les vrais Italiens me sont resteacutes Aussi pour eux nrsquoest-ilsacrifice que je ne fasse  je leur donne bien souvent pour vingt-cinq souspar tecircte un dicircner qui me revient au double

La parole du signor Giardini sentait tant la naiumlve rouerie napolitaineque le comte charmeacute se crut encore agrave Geacuterolamo

― Puisqursquoil en est ainsi mon cher hocircte dit-il familiegraverement au cuisi-nier puisque le hasard et votre confiance mrsquoont mis dans le secret de vossacrifices journaliers permettez-moi de doubler la somme

En achevant ces mots Andrea faisait tourner sur le poecircle une piegravece dequarante francs sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusementdeux francs cinquante centimes non sans quelques faccedilons discregravetes quile reacutejouirent fort

― Dans quelques minutes reprit Giardini vous allez voir votre don-nina Je vous placerai pregraves du mari et si vous voulez ecirctre dans ses bonnesgracircces parlez musique je les ai inviteacutes tous deux pauvres gens  A causedu nouvel an je reacutegale mes hocirctes drsquoun mets dans la confection duquel jecrois mrsquoecirctre surpasseacutehellip

La voix du signor Giardini fut couverte par les bruyantes feacutelicitationsdes convives qui vinrent deux agrave deux un agrave un assez capricieusementsuivant la coutume des tables drsquohocircte Giardini affectait de se tenir pregraves ducomte et faisait le cicerone en lui indiquant quels eacutetaient ses habitueacutes Iltacircchait drsquoamener par ses lazzi un sourire sur les legravevres drsquoun homme en quison instinct de Napolitain lui indiquait un riche protecteur agrave exploiter

― Celui-ci dit-il est un pauvre compositeur qui voudrait passer dela romance agrave lrsquoopeacutera et ne peut Il se plaint des directeurs des marchandsde musique de tout le monde excepteacute de lui-mecircme et certes il nrsquoa pasde plus cruel ennemi Vous voyez quel teint fleuri quel contentement

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de lui combien peu drsquoefforts dans ses traits si bien disposeacutes pour la ro-mance  celui qui lrsquoaccompagne et qui a lrsquoair drsquoun marchand drsquoallumettesest une des plus grandes ceacuteleacutebriteacutes musicales Gigelmi  le plus grand chefdrsquoorchestre italien connu  mais il est sourd et finit malheureusement savie priveacute de ce qui la lui embellissait Oh  voici notre grand Ottobonile plus naiumlf vieillard que la terre ait porteacute mais il est soupccedilonneacute drsquoecirctre leplus enrageacute de ceux qui veulent la reacutegeacuteneacuteration de lrsquoItalie Je me demandecomment lrsquoon peut bannir un si aimable vieillard 

Ici Giardini regarda le comte qui se sentant sondeacute du cocircteacute politiquece retrancha dans une immobiliteacute tout italienne

― Un homme obligeacute de faire la cuisine agrave tout le monde doit srsquointer-dire drsquoavoir une opinion politique Excellence dit le cuisinier en conti-nuant Mais tout le monde agrave lrsquoaspect de ce brave homme qui a plus lrsquoairdrsquoun mouton que drsquoun lion eucirct dit ce que je pense devant lrsquoambassadeurdrsquoAutriche lui-mecircme Drsquoailleurs nous sommes dans un moment ougrave la li-berteacute nrsquoest plus proscrite et va recommencer sa tourneacutee  Ces braves gensle croient du moins dit-il en srsquoapprochant de lrsquooreille du comte et pour-quoi contrarierais-je (contrarierai-je) leurs espeacuterances  car moi je ne haispas lrsquoabsolutisme Excellence  Tout grand talent est absolutiste  Heacute  bienquoique plein de geacutenie Ottoboni se donne des peines inouiumles pour lrsquoins-truction de lrsquoItalie il compose des petits livres pour eacuteclairer lrsquointelligencedes enfants et des gens du peuple il les fait passer tregraves-habilement en Ita-lie il prend tous les moyens de refaire un moral agrave notre pauvre patrie quipreacuteegravere la jouissance agrave la liberteacute peut-ecirctre avec raison 

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put riendeacutecouvrir de ses veacuteritables opinions politiques

― Ottoboni reprit-il est un saint homme il est tregraves-secourable tousles reacutefugieacutes lrsquoaiment car Excellence un libeacuteral peut avoir des vertus  Oh oh  fit Giardini voilagrave un journaliste dit-il en deacutesignant un homme quiavait le costume ridicule que lrsquoon donnait autrefois aux poeumltes logeacutes dansles greniers car son habit eacutetait racircpeacute ses bottes crevasseacutees son chapeaugras et sa redingote dans un eacutetat de veacutetusteacute deacuteplorable Excellence cepauvre homme est plein de talent ethellip incorruptible  il srsquoest trompeacute surson eacutepoque il dit la veacuteriteacute agrave tout le monde personne ne peut le souffrirIl rend compte des theacuteacirctres dans deux journaux obscurs quoiqursquoil soit

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assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Page 2: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

HONOREacute DE BALZAC

GAMBARA

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Sources mdash Bibliothegraveque Eacutelectronique duQueacutebec

Ont contribueacute agrave cette eacutedition mdash Association de Promotion de lrsquoEcriture et de la

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Fontes mdash Philipp H Pollmdash Christian Sprembergmdash Manfred Klein

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GAMBARA

AM LE MARQUIS DE BELLOYCrsquoest au coin du feu dans une mysteacuterieuse dans une splendideretraite qui nrsquoexiste plus mais qui vivra dans notre souvenir

et drsquoougrave nos yeux deacutecouvraient Paris depuis les collines de Bellevue jus-qursquoagrave celles de Belleville depuis Montmartre jusqursquoagrave lrsquoArc-de-Triomphe delrsquoEacutetoile que par une matineacutee arroseacutee de theacute agrave travers les mille ideacutees quinaissent et srsquoeacuteteignent comme des fuseacutees dans votre eacutetincelante conver-sation vous avez prodigue drsquoesprit jeteacute sous ma plume ce personnagedigne drsquoHoffman ce porteur de treacutesors inconnus ce pegravelerin assis agrave laporte du Paradis ayant des oreilles pour eacutecouter les chants des angeset nrsquoayant plus de langue pour les reacutepeacuteter agitant sur les touches drsquoivoiredes doigts briseacutes par les contractions de lrsquoinspiration divine et croyantexprimer la musique du ciel agrave des auditeurs stupeacutefaits Vous avez creacuteeacuteGAMBARA je ne lrsquoai qursquohabilleacute Laissez-moi rendre agrave Ceacutesar ce qui ap-partient agrave Ceacutesar en regrettant que vous ne saisissiez pas la plume agrave uneeacutepoque ougrave les gentilshommes doivent srsquoen servir aussi bien que de leureacutepeacutee afin de sauver leur pays Vous pouvez ne pas penser agrave vous  maisvous nous devez vos talents

Le premier jour de lrsquoan mil huit cent trente et un vidait ses cornets de

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drageacutees quatre heures sonnaient il y avait foule au Palais-Royal et lesrestaurants commenccedilaient agrave srsquoemplir En ce moment un coupeacute srsquoarrecirctadevant le perron il en sortit un jeune homme de fiegravere mine eacutetranger sansdoute  autrement il nrsquoaurait eu ni le chasseur agrave plumes aristocratiques niles armoiries que les heacuteros de juillet poursuivaient encore Lrsquoeacutetranger en-tra dans le Palais-Royal et suivit la foule sous les galeries sans srsquoeacutetonnerde la lenteur agrave laquelle lrsquoaffluence des curieux condamnait sa deacutemarche ilsemblait habitueacute agrave lrsquoallure noble qursquoon appelle ironiquement un pas drsquoam-bassadeur  mais sa digniteacute sentait un peu le theacuteacirctre  quoique sa figure fucirctbelle et grave son chapeau drsquoougrave srsquoeacutechappait une touffe de cheveux noirsboucleacutes inclinait peut-ecirctre un peu trop sur lrsquooreille droite et deacutementaitsa graviteacute par un air tant soit peu mauvais sujet  ses yeux distraits et agravedemi fermeacutes laissaient tomber un regard deacutedaigneux sur la foule

― Voilagrave un jeune homme qui est fort beau dit agrave voix basse une grisetteen se rangeant pour le laisser passer

― Et qui le sait trop reacutepondit tout haut sa compagne qui eacutetait laideApregraves un tour de galerie le jeune homme regarda tour agrave tour le ciel

et sa montre fit un geste drsquoimpatience entra dans un bureau de tabac yalluma un cigare se posa devant une glace et jeta un regard sur son cos-tume un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goucirct Ilrajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait plusieursfois une de ces grosses chaicircnes drsquoor fabriqueacutees agrave Gecircnes  puis apregraves avoirjeteacute par un seul mouvement sur son eacutepaule gauche sonmanteau doubleacute develours en le drapant avec eacuteleacutegance il reprit sa promenade sans se laisserdistraire par les œillades bourgeoises qursquoil recevait Quand les boutiquescommencegraverent agrave srsquoilluminer et que la nuit lui parut assez noire il se diri-gea vers la place du Palais-Royal en homme qui craignait drsquoecirctre reconnucar il cocirctoya la place jusqursquoagrave la fontaine pour gagner agrave lrsquoabri des fiacreslrsquoentreacutee de la rue Froidmanteau rue sale obscure et mal hanteacutee  une sortedrsquoeacutegout que la police tolegravere aupregraves du Palais-Royal assaini demecircme qursquounmajordome italien laisserait un valet neacutegligent entasser dans un coin delrsquoescalier les balayures de lrsquoappartement Le jeune homme heacutesitait On eucirctdit drsquoune bourgeoise endimancheacutee allongeant le cou devant un ruisseaugrossi par une averse Cependant lrsquoheure eacutetait bien choisie pour satis-faire quelque honteuse fantaisie Plus tocirct on pouvait ecirctre surpris plus tard

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on pouvait ecirctre devanceacute Srsquoecirctre laisseacute convier par un de ces regards quiencouragent sans ecirctre provocants  avoir suivi pendant une heure pen-dant un jour peut-ecirctre une femme jeune et belle lrsquoavoir diviniseacutee dans sapenseacutee et avoir donneacute agrave sa leacutegegravereteacute mille interpreacutetations avantageuses srsquoecirctre repris agrave croire aux sympathies soudaines irreacutesistibles  avoir ima-gineacute sous le feu drsquoune excitation passagegravere une aventure dans un siegravecleougrave les romans srsquoeacutecrivent preacuteciseacutement parce qursquoils nrsquoarrivent plus  avoirrecircveacute balcons guitares stratagegravemes verrous et srsquoecirctre drapeacute dans le man-teau drsquoAlmaviva  apregraves avoir eacutecrit un poeumlme dans sa fantaisie srsquoarrecircteragrave la porte drsquoun mauvais lieu  puis pour tout deacutenoucircment voir dans la re-tenue de sa Rosine une preacutecaution imposeacutee par un regraveglement de policenrsquoest-ce pas une deacuteception par laquelle ont passeacute bien des hommes quinrsquoen conviendront pas  Les sentiments les plus naturels sont ceux qursquoonavoue avec le plus de reacutepugnance et la fatuiteacute est un de ces sentiments-lagraveQuand la leccedilon ne va pas plus loin un Parisien en profite ou lrsquooublie et lemal nrsquoest pas grand  mais il nrsquoen devait pas ecirctre ainsi pour lrsquoeacutetranger quicommenccedilait agrave craindre de payer un peu cher son eacuteducation parisienne

Ce promeneur eacutetait un noble Milanais banni de sa patrie ougrave quelqueseacutequipeacutees libeacuterales lrsquoavaient rendu suspect au gouvernement autrichienLe comte Andrea Marcosini srsquoeacutetait vu accueillir agrave Paris avec cet empres-sement tout franccedilais qursquoy rencontreront toujours un esprit aimable unnom sonore accompagneacutes de deux cent milles livres de rente et drsquouncharmant exteacuterieur Pour un tel homme lrsquoexil devait ecirctre un voyage deplaisir  ses biens furent simplement seacutequestreacutes et ses amis lrsquoinformegraverentqursquoapregraves une absence de deux ans au plus il pourrait sans danger repa-raicirctre dans sa patrie Apres avoir fait rimer crudeli affanni avec i mieitiranni dans une douzaine de sonnets apregraves avoir soutenu de sa bourseles malheureux Italiens reacutefugieacutes le comte Andrea qui avait le malheurdrsquoecirctre poeumlte se crut libeacutereacute de ses ideacutees patriotiques Depuis son arriveacuteeil se livrait donc sans arriegravere-penseacutee aux plaisirs de tout genre que Parisoffre gratis agrave quiconque est assez riche pour les acheter Ses talents et sabeauteacute lui avaient valu bien des succegraves aupregraves des femmes qursquoil aimaitcollectivement autant qursquoil convenait agrave son acircge mais parmi lesquelles ilnrsquoen distinguait encore aucune Ce goucirct eacutetait drsquoailleurs subordonneacute enlui agrave ceux de la musique et de la poeacutesie qursquoil cultivait depuis lrsquoenfance

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et ougrave il lui paraissait plus difficile et plus glorieux de reacuteussir qursquoen ga-lanterie puisque la nature lui eacutepargnait les difficulteacutes que les hommesaiment agrave vaincre Homme complexe comme tant drsquoautres il se laissait fa-cilement seacuteduire par les douceurs du luxe sans lequel il nrsquoaurait pu vivrede mecircme qursquoil tenait beaucoup aux distinctions sociales que ses opinionsrepoussaient Aussi ses theacuteories drsquoartiste de penseur de poeumlte eacutetaient-elles souvent en contradiction avec ses goucircts avec ses sentiments avecses habitudes de gentilhomme millionnaire  mais il se consolait de cesnon-sens en les retrouvant chez beaucoup de Parisiens libeacuteraux par in-teacuterecirct aristocrates par nature Il ne srsquoeacutetait donc pas surpris sans une viveinquieacutetude le 31 deacutecembre 1830 agrave pied par un de nos deacutegels attacheacute auxpas drsquoune femme dont le costume annonccedilait une misegravere profonde radi-cale ancienne inveacuteteacutereacutee qui nrsquoeacutetait pas plus belle que tant drsquoautres qursquoilvoyait chaque soir aux Bouffons agrave lrsquoOpeacutera dans le monde et certaine-ment moins jeune que madame de Manerville de laquelle il avait obtenuun rendez-vous pour ce jour mecircme et qui lrsquoattendait peut-ecirctre encoreMais il y avait dans le regard agrave la fois tendre et farouche profond et ra-pide que les yeux noirs de cette femme lui dardaient agrave la deacuterobeacutee tantde douleurs et tant de volupteacutes eacutetouffeacutees  Mais elle avait rougi avec tantde feu quand au sortir drsquoun magasin ougrave elle eacutetait demeureacutee un quartdrsquoheure et ses yeux srsquoeacutetaient si bien rencontreacutes avec ceux du Milanaisqui lrsquoavait attendue agrave quelques pas hellip Il y avait enfin tant de mais et de sique le comte envahi par une de ces tentations furieuses pour lesquellesil nrsquoest de nom dans aucune langue mecircme dans celle de lrsquoorgie srsquoeacutetaitmis agrave la poursuite de cette femme chassant enfin agrave la grisette comme unvieux Parisien Chemin faisant soit qursquoil se trouvacirct suivre ou devancercette femme il lrsquoexaminait dans tous les deacutetails de sa personne ou de samise afin de deacuteloger le deacutesir absurde et fou qui srsquoeacutetait barricadeacute dans sacervelle  il trouva bientocirct agrave cette revue un plaisir plus ardent que celuiqursquoil avait goucircteacute la veille en contemplant sous les ondes drsquoun bain par-fumeacute les formes irreacuteprochables drsquoune personne aimeacutee  parfois baissant latecircte lrsquoinconnue lui jetait le regard oblique drsquoune chegravevre attacheacutee pregraves dela terre et se voyant toujours poursuivie elle hacirctait le pas comme si elleeucirct voulu fuir Neacuteanmoins quand un embarras de voitures ou tout autreaccident ramenait Andrea pregraves drsquoelle le noble la voyait fleacutechir sous son

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regard sans que rien dans ses traits exprimacirct le deacutepit Ces signes certainsdrsquoune eacutemotion combattue donnegraverent le dernier coup drsquoeacuteperon aux recircvesdeacutesordonneacutes qui lrsquoemportaient et il galopa jusqursquoagrave la rue Froidmanteauougrave apregraves bien des deacutetours lrsquoinconnue entra brusquement croyant avoirdeacuterobeacute sa trace agrave lrsquoeacutetranger bien surpris de cemaneacutege Il faisait nuit Deuxfemmes tatoueacutees de rouge qui buvaient du cassis sur le comptoir drsquoun eacutepi-cier virent la jeune femme et lrsquoappelegraverent Lrsquoinconnue srsquoarrecircta sur le seuilde la porte reacutepondit par quelques mots pleins de douceur au complimentcordial qui lui fut adresseacute et reprit sa course Andrea qui marchait der-riegravere elle la vit disparaicirctre dans une des plus sombres alleacutees de cette ruedont le nom lui eacutetait inconnu Lrsquoaspect repoussant de la maison ougrave venaitdrsquoentrer lrsquoheacuteroiumlne de son roman lui causa comme une nauseacutee En reculantdrsquoun pas pour examiner les lieux il trouva pregraves de lui un homme de mau-vaise mine et lui demanda des renseignements Lrsquohomme appuya sa maindroite sur un bacircton noueux posa la gauche sur sa hanche et reacutepondit parun seul mot  ― Farceur  Mais en toisant lrsquoItalien sur qui tombait la lueurdu reacuteverbegravere sa figure prit une expression pateline

― Ah  pardon monsieur reprit-il en changeant tout agrave coup de tonil y a aussi un restaurant une sorte de table drsquohocircte ougrave la cuisine est fortmauvaise et ougrave lrsquoon met du fromage dans la soupe Peut-ecirctre monsieurcherche-t-il cette gargote car il est facile de voir au costume que mon-sieur est Italien  les Italiens aiment beaucoup le velours et le fromage Simonsieur veut que je lui indique un meilleur restaurant jrsquoai agrave deux pasdrsquoici une tante qui aime beaucoup les eacutetrangers

Andrea releva sonmanteau jusqursquoagrave sesmoustaches et srsquoeacutelanccedila hors dela rue pousseacute par le deacutegoucirct que lui causa cet immonde personnage dontlrsquohabillement et les gestes eacutetaient en harmonie avec la maison ignoble ougravevenait drsquoentrer lrsquoinconnue Il retrouva avec deacutelices les mille recherchesde son appartement et alla passer la soireacutee chez la marquise drsquoEspardpour tacirccher de laver la souillure de cette fantaisie qui lrsquoavait si tyranni-quement domineacute pendant une partie de la journeacutee Cependant lorsqursquoilfut coucheacute par le recueillement de la nuit il retrouva sa vision du jourmais plus lucide et plus animeacutee que dans la reacutealiteacute Lrsquoinconnue marchaitencore devant lui Parfois en traversant les ruisseaux elle deacutecouvrait en-core sa jambe ronde Ses hanches nerveuses tressaillaient agrave chacun de

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ses pas Andrea voulait de nouveau lui parler et nrsquoosait lui Marcosininoble Milanais  Puis il la voyait entrant dans cette alleacutee obscure qui la luiavait deacuterobeacutee et il se reprochait alors de ne lrsquoy avoir point suivie ― Carenfin se disait-il si elle mrsquoeacutevitait et voulait me faire perdre ses traceselle mrsquoaime Chez les femmes de cette sorte la reacutesistance est une preuvedrsquoamour Si jrsquoavais pousseacute plus loin cette aventure jrsquoaurais fini peut-ecirctrepar y rencontrer le deacutegoucirct et je dormirais tranquille Le comte avait lrsquoha-bitude drsquoanalyser ses sensations les plus vives comme font involontaire-ment les hommes qui ont autant drsquoesprit que de cœur et il srsquoeacutetonnait derevoir lrsquoinconnue de la rue Froidmanteau non dans la pompe ideacuteale desvisions mais dans la nuditeacute de ses reacutealiteacutes affligeantes Et neacuteanmoins sisa fantaisie avait deacutepouilleacute cette femme de la livreacutee de la misegravere elle la luiaurait gacircteacutee  car il la voulait il la deacutesirait il lrsquoaimait avec ses bas crotteacutesavec ses souliers eacuteculeacutes avec son chapeau de paille de riz  Il la voulaitdans cette maison mecircme ougrave il lrsquoavait vue entrer  ― Suis-je donc eacutepris duvice  se disait-il tout effrayeacute Je nrsquoen suis pas encore lagrave jrsquoai vingt-troisans et nrsquoai rien drsquoun vieillard blaseacute Lrsquoeacutenergie mecircme du caprice dont il sevoyait le jouet le rassurait un peu Cette singuliegravere lutte cette reacuteflexionet cet amour agrave la course pourront agrave juste titre surprendre quelques per-sonnes habitueacutees au train de Paris  mais elles devront remarquer que lecomte Andrea Marcosini nrsquoeacutetait pas Franccedilais

Eacuteleveacute entre deux abbeacutes qui drsquoapregraves la consigne donneacutee par un pegraveredeacutevot le lacircchegraverent rarement Andreacutea nrsquoavait pas aimeacute une cousine agrave onzeans ni seacuteduit agrave douze la femme de chambre de sa megravere  il nrsquoavait pashanteacute ces colleacuteges ougrave lrsquoenseignement le plus perfectionneacute nrsquoest pas ce-lui que vend lrsquoEacutetat  enfin il nrsquohabitait Paris que depuis quelques anneacutees il eacutetait donc encore accessible agrave ces impressions soudaines et profondescontre lesquelles lrsquoeacuteducation et les mœurs franccedilaises forment une eacutegide sipuissante Dans les pays meacuteridionaux de grandes passions naissent sou-vent drsquoun coup drsquoœil Un gentilhomme gascon qui tempeacuterait beaucoupde sensibiliteacute par beaucoup de reacuteflexion srsquoeacutetait approprieacute mille petites re-cettes contre les soudaines apoplexies de son esprit et de son cœur avaitconseilleacute au comte de se livrer au moins une fois par mois agrave quelque orgiemagistrale pour conjurer ces orages de lrsquoacircme qui sans de telles preacutecau-tions eacuteclatent souvent mal agrave propos Andrea se rappela le conseil ― Eh 

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bien pensa-t-il je commencerai demain premier janvierCeci explique pourquoi le comte Andrea Marcosini louvoyait si timi-

dement pour entrer dans la rue Froidmanteau Lrsquohomme eacuteleacutegant embar-rassait lrsquoamoureux il heacutesita longtemps  mais apregraves avoir fait un dernierappel agrave son courage lrsquoamoureux marcha drsquoun pas assez ferme jusqursquoagravela maison qursquoil reconnut sans peine Lagrave il srsquoarrecircta encore Cette femmeeacutetait-elle bien ce qursquoil imaginait  Nrsquoallait-il pas faire quelque fausse deacute-marche  Il se souvint alors de la table drsquohocircte italienne et srsquoempressa desaisir un moyen terme qui servait agrave la fois son deacutesir et sa reacutepugnance Ilentra pour dicircner et se glissa dans lrsquoalleacutee au fond de laquelle il trouva nonsans tacirctonner longtemps les marches humides et grasses drsquoun escalierqursquoun grand seigneur italien devait prendre pour une eacutechelle Attireacute versle premier eacutetage par une petite lampe poseacutee agrave terre et par une forte odeurde cuisine il poussa la porte entrrsquoouverte et vit une salle brune de crasseet de fumeacutee ougrave trottait une Leacuteonarde occupeacutee agrave parer une table drsquoenvi-ron vingt couverts Aucun des convives ne srsquoy trouvait encore Apregraves uncoup drsquoœil jeteacute sur cette chambre mal eacuteclaireacutee et dont le papier tombaiten lambeaux le noble alla srsquoasseoir pregraves drsquoun poecircle qui fumait et ronflaitdans un coin Ameneacute par le bruit que fit le comte en entrant et deacuteposantson manteau le maicirctre drsquohocirctel se montra brusquement Figurez-vous uncuisinier maigre sec drsquoune grande taille doueacute drsquoun nez grassement deacute-mesureacute et jetant autour de lui par moments et avec une vivaciteacute feacutebrileun regard qui voulait paraicirctre prudent A lrsquoaspect drsquoAndrea dont toutela tenue annonccedilait une grande aisance il signor Giardini srsquoinclina res-pectueusement Le comte manifesta le deacutesir de prendre habituellementses repas en compagnie de quelques compatriotes de payer drsquoavance uncertain nombre de cachets et sut donner agrave la conversation une tournurefamiliegravere afin drsquoarriver promptement agrave son but A peine eut-il parleacute deson inconnue que il signor Giardini fit un geste grotesque et regarda sonconvive drsquoun air malicieux en laissant errer un sourire sur ses legravevres

― Basta  srsquoeacutecria-t-il capisco  Votre seigneurie est conduite ici pardeux appeacutetits La signora Gambara nrsquoaura point perdu son temps si elleest parvenue agrave inteacuteresser un seigneur aussi geacuteneacutereux que vous paraissezlrsquoecirctre En peu de mots je vous apprendrai tout ce que nous savons ici surcette pauvre femme vraiment bien digne de pitieacute Le mari est neacute je crois

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agrave Creacutemone et arrive drsquoAllemagne  il voulait faire prendre une nouvellemusique et de nouveaux instruments chez les Tedeschi  Nrsquoest-ce pas agravefaire pitieacute  dit Giardini en haussant les eacutepaules Il signor Gambara qui secroit un grand compositeur ne me paraicirct pas fort sur tout le reste Ga-lant homme drsquoailleurs plein de sens et drsquoesprit quelquefois fort aimablesurtout quand il a bu quelques verres de vin cas rare vu sa profonde mi-segravere il srsquooccupe nuit et jour agrave composer des opeacuteras et des symphoniesimaginaires au lieu de chercher agrave gagner honnecirctement sa vie Sa pauvrefemme est reacuteduite agrave travailler pour toute sorte de monde le monde de laborne  Que voulez-vous  elle aime son mari comme un pegravere et le soignecomme un enfant Beaucoup de jeunes gens ont dicircneacute chez moi pour faireleur cour agrave madame mais pas un nrsquoa reacuteussi dit-il en appuyant sur le der-nier mot La signora Marianna est sage mon cher monsieur trop sagepour son malheur  Les hommes ne donnent rien pour rien aujourdrsquohuiLa pauvre femme mourra donc agrave la peine Vous croyez que son mari lareacutecompense de ce deacutevouement  bah  monsieur ne lui accorde pas unsourire  et leur cuisine se fait chez le boulanger car non-seulement cediable drsquohomme ne gagne pas un sou mais encore il deacutepense tout le fruitdu travail de sa femme en instruments qursquoil taille qursquoil allonge qursquoil rac-courcit qursquoil deacutemonte et remonte jusqursquoagrave ce qursquoils ne puissent plus rendreque des sons agrave faire fuir les chats  alors il est content Et pourtant vousverrez en lui le plus doux le meilleur de tous les hommes et nullementparesseux il travaille toujoursQue vous dirai-je  il est fou et ne connaicirctpas son eacutetat Je lrsquoai vu limant et forgeant ses instruments manger du painnoir avec un appeacutetit qui me faisait envie agrave moi-mecircme agrave moi monsieurqui ai la meilleure table de Paris Oui Excellence avant un quart drsquoheurevous saurez quel homme je suis Jrsquoai introduit dans la cuisine italiennedes raffinements qui vous surprendront Excellence je suis Napolitaincrsquoest-agrave-dire neacute cuisinier Mais agrave quoi sert lrsquoinstinct sans la science  lascience  jrsquoai passeacute trente ans agrave lrsquoacqueacuterir et voyez ougrave elle mrsquoa conduitMon histoire est celle de tous les hommes de talent  Mes essais mes ex-peacuteriences ont ruineacute trois restaurants successivement fondeacutes agrave Naples agraveParme et agrave Rome Aujourdrsquohui que je suis encore reacuteduit agrave faire meacutetierde mon art je me laisse aller le plus souvent agrave ma passion dominante Jesers agrave ces pauvres reacutefugieacutes quelques-uns de mes ragoucircts de preacutedilection

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Je me ruine ainsi  Sottise direz-vous  Je le sais  mais que voulez-vous le talent mrsquoemporte et je ne puis reacutesister agrave confectionner un mets qui mesourit Ils srsquoen aperccediloivent toujours les gaillards Ils savent bien je vousle jure qui de ma femme ou de moi a servi la batterie Qursquoarrive-t-il de soixante et quelques convives que je voyais chaque jour agrave ma tableagrave lrsquoeacutepoque ougrave jrsquoai fondeacute ce miseacuterable restaurant je nrsquoen reccedilois plus au-jourdrsquohui qursquoune vingtaine environ agrave qui je fais creacutedit pour la plupart dutemps Les Pieacutemontais les Savoyards sont partis  mais les connaisseursles gens de goucirct les vrais Italiens me sont resteacutes Aussi pour eux nrsquoest-ilsacrifice que je ne fasse  je leur donne bien souvent pour vingt-cinq souspar tecircte un dicircner qui me revient au double

La parole du signor Giardini sentait tant la naiumlve rouerie napolitaineque le comte charmeacute se crut encore agrave Geacuterolamo

― Puisqursquoil en est ainsi mon cher hocircte dit-il familiegraverement au cuisi-nier puisque le hasard et votre confiance mrsquoont mis dans le secret de vossacrifices journaliers permettez-moi de doubler la somme

En achevant ces mots Andrea faisait tourner sur le poecircle une piegravece dequarante francs sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusementdeux francs cinquante centimes non sans quelques faccedilons discregravetes quile reacutejouirent fort

― Dans quelques minutes reprit Giardini vous allez voir votre don-nina Je vous placerai pregraves du mari et si vous voulez ecirctre dans ses bonnesgracircces parlez musique je les ai inviteacutes tous deux pauvres gens  A causedu nouvel an je reacutegale mes hocirctes drsquoun mets dans la confection duquel jecrois mrsquoecirctre surpasseacutehellip

La voix du signor Giardini fut couverte par les bruyantes feacutelicitationsdes convives qui vinrent deux agrave deux un agrave un assez capricieusementsuivant la coutume des tables drsquohocircte Giardini affectait de se tenir pregraves ducomte et faisait le cicerone en lui indiquant quels eacutetaient ses habitueacutes Iltacircchait drsquoamener par ses lazzi un sourire sur les legravevres drsquoun homme en quison instinct de Napolitain lui indiquait un riche protecteur agrave exploiter

― Celui-ci dit-il est un pauvre compositeur qui voudrait passer dela romance agrave lrsquoopeacutera et ne peut Il se plaint des directeurs des marchandsde musique de tout le monde excepteacute de lui-mecircme et certes il nrsquoa pasde plus cruel ennemi Vous voyez quel teint fleuri quel contentement

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de lui combien peu drsquoefforts dans ses traits si bien disposeacutes pour la ro-mance  celui qui lrsquoaccompagne et qui a lrsquoair drsquoun marchand drsquoallumettesest une des plus grandes ceacuteleacutebriteacutes musicales Gigelmi  le plus grand chefdrsquoorchestre italien connu  mais il est sourd et finit malheureusement savie priveacute de ce qui la lui embellissait Oh  voici notre grand Ottobonile plus naiumlf vieillard que la terre ait porteacute mais il est soupccedilonneacute drsquoecirctre leplus enrageacute de ceux qui veulent la reacutegeacuteneacuteration de lrsquoItalie Je me demandecomment lrsquoon peut bannir un si aimable vieillard 

Ici Giardini regarda le comte qui se sentant sondeacute du cocircteacute politiquece retrancha dans une immobiliteacute tout italienne

― Un homme obligeacute de faire la cuisine agrave tout le monde doit srsquointer-dire drsquoavoir une opinion politique Excellence dit le cuisinier en conti-nuant Mais tout le monde agrave lrsquoaspect de ce brave homme qui a plus lrsquoairdrsquoun mouton que drsquoun lion eucirct dit ce que je pense devant lrsquoambassadeurdrsquoAutriche lui-mecircme Drsquoailleurs nous sommes dans un moment ougrave la li-berteacute nrsquoest plus proscrite et va recommencer sa tourneacutee  Ces braves gensle croient du moins dit-il en srsquoapprochant de lrsquooreille du comte et pour-quoi contrarierais-je (contrarierai-je) leurs espeacuterances  car moi je ne haispas lrsquoabsolutisme Excellence  Tout grand talent est absolutiste  Heacute  bienquoique plein de geacutenie Ottoboni se donne des peines inouiumles pour lrsquoins-truction de lrsquoItalie il compose des petits livres pour eacuteclairer lrsquointelligencedes enfants et des gens du peuple il les fait passer tregraves-habilement en Ita-lie il prend tous les moyens de refaire un moral agrave notre pauvre patrie quipreacuteegravere la jouissance agrave la liberteacute peut-ecirctre avec raison 

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put riendeacutecouvrir de ses veacuteritables opinions politiques

― Ottoboni reprit-il est un saint homme il est tregraves-secourable tousles reacutefugieacutes lrsquoaiment car Excellence un libeacuteral peut avoir des vertus  Oh oh  fit Giardini voilagrave un journaliste dit-il en deacutesignant un homme quiavait le costume ridicule que lrsquoon donnait autrefois aux poeumltes logeacutes dansles greniers car son habit eacutetait racircpeacute ses bottes crevasseacutees son chapeaugras et sa redingote dans un eacutetat de veacutetusteacute deacuteplorable Excellence cepauvre homme est plein de talent ethellip incorruptible  il srsquoest trompeacute surson eacutepoque il dit la veacuteriteacute agrave tout le monde personne ne peut le souffrirIl rend compte des theacuteacirctres dans deux journaux obscurs quoiqursquoil soit

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assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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GAMBARA

AM LE MARQUIS DE BELLOYCrsquoest au coin du feu dans une mysteacuterieuse dans une splendideretraite qui nrsquoexiste plus mais qui vivra dans notre souvenir

et drsquoougrave nos yeux deacutecouvraient Paris depuis les collines de Bellevue jus-qursquoagrave celles de Belleville depuis Montmartre jusqursquoagrave lrsquoArc-de-Triomphe delrsquoEacutetoile que par une matineacutee arroseacutee de theacute agrave travers les mille ideacutees quinaissent et srsquoeacuteteignent comme des fuseacutees dans votre eacutetincelante conver-sation vous avez prodigue drsquoesprit jeteacute sous ma plume ce personnagedigne drsquoHoffman ce porteur de treacutesors inconnus ce pegravelerin assis agrave laporte du Paradis ayant des oreilles pour eacutecouter les chants des angeset nrsquoayant plus de langue pour les reacutepeacuteter agitant sur les touches drsquoivoiredes doigts briseacutes par les contractions de lrsquoinspiration divine et croyantexprimer la musique du ciel agrave des auditeurs stupeacutefaits Vous avez creacuteeacuteGAMBARA je ne lrsquoai qursquohabilleacute Laissez-moi rendre agrave Ceacutesar ce qui ap-partient agrave Ceacutesar en regrettant que vous ne saisissiez pas la plume agrave uneeacutepoque ougrave les gentilshommes doivent srsquoen servir aussi bien que de leureacutepeacutee afin de sauver leur pays Vous pouvez ne pas penser agrave vous  maisvous nous devez vos talents

Le premier jour de lrsquoan mil huit cent trente et un vidait ses cornets de

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drageacutees quatre heures sonnaient il y avait foule au Palais-Royal et lesrestaurants commenccedilaient agrave srsquoemplir En ce moment un coupeacute srsquoarrecirctadevant le perron il en sortit un jeune homme de fiegravere mine eacutetranger sansdoute  autrement il nrsquoaurait eu ni le chasseur agrave plumes aristocratiques niles armoiries que les heacuteros de juillet poursuivaient encore Lrsquoeacutetranger en-tra dans le Palais-Royal et suivit la foule sous les galeries sans srsquoeacutetonnerde la lenteur agrave laquelle lrsquoaffluence des curieux condamnait sa deacutemarche ilsemblait habitueacute agrave lrsquoallure noble qursquoon appelle ironiquement un pas drsquoam-bassadeur  mais sa digniteacute sentait un peu le theacuteacirctre  quoique sa figure fucirctbelle et grave son chapeau drsquoougrave srsquoeacutechappait une touffe de cheveux noirsboucleacutes inclinait peut-ecirctre un peu trop sur lrsquooreille droite et deacutementaitsa graviteacute par un air tant soit peu mauvais sujet  ses yeux distraits et agravedemi fermeacutes laissaient tomber un regard deacutedaigneux sur la foule

― Voilagrave un jeune homme qui est fort beau dit agrave voix basse une grisetteen se rangeant pour le laisser passer

― Et qui le sait trop reacutepondit tout haut sa compagne qui eacutetait laideApregraves un tour de galerie le jeune homme regarda tour agrave tour le ciel

et sa montre fit un geste drsquoimpatience entra dans un bureau de tabac yalluma un cigare se posa devant une glace et jeta un regard sur son cos-tume un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goucirct Ilrajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait plusieursfois une de ces grosses chaicircnes drsquoor fabriqueacutees agrave Gecircnes  puis apregraves avoirjeteacute par un seul mouvement sur son eacutepaule gauche sonmanteau doubleacute develours en le drapant avec eacuteleacutegance il reprit sa promenade sans se laisserdistraire par les œillades bourgeoises qursquoil recevait Quand les boutiquescommencegraverent agrave srsquoilluminer et que la nuit lui parut assez noire il se diri-gea vers la place du Palais-Royal en homme qui craignait drsquoecirctre reconnucar il cocirctoya la place jusqursquoagrave la fontaine pour gagner agrave lrsquoabri des fiacreslrsquoentreacutee de la rue Froidmanteau rue sale obscure et mal hanteacutee  une sortedrsquoeacutegout que la police tolegravere aupregraves du Palais-Royal assaini demecircme qursquounmajordome italien laisserait un valet neacutegligent entasser dans un coin delrsquoescalier les balayures de lrsquoappartement Le jeune homme heacutesitait On eucirctdit drsquoune bourgeoise endimancheacutee allongeant le cou devant un ruisseaugrossi par une averse Cependant lrsquoheure eacutetait bien choisie pour satis-faire quelque honteuse fantaisie Plus tocirct on pouvait ecirctre surpris plus tard

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on pouvait ecirctre devanceacute Srsquoecirctre laisseacute convier par un de ces regards quiencouragent sans ecirctre provocants  avoir suivi pendant une heure pen-dant un jour peut-ecirctre une femme jeune et belle lrsquoavoir diviniseacutee dans sapenseacutee et avoir donneacute agrave sa leacutegegravereteacute mille interpreacutetations avantageuses srsquoecirctre repris agrave croire aux sympathies soudaines irreacutesistibles  avoir ima-gineacute sous le feu drsquoune excitation passagegravere une aventure dans un siegravecleougrave les romans srsquoeacutecrivent preacuteciseacutement parce qursquoils nrsquoarrivent plus  avoirrecircveacute balcons guitares stratagegravemes verrous et srsquoecirctre drapeacute dans le man-teau drsquoAlmaviva  apregraves avoir eacutecrit un poeumlme dans sa fantaisie srsquoarrecircteragrave la porte drsquoun mauvais lieu  puis pour tout deacutenoucircment voir dans la re-tenue de sa Rosine une preacutecaution imposeacutee par un regraveglement de policenrsquoest-ce pas une deacuteception par laquelle ont passeacute bien des hommes quinrsquoen conviendront pas  Les sentiments les plus naturels sont ceux qursquoonavoue avec le plus de reacutepugnance et la fatuiteacute est un de ces sentiments-lagraveQuand la leccedilon ne va pas plus loin un Parisien en profite ou lrsquooublie et lemal nrsquoest pas grand  mais il nrsquoen devait pas ecirctre ainsi pour lrsquoeacutetranger quicommenccedilait agrave craindre de payer un peu cher son eacuteducation parisienne

Ce promeneur eacutetait un noble Milanais banni de sa patrie ougrave quelqueseacutequipeacutees libeacuterales lrsquoavaient rendu suspect au gouvernement autrichienLe comte Andrea Marcosini srsquoeacutetait vu accueillir agrave Paris avec cet empres-sement tout franccedilais qursquoy rencontreront toujours un esprit aimable unnom sonore accompagneacutes de deux cent milles livres de rente et drsquouncharmant exteacuterieur Pour un tel homme lrsquoexil devait ecirctre un voyage deplaisir  ses biens furent simplement seacutequestreacutes et ses amis lrsquoinformegraverentqursquoapregraves une absence de deux ans au plus il pourrait sans danger repa-raicirctre dans sa patrie Apres avoir fait rimer crudeli affanni avec i mieitiranni dans une douzaine de sonnets apregraves avoir soutenu de sa bourseles malheureux Italiens reacutefugieacutes le comte Andrea qui avait le malheurdrsquoecirctre poeumlte se crut libeacutereacute de ses ideacutees patriotiques Depuis son arriveacuteeil se livrait donc sans arriegravere-penseacutee aux plaisirs de tout genre que Parisoffre gratis agrave quiconque est assez riche pour les acheter Ses talents et sabeauteacute lui avaient valu bien des succegraves aupregraves des femmes qursquoil aimaitcollectivement autant qursquoil convenait agrave son acircge mais parmi lesquelles ilnrsquoen distinguait encore aucune Ce goucirct eacutetait drsquoailleurs subordonneacute enlui agrave ceux de la musique et de la poeacutesie qursquoil cultivait depuis lrsquoenfance

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et ougrave il lui paraissait plus difficile et plus glorieux de reacuteussir qursquoen ga-lanterie puisque la nature lui eacutepargnait les difficulteacutes que les hommesaiment agrave vaincre Homme complexe comme tant drsquoautres il se laissait fa-cilement seacuteduire par les douceurs du luxe sans lequel il nrsquoaurait pu vivrede mecircme qursquoil tenait beaucoup aux distinctions sociales que ses opinionsrepoussaient Aussi ses theacuteories drsquoartiste de penseur de poeumlte eacutetaient-elles souvent en contradiction avec ses goucircts avec ses sentiments avecses habitudes de gentilhomme millionnaire  mais il se consolait de cesnon-sens en les retrouvant chez beaucoup de Parisiens libeacuteraux par in-teacuterecirct aristocrates par nature Il ne srsquoeacutetait donc pas surpris sans une viveinquieacutetude le 31 deacutecembre 1830 agrave pied par un de nos deacutegels attacheacute auxpas drsquoune femme dont le costume annonccedilait une misegravere profonde radi-cale ancienne inveacuteteacutereacutee qui nrsquoeacutetait pas plus belle que tant drsquoautres qursquoilvoyait chaque soir aux Bouffons agrave lrsquoOpeacutera dans le monde et certaine-ment moins jeune que madame de Manerville de laquelle il avait obtenuun rendez-vous pour ce jour mecircme et qui lrsquoattendait peut-ecirctre encoreMais il y avait dans le regard agrave la fois tendre et farouche profond et ra-pide que les yeux noirs de cette femme lui dardaient agrave la deacuterobeacutee tantde douleurs et tant de volupteacutes eacutetouffeacutees  Mais elle avait rougi avec tantde feu quand au sortir drsquoun magasin ougrave elle eacutetait demeureacutee un quartdrsquoheure et ses yeux srsquoeacutetaient si bien rencontreacutes avec ceux du Milanaisqui lrsquoavait attendue agrave quelques pas hellip Il y avait enfin tant de mais et de sique le comte envahi par une de ces tentations furieuses pour lesquellesil nrsquoest de nom dans aucune langue mecircme dans celle de lrsquoorgie srsquoeacutetaitmis agrave la poursuite de cette femme chassant enfin agrave la grisette comme unvieux Parisien Chemin faisant soit qursquoil se trouvacirct suivre ou devancercette femme il lrsquoexaminait dans tous les deacutetails de sa personne ou de samise afin de deacuteloger le deacutesir absurde et fou qui srsquoeacutetait barricadeacute dans sacervelle  il trouva bientocirct agrave cette revue un plaisir plus ardent que celuiqursquoil avait goucircteacute la veille en contemplant sous les ondes drsquoun bain par-fumeacute les formes irreacuteprochables drsquoune personne aimeacutee  parfois baissant latecircte lrsquoinconnue lui jetait le regard oblique drsquoune chegravevre attacheacutee pregraves dela terre et se voyant toujours poursuivie elle hacirctait le pas comme si elleeucirct voulu fuir Neacuteanmoins quand un embarras de voitures ou tout autreaccident ramenait Andrea pregraves drsquoelle le noble la voyait fleacutechir sous son

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regard sans que rien dans ses traits exprimacirct le deacutepit Ces signes certainsdrsquoune eacutemotion combattue donnegraverent le dernier coup drsquoeacuteperon aux recircvesdeacutesordonneacutes qui lrsquoemportaient et il galopa jusqursquoagrave la rue Froidmanteauougrave apregraves bien des deacutetours lrsquoinconnue entra brusquement croyant avoirdeacuterobeacute sa trace agrave lrsquoeacutetranger bien surpris de cemaneacutege Il faisait nuit Deuxfemmes tatoueacutees de rouge qui buvaient du cassis sur le comptoir drsquoun eacutepi-cier virent la jeune femme et lrsquoappelegraverent Lrsquoinconnue srsquoarrecircta sur le seuilde la porte reacutepondit par quelques mots pleins de douceur au complimentcordial qui lui fut adresseacute et reprit sa course Andrea qui marchait der-riegravere elle la vit disparaicirctre dans une des plus sombres alleacutees de cette ruedont le nom lui eacutetait inconnu Lrsquoaspect repoussant de la maison ougrave venaitdrsquoentrer lrsquoheacuteroiumlne de son roman lui causa comme une nauseacutee En reculantdrsquoun pas pour examiner les lieux il trouva pregraves de lui un homme de mau-vaise mine et lui demanda des renseignements Lrsquohomme appuya sa maindroite sur un bacircton noueux posa la gauche sur sa hanche et reacutepondit parun seul mot  ― Farceur  Mais en toisant lrsquoItalien sur qui tombait la lueurdu reacuteverbegravere sa figure prit une expression pateline

― Ah  pardon monsieur reprit-il en changeant tout agrave coup de tonil y a aussi un restaurant une sorte de table drsquohocircte ougrave la cuisine est fortmauvaise et ougrave lrsquoon met du fromage dans la soupe Peut-ecirctre monsieurcherche-t-il cette gargote car il est facile de voir au costume que mon-sieur est Italien  les Italiens aiment beaucoup le velours et le fromage Simonsieur veut que je lui indique un meilleur restaurant jrsquoai agrave deux pasdrsquoici une tante qui aime beaucoup les eacutetrangers

Andrea releva sonmanteau jusqursquoagrave sesmoustaches et srsquoeacutelanccedila hors dela rue pousseacute par le deacutegoucirct que lui causa cet immonde personnage dontlrsquohabillement et les gestes eacutetaient en harmonie avec la maison ignoble ougravevenait drsquoentrer lrsquoinconnue Il retrouva avec deacutelices les mille recherchesde son appartement et alla passer la soireacutee chez la marquise drsquoEspardpour tacirccher de laver la souillure de cette fantaisie qui lrsquoavait si tyranni-quement domineacute pendant une partie de la journeacutee Cependant lorsqursquoilfut coucheacute par le recueillement de la nuit il retrouva sa vision du jourmais plus lucide et plus animeacutee que dans la reacutealiteacute Lrsquoinconnue marchaitencore devant lui Parfois en traversant les ruisseaux elle deacutecouvrait en-core sa jambe ronde Ses hanches nerveuses tressaillaient agrave chacun de

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ses pas Andrea voulait de nouveau lui parler et nrsquoosait lui Marcosininoble Milanais  Puis il la voyait entrant dans cette alleacutee obscure qui la luiavait deacuterobeacutee et il se reprochait alors de ne lrsquoy avoir point suivie ― Carenfin se disait-il si elle mrsquoeacutevitait et voulait me faire perdre ses traceselle mrsquoaime Chez les femmes de cette sorte la reacutesistance est une preuvedrsquoamour Si jrsquoavais pousseacute plus loin cette aventure jrsquoaurais fini peut-ecirctrepar y rencontrer le deacutegoucirct et je dormirais tranquille Le comte avait lrsquoha-bitude drsquoanalyser ses sensations les plus vives comme font involontaire-ment les hommes qui ont autant drsquoesprit que de cœur et il srsquoeacutetonnait derevoir lrsquoinconnue de la rue Froidmanteau non dans la pompe ideacuteale desvisions mais dans la nuditeacute de ses reacutealiteacutes affligeantes Et neacuteanmoins sisa fantaisie avait deacutepouilleacute cette femme de la livreacutee de la misegravere elle la luiaurait gacircteacutee  car il la voulait il la deacutesirait il lrsquoaimait avec ses bas crotteacutesavec ses souliers eacuteculeacutes avec son chapeau de paille de riz  Il la voulaitdans cette maison mecircme ougrave il lrsquoavait vue entrer  ― Suis-je donc eacutepris duvice  se disait-il tout effrayeacute Je nrsquoen suis pas encore lagrave jrsquoai vingt-troisans et nrsquoai rien drsquoun vieillard blaseacute Lrsquoeacutenergie mecircme du caprice dont il sevoyait le jouet le rassurait un peu Cette singuliegravere lutte cette reacuteflexionet cet amour agrave la course pourront agrave juste titre surprendre quelques per-sonnes habitueacutees au train de Paris  mais elles devront remarquer que lecomte Andrea Marcosini nrsquoeacutetait pas Franccedilais

Eacuteleveacute entre deux abbeacutes qui drsquoapregraves la consigne donneacutee par un pegraveredeacutevot le lacircchegraverent rarement Andreacutea nrsquoavait pas aimeacute une cousine agrave onzeans ni seacuteduit agrave douze la femme de chambre de sa megravere  il nrsquoavait pashanteacute ces colleacuteges ougrave lrsquoenseignement le plus perfectionneacute nrsquoest pas ce-lui que vend lrsquoEacutetat  enfin il nrsquohabitait Paris que depuis quelques anneacutees il eacutetait donc encore accessible agrave ces impressions soudaines et profondescontre lesquelles lrsquoeacuteducation et les mœurs franccedilaises forment une eacutegide sipuissante Dans les pays meacuteridionaux de grandes passions naissent sou-vent drsquoun coup drsquoœil Un gentilhomme gascon qui tempeacuterait beaucoupde sensibiliteacute par beaucoup de reacuteflexion srsquoeacutetait approprieacute mille petites re-cettes contre les soudaines apoplexies de son esprit et de son cœur avaitconseilleacute au comte de se livrer au moins une fois par mois agrave quelque orgiemagistrale pour conjurer ces orages de lrsquoacircme qui sans de telles preacutecau-tions eacuteclatent souvent mal agrave propos Andrea se rappela le conseil ― Eh 

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bien pensa-t-il je commencerai demain premier janvierCeci explique pourquoi le comte Andrea Marcosini louvoyait si timi-

dement pour entrer dans la rue Froidmanteau Lrsquohomme eacuteleacutegant embar-rassait lrsquoamoureux il heacutesita longtemps  mais apregraves avoir fait un dernierappel agrave son courage lrsquoamoureux marcha drsquoun pas assez ferme jusqursquoagravela maison qursquoil reconnut sans peine Lagrave il srsquoarrecircta encore Cette femmeeacutetait-elle bien ce qursquoil imaginait  Nrsquoallait-il pas faire quelque fausse deacute-marche  Il se souvint alors de la table drsquohocircte italienne et srsquoempressa desaisir un moyen terme qui servait agrave la fois son deacutesir et sa reacutepugnance Ilentra pour dicircner et se glissa dans lrsquoalleacutee au fond de laquelle il trouva nonsans tacirctonner longtemps les marches humides et grasses drsquoun escalierqursquoun grand seigneur italien devait prendre pour une eacutechelle Attireacute versle premier eacutetage par une petite lampe poseacutee agrave terre et par une forte odeurde cuisine il poussa la porte entrrsquoouverte et vit une salle brune de crasseet de fumeacutee ougrave trottait une Leacuteonarde occupeacutee agrave parer une table drsquoenvi-ron vingt couverts Aucun des convives ne srsquoy trouvait encore Apregraves uncoup drsquoœil jeteacute sur cette chambre mal eacuteclaireacutee et dont le papier tombaiten lambeaux le noble alla srsquoasseoir pregraves drsquoun poecircle qui fumait et ronflaitdans un coin Ameneacute par le bruit que fit le comte en entrant et deacuteposantson manteau le maicirctre drsquohocirctel se montra brusquement Figurez-vous uncuisinier maigre sec drsquoune grande taille doueacute drsquoun nez grassement deacute-mesureacute et jetant autour de lui par moments et avec une vivaciteacute feacutebrileun regard qui voulait paraicirctre prudent A lrsquoaspect drsquoAndrea dont toutela tenue annonccedilait une grande aisance il signor Giardini srsquoinclina res-pectueusement Le comte manifesta le deacutesir de prendre habituellementses repas en compagnie de quelques compatriotes de payer drsquoavance uncertain nombre de cachets et sut donner agrave la conversation une tournurefamiliegravere afin drsquoarriver promptement agrave son but A peine eut-il parleacute deson inconnue que il signor Giardini fit un geste grotesque et regarda sonconvive drsquoun air malicieux en laissant errer un sourire sur ses legravevres

― Basta  srsquoeacutecria-t-il capisco  Votre seigneurie est conduite ici pardeux appeacutetits La signora Gambara nrsquoaura point perdu son temps si elleest parvenue agrave inteacuteresser un seigneur aussi geacuteneacutereux que vous paraissezlrsquoecirctre En peu de mots je vous apprendrai tout ce que nous savons ici surcette pauvre femme vraiment bien digne de pitieacute Le mari est neacute je crois

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agrave Creacutemone et arrive drsquoAllemagne  il voulait faire prendre une nouvellemusique et de nouveaux instruments chez les Tedeschi  Nrsquoest-ce pas agravefaire pitieacute  dit Giardini en haussant les eacutepaules Il signor Gambara qui secroit un grand compositeur ne me paraicirct pas fort sur tout le reste Ga-lant homme drsquoailleurs plein de sens et drsquoesprit quelquefois fort aimablesurtout quand il a bu quelques verres de vin cas rare vu sa profonde mi-segravere il srsquooccupe nuit et jour agrave composer des opeacuteras et des symphoniesimaginaires au lieu de chercher agrave gagner honnecirctement sa vie Sa pauvrefemme est reacuteduite agrave travailler pour toute sorte de monde le monde de laborne  Que voulez-vous  elle aime son mari comme un pegravere et le soignecomme un enfant Beaucoup de jeunes gens ont dicircneacute chez moi pour faireleur cour agrave madame mais pas un nrsquoa reacuteussi dit-il en appuyant sur le der-nier mot La signora Marianna est sage mon cher monsieur trop sagepour son malheur  Les hommes ne donnent rien pour rien aujourdrsquohuiLa pauvre femme mourra donc agrave la peine Vous croyez que son mari lareacutecompense de ce deacutevouement  bah  monsieur ne lui accorde pas unsourire  et leur cuisine se fait chez le boulanger car non-seulement cediable drsquohomme ne gagne pas un sou mais encore il deacutepense tout le fruitdu travail de sa femme en instruments qursquoil taille qursquoil allonge qursquoil rac-courcit qursquoil deacutemonte et remonte jusqursquoagrave ce qursquoils ne puissent plus rendreque des sons agrave faire fuir les chats  alors il est content Et pourtant vousverrez en lui le plus doux le meilleur de tous les hommes et nullementparesseux il travaille toujoursQue vous dirai-je  il est fou et ne connaicirctpas son eacutetat Je lrsquoai vu limant et forgeant ses instruments manger du painnoir avec un appeacutetit qui me faisait envie agrave moi-mecircme agrave moi monsieurqui ai la meilleure table de Paris Oui Excellence avant un quart drsquoheurevous saurez quel homme je suis Jrsquoai introduit dans la cuisine italiennedes raffinements qui vous surprendront Excellence je suis Napolitaincrsquoest-agrave-dire neacute cuisinier Mais agrave quoi sert lrsquoinstinct sans la science  lascience  jrsquoai passeacute trente ans agrave lrsquoacqueacuterir et voyez ougrave elle mrsquoa conduitMon histoire est celle de tous les hommes de talent  Mes essais mes ex-peacuteriences ont ruineacute trois restaurants successivement fondeacutes agrave Naples agraveParme et agrave Rome Aujourdrsquohui que je suis encore reacuteduit agrave faire meacutetierde mon art je me laisse aller le plus souvent agrave ma passion dominante Jesers agrave ces pauvres reacutefugieacutes quelques-uns de mes ragoucircts de preacutedilection

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Je me ruine ainsi  Sottise direz-vous  Je le sais  mais que voulez-vous le talent mrsquoemporte et je ne puis reacutesister agrave confectionner un mets qui mesourit Ils srsquoen aperccediloivent toujours les gaillards Ils savent bien je vousle jure qui de ma femme ou de moi a servi la batterie Qursquoarrive-t-il de soixante et quelques convives que je voyais chaque jour agrave ma tableagrave lrsquoeacutepoque ougrave jrsquoai fondeacute ce miseacuterable restaurant je nrsquoen reccedilois plus au-jourdrsquohui qursquoune vingtaine environ agrave qui je fais creacutedit pour la plupart dutemps Les Pieacutemontais les Savoyards sont partis  mais les connaisseursles gens de goucirct les vrais Italiens me sont resteacutes Aussi pour eux nrsquoest-ilsacrifice que je ne fasse  je leur donne bien souvent pour vingt-cinq souspar tecircte un dicircner qui me revient au double

La parole du signor Giardini sentait tant la naiumlve rouerie napolitaineque le comte charmeacute se crut encore agrave Geacuterolamo

― Puisqursquoil en est ainsi mon cher hocircte dit-il familiegraverement au cuisi-nier puisque le hasard et votre confiance mrsquoont mis dans le secret de vossacrifices journaliers permettez-moi de doubler la somme

En achevant ces mots Andrea faisait tourner sur le poecircle une piegravece dequarante francs sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusementdeux francs cinquante centimes non sans quelques faccedilons discregravetes quile reacutejouirent fort

― Dans quelques minutes reprit Giardini vous allez voir votre don-nina Je vous placerai pregraves du mari et si vous voulez ecirctre dans ses bonnesgracircces parlez musique je les ai inviteacutes tous deux pauvres gens  A causedu nouvel an je reacutegale mes hocirctes drsquoun mets dans la confection duquel jecrois mrsquoecirctre surpasseacutehellip

La voix du signor Giardini fut couverte par les bruyantes feacutelicitationsdes convives qui vinrent deux agrave deux un agrave un assez capricieusementsuivant la coutume des tables drsquohocircte Giardini affectait de se tenir pregraves ducomte et faisait le cicerone en lui indiquant quels eacutetaient ses habitueacutes Iltacircchait drsquoamener par ses lazzi un sourire sur les legravevres drsquoun homme en quison instinct de Napolitain lui indiquait un riche protecteur agrave exploiter

― Celui-ci dit-il est un pauvre compositeur qui voudrait passer dela romance agrave lrsquoopeacutera et ne peut Il se plaint des directeurs des marchandsde musique de tout le monde excepteacute de lui-mecircme et certes il nrsquoa pasde plus cruel ennemi Vous voyez quel teint fleuri quel contentement

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de lui combien peu drsquoefforts dans ses traits si bien disposeacutes pour la ro-mance  celui qui lrsquoaccompagne et qui a lrsquoair drsquoun marchand drsquoallumettesest une des plus grandes ceacuteleacutebriteacutes musicales Gigelmi  le plus grand chefdrsquoorchestre italien connu  mais il est sourd et finit malheureusement savie priveacute de ce qui la lui embellissait Oh  voici notre grand Ottobonile plus naiumlf vieillard que la terre ait porteacute mais il est soupccedilonneacute drsquoecirctre leplus enrageacute de ceux qui veulent la reacutegeacuteneacuteration de lrsquoItalie Je me demandecomment lrsquoon peut bannir un si aimable vieillard 

Ici Giardini regarda le comte qui se sentant sondeacute du cocircteacute politiquece retrancha dans une immobiliteacute tout italienne

― Un homme obligeacute de faire la cuisine agrave tout le monde doit srsquointer-dire drsquoavoir une opinion politique Excellence dit le cuisinier en conti-nuant Mais tout le monde agrave lrsquoaspect de ce brave homme qui a plus lrsquoairdrsquoun mouton que drsquoun lion eucirct dit ce que je pense devant lrsquoambassadeurdrsquoAutriche lui-mecircme Drsquoailleurs nous sommes dans un moment ougrave la li-berteacute nrsquoest plus proscrite et va recommencer sa tourneacutee  Ces braves gensle croient du moins dit-il en srsquoapprochant de lrsquooreille du comte et pour-quoi contrarierais-je (contrarierai-je) leurs espeacuterances  car moi je ne haispas lrsquoabsolutisme Excellence  Tout grand talent est absolutiste  Heacute  bienquoique plein de geacutenie Ottoboni se donne des peines inouiumles pour lrsquoins-truction de lrsquoItalie il compose des petits livres pour eacuteclairer lrsquointelligencedes enfants et des gens du peuple il les fait passer tregraves-habilement en Ita-lie il prend tous les moyens de refaire un moral agrave notre pauvre patrie quipreacuteegravere la jouissance agrave la liberteacute peut-ecirctre avec raison 

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put riendeacutecouvrir de ses veacuteritables opinions politiques

― Ottoboni reprit-il est un saint homme il est tregraves-secourable tousles reacutefugieacutes lrsquoaiment car Excellence un libeacuteral peut avoir des vertus  Oh oh  fit Giardini voilagrave un journaliste dit-il en deacutesignant un homme quiavait le costume ridicule que lrsquoon donnait autrefois aux poeumltes logeacutes dansles greniers car son habit eacutetait racircpeacute ses bottes crevasseacutees son chapeaugras et sa redingote dans un eacutetat de veacutetusteacute deacuteplorable Excellence cepauvre homme est plein de talent ethellip incorruptible  il srsquoest trompeacute surson eacutepoque il dit la veacuteriteacute agrave tout le monde personne ne peut le souffrirIl rend compte des theacuteacirctres dans deux journaux obscurs quoiqursquoil soit

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assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Page 4: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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Sources mdash Bibliothegraveque Eacutelectronique duQueacutebec

Ont contribueacute agrave cette eacutedition mdash Association de Promotion de lrsquoEcriture et de la

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Fontes mdash Philipp H Pollmdash Christian Sprembergmdash Manfred Klein

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GAMBARA

AM LE MARQUIS DE BELLOYCrsquoest au coin du feu dans une mysteacuterieuse dans une splendideretraite qui nrsquoexiste plus mais qui vivra dans notre souvenir

et drsquoougrave nos yeux deacutecouvraient Paris depuis les collines de Bellevue jus-qursquoagrave celles de Belleville depuis Montmartre jusqursquoagrave lrsquoArc-de-Triomphe delrsquoEacutetoile que par une matineacutee arroseacutee de theacute agrave travers les mille ideacutees quinaissent et srsquoeacuteteignent comme des fuseacutees dans votre eacutetincelante conver-sation vous avez prodigue drsquoesprit jeteacute sous ma plume ce personnagedigne drsquoHoffman ce porteur de treacutesors inconnus ce pegravelerin assis agrave laporte du Paradis ayant des oreilles pour eacutecouter les chants des angeset nrsquoayant plus de langue pour les reacutepeacuteter agitant sur les touches drsquoivoiredes doigts briseacutes par les contractions de lrsquoinspiration divine et croyantexprimer la musique du ciel agrave des auditeurs stupeacutefaits Vous avez creacuteeacuteGAMBARA je ne lrsquoai qursquohabilleacute Laissez-moi rendre agrave Ceacutesar ce qui ap-partient agrave Ceacutesar en regrettant que vous ne saisissiez pas la plume agrave uneeacutepoque ougrave les gentilshommes doivent srsquoen servir aussi bien que de leureacutepeacutee afin de sauver leur pays Vous pouvez ne pas penser agrave vous  maisvous nous devez vos talents

Le premier jour de lrsquoan mil huit cent trente et un vidait ses cornets de

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drageacutees quatre heures sonnaient il y avait foule au Palais-Royal et lesrestaurants commenccedilaient agrave srsquoemplir En ce moment un coupeacute srsquoarrecirctadevant le perron il en sortit un jeune homme de fiegravere mine eacutetranger sansdoute  autrement il nrsquoaurait eu ni le chasseur agrave plumes aristocratiques niles armoiries que les heacuteros de juillet poursuivaient encore Lrsquoeacutetranger en-tra dans le Palais-Royal et suivit la foule sous les galeries sans srsquoeacutetonnerde la lenteur agrave laquelle lrsquoaffluence des curieux condamnait sa deacutemarche ilsemblait habitueacute agrave lrsquoallure noble qursquoon appelle ironiquement un pas drsquoam-bassadeur  mais sa digniteacute sentait un peu le theacuteacirctre  quoique sa figure fucirctbelle et grave son chapeau drsquoougrave srsquoeacutechappait une touffe de cheveux noirsboucleacutes inclinait peut-ecirctre un peu trop sur lrsquooreille droite et deacutementaitsa graviteacute par un air tant soit peu mauvais sujet  ses yeux distraits et agravedemi fermeacutes laissaient tomber un regard deacutedaigneux sur la foule

― Voilagrave un jeune homme qui est fort beau dit agrave voix basse une grisetteen se rangeant pour le laisser passer

― Et qui le sait trop reacutepondit tout haut sa compagne qui eacutetait laideApregraves un tour de galerie le jeune homme regarda tour agrave tour le ciel

et sa montre fit un geste drsquoimpatience entra dans un bureau de tabac yalluma un cigare se posa devant une glace et jeta un regard sur son cos-tume un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goucirct Ilrajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait plusieursfois une de ces grosses chaicircnes drsquoor fabriqueacutees agrave Gecircnes  puis apregraves avoirjeteacute par un seul mouvement sur son eacutepaule gauche sonmanteau doubleacute develours en le drapant avec eacuteleacutegance il reprit sa promenade sans se laisserdistraire par les œillades bourgeoises qursquoil recevait Quand les boutiquescommencegraverent agrave srsquoilluminer et que la nuit lui parut assez noire il se diri-gea vers la place du Palais-Royal en homme qui craignait drsquoecirctre reconnucar il cocirctoya la place jusqursquoagrave la fontaine pour gagner agrave lrsquoabri des fiacreslrsquoentreacutee de la rue Froidmanteau rue sale obscure et mal hanteacutee  une sortedrsquoeacutegout que la police tolegravere aupregraves du Palais-Royal assaini demecircme qursquounmajordome italien laisserait un valet neacutegligent entasser dans un coin delrsquoescalier les balayures de lrsquoappartement Le jeune homme heacutesitait On eucirctdit drsquoune bourgeoise endimancheacutee allongeant le cou devant un ruisseaugrossi par une averse Cependant lrsquoheure eacutetait bien choisie pour satis-faire quelque honteuse fantaisie Plus tocirct on pouvait ecirctre surpris plus tard

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on pouvait ecirctre devanceacute Srsquoecirctre laisseacute convier par un de ces regards quiencouragent sans ecirctre provocants  avoir suivi pendant une heure pen-dant un jour peut-ecirctre une femme jeune et belle lrsquoavoir diviniseacutee dans sapenseacutee et avoir donneacute agrave sa leacutegegravereteacute mille interpreacutetations avantageuses srsquoecirctre repris agrave croire aux sympathies soudaines irreacutesistibles  avoir ima-gineacute sous le feu drsquoune excitation passagegravere une aventure dans un siegravecleougrave les romans srsquoeacutecrivent preacuteciseacutement parce qursquoils nrsquoarrivent plus  avoirrecircveacute balcons guitares stratagegravemes verrous et srsquoecirctre drapeacute dans le man-teau drsquoAlmaviva  apregraves avoir eacutecrit un poeumlme dans sa fantaisie srsquoarrecircteragrave la porte drsquoun mauvais lieu  puis pour tout deacutenoucircment voir dans la re-tenue de sa Rosine une preacutecaution imposeacutee par un regraveglement de policenrsquoest-ce pas une deacuteception par laquelle ont passeacute bien des hommes quinrsquoen conviendront pas  Les sentiments les plus naturels sont ceux qursquoonavoue avec le plus de reacutepugnance et la fatuiteacute est un de ces sentiments-lagraveQuand la leccedilon ne va pas plus loin un Parisien en profite ou lrsquooublie et lemal nrsquoest pas grand  mais il nrsquoen devait pas ecirctre ainsi pour lrsquoeacutetranger quicommenccedilait agrave craindre de payer un peu cher son eacuteducation parisienne

Ce promeneur eacutetait un noble Milanais banni de sa patrie ougrave quelqueseacutequipeacutees libeacuterales lrsquoavaient rendu suspect au gouvernement autrichienLe comte Andrea Marcosini srsquoeacutetait vu accueillir agrave Paris avec cet empres-sement tout franccedilais qursquoy rencontreront toujours un esprit aimable unnom sonore accompagneacutes de deux cent milles livres de rente et drsquouncharmant exteacuterieur Pour un tel homme lrsquoexil devait ecirctre un voyage deplaisir  ses biens furent simplement seacutequestreacutes et ses amis lrsquoinformegraverentqursquoapregraves une absence de deux ans au plus il pourrait sans danger repa-raicirctre dans sa patrie Apres avoir fait rimer crudeli affanni avec i mieitiranni dans une douzaine de sonnets apregraves avoir soutenu de sa bourseles malheureux Italiens reacutefugieacutes le comte Andrea qui avait le malheurdrsquoecirctre poeumlte se crut libeacutereacute de ses ideacutees patriotiques Depuis son arriveacuteeil se livrait donc sans arriegravere-penseacutee aux plaisirs de tout genre que Parisoffre gratis agrave quiconque est assez riche pour les acheter Ses talents et sabeauteacute lui avaient valu bien des succegraves aupregraves des femmes qursquoil aimaitcollectivement autant qursquoil convenait agrave son acircge mais parmi lesquelles ilnrsquoen distinguait encore aucune Ce goucirct eacutetait drsquoailleurs subordonneacute enlui agrave ceux de la musique et de la poeacutesie qursquoil cultivait depuis lrsquoenfance

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et ougrave il lui paraissait plus difficile et plus glorieux de reacuteussir qursquoen ga-lanterie puisque la nature lui eacutepargnait les difficulteacutes que les hommesaiment agrave vaincre Homme complexe comme tant drsquoautres il se laissait fa-cilement seacuteduire par les douceurs du luxe sans lequel il nrsquoaurait pu vivrede mecircme qursquoil tenait beaucoup aux distinctions sociales que ses opinionsrepoussaient Aussi ses theacuteories drsquoartiste de penseur de poeumlte eacutetaient-elles souvent en contradiction avec ses goucircts avec ses sentiments avecses habitudes de gentilhomme millionnaire  mais il se consolait de cesnon-sens en les retrouvant chez beaucoup de Parisiens libeacuteraux par in-teacuterecirct aristocrates par nature Il ne srsquoeacutetait donc pas surpris sans une viveinquieacutetude le 31 deacutecembre 1830 agrave pied par un de nos deacutegels attacheacute auxpas drsquoune femme dont le costume annonccedilait une misegravere profonde radi-cale ancienne inveacuteteacutereacutee qui nrsquoeacutetait pas plus belle que tant drsquoautres qursquoilvoyait chaque soir aux Bouffons agrave lrsquoOpeacutera dans le monde et certaine-ment moins jeune que madame de Manerville de laquelle il avait obtenuun rendez-vous pour ce jour mecircme et qui lrsquoattendait peut-ecirctre encoreMais il y avait dans le regard agrave la fois tendre et farouche profond et ra-pide que les yeux noirs de cette femme lui dardaient agrave la deacuterobeacutee tantde douleurs et tant de volupteacutes eacutetouffeacutees  Mais elle avait rougi avec tantde feu quand au sortir drsquoun magasin ougrave elle eacutetait demeureacutee un quartdrsquoheure et ses yeux srsquoeacutetaient si bien rencontreacutes avec ceux du Milanaisqui lrsquoavait attendue agrave quelques pas hellip Il y avait enfin tant de mais et de sique le comte envahi par une de ces tentations furieuses pour lesquellesil nrsquoest de nom dans aucune langue mecircme dans celle de lrsquoorgie srsquoeacutetaitmis agrave la poursuite de cette femme chassant enfin agrave la grisette comme unvieux Parisien Chemin faisant soit qursquoil se trouvacirct suivre ou devancercette femme il lrsquoexaminait dans tous les deacutetails de sa personne ou de samise afin de deacuteloger le deacutesir absurde et fou qui srsquoeacutetait barricadeacute dans sacervelle  il trouva bientocirct agrave cette revue un plaisir plus ardent que celuiqursquoil avait goucircteacute la veille en contemplant sous les ondes drsquoun bain par-fumeacute les formes irreacuteprochables drsquoune personne aimeacutee  parfois baissant latecircte lrsquoinconnue lui jetait le regard oblique drsquoune chegravevre attacheacutee pregraves dela terre et se voyant toujours poursuivie elle hacirctait le pas comme si elleeucirct voulu fuir Neacuteanmoins quand un embarras de voitures ou tout autreaccident ramenait Andrea pregraves drsquoelle le noble la voyait fleacutechir sous son

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regard sans que rien dans ses traits exprimacirct le deacutepit Ces signes certainsdrsquoune eacutemotion combattue donnegraverent le dernier coup drsquoeacuteperon aux recircvesdeacutesordonneacutes qui lrsquoemportaient et il galopa jusqursquoagrave la rue Froidmanteauougrave apregraves bien des deacutetours lrsquoinconnue entra brusquement croyant avoirdeacuterobeacute sa trace agrave lrsquoeacutetranger bien surpris de cemaneacutege Il faisait nuit Deuxfemmes tatoueacutees de rouge qui buvaient du cassis sur le comptoir drsquoun eacutepi-cier virent la jeune femme et lrsquoappelegraverent Lrsquoinconnue srsquoarrecircta sur le seuilde la porte reacutepondit par quelques mots pleins de douceur au complimentcordial qui lui fut adresseacute et reprit sa course Andrea qui marchait der-riegravere elle la vit disparaicirctre dans une des plus sombres alleacutees de cette ruedont le nom lui eacutetait inconnu Lrsquoaspect repoussant de la maison ougrave venaitdrsquoentrer lrsquoheacuteroiumlne de son roman lui causa comme une nauseacutee En reculantdrsquoun pas pour examiner les lieux il trouva pregraves de lui un homme de mau-vaise mine et lui demanda des renseignements Lrsquohomme appuya sa maindroite sur un bacircton noueux posa la gauche sur sa hanche et reacutepondit parun seul mot  ― Farceur  Mais en toisant lrsquoItalien sur qui tombait la lueurdu reacuteverbegravere sa figure prit une expression pateline

― Ah  pardon monsieur reprit-il en changeant tout agrave coup de tonil y a aussi un restaurant une sorte de table drsquohocircte ougrave la cuisine est fortmauvaise et ougrave lrsquoon met du fromage dans la soupe Peut-ecirctre monsieurcherche-t-il cette gargote car il est facile de voir au costume que mon-sieur est Italien  les Italiens aiment beaucoup le velours et le fromage Simonsieur veut que je lui indique un meilleur restaurant jrsquoai agrave deux pasdrsquoici une tante qui aime beaucoup les eacutetrangers

Andrea releva sonmanteau jusqursquoagrave sesmoustaches et srsquoeacutelanccedila hors dela rue pousseacute par le deacutegoucirct que lui causa cet immonde personnage dontlrsquohabillement et les gestes eacutetaient en harmonie avec la maison ignoble ougravevenait drsquoentrer lrsquoinconnue Il retrouva avec deacutelices les mille recherchesde son appartement et alla passer la soireacutee chez la marquise drsquoEspardpour tacirccher de laver la souillure de cette fantaisie qui lrsquoavait si tyranni-quement domineacute pendant une partie de la journeacutee Cependant lorsqursquoilfut coucheacute par le recueillement de la nuit il retrouva sa vision du jourmais plus lucide et plus animeacutee que dans la reacutealiteacute Lrsquoinconnue marchaitencore devant lui Parfois en traversant les ruisseaux elle deacutecouvrait en-core sa jambe ronde Ses hanches nerveuses tressaillaient agrave chacun de

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ses pas Andrea voulait de nouveau lui parler et nrsquoosait lui Marcosininoble Milanais  Puis il la voyait entrant dans cette alleacutee obscure qui la luiavait deacuterobeacutee et il se reprochait alors de ne lrsquoy avoir point suivie ― Carenfin se disait-il si elle mrsquoeacutevitait et voulait me faire perdre ses traceselle mrsquoaime Chez les femmes de cette sorte la reacutesistance est une preuvedrsquoamour Si jrsquoavais pousseacute plus loin cette aventure jrsquoaurais fini peut-ecirctrepar y rencontrer le deacutegoucirct et je dormirais tranquille Le comte avait lrsquoha-bitude drsquoanalyser ses sensations les plus vives comme font involontaire-ment les hommes qui ont autant drsquoesprit que de cœur et il srsquoeacutetonnait derevoir lrsquoinconnue de la rue Froidmanteau non dans la pompe ideacuteale desvisions mais dans la nuditeacute de ses reacutealiteacutes affligeantes Et neacuteanmoins sisa fantaisie avait deacutepouilleacute cette femme de la livreacutee de la misegravere elle la luiaurait gacircteacutee  car il la voulait il la deacutesirait il lrsquoaimait avec ses bas crotteacutesavec ses souliers eacuteculeacutes avec son chapeau de paille de riz  Il la voulaitdans cette maison mecircme ougrave il lrsquoavait vue entrer  ― Suis-je donc eacutepris duvice  se disait-il tout effrayeacute Je nrsquoen suis pas encore lagrave jrsquoai vingt-troisans et nrsquoai rien drsquoun vieillard blaseacute Lrsquoeacutenergie mecircme du caprice dont il sevoyait le jouet le rassurait un peu Cette singuliegravere lutte cette reacuteflexionet cet amour agrave la course pourront agrave juste titre surprendre quelques per-sonnes habitueacutees au train de Paris  mais elles devront remarquer que lecomte Andrea Marcosini nrsquoeacutetait pas Franccedilais

Eacuteleveacute entre deux abbeacutes qui drsquoapregraves la consigne donneacutee par un pegraveredeacutevot le lacircchegraverent rarement Andreacutea nrsquoavait pas aimeacute une cousine agrave onzeans ni seacuteduit agrave douze la femme de chambre de sa megravere  il nrsquoavait pashanteacute ces colleacuteges ougrave lrsquoenseignement le plus perfectionneacute nrsquoest pas ce-lui que vend lrsquoEacutetat  enfin il nrsquohabitait Paris que depuis quelques anneacutees il eacutetait donc encore accessible agrave ces impressions soudaines et profondescontre lesquelles lrsquoeacuteducation et les mœurs franccedilaises forment une eacutegide sipuissante Dans les pays meacuteridionaux de grandes passions naissent sou-vent drsquoun coup drsquoœil Un gentilhomme gascon qui tempeacuterait beaucoupde sensibiliteacute par beaucoup de reacuteflexion srsquoeacutetait approprieacute mille petites re-cettes contre les soudaines apoplexies de son esprit et de son cœur avaitconseilleacute au comte de se livrer au moins une fois par mois agrave quelque orgiemagistrale pour conjurer ces orages de lrsquoacircme qui sans de telles preacutecau-tions eacuteclatent souvent mal agrave propos Andrea se rappela le conseil ― Eh 

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bien pensa-t-il je commencerai demain premier janvierCeci explique pourquoi le comte Andrea Marcosini louvoyait si timi-

dement pour entrer dans la rue Froidmanteau Lrsquohomme eacuteleacutegant embar-rassait lrsquoamoureux il heacutesita longtemps  mais apregraves avoir fait un dernierappel agrave son courage lrsquoamoureux marcha drsquoun pas assez ferme jusqursquoagravela maison qursquoil reconnut sans peine Lagrave il srsquoarrecircta encore Cette femmeeacutetait-elle bien ce qursquoil imaginait  Nrsquoallait-il pas faire quelque fausse deacute-marche  Il se souvint alors de la table drsquohocircte italienne et srsquoempressa desaisir un moyen terme qui servait agrave la fois son deacutesir et sa reacutepugnance Ilentra pour dicircner et se glissa dans lrsquoalleacutee au fond de laquelle il trouva nonsans tacirctonner longtemps les marches humides et grasses drsquoun escalierqursquoun grand seigneur italien devait prendre pour une eacutechelle Attireacute versle premier eacutetage par une petite lampe poseacutee agrave terre et par une forte odeurde cuisine il poussa la porte entrrsquoouverte et vit une salle brune de crasseet de fumeacutee ougrave trottait une Leacuteonarde occupeacutee agrave parer une table drsquoenvi-ron vingt couverts Aucun des convives ne srsquoy trouvait encore Apregraves uncoup drsquoœil jeteacute sur cette chambre mal eacuteclaireacutee et dont le papier tombaiten lambeaux le noble alla srsquoasseoir pregraves drsquoun poecircle qui fumait et ronflaitdans un coin Ameneacute par le bruit que fit le comte en entrant et deacuteposantson manteau le maicirctre drsquohocirctel se montra brusquement Figurez-vous uncuisinier maigre sec drsquoune grande taille doueacute drsquoun nez grassement deacute-mesureacute et jetant autour de lui par moments et avec une vivaciteacute feacutebrileun regard qui voulait paraicirctre prudent A lrsquoaspect drsquoAndrea dont toutela tenue annonccedilait une grande aisance il signor Giardini srsquoinclina res-pectueusement Le comte manifesta le deacutesir de prendre habituellementses repas en compagnie de quelques compatriotes de payer drsquoavance uncertain nombre de cachets et sut donner agrave la conversation une tournurefamiliegravere afin drsquoarriver promptement agrave son but A peine eut-il parleacute deson inconnue que il signor Giardini fit un geste grotesque et regarda sonconvive drsquoun air malicieux en laissant errer un sourire sur ses legravevres

― Basta  srsquoeacutecria-t-il capisco  Votre seigneurie est conduite ici pardeux appeacutetits La signora Gambara nrsquoaura point perdu son temps si elleest parvenue agrave inteacuteresser un seigneur aussi geacuteneacutereux que vous paraissezlrsquoecirctre En peu de mots je vous apprendrai tout ce que nous savons ici surcette pauvre femme vraiment bien digne de pitieacute Le mari est neacute je crois

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agrave Creacutemone et arrive drsquoAllemagne  il voulait faire prendre une nouvellemusique et de nouveaux instruments chez les Tedeschi  Nrsquoest-ce pas agravefaire pitieacute  dit Giardini en haussant les eacutepaules Il signor Gambara qui secroit un grand compositeur ne me paraicirct pas fort sur tout le reste Ga-lant homme drsquoailleurs plein de sens et drsquoesprit quelquefois fort aimablesurtout quand il a bu quelques verres de vin cas rare vu sa profonde mi-segravere il srsquooccupe nuit et jour agrave composer des opeacuteras et des symphoniesimaginaires au lieu de chercher agrave gagner honnecirctement sa vie Sa pauvrefemme est reacuteduite agrave travailler pour toute sorte de monde le monde de laborne  Que voulez-vous  elle aime son mari comme un pegravere et le soignecomme un enfant Beaucoup de jeunes gens ont dicircneacute chez moi pour faireleur cour agrave madame mais pas un nrsquoa reacuteussi dit-il en appuyant sur le der-nier mot La signora Marianna est sage mon cher monsieur trop sagepour son malheur  Les hommes ne donnent rien pour rien aujourdrsquohuiLa pauvre femme mourra donc agrave la peine Vous croyez que son mari lareacutecompense de ce deacutevouement  bah  monsieur ne lui accorde pas unsourire  et leur cuisine se fait chez le boulanger car non-seulement cediable drsquohomme ne gagne pas un sou mais encore il deacutepense tout le fruitdu travail de sa femme en instruments qursquoil taille qursquoil allonge qursquoil rac-courcit qursquoil deacutemonte et remonte jusqursquoagrave ce qursquoils ne puissent plus rendreque des sons agrave faire fuir les chats  alors il est content Et pourtant vousverrez en lui le plus doux le meilleur de tous les hommes et nullementparesseux il travaille toujoursQue vous dirai-je  il est fou et ne connaicirctpas son eacutetat Je lrsquoai vu limant et forgeant ses instruments manger du painnoir avec un appeacutetit qui me faisait envie agrave moi-mecircme agrave moi monsieurqui ai la meilleure table de Paris Oui Excellence avant un quart drsquoheurevous saurez quel homme je suis Jrsquoai introduit dans la cuisine italiennedes raffinements qui vous surprendront Excellence je suis Napolitaincrsquoest-agrave-dire neacute cuisinier Mais agrave quoi sert lrsquoinstinct sans la science  lascience  jrsquoai passeacute trente ans agrave lrsquoacqueacuterir et voyez ougrave elle mrsquoa conduitMon histoire est celle de tous les hommes de talent  Mes essais mes ex-peacuteriences ont ruineacute trois restaurants successivement fondeacutes agrave Naples agraveParme et agrave Rome Aujourdrsquohui que je suis encore reacuteduit agrave faire meacutetierde mon art je me laisse aller le plus souvent agrave ma passion dominante Jesers agrave ces pauvres reacutefugieacutes quelques-uns de mes ragoucircts de preacutedilection

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Je me ruine ainsi  Sottise direz-vous  Je le sais  mais que voulez-vous le talent mrsquoemporte et je ne puis reacutesister agrave confectionner un mets qui mesourit Ils srsquoen aperccediloivent toujours les gaillards Ils savent bien je vousle jure qui de ma femme ou de moi a servi la batterie Qursquoarrive-t-il de soixante et quelques convives que je voyais chaque jour agrave ma tableagrave lrsquoeacutepoque ougrave jrsquoai fondeacute ce miseacuterable restaurant je nrsquoen reccedilois plus au-jourdrsquohui qursquoune vingtaine environ agrave qui je fais creacutedit pour la plupart dutemps Les Pieacutemontais les Savoyards sont partis  mais les connaisseursles gens de goucirct les vrais Italiens me sont resteacutes Aussi pour eux nrsquoest-ilsacrifice que je ne fasse  je leur donne bien souvent pour vingt-cinq souspar tecircte un dicircner qui me revient au double

La parole du signor Giardini sentait tant la naiumlve rouerie napolitaineque le comte charmeacute se crut encore agrave Geacuterolamo

― Puisqursquoil en est ainsi mon cher hocircte dit-il familiegraverement au cuisi-nier puisque le hasard et votre confiance mrsquoont mis dans le secret de vossacrifices journaliers permettez-moi de doubler la somme

En achevant ces mots Andrea faisait tourner sur le poecircle une piegravece dequarante francs sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusementdeux francs cinquante centimes non sans quelques faccedilons discregravetes quile reacutejouirent fort

― Dans quelques minutes reprit Giardini vous allez voir votre don-nina Je vous placerai pregraves du mari et si vous voulez ecirctre dans ses bonnesgracircces parlez musique je les ai inviteacutes tous deux pauvres gens  A causedu nouvel an je reacutegale mes hocirctes drsquoun mets dans la confection duquel jecrois mrsquoecirctre surpasseacutehellip

La voix du signor Giardini fut couverte par les bruyantes feacutelicitationsdes convives qui vinrent deux agrave deux un agrave un assez capricieusementsuivant la coutume des tables drsquohocircte Giardini affectait de se tenir pregraves ducomte et faisait le cicerone en lui indiquant quels eacutetaient ses habitueacutes Iltacircchait drsquoamener par ses lazzi un sourire sur les legravevres drsquoun homme en quison instinct de Napolitain lui indiquait un riche protecteur agrave exploiter

― Celui-ci dit-il est un pauvre compositeur qui voudrait passer dela romance agrave lrsquoopeacutera et ne peut Il se plaint des directeurs des marchandsde musique de tout le monde excepteacute de lui-mecircme et certes il nrsquoa pasde plus cruel ennemi Vous voyez quel teint fleuri quel contentement

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de lui combien peu drsquoefforts dans ses traits si bien disposeacutes pour la ro-mance  celui qui lrsquoaccompagne et qui a lrsquoair drsquoun marchand drsquoallumettesest une des plus grandes ceacuteleacutebriteacutes musicales Gigelmi  le plus grand chefdrsquoorchestre italien connu  mais il est sourd et finit malheureusement savie priveacute de ce qui la lui embellissait Oh  voici notre grand Ottobonile plus naiumlf vieillard que la terre ait porteacute mais il est soupccedilonneacute drsquoecirctre leplus enrageacute de ceux qui veulent la reacutegeacuteneacuteration de lrsquoItalie Je me demandecomment lrsquoon peut bannir un si aimable vieillard 

Ici Giardini regarda le comte qui se sentant sondeacute du cocircteacute politiquece retrancha dans une immobiliteacute tout italienne

― Un homme obligeacute de faire la cuisine agrave tout le monde doit srsquointer-dire drsquoavoir une opinion politique Excellence dit le cuisinier en conti-nuant Mais tout le monde agrave lrsquoaspect de ce brave homme qui a plus lrsquoairdrsquoun mouton que drsquoun lion eucirct dit ce que je pense devant lrsquoambassadeurdrsquoAutriche lui-mecircme Drsquoailleurs nous sommes dans un moment ougrave la li-berteacute nrsquoest plus proscrite et va recommencer sa tourneacutee  Ces braves gensle croient du moins dit-il en srsquoapprochant de lrsquooreille du comte et pour-quoi contrarierais-je (contrarierai-je) leurs espeacuterances  car moi je ne haispas lrsquoabsolutisme Excellence  Tout grand talent est absolutiste  Heacute  bienquoique plein de geacutenie Ottoboni se donne des peines inouiumles pour lrsquoins-truction de lrsquoItalie il compose des petits livres pour eacuteclairer lrsquointelligencedes enfants et des gens du peuple il les fait passer tregraves-habilement en Ita-lie il prend tous les moyens de refaire un moral agrave notre pauvre patrie quipreacuteegravere la jouissance agrave la liberteacute peut-ecirctre avec raison 

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put riendeacutecouvrir de ses veacuteritables opinions politiques

― Ottoboni reprit-il est un saint homme il est tregraves-secourable tousles reacutefugieacutes lrsquoaiment car Excellence un libeacuteral peut avoir des vertus  Oh oh  fit Giardini voilagrave un journaliste dit-il en deacutesignant un homme quiavait le costume ridicule que lrsquoon donnait autrefois aux poeumltes logeacutes dansles greniers car son habit eacutetait racircpeacute ses bottes crevasseacutees son chapeaugras et sa redingote dans un eacutetat de veacutetusteacute deacuteplorable Excellence cepauvre homme est plein de talent ethellip incorruptible  il srsquoest trompeacute surson eacutepoque il dit la veacuteriteacute agrave tout le monde personne ne peut le souffrirIl rend compte des theacuteacirctres dans deux journaux obscurs quoiqursquoil soit

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assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Page 5: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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GAMBARA

AM LE MARQUIS DE BELLOYCrsquoest au coin du feu dans une mysteacuterieuse dans une splendideretraite qui nrsquoexiste plus mais qui vivra dans notre souvenir

et drsquoougrave nos yeux deacutecouvraient Paris depuis les collines de Bellevue jus-qursquoagrave celles de Belleville depuis Montmartre jusqursquoagrave lrsquoArc-de-Triomphe delrsquoEacutetoile que par une matineacutee arroseacutee de theacute agrave travers les mille ideacutees quinaissent et srsquoeacuteteignent comme des fuseacutees dans votre eacutetincelante conver-sation vous avez prodigue drsquoesprit jeteacute sous ma plume ce personnagedigne drsquoHoffman ce porteur de treacutesors inconnus ce pegravelerin assis agrave laporte du Paradis ayant des oreilles pour eacutecouter les chants des angeset nrsquoayant plus de langue pour les reacutepeacuteter agitant sur les touches drsquoivoiredes doigts briseacutes par les contractions de lrsquoinspiration divine et croyantexprimer la musique du ciel agrave des auditeurs stupeacutefaits Vous avez creacuteeacuteGAMBARA je ne lrsquoai qursquohabilleacute Laissez-moi rendre agrave Ceacutesar ce qui ap-partient agrave Ceacutesar en regrettant que vous ne saisissiez pas la plume agrave uneeacutepoque ougrave les gentilshommes doivent srsquoen servir aussi bien que de leureacutepeacutee afin de sauver leur pays Vous pouvez ne pas penser agrave vous  maisvous nous devez vos talents

Le premier jour de lrsquoan mil huit cent trente et un vidait ses cornets de

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drageacutees quatre heures sonnaient il y avait foule au Palais-Royal et lesrestaurants commenccedilaient agrave srsquoemplir En ce moment un coupeacute srsquoarrecirctadevant le perron il en sortit un jeune homme de fiegravere mine eacutetranger sansdoute  autrement il nrsquoaurait eu ni le chasseur agrave plumes aristocratiques niles armoiries que les heacuteros de juillet poursuivaient encore Lrsquoeacutetranger en-tra dans le Palais-Royal et suivit la foule sous les galeries sans srsquoeacutetonnerde la lenteur agrave laquelle lrsquoaffluence des curieux condamnait sa deacutemarche ilsemblait habitueacute agrave lrsquoallure noble qursquoon appelle ironiquement un pas drsquoam-bassadeur  mais sa digniteacute sentait un peu le theacuteacirctre  quoique sa figure fucirctbelle et grave son chapeau drsquoougrave srsquoeacutechappait une touffe de cheveux noirsboucleacutes inclinait peut-ecirctre un peu trop sur lrsquooreille droite et deacutementaitsa graviteacute par un air tant soit peu mauvais sujet  ses yeux distraits et agravedemi fermeacutes laissaient tomber un regard deacutedaigneux sur la foule

― Voilagrave un jeune homme qui est fort beau dit agrave voix basse une grisetteen se rangeant pour le laisser passer

― Et qui le sait trop reacutepondit tout haut sa compagne qui eacutetait laideApregraves un tour de galerie le jeune homme regarda tour agrave tour le ciel

et sa montre fit un geste drsquoimpatience entra dans un bureau de tabac yalluma un cigare se posa devant une glace et jeta un regard sur son cos-tume un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goucirct Ilrajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait plusieursfois une de ces grosses chaicircnes drsquoor fabriqueacutees agrave Gecircnes  puis apregraves avoirjeteacute par un seul mouvement sur son eacutepaule gauche sonmanteau doubleacute develours en le drapant avec eacuteleacutegance il reprit sa promenade sans se laisserdistraire par les œillades bourgeoises qursquoil recevait Quand les boutiquescommencegraverent agrave srsquoilluminer et que la nuit lui parut assez noire il se diri-gea vers la place du Palais-Royal en homme qui craignait drsquoecirctre reconnucar il cocirctoya la place jusqursquoagrave la fontaine pour gagner agrave lrsquoabri des fiacreslrsquoentreacutee de la rue Froidmanteau rue sale obscure et mal hanteacutee  une sortedrsquoeacutegout que la police tolegravere aupregraves du Palais-Royal assaini demecircme qursquounmajordome italien laisserait un valet neacutegligent entasser dans un coin delrsquoescalier les balayures de lrsquoappartement Le jeune homme heacutesitait On eucirctdit drsquoune bourgeoise endimancheacutee allongeant le cou devant un ruisseaugrossi par une averse Cependant lrsquoheure eacutetait bien choisie pour satis-faire quelque honteuse fantaisie Plus tocirct on pouvait ecirctre surpris plus tard

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on pouvait ecirctre devanceacute Srsquoecirctre laisseacute convier par un de ces regards quiencouragent sans ecirctre provocants  avoir suivi pendant une heure pen-dant un jour peut-ecirctre une femme jeune et belle lrsquoavoir diviniseacutee dans sapenseacutee et avoir donneacute agrave sa leacutegegravereteacute mille interpreacutetations avantageuses srsquoecirctre repris agrave croire aux sympathies soudaines irreacutesistibles  avoir ima-gineacute sous le feu drsquoune excitation passagegravere une aventure dans un siegravecleougrave les romans srsquoeacutecrivent preacuteciseacutement parce qursquoils nrsquoarrivent plus  avoirrecircveacute balcons guitares stratagegravemes verrous et srsquoecirctre drapeacute dans le man-teau drsquoAlmaviva  apregraves avoir eacutecrit un poeumlme dans sa fantaisie srsquoarrecircteragrave la porte drsquoun mauvais lieu  puis pour tout deacutenoucircment voir dans la re-tenue de sa Rosine une preacutecaution imposeacutee par un regraveglement de policenrsquoest-ce pas une deacuteception par laquelle ont passeacute bien des hommes quinrsquoen conviendront pas  Les sentiments les plus naturels sont ceux qursquoonavoue avec le plus de reacutepugnance et la fatuiteacute est un de ces sentiments-lagraveQuand la leccedilon ne va pas plus loin un Parisien en profite ou lrsquooublie et lemal nrsquoest pas grand  mais il nrsquoen devait pas ecirctre ainsi pour lrsquoeacutetranger quicommenccedilait agrave craindre de payer un peu cher son eacuteducation parisienne

Ce promeneur eacutetait un noble Milanais banni de sa patrie ougrave quelqueseacutequipeacutees libeacuterales lrsquoavaient rendu suspect au gouvernement autrichienLe comte Andrea Marcosini srsquoeacutetait vu accueillir agrave Paris avec cet empres-sement tout franccedilais qursquoy rencontreront toujours un esprit aimable unnom sonore accompagneacutes de deux cent milles livres de rente et drsquouncharmant exteacuterieur Pour un tel homme lrsquoexil devait ecirctre un voyage deplaisir  ses biens furent simplement seacutequestreacutes et ses amis lrsquoinformegraverentqursquoapregraves une absence de deux ans au plus il pourrait sans danger repa-raicirctre dans sa patrie Apres avoir fait rimer crudeli affanni avec i mieitiranni dans une douzaine de sonnets apregraves avoir soutenu de sa bourseles malheureux Italiens reacutefugieacutes le comte Andrea qui avait le malheurdrsquoecirctre poeumlte se crut libeacutereacute de ses ideacutees patriotiques Depuis son arriveacuteeil se livrait donc sans arriegravere-penseacutee aux plaisirs de tout genre que Parisoffre gratis agrave quiconque est assez riche pour les acheter Ses talents et sabeauteacute lui avaient valu bien des succegraves aupregraves des femmes qursquoil aimaitcollectivement autant qursquoil convenait agrave son acircge mais parmi lesquelles ilnrsquoen distinguait encore aucune Ce goucirct eacutetait drsquoailleurs subordonneacute enlui agrave ceux de la musique et de la poeacutesie qursquoil cultivait depuis lrsquoenfance

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et ougrave il lui paraissait plus difficile et plus glorieux de reacuteussir qursquoen ga-lanterie puisque la nature lui eacutepargnait les difficulteacutes que les hommesaiment agrave vaincre Homme complexe comme tant drsquoautres il se laissait fa-cilement seacuteduire par les douceurs du luxe sans lequel il nrsquoaurait pu vivrede mecircme qursquoil tenait beaucoup aux distinctions sociales que ses opinionsrepoussaient Aussi ses theacuteories drsquoartiste de penseur de poeumlte eacutetaient-elles souvent en contradiction avec ses goucircts avec ses sentiments avecses habitudes de gentilhomme millionnaire  mais il se consolait de cesnon-sens en les retrouvant chez beaucoup de Parisiens libeacuteraux par in-teacuterecirct aristocrates par nature Il ne srsquoeacutetait donc pas surpris sans une viveinquieacutetude le 31 deacutecembre 1830 agrave pied par un de nos deacutegels attacheacute auxpas drsquoune femme dont le costume annonccedilait une misegravere profonde radi-cale ancienne inveacuteteacutereacutee qui nrsquoeacutetait pas plus belle que tant drsquoautres qursquoilvoyait chaque soir aux Bouffons agrave lrsquoOpeacutera dans le monde et certaine-ment moins jeune que madame de Manerville de laquelle il avait obtenuun rendez-vous pour ce jour mecircme et qui lrsquoattendait peut-ecirctre encoreMais il y avait dans le regard agrave la fois tendre et farouche profond et ra-pide que les yeux noirs de cette femme lui dardaient agrave la deacuterobeacutee tantde douleurs et tant de volupteacutes eacutetouffeacutees  Mais elle avait rougi avec tantde feu quand au sortir drsquoun magasin ougrave elle eacutetait demeureacutee un quartdrsquoheure et ses yeux srsquoeacutetaient si bien rencontreacutes avec ceux du Milanaisqui lrsquoavait attendue agrave quelques pas hellip Il y avait enfin tant de mais et de sique le comte envahi par une de ces tentations furieuses pour lesquellesil nrsquoest de nom dans aucune langue mecircme dans celle de lrsquoorgie srsquoeacutetaitmis agrave la poursuite de cette femme chassant enfin agrave la grisette comme unvieux Parisien Chemin faisant soit qursquoil se trouvacirct suivre ou devancercette femme il lrsquoexaminait dans tous les deacutetails de sa personne ou de samise afin de deacuteloger le deacutesir absurde et fou qui srsquoeacutetait barricadeacute dans sacervelle  il trouva bientocirct agrave cette revue un plaisir plus ardent que celuiqursquoil avait goucircteacute la veille en contemplant sous les ondes drsquoun bain par-fumeacute les formes irreacuteprochables drsquoune personne aimeacutee  parfois baissant latecircte lrsquoinconnue lui jetait le regard oblique drsquoune chegravevre attacheacutee pregraves dela terre et se voyant toujours poursuivie elle hacirctait le pas comme si elleeucirct voulu fuir Neacuteanmoins quand un embarras de voitures ou tout autreaccident ramenait Andrea pregraves drsquoelle le noble la voyait fleacutechir sous son

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regard sans que rien dans ses traits exprimacirct le deacutepit Ces signes certainsdrsquoune eacutemotion combattue donnegraverent le dernier coup drsquoeacuteperon aux recircvesdeacutesordonneacutes qui lrsquoemportaient et il galopa jusqursquoagrave la rue Froidmanteauougrave apregraves bien des deacutetours lrsquoinconnue entra brusquement croyant avoirdeacuterobeacute sa trace agrave lrsquoeacutetranger bien surpris de cemaneacutege Il faisait nuit Deuxfemmes tatoueacutees de rouge qui buvaient du cassis sur le comptoir drsquoun eacutepi-cier virent la jeune femme et lrsquoappelegraverent Lrsquoinconnue srsquoarrecircta sur le seuilde la porte reacutepondit par quelques mots pleins de douceur au complimentcordial qui lui fut adresseacute et reprit sa course Andrea qui marchait der-riegravere elle la vit disparaicirctre dans une des plus sombres alleacutees de cette ruedont le nom lui eacutetait inconnu Lrsquoaspect repoussant de la maison ougrave venaitdrsquoentrer lrsquoheacuteroiumlne de son roman lui causa comme une nauseacutee En reculantdrsquoun pas pour examiner les lieux il trouva pregraves de lui un homme de mau-vaise mine et lui demanda des renseignements Lrsquohomme appuya sa maindroite sur un bacircton noueux posa la gauche sur sa hanche et reacutepondit parun seul mot  ― Farceur  Mais en toisant lrsquoItalien sur qui tombait la lueurdu reacuteverbegravere sa figure prit une expression pateline

― Ah  pardon monsieur reprit-il en changeant tout agrave coup de tonil y a aussi un restaurant une sorte de table drsquohocircte ougrave la cuisine est fortmauvaise et ougrave lrsquoon met du fromage dans la soupe Peut-ecirctre monsieurcherche-t-il cette gargote car il est facile de voir au costume que mon-sieur est Italien  les Italiens aiment beaucoup le velours et le fromage Simonsieur veut que je lui indique un meilleur restaurant jrsquoai agrave deux pasdrsquoici une tante qui aime beaucoup les eacutetrangers

Andrea releva sonmanteau jusqursquoagrave sesmoustaches et srsquoeacutelanccedila hors dela rue pousseacute par le deacutegoucirct que lui causa cet immonde personnage dontlrsquohabillement et les gestes eacutetaient en harmonie avec la maison ignoble ougravevenait drsquoentrer lrsquoinconnue Il retrouva avec deacutelices les mille recherchesde son appartement et alla passer la soireacutee chez la marquise drsquoEspardpour tacirccher de laver la souillure de cette fantaisie qui lrsquoavait si tyranni-quement domineacute pendant une partie de la journeacutee Cependant lorsqursquoilfut coucheacute par le recueillement de la nuit il retrouva sa vision du jourmais plus lucide et plus animeacutee que dans la reacutealiteacute Lrsquoinconnue marchaitencore devant lui Parfois en traversant les ruisseaux elle deacutecouvrait en-core sa jambe ronde Ses hanches nerveuses tressaillaient agrave chacun de

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ses pas Andrea voulait de nouveau lui parler et nrsquoosait lui Marcosininoble Milanais  Puis il la voyait entrant dans cette alleacutee obscure qui la luiavait deacuterobeacutee et il se reprochait alors de ne lrsquoy avoir point suivie ― Carenfin se disait-il si elle mrsquoeacutevitait et voulait me faire perdre ses traceselle mrsquoaime Chez les femmes de cette sorte la reacutesistance est une preuvedrsquoamour Si jrsquoavais pousseacute plus loin cette aventure jrsquoaurais fini peut-ecirctrepar y rencontrer le deacutegoucirct et je dormirais tranquille Le comte avait lrsquoha-bitude drsquoanalyser ses sensations les plus vives comme font involontaire-ment les hommes qui ont autant drsquoesprit que de cœur et il srsquoeacutetonnait derevoir lrsquoinconnue de la rue Froidmanteau non dans la pompe ideacuteale desvisions mais dans la nuditeacute de ses reacutealiteacutes affligeantes Et neacuteanmoins sisa fantaisie avait deacutepouilleacute cette femme de la livreacutee de la misegravere elle la luiaurait gacircteacutee  car il la voulait il la deacutesirait il lrsquoaimait avec ses bas crotteacutesavec ses souliers eacuteculeacutes avec son chapeau de paille de riz  Il la voulaitdans cette maison mecircme ougrave il lrsquoavait vue entrer  ― Suis-je donc eacutepris duvice  se disait-il tout effrayeacute Je nrsquoen suis pas encore lagrave jrsquoai vingt-troisans et nrsquoai rien drsquoun vieillard blaseacute Lrsquoeacutenergie mecircme du caprice dont il sevoyait le jouet le rassurait un peu Cette singuliegravere lutte cette reacuteflexionet cet amour agrave la course pourront agrave juste titre surprendre quelques per-sonnes habitueacutees au train de Paris  mais elles devront remarquer que lecomte Andrea Marcosini nrsquoeacutetait pas Franccedilais

Eacuteleveacute entre deux abbeacutes qui drsquoapregraves la consigne donneacutee par un pegraveredeacutevot le lacircchegraverent rarement Andreacutea nrsquoavait pas aimeacute une cousine agrave onzeans ni seacuteduit agrave douze la femme de chambre de sa megravere  il nrsquoavait pashanteacute ces colleacuteges ougrave lrsquoenseignement le plus perfectionneacute nrsquoest pas ce-lui que vend lrsquoEacutetat  enfin il nrsquohabitait Paris que depuis quelques anneacutees il eacutetait donc encore accessible agrave ces impressions soudaines et profondescontre lesquelles lrsquoeacuteducation et les mœurs franccedilaises forment une eacutegide sipuissante Dans les pays meacuteridionaux de grandes passions naissent sou-vent drsquoun coup drsquoœil Un gentilhomme gascon qui tempeacuterait beaucoupde sensibiliteacute par beaucoup de reacuteflexion srsquoeacutetait approprieacute mille petites re-cettes contre les soudaines apoplexies de son esprit et de son cœur avaitconseilleacute au comte de se livrer au moins une fois par mois agrave quelque orgiemagistrale pour conjurer ces orages de lrsquoacircme qui sans de telles preacutecau-tions eacuteclatent souvent mal agrave propos Andrea se rappela le conseil ― Eh 

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bien pensa-t-il je commencerai demain premier janvierCeci explique pourquoi le comte Andrea Marcosini louvoyait si timi-

dement pour entrer dans la rue Froidmanteau Lrsquohomme eacuteleacutegant embar-rassait lrsquoamoureux il heacutesita longtemps  mais apregraves avoir fait un dernierappel agrave son courage lrsquoamoureux marcha drsquoun pas assez ferme jusqursquoagravela maison qursquoil reconnut sans peine Lagrave il srsquoarrecircta encore Cette femmeeacutetait-elle bien ce qursquoil imaginait  Nrsquoallait-il pas faire quelque fausse deacute-marche  Il se souvint alors de la table drsquohocircte italienne et srsquoempressa desaisir un moyen terme qui servait agrave la fois son deacutesir et sa reacutepugnance Ilentra pour dicircner et se glissa dans lrsquoalleacutee au fond de laquelle il trouva nonsans tacirctonner longtemps les marches humides et grasses drsquoun escalierqursquoun grand seigneur italien devait prendre pour une eacutechelle Attireacute versle premier eacutetage par une petite lampe poseacutee agrave terre et par une forte odeurde cuisine il poussa la porte entrrsquoouverte et vit une salle brune de crasseet de fumeacutee ougrave trottait une Leacuteonarde occupeacutee agrave parer une table drsquoenvi-ron vingt couverts Aucun des convives ne srsquoy trouvait encore Apregraves uncoup drsquoœil jeteacute sur cette chambre mal eacuteclaireacutee et dont le papier tombaiten lambeaux le noble alla srsquoasseoir pregraves drsquoun poecircle qui fumait et ronflaitdans un coin Ameneacute par le bruit que fit le comte en entrant et deacuteposantson manteau le maicirctre drsquohocirctel se montra brusquement Figurez-vous uncuisinier maigre sec drsquoune grande taille doueacute drsquoun nez grassement deacute-mesureacute et jetant autour de lui par moments et avec une vivaciteacute feacutebrileun regard qui voulait paraicirctre prudent A lrsquoaspect drsquoAndrea dont toutela tenue annonccedilait une grande aisance il signor Giardini srsquoinclina res-pectueusement Le comte manifesta le deacutesir de prendre habituellementses repas en compagnie de quelques compatriotes de payer drsquoavance uncertain nombre de cachets et sut donner agrave la conversation une tournurefamiliegravere afin drsquoarriver promptement agrave son but A peine eut-il parleacute deson inconnue que il signor Giardini fit un geste grotesque et regarda sonconvive drsquoun air malicieux en laissant errer un sourire sur ses legravevres

― Basta  srsquoeacutecria-t-il capisco  Votre seigneurie est conduite ici pardeux appeacutetits La signora Gambara nrsquoaura point perdu son temps si elleest parvenue agrave inteacuteresser un seigneur aussi geacuteneacutereux que vous paraissezlrsquoecirctre En peu de mots je vous apprendrai tout ce que nous savons ici surcette pauvre femme vraiment bien digne de pitieacute Le mari est neacute je crois

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agrave Creacutemone et arrive drsquoAllemagne  il voulait faire prendre une nouvellemusique et de nouveaux instruments chez les Tedeschi  Nrsquoest-ce pas agravefaire pitieacute  dit Giardini en haussant les eacutepaules Il signor Gambara qui secroit un grand compositeur ne me paraicirct pas fort sur tout le reste Ga-lant homme drsquoailleurs plein de sens et drsquoesprit quelquefois fort aimablesurtout quand il a bu quelques verres de vin cas rare vu sa profonde mi-segravere il srsquooccupe nuit et jour agrave composer des opeacuteras et des symphoniesimaginaires au lieu de chercher agrave gagner honnecirctement sa vie Sa pauvrefemme est reacuteduite agrave travailler pour toute sorte de monde le monde de laborne  Que voulez-vous  elle aime son mari comme un pegravere et le soignecomme un enfant Beaucoup de jeunes gens ont dicircneacute chez moi pour faireleur cour agrave madame mais pas un nrsquoa reacuteussi dit-il en appuyant sur le der-nier mot La signora Marianna est sage mon cher monsieur trop sagepour son malheur  Les hommes ne donnent rien pour rien aujourdrsquohuiLa pauvre femme mourra donc agrave la peine Vous croyez que son mari lareacutecompense de ce deacutevouement  bah  monsieur ne lui accorde pas unsourire  et leur cuisine se fait chez le boulanger car non-seulement cediable drsquohomme ne gagne pas un sou mais encore il deacutepense tout le fruitdu travail de sa femme en instruments qursquoil taille qursquoil allonge qursquoil rac-courcit qursquoil deacutemonte et remonte jusqursquoagrave ce qursquoils ne puissent plus rendreque des sons agrave faire fuir les chats  alors il est content Et pourtant vousverrez en lui le plus doux le meilleur de tous les hommes et nullementparesseux il travaille toujoursQue vous dirai-je  il est fou et ne connaicirctpas son eacutetat Je lrsquoai vu limant et forgeant ses instruments manger du painnoir avec un appeacutetit qui me faisait envie agrave moi-mecircme agrave moi monsieurqui ai la meilleure table de Paris Oui Excellence avant un quart drsquoheurevous saurez quel homme je suis Jrsquoai introduit dans la cuisine italiennedes raffinements qui vous surprendront Excellence je suis Napolitaincrsquoest-agrave-dire neacute cuisinier Mais agrave quoi sert lrsquoinstinct sans la science  lascience  jrsquoai passeacute trente ans agrave lrsquoacqueacuterir et voyez ougrave elle mrsquoa conduitMon histoire est celle de tous les hommes de talent  Mes essais mes ex-peacuteriences ont ruineacute trois restaurants successivement fondeacutes agrave Naples agraveParme et agrave Rome Aujourdrsquohui que je suis encore reacuteduit agrave faire meacutetierde mon art je me laisse aller le plus souvent agrave ma passion dominante Jesers agrave ces pauvres reacutefugieacutes quelques-uns de mes ragoucircts de preacutedilection

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Je me ruine ainsi  Sottise direz-vous  Je le sais  mais que voulez-vous le talent mrsquoemporte et je ne puis reacutesister agrave confectionner un mets qui mesourit Ils srsquoen aperccediloivent toujours les gaillards Ils savent bien je vousle jure qui de ma femme ou de moi a servi la batterie Qursquoarrive-t-il de soixante et quelques convives que je voyais chaque jour agrave ma tableagrave lrsquoeacutepoque ougrave jrsquoai fondeacute ce miseacuterable restaurant je nrsquoen reccedilois plus au-jourdrsquohui qursquoune vingtaine environ agrave qui je fais creacutedit pour la plupart dutemps Les Pieacutemontais les Savoyards sont partis  mais les connaisseursles gens de goucirct les vrais Italiens me sont resteacutes Aussi pour eux nrsquoest-ilsacrifice que je ne fasse  je leur donne bien souvent pour vingt-cinq souspar tecircte un dicircner qui me revient au double

La parole du signor Giardini sentait tant la naiumlve rouerie napolitaineque le comte charmeacute se crut encore agrave Geacuterolamo

― Puisqursquoil en est ainsi mon cher hocircte dit-il familiegraverement au cuisi-nier puisque le hasard et votre confiance mrsquoont mis dans le secret de vossacrifices journaliers permettez-moi de doubler la somme

En achevant ces mots Andrea faisait tourner sur le poecircle une piegravece dequarante francs sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusementdeux francs cinquante centimes non sans quelques faccedilons discregravetes quile reacutejouirent fort

― Dans quelques minutes reprit Giardini vous allez voir votre don-nina Je vous placerai pregraves du mari et si vous voulez ecirctre dans ses bonnesgracircces parlez musique je les ai inviteacutes tous deux pauvres gens  A causedu nouvel an je reacutegale mes hocirctes drsquoun mets dans la confection duquel jecrois mrsquoecirctre surpasseacutehellip

La voix du signor Giardini fut couverte par les bruyantes feacutelicitationsdes convives qui vinrent deux agrave deux un agrave un assez capricieusementsuivant la coutume des tables drsquohocircte Giardini affectait de se tenir pregraves ducomte et faisait le cicerone en lui indiquant quels eacutetaient ses habitueacutes Iltacircchait drsquoamener par ses lazzi un sourire sur les legravevres drsquoun homme en quison instinct de Napolitain lui indiquait un riche protecteur agrave exploiter

― Celui-ci dit-il est un pauvre compositeur qui voudrait passer dela romance agrave lrsquoopeacutera et ne peut Il se plaint des directeurs des marchandsde musique de tout le monde excepteacute de lui-mecircme et certes il nrsquoa pasde plus cruel ennemi Vous voyez quel teint fleuri quel contentement

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de lui combien peu drsquoefforts dans ses traits si bien disposeacutes pour la ro-mance  celui qui lrsquoaccompagne et qui a lrsquoair drsquoun marchand drsquoallumettesest une des plus grandes ceacuteleacutebriteacutes musicales Gigelmi  le plus grand chefdrsquoorchestre italien connu  mais il est sourd et finit malheureusement savie priveacute de ce qui la lui embellissait Oh  voici notre grand Ottobonile plus naiumlf vieillard que la terre ait porteacute mais il est soupccedilonneacute drsquoecirctre leplus enrageacute de ceux qui veulent la reacutegeacuteneacuteration de lrsquoItalie Je me demandecomment lrsquoon peut bannir un si aimable vieillard 

Ici Giardini regarda le comte qui se sentant sondeacute du cocircteacute politiquece retrancha dans une immobiliteacute tout italienne

― Un homme obligeacute de faire la cuisine agrave tout le monde doit srsquointer-dire drsquoavoir une opinion politique Excellence dit le cuisinier en conti-nuant Mais tout le monde agrave lrsquoaspect de ce brave homme qui a plus lrsquoairdrsquoun mouton que drsquoun lion eucirct dit ce que je pense devant lrsquoambassadeurdrsquoAutriche lui-mecircme Drsquoailleurs nous sommes dans un moment ougrave la li-berteacute nrsquoest plus proscrite et va recommencer sa tourneacutee  Ces braves gensle croient du moins dit-il en srsquoapprochant de lrsquooreille du comte et pour-quoi contrarierais-je (contrarierai-je) leurs espeacuterances  car moi je ne haispas lrsquoabsolutisme Excellence  Tout grand talent est absolutiste  Heacute  bienquoique plein de geacutenie Ottoboni se donne des peines inouiumles pour lrsquoins-truction de lrsquoItalie il compose des petits livres pour eacuteclairer lrsquointelligencedes enfants et des gens du peuple il les fait passer tregraves-habilement en Ita-lie il prend tous les moyens de refaire un moral agrave notre pauvre patrie quipreacuteegravere la jouissance agrave la liberteacute peut-ecirctre avec raison 

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put riendeacutecouvrir de ses veacuteritables opinions politiques

― Ottoboni reprit-il est un saint homme il est tregraves-secourable tousles reacutefugieacutes lrsquoaiment car Excellence un libeacuteral peut avoir des vertus  Oh oh  fit Giardini voilagrave un journaliste dit-il en deacutesignant un homme quiavait le costume ridicule que lrsquoon donnait autrefois aux poeumltes logeacutes dansles greniers car son habit eacutetait racircpeacute ses bottes crevasseacutees son chapeaugras et sa redingote dans un eacutetat de veacutetusteacute deacuteplorable Excellence cepauvre homme est plein de talent ethellip incorruptible  il srsquoest trompeacute surson eacutepoque il dit la veacuteriteacute agrave tout le monde personne ne peut le souffrirIl rend compte des theacuteacirctres dans deux journaux obscurs quoiqursquoil soit

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assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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Gambara Chapitre

et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Page 6: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

GAMBARA

AM LE MARQUIS DE BELLOYCrsquoest au coin du feu dans une mysteacuterieuse dans une splendideretraite qui nrsquoexiste plus mais qui vivra dans notre souvenir

et drsquoougrave nos yeux deacutecouvraient Paris depuis les collines de Bellevue jus-qursquoagrave celles de Belleville depuis Montmartre jusqursquoagrave lrsquoArc-de-Triomphe delrsquoEacutetoile que par une matineacutee arroseacutee de theacute agrave travers les mille ideacutees quinaissent et srsquoeacuteteignent comme des fuseacutees dans votre eacutetincelante conver-sation vous avez prodigue drsquoesprit jeteacute sous ma plume ce personnagedigne drsquoHoffman ce porteur de treacutesors inconnus ce pegravelerin assis agrave laporte du Paradis ayant des oreilles pour eacutecouter les chants des angeset nrsquoayant plus de langue pour les reacutepeacuteter agitant sur les touches drsquoivoiredes doigts briseacutes par les contractions de lrsquoinspiration divine et croyantexprimer la musique du ciel agrave des auditeurs stupeacutefaits Vous avez creacuteeacuteGAMBARA je ne lrsquoai qursquohabilleacute Laissez-moi rendre agrave Ceacutesar ce qui ap-partient agrave Ceacutesar en regrettant que vous ne saisissiez pas la plume agrave uneeacutepoque ougrave les gentilshommes doivent srsquoen servir aussi bien que de leureacutepeacutee afin de sauver leur pays Vous pouvez ne pas penser agrave vous  maisvous nous devez vos talents

Le premier jour de lrsquoan mil huit cent trente et un vidait ses cornets de

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drageacutees quatre heures sonnaient il y avait foule au Palais-Royal et lesrestaurants commenccedilaient agrave srsquoemplir En ce moment un coupeacute srsquoarrecirctadevant le perron il en sortit un jeune homme de fiegravere mine eacutetranger sansdoute  autrement il nrsquoaurait eu ni le chasseur agrave plumes aristocratiques niles armoiries que les heacuteros de juillet poursuivaient encore Lrsquoeacutetranger en-tra dans le Palais-Royal et suivit la foule sous les galeries sans srsquoeacutetonnerde la lenteur agrave laquelle lrsquoaffluence des curieux condamnait sa deacutemarche ilsemblait habitueacute agrave lrsquoallure noble qursquoon appelle ironiquement un pas drsquoam-bassadeur  mais sa digniteacute sentait un peu le theacuteacirctre  quoique sa figure fucirctbelle et grave son chapeau drsquoougrave srsquoeacutechappait une touffe de cheveux noirsboucleacutes inclinait peut-ecirctre un peu trop sur lrsquooreille droite et deacutementaitsa graviteacute par un air tant soit peu mauvais sujet  ses yeux distraits et agravedemi fermeacutes laissaient tomber un regard deacutedaigneux sur la foule

― Voilagrave un jeune homme qui est fort beau dit agrave voix basse une grisetteen se rangeant pour le laisser passer

― Et qui le sait trop reacutepondit tout haut sa compagne qui eacutetait laideApregraves un tour de galerie le jeune homme regarda tour agrave tour le ciel

et sa montre fit un geste drsquoimpatience entra dans un bureau de tabac yalluma un cigare se posa devant une glace et jeta un regard sur son cos-tume un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goucirct Ilrajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait plusieursfois une de ces grosses chaicircnes drsquoor fabriqueacutees agrave Gecircnes  puis apregraves avoirjeteacute par un seul mouvement sur son eacutepaule gauche sonmanteau doubleacute develours en le drapant avec eacuteleacutegance il reprit sa promenade sans se laisserdistraire par les œillades bourgeoises qursquoil recevait Quand les boutiquescommencegraverent agrave srsquoilluminer et que la nuit lui parut assez noire il se diri-gea vers la place du Palais-Royal en homme qui craignait drsquoecirctre reconnucar il cocirctoya la place jusqursquoagrave la fontaine pour gagner agrave lrsquoabri des fiacreslrsquoentreacutee de la rue Froidmanteau rue sale obscure et mal hanteacutee  une sortedrsquoeacutegout que la police tolegravere aupregraves du Palais-Royal assaini demecircme qursquounmajordome italien laisserait un valet neacutegligent entasser dans un coin delrsquoescalier les balayures de lrsquoappartement Le jeune homme heacutesitait On eucirctdit drsquoune bourgeoise endimancheacutee allongeant le cou devant un ruisseaugrossi par une averse Cependant lrsquoheure eacutetait bien choisie pour satis-faire quelque honteuse fantaisie Plus tocirct on pouvait ecirctre surpris plus tard

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on pouvait ecirctre devanceacute Srsquoecirctre laisseacute convier par un de ces regards quiencouragent sans ecirctre provocants  avoir suivi pendant une heure pen-dant un jour peut-ecirctre une femme jeune et belle lrsquoavoir diviniseacutee dans sapenseacutee et avoir donneacute agrave sa leacutegegravereteacute mille interpreacutetations avantageuses srsquoecirctre repris agrave croire aux sympathies soudaines irreacutesistibles  avoir ima-gineacute sous le feu drsquoune excitation passagegravere une aventure dans un siegravecleougrave les romans srsquoeacutecrivent preacuteciseacutement parce qursquoils nrsquoarrivent plus  avoirrecircveacute balcons guitares stratagegravemes verrous et srsquoecirctre drapeacute dans le man-teau drsquoAlmaviva  apregraves avoir eacutecrit un poeumlme dans sa fantaisie srsquoarrecircteragrave la porte drsquoun mauvais lieu  puis pour tout deacutenoucircment voir dans la re-tenue de sa Rosine une preacutecaution imposeacutee par un regraveglement de policenrsquoest-ce pas une deacuteception par laquelle ont passeacute bien des hommes quinrsquoen conviendront pas  Les sentiments les plus naturels sont ceux qursquoonavoue avec le plus de reacutepugnance et la fatuiteacute est un de ces sentiments-lagraveQuand la leccedilon ne va pas plus loin un Parisien en profite ou lrsquooublie et lemal nrsquoest pas grand  mais il nrsquoen devait pas ecirctre ainsi pour lrsquoeacutetranger quicommenccedilait agrave craindre de payer un peu cher son eacuteducation parisienne

Ce promeneur eacutetait un noble Milanais banni de sa patrie ougrave quelqueseacutequipeacutees libeacuterales lrsquoavaient rendu suspect au gouvernement autrichienLe comte Andrea Marcosini srsquoeacutetait vu accueillir agrave Paris avec cet empres-sement tout franccedilais qursquoy rencontreront toujours un esprit aimable unnom sonore accompagneacutes de deux cent milles livres de rente et drsquouncharmant exteacuterieur Pour un tel homme lrsquoexil devait ecirctre un voyage deplaisir  ses biens furent simplement seacutequestreacutes et ses amis lrsquoinformegraverentqursquoapregraves une absence de deux ans au plus il pourrait sans danger repa-raicirctre dans sa patrie Apres avoir fait rimer crudeli affanni avec i mieitiranni dans une douzaine de sonnets apregraves avoir soutenu de sa bourseles malheureux Italiens reacutefugieacutes le comte Andrea qui avait le malheurdrsquoecirctre poeumlte se crut libeacutereacute de ses ideacutees patriotiques Depuis son arriveacuteeil se livrait donc sans arriegravere-penseacutee aux plaisirs de tout genre que Parisoffre gratis agrave quiconque est assez riche pour les acheter Ses talents et sabeauteacute lui avaient valu bien des succegraves aupregraves des femmes qursquoil aimaitcollectivement autant qursquoil convenait agrave son acircge mais parmi lesquelles ilnrsquoen distinguait encore aucune Ce goucirct eacutetait drsquoailleurs subordonneacute enlui agrave ceux de la musique et de la poeacutesie qursquoil cultivait depuis lrsquoenfance

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et ougrave il lui paraissait plus difficile et plus glorieux de reacuteussir qursquoen ga-lanterie puisque la nature lui eacutepargnait les difficulteacutes que les hommesaiment agrave vaincre Homme complexe comme tant drsquoautres il se laissait fa-cilement seacuteduire par les douceurs du luxe sans lequel il nrsquoaurait pu vivrede mecircme qursquoil tenait beaucoup aux distinctions sociales que ses opinionsrepoussaient Aussi ses theacuteories drsquoartiste de penseur de poeumlte eacutetaient-elles souvent en contradiction avec ses goucircts avec ses sentiments avecses habitudes de gentilhomme millionnaire  mais il se consolait de cesnon-sens en les retrouvant chez beaucoup de Parisiens libeacuteraux par in-teacuterecirct aristocrates par nature Il ne srsquoeacutetait donc pas surpris sans une viveinquieacutetude le 31 deacutecembre 1830 agrave pied par un de nos deacutegels attacheacute auxpas drsquoune femme dont le costume annonccedilait une misegravere profonde radi-cale ancienne inveacuteteacutereacutee qui nrsquoeacutetait pas plus belle que tant drsquoautres qursquoilvoyait chaque soir aux Bouffons agrave lrsquoOpeacutera dans le monde et certaine-ment moins jeune que madame de Manerville de laquelle il avait obtenuun rendez-vous pour ce jour mecircme et qui lrsquoattendait peut-ecirctre encoreMais il y avait dans le regard agrave la fois tendre et farouche profond et ra-pide que les yeux noirs de cette femme lui dardaient agrave la deacuterobeacutee tantde douleurs et tant de volupteacutes eacutetouffeacutees  Mais elle avait rougi avec tantde feu quand au sortir drsquoun magasin ougrave elle eacutetait demeureacutee un quartdrsquoheure et ses yeux srsquoeacutetaient si bien rencontreacutes avec ceux du Milanaisqui lrsquoavait attendue agrave quelques pas hellip Il y avait enfin tant de mais et de sique le comte envahi par une de ces tentations furieuses pour lesquellesil nrsquoest de nom dans aucune langue mecircme dans celle de lrsquoorgie srsquoeacutetaitmis agrave la poursuite de cette femme chassant enfin agrave la grisette comme unvieux Parisien Chemin faisant soit qursquoil se trouvacirct suivre ou devancercette femme il lrsquoexaminait dans tous les deacutetails de sa personne ou de samise afin de deacuteloger le deacutesir absurde et fou qui srsquoeacutetait barricadeacute dans sacervelle  il trouva bientocirct agrave cette revue un plaisir plus ardent que celuiqursquoil avait goucircteacute la veille en contemplant sous les ondes drsquoun bain par-fumeacute les formes irreacuteprochables drsquoune personne aimeacutee  parfois baissant latecircte lrsquoinconnue lui jetait le regard oblique drsquoune chegravevre attacheacutee pregraves dela terre et se voyant toujours poursuivie elle hacirctait le pas comme si elleeucirct voulu fuir Neacuteanmoins quand un embarras de voitures ou tout autreaccident ramenait Andrea pregraves drsquoelle le noble la voyait fleacutechir sous son

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regard sans que rien dans ses traits exprimacirct le deacutepit Ces signes certainsdrsquoune eacutemotion combattue donnegraverent le dernier coup drsquoeacuteperon aux recircvesdeacutesordonneacutes qui lrsquoemportaient et il galopa jusqursquoagrave la rue Froidmanteauougrave apregraves bien des deacutetours lrsquoinconnue entra brusquement croyant avoirdeacuterobeacute sa trace agrave lrsquoeacutetranger bien surpris de cemaneacutege Il faisait nuit Deuxfemmes tatoueacutees de rouge qui buvaient du cassis sur le comptoir drsquoun eacutepi-cier virent la jeune femme et lrsquoappelegraverent Lrsquoinconnue srsquoarrecircta sur le seuilde la porte reacutepondit par quelques mots pleins de douceur au complimentcordial qui lui fut adresseacute et reprit sa course Andrea qui marchait der-riegravere elle la vit disparaicirctre dans une des plus sombres alleacutees de cette ruedont le nom lui eacutetait inconnu Lrsquoaspect repoussant de la maison ougrave venaitdrsquoentrer lrsquoheacuteroiumlne de son roman lui causa comme une nauseacutee En reculantdrsquoun pas pour examiner les lieux il trouva pregraves de lui un homme de mau-vaise mine et lui demanda des renseignements Lrsquohomme appuya sa maindroite sur un bacircton noueux posa la gauche sur sa hanche et reacutepondit parun seul mot  ― Farceur  Mais en toisant lrsquoItalien sur qui tombait la lueurdu reacuteverbegravere sa figure prit une expression pateline

― Ah  pardon monsieur reprit-il en changeant tout agrave coup de tonil y a aussi un restaurant une sorte de table drsquohocircte ougrave la cuisine est fortmauvaise et ougrave lrsquoon met du fromage dans la soupe Peut-ecirctre monsieurcherche-t-il cette gargote car il est facile de voir au costume que mon-sieur est Italien  les Italiens aiment beaucoup le velours et le fromage Simonsieur veut que je lui indique un meilleur restaurant jrsquoai agrave deux pasdrsquoici une tante qui aime beaucoup les eacutetrangers

Andrea releva sonmanteau jusqursquoagrave sesmoustaches et srsquoeacutelanccedila hors dela rue pousseacute par le deacutegoucirct que lui causa cet immonde personnage dontlrsquohabillement et les gestes eacutetaient en harmonie avec la maison ignoble ougravevenait drsquoentrer lrsquoinconnue Il retrouva avec deacutelices les mille recherchesde son appartement et alla passer la soireacutee chez la marquise drsquoEspardpour tacirccher de laver la souillure de cette fantaisie qui lrsquoavait si tyranni-quement domineacute pendant une partie de la journeacutee Cependant lorsqursquoilfut coucheacute par le recueillement de la nuit il retrouva sa vision du jourmais plus lucide et plus animeacutee que dans la reacutealiteacute Lrsquoinconnue marchaitencore devant lui Parfois en traversant les ruisseaux elle deacutecouvrait en-core sa jambe ronde Ses hanches nerveuses tressaillaient agrave chacun de

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ses pas Andrea voulait de nouveau lui parler et nrsquoosait lui Marcosininoble Milanais  Puis il la voyait entrant dans cette alleacutee obscure qui la luiavait deacuterobeacutee et il se reprochait alors de ne lrsquoy avoir point suivie ― Carenfin se disait-il si elle mrsquoeacutevitait et voulait me faire perdre ses traceselle mrsquoaime Chez les femmes de cette sorte la reacutesistance est une preuvedrsquoamour Si jrsquoavais pousseacute plus loin cette aventure jrsquoaurais fini peut-ecirctrepar y rencontrer le deacutegoucirct et je dormirais tranquille Le comte avait lrsquoha-bitude drsquoanalyser ses sensations les plus vives comme font involontaire-ment les hommes qui ont autant drsquoesprit que de cœur et il srsquoeacutetonnait derevoir lrsquoinconnue de la rue Froidmanteau non dans la pompe ideacuteale desvisions mais dans la nuditeacute de ses reacutealiteacutes affligeantes Et neacuteanmoins sisa fantaisie avait deacutepouilleacute cette femme de la livreacutee de la misegravere elle la luiaurait gacircteacutee  car il la voulait il la deacutesirait il lrsquoaimait avec ses bas crotteacutesavec ses souliers eacuteculeacutes avec son chapeau de paille de riz  Il la voulaitdans cette maison mecircme ougrave il lrsquoavait vue entrer  ― Suis-je donc eacutepris duvice  se disait-il tout effrayeacute Je nrsquoen suis pas encore lagrave jrsquoai vingt-troisans et nrsquoai rien drsquoun vieillard blaseacute Lrsquoeacutenergie mecircme du caprice dont il sevoyait le jouet le rassurait un peu Cette singuliegravere lutte cette reacuteflexionet cet amour agrave la course pourront agrave juste titre surprendre quelques per-sonnes habitueacutees au train de Paris  mais elles devront remarquer que lecomte Andrea Marcosini nrsquoeacutetait pas Franccedilais

Eacuteleveacute entre deux abbeacutes qui drsquoapregraves la consigne donneacutee par un pegraveredeacutevot le lacircchegraverent rarement Andreacutea nrsquoavait pas aimeacute une cousine agrave onzeans ni seacuteduit agrave douze la femme de chambre de sa megravere  il nrsquoavait pashanteacute ces colleacuteges ougrave lrsquoenseignement le plus perfectionneacute nrsquoest pas ce-lui que vend lrsquoEacutetat  enfin il nrsquohabitait Paris que depuis quelques anneacutees il eacutetait donc encore accessible agrave ces impressions soudaines et profondescontre lesquelles lrsquoeacuteducation et les mœurs franccedilaises forment une eacutegide sipuissante Dans les pays meacuteridionaux de grandes passions naissent sou-vent drsquoun coup drsquoœil Un gentilhomme gascon qui tempeacuterait beaucoupde sensibiliteacute par beaucoup de reacuteflexion srsquoeacutetait approprieacute mille petites re-cettes contre les soudaines apoplexies de son esprit et de son cœur avaitconseilleacute au comte de se livrer au moins une fois par mois agrave quelque orgiemagistrale pour conjurer ces orages de lrsquoacircme qui sans de telles preacutecau-tions eacuteclatent souvent mal agrave propos Andrea se rappela le conseil ― Eh 

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bien pensa-t-il je commencerai demain premier janvierCeci explique pourquoi le comte Andrea Marcosini louvoyait si timi-

dement pour entrer dans la rue Froidmanteau Lrsquohomme eacuteleacutegant embar-rassait lrsquoamoureux il heacutesita longtemps  mais apregraves avoir fait un dernierappel agrave son courage lrsquoamoureux marcha drsquoun pas assez ferme jusqursquoagravela maison qursquoil reconnut sans peine Lagrave il srsquoarrecircta encore Cette femmeeacutetait-elle bien ce qursquoil imaginait  Nrsquoallait-il pas faire quelque fausse deacute-marche  Il se souvint alors de la table drsquohocircte italienne et srsquoempressa desaisir un moyen terme qui servait agrave la fois son deacutesir et sa reacutepugnance Ilentra pour dicircner et se glissa dans lrsquoalleacutee au fond de laquelle il trouva nonsans tacirctonner longtemps les marches humides et grasses drsquoun escalierqursquoun grand seigneur italien devait prendre pour une eacutechelle Attireacute versle premier eacutetage par une petite lampe poseacutee agrave terre et par une forte odeurde cuisine il poussa la porte entrrsquoouverte et vit une salle brune de crasseet de fumeacutee ougrave trottait une Leacuteonarde occupeacutee agrave parer une table drsquoenvi-ron vingt couverts Aucun des convives ne srsquoy trouvait encore Apregraves uncoup drsquoœil jeteacute sur cette chambre mal eacuteclaireacutee et dont le papier tombaiten lambeaux le noble alla srsquoasseoir pregraves drsquoun poecircle qui fumait et ronflaitdans un coin Ameneacute par le bruit que fit le comte en entrant et deacuteposantson manteau le maicirctre drsquohocirctel se montra brusquement Figurez-vous uncuisinier maigre sec drsquoune grande taille doueacute drsquoun nez grassement deacute-mesureacute et jetant autour de lui par moments et avec une vivaciteacute feacutebrileun regard qui voulait paraicirctre prudent A lrsquoaspect drsquoAndrea dont toutela tenue annonccedilait une grande aisance il signor Giardini srsquoinclina res-pectueusement Le comte manifesta le deacutesir de prendre habituellementses repas en compagnie de quelques compatriotes de payer drsquoavance uncertain nombre de cachets et sut donner agrave la conversation une tournurefamiliegravere afin drsquoarriver promptement agrave son but A peine eut-il parleacute deson inconnue que il signor Giardini fit un geste grotesque et regarda sonconvive drsquoun air malicieux en laissant errer un sourire sur ses legravevres

― Basta  srsquoeacutecria-t-il capisco  Votre seigneurie est conduite ici pardeux appeacutetits La signora Gambara nrsquoaura point perdu son temps si elleest parvenue agrave inteacuteresser un seigneur aussi geacuteneacutereux que vous paraissezlrsquoecirctre En peu de mots je vous apprendrai tout ce que nous savons ici surcette pauvre femme vraiment bien digne de pitieacute Le mari est neacute je crois

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agrave Creacutemone et arrive drsquoAllemagne  il voulait faire prendre une nouvellemusique et de nouveaux instruments chez les Tedeschi  Nrsquoest-ce pas agravefaire pitieacute  dit Giardini en haussant les eacutepaules Il signor Gambara qui secroit un grand compositeur ne me paraicirct pas fort sur tout le reste Ga-lant homme drsquoailleurs plein de sens et drsquoesprit quelquefois fort aimablesurtout quand il a bu quelques verres de vin cas rare vu sa profonde mi-segravere il srsquooccupe nuit et jour agrave composer des opeacuteras et des symphoniesimaginaires au lieu de chercher agrave gagner honnecirctement sa vie Sa pauvrefemme est reacuteduite agrave travailler pour toute sorte de monde le monde de laborne  Que voulez-vous  elle aime son mari comme un pegravere et le soignecomme un enfant Beaucoup de jeunes gens ont dicircneacute chez moi pour faireleur cour agrave madame mais pas un nrsquoa reacuteussi dit-il en appuyant sur le der-nier mot La signora Marianna est sage mon cher monsieur trop sagepour son malheur  Les hommes ne donnent rien pour rien aujourdrsquohuiLa pauvre femme mourra donc agrave la peine Vous croyez que son mari lareacutecompense de ce deacutevouement  bah  monsieur ne lui accorde pas unsourire  et leur cuisine se fait chez le boulanger car non-seulement cediable drsquohomme ne gagne pas un sou mais encore il deacutepense tout le fruitdu travail de sa femme en instruments qursquoil taille qursquoil allonge qursquoil rac-courcit qursquoil deacutemonte et remonte jusqursquoagrave ce qursquoils ne puissent plus rendreque des sons agrave faire fuir les chats  alors il est content Et pourtant vousverrez en lui le plus doux le meilleur de tous les hommes et nullementparesseux il travaille toujoursQue vous dirai-je  il est fou et ne connaicirctpas son eacutetat Je lrsquoai vu limant et forgeant ses instruments manger du painnoir avec un appeacutetit qui me faisait envie agrave moi-mecircme agrave moi monsieurqui ai la meilleure table de Paris Oui Excellence avant un quart drsquoheurevous saurez quel homme je suis Jrsquoai introduit dans la cuisine italiennedes raffinements qui vous surprendront Excellence je suis Napolitaincrsquoest-agrave-dire neacute cuisinier Mais agrave quoi sert lrsquoinstinct sans la science  lascience  jrsquoai passeacute trente ans agrave lrsquoacqueacuterir et voyez ougrave elle mrsquoa conduitMon histoire est celle de tous les hommes de talent  Mes essais mes ex-peacuteriences ont ruineacute trois restaurants successivement fondeacutes agrave Naples agraveParme et agrave Rome Aujourdrsquohui que je suis encore reacuteduit agrave faire meacutetierde mon art je me laisse aller le plus souvent agrave ma passion dominante Jesers agrave ces pauvres reacutefugieacutes quelques-uns de mes ragoucircts de preacutedilection

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Je me ruine ainsi  Sottise direz-vous  Je le sais  mais que voulez-vous le talent mrsquoemporte et je ne puis reacutesister agrave confectionner un mets qui mesourit Ils srsquoen aperccediloivent toujours les gaillards Ils savent bien je vousle jure qui de ma femme ou de moi a servi la batterie Qursquoarrive-t-il de soixante et quelques convives que je voyais chaque jour agrave ma tableagrave lrsquoeacutepoque ougrave jrsquoai fondeacute ce miseacuterable restaurant je nrsquoen reccedilois plus au-jourdrsquohui qursquoune vingtaine environ agrave qui je fais creacutedit pour la plupart dutemps Les Pieacutemontais les Savoyards sont partis  mais les connaisseursles gens de goucirct les vrais Italiens me sont resteacutes Aussi pour eux nrsquoest-ilsacrifice que je ne fasse  je leur donne bien souvent pour vingt-cinq souspar tecircte un dicircner qui me revient au double

La parole du signor Giardini sentait tant la naiumlve rouerie napolitaineque le comte charmeacute se crut encore agrave Geacuterolamo

― Puisqursquoil en est ainsi mon cher hocircte dit-il familiegraverement au cuisi-nier puisque le hasard et votre confiance mrsquoont mis dans le secret de vossacrifices journaliers permettez-moi de doubler la somme

En achevant ces mots Andrea faisait tourner sur le poecircle une piegravece dequarante francs sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusementdeux francs cinquante centimes non sans quelques faccedilons discregravetes quile reacutejouirent fort

― Dans quelques minutes reprit Giardini vous allez voir votre don-nina Je vous placerai pregraves du mari et si vous voulez ecirctre dans ses bonnesgracircces parlez musique je les ai inviteacutes tous deux pauvres gens  A causedu nouvel an je reacutegale mes hocirctes drsquoun mets dans la confection duquel jecrois mrsquoecirctre surpasseacutehellip

La voix du signor Giardini fut couverte par les bruyantes feacutelicitationsdes convives qui vinrent deux agrave deux un agrave un assez capricieusementsuivant la coutume des tables drsquohocircte Giardini affectait de se tenir pregraves ducomte et faisait le cicerone en lui indiquant quels eacutetaient ses habitueacutes Iltacircchait drsquoamener par ses lazzi un sourire sur les legravevres drsquoun homme en quison instinct de Napolitain lui indiquait un riche protecteur agrave exploiter

― Celui-ci dit-il est un pauvre compositeur qui voudrait passer dela romance agrave lrsquoopeacutera et ne peut Il se plaint des directeurs des marchandsde musique de tout le monde excepteacute de lui-mecircme et certes il nrsquoa pasde plus cruel ennemi Vous voyez quel teint fleuri quel contentement

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de lui combien peu drsquoefforts dans ses traits si bien disposeacutes pour la ro-mance  celui qui lrsquoaccompagne et qui a lrsquoair drsquoun marchand drsquoallumettesest une des plus grandes ceacuteleacutebriteacutes musicales Gigelmi  le plus grand chefdrsquoorchestre italien connu  mais il est sourd et finit malheureusement savie priveacute de ce qui la lui embellissait Oh  voici notre grand Ottobonile plus naiumlf vieillard que la terre ait porteacute mais il est soupccedilonneacute drsquoecirctre leplus enrageacute de ceux qui veulent la reacutegeacuteneacuteration de lrsquoItalie Je me demandecomment lrsquoon peut bannir un si aimable vieillard 

Ici Giardini regarda le comte qui se sentant sondeacute du cocircteacute politiquece retrancha dans une immobiliteacute tout italienne

― Un homme obligeacute de faire la cuisine agrave tout le monde doit srsquointer-dire drsquoavoir une opinion politique Excellence dit le cuisinier en conti-nuant Mais tout le monde agrave lrsquoaspect de ce brave homme qui a plus lrsquoairdrsquoun mouton que drsquoun lion eucirct dit ce que je pense devant lrsquoambassadeurdrsquoAutriche lui-mecircme Drsquoailleurs nous sommes dans un moment ougrave la li-berteacute nrsquoest plus proscrite et va recommencer sa tourneacutee  Ces braves gensle croient du moins dit-il en srsquoapprochant de lrsquooreille du comte et pour-quoi contrarierais-je (contrarierai-je) leurs espeacuterances  car moi je ne haispas lrsquoabsolutisme Excellence  Tout grand talent est absolutiste  Heacute  bienquoique plein de geacutenie Ottoboni se donne des peines inouiumles pour lrsquoins-truction de lrsquoItalie il compose des petits livres pour eacuteclairer lrsquointelligencedes enfants et des gens du peuple il les fait passer tregraves-habilement en Ita-lie il prend tous les moyens de refaire un moral agrave notre pauvre patrie quipreacuteegravere la jouissance agrave la liberteacute peut-ecirctre avec raison 

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put riendeacutecouvrir de ses veacuteritables opinions politiques

― Ottoboni reprit-il est un saint homme il est tregraves-secourable tousles reacutefugieacutes lrsquoaiment car Excellence un libeacuteral peut avoir des vertus  Oh oh  fit Giardini voilagrave un journaliste dit-il en deacutesignant un homme quiavait le costume ridicule que lrsquoon donnait autrefois aux poeumltes logeacutes dansles greniers car son habit eacutetait racircpeacute ses bottes crevasseacutees son chapeaugras et sa redingote dans un eacutetat de veacutetusteacute deacuteplorable Excellence cepauvre homme est plein de talent ethellip incorruptible  il srsquoest trompeacute surson eacutepoque il dit la veacuteriteacute agrave tout le monde personne ne peut le souffrirIl rend compte des theacuteacirctres dans deux journaux obscurs quoiqursquoil soit

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assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 7: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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drageacutees quatre heures sonnaient il y avait foule au Palais-Royal et lesrestaurants commenccedilaient agrave srsquoemplir En ce moment un coupeacute srsquoarrecirctadevant le perron il en sortit un jeune homme de fiegravere mine eacutetranger sansdoute  autrement il nrsquoaurait eu ni le chasseur agrave plumes aristocratiques niles armoiries que les heacuteros de juillet poursuivaient encore Lrsquoeacutetranger en-tra dans le Palais-Royal et suivit la foule sous les galeries sans srsquoeacutetonnerde la lenteur agrave laquelle lrsquoaffluence des curieux condamnait sa deacutemarche ilsemblait habitueacute agrave lrsquoallure noble qursquoon appelle ironiquement un pas drsquoam-bassadeur  mais sa digniteacute sentait un peu le theacuteacirctre  quoique sa figure fucirctbelle et grave son chapeau drsquoougrave srsquoeacutechappait une touffe de cheveux noirsboucleacutes inclinait peut-ecirctre un peu trop sur lrsquooreille droite et deacutementaitsa graviteacute par un air tant soit peu mauvais sujet  ses yeux distraits et agravedemi fermeacutes laissaient tomber un regard deacutedaigneux sur la foule

― Voilagrave un jeune homme qui est fort beau dit agrave voix basse une grisetteen se rangeant pour le laisser passer

― Et qui le sait trop reacutepondit tout haut sa compagne qui eacutetait laideApregraves un tour de galerie le jeune homme regarda tour agrave tour le ciel

et sa montre fit un geste drsquoimpatience entra dans un bureau de tabac yalluma un cigare se posa devant une glace et jeta un regard sur son cos-tume un peu plus riche que ne le permettent en France les lois du goucirct Ilrajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait plusieursfois une de ces grosses chaicircnes drsquoor fabriqueacutees agrave Gecircnes  puis apregraves avoirjeteacute par un seul mouvement sur son eacutepaule gauche sonmanteau doubleacute develours en le drapant avec eacuteleacutegance il reprit sa promenade sans se laisserdistraire par les œillades bourgeoises qursquoil recevait Quand les boutiquescommencegraverent agrave srsquoilluminer et que la nuit lui parut assez noire il se diri-gea vers la place du Palais-Royal en homme qui craignait drsquoecirctre reconnucar il cocirctoya la place jusqursquoagrave la fontaine pour gagner agrave lrsquoabri des fiacreslrsquoentreacutee de la rue Froidmanteau rue sale obscure et mal hanteacutee  une sortedrsquoeacutegout que la police tolegravere aupregraves du Palais-Royal assaini demecircme qursquounmajordome italien laisserait un valet neacutegligent entasser dans un coin delrsquoescalier les balayures de lrsquoappartement Le jeune homme heacutesitait On eucirctdit drsquoune bourgeoise endimancheacutee allongeant le cou devant un ruisseaugrossi par une averse Cependant lrsquoheure eacutetait bien choisie pour satis-faire quelque honteuse fantaisie Plus tocirct on pouvait ecirctre surpris plus tard

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on pouvait ecirctre devanceacute Srsquoecirctre laisseacute convier par un de ces regards quiencouragent sans ecirctre provocants  avoir suivi pendant une heure pen-dant un jour peut-ecirctre une femme jeune et belle lrsquoavoir diviniseacutee dans sapenseacutee et avoir donneacute agrave sa leacutegegravereteacute mille interpreacutetations avantageuses srsquoecirctre repris agrave croire aux sympathies soudaines irreacutesistibles  avoir ima-gineacute sous le feu drsquoune excitation passagegravere une aventure dans un siegravecleougrave les romans srsquoeacutecrivent preacuteciseacutement parce qursquoils nrsquoarrivent plus  avoirrecircveacute balcons guitares stratagegravemes verrous et srsquoecirctre drapeacute dans le man-teau drsquoAlmaviva  apregraves avoir eacutecrit un poeumlme dans sa fantaisie srsquoarrecircteragrave la porte drsquoun mauvais lieu  puis pour tout deacutenoucircment voir dans la re-tenue de sa Rosine une preacutecaution imposeacutee par un regraveglement de policenrsquoest-ce pas une deacuteception par laquelle ont passeacute bien des hommes quinrsquoen conviendront pas  Les sentiments les plus naturels sont ceux qursquoonavoue avec le plus de reacutepugnance et la fatuiteacute est un de ces sentiments-lagraveQuand la leccedilon ne va pas plus loin un Parisien en profite ou lrsquooublie et lemal nrsquoest pas grand  mais il nrsquoen devait pas ecirctre ainsi pour lrsquoeacutetranger quicommenccedilait agrave craindre de payer un peu cher son eacuteducation parisienne

Ce promeneur eacutetait un noble Milanais banni de sa patrie ougrave quelqueseacutequipeacutees libeacuterales lrsquoavaient rendu suspect au gouvernement autrichienLe comte Andrea Marcosini srsquoeacutetait vu accueillir agrave Paris avec cet empres-sement tout franccedilais qursquoy rencontreront toujours un esprit aimable unnom sonore accompagneacutes de deux cent milles livres de rente et drsquouncharmant exteacuterieur Pour un tel homme lrsquoexil devait ecirctre un voyage deplaisir  ses biens furent simplement seacutequestreacutes et ses amis lrsquoinformegraverentqursquoapregraves une absence de deux ans au plus il pourrait sans danger repa-raicirctre dans sa patrie Apres avoir fait rimer crudeli affanni avec i mieitiranni dans une douzaine de sonnets apregraves avoir soutenu de sa bourseles malheureux Italiens reacutefugieacutes le comte Andrea qui avait le malheurdrsquoecirctre poeumlte se crut libeacutereacute de ses ideacutees patriotiques Depuis son arriveacuteeil se livrait donc sans arriegravere-penseacutee aux plaisirs de tout genre que Parisoffre gratis agrave quiconque est assez riche pour les acheter Ses talents et sabeauteacute lui avaient valu bien des succegraves aupregraves des femmes qursquoil aimaitcollectivement autant qursquoil convenait agrave son acircge mais parmi lesquelles ilnrsquoen distinguait encore aucune Ce goucirct eacutetait drsquoailleurs subordonneacute enlui agrave ceux de la musique et de la poeacutesie qursquoil cultivait depuis lrsquoenfance

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et ougrave il lui paraissait plus difficile et plus glorieux de reacuteussir qursquoen ga-lanterie puisque la nature lui eacutepargnait les difficulteacutes que les hommesaiment agrave vaincre Homme complexe comme tant drsquoautres il se laissait fa-cilement seacuteduire par les douceurs du luxe sans lequel il nrsquoaurait pu vivrede mecircme qursquoil tenait beaucoup aux distinctions sociales que ses opinionsrepoussaient Aussi ses theacuteories drsquoartiste de penseur de poeumlte eacutetaient-elles souvent en contradiction avec ses goucircts avec ses sentiments avecses habitudes de gentilhomme millionnaire  mais il se consolait de cesnon-sens en les retrouvant chez beaucoup de Parisiens libeacuteraux par in-teacuterecirct aristocrates par nature Il ne srsquoeacutetait donc pas surpris sans une viveinquieacutetude le 31 deacutecembre 1830 agrave pied par un de nos deacutegels attacheacute auxpas drsquoune femme dont le costume annonccedilait une misegravere profonde radi-cale ancienne inveacuteteacutereacutee qui nrsquoeacutetait pas plus belle que tant drsquoautres qursquoilvoyait chaque soir aux Bouffons agrave lrsquoOpeacutera dans le monde et certaine-ment moins jeune que madame de Manerville de laquelle il avait obtenuun rendez-vous pour ce jour mecircme et qui lrsquoattendait peut-ecirctre encoreMais il y avait dans le regard agrave la fois tendre et farouche profond et ra-pide que les yeux noirs de cette femme lui dardaient agrave la deacuterobeacutee tantde douleurs et tant de volupteacutes eacutetouffeacutees  Mais elle avait rougi avec tantde feu quand au sortir drsquoun magasin ougrave elle eacutetait demeureacutee un quartdrsquoheure et ses yeux srsquoeacutetaient si bien rencontreacutes avec ceux du Milanaisqui lrsquoavait attendue agrave quelques pas hellip Il y avait enfin tant de mais et de sique le comte envahi par une de ces tentations furieuses pour lesquellesil nrsquoest de nom dans aucune langue mecircme dans celle de lrsquoorgie srsquoeacutetaitmis agrave la poursuite de cette femme chassant enfin agrave la grisette comme unvieux Parisien Chemin faisant soit qursquoil se trouvacirct suivre ou devancercette femme il lrsquoexaminait dans tous les deacutetails de sa personne ou de samise afin de deacuteloger le deacutesir absurde et fou qui srsquoeacutetait barricadeacute dans sacervelle  il trouva bientocirct agrave cette revue un plaisir plus ardent que celuiqursquoil avait goucircteacute la veille en contemplant sous les ondes drsquoun bain par-fumeacute les formes irreacuteprochables drsquoune personne aimeacutee  parfois baissant latecircte lrsquoinconnue lui jetait le regard oblique drsquoune chegravevre attacheacutee pregraves dela terre et se voyant toujours poursuivie elle hacirctait le pas comme si elleeucirct voulu fuir Neacuteanmoins quand un embarras de voitures ou tout autreaccident ramenait Andrea pregraves drsquoelle le noble la voyait fleacutechir sous son

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regard sans que rien dans ses traits exprimacirct le deacutepit Ces signes certainsdrsquoune eacutemotion combattue donnegraverent le dernier coup drsquoeacuteperon aux recircvesdeacutesordonneacutes qui lrsquoemportaient et il galopa jusqursquoagrave la rue Froidmanteauougrave apregraves bien des deacutetours lrsquoinconnue entra brusquement croyant avoirdeacuterobeacute sa trace agrave lrsquoeacutetranger bien surpris de cemaneacutege Il faisait nuit Deuxfemmes tatoueacutees de rouge qui buvaient du cassis sur le comptoir drsquoun eacutepi-cier virent la jeune femme et lrsquoappelegraverent Lrsquoinconnue srsquoarrecircta sur le seuilde la porte reacutepondit par quelques mots pleins de douceur au complimentcordial qui lui fut adresseacute et reprit sa course Andrea qui marchait der-riegravere elle la vit disparaicirctre dans une des plus sombres alleacutees de cette ruedont le nom lui eacutetait inconnu Lrsquoaspect repoussant de la maison ougrave venaitdrsquoentrer lrsquoheacuteroiumlne de son roman lui causa comme une nauseacutee En reculantdrsquoun pas pour examiner les lieux il trouva pregraves de lui un homme de mau-vaise mine et lui demanda des renseignements Lrsquohomme appuya sa maindroite sur un bacircton noueux posa la gauche sur sa hanche et reacutepondit parun seul mot  ― Farceur  Mais en toisant lrsquoItalien sur qui tombait la lueurdu reacuteverbegravere sa figure prit une expression pateline

― Ah  pardon monsieur reprit-il en changeant tout agrave coup de tonil y a aussi un restaurant une sorte de table drsquohocircte ougrave la cuisine est fortmauvaise et ougrave lrsquoon met du fromage dans la soupe Peut-ecirctre monsieurcherche-t-il cette gargote car il est facile de voir au costume que mon-sieur est Italien  les Italiens aiment beaucoup le velours et le fromage Simonsieur veut que je lui indique un meilleur restaurant jrsquoai agrave deux pasdrsquoici une tante qui aime beaucoup les eacutetrangers

Andrea releva sonmanteau jusqursquoagrave sesmoustaches et srsquoeacutelanccedila hors dela rue pousseacute par le deacutegoucirct que lui causa cet immonde personnage dontlrsquohabillement et les gestes eacutetaient en harmonie avec la maison ignoble ougravevenait drsquoentrer lrsquoinconnue Il retrouva avec deacutelices les mille recherchesde son appartement et alla passer la soireacutee chez la marquise drsquoEspardpour tacirccher de laver la souillure de cette fantaisie qui lrsquoavait si tyranni-quement domineacute pendant une partie de la journeacutee Cependant lorsqursquoilfut coucheacute par le recueillement de la nuit il retrouva sa vision du jourmais plus lucide et plus animeacutee que dans la reacutealiteacute Lrsquoinconnue marchaitencore devant lui Parfois en traversant les ruisseaux elle deacutecouvrait en-core sa jambe ronde Ses hanches nerveuses tressaillaient agrave chacun de

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ses pas Andrea voulait de nouveau lui parler et nrsquoosait lui Marcosininoble Milanais  Puis il la voyait entrant dans cette alleacutee obscure qui la luiavait deacuterobeacutee et il se reprochait alors de ne lrsquoy avoir point suivie ― Carenfin se disait-il si elle mrsquoeacutevitait et voulait me faire perdre ses traceselle mrsquoaime Chez les femmes de cette sorte la reacutesistance est une preuvedrsquoamour Si jrsquoavais pousseacute plus loin cette aventure jrsquoaurais fini peut-ecirctrepar y rencontrer le deacutegoucirct et je dormirais tranquille Le comte avait lrsquoha-bitude drsquoanalyser ses sensations les plus vives comme font involontaire-ment les hommes qui ont autant drsquoesprit que de cœur et il srsquoeacutetonnait derevoir lrsquoinconnue de la rue Froidmanteau non dans la pompe ideacuteale desvisions mais dans la nuditeacute de ses reacutealiteacutes affligeantes Et neacuteanmoins sisa fantaisie avait deacutepouilleacute cette femme de la livreacutee de la misegravere elle la luiaurait gacircteacutee  car il la voulait il la deacutesirait il lrsquoaimait avec ses bas crotteacutesavec ses souliers eacuteculeacutes avec son chapeau de paille de riz  Il la voulaitdans cette maison mecircme ougrave il lrsquoavait vue entrer  ― Suis-je donc eacutepris duvice  se disait-il tout effrayeacute Je nrsquoen suis pas encore lagrave jrsquoai vingt-troisans et nrsquoai rien drsquoun vieillard blaseacute Lrsquoeacutenergie mecircme du caprice dont il sevoyait le jouet le rassurait un peu Cette singuliegravere lutte cette reacuteflexionet cet amour agrave la course pourront agrave juste titre surprendre quelques per-sonnes habitueacutees au train de Paris  mais elles devront remarquer que lecomte Andrea Marcosini nrsquoeacutetait pas Franccedilais

Eacuteleveacute entre deux abbeacutes qui drsquoapregraves la consigne donneacutee par un pegraveredeacutevot le lacircchegraverent rarement Andreacutea nrsquoavait pas aimeacute une cousine agrave onzeans ni seacuteduit agrave douze la femme de chambre de sa megravere  il nrsquoavait pashanteacute ces colleacuteges ougrave lrsquoenseignement le plus perfectionneacute nrsquoest pas ce-lui que vend lrsquoEacutetat  enfin il nrsquohabitait Paris que depuis quelques anneacutees il eacutetait donc encore accessible agrave ces impressions soudaines et profondescontre lesquelles lrsquoeacuteducation et les mœurs franccedilaises forment une eacutegide sipuissante Dans les pays meacuteridionaux de grandes passions naissent sou-vent drsquoun coup drsquoœil Un gentilhomme gascon qui tempeacuterait beaucoupde sensibiliteacute par beaucoup de reacuteflexion srsquoeacutetait approprieacute mille petites re-cettes contre les soudaines apoplexies de son esprit et de son cœur avaitconseilleacute au comte de se livrer au moins une fois par mois agrave quelque orgiemagistrale pour conjurer ces orages de lrsquoacircme qui sans de telles preacutecau-tions eacuteclatent souvent mal agrave propos Andrea se rappela le conseil ― Eh 

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bien pensa-t-il je commencerai demain premier janvierCeci explique pourquoi le comte Andrea Marcosini louvoyait si timi-

dement pour entrer dans la rue Froidmanteau Lrsquohomme eacuteleacutegant embar-rassait lrsquoamoureux il heacutesita longtemps  mais apregraves avoir fait un dernierappel agrave son courage lrsquoamoureux marcha drsquoun pas assez ferme jusqursquoagravela maison qursquoil reconnut sans peine Lagrave il srsquoarrecircta encore Cette femmeeacutetait-elle bien ce qursquoil imaginait  Nrsquoallait-il pas faire quelque fausse deacute-marche  Il se souvint alors de la table drsquohocircte italienne et srsquoempressa desaisir un moyen terme qui servait agrave la fois son deacutesir et sa reacutepugnance Ilentra pour dicircner et se glissa dans lrsquoalleacutee au fond de laquelle il trouva nonsans tacirctonner longtemps les marches humides et grasses drsquoun escalierqursquoun grand seigneur italien devait prendre pour une eacutechelle Attireacute versle premier eacutetage par une petite lampe poseacutee agrave terre et par une forte odeurde cuisine il poussa la porte entrrsquoouverte et vit une salle brune de crasseet de fumeacutee ougrave trottait une Leacuteonarde occupeacutee agrave parer une table drsquoenvi-ron vingt couverts Aucun des convives ne srsquoy trouvait encore Apregraves uncoup drsquoœil jeteacute sur cette chambre mal eacuteclaireacutee et dont le papier tombaiten lambeaux le noble alla srsquoasseoir pregraves drsquoun poecircle qui fumait et ronflaitdans un coin Ameneacute par le bruit que fit le comte en entrant et deacuteposantson manteau le maicirctre drsquohocirctel se montra brusquement Figurez-vous uncuisinier maigre sec drsquoune grande taille doueacute drsquoun nez grassement deacute-mesureacute et jetant autour de lui par moments et avec une vivaciteacute feacutebrileun regard qui voulait paraicirctre prudent A lrsquoaspect drsquoAndrea dont toutela tenue annonccedilait une grande aisance il signor Giardini srsquoinclina res-pectueusement Le comte manifesta le deacutesir de prendre habituellementses repas en compagnie de quelques compatriotes de payer drsquoavance uncertain nombre de cachets et sut donner agrave la conversation une tournurefamiliegravere afin drsquoarriver promptement agrave son but A peine eut-il parleacute deson inconnue que il signor Giardini fit un geste grotesque et regarda sonconvive drsquoun air malicieux en laissant errer un sourire sur ses legravevres

― Basta  srsquoeacutecria-t-il capisco  Votre seigneurie est conduite ici pardeux appeacutetits La signora Gambara nrsquoaura point perdu son temps si elleest parvenue agrave inteacuteresser un seigneur aussi geacuteneacutereux que vous paraissezlrsquoecirctre En peu de mots je vous apprendrai tout ce que nous savons ici surcette pauvre femme vraiment bien digne de pitieacute Le mari est neacute je crois

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agrave Creacutemone et arrive drsquoAllemagne  il voulait faire prendre une nouvellemusique et de nouveaux instruments chez les Tedeschi  Nrsquoest-ce pas agravefaire pitieacute  dit Giardini en haussant les eacutepaules Il signor Gambara qui secroit un grand compositeur ne me paraicirct pas fort sur tout le reste Ga-lant homme drsquoailleurs plein de sens et drsquoesprit quelquefois fort aimablesurtout quand il a bu quelques verres de vin cas rare vu sa profonde mi-segravere il srsquooccupe nuit et jour agrave composer des opeacuteras et des symphoniesimaginaires au lieu de chercher agrave gagner honnecirctement sa vie Sa pauvrefemme est reacuteduite agrave travailler pour toute sorte de monde le monde de laborne  Que voulez-vous  elle aime son mari comme un pegravere et le soignecomme un enfant Beaucoup de jeunes gens ont dicircneacute chez moi pour faireleur cour agrave madame mais pas un nrsquoa reacuteussi dit-il en appuyant sur le der-nier mot La signora Marianna est sage mon cher monsieur trop sagepour son malheur  Les hommes ne donnent rien pour rien aujourdrsquohuiLa pauvre femme mourra donc agrave la peine Vous croyez que son mari lareacutecompense de ce deacutevouement  bah  monsieur ne lui accorde pas unsourire  et leur cuisine se fait chez le boulanger car non-seulement cediable drsquohomme ne gagne pas un sou mais encore il deacutepense tout le fruitdu travail de sa femme en instruments qursquoil taille qursquoil allonge qursquoil rac-courcit qursquoil deacutemonte et remonte jusqursquoagrave ce qursquoils ne puissent plus rendreque des sons agrave faire fuir les chats  alors il est content Et pourtant vousverrez en lui le plus doux le meilleur de tous les hommes et nullementparesseux il travaille toujoursQue vous dirai-je  il est fou et ne connaicirctpas son eacutetat Je lrsquoai vu limant et forgeant ses instruments manger du painnoir avec un appeacutetit qui me faisait envie agrave moi-mecircme agrave moi monsieurqui ai la meilleure table de Paris Oui Excellence avant un quart drsquoheurevous saurez quel homme je suis Jrsquoai introduit dans la cuisine italiennedes raffinements qui vous surprendront Excellence je suis Napolitaincrsquoest-agrave-dire neacute cuisinier Mais agrave quoi sert lrsquoinstinct sans la science  lascience  jrsquoai passeacute trente ans agrave lrsquoacqueacuterir et voyez ougrave elle mrsquoa conduitMon histoire est celle de tous les hommes de talent  Mes essais mes ex-peacuteriences ont ruineacute trois restaurants successivement fondeacutes agrave Naples agraveParme et agrave Rome Aujourdrsquohui que je suis encore reacuteduit agrave faire meacutetierde mon art je me laisse aller le plus souvent agrave ma passion dominante Jesers agrave ces pauvres reacutefugieacutes quelques-uns de mes ragoucircts de preacutedilection

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Je me ruine ainsi  Sottise direz-vous  Je le sais  mais que voulez-vous le talent mrsquoemporte et je ne puis reacutesister agrave confectionner un mets qui mesourit Ils srsquoen aperccediloivent toujours les gaillards Ils savent bien je vousle jure qui de ma femme ou de moi a servi la batterie Qursquoarrive-t-il de soixante et quelques convives que je voyais chaque jour agrave ma tableagrave lrsquoeacutepoque ougrave jrsquoai fondeacute ce miseacuterable restaurant je nrsquoen reccedilois plus au-jourdrsquohui qursquoune vingtaine environ agrave qui je fais creacutedit pour la plupart dutemps Les Pieacutemontais les Savoyards sont partis  mais les connaisseursles gens de goucirct les vrais Italiens me sont resteacutes Aussi pour eux nrsquoest-ilsacrifice que je ne fasse  je leur donne bien souvent pour vingt-cinq souspar tecircte un dicircner qui me revient au double

La parole du signor Giardini sentait tant la naiumlve rouerie napolitaineque le comte charmeacute se crut encore agrave Geacuterolamo

― Puisqursquoil en est ainsi mon cher hocircte dit-il familiegraverement au cuisi-nier puisque le hasard et votre confiance mrsquoont mis dans le secret de vossacrifices journaliers permettez-moi de doubler la somme

En achevant ces mots Andrea faisait tourner sur le poecircle une piegravece dequarante francs sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusementdeux francs cinquante centimes non sans quelques faccedilons discregravetes quile reacutejouirent fort

― Dans quelques minutes reprit Giardini vous allez voir votre don-nina Je vous placerai pregraves du mari et si vous voulez ecirctre dans ses bonnesgracircces parlez musique je les ai inviteacutes tous deux pauvres gens  A causedu nouvel an je reacutegale mes hocirctes drsquoun mets dans la confection duquel jecrois mrsquoecirctre surpasseacutehellip

La voix du signor Giardini fut couverte par les bruyantes feacutelicitationsdes convives qui vinrent deux agrave deux un agrave un assez capricieusementsuivant la coutume des tables drsquohocircte Giardini affectait de se tenir pregraves ducomte et faisait le cicerone en lui indiquant quels eacutetaient ses habitueacutes Iltacircchait drsquoamener par ses lazzi un sourire sur les legravevres drsquoun homme en quison instinct de Napolitain lui indiquait un riche protecteur agrave exploiter

― Celui-ci dit-il est un pauvre compositeur qui voudrait passer dela romance agrave lrsquoopeacutera et ne peut Il se plaint des directeurs des marchandsde musique de tout le monde excepteacute de lui-mecircme et certes il nrsquoa pasde plus cruel ennemi Vous voyez quel teint fleuri quel contentement

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de lui combien peu drsquoefforts dans ses traits si bien disposeacutes pour la ro-mance  celui qui lrsquoaccompagne et qui a lrsquoair drsquoun marchand drsquoallumettesest une des plus grandes ceacuteleacutebriteacutes musicales Gigelmi  le plus grand chefdrsquoorchestre italien connu  mais il est sourd et finit malheureusement savie priveacute de ce qui la lui embellissait Oh  voici notre grand Ottobonile plus naiumlf vieillard que la terre ait porteacute mais il est soupccedilonneacute drsquoecirctre leplus enrageacute de ceux qui veulent la reacutegeacuteneacuteration de lrsquoItalie Je me demandecomment lrsquoon peut bannir un si aimable vieillard 

Ici Giardini regarda le comte qui se sentant sondeacute du cocircteacute politiquece retrancha dans une immobiliteacute tout italienne

― Un homme obligeacute de faire la cuisine agrave tout le monde doit srsquointer-dire drsquoavoir une opinion politique Excellence dit le cuisinier en conti-nuant Mais tout le monde agrave lrsquoaspect de ce brave homme qui a plus lrsquoairdrsquoun mouton que drsquoun lion eucirct dit ce que je pense devant lrsquoambassadeurdrsquoAutriche lui-mecircme Drsquoailleurs nous sommes dans un moment ougrave la li-berteacute nrsquoest plus proscrite et va recommencer sa tourneacutee  Ces braves gensle croient du moins dit-il en srsquoapprochant de lrsquooreille du comte et pour-quoi contrarierais-je (contrarierai-je) leurs espeacuterances  car moi je ne haispas lrsquoabsolutisme Excellence  Tout grand talent est absolutiste  Heacute  bienquoique plein de geacutenie Ottoboni se donne des peines inouiumles pour lrsquoins-truction de lrsquoItalie il compose des petits livres pour eacuteclairer lrsquointelligencedes enfants et des gens du peuple il les fait passer tregraves-habilement en Ita-lie il prend tous les moyens de refaire un moral agrave notre pauvre patrie quipreacuteegravere la jouissance agrave la liberteacute peut-ecirctre avec raison 

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put riendeacutecouvrir de ses veacuteritables opinions politiques

― Ottoboni reprit-il est un saint homme il est tregraves-secourable tousles reacutefugieacutes lrsquoaiment car Excellence un libeacuteral peut avoir des vertus  Oh oh  fit Giardini voilagrave un journaliste dit-il en deacutesignant un homme quiavait le costume ridicule que lrsquoon donnait autrefois aux poeumltes logeacutes dansles greniers car son habit eacutetait racircpeacute ses bottes crevasseacutees son chapeaugras et sa redingote dans un eacutetat de veacutetusteacute deacuteplorable Excellence cepauvre homme est plein de talent ethellip incorruptible  il srsquoest trompeacute surson eacutepoque il dit la veacuteriteacute agrave tout le monde personne ne peut le souffrirIl rend compte des theacuteacirctres dans deux journaux obscurs quoiqursquoil soit

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assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 8: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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on pouvait ecirctre devanceacute Srsquoecirctre laisseacute convier par un de ces regards quiencouragent sans ecirctre provocants  avoir suivi pendant une heure pen-dant un jour peut-ecirctre une femme jeune et belle lrsquoavoir diviniseacutee dans sapenseacutee et avoir donneacute agrave sa leacutegegravereteacute mille interpreacutetations avantageuses srsquoecirctre repris agrave croire aux sympathies soudaines irreacutesistibles  avoir ima-gineacute sous le feu drsquoune excitation passagegravere une aventure dans un siegravecleougrave les romans srsquoeacutecrivent preacuteciseacutement parce qursquoils nrsquoarrivent plus  avoirrecircveacute balcons guitares stratagegravemes verrous et srsquoecirctre drapeacute dans le man-teau drsquoAlmaviva  apregraves avoir eacutecrit un poeumlme dans sa fantaisie srsquoarrecircteragrave la porte drsquoun mauvais lieu  puis pour tout deacutenoucircment voir dans la re-tenue de sa Rosine une preacutecaution imposeacutee par un regraveglement de policenrsquoest-ce pas une deacuteception par laquelle ont passeacute bien des hommes quinrsquoen conviendront pas  Les sentiments les plus naturels sont ceux qursquoonavoue avec le plus de reacutepugnance et la fatuiteacute est un de ces sentiments-lagraveQuand la leccedilon ne va pas plus loin un Parisien en profite ou lrsquooublie et lemal nrsquoest pas grand  mais il nrsquoen devait pas ecirctre ainsi pour lrsquoeacutetranger quicommenccedilait agrave craindre de payer un peu cher son eacuteducation parisienne

Ce promeneur eacutetait un noble Milanais banni de sa patrie ougrave quelqueseacutequipeacutees libeacuterales lrsquoavaient rendu suspect au gouvernement autrichienLe comte Andrea Marcosini srsquoeacutetait vu accueillir agrave Paris avec cet empres-sement tout franccedilais qursquoy rencontreront toujours un esprit aimable unnom sonore accompagneacutes de deux cent milles livres de rente et drsquouncharmant exteacuterieur Pour un tel homme lrsquoexil devait ecirctre un voyage deplaisir  ses biens furent simplement seacutequestreacutes et ses amis lrsquoinformegraverentqursquoapregraves une absence de deux ans au plus il pourrait sans danger repa-raicirctre dans sa patrie Apres avoir fait rimer crudeli affanni avec i mieitiranni dans une douzaine de sonnets apregraves avoir soutenu de sa bourseles malheureux Italiens reacutefugieacutes le comte Andrea qui avait le malheurdrsquoecirctre poeumlte se crut libeacutereacute de ses ideacutees patriotiques Depuis son arriveacuteeil se livrait donc sans arriegravere-penseacutee aux plaisirs de tout genre que Parisoffre gratis agrave quiconque est assez riche pour les acheter Ses talents et sabeauteacute lui avaient valu bien des succegraves aupregraves des femmes qursquoil aimaitcollectivement autant qursquoil convenait agrave son acircge mais parmi lesquelles ilnrsquoen distinguait encore aucune Ce goucirct eacutetait drsquoailleurs subordonneacute enlui agrave ceux de la musique et de la poeacutesie qursquoil cultivait depuis lrsquoenfance

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et ougrave il lui paraissait plus difficile et plus glorieux de reacuteussir qursquoen ga-lanterie puisque la nature lui eacutepargnait les difficulteacutes que les hommesaiment agrave vaincre Homme complexe comme tant drsquoautres il se laissait fa-cilement seacuteduire par les douceurs du luxe sans lequel il nrsquoaurait pu vivrede mecircme qursquoil tenait beaucoup aux distinctions sociales que ses opinionsrepoussaient Aussi ses theacuteories drsquoartiste de penseur de poeumlte eacutetaient-elles souvent en contradiction avec ses goucircts avec ses sentiments avecses habitudes de gentilhomme millionnaire  mais il se consolait de cesnon-sens en les retrouvant chez beaucoup de Parisiens libeacuteraux par in-teacuterecirct aristocrates par nature Il ne srsquoeacutetait donc pas surpris sans une viveinquieacutetude le 31 deacutecembre 1830 agrave pied par un de nos deacutegels attacheacute auxpas drsquoune femme dont le costume annonccedilait une misegravere profonde radi-cale ancienne inveacuteteacutereacutee qui nrsquoeacutetait pas plus belle que tant drsquoautres qursquoilvoyait chaque soir aux Bouffons agrave lrsquoOpeacutera dans le monde et certaine-ment moins jeune que madame de Manerville de laquelle il avait obtenuun rendez-vous pour ce jour mecircme et qui lrsquoattendait peut-ecirctre encoreMais il y avait dans le regard agrave la fois tendre et farouche profond et ra-pide que les yeux noirs de cette femme lui dardaient agrave la deacuterobeacutee tantde douleurs et tant de volupteacutes eacutetouffeacutees  Mais elle avait rougi avec tantde feu quand au sortir drsquoun magasin ougrave elle eacutetait demeureacutee un quartdrsquoheure et ses yeux srsquoeacutetaient si bien rencontreacutes avec ceux du Milanaisqui lrsquoavait attendue agrave quelques pas hellip Il y avait enfin tant de mais et de sique le comte envahi par une de ces tentations furieuses pour lesquellesil nrsquoest de nom dans aucune langue mecircme dans celle de lrsquoorgie srsquoeacutetaitmis agrave la poursuite de cette femme chassant enfin agrave la grisette comme unvieux Parisien Chemin faisant soit qursquoil se trouvacirct suivre ou devancercette femme il lrsquoexaminait dans tous les deacutetails de sa personne ou de samise afin de deacuteloger le deacutesir absurde et fou qui srsquoeacutetait barricadeacute dans sacervelle  il trouva bientocirct agrave cette revue un plaisir plus ardent que celuiqursquoil avait goucircteacute la veille en contemplant sous les ondes drsquoun bain par-fumeacute les formes irreacuteprochables drsquoune personne aimeacutee  parfois baissant latecircte lrsquoinconnue lui jetait le regard oblique drsquoune chegravevre attacheacutee pregraves dela terre et se voyant toujours poursuivie elle hacirctait le pas comme si elleeucirct voulu fuir Neacuteanmoins quand un embarras de voitures ou tout autreaccident ramenait Andrea pregraves drsquoelle le noble la voyait fleacutechir sous son

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regard sans que rien dans ses traits exprimacirct le deacutepit Ces signes certainsdrsquoune eacutemotion combattue donnegraverent le dernier coup drsquoeacuteperon aux recircvesdeacutesordonneacutes qui lrsquoemportaient et il galopa jusqursquoagrave la rue Froidmanteauougrave apregraves bien des deacutetours lrsquoinconnue entra brusquement croyant avoirdeacuterobeacute sa trace agrave lrsquoeacutetranger bien surpris de cemaneacutege Il faisait nuit Deuxfemmes tatoueacutees de rouge qui buvaient du cassis sur le comptoir drsquoun eacutepi-cier virent la jeune femme et lrsquoappelegraverent Lrsquoinconnue srsquoarrecircta sur le seuilde la porte reacutepondit par quelques mots pleins de douceur au complimentcordial qui lui fut adresseacute et reprit sa course Andrea qui marchait der-riegravere elle la vit disparaicirctre dans une des plus sombres alleacutees de cette ruedont le nom lui eacutetait inconnu Lrsquoaspect repoussant de la maison ougrave venaitdrsquoentrer lrsquoheacuteroiumlne de son roman lui causa comme une nauseacutee En reculantdrsquoun pas pour examiner les lieux il trouva pregraves de lui un homme de mau-vaise mine et lui demanda des renseignements Lrsquohomme appuya sa maindroite sur un bacircton noueux posa la gauche sur sa hanche et reacutepondit parun seul mot  ― Farceur  Mais en toisant lrsquoItalien sur qui tombait la lueurdu reacuteverbegravere sa figure prit une expression pateline

― Ah  pardon monsieur reprit-il en changeant tout agrave coup de tonil y a aussi un restaurant une sorte de table drsquohocircte ougrave la cuisine est fortmauvaise et ougrave lrsquoon met du fromage dans la soupe Peut-ecirctre monsieurcherche-t-il cette gargote car il est facile de voir au costume que mon-sieur est Italien  les Italiens aiment beaucoup le velours et le fromage Simonsieur veut que je lui indique un meilleur restaurant jrsquoai agrave deux pasdrsquoici une tante qui aime beaucoup les eacutetrangers

Andrea releva sonmanteau jusqursquoagrave sesmoustaches et srsquoeacutelanccedila hors dela rue pousseacute par le deacutegoucirct que lui causa cet immonde personnage dontlrsquohabillement et les gestes eacutetaient en harmonie avec la maison ignoble ougravevenait drsquoentrer lrsquoinconnue Il retrouva avec deacutelices les mille recherchesde son appartement et alla passer la soireacutee chez la marquise drsquoEspardpour tacirccher de laver la souillure de cette fantaisie qui lrsquoavait si tyranni-quement domineacute pendant une partie de la journeacutee Cependant lorsqursquoilfut coucheacute par le recueillement de la nuit il retrouva sa vision du jourmais plus lucide et plus animeacutee que dans la reacutealiteacute Lrsquoinconnue marchaitencore devant lui Parfois en traversant les ruisseaux elle deacutecouvrait en-core sa jambe ronde Ses hanches nerveuses tressaillaient agrave chacun de

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ses pas Andrea voulait de nouveau lui parler et nrsquoosait lui Marcosininoble Milanais  Puis il la voyait entrant dans cette alleacutee obscure qui la luiavait deacuterobeacutee et il se reprochait alors de ne lrsquoy avoir point suivie ― Carenfin se disait-il si elle mrsquoeacutevitait et voulait me faire perdre ses traceselle mrsquoaime Chez les femmes de cette sorte la reacutesistance est une preuvedrsquoamour Si jrsquoavais pousseacute plus loin cette aventure jrsquoaurais fini peut-ecirctrepar y rencontrer le deacutegoucirct et je dormirais tranquille Le comte avait lrsquoha-bitude drsquoanalyser ses sensations les plus vives comme font involontaire-ment les hommes qui ont autant drsquoesprit que de cœur et il srsquoeacutetonnait derevoir lrsquoinconnue de la rue Froidmanteau non dans la pompe ideacuteale desvisions mais dans la nuditeacute de ses reacutealiteacutes affligeantes Et neacuteanmoins sisa fantaisie avait deacutepouilleacute cette femme de la livreacutee de la misegravere elle la luiaurait gacircteacutee  car il la voulait il la deacutesirait il lrsquoaimait avec ses bas crotteacutesavec ses souliers eacuteculeacutes avec son chapeau de paille de riz  Il la voulaitdans cette maison mecircme ougrave il lrsquoavait vue entrer  ― Suis-je donc eacutepris duvice  se disait-il tout effrayeacute Je nrsquoen suis pas encore lagrave jrsquoai vingt-troisans et nrsquoai rien drsquoun vieillard blaseacute Lrsquoeacutenergie mecircme du caprice dont il sevoyait le jouet le rassurait un peu Cette singuliegravere lutte cette reacuteflexionet cet amour agrave la course pourront agrave juste titre surprendre quelques per-sonnes habitueacutees au train de Paris  mais elles devront remarquer que lecomte Andrea Marcosini nrsquoeacutetait pas Franccedilais

Eacuteleveacute entre deux abbeacutes qui drsquoapregraves la consigne donneacutee par un pegraveredeacutevot le lacircchegraverent rarement Andreacutea nrsquoavait pas aimeacute une cousine agrave onzeans ni seacuteduit agrave douze la femme de chambre de sa megravere  il nrsquoavait pashanteacute ces colleacuteges ougrave lrsquoenseignement le plus perfectionneacute nrsquoest pas ce-lui que vend lrsquoEacutetat  enfin il nrsquohabitait Paris que depuis quelques anneacutees il eacutetait donc encore accessible agrave ces impressions soudaines et profondescontre lesquelles lrsquoeacuteducation et les mœurs franccedilaises forment une eacutegide sipuissante Dans les pays meacuteridionaux de grandes passions naissent sou-vent drsquoun coup drsquoœil Un gentilhomme gascon qui tempeacuterait beaucoupde sensibiliteacute par beaucoup de reacuteflexion srsquoeacutetait approprieacute mille petites re-cettes contre les soudaines apoplexies de son esprit et de son cœur avaitconseilleacute au comte de se livrer au moins une fois par mois agrave quelque orgiemagistrale pour conjurer ces orages de lrsquoacircme qui sans de telles preacutecau-tions eacuteclatent souvent mal agrave propos Andrea se rappela le conseil ― Eh 

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bien pensa-t-il je commencerai demain premier janvierCeci explique pourquoi le comte Andrea Marcosini louvoyait si timi-

dement pour entrer dans la rue Froidmanteau Lrsquohomme eacuteleacutegant embar-rassait lrsquoamoureux il heacutesita longtemps  mais apregraves avoir fait un dernierappel agrave son courage lrsquoamoureux marcha drsquoun pas assez ferme jusqursquoagravela maison qursquoil reconnut sans peine Lagrave il srsquoarrecircta encore Cette femmeeacutetait-elle bien ce qursquoil imaginait  Nrsquoallait-il pas faire quelque fausse deacute-marche  Il se souvint alors de la table drsquohocircte italienne et srsquoempressa desaisir un moyen terme qui servait agrave la fois son deacutesir et sa reacutepugnance Ilentra pour dicircner et se glissa dans lrsquoalleacutee au fond de laquelle il trouva nonsans tacirctonner longtemps les marches humides et grasses drsquoun escalierqursquoun grand seigneur italien devait prendre pour une eacutechelle Attireacute versle premier eacutetage par une petite lampe poseacutee agrave terre et par une forte odeurde cuisine il poussa la porte entrrsquoouverte et vit une salle brune de crasseet de fumeacutee ougrave trottait une Leacuteonarde occupeacutee agrave parer une table drsquoenvi-ron vingt couverts Aucun des convives ne srsquoy trouvait encore Apregraves uncoup drsquoœil jeteacute sur cette chambre mal eacuteclaireacutee et dont le papier tombaiten lambeaux le noble alla srsquoasseoir pregraves drsquoun poecircle qui fumait et ronflaitdans un coin Ameneacute par le bruit que fit le comte en entrant et deacuteposantson manteau le maicirctre drsquohocirctel se montra brusquement Figurez-vous uncuisinier maigre sec drsquoune grande taille doueacute drsquoun nez grassement deacute-mesureacute et jetant autour de lui par moments et avec une vivaciteacute feacutebrileun regard qui voulait paraicirctre prudent A lrsquoaspect drsquoAndrea dont toutela tenue annonccedilait une grande aisance il signor Giardini srsquoinclina res-pectueusement Le comte manifesta le deacutesir de prendre habituellementses repas en compagnie de quelques compatriotes de payer drsquoavance uncertain nombre de cachets et sut donner agrave la conversation une tournurefamiliegravere afin drsquoarriver promptement agrave son but A peine eut-il parleacute deson inconnue que il signor Giardini fit un geste grotesque et regarda sonconvive drsquoun air malicieux en laissant errer un sourire sur ses legravevres

― Basta  srsquoeacutecria-t-il capisco  Votre seigneurie est conduite ici pardeux appeacutetits La signora Gambara nrsquoaura point perdu son temps si elleest parvenue agrave inteacuteresser un seigneur aussi geacuteneacutereux que vous paraissezlrsquoecirctre En peu de mots je vous apprendrai tout ce que nous savons ici surcette pauvre femme vraiment bien digne de pitieacute Le mari est neacute je crois

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agrave Creacutemone et arrive drsquoAllemagne  il voulait faire prendre une nouvellemusique et de nouveaux instruments chez les Tedeschi  Nrsquoest-ce pas agravefaire pitieacute  dit Giardini en haussant les eacutepaules Il signor Gambara qui secroit un grand compositeur ne me paraicirct pas fort sur tout le reste Ga-lant homme drsquoailleurs plein de sens et drsquoesprit quelquefois fort aimablesurtout quand il a bu quelques verres de vin cas rare vu sa profonde mi-segravere il srsquooccupe nuit et jour agrave composer des opeacuteras et des symphoniesimaginaires au lieu de chercher agrave gagner honnecirctement sa vie Sa pauvrefemme est reacuteduite agrave travailler pour toute sorte de monde le monde de laborne  Que voulez-vous  elle aime son mari comme un pegravere et le soignecomme un enfant Beaucoup de jeunes gens ont dicircneacute chez moi pour faireleur cour agrave madame mais pas un nrsquoa reacuteussi dit-il en appuyant sur le der-nier mot La signora Marianna est sage mon cher monsieur trop sagepour son malheur  Les hommes ne donnent rien pour rien aujourdrsquohuiLa pauvre femme mourra donc agrave la peine Vous croyez que son mari lareacutecompense de ce deacutevouement  bah  monsieur ne lui accorde pas unsourire  et leur cuisine se fait chez le boulanger car non-seulement cediable drsquohomme ne gagne pas un sou mais encore il deacutepense tout le fruitdu travail de sa femme en instruments qursquoil taille qursquoil allonge qursquoil rac-courcit qursquoil deacutemonte et remonte jusqursquoagrave ce qursquoils ne puissent plus rendreque des sons agrave faire fuir les chats  alors il est content Et pourtant vousverrez en lui le plus doux le meilleur de tous les hommes et nullementparesseux il travaille toujoursQue vous dirai-je  il est fou et ne connaicirctpas son eacutetat Je lrsquoai vu limant et forgeant ses instruments manger du painnoir avec un appeacutetit qui me faisait envie agrave moi-mecircme agrave moi monsieurqui ai la meilleure table de Paris Oui Excellence avant un quart drsquoheurevous saurez quel homme je suis Jrsquoai introduit dans la cuisine italiennedes raffinements qui vous surprendront Excellence je suis Napolitaincrsquoest-agrave-dire neacute cuisinier Mais agrave quoi sert lrsquoinstinct sans la science  lascience  jrsquoai passeacute trente ans agrave lrsquoacqueacuterir et voyez ougrave elle mrsquoa conduitMon histoire est celle de tous les hommes de talent  Mes essais mes ex-peacuteriences ont ruineacute trois restaurants successivement fondeacutes agrave Naples agraveParme et agrave Rome Aujourdrsquohui que je suis encore reacuteduit agrave faire meacutetierde mon art je me laisse aller le plus souvent agrave ma passion dominante Jesers agrave ces pauvres reacutefugieacutes quelques-uns de mes ragoucircts de preacutedilection

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Je me ruine ainsi  Sottise direz-vous  Je le sais  mais que voulez-vous le talent mrsquoemporte et je ne puis reacutesister agrave confectionner un mets qui mesourit Ils srsquoen aperccediloivent toujours les gaillards Ils savent bien je vousle jure qui de ma femme ou de moi a servi la batterie Qursquoarrive-t-il de soixante et quelques convives que je voyais chaque jour agrave ma tableagrave lrsquoeacutepoque ougrave jrsquoai fondeacute ce miseacuterable restaurant je nrsquoen reccedilois plus au-jourdrsquohui qursquoune vingtaine environ agrave qui je fais creacutedit pour la plupart dutemps Les Pieacutemontais les Savoyards sont partis  mais les connaisseursles gens de goucirct les vrais Italiens me sont resteacutes Aussi pour eux nrsquoest-ilsacrifice que je ne fasse  je leur donne bien souvent pour vingt-cinq souspar tecircte un dicircner qui me revient au double

La parole du signor Giardini sentait tant la naiumlve rouerie napolitaineque le comte charmeacute se crut encore agrave Geacuterolamo

― Puisqursquoil en est ainsi mon cher hocircte dit-il familiegraverement au cuisi-nier puisque le hasard et votre confiance mrsquoont mis dans le secret de vossacrifices journaliers permettez-moi de doubler la somme

En achevant ces mots Andrea faisait tourner sur le poecircle une piegravece dequarante francs sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusementdeux francs cinquante centimes non sans quelques faccedilons discregravetes quile reacutejouirent fort

― Dans quelques minutes reprit Giardini vous allez voir votre don-nina Je vous placerai pregraves du mari et si vous voulez ecirctre dans ses bonnesgracircces parlez musique je les ai inviteacutes tous deux pauvres gens  A causedu nouvel an je reacutegale mes hocirctes drsquoun mets dans la confection duquel jecrois mrsquoecirctre surpasseacutehellip

La voix du signor Giardini fut couverte par les bruyantes feacutelicitationsdes convives qui vinrent deux agrave deux un agrave un assez capricieusementsuivant la coutume des tables drsquohocircte Giardini affectait de se tenir pregraves ducomte et faisait le cicerone en lui indiquant quels eacutetaient ses habitueacutes Iltacircchait drsquoamener par ses lazzi un sourire sur les legravevres drsquoun homme en quison instinct de Napolitain lui indiquait un riche protecteur agrave exploiter

― Celui-ci dit-il est un pauvre compositeur qui voudrait passer dela romance agrave lrsquoopeacutera et ne peut Il se plaint des directeurs des marchandsde musique de tout le monde excepteacute de lui-mecircme et certes il nrsquoa pasde plus cruel ennemi Vous voyez quel teint fleuri quel contentement

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de lui combien peu drsquoefforts dans ses traits si bien disposeacutes pour la ro-mance  celui qui lrsquoaccompagne et qui a lrsquoair drsquoun marchand drsquoallumettesest une des plus grandes ceacuteleacutebriteacutes musicales Gigelmi  le plus grand chefdrsquoorchestre italien connu  mais il est sourd et finit malheureusement savie priveacute de ce qui la lui embellissait Oh  voici notre grand Ottobonile plus naiumlf vieillard que la terre ait porteacute mais il est soupccedilonneacute drsquoecirctre leplus enrageacute de ceux qui veulent la reacutegeacuteneacuteration de lrsquoItalie Je me demandecomment lrsquoon peut bannir un si aimable vieillard 

Ici Giardini regarda le comte qui se sentant sondeacute du cocircteacute politiquece retrancha dans une immobiliteacute tout italienne

― Un homme obligeacute de faire la cuisine agrave tout le monde doit srsquointer-dire drsquoavoir une opinion politique Excellence dit le cuisinier en conti-nuant Mais tout le monde agrave lrsquoaspect de ce brave homme qui a plus lrsquoairdrsquoun mouton que drsquoun lion eucirct dit ce que je pense devant lrsquoambassadeurdrsquoAutriche lui-mecircme Drsquoailleurs nous sommes dans un moment ougrave la li-berteacute nrsquoest plus proscrite et va recommencer sa tourneacutee  Ces braves gensle croient du moins dit-il en srsquoapprochant de lrsquooreille du comte et pour-quoi contrarierais-je (contrarierai-je) leurs espeacuterances  car moi je ne haispas lrsquoabsolutisme Excellence  Tout grand talent est absolutiste  Heacute  bienquoique plein de geacutenie Ottoboni se donne des peines inouiumles pour lrsquoins-truction de lrsquoItalie il compose des petits livres pour eacuteclairer lrsquointelligencedes enfants et des gens du peuple il les fait passer tregraves-habilement en Ita-lie il prend tous les moyens de refaire un moral agrave notre pauvre patrie quipreacuteegravere la jouissance agrave la liberteacute peut-ecirctre avec raison 

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put riendeacutecouvrir de ses veacuteritables opinions politiques

― Ottoboni reprit-il est un saint homme il est tregraves-secourable tousles reacutefugieacutes lrsquoaiment car Excellence un libeacuteral peut avoir des vertus  Oh oh  fit Giardini voilagrave un journaliste dit-il en deacutesignant un homme quiavait le costume ridicule que lrsquoon donnait autrefois aux poeumltes logeacutes dansles greniers car son habit eacutetait racircpeacute ses bottes crevasseacutees son chapeaugras et sa redingote dans un eacutetat de veacutetusteacute deacuteplorable Excellence cepauvre homme est plein de talent ethellip incorruptible  il srsquoest trompeacute surson eacutepoque il dit la veacuteriteacute agrave tout le monde personne ne peut le souffrirIl rend compte des theacuteacirctres dans deux journaux obscurs quoiqursquoil soit

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assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 9: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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et ougrave il lui paraissait plus difficile et plus glorieux de reacuteussir qursquoen ga-lanterie puisque la nature lui eacutepargnait les difficulteacutes que les hommesaiment agrave vaincre Homme complexe comme tant drsquoautres il se laissait fa-cilement seacuteduire par les douceurs du luxe sans lequel il nrsquoaurait pu vivrede mecircme qursquoil tenait beaucoup aux distinctions sociales que ses opinionsrepoussaient Aussi ses theacuteories drsquoartiste de penseur de poeumlte eacutetaient-elles souvent en contradiction avec ses goucircts avec ses sentiments avecses habitudes de gentilhomme millionnaire  mais il se consolait de cesnon-sens en les retrouvant chez beaucoup de Parisiens libeacuteraux par in-teacuterecirct aristocrates par nature Il ne srsquoeacutetait donc pas surpris sans une viveinquieacutetude le 31 deacutecembre 1830 agrave pied par un de nos deacutegels attacheacute auxpas drsquoune femme dont le costume annonccedilait une misegravere profonde radi-cale ancienne inveacuteteacutereacutee qui nrsquoeacutetait pas plus belle que tant drsquoautres qursquoilvoyait chaque soir aux Bouffons agrave lrsquoOpeacutera dans le monde et certaine-ment moins jeune que madame de Manerville de laquelle il avait obtenuun rendez-vous pour ce jour mecircme et qui lrsquoattendait peut-ecirctre encoreMais il y avait dans le regard agrave la fois tendre et farouche profond et ra-pide que les yeux noirs de cette femme lui dardaient agrave la deacuterobeacutee tantde douleurs et tant de volupteacutes eacutetouffeacutees  Mais elle avait rougi avec tantde feu quand au sortir drsquoun magasin ougrave elle eacutetait demeureacutee un quartdrsquoheure et ses yeux srsquoeacutetaient si bien rencontreacutes avec ceux du Milanaisqui lrsquoavait attendue agrave quelques pas hellip Il y avait enfin tant de mais et de sique le comte envahi par une de ces tentations furieuses pour lesquellesil nrsquoest de nom dans aucune langue mecircme dans celle de lrsquoorgie srsquoeacutetaitmis agrave la poursuite de cette femme chassant enfin agrave la grisette comme unvieux Parisien Chemin faisant soit qursquoil se trouvacirct suivre ou devancercette femme il lrsquoexaminait dans tous les deacutetails de sa personne ou de samise afin de deacuteloger le deacutesir absurde et fou qui srsquoeacutetait barricadeacute dans sacervelle  il trouva bientocirct agrave cette revue un plaisir plus ardent que celuiqursquoil avait goucircteacute la veille en contemplant sous les ondes drsquoun bain par-fumeacute les formes irreacuteprochables drsquoune personne aimeacutee  parfois baissant latecircte lrsquoinconnue lui jetait le regard oblique drsquoune chegravevre attacheacutee pregraves dela terre et se voyant toujours poursuivie elle hacirctait le pas comme si elleeucirct voulu fuir Neacuteanmoins quand un embarras de voitures ou tout autreaccident ramenait Andrea pregraves drsquoelle le noble la voyait fleacutechir sous son

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regard sans que rien dans ses traits exprimacirct le deacutepit Ces signes certainsdrsquoune eacutemotion combattue donnegraverent le dernier coup drsquoeacuteperon aux recircvesdeacutesordonneacutes qui lrsquoemportaient et il galopa jusqursquoagrave la rue Froidmanteauougrave apregraves bien des deacutetours lrsquoinconnue entra brusquement croyant avoirdeacuterobeacute sa trace agrave lrsquoeacutetranger bien surpris de cemaneacutege Il faisait nuit Deuxfemmes tatoueacutees de rouge qui buvaient du cassis sur le comptoir drsquoun eacutepi-cier virent la jeune femme et lrsquoappelegraverent Lrsquoinconnue srsquoarrecircta sur le seuilde la porte reacutepondit par quelques mots pleins de douceur au complimentcordial qui lui fut adresseacute et reprit sa course Andrea qui marchait der-riegravere elle la vit disparaicirctre dans une des plus sombres alleacutees de cette ruedont le nom lui eacutetait inconnu Lrsquoaspect repoussant de la maison ougrave venaitdrsquoentrer lrsquoheacuteroiumlne de son roman lui causa comme une nauseacutee En reculantdrsquoun pas pour examiner les lieux il trouva pregraves de lui un homme de mau-vaise mine et lui demanda des renseignements Lrsquohomme appuya sa maindroite sur un bacircton noueux posa la gauche sur sa hanche et reacutepondit parun seul mot  ― Farceur  Mais en toisant lrsquoItalien sur qui tombait la lueurdu reacuteverbegravere sa figure prit une expression pateline

― Ah  pardon monsieur reprit-il en changeant tout agrave coup de tonil y a aussi un restaurant une sorte de table drsquohocircte ougrave la cuisine est fortmauvaise et ougrave lrsquoon met du fromage dans la soupe Peut-ecirctre monsieurcherche-t-il cette gargote car il est facile de voir au costume que mon-sieur est Italien  les Italiens aiment beaucoup le velours et le fromage Simonsieur veut que je lui indique un meilleur restaurant jrsquoai agrave deux pasdrsquoici une tante qui aime beaucoup les eacutetrangers

Andrea releva sonmanteau jusqursquoagrave sesmoustaches et srsquoeacutelanccedila hors dela rue pousseacute par le deacutegoucirct que lui causa cet immonde personnage dontlrsquohabillement et les gestes eacutetaient en harmonie avec la maison ignoble ougravevenait drsquoentrer lrsquoinconnue Il retrouva avec deacutelices les mille recherchesde son appartement et alla passer la soireacutee chez la marquise drsquoEspardpour tacirccher de laver la souillure de cette fantaisie qui lrsquoavait si tyranni-quement domineacute pendant une partie de la journeacutee Cependant lorsqursquoilfut coucheacute par le recueillement de la nuit il retrouva sa vision du jourmais plus lucide et plus animeacutee que dans la reacutealiteacute Lrsquoinconnue marchaitencore devant lui Parfois en traversant les ruisseaux elle deacutecouvrait en-core sa jambe ronde Ses hanches nerveuses tressaillaient agrave chacun de

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ses pas Andrea voulait de nouveau lui parler et nrsquoosait lui Marcosininoble Milanais  Puis il la voyait entrant dans cette alleacutee obscure qui la luiavait deacuterobeacutee et il se reprochait alors de ne lrsquoy avoir point suivie ― Carenfin se disait-il si elle mrsquoeacutevitait et voulait me faire perdre ses traceselle mrsquoaime Chez les femmes de cette sorte la reacutesistance est une preuvedrsquoamour Si jrsquoavais pousseacute plus loin cette aventure jrsquoaurais fini peut-ecirctrepar y rencontrer le deacutegoucirct et je dormirais tranquille Le comte avait lrsquoha-bitude drsquoanalyser ses sensations les plus vives comme font involontaire-ment les hommes qui ont autant drsquoesprit que de cœur et il srsquoeacutetonnait derevoir lrsquoinconnue de la rue Froidmanteau non dans la pompe ideacuteale desvisions mais dans la nuditeacute de ses reacutealiteacutes affligeantes Et neacuteanmoins sisa fantaisie avait deacutepouilleacute cette femme de la livreacutee de la misegravere elle la luiaurait gacircteacutee  car il la voulait il la deacutesirait il lrsquoaimait avec ses bas crotteacutesavec ses souliers eacuteculeacutes avec son chapeau de paille de riz  Il la voulaitdans cette maison mecircme ougrave il lrsquoavait vue entrer  ― Suis-je donc eacutepris duvice  se disait-il tout effrayeacute Je nrsquoen suis pas encore lagrave jrsquoai vingt-troisans et nrsquoai rien drsquoun vieillard blaseacute Lrsquoeacutenergie mecircme du caprice dont il sevoyait le jouet le rassurait un peu Cette singuliegravere lutte cette reacuteflexionet cet amour agrave la course pourront agrave juste titre surprendre quelques per-sonnes habitueacutees au train de Paris  mais elles devront remarquer que lecomte Andrea Marcosini nrsquoeacutetait pas Franccedilais

Eacuteleveacute entre deux abbeacutes qui drsquoapregraves la consigne donneacutee par un pegraveredeacutevot le lacircchegraverent rarement Andreacutea nrsquoavait pas aimeacute une cousine agrave onzeans ni seacuteduit agrave douze la femme de chambre de sa megravere  il nrsquoavait pashanteacute ces colleacuteges ougrave lrsquoenseignement le plus perfectionneacute nrsquoest pas ce-lui que vend lrsquoEacutetat  enfin il nrsquohabitait Paris que depuis quelques anneacutees il eacutetait donc encore accessible agrave ces impressions soudaines et profondescontre lesquelles lrsquoeacuteducation et les mœurs franccedilaises forment une eacutegide sipuissante Dans les pays meacuteridionaux de grandes passions naissent sou-vent drsquoun coup drsquoœil Un gentilhomme gascon qui tempeacuterait beaucoupde sensibiliteacute par beaucoup de reacuteflexion srsquoeacutetait approprieacute mille petites re-cettes contre les soudaines apoplexies de son esprit et de son cœur avaitconseilleacute au comte de se livrer au moins une fois par mois agrave quelque orgiemagistrale pour conjurer ces orages de lrsquoacircme qui sans de telles preacutecau-tions eacuteclatent souvent mal agrave propos Andrea se rappela le conseil ― Eh 

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bien pensa-t-il je commencerai demain premier janvierCeci explique pourquoi le comte Andrea Marcosini louvoyait si timi-

dement pour entrer dans la rue Froidmanteau Lrsquohomme eacuteleacutegant embar-rassait lrsquoamoureux il heacutesita longtemps  mais apregraves avoir fait un dernierappel agrave son courage lrsquoamoureux marcha drsquoun pas assez ferme jusqursquoagravela maison qursquoil reconnut sans peine Lagrave il srsquoarrecircta encore Cette femmeeacutetait-elle bien ce qursquoil imaginait  Nrsquoallait-il pas faire quelque fausse deacute-marche  Il se souvint alors de la table drsquohocircte italienne et srsquoempressa desaisir un moyen terme qui servait agrave la fois son deacutesir et sa reacutepugnance Ilentra pour dicircner et se glissa dans lrsquoalleacutee au fond de laquelle il trouva nonsans tacirctonner longtemps les marches humides et grasses drsquoun escalierqursquoun grand seigneur italien devait prendre pour une eacutechelle Attireacute versle premier eacutetage par une petite lampe poseacutee agrave terre et par une forte odeurde cuisine il poussa la porte entrrsquoouverte et vit une salle brune de crasseet de fumeacutee ougrave trottait une Leacuteonarde occupeacutee agrave parer une table drsquoenvi-ron vingt couverts Aucun des convives ne srsquoy trouvait encore Apregraves uncoup drsquoœil jeteacute sur cette chambre mal eacuteclaireacutee et dont le papier tombaiten lambeaux le noble alla srsquoasseoir pregraves drsquoun poecircle qui fumait et ronflaitdans un coin Ameneacute par le bruit que fit le comte en entrant et deacuteposantson manteau le maicirctre drsquohocirctel se montra brusquement Figurez-vous uncuisinier maigre sec drsquoune grande taille doueacute drsquoun nez grassement deacute-mesureacute et jetant autour de lui par moments et avec une vivaciteacute feacutebrileun regard qui voulait paraicirctre prudent A lrsquoaspect drsquoAndrea dont toutela tenue annonccedilait une grande aisance il signor Giardini srsquoinclina res-pectueusement Le comte manifesta le deacutesir de prendre habituellementses repas en compagnie de quelques compatriotes de payer drsquoavance uncertain nombre de cachets et sut donner agrave la conversation une tournurefamiliegravere afin drsquoarriver promptement agrave son but A peine eut-il parleacute deson inconnue que il signor Giardini fit un geste grotesque et regarda sonconvive drsquoun air malicieux en laissant errer un sourire sur ses legravevres

― Basta  srsquoeacutecria-t-il capisco  Votre seigneurie est conduite ici pardeux appeacutetits La signora Gambara nrsquoaura point perdu son temps si elleest parvenue agrave inteacuteresser un seigneur aussi geacuteneacutereux que vous paraissezlrsquoecirctre En peu de mots je vous apprendrai tout ce que nous savons ici surcette pauvre femme vraiment bien digne de pitieacute Le mari est neacute je crois

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agrave Creacutemone et arrive drsquoAllemagne  il voulait faire prendre une nouvellemusique et de nouveaux instruments chez les Tedeschi  Nrsquoest-ce pas agravefaire pitieacute  dit Giardini en haussant les eacutepaules Il signor Gambara qui secroit un grand compositeur ne me paraicirct pas fort sur tout le reste Ga-lant homme drsquoailleurs plein de sens et drsquoesprit quelquefois fort aimablesurtout quand il a bu quelques verres de vin cas rare vu sa profonde mi-segravere il srsquooccupe nuit et jour agrave composer des opeacuteras et des symphoniesimaginaires au lieu de chercher agrave gagner honnecirctement sa vie Sa pauvrefemme est reacuteduite agrave travailler pour toute sorte de monde le monde de laborne  Que voulez-vous  elle aime son mari comme un pegravere et le soignecomme un enfant Beaucoup de jeunes gens ont dicircneacute chez moi pour faireleur cour agrave madame mais pas un nrsquoa reacuteussi dit-il en appuyant sur le der-nier mot La signora Marianna est sage mon cher monsieur trop sagepour son malheur  Les hommes ne donnent rien pour rien aujourdrsquohuiLa pauvre femme mourra donc agrave la peine Vous croyez que son mari lareacutecompense de ce deacutevouement  bah  monsieur ne lui accorde pas unsourire  et leur cuisine se fait chez le boulanger car non-seulement cediable drsquohomme ne gagne pas un sou mais encore il deacutepense tout le fruitdu travail de sa femme en instruments qursquoil taille qursquoil allonge qursquoil rac-courcit qursquoil deacutemonte et remonte jusqursquoagrave ce qursquoils ne puissent plus rendreque des sons agrave faire fuir les chats  alors il est content Et pourtant vousverrez en lui le plus doux le meilleur de tous les hommes et nullementparesseux il travaille toujoursQue vous dirai-je  il est fou et ne connaicirctpas son eacutetat Je lrsquoai vu limant et forgeant ses instruments manger du painnoir avec un appeacutetit qui me faisait envie agrave moi-mecircme agrave moi monsieurqui ai la meilleure table de Paris Oui Excellence avant un quart drsquoheurevous saurez quel homme je suis Jrsquoai introduit dans la cuisine italiennedes raffinements qui vous surprendront Excellence je suis Napolitaincrsquoest-agrave-dire neacute cuisinier Mais agrave quoi sert lrsquoinstinct sans la science  lascience  jrsquoai passeacute trente ans agrave lrsquoacqueacuterir et voyez ougrave elle mrsquoa conduitMon histoire est celle de tous les hommes de talent  Mes essais mes ex-peacuteriences ont ruineacute trois restaurants successivement fondeacutes agrave Naples agraveParme et agrave Rome Aujourdrsquohui que je suis encore reacuteduit agrave faire meacutetierde mon art je me laisse aller le plus souvent agrave ma passion dominante Jesers agrave ces pauvres reacutefugieacutes quelques-uns de mes ragoucircts de preacutedilection

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Je me ruine ainsi  Sottise direz-vous  Je le sais  mais que voulez-vous le talent mrsquoemporte et je ne puis reacutesister agrave confectionner un mets qui mesourit Ils srsquoen aperccediloivent toujours les gaillards Ils savent bien je vousle jure qui de ma femme ou de moi a servi la batterie Qursquoarrive-t-il de soixante et quelques convives que je voyais chaque jour agrave ma tableagrave lrsquoeacutepoque ougrave jrsquoai fondeacute ce miseacuterable restaurant je nrsquoen reccedilois plus au-jourdrsquohui qursquoune vingtaine environ agrave qui je fais creacutedit pour la plupart dutemps Les Pieacutemontais les Savoyards sont partis  mais les connaisseursles gens de goucirct les vrais Italiens me sont resteacutes Aussi pour eux nrsquoest-ilsacrifice que je ne fasse  je leur donne bien souvent pour vingt-cinq souspar tecircte un dicircner qui me revient au double

La parole du signor Giardini sentait tant la naiumlve rouerie napolitaineque le comte charmeacute se crut encore agrave Geacuterolamo

― Puisqursquoil en est ainsi mon cher hocircte dit-il familiegraverement au cuisi-nier puisque le hasard et votre confiance mrsquoont mis dans le secret de vossacrifices journaliers permettez-moi de doubler la somme

En achevant ces mots Andrea faisait tourner sur le poecircle une piegravece dequarante francs sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusementdeux francs cinquante centimes non sans quelques faccedilons discregravetes quile reacutejouirent fort

― Dans quelques minutes reprit Giardini vous allez voir votre don-nina Je vous placerai pregraves du mari et si vous voulez ecirctre dans ses bonnesgracircces parlez musique je les ai inviteacutes tous deux pauvres gens  A causedu nouvel an je reacutegale mes hocirctes drsquoun mets dans la confection duquel jecrois mrsquoecirctre surpasseacutehellip

La voix du signor Giardini fut couverte par les bruyantes feacutelicitationsdes convives qui vinrent deux agrave deux un agrave un assez capricieusementsuivant la coutume des tables drsquohocircte Giardini affectait de se tenir pregraves ducomte et faisait le cicerone en lui indiquant quels eacutetaient ses habitueacutes Iltacircchait drsquoamener par ses lazzi un sourire sur les legravevres drsquoun homme en quison instinct de Napolitain lui indiquait un riche protecteur agrave exploiter

― Celui-ci dit-il est un pauvre compositeur qui voudrait passer dela romance agrave lrsquoopeacutera et ne peut Il se plaint des directeurs des marchandsde musique de tout le monde excepteacute de lui-mecircme et certes il nrsquoa pasde plus cruel ennemi Vous voyez quel teint fleuri quel contentement

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de lui combien peu drsquoefforts dans ses traits si bien disposeacutes pour la ro-mance  celui qui lrsquoaccompagne et qui a lrsquoair drsquoun marchand drsquoallumettesest une des plus grandes ceacuteleacutebriteacutes musicales Gigelmi  le plus grand chefdrsquoorchestre italien connu  mais il est sourd et finit malheureusement savie priveacute de ce qui la lui embellissait Oh  voici notre grand Ottobonile plus naiumlf vieillard que la terre ait porteacute mais il est soupccedilonneacute drsquoecirctre leplus enrageacute de ceux qui veulent la reacutegeacuteneacuteration de lrsquoItalie Je me demandecomment lrsquoon peut bannir un si aimable vieillard 

Ici Giardini regarda le comte qui se sentant sondeacute du cocircteacute politiquece retrancha dans une immobiliteacute tout italienne

― Un homme obligeacute de faire la cuisine agrave tout le monde doit srsquointer-dire drsquoavoir une opinion politique Excellence dit le cuisinier en conti-nuant Mais tout le monde agrave lrsquoaspect de ce brave homme qui a plus lrsquoairdrsquoun mouton que drsquoun lion eucirct dit ce que je pense devant lrsquoambassadeurdrsquoAutriche lui-mecircme Drsquoailleurs nous sommes dans un moment ougrave la li-berteacute nrsquoest plus proscrite et va recommencer sa tourneacutee  Ces braves gensle croient du moins dit-il en srsquoapprochant de lrsquooreille du comte et pour-quoi contrarierais-je (contrarierai-je) leurs espeacuterances  car moi je ne haispas lrsquoabsolutisme Excellence  Tout grand talent est absolutiste  Heacute  bienquoique plein de geacutenie Ottoboni se donne des peines inouiumles pour lrsquoins-truction de lrsquoItalie il compose des petits livres pour eacuteclairer lrsquointelligencedes enfants et des gens du peuple il les fait passer tregraves-habilement en Ita-lie il prend tous les moyens de refaire un moral agrave notre pauvre patrie quipreacuteegravere la jouissance agrave la liberteacute peut-ecirctre avec raison 

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put riendeacutecouvrir de ses veacuteritables opinions politiques

― Ottoboni reprit-il est un saint homme il est tregraves-secourable tousles reacutefugieacutes lrsquoaiment car Excellence un libeacuteral peut avoir des vertus  Oh oh  fit Giardini voilagrave un journaliste dit-il en deacutesignant un homme quiavait le costume ridicule que lrsquoon donnait autrefois aux poeumltes logeacutes dansles greniers car son habit eacutetait racircpeacute ses bottes crevasseacutees son chapeaugras et sa redingote dans un eacutetat de veacutetusteacute deacuteplorable Excellence cepauvre homme est plein de talent ethellip incorruptible  il srsquoest trompeacute surson eacutepoque il dit la veacuteriteacute agrave tout le monde personne ne peut le souffrirIl rend compte des theacuteacirctres dans deux journaux obscurs quoiqursquoil soit

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assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Page 10: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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regard sans que rien dans ses traits exprimacirct le deacutepit Ces signes certainsdrsquoune eacutemotion combattue donnegraverent le dernier coup drsquoeacuteperon aux recircvesdeacutesordonneacutes qui lrsquoemportaient et il galopa jusqursquoagrave la rue Froidmanteauougrave apregraves bien des deacutetours lrsquoinconnue entra brusquement croyant avoirdeacuterobeacute sa trace agrave lrsquoeacutetranger bien surpris de cemaneacutege Il faisait nuit Deuxfemmes tatoueacutees de rouge qui buvaient du cassis sur le comptoir drsquoun eacutepi-cier virent la jeune femme et lrsquoappelegraverent Lrsquoinconnue srsquoarrecircta sur le seuilde la porte reacutepondit par quelques mots pleins de douceur au complimentcordial qui lui fut adresseacute et reprit sa course Andrea qui marchait der-riegravere elle la vit disparaicirctre dans une des plus sombres alleacutees de cette ruedont le nom lui eacutetait inconnu Lrsquoaspect repoussant de la maison ougrave venaitdrsquoentrer lrsquoheacuteroiumlne de son roman lui causa comme une nauseacutee En reculantdrsquoun pas pour examiner les lieux il trouva pregraves de lui un homme de mau-vaise mine et lui demanda des renseignements Lrsquohomme appuya sa maindroite sur un bacircton noueux posa la gauche sur sa hanche et reacutepondit parun seul mot  ― Farceur  Mais en toisant lrsquoItalien sur qui tombait la lueurdu reacuteverbegravere sa figure prit une expression pateline

― Ah  pardon monsieur reprit-il en changeant tout agrave coup de tonil y a aussi un restaurant une sorte de table drsquohocircte ougrave la cuisine est fortmauvaise et ougrave lrsquoon met du fromage dans la soupe Peut-ecirctre monsieurcherche-t-il cette gargote car il est facile de voir au costume que mon-sieur est Italien  les Italiens aiment beaucoup le velours et le fromage Simonsieur veut que je lui indique un meilleur restaurant jrsquoai agrave deux pasdrsquoici une tante qui aime beaucoup les eacutetrangers

Andrea releva sonmanteau jusqursquoagrave sesmoustaches et srsquoeacutelanccedila hors dela rue pousseacute par le deacutegoucirct que lui causa cet immonde personnage dontlrsquohabillement et les gestes eacutetaient en harmonie avec la maison ignoble ougravevenait drsquoentrer lrsquoinconnue Il retrouva avec deacutelices les mille recherchesde son appartement et alla passer la soireacutee chez la marquise drsquoEspardpour tacirccher de laver la souillure de cette fantaisie qui lrsquoavait si tyranni-quement domineacute pendant une partie de la journeacutee Cependant lorsqursquoilfut coucheacute par le recueillement de la nuit il retrouva sa vision du jourmais plus lucide et plus animeacutee que dans la reacutealiteacute Lrsquoinconnue marchaitencore devant lui Parfois en traversant les ruisseaux elle deacutecouvrait en-core sa jambe ronde Ses hanches nerveuses tressaillaient agrave chacun de

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ses pas Andrea voulait de nouveau lui parler et nrsquoosait lui Marcosininoble Milanais  Puis il la voyait entrant dans cette alleacutee obscure qui la luiavait deacuterobeacutee et il se reprochait alors de ne lrsquoy avoir point suivie ― Carenfin se disait-il si elle mrsquoeacutevitait et voulait me faire perdre ses traceselle mrsquoaime Chez les femmes de cette sorte la reacutesistance est une preuvedrsquoamour Si jrsquoavais pousseacute plus loin cette aventure jrsquoaurais fini peut-ecirctrepar y rencontrer le deacutegoucirct et je dormirais tranquille Le comte avait lrsquoha-bitude drsquoanalyser ses sensations les plus vives comme font involontaire-ment les hommes qui ont autant drsquoesprit que de cœur et il srsquoeacutetonnait derevoir lrsquoinconnue de la rue Froidmanteau non dans la pompe ideacuteale desvisions mais dans la nuditeacute de ses reacutealiteacutes affligeantes Et neacuteanmoins sisa fantaisie avait deacutepouilleacute cette femme de la livreacutee de la misegravere elle la luiaurait gacircteacutee  car il la voulait il la deacutesirait il lrsquoaimait avec ses bas crotteacutesavec ses souliers eacuteculeacutes avec son chapeau de paille de riz  Il la voulaitdans cette maison mecircme ougrave il lrsquoavait vue entrer  ― Suis-je donc eacutepris duvice  se disait-il tout effrayeacute Je nrsquoen suis pas encore lagrave jrsquoai vingt-troisans et nrsquoai rien drsquoun vieillard blaseacute Lrsquoeacutenergie mecircme du caprice dont il sevoyait le jouet le rassurait un peu Cette singuliegravere lutte cette reacuteflexionet cet amour agrave la course pourront agrave juste titre surprendre quelques per-sonnes habitueacutees au train de Paris  mais elles devront remarquer que lecomte Andrea Marcosini nrsquoeacutetait pas Franccedilais

Eacuteleveacute entre deux abbeacutes qui drsquoapregraves la consigne donneacutee par un pegraveredeacutevot le lacircchegraverent rarement Andreacutea nrsquoavait pas aimeacute une cousine agrave onzeans ni seacuteduit agrave douze la femme de chambre de sa megravere  il nrsquoavait pashanteacute ces colleacuteges ougrave lrsquoenseignement le plus perfectionneacute nrsquoest pas ce-lui que vend lrsquoEacutetat  enfin il nrsquohabitait Paris que depuis quelques anneacutees il eacutetait donc encore accessible agrave ces impressions soudaines et profondescontre lesquelles lrsquoeacuteducation et les mœurs franccedilaises forment une eacutegide sipuissante Dans les pays meacuteridionaux de grandes passions naissent sou-vent drsquoun coup drsquoœil Un gentilhomme gascon qui tempeacuterait beaucoupde sensibiliteacute par beaucoup de reacuteflexion srsquoeacutetait approprieacute mille petites re-cettes contre les soudaines apoplexies de son esprit et de son cœur avaitconseilleacute au comte de se livrer au moins une fois par mois agrave quelque orgiemagistrale pour conjurer ces orages de lrsquoacircme qui sans de telles preacutecau-tions eacuteclatent souvent mal agrave propos Andrea se rappela le conseil ― Eh 

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bien pensa-t-il je commencerai demain premier janvierCeci explique pourquoi le comte Andrea Marcosini louvoyait si timi-

dement pour entrer dans la rue Froidmanteau Lrsquohomme eacuteleacutegant embar-rassait lrsquoamoureux il heacutesita longtemps  mais apregraves avoir fait un dernierappel agrave son courage lrsquoamoureux marcha drsquoun pas assez ferme jusqursquoagravela maison qursquoil reconnut sans peine Lagrave il srsquoarrecircta encore Cette femmeeacutetait-elle bien ce qursquoil imaginait  Nrsquoallait-il pas faire quelque fausse deacute-marche  Il se souvint alors de la table drsquohocircte italienne et srsquoempressa desaisir un moyen terme qui servait agrave la fois son deacutesir et sa reacutepugnance Ilentra pour dicircner et se glissa dans lrsquoalleacutee au fond de laquelle il trouva nonsans tacirctonner longtemps les marches humides et grasses drsquoun escalierqursquoun grand seigneur italien devait prendre pour une eacutechelle Attireacute versle premier eacutetage par une petite lampe poseacutee agrave terre et par une forte odeurde cuisine il poussa la porte entrrsquoouverte et vit une salle brune de crasseet de fumeacutee ougrave trottait une Leacuteonarde occupeacutee agrave parer une table drsquoenvi-ron vingt couverts Aucun des convives ne srsquoy trouvait encore Apregraves uncoup drsquoœil jeteacute sur cette chambre mal eacuteclaireacutee et dont le papier tombaiten lambeaux le noble alla srsquoasseoir pregraves drsquoun poecircle qui fumait et ronflaitdans un coin Ameneacute par le bruit que fit le comte en entrant et deacuteposantson manteau le maicirctre drsquohocirctel se montra brusquement Figurez-vous uncuisinier maigre sec drsquoune grande taille doueacute drsquoun nez grassement deacute-mesureacute et jetant autour de lui par moments et avec une vivaciteacute feacutebrileun regard qui voulait paraicirctre prudent A lrsquoaspect drsquoAndrea dont toutela tenue annonccedilait une grande aisance il signor Giardini srsquoinclina res-pectueusement Le comte manifesta le deacutesir de prendre habituellementses repas en compagnie de quelques compatriotes de payer drsquoavance uncertain nombre de cachets et sut donner agrave la conversation une tournurefamiliegravere afin drsquoarriver promptement agrave son but A peine eut-il parleacute deson inconnue que il signor Giardini fit un geste grotesque et regarda sonconvive drsquoun air malicieux en laissant errer un sourire sur ses legravevres

― Basta  srsquoeacutecria-t-il capisco  Votre seigneurie est conduite ici pardeux appeacutetits La signora Gambara nrsquoaura point perdu son temps si elleest parvenue agrave inteacuteresser un seigneur aussi geacuteneacutereux que vous paraissezlrsquoecirctre En peu de mots je vous apprendrai tout ce que nous savons ici surcette pauvre femme vraiment bien digne de pitieacute Le mari est neacute je crois

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agrave Creacutemone et arrive drsquoAllemagne  il voulait faire prendre une nouvellemusique et de nouveaux instruments chez les Tedeschi  Nrsquoest-ce pas agravefaire pitieacute  dit Giardini en haussant les eacutepaules Il signor Gambara qui secroit un grand compositeur ne me paraicirct pas fort sur tout le reste Ga-lant homme drsquoailleurs plein de sens et drsquoesprit quelquefois fort aimablesurtout quand il a bu quelques verres de vin cas rare vu sa profonde mi-segravere il srsquooccupe nuit et jour agrave composer des opeacuteras et des symphoniesimaginaires au lieu de chercher agrave gagner honnecirctement sa vie Sa pauvrefemme est reacuteduite agrave travailler pour toute sorte de monde le monde de laborne  Que voulez-vous  elle aime son mari comme un pegravere et le soignecomme un enfant Beaucoup de jeunes gens ont dicircneacute chez moi pour faireleur cour agrave madame mais pas un nrsquoa reacuteussi dit-il en appuyant sur le der-nier mot La signora Marianna est sage mon cher monsieur trop sagepour son malheur  Les hommes ne donnent rien pour rien aujourdrsquohuiLa pauvre femme mourra donc agrave la peine Vous croyez que son mari lareacutecompense de ce deacutevouement  bah  monsieur ne lui accorde pas unsourire  et leur cuisine se fait chez le boulanger car non-seulement cediable drsquohomme ne gagne pas un sou mais encore il deacutepense tout le fruitdu travail de sa femme en instruments qursquoil taille qursquoil allonge qursquoil rac-courcit qursquoil deacutemonte et remonte jusqursquoagrave ce qursquoils ne puissent plus rendreque des sons agrave faire fuir les chats  alors il est content Et pourtant vousverrez en lui le plus doux le meilleur de tous les hommes et nullementparesseux il travaille toujoursQue vous dirai-je  il est fou et ne connaicirctpas son eacutetat Je lrsquoai vu limant et forgeant ses instruments manger du painnoir avec un appeacutetit qui me faisait envie agrave moi-mecircme agrave moi monsieurqui ai la meilleure table de Paris Oui Excellence avant un quart drsquoheurevous saurez quel homme je suis Jrsquoai introduit dans la cuisine italiennedes raffinements qui vous surprendront Excellence je suis Napolitaincrsquoest-agrave-dire neacute cuisinier Mais agrave quoi sert lrsquoinstinct sans la science  lascience  jrsquoai passeacute trente ans agrave lrsquoacqueacuterir et voyez ougrave elle mrsquoa conduitMon histoire est celle de tous les hommes de talent  Mes essais mes ex-peacuteriences ont ruineacute trois restaurants successivement fondeacutes agrave Naples agraveParme et agrave Rome Aujourdrsquohui que je suis encore reacuteduit agrave faire meacutetierde mon art je me laisse aller le plus souvent agrave ma passion dominante Jesers agrave ces pauvres reacutefugieacutes quelques-uns de mes ragoucircts de preacutedilection

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Je me ruine ainsi  Sottise direz-vous  Je le sais  mais que voulez-vous le talent mrsquoemporte et je ne puis reacutesister agrave confectionner un mets qui mesourit Ils srsquoen aperccediloivent toujours les gaillards Ils savent bien je vousle jure qui de ma femme ou de moi a servi la batterie Qursquoarrive-t-il de soixante et quelques convives que je voyais chaque jour agrave ma tableagrave lrsquoeacutepoque ougrave jrsquoai fondeacute ce miseacuterable restaurant je nrsquoen reccedilois plus au-jourdrsquohui qursquoune vingtaine environ agrave qui je fais creacutedit pour la plupart dutemps Les Pieacutemontais les Savoyards sont partis  mais les connaisseursles gens de goucirct les vrais Italiens me sont resteacutes Aussi pour eux nrsquoest-ilsacrifice que je ne fasse  je leur donne bien souvent pour vingt-cinq souspar tecircte un dicircner qui me revient au double

La parole du signor Giardini sentait tant la naiumlve rouerie napolitaineque le comte charmeacute se crut encore agrave Geacuterolamo

― Puisqursquoil en est ainsi mon cher hocircte dit-il familiegraverement au cuisi-nier puisque le hasard et votre confiance mrsquoont mis dans le secret de vossacrifices journaliers permettez-moi de doubler la somme

En achevant ces mots Andrea faisait tourner sur le poecircle une piegravece dequarante francs sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusementdeux francs cinquante centimes non sans quelques faccedilons discregravetes quile reacutejouirent fort

― Dans quelques minutes reprit Giardini vous allez voir votre don-nina Je vous placerai pregraves du mari et si vous voulez ecirctre dans ses bonnesgracircces parlez musique je les ai inviteacutes tous deux pauvres gens  A causedu nouvel an je reacutegale mes hocirctes drsquoun mets dans la confection duquel jecrois mrsquoecirctre surpasseacutehellip

La voix du signor Giardini fut couverte par les bruyantes feacutelicitationsdes convives qui vinrent deux agrave deux un agrave un assez capricieusementsuivant la coutume des tables drsquohocircte Giardini affectait de se tenir pregraves ducomte et faisait le cicerone en lui indiquant quels eacutetaient ses habitueacutes Iltacircchait drsquoamener par ses lazzi un sourire sur les legravevres drsquoun homme en quison instinct de Napolitain lui indiquait un riche protecteur agrave exploiter

― Celui-ci dit-il est un pauvre compositeur qui voudrait passer dela romance agrave lrsquoopeacutera et ne peut Il se plaint des directeurs des marchandsde musique de tout le monde excepteacute de lui-mecircme et certes il nrsquoa pasde plus cruel ennemi Vous voyez quel teint fleuri quel contentement

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de lui combien peu drsquoefforts dans ses traits si bien disposeacutes pour la ro-mance  celui qui lrsquoaccompagne et qui a lrsquoair drsquoun marchand drsquoallumettesest une des plus grandes ceacuteleacutebriteacutes musicales Gigelmi  le plus grand chefdrsquoorchestre italien connu  mais il est sourd et finit malheureusement savie priveacute de ce qui la lui embellissait Oh  voici notre grand Ottobonile plus naiumlf vieillard que la terre ait porteacute mais il est soupccedilonneacute drsquoecirctre leplus enrageacute de ceux qui veulent la reacutegeacuteneacuteration de lrsquoItalie Je me demandecomment lrsquoon peut bannir un si aimable vieillard 

Ici Giardini regarda le comte qui se sentant sondeacute du cocircteacute politiquece retrancha dans une immobiliteacute tout italienne

― Un homme obligeacute de faire la cuisine agrave tout le monde doit srsquointer-dire drsquoavoir une opinion politique Excellence dit le cuisinier en conti-nuant Mais tout le monde agrave lrsquoaspect de ce brave homme qui a plus lrsquoairdrsquoun mouton que drsquoun lion eucirct dit ce que je pense devant lrsquoambassadeurdrsquoAutriche lui-mecircme Drsquoailleurs nous sommes dans un moment ougrave la li-berteacute nrsquoest plus proscrite et va recommencer sa tourneacutee  Ces braves gensle croient du moins dit-il en srsquoapprochant de lrsquooreille du comte et pour-quoi contrarierais-je (contrarierai-je) leurs espeacuterances  car moi je ne haispas lrsquoabsolutisme Excellence  Tout grand talent est absolutiste  Heacute  bienquoique plein de geacutenie Ottoboni se donne des peines inouiumles pour lrsquoins-truction de lrsquoItalie il compose des petits livres pour eacuteclairer lrsquointelligencedes enfants et des gens du peuple il les fait passer tregraves-habilement en Ita-lie il prend tous les moyens de refaire un moral agrave notre pauvre patrie quipreacuteegravere la jouissance agrave la liberteacute peut-ecirctre avec raison 

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put riendeacutecouvrir de ses veacuteritables opinions politiques

― Ottoboni reprit-il est un saint homme il est tregraves-secourable tousles reacutefugieacutes lrsquoaiment car Excellence un libeacuteral peut avoir des vertus  Oh oh  fit Giardini voilagrave un journaliste dit-il en deacutesignant un homme quiavait le costume ridicule que lrsquoon donnait autrefois aux poeumltes logeacutes dansles greniers car son habit eacutetait racircpeacute ses bottes crevasseacutees son chapeaugras et sa redingote dans un eacutetat de veacutetusteacute deacuteplorable Excellence cepauvre homme est plein de talent ethellip incorruptible  il srsquoest trompeacute surson eacutepoque il dit la veacuteriteacute agrave tout le monde personne ne peut le souffrirIl rend compte des theacuteacirctres dans deux journaux obscurs quoiqursquoil soit

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assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Page 11: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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ses pas Andrea voulait de nouveau lui parler et nrsquoosait lui Marcosininoble Milanais  Puis il la voyait entrant dans cette alleacutee obscure qui la luiavait deacuterobeacutee et il se reprochait alors de ne lrsquoy avoir point suivie ― Carenfin se disait-il si elle mrsquoeacutevitait et voulait me faire perdre ses traceselle mrsquoaime Chez les femmes de cette sorte la reacutesistance est une preuvedrsquoamour Si jrsquoavais pousseacute plus loin cette aventure jrsquoaurais fini peut-ecirctrepar y rencontrer le deacutegoucirct et je dormirais tranquille Le comte avait lrsquoha-bitude drsquoanalyser ses sensations les plus vives comme font involontaire-ment les hommes qui ont autant drsquoesprit que de cœur et il srsquoeacutetonnait derevoir lrsquoinconnue de la rue Froidmanteau non dans la pompe ideacuteale desvisions mais dans la nuditeacute de ses reacutealiteacutes affligeantes Et neacuteanmoins sisa fantaisie avait deacutepouilleacute cette femme de la livreacutee de la misegravere elle la luiaurait gacircteacutee  car il la voulait il la deacutesirait il lrsquoaimait avec ses bas crotteacutesavec ses souliers eacuteculeacutes avec son chapeau de paille de riz  Il la voulaitdans cette maison mecircme ougrave il lrsquoavait vue entrer  ― Suis-je donc eacutepris duvice  se disait-il tout effrayeacute Je nrsquoen suis pas encore lagrave jrsquoai vingt-troisans et nrsquoai rien drsquoun vieillard blaseacute Lrsquoeacutenergie mecircme du caprice dont il sevoyait le jouet le rassurait un peu Cette singuliegravere lutte cette reacuteflexionet cet amour agrave la course pourront agrave juste titre surprendre quelques per-sonnes habitueacutees au train de Paris  mais elles devront remarquer que lecomte Andrea Marcosini nrsquoeacutetait pas Franccedilais

Eacuteleveacute entre deux abbeacutes qui drsquoapregraves la consigne donneacutee par un pegraveredeacutevot le lacircchegraverent rarement Andreacutea nrsquoavait pas aimeacute une cousine agrave onzeans ni seacuteduit agrave douze la femme de chambre de sa megravere  il nrsquoavait pashanteacute ces colleacuteges ougrave lrsquoenseignement le plus perfectionneacute nrsquoest pas ce-lui que vend lrsquoEacutetat  enfin il nrsquohabitait Paris que depuis quelques anneacutees il eacutetait donc encore accessible agrave ces impressions soudaines et profondescontre lesquelles lrsquoeacuteducation et les mœurs franccedilaises forment une eacutegide sipuissante Dans les pays meacuteridionaux de grandes passions naissent sou-vent drsquoun coup drsquoœil Un gentilhomme gascon qui tempeacuterait beaucoupde sensibiliteacute par beaucoup de reacuteflexion srsquoeacutetait approprieacute mille petites re-cettes contre les soudaines apoplexies de son esprit et de son cœur avaitconseilleacute au comte de se livrer au moins une fois par mois agrave quelque orgiemagistrale pour conjurer ces orages de lrsquoacircme qui sans de telles preacutecau-tions eacuteclatent souvent mal agrave propos Andrea se rappela le conseil ― Eh 

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bien pensa-t-il je commencerai demain premier janvierCeci explique pourquoi le comte Andrea Marcosini louvoyait si timi-

dement pour entrer dans la rue Froidmanteau Lrsquohomme eacuteleacutegant embar-rassait lrsquoamoureux il heacutesita longtemps  mais apregraves avoir fait un dernierappel agrave son courage lrsquoamoureux marcha drsquoun pas assez ferme jusqursquoagravela maison qursquoil reconnut sans peine Lagrave il srsquoarrecircta encore Cette femmeeacutetait-elle bien ce qursquoil imaginait  Nrsquoallait-il pas faire quelque fausse deacute-marche  Il se souvint alors de la table drsquohocircte italienne et srsquoempressa desaisir un moyen terme qui servait agrave la fois son deacutesir et sa reacutepugnance Ilentra pour dicircner et se glissa dans lrsquoalleacutee au fond de laquelle il trouva nonsans tacirctonner longtemps les marches humides et grasses drsquoun escalierqursquoun grand seigneur italien devait prendre pour une eacutechelle Attireacute versle premier eacutetage par une petite lampe poseacutee agrave terre et par une forte odeurde cuisine il poussa la porte entrrsquoouverte et vit une salle brune de crasseet de fumeacutee ougrave trottait une Leacuteonarde occupeacutee agrave parer une table drsquoenvi-ron vingt couverts Aucun des convives ne srsquoy trouvait encore Apregraves uncoup drsquoœil jeteacute sur cette chambre mal eacuteclaireacutee et dont le papier tombaiten lambeaux le noble alla srsquoasseoir pregraves drsquoun poecircle qui fumait et ronflaitdans un coin Ameneacute par le bruit que fit le comte en entrant et deacuteposantson manteau le maicirctre drsquohocirctel se montra brusquement Figurez-vous uncuisinier maigre sec drsquoune grande taille doueacute drsquoun nez grassement deacute-mesureacute et jetant autour de lui par moments et avec une vivaciteacute feacutebrileun regard qui voulait paraicirctre prudent A lrsquoaspect drsquoAndrea dont toutela tenue annonccedilait une grande aisance il signor Giardini srsquoinclina res-pectueusement Le comte manifesta le deacutesir de prendre habituellementses repas en compagnie de quelques compatriotes de payer drsquoavance uncertain nombre de cachets et sut donner agrave la conversation une tournurefamiliegravere afin drsquoarriver promptement agrave son but A peine eut-il parleacute deson inconnue que il signor Giardini fit un geste grotesque et regarda sonconvive drsquoun air malicieux en laissant errer un sourire sur ses legravevres

― Basta  srsquoeacutecria-t-il capisco  Votre seigneurie est conduite ici pardeux appeacutetits La signora Gambara nrsquoaura point perdu son temps si elleest parvenue agrave inteacuteresser un seigneur aussi geacuteneacutereux que vous paraissezlrsquoecirctre En peu de mots je vous apprendrai tout ce que nous savons ici surcette pauvre femme vraiment bien digne de pitieacute Le mari est neacute je crois

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agrave Creacutemone et arrive drsquoAllemagne  il voulait faire prendre une nouvellemusique et de nouveaux instruments chez les Tedeschi  Nrsquoest-ce pas agravefaire pitieacute  dit Giardini en haussant les eacutepaules Il signor Gambara qui secroit un grand compositeur ne me paraicirct pas fort sur tout le reste Ga-lant homme drsquoailleurs plein de sens et drsquoesprit quelquefois fort aimablesurtout quand il a bu quelques verres de vin cas rare vu sa profonde mi-segravere il srsquooccupe nuit et jour agrave composer des opeacuteras et des symphoniesimaginaires au lieu de chercher agrave gagner honnecirctement sa vie Sa pauvrefemme est reacuteduite agrave travailler pour toute sorte de monde le monde de laborne  Que voulez-vous  elle aime son mari comme un pegravere et le soignecomme un enfant Beaucoup de jeunes gens ont dicircneacute chez moi pour faireleur cour agrave madame mais pas un nrsquoa reacuteussi dit-il en appuyant sur le der-nier mot La signora Marianna est sage mon cher monsieur trop sagepour son malheur  Les hommes ne donnent rien pour rien aujourdrsquohuiLa pauvre femme mourra donc agrave la peine Vous croyez que son mari lareacutecompense de ce deacutevouement  bah  monsieur ne lui accorde pas unsourire  et leur cuisine se fait chez le boulanger car non-seulement cediable drsquohomme ne gagne pas un sou mais encore il deacutepense tout le fruitdu travail de sa femme en instruments qursquoil taille qursquoil allonge qursquoil rac-courcit qursquoil deacutemonte et remonte jusqursquoagrave ce qursquoils ne puissent plus rendreque des sons agrave faire fuir les chats  alors il est content Et pourtant vousverrez en lui le plus doux le meilleur de tous les hommes et nullementparesseux il travaille toujoursQue vous dirai-je  il est fou et ne connaicirctpas son eacutetat Je lrsquoai vu limant et forgeant ses instruments manger du painnoir avec un appeacutetit qui me faisait envie agrave moi-mecircme agrave moi monsieurqui ai la meilleure table de Paris Oui Excellence avant un quart drsquoheurevous saurez quel homme je suis Jrsquoai introduit dans la cuisine italiennedes raffinements qui vous surprendront Excellence je suis Napolitaincrsquoest-agrave-dire neacute cuisinier Mais agrave quoi sert lrsquoinstinct sans la science  lascience  jrsquoai passeacute trente ans agrave lrsquoacqueacuterir et voyez ougrave elle mrsquoa conduitMon histoire est celle de tous les hommes de talent  Mes essais mes ex-peacuteriences ont ruineacute trois restaurants successivement fondeacutes agrave Naples agraveParme et agrave Rome Aujourdrsquohui que je suis encore reacuteduit agrave faire meacutetierde mon art je me laisse aller le plus souvent agrave ma passion dominante Jesers agrave ces pauvres reacutefugieacutes quelques-uns de mes ragoucircts de preacutedilection

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Je me ruine ainsi  Sottise direz-vous  Je le sais  mais que voulez-vous le talent mrsquoemporte et je ne puis reacutesister agrave confectionner un mets qui mesourit Ils srsquoen aperccediloivent toujours les gaillards Ils savent bien je vousle jure qui de ma femme ou de moi a servi la batterie Qursquoarrive-t-il de soixante et quelques convives que je voyais chaque jour agrave ma tableagrave lrsquoeacutepoque ougrave jrsquoai fondeacute ce miseacuterable restaurant je nrsquoen reccedilois plus au-jourdrsquohui qursquoune vingtaine environ agrave qui je fais creacutedit pour la plupart dutemps Les Pieacutemontais les Savoyards sont partis  mais les connaisseursles gens de goucirct les vrais Italiens me sont resteacutes Aussi pour eux nrsquoest-ilsacrifice que je ne fasse  je leur donne bien souvent pour vingt-cinq souspar tecircte un dicircner qui me revient au double

La parole du signor Giardini sentait tant la naiumlve rouerie napolitaineque le comte charmeacute se crut encore agrave Geacuterolamo

― Puisqursquoil en est ainsi mon cher hocircte dit-il familiegraverement au cuisi-nier puisque le hasard et votre confiance mrsquoont mis dans le secret de vossacrifices journaliers permettez-moi de doubler la somme

En achevant ces mots Andrea faisait tourner sur le poecircle une piegravece dequarante francs sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusementdeux francs cinquante centimes non sans quelques faccedilons discregravetes quile reacutejouirent fort

― Dans quelques minutes reprit Giardini vous allez voir votre don-nina Je vous placerai pregraves du mari et si vous voulez ecirctre dans ses bonnesgracircces parlez musique je les ai inviteacutes tous deux pauvres gens  A causedu nouvel an je reacutegale mes hocirctes drsquoun mets dans la confection duquel jecrois mrsquoecirctre surpasseacutehellip

La voix du signor Giardini fut couverte par les bruyantes feacutelicitationsdes convives qui vinrent deux agrave deux un agrave un assez capricieusementsuivant la coutume des tables drsquohocircte Giardini affectait de se tenir pregraves ducomte et faisait le cicerone en lui indiquant quels eacutetaient ses habitueacutes Iltacircchait drsquoamener par ses lazzi un sourire sur les legravevres drsquoun homme en quison instinct de Napolitain lui indiquait un riche protecteur agrave exploiter

― Celui-ci dit-il est un pauvre compositeur qui voudrait passer dela romance agrave lrsquoopeacutera et ne peut Il se plaint des directeurs des marchandsde musique de tout le monde excepteacute de lui-mecircme et certes il nrsquoa pasde plus cruel ennemi Vous voyez quel teint fleuri quel contentement

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de lui combien peu drsquoefforts dans ses traits si bien disposeacutes pour la ro-mance  celui qui lrsquoaccompagne et qui a lrsquoair drsquoun marchand drsquoallumettesest une des plus grandes ceacuteleacutebriteacutes musicales Gigelmi  le plus grand chefdrsquoorchestre italien connu  mais il est sourd et finit malheureusement savie priveacute de ce qui la lui embellissait Oh  voici notre grand Ottobonile plus naiumlf vieillard que la terre ait porteacute mais il est soupccedilonneacute drsquoecirctre leplus enrageacute de ceux qui veulent la reacutegeacuteneacuteration de lrsquoItalie Je me demandecomment lrsquoon peut bannir un si aimable vieillard 

Ici Giardini regarda le comte qui se sentant sondeacute du cocircteacute politiquece retrancha dans une immobiliteacute tout italienne

― Un homme obligeacute de faire la cuisine agrave tout le monde doit srsquointer-dire drsquoavoir une opinion politique Excellence dit le cuisinier en conti-nuant Mais tout le monde agrave lrsquoaspect de ce brave homme qui a plus lrsquoairdrsquoun mouton que drsquoun lion eucirct dit ce que je pense devant lrsquoambassadeurdrsquoAutriche lui-mecircme Drsquoailleurs nous sommes dans un moment ougrave la li-berteacute nrsquoest plus proscrite et va recommencer sa tourneacutee  Ces braves gensle croient du moins dit-il en srsquoapprochant de lrsquooreille du comte et pour-quoi contrarierais-je (contrarierai-je) leurs espeacuterances  car moi je ne haispas lrsquoabsolutisme Excellence  Tout grand talent est absolutiste  Heacute  bienquoique plein de geacutenie Ottoboni se donne des peines inouiumles pour lrsquoins-truction de lrsquoItalie il compose des petits livres pour eacuteclairer lrsquointelligencedes enfants et des gens du peuple il les fait passer tregraves-habilement en Ita-lie il prend tous les moyens de refaire un moral agrave notre pauvre patrie quipreacuteegravere la jouissance agrave la liberteacute peut-ecirctre avec raison 

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put riendeacutecouvrir de ses veacuteritables opinions politiques

― Ottoboni reprit-il est un saint homme il est tregraves-secourable tousles reacutefugieacutes lrsquoaiment car Excellence un libeacuteral peut avoir des vertus  Oh oh  fit Giardini voilagrave un journaliste dit-il en deacutesignant un homme quiavait le costume ridicule que lrsquoon donnait autrefois aux poeumltes logeacutes dansles greniers car son habit eacutetait racircpeacute ses bottes crevasseacutees son chapeaugras et sa redingote dans un eacutetat de veacutetusteacute deacuteplorable Excellence cepauvre homme est plein de talent ethellip incorruptible  il srsquoest trompeacute surson eacutepoque il dit la veacuteriteacute agrave tout le monde personne ne peut le souffrirIl rend compte des theacuteacirctres dans deux journaux obscurs quoiqursquoil soit

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assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 12: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

bien pensa-t-il je commencerai demain premier janvierCeci explique pourquoi le comte Andrea Marcosini louvoyait si timi-

dement pour entrer dans la rue Froidmanteau Lrsquohomme eacuteleacutegant embar-rassait lrsquoamoureux il heacutesita longtemps  mais apregraves avoir fait un dernierappel agrave son courage lrsquoamoureux marcha drsquoun pas assez ferme jusqursquoagravela maison qursquoil reconnut sans peine Lagrave il srsquoarrecircta encore Cette femmeeacutetait-elle bien ce qursquoil imaginait  Nrsquoallait-il pas faire quelque fausse deacute-marche  Il se souvint alors de la table drsquohocircte italienne et srsquoempressa desaisir un moyen terme qui servait agrave la fois son deacutesir et sa reacutepugnance Ilentra pour dicircner et se glissa dans lrsquoalleacutee au fond de laquelle il trouva nonsans tacirctonner longtemps les marches humides et grasses drsquoun escalierqursquoun grand seigneur italien devait prendre pour une eacutechelle Attireacute versle premier eacutetage par une petite lampe poseacutee agrave terre et par une forte odeurde cuisine il poussa la porte entrrsquoouverte et vit une salle brune de crasseet de fumeacutee ougrave trottait une Leacuteonarde occupeacutee agrave parer une table drsquoenvi-ron vingt couverts Aucun des convives ne srsquoy trouvait encore Apregraves uncoup drsquoœil jeteacute sur cette chambre mal eacuteclaireacutee et dont le papier tombaiten lambeaux le noble alla srsquoasseoir pregraves drsquoun poecircle qui fumait et ronflaitdans un coin Ameneacute par le bruit que fit le comte en entrant et deacuteposantson manteau le maicirctre drsquohocirctel se montra brusquement Figurez-vous uncuisinier maigre sec drsquoune grande taille doueacute drsquoun nez grassement deacute-mesureacute et jetant autour de lui par moments et avec une vivaciteacute feacutebrileun regard qui voulait paraicirctre prudent A lrsquoaspect drsquoAndrea dont toutela tenue annonccedilait une grande aisance il signor Giardini srsquoinclina res-pectueusement Le comte manifesta le deacutesir de prendre habituellementses repas en compagnie de quelques compatriotes de payer drsquoavance uncertain nombre de cachets et sut donner agrave la conversation une tournurefamiliegravere afin drsquoarriver promptement agrave son but A peine eut-il parleacute deson inconnue que il signor Giardini fit un geste grotesque et regarda sonconvive drsquoun air malicieux en laissant errer un sourire sur ses legravevres

― Basta  srsquoeacutecria-t-il capisco  Votre seigneurie est conduite ici pardeux appeacutetits La signora Gambara nrsquoaura point perdu son temps si elleest parvenue agrave inteacuteresser un seigneur aussi geacuteneacutereux que vous paraissezlrsquoecirctre En peu de mots je vous apprendrai tout ce que nous savons ici surcette pauvre femme vraiment bien digne de pitieacute Le mari est neacute je crois

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agrave Creacutemone et arrive drsquoAllemagne  il voulait faire prendre une nouvellemusique et de nouveaux instruments chez les Tedeschi  Nrsquoest-ce pas agravefaire pitieacute  dit Giardini en haussant les eacutepaules Il signor Gambara qui secroit un grand compositeur ne me paraicirct pas fort sur tout le reste Ga-lant homme drsquoailleurs plein de sens et drsquoesprit quelquefois fort aimablesurtout quand il a bu quelques verres de vin cas rare vu sa profonde mi-segravere il srsquooccupe nuit et jour agrave composer des opeacuteras et des symphoniesimaginaires au lieu de chercher agrave gagner honnecirctement sa vie Sa pauvrefemme est reacuteduite agrave travailler pour toute sorte de monde le monde de laborne  Que voulez-vous  elle aime son mari comme un pegravere et le soignecomme un enfant Beaucoup de jeunes gens ont dicircneacute chez moi pour faireleur cour agrave madame mais pas un nrsquoa reacuteussi dit-il en appuyant sur le der-nier mot La signora Marianna est sage mon cher monsieur trop sagepour son malheur  Les hommes ne donnent rien pour rien aujourdrsquohuiLa pauvre femme mourra donc agrave la peine Vous croyez que son mari lareacutecompense de ce deacutevouement  bah  monsieur ne lui accorde pas unsourire  et leur cuisine se fait chez le boulanger car non-seulement cediable drsquohomme ne gagne pas un sou mais encore il deacutepense tout le fruitdu travail de sa femme en instruments qursquoil taille qursquoil allonge qursquoil rac-courcit qursquoil deacutemonte et remonte jusqursquoagrave ce qursquoils ne puissent plus rendreque des sons agrave faire fuir les chats  alors il est content Et pourtant vousverrez en lui le plus doux le meilleur de tous les hommes et nullementparesseux il travaille toujoursQue vous dirai-je  il est fou et ne connaicirctpas son eacutetat Je lrsquoai vu limant et forgeant ses instruments manger du painnoir avec un appeacutetit qui me faisait envie agrave moi-mecircme agrave moi monsieurqui ai la meilleure table de Paris Oui Excellence avant un quart drsquoheurevous saurez quel homme je suis Jrsquoai introduit dans la cuisine italiennedes raffinements qui vous surprendront Excellence je suis Napolitaincrsquoest-agrave-dire neacute cuisinier Mais agrave quoi sert lrsquoinstinct sans la science  lascience  jrsquoai passeacute trente ans agrave lrsquoacqueacuterir et voyez ougrave elle mrsquoa conduitMon histoire est celle de tous les hommes de talent  Mes essais mes ex-peacuteriences ont ruineacute trois restaurants successivement fondeacutes agrave Naples agraveParme et agrave Rome Aujourdrsquohui que je suis encore reacuteduit agrave faire meacutetierde mon art je me laisse aller le plus souvent agrave ma passion dominante Jesers agrave ces pauvres reacutefugieacutes quelques-uns de mes ragoucircts de preacutedilection

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Je me ruine ainsi  Sottise direz-vous  Je le sais  mais que voulez-vous le talent mrsquoemporte et je ne puis reacutesister agrave confectionner un mets qui mesourit Ils srsquoen aperccediloivent toujours les gaillards Ils savent bien je vousle jure qui de ma femme ou de moi a servi la batterie Qursquoarrive-t-il de soixante et quelques convives que je voyais chaque jour agrave ma tableagrave lrsquoeacutepoque ougrave jrsquoai fondeacute ce miseacuterable restaurant je nrsquoen reccedilois plus au-jourdrsquohui qursquoune vingtaine environ agrave qui je fais creacutedit pour la plupart dutemps Les Pieacutemontais les Savoyards sont partis  mais les connaisseursles gens de goucirct les vrais Italiens me sont resteacutes Aussi pour eux nrsquoest-ilsacrifice que je ne fasse  je leur donne bien souvent pour vingt-cinq souspar tecircte un dicircner qui me revient au double

La parole du signor Giardini sentait tant la naiumlve rouerie napolitaineque le comte charmeacute se crut encore agrave Geacuterolamo

― Puisqursquoil en est ainsi mon cher hocircte dit-il familiegraverement au cuisi-nier puisque le hasard et votre confiance mrsquoont mis dans le secret de vossacrifices journaliers permettez-moi de doubler la somme

En achevant ces mots Andrea faisait tourner sur le poecircle une piegravece dequarante francs sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusementdeux francs cinquante centimes non sans quelques faccedilons discregravetes quile reacutejouirent fort

― Dans quelques minutes reprit Giardini vous allez voir votre don-nina Je vous placerai pregraves du mari et si vous voulez ecirctre dans ses bonnesgracircces parlez musique je les ai inviteacutes tous deux pauvres gens  A causedu nouvel an je reacutegale mes hocirctes drsquoun mets dans la confection duquel jecrois mrsquoecirctre surpasseacutehellip

La voix du signor Giardini fut couverte par les bruyantes feacutelicitationsdes convives qui vinrent deux agrave deux un agrave un assez capricieusementsuivant la coutume des tables drsquohocircte Giardini affectait de se tenir pregraves ducomte et faisait le cicerone en lui indiquant quels eacutetaient ses habitueacutes Iltacircchait drsquoamener par ses lazzi un sourire sur les legravevres drsquoun homme en quison instinct de Napolitain lui indiquait un riche protecteur agrave exploiter

― Celui-ci dit-il est un pauvre compositeur qui voudrait passer dela romance agrave lrsquoopeacutera et ne peut Il se plaint des directeurs des marchandsde musique de tout le monde excepteacute de lui-mecircme et certes il nrsquoa pasde plus cruel ennemi Vous voyez quel teint fleuri quel contentement

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de lui combien peu drsquoefforts dans ses traits si bien disposeacutes pour la ro-mance  celui qui lrsquoaccompagne et qui a lrsquoair drsquoun marchand drsquoallumettesest une des plus grandes ceacuteleacutebriteacutes musicales Gigelmi  le plus grand chefdrsquoorchestre italien connu  mais il est sourd et finit malheureusement savie priveacute de ce qui la lui embellissait Oh  voici notre grand Ottobonile plus naiumlf vieillard que la terre ait porteacute mais il est soupccedilonneacute drsquoecirctre leplus enrageacute de ceux qui veulent la reacutegeacuteneacuteration de lrsquoItalie Je me demandecomment lrsquoon peut bannir un si aimable vieillard 

Ici Giardini regarda le comte qui se sentant sondeacute du cocircteacute politiquece retrancha dans une immobiliteacute tout italienne

― Un homme obligeacute de faire la cuisine agrave tout le monde doit srsquointer-dire drsquoavoir une opinion politique Excellence dit le cuisinier en conti-nuant Mais tout le monde agrave lrsquoaspect de ce brave homme qui a plus lrsquoairdrsquoun mouton que drsquoun lion eucirct dit ce que je pense devant lrsquoambassadeurdrsquoAutriche lui-mecircme Drsquoailleurs nous sommes dans un moment ougrave la li-berteacute nrsquoest plus proscrite et va recommencer sa tourneacutee  Ces braves gensle croient du moins dit-il en srsquoapprochant de lrsquooreille du comte et pour-quoi contrarierais-je (contrarierai-je) leurs espeacuterances  car moi je ne haispas lrsquoabsolutisme Excellence  Tout grand talent est absolutiste  Heacute  bienquoique plein de geacutenie Ottoboni se donne des peines inouiumles pour lrsquoins-truction de lrsquoItalie il compose des petits livres pour eacuteclairer lrsquointelligencedes enfants et des gens du peuple il les fait passer tregraves-habilement en Ita-lie il prend tous les moyens de refaire un moral agrave notre pauvre patrie quipreacuteegravere la jouissance agrave la liberteacute peut-ecirctre avec raison 

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put riendeacutecouvrir de ses veacuteritables opinions politiques

― Ottoboni reprit-il est un saint homme il est tregraves-secourable tousles reacutefugieacutes lrsquoaiment car Excellence un libeacuteral peut avoir des vertus  Oh oh  fit Giardini voilagrave un journaliste dit-il en deacutesignant un homme quiavait le costume ridicule que lrsquoon donnait autrefois aux poeumltes logeacutes dansles greniers car son habit eacutetait racircpeacute ses bottes crevasseacutees son chapeaugras et sa redingote dans un eacutetat de veacutetusteacute deacuteplorable Excellence cepauvre homme est plein de talent ethellip incorruptible  il srsquoest trompeacute surson eacutepoque il dit la veacuteriteacute agrave tout le monde personne ne peut le souffrirIl rend compte des theacuteacirctres dans deux journaux obscurs quoiqursquoil soit

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assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 13: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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agrave Creacutemone et arrive drsquoAllemagne  il voulait faire prendre une nouvellemusique et de nouveaux instruments chez les Tedeschi  Nrsquoest-ce pas agravefaire pitieacute  dit Giardini en haussant les eacutepaules Il signor Gambara qui secroit un grand compositeur ne me paraicirct pas fort sur tout le reste Ga-lant homme drsquoailleurs plein de sens et drsquoesprit quelquefois fort aimablesurtout quand il a bu quelques verres de vin cas rare vu sa profonde mi-segravere il srsquooccupe nuit et jour agrave composer des opeacuteras et des symphoniesimaginaires au lieu de chercher agrave gagner honnecirctement sa vie Sa pauvrefemme est reacuteduite agrave travailler pour toute sorte de monde le monde de laborne  Que voulez-vous  elle aime son mari comme un pegravere et le soignecomme un enfant Beaucoup de jeunes gens ont dicircneacute chez moi pour faireleur cour agrave madame mais pas un nrsquoa reacuteussi dit-il en appuyant sur le der-nier mot La signora Marianna est sage mon cher monsieur trop sagepour son malheur  Les hommes ne donnent rien pour rien aujourdrsquohuiLa pauvre femme mourra donc agrave la peine Vous croyez que son mari lareacutecompense de ce deacutevouement  bah  monsieur ne lui accorde pas unsourire  et leur cuisine se fait chez le boulanger car non-seulement cediable drsquohomme ne gagne pas un sou mais encore il deacutepense tout le fruitdu travail de sa femme en instruments qursquoil taille qursquoil allonge qursquoil rac-courcit qursquoil deacutemonte et remonte jusqursquoagrave ce qursquoils ne puissent plus rendreque des sons agrave faire fuir les chats  alors il est content Et pourtant vousverrez en lui le plus doux le meilleur de tous les hommes et nullementparesseux il travaille toujoursQue vous dirai-je  il est fou et ne connaicirctpas son eacutetat Je lrsquoai vu limant et forgeant ses instruments manger du painnoir avec un appeacutetit qui me faisait envie agrave moi-mecircme agrave moi monsieurqui ai la meilleure table de Paris Oui Excellence avant un quart drsquoheurevous saurez quel homme je suis Jrsquoai introduit dans la cuisine italiennedes raffinements qui vous surprendront Excellence je suis Napolitaincrsquoest-agrave-dire neacute cuisinier Mais agrave quoi sert lrsquoinstinct sans la science  lascience  jrsquoai passeacute trente ans agrave lrsquoacqueacuterir et voyez ougrave elle mrsquoa conduitMon histoire est celle de tous les hommes de talent  Mes essais mes ex-peacuteriences ont ruineacute trois restaurants successivement fondeacutes agrave Naples agraveParme et agrave Rome Aujourdrsquohui que je suis encore reacuteduit agrave faire meacutetierde mon art je me laisse aller le plus souvent agrave ma passion dominante Jesers agrave ces pauvres reacutefugieacutes quelques-uns de mes ragoucircts de preacutedilection

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Je me ruine ainsi  Sottise direz-vous  Je le sais  mais que voulez-vous le talent mrsquoemporte et je ne puis reacutesister agrave confectionner un mets qui mesourit Ils srsquoen aperccediloivent toujours les gaillards Ils savent bien je vousle jure qui de ma femme ou de moi a servi la batterie Qursquoarrive-t-il de soixante et quelques convives que je voyais chaque jour agrave ma tableagrave lrsquoeacutepoque ougrave jrsquoai fondeacute ce miseacuterable restaurant je nrsquoen reccedilois plus au-jourdrsquohui qursquoune vingtaine environ agrave qui je fais creacutedit pour la plupart dutemps Les Pieacutemontais les Savoyards sont partis  mais les connaisseursles gens de goucirct les vrais Italiens me sont resteacutes Aussi pour eux nrsquoest-ilsacrifice que je ne fasse  je leur donne bien souvent pour vingt-cinq souspar tecircte un dicircner qui me revient au double

La parole du signor Giardini sentait tant la naiumlve rouerie napolitaineque le comte charmeacute se crut encore agrave Geacuterolamo

― Puisqursquoil en est ainsi mon cher hocircte dit-il familiegraverement au cuisi-nier puisque le hasard et votre confiance mrsquoont mis dans le secret de vossacrifices journaliers permettez-moi de doubler la somme

En achevant ces mots Andrea faisait tourner sur le poecircle une piegravece dequarante francs sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusementdeux francs cinquante centimes non sans quelques faccedilons discregravetes quile reacutejouirent fort

― Dans quelques minutes reprit Giardini vous allez voir votre don-nina Je vous placerai pregraves du mari et si vous voulez ecirctre dans ses bonnesgracircces parlez musique je les ai inviteacutes tous deux pauvres gens  A causedu nouvel an je reacutegale mes hocirctes drsquoun mets dans la confection duquel jecrois mrsquoecirctre surpasseacutehellip

La voix du signor Giardini fut couverte par les bruyantes feacutelicitationsdes convives qui vinrent deux agrave deux un agrave un assez capricieusementsuivant la coutume des tables drsquohocircte Giardini affectait de se tenir pregraves ducomte et faisait le cicerone en lui indiquant quels eacutetaient ses habitueacutes Iltacircchait drsquoamener par ses lazzi un sourire sur les legravevres drsquoun homme en quison instinct de Napolitain lui indiquait un riche protecteur agrave exploiter

― Celui-ci dit-il est un pauvre compositeur qui voudrait passer dela romance agrave lrsquoopeacutera et ne peut Il se plaint des directeurs des marchandsde musique de tout le monde excepteacute de lui-mecircme et certes il nrsquoa pasde plus cruel ennemi Vous voyez quel teint fleuri quel contentement

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de lui combien peu drsquoefforts dans ses traits si bien disposeacutes pour la ro-mance  celui qui lrsquoaccompagne et qui a lrsquoair drsquoun marchand drsquoallumettesest une des plus grandes ceacuteleacutebriteacutes musicales Gigelmi  le plus grand chefdrsquoorchestre italien connu  mais il est sourd et finit malheureusement savie priveacute de ce qui la lui embellissait Oh  voici notre grand Ottobonile plus naiumlf vieillard que la terre ait porteacute mais il est soupccedilonneacute drsquoecirctre leplus enrageacute de ceux qui veulent la reacutegeacuteneacuteration de lrsquoItalie Je me demandecomment lrsquoon peut bannir un si aimable vieillard 

Ici Giardini regarda le comte qui se sentant sondeacute du cocircteacute politiquece retrancha dans une immobiliteacute tout italienne

― Un homme obligeacute de faire la cuisine agrave tout le monde doit srsquointer-dire drsquoavoir une opinion politique Excellence dit le cuisinier en conti-nuant Mais tout le monde agrave lrsquoaspect de ce brave homme qui a plus lrsquoairdrsquoun mouton que drsquoun lion eucirct dit ce que je pense devant lrsquoambassadeurdrsquoAutriche lui-mecircme Drsquoailleurs nous sommes dans un moment ougrave la li-berteacute nrsquoest plus proscrite et va recommencer sa tourneacutee  Ces braves gensle croient du moins dit-il en srsquoapprochant de lrsquooreille du comte et pour-quoi contrarierais-je (contrarierai-je) leurs espeacuterances  car moi je ne haispas lrsquoabsolutisme Excellence  Tout grand talent est absolutiste  Heacute  bienquoique plein de geacutenie Ottoboni se donne des peines inouiumles pour lrsquoins-truction de lrsquoItalie il compose des petits livres pour eacuteclairer lrsquointelligencedes enfants et des gens du peuple il les fait passer tregraves-habilement en Ita-lie il prend tous les moyens de refaire un moral agrave notre pauvre patrie quipreacuteegravere la jouissance agrave la liberteacute peut-ecirctre avec raison 

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put riendeacutecouvrir de ses veacuteritables opinions politiques

― Ottoboni reprit-il est un saint homme il est tregraves-secourable tousles reacutefugieacutes lrsquoaiment car Excellence un libeacuteral peut avoir des vertus  Oh oh  fit Giardini voilagrave un journaliste dit-il en deacutesignant un homme quiavait le costume ridicule que lrsquoon donnait autrefois aux poeumltes logeacutes dansles greniers car son habit eacutetait racircpeacute ses bottes crevasseacutees son chapeaugras et sa redingote dans un eacutetat de veacutetusteacute deacuteplorable Excellence cepauvre homme est plein de talent ethellip incorruptible  il srsquoest trompeacute surson eacutepoque il dit la veacuteriteacute agrave tout le monde personne ne peut le souffrirIl rend compte des theacuteacirctres dans deux journaux obscurs quoiqursquoil soit

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assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 14: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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Je me ruine ainsi  Sottise direz-vous  Je le sais  mais que voulez-vous le talent mrsquoemporte et je ne puis reacutesister agrave confectionner un mets qui mesourit Ils srsquoen aperccediloivent toujours les gaillards Ils savent bien je vousle jure qui de ma femme ou de moi a servi la batterie Qursquoarrive-t-il de soixante et quelques convives que je voyais chaque jour agrave ma tableagrave lrsquoeacutepoque ougrave jrsquoai fondeacute ce miseacuterable restaurant je nrsquoen reccedilois plus au-jourdrsquohui qursquoune vingtaine environ agrave qui je fais creacutedit pour la plupart dutemps Les Pieacutemontais les Savoyards sont partis  mais les connaisseursles gens de goucirct les vrais Italiens me sont resteacutes Aussi pour eux nrsquoest-ilsacrifice que je ne fasse  je leur donne bien souvent pour vingt-cinq souspar tecircte un dicircner qui me revient au double

La parole du signor Giardini sentait tant la naiumlve rouerie napolitaineque le comte charmeacute se crut encore agrave Geacuterolamo

― Puisqursquoil en est ainsi mon cher hocircte dit-il familiegraverement au cuisi-nier puisque le hasard et votre confiance mrsquoont mis dans le secret de vossacrifices journaliers permettez-moi de doubler la somme

En achevant ces mots Andrea faisait tourner sur le poecircle une piegravece dequarante francs sur laquelle le signor Giardini lui rendit religieusementdeux francs cinquante centimes non sans quelques faccedilons discregravetes quile reacutejouirent fort

― Dans quelques minutes reprit Giardini vous allez voir votre don-nina Je vous placerai pregraves du mari et si vous voulez ecirctre dans ses bonnesgracircces parlez musique je les ai inviteacutes tous deux pauvres gens  A causedu nouvel an je reacutegale mes hocirctes drsquoun mets dans la confection duquel jecrois mrsquoecirctre surpasseacutehellip

La voix du signor Giardini fut couverte par les bruyantes feacutelicitationsdes convives qui vinrent deux agrave deux un agrave un assez capricieusementsuivant la coutume des tables drsquohocircte Giardini affectait de se tenir pregraves ducomte et faisait le cicerone en lui indiquant quels eacutetaient ses habitueacutes Iltacircchait drsquoamener par ses lazzi un sourire sur les legravevres drsquoun homme en quison instinct de Napolitain lui indiquait un riche protecteur agrave exploiter

― Celui-ci dit-il est un pauvre compositeur qui voudrait passer dela romance agrave lrsquoopeacutera et ne peut Il se plaint des directeurs des marchandsde musique de tout le monde excepteacute de lui-mecircme et certes il nrsquoa pasde plus cruel ennemi Vous voyez quel teint fleuri quel contentement

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de lui combien peu drsquoefforts dans ses traits si bien disposeacutes pour la ro-mance  celui qui lrsquoaccompagne et qui a lrsquoair drsquoun marchand drsquoallumettesest une des plus grandes ceacuteleacutebriteacutes musicales Gigelmi  le plus grand chefdrsquoorchestre italien connu  mais il est sourd et finit malheureusement savie priveacute de ce qui la lui embellissait Oh  voici notre grand Ottobonile plus naiumlf vieillard que la terre ait porteacute mais il est soupccedilonneacute drsquoecirctre leplus enrageacute de ceux qui veulent la reacutegeacuteneacuteration de lrsquoItalie Je me demandecomment lrsquoon peut bannir un si aimable vieillard 

Ici Giardini regarda le comte qui se sentant sondeacute du cocircteacute politiquece retrancha dans une immobiliteacute tout italienne

― Un homme obligeacute de faire la cuisine agrave tout le monde doit srsquointer-dire drsquoavoir une opinion politique Excellence dit le cuisinier en conti-nuant Mais tout le monde agrave lrsquoaspect de ce brave homme qui a plus lrsquoairdrsquoun mouton que drsquoun lion eucirct dit ce que je pense devant lrsquoambassadeurdrsquoAutriche lui-mecircme Drsquoailleurs nous sommes dans un moment ougrave la li-berteacute nrsquoest plus proscrite et va recommencer sa tourneacutee  Ces braves gensle croient du moins dit-il en srsquoapprochant de lrsquooreille du comte et pour-quoi contrarierais-je (contrarierai-je) leurs espeacuterances  car moi je ne haispas lrsquoabsolutisme Excellence  Tout grand talent est absolutiste  Heacute  bienquoique plein de geacutenie Ottoboni se donne des peines inouiumles pour lrsquoins-truction de lrsquoItalie il compose des petits livres pour eacuteclairer lrsquointelligencedes enfants et des gens du peuple il les fait passer tregraves-habilement en Ita-lie il prend tous les moyens de refaire un moral agrave notre pauvre patrie quipreacuteegravere la jouissance agrave la liberteacute peut-ecirctre avec raison 

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put riendeacutecouvrir de ses veacuteritables opinions politiques

― Ottoboni reprit-il est un saint homme il est tregraves-secourable tousles reacutefugieacutes lrsquoaiment car Excellence un libeacuteral peut avoir des vertus  Oh oh  fit Giardini voilagrave un journaliste dit-il en deacutesignant un homme quiavait le costume ridicule que lrsquoon donnait autrefois aux poeumltes logeacutes dansles greniers car son habit eacutetait racircpeacute ses bottes crevasseacutees son chapeaugras et sa redingote dans un eacutetat de veacutetusteacute deacuteplorable Excellence cepauvre homme est plein de talent ethellip incorruptible  il srsquoest trompeacute surson eacutepoque il dit la veacuteriteacute agrave tout le monde personne ne peut le souffrirIl rend compte des theacuteacirctres dans deux journaux obscurs quoiqursquoil soit

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assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 15: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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de lui combien peu drsquoefforts dans ses traits si bien disposeacutes pour la ro-mance  celui qui lrsquoaccompagne et qui a lrsquoair drsquoun marchand drsquoallumettesest une des plus grandes ceacuteleacutebriteacutes musicales Gigelmi  le plus grand chefdrsquoorchestre italien connu  mais il est sourd et finit malheureusement savie priveacute de ce qui la lui embellissait Oh  voici notre grand Ottobonile plus naiumlf vieillard que la terre ait porteacute mais il est soupccedilonneacute drsquoecirctre leplus enrageacute de ceux qui veulent la reacutegeacuteneacuteration de lrsquoItalie Je me demandecomment lrsquoon peut bannir un si aimable vieillard 

Ici Giardini regarda le comte qui se sentant sondeacute du cocircteacute politiquece retrancha dans une immobiliteacute tout italienne

― Un homme obligeacute de faire la cuisine agrave tout le monde doit srsquointer-dire drsquoavoir une opinion politique Excellence dit le cuisinier en conti-nuant Mais tout le monde agrave lrsquoaspect de ce brave homme qui a plus lrsquoairdrsquoun mouton que drsquoun lion eucirct dit ce que je pense devant lrsquoambassadeurdrsquoAutriche lui-mecircme Drsquoailleurs nous sommes dans un moment ougrave la li-berteacute nrsquoest plus proscrite et va recommencer sa tourneacutee  Ces braves gensle croient du moins dit-il en srsquoapprochant de lrsquooreille du comte et pour-quoi contrarierais-je (contrarierai-je) leurs espeacuterances  car moi je ne haispas lrsquoabsolutisme Excellence  Tout grand talent est absolutiste  Heacute  bienquoique plein de geacutenie Ottoboni se donne des peines inouiumles pour lrsquoins-truction de lrsquoItalie il compose des petits livres pour eacuteclairer lrsquointelligencedes enfants et des gens du peuple il les fait passer tregraves-habilement en Ita-lie il prend tous les moyens de refaire un moral agrave notre pauvre patrie quipreacuteegravere la jouissance agrave la liberteacute peut-ecirctre avec raison 

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put riendeacutecouvrir de ses veacuteritables opinions politiques

― Ottoboni reprit-il est un saint homme il est tregraves-secourable tousles reacutefugieacutes lrsquoaiment car Excellence un libeacuteral peut avoir des vertus  Oh oh  fit Giardini voilagrave un journaliste dit-il en deacutesignant un homme quiavait le costume ridicule que lrsquoon donnait autrefois aux poeumltes logeacutes dansles greniers car son habit eacutetait racircpeacute ses bottes crevasseacutees son chapeaugras et sa redingote dans un eacutetat de veacutetusteacute deacuteplorable Excellence cepauvre homme est plein de talent ethellip incorruptible  il srsquoest trompeacute surson eacutepoque il dit la veacuteriteacute agrave tout le monde personne ne peut le souffrirIl rend compte des theacuteacirctres dans deux journaux obscurs quoiqursquoil soit

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assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 16: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

assez instruit pour eacutecrire dans les grands journaux Pauvre homme  Lesautres ne valent pas la peine de vous ecirctre indiqueacutes et Votre Excellence lesdevinera dit-il en srsquoapercevant qursquoagrave lrsquoaspect de la femme du compositeurle comte ne lrsquoeacutecoutait plus

En voyant Andrea la signora Marianna tressaillit et ses joues se cou-vrirent drsquoune vive rougeur

― Le voici dit Giardini agrave voix basse en serrant le bras du comte etlui montrant un homme drsquoune grande taille Voyez comme il est pacircle etgrave le pauvre homme  aujourdrsquohui le dada nrsquoa sans doute pas trotteacute agraveson ideacutee

La preacuteoccupation amoureuse drsquoAndrea fut troubleacutee par un charmesaisissant qui signalait Gambara agrave lrsquoattention de tout veacuteritable artiste Lecompositeur avait atteint sa quarantiegraveme anneacutee  mais quoique son frontlarge et chauve fucirct sillonneacute de quelques plis parallegraveles et peu profondsmalgreacute ses tempes creuses ougrave quelques veines nuanccedilaient de bleu le tissutransparent drsquoune peau lisse malgreacute la profondeur des orbites ougrave srsquoenca-draient ses yeux noirs pourvus de larges paupiegraveres aux cils clairs la partieinfeacuterieure de son visage lui donnait tous les semblants de la jeunesse parla tranquilliteacute des lignes et par la mollesse des contours Le premier coupdrsquoœil disait agrave lrsquoobservateur que chez cet homme la passion avait eacuteteacute eacutetouf-feacutee au profit de lrsquointelligence qui seule srsquoeacutetait vieillie dans quelque grandelutte Andrea jeta rapidement un regard agraveMarianna qui lrsquoeacutepiait A lrsquoaspectde cette belle tecircte italienne dont les proportions exactes et la splendide co-loration reacuteveacutelaient une de ces organisations ougrave toutes les forces humainessont harmoniquement balanceacutees il mesura lrsquoabicircme qui seacuteparait ces deuxecirctres unis par le hasard Heureux du preacutesage qursquoil voyait dans cette dis-semblance entre les deux eacutepoux il ne songeait point agrave se deacutefendre drsquounsentiment qui devait eacutelever une barriegravere entre la belle Marianna et lui Ilressentait deacutejagrave pour cet homme de qui elle eacutetait lrsquounique bien une sorte depitieacute respectueuse en devinant la digne et sereine infortune qursquoaccusait leregard doux et meacutelancolique de Gambara Apregraves srsquoecirctre attendu agrave rencon-trer dans cet homme un de ces personnages grotesques si souvent mis enscegravene par les conteurs allemands et par les poeumltes de librei il trouvait unhomme simple et reacuteserveacute dont les maniegraveres et la tenue exemptes de touteeacutetrangeteacute ne manquaient pas de noblesse Sans offrir la moindre appa-

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 17: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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rence de luxe son costume eacutetait plus convenable que ne le comportaitsa profonde misegravere et son linge attestait la tendresse qui veillait sur lesmoindres deacutetails de sa vie Andrea leva des yeux humides sur Mariannaqui ne rougit point et laissa eacutechapper un demi-sourire ougrave perccedilait peut-ecirctre lrsquoorgueil que lui inspira ce muet hommage Trop seacuterieusement eacuteprispour ne pas eacutepier le moindre indice de complaisance le comte se crutaimeacute en se voyant si bien compris Degraves lors il srsquooccupa de la conquecirctedu mari plutocirct que de celle de la femme en dirigeant toutes ses batteriescontre le pauvre Gambara qui ne se doutant de rien avalait sans les goucirc-ter les bocconi du signor Giardini Le comte entama la conversation surun sujet banal  mais degraves les premiers mots il tint cette intelligence preacute-tendue aveugle peut-ecirctre sur un point pour fort clairvoyante sur tous lesautres et vit qursquoil srsquoagissait moins de caresser la fantaisie de ce malicieuxbonhomme que de tacirccher drsquoen comprendre les ideacutees Les convives gensaffameacutes dont lrsquoesprit se reacuteveillait agrave lrsquoaspect drsquoun repas bon ou mauvaislaissaient percer les dispositions les plus hostiles au pauvre Gambara etnrsquoattendaient que la fin du premier service pour donner lrsquoessor agrave leursplaisanteries Un reacutefugieacute dont les œillades freacutequentes trahissaient de preacute-tentieux projets sur Marianna et qui croyait se placer bien avant dans lecœur de lrsquoItalienne en cherchant agrave reacutepandre le ridicule sur son mari com-menccedila le feu pour mettre le nouveau venu au fait des mœurs de la tabledrsquohocircte

― Voici bien du temps que nous nrsquoentendons plus parler de lrsquoopeacuterade Mahomet srsquoeacutecria-t-il en souriant agrave Marianna serait-ce que tout en-tier aux soins domestiques absorbeacute par les douceurs du pot-au-feu PaoloGambara neacutegligerait un talent surhumain laisserait refroidir son geacutenie etattieacutedir son imagination 

Gambara connaissait tous les convives il se sentait placeacute dans unesphegravere si supeacuterieure qursquoil ne prenait plus la peine de repousser leurs at-taques il ne reacutepondit point

― Il nrsquoest pas donneacute agrave tout le monde reprit le journaliste drsquoavoir assezdrsquointelligence pour comprendre les eacutelucubrations musicales de monsieuret lagrave sans doute est la raison qui empecircche notre divin maestro de se pro-duire aux bons Parisiens

― Cependant dit le compositeur de romances qui nrsquoavait ouvert la

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 18: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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bouche que pour y engloutir tout ce qui se preacutesentait je connais des gensagrave talent qui font un certain cas du jugement des Parisiens Jrsquoai quelquereacuteputation en musique ajouta-t-il drsquoun air modeste je ne la dois qursquoagrave mespetits airs de vaudeville et au succegraves qursquoobtiennentmes contredanses dansles salons  mais je compte faire bientocirct exeacutecuter une messe composeacuteepour lrsquoanniversaire de la mort de Beethoven et je crois que je serai mieuxcompris agrave Paris que partout ailleurs Monsieur me fera-t-il lrsquohonneur drsquoyassister  dit-il en srsquoadressant agrave Andrea

― Merci reacutepondit le comte je ne me sens pas doueacute des organes neacute-cessaires agrave lrsquoappreacuteciation des chants franccedilais Mais si vous eacutetiez mortmonsieur et que Beethoven eucirct fait la messe je ne manquerais pas drsquoal-ler lrsquoentendre

Cette plaisanterie fit cesser lrsquoescarmouche de ceux qui voulaientmettre Gambara sur la voie de ses lubies afin de divertir le nouveau venuAndrea sentait deacutejagrave quelque reacutepugnance agrave donner une folie si noble etsi touchante en spectacle agrave tant de vulgaires sagesses Il poursuivit sansarriegravere-penseacutee un entretien agrave bacirctons rompus pendant lequel le nez dusignor Giardini srsquointerposa souvent agrave deux reacutepliques A chaque fois qursquoileacutechappait agrave Gambara quelque plaisanterie de bon ton ou quelque aperccediluparadoxal le cuisinier avanccedilait la tecircte jetait au musicien un regard de pi-tieacute un regard drsquointelligence au comte et lui disait agrave lrsquooreille  ― E mao Un moment vint ougrave le cuisinier interrompit le cours de ses observationsjudicieuses pour srsquooccuper du second service auquel il attachait la plusgrande importance Pendant son absence qui dura peu Gambara se pen-cha vers lrsquooreille drsquoAndrea

― Ce bon Giardini lui dit-il agrave demi-voix nous a menaceacutes aujourdrsquohuidrsquoun plat de son meacutetier que je vous engage agrave respecter quoique sa femmeen ait surveilleacute la preacuteparation Le brave homme a la manie des innova-tions en cuisine Il srsquoest ruineacute en essais dont le dernier lrsquoa forceacute agrave partirde Rome sans passe-port circonstance sur laquelle il se tait Apregraves avoiracheteacute un restaurant en reacuteputation il fut chargeacute drsquoun gala que donnait uncardinal nouvellement promu et dont la maison nrsquoeacutetait pas encore mon-teacutee Giardini crut avoir trouveacute une occasion de se distinguer il y parvint le soir mecircme accuseacute drsquoavoir voulu empoisonner tout le conclave il futcontraint de quitter Rome et lrsquoItalie sans faire ses malles Ce malheur lui

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 19: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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a porteacute le dernier coup et maintenanthellipGambara se posa un doigt au milieu de son front et secoua la tecircte― Drsquoailleurs ajouta-t-il il est bon hommeMa femme assure que nous

lui avons beaucoup drsquoobligationsGiardini parut portant avec preacutecaution un plat qursquoil posa au milieu de

la table et apregraves il revint modestement se placer aupregraves drsquoAndrea qui futservi le premier Degraves qursquoil eut goucircteacute ce mets le comte trouva un intervalleinfranchissable entre la premiegravere et la seconde boucheacutee Son embarrasfut grand il tenait fort agrave ne point meacutecontenter le cuisinier qui lrsquoobservaitattentivement Si le restaurateur franccedilais se soucie peu de voir deacutedaignerun mets dont le paiement est assureacute il ne faut pas croire qursquoil en soit demecircme drsquoun restaurateur italien agrave qui souvent lrsquoeacuteloge ne suffit pas Pourgagner du temps Andrea complimenta chaleureusement Giardini mais ilse pencha vers lrsquooreille du cuisinier lui glissa sous la table une piegravece drsquooret le pria drsquoaller acheter quelques bouteilles de vin de Champagne en lelaissant libre de srsquoattribuer tout lrsquohonneur de cette libeacuteraliteacute

Quand le cuisinier reparut toutes les assiettes eacutetaient vides et la salleretentissait des louanges dumaicirctre drsquohocirctel Le vin de Champagne eacutechauffabientocirct les tecirctes italiennes et la conversation jusqursquoalors contenue par lapreacutesence drsquoun eacutetranger sauta par-dessus les bornes drsquoune reacuteserve soup-ccedilonneuse pour se reacutepandre ccedilagrave et lagrave dans les champs immenses des theacuteoriespolitiques et artistiques Andrea qui ne connaissait drsquoautres ivresses quecelles de lrsquoamour et de la poeacutesie se rendit bientocirct maicirctre de lrsquoattention geacute-neacuterale et conduisit habilement la discussion sur le terrain des questionsmusicales

― Veuillez mrsquoapprendre monsieur dit-il au faiseur de contredansescomment le Napoleacuteon des petits airs srsquoabaisse agrave deacutetrocircner Palestrina Per-golegravese Mozart pauvres gens qui vont plier bagage aux approches de cettefoudroyante messe de mort 

― Monsieur dit le compositeur un musicien est toujours embarrasseacutede reacutepondre quand sa reacuteponse exige le concours de cent exeacutecutants ha-biles Mozart Haydn et Beethoven sans orchestre sont peu de chose

― Peu de chose  reprit le comte mais tout le monde sait que lrsquoau-teur immortel de Don Juan et du Requiem srsquoappelle Mozart et jrsquoai le mal-heur drsquoignorer celui du feacutecond inventeur des contredanses qui ont tant

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de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 20: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

de vogue dans les salons― La musique existe indeacutependamment de lrsquoexeacutecution dit le chef drsquoor-

chestre qui malgreacute sa surditeacute avait saisi quelques mots de la discussionEn ouvrant la symphonie en ut mineur de Beethoven un homme de mu-sique est bientocirct transporteacute dans le monde de la Fantaisie sur les ailes drsquoordu thegraveme en sol naturel reacutepeacuteteacute enmi par les cors Il voit toute une naturetour agrave tour eacuteclaireacutee par drsquoeacuteblouissantes gerbes de lumiegraveres assombrie pardes nuages de meacutelancolie eacutegayeacutee par des chants divins

― Beethoven est deacutepasseacute par la nouvelle eacutecole dit deacutedaigneusementle compositeur de romances

― Il nrsquoest pas encore compris dit le comte comment serait-il deacutepasseacute Ici Gambara but un grand verre de vin de Champagne et accompagna

sa libation drsquoun demi-sourire approbateur― Beethoven reprit le comte a reculeacute les bornes de la musique ins-

trumentale et personne ne lrsquoa suiviGambara reacuteclama par un mouvement de tecircte― Ses ouvrages sont surtout remarquables par la simpliciteacute du plan

et par la maniegravere dont est suivi ce plan reprit le comte Chez la plupartdes compositeurs les parties drsquoorchestre folles et deacutesordonneacutees ne srsquoen-trelacent que pour produire lrsquoeffet du moment elles ne concourent pastoujours agrave lrsquoensemble du morceau par la reacutegulariteacute de leur marche ChezBeethoven les effets sont pour ainsi dire distribueacutes drsquoavance Semblablesaux diffeacuterents reacutegiments qui contribuent par des mouvements reacuteguliersau gain de la bataille les parties drsquoorchestre des symphonies de Beethovensuivent les ordres donneacutes dans lrsquointeacuterecirct geacuteneacuteral et sont subordonneacutees agravedes plans admirablement bien conccedilus Il y a pariteacute sous ce rapport chez ungeacutenie drsquoun autre genre Dans les magnifiques compositions historiques deWalter Scott le personnage le plus en dehors de lrsquoaction vient agrave un mo-ment donneacute par des fils tissus dans la trame de lrsquointrigue se rattacher audeacutenoucircment

― E vero  dit Gambara agrave qui le bon sens semblait revenir en sens in-verse de sa sobrieacuteteacute

Voulant pousser lrsquoeacutepreuve plus loin Andrea oublia pour un momenttoutes ses sympathies il se prit agrave battre en bregraveche la reacuteputation euro-peacuteenne de Rossini et fit agrave lrsquoeacutecole italienne ce procegraves qursquoelle gagne chaque

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soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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Gambara Chapitre

et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Page 21: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

soir depuis trente ans sur plus de cent theacuteacirctres en Europe Il avait fortagrave faire assureacutement Les premiers mots qursquoil prononccedila eacutelevegraverent autourde lui une sourde rumeur drsquoimprobation  mais ni les interruptions freacute-quentes ni les exclamations ni les froncements de sourcils ni les regardsde pitieacute nrsquoarrecirctegraverent lrsquoadmirateur forceneacute de Beethoven

― Comparez dit-il les productions sublimes de lrsquoauteur dont je viensde parler avec ce qursquoon est convenu drsquoappeler musique italienne  quelleinertie de penseacutees  quelle lacirccheteacute de style  Ces tournures uniformes cettebanaliteacute de cadences ces eacuteternelles fioritures jeteacutees au hasard nrsquoimportela situation ce monotone crescendo que Rossini a mis en vogue et quiest aujourdrsquohui partie inteacutegrante de toute composition  enfin ces rossi-gnolades forment une sorte de musique bavarde caillette parfumeacutee quinrsquoa de meacuterite que par le plus ou moins de faciliteacute du chanteur et la leacute-gegravereteacute de la vocalisation Lrsquoeacutecole italienne a perdu de vue la haute mis-sion de lrsquoart Au lieu drsquoeacutelever la foule jusqursquoagrave elle elle est descendue jus-qursquoagrave la foule  elle nrsquoa conquis sa vogue qursquoen acceptant des suffrages detoutes mains en srsquoadressant aux intelligences vulgaires qui sont en ma-joriteacute Cette vogue est un escamotage de carrefour Enfin les composi-tions de Rossini en qui cette musique est personnifieacutee ainsi que cellesdes maicirctres qui procegravedent plus ou moins de lui me semblent dignes toutau plus drsquoamasser dans les rues le peuple autour drsquoun orgue de Barbarieet drsquoaccompagner les entrechats de Polichinelle Jrsquoaime encore mieux lamusique franccedilaise et crsquoest tout dire Vive la musique allemande hellip quandelle sait chanter ajouta-t-il agrave voix basse

Cette sortie reacutesuma une longue thegravese dans laquelle Andrea srsquoeacutetait sou-tenu pendant plus drsquoun quart drsquoheure dans les plus hautes reacutegions de lameacutetaphysique avec lrsquoaisance drsquoun somnambule qui marche sur les toitsVivement inteacuteresseacute par ces subtiliteacutes Gambara nrsquoavait pas perdu un motde toute la discussion  il prit la parole aussitocirct qursquoAndrea parut lrsquoavoirabandonneacutee et il se fit alors un mouvement drsquoattention parmi tous lesconvives dont plusieurs se disposaient agrave quitter la place

― Vous attaquez bien vivement lrsquoeacutecole italienne reprit Gambara fortanimeacute par le vin de Champagne ce qui drsquoailleurs mrsquoest assez indiffeacuterentGracircce agrave Dieu je suis en dehors de ces pauvreteacutes plus ou moins meacutelo-diques  Mais un homme du monde montre peu de reconnaissance pour

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cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 22: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

cette terre classique drsquoougrave lrsquoAllemagne et la France tiregraverent leurs premiegraveresleccedilons Pendant que les compositions de Carissimi Cavalli Scarlati Rossisrsquoexeacutecutaient dans toute lrsquoItalie les violonistes de lrsquoOpeacutera de Paris avaientle singulier privileacutege de jouer du violon avec des gants Lulli qui eacutetenditlrsquoempire de lrsquoharmonie et le premier classa les dissonances ne trouva agraveson arriveacutee en France qursquoun cuisinier et un maccedilon qui eussent des voixet lrsquointelligence suffisante pour exeacutecuter sa musique  il fit un teacutenor dupremier et meacutetamorphosa le second en basse-taille Dans ce temps-lagravelrsquoAllemagne agrave lrsquoexception de Seacutebastien Bach ignorait la musique Maismonsieur dit Gambara du ton humble drsquoun homme qui craint de voir sesparoles accueillies par le deacutedain ou par la malveillance quoique jeunevous avez longtemps eacutetudieacute ces hautes questions de lrsquoart sans quoi vousne les exposeriez pas avec tant de clarteacute

Ce mot fit sourire une partie de lrsquoauditoire qui nrsquoavait rien comprisaux distinctions eacutetablies par Andrea  Giardini persuadeacute que le comtenrsquoavait deacutebiteacute que des phrases sans suite le poussa leacutegegraverement en riantsous cape drsquoune mystification de laquelle il aimait agrave se croire complice

― Il y a dans tout ce que vous venez de nous dire beaucoup de chosesqui me paraissent fort senseacutees dit Gambara en poursuivant mais prenezgarde  Votre plaidoyer en fleacutetrissant le sensualisme italien me (ne) paraicirctincliner vers lrsquoideacutealisme allemand qui nrsquoest pas une moins funeste heacutereacute-sie Si les hommes drsquoimagination et de sens tels que vous ne deacutesertentun camp que pour passer agrave lrsquoautre srsquoils ne savent pas rester neutres entreles deux excegraves nous subirons eacuteternellement lrsquoironie de ces sophistes quinient le progregraves et qui comparent le geacutenie de lrsquohomme agrave cette nappe la-quelle trop courte pour couvrir entiegraverement la table du signor Giardininrsquoen pare une des extreacutemiteacutes qursquoaux deacutepens de lrsquoautre

Giardini bondit sur sa chaise comme si un taon lrsquoeucirct piqueacute mais unereacuteflexion soudaine le rendit agrave sa digniteacute drsquoamphitryon il leva les yeux auciel et poussa de nouveau le comte qui commenccedilait agrave croire son hocircteplus fou que Gambara Cette faccedilon grave et religieuse de parler de lrsquoartinteacuteressait le Milanais au plus haut point Placeacute entre ces deux folies dontlrsquoune eacutetait si noble et lrsquoautre si vulgaire et qui se bafouaient mutuellementau grand divertissement de la foule il y eut un moment ougrave le comte sevit ballotteacute entre le sublime et la parodie ces deux faces (farces) de toute

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 23: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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creacuteation humaine Rompant alors la chaicircne des transitions incroyablesqui lrsquoavaient ameneacute dans ce bouge enfumeacute il se crut le jouet de quelquehallucination eacutetrange et ne regarda plus Gambara et Giardini que commedeux abstractions

Cependant agrave un dernier lazzi du chef drsquoorchestre qui reacutepondit agrave Gam-bara les convives srsquoeacutetaient retireacutes en riant aux eacuteclats Giardini srsquoen allapreacuteparer le cafeacute qursquoil voulait offrir agrave lrsquoeacutelite de ses hocirctes Sa femme enle-vait le couvert Le comte placeacute pregraves du poecircle entre Marianna et Gambaraeacutetait preacuteciseacutement dans la situation que le fou trouvait si deacutesirable  il avaitagrave gauche le sensualisme et lrsquoideacutealisme agrave droite Gambara rencontrantpour la premiegravere fois un homme qui ne lui riait point au nez ne tarda pasagrave sortir des geacuteneacuteraliteacutes pour parler de lui-mecircme de sa vie de ses travauxet de la reacutegeacuteneacuteration musicale de laquelle il se croyait le Messie

― Eacutecoutez vous qui ne mrsquoavez point insulteacute jusqursquoici  je veux vousraconter ma vie non pour faire parade drsquoune constance qui ne vient pointde moi mais pour la plus grande gloire de celui qui a mis en moi sa forceVous semblez bon et pieux  si vous ne croyez point en moi du moins vousme plaindrez  la pitieacute est de lrsquohomme la foi vient de Dieu

Andrea rougissant ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celuide la belle Marianna et concentra son attention sur elle tout en eacutecoutantGambara

― Je suis neacute agrave Creacutemone drsquoun facteur drsquoinstruments assez bon exeacutecu-tant mais plus fort compositeur reprit le musicien Jrsquoai donc pu connaicirctrede bonne heure les lois de la constructionmusicale dans sa double expres-sion mateacuterielle et spirituelle et faire en enfant curieux des remarques quiplus tard se sont repreacutesenteacutees dans lrsquoesprit de lrsquohomme fait Les Franccedilaisnous chassegraverent mon pegravere et moi de notre maison Nous fucircmes ruineacutespar la guerre Degraves lrsquoacircge de dix ans jrsquoai donc commenceacute la vie errante agravelaquelle ont eacuteteacute condamneacutes presque tous les hommes qui roulegraverent dansleur tecircte des innovations drsquoart de science ou de politique Le sort ou lesdispositions de leur esprit qui ne cadrent point avec les compartimentsougrave se tiennent les bourgeois les entraicircnent providentiellement sur lespoints ougrave ils doivent recevoir leurs enseignements Solliciteacute par ma pas-sion pour la musique jrsquoallais de theacuteacirctre en theacuteacirctre par toute lrsquoItalie envivant de peu comme on vit lagrave Tantocirct je faisais la basse dans un or-

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 24: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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chestre tantocirct je me trouvais sur le theacuteacirctre dans les chœurs ou sous letheacuteacirctre avec les machinistes Jrsquoeacutetudiais ainsi la musique dans tous ses ef-fets interrogeant lrsquoinstrument et la voix humaine me demandant en quoiils diegraverent en quoi ils srsquoaccordent eacutecoutant les partitions et appliquantles lois que mon pegravere mrsquoavait apprises Souvent je voyageais en raccom-modant des instruments Crsquoeacutetait une vie sans pain dans un pays ougrave brilletoujours le soleil ougrave lrsquoart est partout mais ougrave il nrsquoy a drsquoargent nulle partpour lrsquoartiste depuis que Rome nrsquoest plus que de nom seulement la reinedu monde chreacutetien Tantocirct bien accueilli tantocirct chasseacute pour ma misegravereje ne perdais point courage  jrsquoeacutecoutais les voix inteacuterieures qui mrsquoannon-ccedilaient la gloire  La musique me paraissait ecirctre dans lrsquoenfance Cette opi-nion je lrsquoai conserveacutee Tout ce qui nous reste du monde musical anteacuterieurau dix-septiegraveme siegravecle mrsquoa prouveacute que les anciens auteurs nrsquoont connuque la meacutelodie  ils ignoraient lrsquoharmonie et ses immenses ressources Lamusique est tout agrave la fois une science et un art Les racines qursquoelle a dansla physique et les matheacutematiques en font une science  elle devient unart par lrsquoinspiration qui emploie agrave son insu les theacuteoregravemes de la scienceElle tient agrave la physique par lrsquoessence mecircme de la substance qursquoelle em-ploie  le son est de lrsquoair modifieacute  lrsquoair est composeacute de principes lesquelstrouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur reacutepondentsympathisent et srsquoagrandissent par le pouvoir de la penseacutee Ainsi lrsquoair doitcontenir autant de particules drsquoeacutelasticiteacutes diffeacuterentes et capables drsquoautantde vibrations de dureacutees diverses qursquoil y a de tons dans les corps sonores etces particules perccedilues par notre oreille mises en œuvre par le musicienreacutepondent agrave des ideacutees suivant nos organisations Selon moi la nature duson est identique agrave celle de la lumiegravere Le son est la lumiegravere sous uneautre forme  lrsquoune et lrsquoautre procegravedent par des vibrations qui aboutissentagrave lrsquohomme et qursquoil transforme en penseacutees dans ses centres nerveux Lamusique de mecircme que la peinture emploie des corps qui ont la faculteacutede deacutegager telle ou telle proprieacuteteacute de la substance-megravere pour en compo-ser des tableaux En musique les instruments font lrsquooffice des couleursqursquoemploie le peintre Du moment ougrave tout son produit par un corps so-nore est toujours accompagneacute de sa tierce majeure et de sa quinte qursquoilaffecte des grains de poussiegravere placeacutes sur un parchemin tendu de ma-niegravere agrave y tracer des figures drsquoune construction geacuteomeacutetrique toujours les

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mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 25: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

mecircmes suivant les diffeacuterents volumes du son reacuteguliegraveres quand on faitun accord et sans formes exactes quand on produit des dissonances jedis que la musique est un art tissu dans les entrailles mecircme de la Na-ture La musique obeacuteit agrave des lois physiques et matheacutematiques Les loisphysiques sont peu connues les lois matheacutematiques le sont davantage et depuis qursquoon a commenceacute agrave eacutetudier leurs relations on a creacuteeacute lrsquohar-monie agrave laquelle nous avons ducirc Haydn Mozart Beethoven et Rossinibeaux geacutenies qui certes ont produit une musique plus perfectionneacutee quecelle de leurs devanciers gens dont le geacutenie drsquoailleurs est incontestableLes vieux maicirctres chantaient au lieu de disposer de lrsquoart et de la sciencenoble alliance qui permet de fondre en un tout les belles meacutelodies et lapuissante harmonie Or si la deacutecouverte des lois matheacutematiques a donneacuteces quatre grands musiciens ougrave nrsquoirions-nous pas si nous trouvions leslois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblonsen plus ou moins grande quantiteacute suivant des proportions agrave rechercherune certaine substance eacutetheacutereacutee reacutepandue dans lrsquoair et qui nous donnela musique aussi bien que la lumiegravere les pheacutenomegravenes de la veacutegeacutetationaussi bien que ceux de la zoologie  Comprenez-vous  Ces lois nouvellesarmeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des ins-truments supeacuterieurs aux instruments actuels et peut-ecirctre une harmoniegrandiose compareacutee agrave celle qui reacutegit aujourdrsquohui la musique Si chaquesonmodifieacute reacutepond agrave une puissance il faut la connaicirctre pourmarier toutesces forces drsquoapregraves leurs veacuteritables lois Les compositeurs travaillent surdes substances qui leur sont inconnues Pourquoi lrsquoinstrument de meacutetalet lrsquoinstrument de bois le basson et le cor se ressemblent-ils si peu touten employant les mecircmes substances crsquoest-agrave-dire les gaz constituants delrsquoair  Leurs dissemblances procegravedent drsquoune deacutecomposition quelconquede ces gaz ou drsquoune appreacutehension des principes qui leur sont propres etqursquoils renvoient modifieacutes en vertu de faculteacutes inconnues Si nous connais-sions ces faculteacutes la science et lrsquoart y gagneraient Ce qui eacutetend la scienceeacutetend lrsquoart Eh  bien ces deacutecouvertes je les ai flaireacutees et je les ai faitesOui dit Gambara en srsquoanimant jusqursquoici lrsquohomme a plutocirct noteacute les ef-fets que les causes  Srsquoil peacuteneacutetrait les causes la musique deviendrait leplus grand de tous les arts Nrsquoest-il pas celui qui peacutenegravetre le plus avantdans lrsquoacircme  Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre vous

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nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 26: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

nrsquoentendez que ce que le poeumlte vous dit la musique va bien au delagrave  neforme-t-elle pas votre penseacutee ne reacuteveille-t-elle pas les souvenirs engour-dis  Voici mille acircmes dans une salle un motif srsquoeacutelance du gosier de laPasta dont lrsquoexeacutecution reacutepond bien aux penseacutees qui brillaient dans lrsquoacircmede Rossini quand il eacutecrivit son air la phrase de Rossini transmise dans cesacircmes y deacuteveloppe autant de poeumlmes diffeacuterents  agrave celui-ci se montre unefemme longtemps recircveacutee agrave celui-lagrave je ne sais quelle rive le long de laquelleil a chemineacute et dont les saules traicircnants lrsquoonde claire et les espeacuterancesqui dansaient sous les berceaux feuillus lui apparaissent  cette femme serappelle les mille sentiments qui la torturegraverent pendant une heure de ja-lousie  lrsquoune pense aux vœux non satisfaits de son cœur et se peint avecles riches couleurs du recircve un ecirctre ideacuteal agrave qui elle se livre en eacuteprouvantles deacutelices de la femme caressant sa chimegravere dans la mosaiumlque romaine lrsquoautre songe que le soir mecircme elle reacutealisera quelque deacutesir et se plongepar avance dans le torrent des volupteacutes en en recevant les ondes bon-dissant sur sa poitrine en feu La musique seule a la puissance de nousfaire rentrer en nous-mecircmes  tandis que les autres arts nous donnent desplaisirs deacutefinis Mais je mrsquoeacutegare Telles furent mes premiegraveres ideacutees bienvagues car un inventeur ne fait drsquoabord qursquoentrevoir une sorte drsquoauroreJe portais donc ces glorieuses ideacutees au fond de mon bissac elles me fai-saient manger gaiement la croucircte seacutecheacutee que je trempais souvent danslrsquoeau des fontaines Je travaillais je composais des airs et apregraves les avoirexeacutecuteacutes sur un instrument quelconque je reprenais mes courses agrave tra-vers lrsquoItalie Enfin agrave lrsquoacircge de vingt-deux ans je vins habiter Venise ougrave jegoucirctai pour la premiegravere fois le calme et me trouvai dans une situationsupportable Jrsquoy fis la connaissance drsquoun vieux noble veacutenitien agrave qui mesideacutees plurent qui mrsquoencouragea dans mes recherches et me fit employerau theacuteacirctre de la Fenice La vie eacutetait agrave bon marcheacute le logement coucirctait peuJrsquooccupais un appartement dans ce palais Capello drsquoougrave sortit un soir lafameuse Bianca et qui devint grande-duchesse de Toscane Je me figu-rais que ma gloire inconnue partirait de lagrave pour se faire aussi couronnerquelque jour Je passais les soireacutees au theacuteacirctre et les journeacutees au travailJrsquoeus un deacutesastre La repreacutesentation drsquoun opeacutera dans la partition duqueljrsquoavais essayeacute ma musique fit fiasco On ne comprit rien agrave ma musiquedes Martyrs Donnez du Beethoven aux Italiens ils nrsquoy sont plus Per-

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Page 27: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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sonne nrsquoavait la patience drsquoattendre un effet preacutepareacute par des motifs dif-feacuterents que donnait chaque instrument et qui devaient se rallier dans ungrand ensemble Jrsquoavais fondeacute quelques espeacuterances sur lrsquoopeacutera des Mar-tyrs car nous nous escomptons toujours le succegraves nous autres amantsde la bleue deacuteesse lrsquoEspeacuterance  Quand on se croit destineacute agrave produire degrandes choses il est difficile de ne pas les laisser pressentir  le boisseau atoujours des fentes par ougrave passe la lumiegravere Dans cette maison se trouvaitla famille de ma femme et lrsquoespoir drsquoavoir la main de Marianna qui mesouriait souvent de sa fenecirctre avait beaucoup contribueacute agrave mes efforts Jetombai dans une noire meacutelancolie en mesurant la profondeur de lrsquoabicircmeougrave jrsquoeacutetais tombeacute car jrsquoentrevoyais clairement une vie de misegravere une lutteconstante ougrave devait peacuterir lrsquoamour Marianna fit comme le geacutenie  elle sautapieds joints par-dessus toutes les difficulteacutes Je ne vous dirai pas le peude bonheur qui dora le commencement de mes infortunes Eacutepouvanteacute dema chute je jugeai que lrsquoItalie peu compreacutehensive et endormie dans lesflonflons de la routine nrsquoeacutetait point disposeacutee agrave recevoir les innovationsque je meacuteditais  je songeai donc agrave lrsquoAllemagne En voyageant dans cepays ougrave jrsquoallai par la Hongrie jrsquoeacutecoutais les mille voix de la nature et jemrsquoefforccedilais de reproduire ces sublimes harmonies agrave lrsquoaide drsquoinstrumentsque je composais ou modifiais dans ce but Ces essais comportaient desfrais eacutenormes qui eurent bientocirct absorbeacute notre eacutepargne Ce fut cepen-dant notre plus beau temps  je fus appreacutecieacute en Allemagne Je ne connaisrien de plus grand dans ma vie que cette eacutepoque Je ne saurais rien com-parer aux sensations tumultueuses qui mrsquoassaillaient pregraves de Mariannadont la beauteacute revecirctit alors un eacuteclat et une puissance ceacutelestes Faut-il ledire  je fus heureux Pendant ces heures de faiblesse plus drsquoune fois jefis parler agrave ma passion le langage des harmonies terrestres Il mrsquoarriva decomposer quelques-unes de ces meacutelodies qui ressemblent agrave des figuresgeacuteomeacutetriques et que lrsquoon prise beaucoup dans le monde ougrave vous vivezAussitocirct que jrsquoeus du succegraves je rencontrai drsquoinvincibles obstacles multi-plieacutes par mes confregraveres tous pleins de mauvaise foi ou drsquoineptie Jrsquoavaisentendu parler de la France comme drsquoun pays ougrave les innovations eacutetaientfavorablement accueillies je voulus y aller  ma femme trouva quelquesressources et nous arrivacircmes agrave Paris Jusqursquoalors on ne mrsquoavait point riau nez  mais dans cette affreuse ville il me fallut supporter ce nouveau

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 28: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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genre de supplice auquel la misegravere vint bientocirct ajouter ses poignantesangoisses Reacuteduits agrave nous loger dans ce quartier infect nous vivons de-puis plusieurs mois du seul travail de Marianna qui a mis son aiguilleau service des malheureuses prostitueacutees qui font de cette rue leur galerieMarianna assure qursquoelle a rencontreacute chez ces pauvres femmes des eacutegardset de la geacuteneacuterositeacute ce que jrsquoattribue agrave lrsquoascendant drsquoune vertu si pure quele vice lui-mecircme est contraint de la respecter

― Espeacuterez lui dit Andrea Peut-ecirctre ecirctes-vous arriveacute au terme de voseacutepreuves En attendant que mes efforts unis aux vocirctres aient mis vostravaux en lumiegravere permettez agrave un compatriote agrave un artiste comme vousde vous offrir quelques avances sur lrsquoinfaillible succegraves de votre partition

― Tout ce qui rentre dans les conditions de la vie mateacuterielle est duressort de ma femme lui reacutepondit Gambara  elle deacutecidera de ce que nouspouvons accepter sans rougir drsquoun galant homme tel que vous parais-sez lrsquoecirctre Pour moi qui depuis longtemps ne me suis laisseacute aller agrave de silongues confidences je vous demande la permission de vous quitter Jevois une meacutelodie qui mrsquoinvite elle passe et danse devant moi nue et fris-sonnant comme une belle fille qui demande agrave son amant les vecirctementsqursquoil tient cacheacutes Adieu il faut que jrsquoaille habiller une maicirctresse je vouslaisse ma femme

Il srsquoeacutechappa comme un homme qui se reprochait drsquoavoir perdu untemps preacutecieux etMarianna embarrasseacutee voulut le suivre  Andrea nrsquoosaitla retenir Giardini vint agrave leur secours agrave tous deux

― Vous avez entendu signorina dit-il Votre mari vous a laisseacute plusdrsquoune affaire agrave reacutegler avec le seigneur comte

Marianna se rassit mais sans lever les yeux sur Andrea qui heacutesitait agravelui parler

― La confiance du signor Gambara dit Andrea drsquoune voix eacutemue neme vaudra-t-elle pas celle de sa femme  la belle Marianna refusera-t-ellede me faire connaicirctre lrsquohistoire de sa vie 

― Ma vie reacutepondit Marianna ma vie est celle des lierres Si vous vou-lez connaicirctre lrsquohistoire de mon cœur il faut me croire aussi exempte drsquoor-gueil que deacutepourvue de modestie pour mrsquoen demander le reacutecit apregraves ceque vous venez drsquoentendre

― Et agrave qui le demanderai-je  srsquoeacutecria le comte chez qui la passion eacutetei-

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gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 29: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

gnait deacutejagrave tout esprit― A vous-mecircme reacutepliqua Marianna Ou vous mrsquoavez deacutejagrave comprise

ou vous ne me comprendrez jamais Essayez de vous interroger― Jrsquoy consens mais vous mrsquoeacutecouterez Cettemain que je vous ai prise

vous la laisserez dans la mienne aussi longtemps quemon reacutecit sera fidegravele― Jrsquoeacutecoute dit Marianna― La vie drsquoune femme commence agrave sa premiegravere passion dit Andrea

ma chegravere Marianna a commenceacute agrave vivre seulement du jour ougrave elle a vupour la premiegravere fois Paolo Gambara il lui fallait une passion profonde agravesavourer il lui fallait surtout quelque inteacuteressante faiblesse agrave proteacuteger agravesoutenir La belle organisation de femme dont elle est doueacutee appelle peut-ecirctre moins encore lrsquoamour que la materniteacute Vous soupirez Marianna Jrsquoai toucheacute agrave lrsquoune des plaies vives de votre cœur Crsquoeacutetait un beau rocircle agraveprendre pour vous si jeune que celui de protectrice drsquoune belle intelli-gence eacutegareacutee Vous vous disiez  Paolo sera mon geacutenie moi je serai sa rai-son agrave nous deux nous ferons cet ecirctre presque divin qursquoon appelle un angecette sublime creacuteature qui jouit et comprend sans que la sagesse eacutetouffelrsquoamour Puis dans le premier eacutelan de la jeunesse vous avez entendu cesmille voix de la nature que le poeumlte voulait reproduire Lrsquoenthousiasmevous saisissait quand Paolo eacutetalait devant vous ces treacutesors de poeacutesie enen cherchant la formule dans le langage sublime mais borneacute de la mu-sique et vous lrsquoadmiriez pendant qursquoune exaltation deacutelirante lrsquoemportaitloin de vous car vous aimiez agrave croire que toute cette eacutenergie deacutevieacutee se-rait enfin rameneacutee agrave lrsquoamour Vous ignoriez lrsquoempire tyrannique et jalouxque la Penseacutee exerce sur les cerveaux qui srsquoeacuteprennent drsquoamour pour elleGambara srsquoeacutetait donneacute avant de vous connaicirctre agrave lrsquoorgueilleuse et vindi-cative maicirctresse agrave qui vous lrsquoavez disputeacute en vain jusqursquoagrave ce jour Un seulinstant vous avez entrevu le bonheur Retombeacute des hauteurs ougrave son espritplanait sans cesse Paolo srsquoeacutetonna de trouver la reacutealiteacute si douce vous avezpu croire que sa folie srsquoendormirait dans les bras de lrsquoamour Mais bien-tocirct la musique reprit sa proie Le mirage eacuteblouissant qui vous avait tout agravecoup transporteacutee au milieu des deacutelices drsquoune passion partageacutee rendit plusmorne et plus aride la voie solitaire ougrave vous vous eacutetiez engageacutee Dans lereacutecit que votre mari vient de nous faire comme dans le contraste frappantde vos traits et des siens jrsquoai entrevu les secregravetes angoisses de votre vie

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Page 30: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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les douloureux mystegraveres de cette union mal assortie dans laquelle vousavez pris le lot des souffrances Si votre conduite fut toujours heacuteroiumlquesi votre eacutenergie ne se deacutementit pas une fois dans lrsquoexercice de vos de-voirs peacutenibles peut-ecirctre dans le silence de vos nuits solitaires ce cœurdont les battements soulegravevent en ce moment votre poitrine murmura-t-ilplus drsquoune fois  Votre plus cruel supplice fut la grandeur mecircme de votremari  moins noble moins pur vous eussiez pu lrsquoabandonner  mais sesvertus soutenaient les vocirctres Entre votre heacuteroiumlsme et le sien vous vousdemandiez qui ceacutederait le dernier Vous poursuiviez la reacuteelle grandeur devotre tacircche comme Paolo poursuivait sa chimegravere Si le seul amour du de-voir vous eucirct soutenue et guideacutee peut-ecirctre le triomphe vous eucirct-il sembleacuteplus facile  il vous eucirct suffi de tuer votre cœur et de transporter votre viedans le monde des abstractions la religion eucirct absorbeacute le reste et vouseussiez veacutecu dans une ideacutee comme les saintes femmes qui eacuteteignent aupied de lrsquoautel les instincts de la nature Mais le charme reacutepandu sur toutela personne de votre Paul lrsquoeacuteleacutevation de son esprit les rares et touchantsteacutemoignages de sa tendresse vous rejetaient sans cesse hors de ce mondeideacuteal ougrave la vertu voulait vous retenir ils exaltaient en vous des forcessans cesse eacutepuiseacutees agrave lutter contre le fantocircme de lrsquoamour Vous ne dou-tiez point encore  les moindres lueurs de lrsquoespeacuterance vous entraicircnaientagrave la poursuite de votre douce chimegravere Enfin les deacuteceptions de tant drsquoan-neacutees vous ont fait perdre patience elle eucirct depuis longtemps eacutechappeacute agraveun ange Aujourdrsquohui cette apparence si longtemps poursuivie est uneombre et non un corps Une folie qui touche au geacutenie de si pregraves doit ecirctreincurable en ce monde Frappeacutee de cette penseacutee vous avez songeacute agrave toutevotre jeunesse sinon perdue au moins sacrifieacutee  vous avez alors amegravere-ment reconnu lrsquoerreur de la nature qui vous avait donneacute un pegravere quandvous appeliez un eacutepoux Vous vous ecirctes demandeacute si vous nrsquoaviez pas ou-trepasseacute les devoirs de lrsquoeacutepouse en vous gardant tout entiegravere agrave cet hommequi se reacuteservait agrave la science Marianna laissez-moi votre main tout ce quejrsquoai dit est vrai Et vous avez jeteacute les yeux autour de vous  mais vous eacutetiezalors agrave Paris et non en Italie ougrave lrsquoon sait si bien aimer

― Oh  laissez-moi achever ce reacutecit srsquoeacutecria Marianna jrsquoaime mieuxdire moi-mecircme ces choses Je serai franche je sens maintenant que jeparle agrave mon meilleur ami Oui jrsquoeacutetais agrave Paris quand se passait en moi

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 31: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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tout ce que vous venez de mrsquoexpliquer si clairement  mais quand je vousvis jrsquoeacutetais sauveacutee car je nrsquoavais rencontreacute nulle part lrsquoamour recircveacute depuismon enfance Mon costume et ma demeure me soustrayaient aux regardsdes hommes comme vous Quelques jeunes gens agrave qui leur situation nepermettait pas de mrsquoinsulter me devinrent plus odieux encore par la leacutegegrave-reteacute avec laquelle ils me traitaient  les uns bafouaient mon mari commeun vieillard ridicule drsquoautres cherchaient bassement agrave gagner ses bonnesgracircces pour le trahir  tous parlaient de mrsquoen seacuteparer aucun ne compre-nait le culte que jrsquoai voueacute agrave cette acircme qui nrsquoest si loin de nous que parceqursquoelle est pregraves du ciel agrave cet ami agrave ce fregravere que je veux toujours servirVous seul avez compris le lien qui mrsquoattache agrave lui nrsquoest-ce pas  Dites-moi que vous vous ecirctes pris pour mon Paul drsquoun inteacuterecirct sincegravere et sansarriegravere-penseacuteehellip

― Jrsquoaccepte ces eacuteloges interrompit Andrea  mais nrsquoallez pas plus loinne me forcez pas de vous deacutementir Je vous aime Marianna comme onaime dans ce beau pays ougrave nous sommes neacutes lrsquoun et lrsquoautre  je vous aimede toute mon acircme et de toutes mes forces mais avant de vous offrir cetamour je veux me rendre digne du vocirctre Je tenterai un dernier effortpour vous rendre lrsquohomme que vous aimez depuis lrsquoenfance lrsquohomme quevous aimerez toujours En attendant le succegraves ou la deacutefaite acceptez sansrougir lrsquoaisance que je veux vous donner agrave tous deux demain nous ironsensemble choisir un logement pour lui Mrsquoestimez-vous assez pour mrsquoas-socier aux fonctions de votre tutelle

Marianna eacutetonneacutee de cette geacuteneacuterositeacute tendit la main au comte quisortit en srsquoefforccedilant drsquoeacutechapper aux civiliteacutes du signor Giardini et de safemme

Le lendemain le comte fut introduit par Giardini dans lrsquoappartementdes deux eacutepoux Quoique lrsquoesprit eacuteleveacute de son amant lui fucirct deacutejagrave connucar il est certaines acircmes qui se peacutenegravetrent promptement Marianna eacutetaittrop bonne femme demeacutenage pour ne pas laisser percer lrsquoembarras qursquoelleeacuteprouvait agrave recevoir un si grand seigneur dans une si pauvre chambreTout y eacutetait fort propre Elle avait passeacute la matineacutee entiegravere agrave eacutepousseterson eacutetrange mobilier œuvre du signor Giardini qui lrsquoavait construit agrave sesmoments de loisir avec les deacutebris des instruments rebuteacutes par GambaraAndrea nrsquoavait jamais rien vu de si extravagant Pour se maintenir dans

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 32: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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une graviteacute convenable il cessa de regarder un lit grotesque pratiqueacute parle malicieux cuisinier dans la caisse drsquoun vieux clavecin et reporta sesyeux sur le lit de Marianna eacutetroite couchette dont lrsquounique matelas eacutetaitcouvert drsquoune mousseline blanche aspect qui lui inspira des penseacutees toutagrave la fois tristes et douces Il voulut parler de ses projets et de lrsquoemploi de lamatineacutee mais lrsquoenthousiaste Gambara croyant avoir enfin rencontreacute unbeacuteneacutevole auditeur srsquoempara du comte et le contraignit drsquoeacutecouter lrsquoopeacuteraqursquoil avait eacutecrit pour Paris

― Et drsquoabord monsieur dit Gambara permettez-moi de vous ap-prendre en deux mots le sujet Ici les gens qui reccediloivent les impressionsmusicales ne les deacuteveloppent pas en eux-mecircmes comme la religion nousenseigne agrave deacutevelopper par la priegravere les textes saints  il est donc bien dif-ficile de leur faire comprendre qursquoil existe dans la nature une musiqueeacuteternelle une meacutelodie suave une harmonie parfaite troubleacutee seulementpar les reacutevolutions indeacutependantes de la volonteacute divine comme les pas-sions le sont de la volonteacute des hommes Je devais donc trouver un cadreimmense ougrave pussent tenir les effets et les causes car ma musique a pourbut drsquooffrir une peinture de la vie des nations prise agrave son point de vuele plus eacuteleveacute Mon opeacutera dont le libreo a eacuteteacute composeacute par moi car unpoeumlte nrsquoen eucirct jamais deacuteveloppeacute le sujet embrasse la vie de Mahometpersonnage en qui les magies de lrsquoantique sabeacuteisme et la poeacutesie orientalede la religion juive se sont reacutesumeacutees pour produire un des plus grandspoeumlmes humains la domination des Arabes Certes Mahomet a emprunteacuteaux Juifs lrsquoideacutee du gouvernement absolu et aux religions pastorales ou sa-beacuteiques le mouvement progressif qui a creacuteeacute le brillant empire des califesSa destineacutee eacutetait eacutecrite dans sa naissance mecircme il eut pour pegravere un paiumlenet pour megravere une juive Ah  pour ecirctre grand musicien mon cher comte ilfaut ecirctre aussi tregraves-savant Sans instruction point de couleur locale pointdrsquoideacutees dans la musique Le compositeur qui chante pour chanter est unartisan et non un artiste Ce magnifique opeacutera continue la grande œuvreque jrsquoavais entreprise Mon premier opeacutera srsquoappelait LES MARTYRS etjrsquoen dois faire un troisiegraveme de LA JEacuteRUSALEM DEacuteLIVREacuteE Vous saisis-sez la beauteacute de cette triple composition et ses ressources si diverses  lesMartyrs Mahomet la Jeacuterusalem  Le Dieu de lrsquoOccident celui de lrsquoOrientet la lutte de leurs religions autour drsquoun tombeau Mais ne parlons pas de

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 33: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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mes grandeurs agrave jamais perdues  Voici le sommaire de mon opeacutera― Le premier acte dit-il apregraves une pause offre Mahomet facteur chez

Cadhige riche veuve chez laquelle lrsquoa placeacute son oncle  il est amoureux etambitieux  chasseacute de la Mekke il srsquoenfuit agrave Meacutedine et date son egravere de safuite (lrsquoheacutegire) Le second montre Mahomet prophegravete et fondant une re-ligion guerriegravere Le troisiegraveme preacutesente Mahomet deacutegoucircteacute de tout ayanteacutepuiseacute la vie et deacuterobant le secret de sa mort pour devenir un Dieu der-nier effort de lrsquoorgueil humain Vous allez juger demamaniegravere drsquoexprimerpar des sons un grand fait que la poeacutesie ne saurait rendre qursquoimparfaite-ment par des mots

Gambara se mit agrave son piano drsquoun air recueilli et sa femme lui apportales volumineux papiers de sa partition qursquoil nrsquoouvrit point

― Tout lrsquoopeacutera dit-il repose sur une basse comme sur un riche ter-rain Mahomet devait avoir une majestueuse voix de basse et sa premiegraverefemme avait neacutecessairement une voix de contralto Cadhige eacutetait vieilleelle avait vingt ans Attention voici lrsquoouverture  Elle commence (ut mi-neur) par un andante (trois temps) Entendez-vous la meacutelancolie de lrsquoam-bitieux que ne satisfait pas lrsquoamour  A travers ses plaintes par une tran-sition au ton relatif (mi beacutemol alleacutegro quatre temps) percent les cris delrsquoamoureux eacutepileptique ses fureurs et quelques motifs guerriers car lesabre tout-puissant des califes commence agrave luire agrave ses yeux Les beauteacutes dela femme unique lui donnent le sentiment de cette pluraliteacute drsquoamour quinous frappe tant dans Don Juan En entendant ces motifs nrsquoentrevoyez-vous pas le paradis de Mahomet  Mais voici (la beacutemol majeur six huit) uncantabile capable drsquoeacutepanouir lrsquoacircme la plus rebelle agrave la musique  Cadhige acomprisMahomet  Cadhige annonce au peuple les entrevues du prophegraveteavec lrsquoange Gabriel (Maeumlstoso sostenuto en fa mineur) Les magistrats lesprecirctres le pouvoir et la religion qui se sentent attaqueacutes par le novateurcomme Socrate et Jeacutesus-Christ attaquaient des pouvoirs et des religionsexpirantes ou useacutees poursuivent Mahomet et le chassent de la Mekke(stree en ut majeur) Arrive ma belle dominante (sol quatre temps)  lrsquoAra-bie eacutecoute son prophegravete les cavaliers arrivent (sol majeur mi beacutemol sibeacutemol sol mineur  toujours quatre temps) Lrsquoavalanche drsquohommes grossit Le faux prophegravete a commenceacute sur une peuplade ce qursquoil va faire sur lemonde (sol sol) Il promet une domination universelle aux Arabes on le

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 34: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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croit parce qursquoil est inspireacute Le crescendo commence (par cee mecircme do-minante) Voici quelques fanfares (en ut majeur) des cuivres plaqueacutes surlrsquoharmonie qui se deacutetachent et se font jour pour exprimer les premierstriomphes Meacutedine est conquise au prophegravete et lrsquoon marche sur la Mekke(Explosion en ut majeur) Les puissances de lrsquoorchestre se deacuteveloppentcomme un incendie tout instrument parle voici des torrents drsquoharmo-nie Tout agrave coup le tui est interrompu par un gracieux motif (une tiercemineure) Eacutecoutez le dernier cantilegravene de lrsquoamour deacutevoueacute  La femme quia soutenu le grand homme meurt en lui cachant son deacutesespoir elle meurtdans le triomphe de celui chez qui lrsquoamour est devenu trop immense poursrsquoarrecircter agrave une femme elle lrsquoadore assez pour se sacrifier agrave la grandeur quila tue  Quel amour de feu  Voici le deacutesert qui envahit le monde (lrsquout ma-jeur reprend) Les forces de lrsquoorchestre reviennent et se reacutesument dansune terrible quinte partie de la basse fondamentale qui expire Mahometsrsquoennuie il a tout eacutepuiseacute  le voilagrave qui veut mourir Dieu  LrsquoArabie lrsquoadoreet prie et nous retombons dans mon premier thegraveme de meacutelancolie (parlrsquout mineur) au lever du rideau ― Ne trouvez-vous pas dit Gambara encessant de jouer et se retournant vers le comte dans cette musique viveheurteacutee bizarre meacutelancolique et toujours grande lrsquoexpression de la viedrsquoun eacutepileptique enrageacute de plaisir ne sachant ni lire ni eacutecrire faisant dechacun de ses deacutefauts un degreacute pour le marche pied de ses grandeurstournant ses fautes et ses malheurs en triomphes  Nrsquoavez-vous pas eulrsquoideacutee de sa seacuteduction exerceacutee sur un peuple avide et amoureux dans cetteouverture eacutechantillon de lrsquoopeacutera

Drsquoabord calme et seacutevegravere le visage du maeumlstro sur lequel Andrea avaitchercheacute agrave deviner les ideacutees qursquoil exprimait drsquoune voix inspireacutee et qursquounamalgame indigeste de notes ne permettait pas drsquoentrevoir srsquoeacutetait animeacute(animeacutee) par degreacutes et avait fini par prendre une expression passionneacuteequi reacuteagit sur Marianna et sur le cuisinier Marianna trop vivement af-fecteacutee par les passages ougrave elle reconnaissait sa propre situation nrsquoavaitpu cacher lrsquoexpression de son regard agrave Andrea Gambara srsquoessuya le frontlanccedila son regard avec tant de force vers le plafond qursquoil sembla le perceret srsquoeacutelever jusqursquoaux cieux

― Vous avez vu le peacuteristyle dit-il nous entrons maintenant dans lepalais Lrsquoopeacutera commence PREMIER ACTE Mahomet seul sur le devant

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de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 35: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

de la scegravene commence par un air (fa naturel quatre temps) interrompupar un chœur de chameliers qui sont aupregraves drsquoun puits dans le fond dutheacuteacirctre (ils font une opposition dans le rythme Douze-huit) Quelle majes-tueuse douleur  elle attendrira les femmes les plus eacutevaporeacutees en peacuteneacute-trant leurs entrailles si elles nrsquoont pas de cœur Nrsquoest-ce pas la meacutelodie dugeacutenie contraint 

Au grand eacutetonnement drsquoAndrea car Marianna y eacutetait habitueacutee Gam-bara contractait si violemment son gosier qursquoil nrsquoen sortait que des sonseacutetouffeacutes assez semblables agrave ceux que lance un chien de garde enroueacute Laleacutegegravere eacutecume qui vint blanchir les legravevres du compositeur fit freacutemir An-drea

― Sa femme arrive (la mineur) Quel duo magnifique  Dans ce mor-ceau jrsquoexprime comment Mahomet a la volonteacute comment sa femme alrsquointelligence Cadhige y annonce qursquoelle va se deacutevouer agrave une œuvre quilui ravira lrsquoamour de son jeune mari Mahomet veut conqueacuterir le mondesa femme lrsquoa devineacute elle lrsquoa secondeacute en persuadant au peuple de la Mekkeque les attaques drsquoeacutepilepsie de son mari sont les effets de son commerceavec les anges Chœur des premiers disciples deMahomet qui viennent luipromettre leurs secours (ut diegravese mineur soo voce) Mahomet sort pouraller trouver lrsquoange Gabriel (reacutecitatif en fa majeur) Sa femme encouragele chœur (Air coupeacute par les accompagnements du chœur Des bouffeacutees devoix soutiennent le chant large et majestueux de Cadhige La majeur) AB-DOLLAH le pegravere drsquoAiesha seule fille que Mahomet ait trouveacutee vierge etde qui par cette raison le prophegravete changea le nom en celui drsquoABOUBE-CKER (pegravere de la pucelle) srsquoavance avec Aiesha et se deacutetache du chœur(par des phrases qui dominent le reste des voix et qui soutiennent lrsquoair deCadhige en srsquoy joignant en contre-point) Omar pegravere drsquoHafsa autre filleque doit posseacuteder Mahomet imite lrsquoexemple drsquoAboubecker et vient avecsa fille former un quintetto La vierge Aiesha est un primo soprano Hafsafait le second soprano Aboubecker est une basse-taille Omar est un bary-ton Mahomet reparaicirct inspireacute Il chante son premier air de bravoure quicommence le finale (mi majeur)  il promet lrsquoempire du monde agrave ses pre-miers Croyants Le prophegravete aperccediloit les deux filles et par une transitiondouce (de si majeur en sol majeur) il leur adresse des phrases amoureusesAli cousin de Mahomet et Khaled son plus grand geacuteneacuteral deux teacutenors

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arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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Gambara Chapitre

et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Page 36: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

arrivent et annoncent la perseacutecution  les magistrats les soldats les sei-gneurs ont proscrit le prophegravete (reacutecitatif ) Mahomet srsquoeacutecrie dans une in-vocation (en ut) que lrsquoange Gabriel est avec lui et montre un pigeon quisrsquoenvole Le chœur des Croyants reacutepond par des accents de deacutevouementsur une modulation (en si majeur) Les soldats les magistrats les grandsarrivent (tempo di marciaatre temps en si majeur) Lutte entre les deuxchœurs (stree en mi majeur) Mahomet (par une succession de septiegravemesdiminueacutees descendante) cegravede agrave lrsquoorage et srsquoenfuit La couleur sombre etfarouche de ce finale est nuanceacutee par les motifs des trois femmes qui preacute-sagent agrave Mahomet son triomphe et dont les phrases se trouveront deacuteve-loppeacutees au troisiegraveme acte dans la scegravene ougrave Mahomet savoure les deacutelicesde sa grandeur

En ce moment des pleurs vinrent aux yeux de Gambara qui apregraves unmoment drsquoeacutemotion srsquoeacutecria  ― DEUXIEgraveME ACTE  Voici la religion ins-titueacutee Les Arabes gardent la tente de leur prophegravete qui consulte Dieu(chœur en la mineur) Mahomet paraicirct (priegravere en fa) Quelle brillante etmajestueuse harmonie plaqueacutee sous ce chant ougrave jrsquoai peut-ecirctre reculeacute lesbornes de la meacutelodie Ne fallait-il pas exprimer les merveilles de ce grandmouvement drsquohommes qui a creacuteeacute unemusique une architecture une poeacute-sie un costume et des mœurs  En lrsquoentendant vous vous promenez sousles arcades du Geacuteneacuteralife sous les voucirctes sculpteacutees de lrsquoAlhambra  Lesfioritures de lrsquoair peignent la deacutelicieuse architecture moresque et les poeacute-sies de cette religion galante et guerriegravere qui devait srsquoopposer agrave la guer-riegravere et galante chevalerie des chreacutetiens  Quelques cuivres se reacuteveillentagrave lrsquoorchestre et annoncent les premiers triomphes (par une cadence rom-pue) Les Arabes adorent le prophegravete (mi beacutemol majeur) Arriveacutee de Kha-led drsquoAmrou et drsquoAli par un tempo di marcia Les armeacutees des Croyantsont pris des villes et soumis les trois Arabies  Quel pompeux reacutecitatif Mahomet reacutecompense ses geacuteneacuteraux en leur donnant ses filles (Ici dit-ildrsquoun air piteux il y a un de ces ignobles ballets qui coupent le fil des plusbelles trageacutedies musicales ) Mais Mahomet (si mineur) relegraveve lrsquoopeacutera parsa grande propheacutetie qui commence chez ce pauvre monsieur de Voltairepar ce vers 

Le temps de lrsquoArabie est agrave la fin venu

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Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 37: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

Elle est interrompue par le chœur des Arabes triomphants (douze-huit acceacuteleacutereacute) Les clairons les cuivres reparaissent avec les tribus qui ar-rivent en foule Fecircte geacuteneacuterale ougrave toutes les voix concourent lrsquoune apregraveslrsquoautre et ougrave Mahomet proclame sa polygamie Au milieu de cette gloirela femme qui a tant servi Mahomet se deacutetache par un air magnifique (simajeur) laquo Et moi dit-elle moi ne serais-je donc plus aimeacutee  ― Il fautnous seacuteparer  tu es une femme et je suis un prophegravete  je puis avoir des es-claves mais plus drsquoeacutegal  raquo Eacutecoutez ce duo (sol diegravese mineur)Quels deacutechi-rements  La femme comprend la grandeur qursquoelle a eacuteleveacutee de ses mainselle aime assez Mahomet pour se sacrifier agrave sa gloire elle lrsquoadore commeun Dieu sans le juger et sans un murmure Pauvre femme la premiegraveredupe et la premiegravere victime  Quel thegraveme pour le finale (si majeur) quecette douleur brodeacutee en couleurs si brunes sur le fond des acclamationsdu chœur et marieacutee aux accents de Mahomet abandonnant sa femmecomme un instrument inutile mais faisant voir qursquoil ne lrsquooubliera jamais Quelles triomphantes girandoles quelles fuseacutees de chants joyeux et per-leacutes eacutelancent les deux jeunes voix (primo et secondo soprano) drsquoAiesha etdrsquoHafsa soutenus par Ali et sa femme par Omar et Aboubecker  Pleurezreacutejouissez-vous  Triomphes et larmes  Voilagrave la vie

Marianna ne put retenir ses pleurs Andrea fut tellement eacutemu queses yeux srsquohumectegraverent leacutegegraverement Le cuisinier napolitain qursquoeacutebranla lacommunication magneacutetique des ideacutees exprimeacutees par les spasmes de lavoix de Gambara srsquounit agrave cette eacutemotion Le musicien se retourna vit cegroupe et sourit

― Vous me comprenez enfin  srsquoeacutecria-t-ilJamais triomphateurmeneacute pompeusement auCapitole dans les rayons

pourpres de la gloire aux acclamations de tout un peuple nrsquoeut pareilleexpression en sentant poser la couronne sur sa tecircte Le visage du musi-cien eacutetincelait comme celui drsquoun saint martyr Personne ne dissipa cetteerreur Un horrible sourire effleura les legravevres de Marianna Le comte futeacutepouvanteacute par la naiumlveteacute de cette folie

― TROISIEgraveME ACTE  dit lrsquoheureux compositeur en se rasseyant aupiano (Andantino solo) Mahomet malheureux dans son seacuterail entoureacute defemmesQuatuor de houris (en la majeur) Quelles pompes  quels chantsde rossignols heureux  Modulations (fa diegravese mineur) Le thegraveme se repreacute-

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Page 38: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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sente (sur la dominante mi pour reprendre en la majeur) Les volupteacutes segroupent et se dessinent afin de produire leur opposition au sombre finaledu premier acte Apregraves les danses Mahomet se legraveve et chante un grandair de bravoure (fa mineur) pour regretter lrsquoamour unique et deacutevoueacute de sapremiegravere femme en srsquoavouant vaincu par la polygamie Jamais musiciennrsquoa eu pareil thegraveme Lrsquoorchestre et le chœur (cœur) des femmes exprimentles joies des houris tandis que Mahomet revient agrave la meacutelancolie qui a ou-vert lrsquoopeacutera

― Ougrave est Beethoven srsquoeacutecria Gambara pour que je sois bien comprisdans ce retour prodigieux de tout lrsquoopeacutera sur lui-mecircme Comme tout srsquoestappuyeacute sur la basse  Beethoven nrsquoa pas construit autrement sa symphonieen ut Mais son mouvement heacuteroiumlque est purement instrumental au lieuqursquoici monmouvement heacuteroiumlque est appuyeacute par un sextuor des plus bellesvoix humaines et par un chœur des Croyants qui veillent agrave la PORTE de lamaison sainte Jrsquoai toutes les richesses de la meacutelodie et de lrsquoharmonie unorchestre et des voix  Entendez lrsquoexpression de toutes les existences hu-maines riches ou pauvres  la lue le triomphe et lrsquoennui  Ali arrive lrsquoAl-coran triomphe sur tous les points (duo en reacute mineur) Mahomet se confieagrave ses deux beaux-pegraveres il est las de tout il veut abdiquer le pouvoir etmourir inconnu pour consolider son œuvre Magnifique sextuor (si beacutemolmajeur) Il fait ses adieux (solo en fa naturel) Ses deux beaux-pegraveres insti-tueacutes ses vicaires (kalifes) appellent le peuple Grande marche triomphalePriegravere geacuteneacuterale des Arabes agenouilleacutes devant la maison sainte (kasba)drsquoougrave srsquoenvole le pigeon (mecircme tonaliteacute) La priegravere faite par soixante voixet commandeacutee par les femmes (en si beacutemol) couronne cette œuvre gigan-tesque ougrave la vie des nations et de lrsquohomme est exprimeacutee Vous avez eutoutes les eacutemotions humaines et divines

Andrea contemplait Gambara dans un eacutetonnement stupide Si drsquoabordil avait eacuteteacute saisi par lrsquohorrible ironie que preacutesentait cet homme en expri-mant les sentiments de la femme de Mahomet sans les reconnaicirctre chezMarianna la folie du mari fut eacuteclipseacutee par celle du compositeur Il nrsquoyavait pas lrsquoapparence drsquoune ideacutee poeacutetique ou musicale dans lrsquoeacutetourdis-sante cacophonie qui frappait les oreilles  les principes de lrsquoharmonie lespremiegraveres regravegles de la composition eacutetaient totalement eacutetrangegraveres agrave cetteinforme creacuteation Au lieu de la musique savemment enchaicircneacutee que deacute-

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 39: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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signait Gambara ses doigts produisaient une succession de quintes deseptiegravemes et drsquooctaves de tierces majeures et des marches de quarte sanssixte agrave la basse reacuteunion de sons discordants jeteacutes au hasard qui sem-blait combineacutee pour deacutechirer les oreilles les moins deacutelicates Il est diffi-cile drsquoexprimer cette bizarre exeacutecution car il faudrait des mots nouveauxpour cette musique impossible Peacuteniblement affecteacute de la folie de ce bravehomme Andrea rougissait et regardait agrave la deacuterobeacutee Marianna qui pacircle etles yeux baisseacutes ne pouvait retenir ses larmes Au milieu de son brou-haha de notes Gambara avait lanceacute de temps en temps des exclamationsqui deacutecelaient le ravissement de son acircme  il srsquoeacutetait pacircmeacute drsquoaise il avaitsouri agrave son piano lrsquoavait regardeacute avec colegravere lui avait tireacute la langue ex-pression agrave lrsquousage des inspireacutes  enfin il paraissait enivreacute de la poeacutesie quilui remplissait la tecircte et qursquoil srsquoeacutetait vainement efforceacute de traduire Leseacutetranges discordances qui hurlaient sous ses doigts avaient eacutevidemmentreacutesonneacute dans son oreille comme de ceacutelestes harmonies Certes au regardinspireacute de ses yeux bleus ouverts sur un autre monde agrave la rose lueur quicolorait ses joues et surtout agrave cette seacutereacuteniteacute divine que lrsquoextase reacutepandaitsur ses traits si nobles et si fiers un sourd aurait cru assister agrave une impro-visation due agrave quelque grand artiste Cette illusion eucirct eacuteteacute drsquoautant plusnaturelle que lrsquoexeacutecution de cette musique insenseacutee exigeait une habileteacutemerveilleuse pour se rompre agrave un pareil doigteacute Gambara avait ducirc tra-vailler pendant plusieurs anneacutees Ses mains nrsquoeacutetaient pas drsquoailleurs seulesoccupeacutees la complication des peacutedales imposait agrave tout son corps une per-peacutetuelle agitation  aussi la sueur ruisselait-elle sur son visage pendantqursquoil travaillait agrave enfler un crescendo de tous les faibles moyens que lrsquoin-grat instrument mettait agrave son service  il avait treacutepigneacute souffleacute hurleacute  sesdoigts avaient eacutegaleacute en prestesse la double langue drsquoun serpent  enfin audernier hurlement du piano il srsquoeacutetait jeteacute en arriegravere et avait laisseacute tombersa tecircte sur le dos de son fauteuil

― Par Bacchus  je suis tout eacutetourdi srsquoeacutecria le comte en sortant unenfant dansant sur un clavier ferait de meilleure musique

― Assureacutement le hasard nrsquoeacuteviterait pas lrsquoaccord de deux notes avecautant drsquoadresse que ce diable drsquohomme lrsquoa fait pendant une heure ditGiardini

― Comment lrsquoadmirable reacutegulariteacute des traits de Marianna ne srsquoaltegravere-

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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Gambara Chapitre

et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 40: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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t-elle point agrave lrsquoaudition continuelle de ces effroyables discordances  sedemanda le comte Marianna est menaceacutee drsquoenlaidir

― Seigneur il faut lrsquoarracher agrave ce danger srsquoeacutecria Giardini― Oui dit Andrea jrsquoy ai songeacute Mais pour reconnaicirctre si mes projets

ne reposent point sur une fausse base jrsquoai besoin drsquoappuyermes soupccedilonssur une expeacuterience Je reviendrai pour examiner les instruments qursquoil ainventeacutes Ainsi demain apregraves le dicircner nous ferons une meacutedianoche etjrsquoenverrai moi-mecircme le vin et les friandises neacutecessaires

Le cuisinier srsquoinclina La journeacutee suivante fut employeacutee par le comteagrave faire arranger lrsquoappartement qursquoil destinait au pauvre meacutenage de lrsquoar-tiste Le soir Andrea vint et trouva selon ses instructions ses vins etses gacircteaux servis avec une espegravece drsquoapprecirct par Marianna et par le cui-sinier  Gambara lui montra triomphalement les petits tambours sur les-quels eacutetaient des grains de poudre agrave lrsquoaide desquels il faisait ses observa-tions sur les diffeacuterentes natures des sons eacutemis par les instruments

― Voyez-vous lui dit-il par quels moyens simples jrsquoarrive agrave prou-ver une grande proposition Lrsquoacoustique me reacutevegravele ainsi des actionsanalogues du son sur tous les objets qursquoil affecte Toutes les harmoniespartent drsquoun centre commun et conservent entre elles drsquointimes relations ou plutocirct lrsquoharmonie une comme la lumiegravere est deacutecomposeacutee par nos artscomme le rayon par le prisme

Puis il preacutesenta des instruments construits drsquoapregraves ses lois en expli-quant les changements qursquoil introduisait dans leur contexture Enfin ilannonccedila non sans emphase qursquoil couronnerait cette seacuteance preacuteliminairebonne tout au plus agrave satisfaire la curiositeacute de lrsquoœil en faisant entendre uninstrument qui pouvait remplacer un orchestre entier et qursquoil nommaitPanharmonicon

― Si crsquoest celui qui est dans cette cage et qui nous attire les plaintesdu voisinage quand vous y travaillez dit Giardini vous nrsquoen jouerez paslongtemps le commissaire de police viendra bientocirct Y pensez-vous 

― Si ce pauvre fou reste dit Gambara agrave lrsquooreille du comte il me seraimpossible de jouer

Le comte eacuteloigna le cuisinier en lui promettant une reacutecompense srsquoilvoulait guetter au dehors afin drsquoempecirccher les patrouilles ou les voisinsdrsquointervenir Le cuisinier qui ne srsquoeacutetait pas eacutepargneacute en versant agrave boire

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agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 41: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

agrave Gambara consentit Sans ecirctre ivre le compositeur eacutetait dans cette si-tuation ougrave toutes les forces intellectuelles sont surexciteacutees ougrave les paroisdrsquoune chambre deviennent lumineuses ougrave les mansardes nrsquoont plus detoits ougrave lrsquoacircme voltige dans le monde des esprits Marianna deacutegagea nonsans peine de ses couvertures un instrument aussi grand qursquoun piano agravequeue mais ayant un buffet supeacuterieur de plus Cet instrument bizarre of-frait outre ce buffet et sa table les pavillons de quelques instruments agravevent et les becs aigus de quelques tuyaux

― Jouez-moi je vous prie cette priegravere que vous dites ecirctre si belle etqui termine votre opeacutera dit le comte

Au grand eacutetonnement de Marianna et drsquoAndrea Gambara commenccedilapar plusieurs accords qui deacutecelegraverent un grand maicirctre  agrave leur eacutetonnementsucceacuteda drsquoabord une admiration mecircleacutee de surprise puis une complegravete ex-tase au milieu de laquelle ils oubliegraverent et le lieu et lrsquohomme Les effetsdrsquoorchestre nrsquoeussent pas eacuteteacute si grandioses que le furent les sons des ins-truments agrave vent qui rappelaient lrsquoorgue et qui srsquounirent merveilleusementaux richesses harmoniques des instruments agrave cordes  mais lrsquoeacutetat impar-fait dans lequel se trouvait cette singuliegravere machine arrecirctait les deacutevelop-pements du compositeur dont la penseacutee parut alors plus grande Souventla perfection dans les œuvres drsquoart empecircche lrsquoacircme de les agrandir Nrsquoest-ce pas le procegraves gagneacute par lrsquoesquisse contre le tableau fini au tribunalde ceux qui achegravevent lrsquoœuvre par la penseacutee au lieu de lrsquoaccepter toutefaite  La musique la plus pure et la plus suave que le comte eucirct jamaisentendue srsquoeacuteleva sous les doigts de Gambara comme un nuage drsquoencensau-dessus drsquoun autel La voix du compositeur redevint jeune  et loin denuire agrave cette riche meacutelodie son organe lrsquoexpliqua la fortifia la dirigeacomme la voix atone et chevrotante drsquoun habile lecteur comme lrsquoeacutetaitAndrieux eacutetendait le sens drsquoune sublime scegravene de Corneille ou de Racineen y ajoutant une poeacutesie intime Cette musique digne des anges accu-sait les treacutesors cacheacutes dans cet immense opeacutera qui ne pouvait jamais ecirctrecompris tant que cet homme persisterait agrave srsquoexpliquer dans son eacutetat deraison Eacutegalement partageacutes entre lamusique et la surprise que leur causaitcet instrument aux cent voix dans lequel un eacutetranger aurait pu croire quele facteur avait cacheacute des jeunes filles invisibles tant les sons avaient parmoments drsquoanalogie avec la voix humaine le comte etMarianna nrsquoosaient

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se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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Gambara Chapitre

tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 42: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

se communiquer leurs ideacutees ni par le regard ni par la parole Le visage deMarianna eacutetait eacuteclaireacute par unemagnifique lueur drsquoespeacuterance qui lui renditles splendeurs de la jeunesse Cette renaissance de sa beauteacute qui srsquounis-sait agrave la lumineuse apparition du geacutenie de son mari nuanccedila drsquoun nuagede chagrin les deacutelices que cette heure mysteacuterieuse donnait au comte

― Vous ecirctes notre bon geacutenie lui dit Marianna Je suis tenteacutee de croireque vous lrsquoinspirez car moi qui ne le quitte point je nrsquoai jamais entendupareille chose

― Et les adieux de Cadhige  srsquoeacutecria Gambara qui chanta la cavatineagrave laquelle il avait donneacute la veille lrsquoeacutepithegravete de sublime et qui fit pleurerles deux amants tant elle exprimait bien le deacutevouement le plus eacuteleveacute delrsquoamour

― Qui a pu vous dicter de pareils chants  demanda le comte― Lrsquoesprit reacutepondit Gambara  quand il apparaicirct tout me semble en

feu Je vois les meacutelodies face agrave face belles et fraicircches coloreacutees commedes fleurs  elles rayonnent elles retentissent et jrsquoeacutecoute mais il faut untemps infini pour les reproduire

― Encore  dit MariannaGambara qui nrsquoeacuteprouvait aucune fatigue joua sans efforts ni gri-

maces Il exeacutecuta son ouverture avec un si grand talent et deacutecouvrit desrichesses musicales si nouvelles que le comte eacutebloui finit par croire agrave unemagie semblable agrave celle que deacuteploient Paganini et Listz exeacutecution quicertes change toutes les conditions de la musique en en faisant une poeacute-sie au-dessus des creacuteations musicales

― Eh  bien Votre Excellence le gueacuterira-t-elle  demanda le cuisinierquand Andrea descendit

― Je le saurai bientocirct reacutepondit le comte Lrsquointelligence de cet hommea deux fenecirctres lrsquoune fermeacutee sur le monde lrsquoautre ouverte sur le ciel  lapremiegravere est la musique la seconde est la poeacutesie  jusqursquoagrave ce jour il srsquoestobstineacute agrave rester devant la fenecirctre boucheacutee il faut le conduire agrave lrsquoautreVous le premier mrsquoavez mis sur la voie Giardini en me disant que votrehocircte raisonne plus juste degraves qursquoil a bu quelques verres de vin

― Oui srsquoeacutecria le cuisinier et je devine le plan de Votre Excellence― Srsquoil est encore temps de faire tonner la poeacutesie agrave ses oreilles au mi-

lieu des accords drsquoune belle musique il faut le mettre en eacutetat drsquoentendre

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 43: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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et de juger Or lrsquoivresse peut seule venir agrave mon secours Mrsquoaiderez-vousagrave griser Gambara mon cher  cela ne vous fera-t-il pas de mal agrave vous-mecircme 

― Comment lrsquoentend Votre Excellence Andrea srsquoen alla sans reacutepondre mais en riant de la perspicaciteacute qui

restait agrave ce fou Le lendemain il vint chercher Marianna qui avait passeacutela matineacutee agrave se composer une toilette simple mais convenable et qui avaitdeacutevoreacute toutes ses eacuteconomies Ce changement eucirct dissipeacute lrsquoillusion drsquounhomme blaseacute mais chez le comte le caprice eacutetait devenu passion Deacute-pouilleacutee de sa poeacutetique misegravere et transformeacutee en simple bourgeoise Ma-rianna le fit recircver au mariage il lui donna la main pour monter dans unfiacre et lui fit part de son projet Elle approuva tout heureuse de trouverson amant encore plus grand plus geacuteneacutereux plus deacutesinteacuteresseacute qursquoelle nelrsquoespeacuterait Elle arriva dans un appartement ougrave Andrea srsquoeacutetait plu agrave rap-peler son souvenir agrave son amie par quelques-unes de ces recherches quiseacuteduisent les femmes les plus vertueuses

― Je ne vous parlerai de mon amour qursquoau moment ougrave vous deacutesespeacute-rerez de votre Paul dit le comte agrave Marianna en revenant rue Froidman-teau Vous serez teacutemoin de la sinceacuteriteacute de mes efforts  srsquoils sont efficacespeut-ecirctre ne saurai-je pas me reacutesigner agrave mon rocircle drsquoami mais alors jevous fuirai Marianna Si je me sens assez de courage pour travailler agravevotre bonheur je nrsquoaurai pas assez de force pour le contempler

― Ne parlez pas ainsi les geacuteneacuterositeacutes ont leur peacuteril aussi reacutepondit-elle en retenant mal ses larmes Mais quoi vous me quittez deacutejagrave 

― Oui dit Andrea soyez heureuse sans distractionSrsquoil fallait croire le cuisinier le changement drsquohygiegravene fut favorable

aux deux eacutepoux Tous les soirs apregraves boire Gambara paraissait moinsabsorbeacute causait davantage et plus poseacutement  il parlait enfin de lire lesjournaux Andrea ne put srsquoempecirccher de freacutemir en voyant la rapiditeacute ines-peacutereacutee de son succegraves  mais quoique ses angoisses lui reacuteveacutelassent la forcede son amour elles ne le firent point chanceler dans sa vertueuse reacutesolu-tion Il vint un jour reconnaicirctre les progregraves de cette singuliegravere gueacuterisonSi lrsquoeacutetat de son malade lui causa drsquoabord quelque joie elle fut troubleacutee parla beauteacute de Marianna agrave qui lrsquoaisance avait rendu tout son eacuteclat Il revintdegraves lors chaque soir engager des conversations douces et seacuterieuses ougrave il

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 44: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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apportait les clarteacutes drsquoune opposition mesureacutee aux singuliegraveres theacuteories deGambara Il profitait de la merveilleuse luciditeacute dont jouissait lrsquoesprit dece dernier sur tous les points qui nrsquoavoisinaient pas de trop pregraves sa fo-lie pour lui faire admettre sur les diverses branches de lrsquoart des principeseacutegalement applicables plus tard agrave la musique Tout allait bien tant queles fumeacutees du vin eacutechauffaient le cerveau du malade  mais degraves qursquoil avaitcompleacutetement recouvreacute ou plutocirct reperdu sa raison il retombait danssa manie Neacuteanmoins Paolo se laissait deacutejagrave plus facilement distraire parlrsquoimpression des objets exteacuterieurs et deacutejagrave son intelligence se dispersaitsur un plus grand nombre de points agrave la fois Andrea qui prenait un in-teacuterecirct drsquoartiste agrave cette œuvre semi-meacutedicale crut enfin pouvoir frapper ungrand coup Il reacutesolut de donner agrave son hocirctel un repas auquel Giardini futadmis par la fantaisie qursquoil eut de ne point seacuteparer le drame et la parodiele jour de la premiegravere repreacutesentation de lrsquoopeacutera de Robert-le-Diable agrave lareacutepeacutetition duquel il avait assisteacute et qui lui parut propre agrave dessiller les yeuxde son malade Degraves le second service Gambara deacutejagrave ivre se plaisanta lui-mecircme avec beaucoup de gracircce et Giardini avoua que ses innovations cu-linaires ne valaient pas le diable Andrea nrsquoavait rien neacutegligeacute pour opeacutererce double miracle LrsquoOrvieto le Montefiascone ameneacutes avec les preacutecau-tions infinies qursquoexige leur transport le Lacryma-Christi le Giro tous lesvins chauds de la cara patria faisaient monter aux cerveaux des convivesla double ivresse de la vigne et du souvenir Au dessert le musicien et lecuisinier abjuregraverent gaiement leurs erreurs  lrsquoun fredonnait une cavatinede Rossini lrsquoautre entassait sur son assiette des morceaux qursquoil arrosait demarasquin de Zara en faveur de la cuisine franccedilaise Le comte profita delrsquoheureuse disposition de Gambara qui se laissa conduire agrave lrsquoOpeacutera avecla douceur drsquoun agneau Aux premiegraveres notes de lrsquointroduction lrsquoivressede Gambara parut se dissiper pour faire place agrave cette excitation feacutebrilequi parfois mettait en harmonie son jugement et son imagination dont ledeacutesaccord habituel causait sans doute sa folie et la penseacutee dominante dece grand drame musical lui apparut dans son eacuteclatante simpliciteacute commeun eacuteclair qui sillonna la nuit profonde ougrave il vivait A ses yeux dessilleacutescettemusique dessina les horizons immenses drsquounmonde ougrave il se trouvaitjeteacute pour la premiegravere fois tout en y reconnaissant des accidents deacutejagrave vusen recircve Il se crut transporteacute dans les campagnes de son pays ougrave com-

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 45: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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mence la belle Italie et que Napoleacuteon nommait si judicieusement le glacisdes Alpes Reporteacute par le souvenir au temps ougrave sa raison jeune et vivenrsquoavait pas encore eacuteteacute troubleacutee par lrsquoextase de sa trop riche imagination ileacutecouta dans une religieuse attitude et sans vouloir dire un seul mot Aussile comte respecta-t-il le travail inteacuterieur qui se faisait dans cette acircme Jus-qursquoagrave minuit et demi Gambara resta si profondeacutement immobile que leshabitueacutes de lrsquoOpeacutera durent le prendre pour ce qursquoil eacutetait un homme ivreAu retour Andrea se mit agrave attaquer lrsquoœuvre de Meyerbeer afin de reacute-veiller Gambara qui restait plongeacute dans un de ces demi-sommeils queconnaissent les buveurs

― Qursquoy a-t-il donc de si magneacutetique dans cette incoheacuterente partitionpour qursquoelle vous mette dans la position drsquoun somnambule  dit Andreaen arrivant chez lui Le sujet de Robert-le-Diable est loin sans doute drsquoecirctredeacutenueacute drsquointeacuterecirct Holtei lrsquoa deacuteveloppeacute avec un rare bonheur dans un drametregraves-bien eacutecrit et rempli de situations fortes et attachantes  mais les au-teurs franccedilais ont trouveacute le moyen drsquoy puiser la fable la plus ridicule dumonde Jamais lrsquoabsurditeacute des libretti de Vesari de Schikaneder nrsquoeacutegalacelle du poeumlme de Robert-le-Diable vrai cauchemar dramatique qui op-presse les spectateurs sans faire naicirctre drsquoeacutemotions fortes Meyerbeer afait au diable une trop belle part Bertram et Alice repreacutesentent la luttedu bien et du mal le bon et le mauvais principe Cet antagonisme of-frait le contraste le plus heureux au compositeur Les meacutelodies les plussuaves placeacutees agrave cocircteacute de chants acircpres et durs eacutetaient une conseacutequencenaturelle de la forme du libreo mais dans la partition de lrsquoauteur alle-mand les deacutemons chantent mieux que les saints Les inspirations ceacutelestesdeacutementent souvent leur origine et si le compositeur quitte pendant uninstant les formes infernales il se hacircte drsquoy revenir bientocirct fatigueacute de lrsquoef-fort qursquoil a fait pour les abandonner La meacutelodie ce fil drsquoor qui ne doitjamais se rompre dans une composition si vaste disparaicirct souvent danslrsquoœuvre de Meyerbeer Le sentiment nrsquoy est pour rien le cœur nrsquoy joueaucun rocircle  aussi ne rencontre-t-on jamais de ces motifs heureux de ceschants naiumlfs qui eacutebranlent toutes les sympathies et laissent au fond delrsquoacircme une douce impression Lrsquoharmonie regravegne souverainement au lieudrsquoecirctre le fond sur lequel doivent se deacutetacher les groupes du tableau mu-sical Ces accords dissonants loin drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur nrsquoexcitent dans

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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Gambara Chapitre

le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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Gambara Chapitre

tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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Gambara Chapitre

venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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Gambara Chapitre

causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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Gambara Chapitre

lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Page 46: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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son acircme qursquoun sentiment analogue agrave celui que lrsquoon eacuteprouverait agrave la vuedrsquoun saltimbanque suspendu sur un fil et se balanccedilant entre la vie et lamort Des chants gracieux ne viennent jamais calmer ces crispations fati-gantes On dirait que le compositeur nrsquoa eu drsquoautre but que de se montrerbizarre fantastique  il saisit avec empressement lrsquooccasion de produireun effet baroque sans srsquoinquieacuteter de la veacuteriteacute de lrsquouniteacute musicale ni delrsquoincapaciteacute des voix eacutecraseacutees sous ce deacutechaicircnement instrumental

― Taisez-vous mon ami dit Gambara je suis encore sous le charmede cet admirable chant des enfers que les porte-voix rendent encore plusterrible instrumentation neuve  Les cadences rompues qui donnent tantdrsquoeacutenergie au chant de Robert la cavatine du quatriegraveme acte le finale dupremier me tiennent encore sous la fascination drsquoun pouvoir surnaturel Non la deacuteclamation de Gluck lui-mecircme ne fut jamais drsquoun si prodigieuxeffet et je suis eacutetonneacute de tant de science

― Signor maestro reprit Andrea en souriant permettez-moi de vouscontredire Gluck avant drsquoeacutecrire reacutefleacutechissait longtemps Il calculait toutesles chances et arrecirctait un plan qui pouvait ecirctre modifieacute plus tard par sesinspirations de deacutetail mais qui ne lui permettait jamais de se fourvoyer enchemin De lagrave cette accentuation eacutenergique cette deacuteclamation palpitantede veacuteriteacute Je conviens avec vous que la science est grande dans lrsquoopeacuterade Meyerbeer mais cette science devient un deacutefaut lorsqursquoelle srsquoisole delrsquoinspiration et je crois avoir aperccedilu dans cette œuvre le peacutenible travaildrsquoun esprit fin qui a trieacute sa musique dans des milliers de motifs des opeacuterastombeacutes ou oublieacutes pour se les approprier en les eacutetendant les modifiantou les concentrant Mais il est arriveacute ce qui arrive agrave tous les faiseurs decentons lrsquoabus des bonnes choses Cet habile vendangeur de notes pro-digue des dissonances qui trop freacutequentes finissent par blesser lrsquooreilleet lrsquoaccoutument agrave ces grands effets que le compositeur doit meacutenagerbeaucoup pour en tirer un plus grand parti lorsque la situation les reacute-clame Ces transitions enharmoniques se reacutepegravetent agrave satieacuteteacute et lrsquoabus dela cadence plagale lui ocircte une grande partie de sa solenniteacute religieuse Jesais bien que chaque compositeur a ses formes particuliegraveres auxquelles ilrevient malgreacute lui mais il est essentiel de veiller sur soi et drsquoeacuteviter ce deacute-faut Un tableau dont le coloris nrsquooffrirait que du bleu ou du rouge seraitloin de la veacuteriteacute et fatiguerait la vue Ainsi le rhythme presque toujours

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le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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Gambara Chapitre

venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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Gambara Chapitre

causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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Gambara Chapitre

lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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Gambara Chapitre

nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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Gambara Chapitre

triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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Gambara Chapitre

chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Une eacutedition

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Page 47: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

le mecircme dans la partition de Robert jette de la monotonie sur lrsquoensemblede lrsquoouvrageQuant agrave lrsquoeffet des porte-voix dont vous parlez il est depuislongtemps connu en Allemagne et ce que Meyerbeer nous donne pourdu neuf a eacuteteacute toujours employeacute par Mozart qui faisait chanter de cettesorte le chœur des diables de Don Juan

Andrea essaya tout en lrsquoentraicircnant agrave de nouvelles libations de fairerevenir Gambara par ses contradictions au vrai sentiment musical en luideacutemontrant que sa preacutetendue mission en ce monde ne consistait pas agravereacutegeacuteneacuterer un art hors de ses faculteacutes mais bien agrave chercher sous une autreforme qui nrsquoeacutetait autre que la poeacutesie lrsquoexpression de sa penseacutee

― Vous nrsquoavez rien compris cher comte agrave cet immense drame mu-sical dit neacutegligemment Gambara qui se mit devant le piano drsquoAndreafit reacutesonner les touches eacutecouta le son srsquoassit et parut penser pendantquelques instants comme pour reacutesumer ses propres ideacutees

― Et drsquoabord sachez reprit-il qursquoune oreille intelligente comme lamienne a reconnu le travail de sertisseur dont vous parlez Oui cette mu-sique est choisie avec amour mais dans les treacutesors drsquoune imaginationriche et feacuteconde ougrave la science a presseacute les ideacutees pour en extraire lrsquoessencemusicale Je vais vous expliquer ce travail

Il se leva pour mettre les bougies dans la piegravece voisine et avant de serasseoir il but un plein verre de vin de Giro vin de Sardaigne qui recegraveleautant de feu que les vieux vins de Tokai en allument

― Voyez-vous dit Gambara cette musique nrsquoest faite ni pour les in-creacutedules ni pour ceux qui nrsquoaiment point Si vous nrsquoavez pas eacuteprouveacute dansvotre vie les vigoureuses atteintes drsquoun esprit mauvais qui deacuterange le butquand vous le visez qui donne une fin triste aux plus belles espeacuterances en un mot si vous nrsquoavez jamais aperccedilu la queue du diable freacutetillant en cemonde lrsquoopeacutera de Robert sera pour vous ce qursquoest lrsquoApocalypse pour ceuxqui croient que tout finit avec eux Si malheureux et perseacutecuteacute vous com-prenez le geacutenie du mal ce grand singe qui deacutetruit agrave tout moment lrsquoœuvrede Dieu si vous lrsquoimaginez ayant non pas aimeacute mais violeacute une femmepresque divine et remportant de cet amour les joies de la paterniteacute aupoint demieux aimer son fils eacuteternellementmalheureux avec lui que de lesavoir eacuteternellement heureux avec Dieu  si vous imaginez enfin lrsquoacircme dela megravere planant sur la tecircte de son fils pour lrsquoarracher aux horribles seacuteduc-

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tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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Gambara Chapitre

triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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Gambara Chapitre

chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Gambara Chapitre

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Acheveacute drsquoimprimer en France le 24 deacutecembre 2014

Page 48: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

tions paternelles vous nrsquoaurez encore qursquoune faible ideacutee de cet immensepoeumlme auquel il manque peu de chose pour rivaliser avec le Don Juan deMozart Don Juan est au-dessus par sa perfection  je lrsquoaccorde  Robert-le-Diable repreacutesente des ideacutees Don Juan excite des sensations Don Juan estencore la seule œuvre musicale ougrave lrsquoharmonie et la meacutelodie soient en pro-portions exactes  lagrave seulement est le secret de sa supeacuterioriteacute sur Robertcar Robert est plus abondant Mais agrave quoi sert cette comparaison si cesdeux œuvres sont belles de leurs beauteacutes propres  Pour moi qui geacutemissous les coups reacuteiteacutereacutes du deacutemon Robert mrsquoa parleacute plus eacutenergiquementqursquoagrave vous et je lrsquoai trouveacute vaste et concentreacute tout agrave la fois Vraiment gracircceagrave vous je viens drsquohabiter le beau pays des recircves ougrave nos sens se trouventagrandis ougrave lrsquounivers se deacuteploie dans des proportions gigantesques parrapport agrave lrsquohomme (Il se fit unmoment de silence) Je tressaille encore ditle malheureux artiste aux quatre mesures de timbales qui mrsquoont atteintdans les entrailles et qui ouvrent cette courte cette brusque introductionougrave le solo de trombone les flucirctes le hautbois et la clarinette jettent danslrsquoacircme une couleur fantastique Cet andante en ut mineur fait pressentir lethegraveme de lrsquoinvocation des acircmes dans lrsquoabbaye et vous agrandit la scegravenepar lrsquoannonce drsquoune lutte toute spirituelle Jrsquoai frissonneacute 

Gambara frappa les touches drsquoune main sucircre il eacutetendit magistrale-ment le thegraveme de Meyerbeer par une sorte de deacutecharge drsquoacircme agrave la ma-niegravere de Listz Ce ne fut plus un piano ce fut lrsquoorchestre tout entier legeacutenie de la musique eacutevoqueacute

― Voilagrave le style de Mozart srsquoeacutecria-t-il Voyez comme cet Allemandmanie les accords et par quelles savantes modulations il fait passerlrsquoeacutepouvante pour arriver agrave la dominante drsquout Jrsquoentends lrsquoenfer  La toilese legraveve Que vois-je  le seul spectacle agrave qui nous donnions le nom drsquoin-fernal une orgie de chevaliers en Sicile Voilagrave dans ce chœur en fa toutesles passions humaines deacutechaicircneacutees par un allegro bachique Tous les filspar lesquels le diable nous megravene se remuent  Voilagrave bien lrsquoespegravece de joiequi saisit les hommes quand ils dansent sur un abicircme ils se donnent eux-mecircmes le vertigeQuel mouvement dans ce chœur  Sur ce chœur la reacutea-liteacute de la vie la vie naiumlve et bourgeoise se deacutetache en sol mineur par unchant plein de simpliciteacute celui de Raimbaut Il me rafraicircchit un momentlrsquoacircme ce bon homme qui exprime la verte et plantureuse Normandie en

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Gambara Chapitre

venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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Gambara Chapitre

lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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Gambara Chapitre

nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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Gambara Chapitre

triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Page 49: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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venant la rappeler agrave Robert au milieu de lrsquoivresse Ainsi la douceur de lapatrie aimeacutee nuance drsquoun filet brillant ce sombre deacutebut Puis vient cettemerveilleuse ballade en ut majeur accompagneacutee du chœur en ut mineuret qui dit si bien le sujet  ― Je suis Robert  eacuteclate aussitocirct La fureur duprince offenseacute par son vassal nrsquoest deacutejagrave plus une fureur naturelle  maiselle va se calmer car les souvenirs de lrsquoenfance arrivent avec Alice parcet allegro en la majeur plein de mouvement et de gracircce Entendez-vousles cris de lrsquoinnocence qui en entrant dans ce drame infernal y entreperseacutecuteacutee  ― Non non  chanta Gambara qui sut faire chanter son pul-monique piano La patrie et ses eacutemotions sont venues  lrsquoenfance et sessouvenirs ont refleuri dans le cœur de Robert  mais voici lrsquoombre de lamegravere qui se legraveve accompagneacutee des suaves ideacutees religieuses  La religionanime cette belle romance en mi majeur et dans laquelle se trouve unemerveilleuse progression harmonique et meacutelodique sur les paroles 

Car dans les cieux comme sur la terreSa megravere va prier pour lui

La lutte commence entre les puissances inconnues et le seul hommequi ait dans ses veines le feu de lrsquoenfer pour y reacutesister Et pour que vousle sachiez bien voici lrsquoentreacutee de Bertram sous laquelle le grand musi-cien a plaqueacute en ritournelle agrave lrsquoorchestre un rappel de la ballade de Raim-baut Que drsquoart  quelle liaison de toutes les parties quelle puissance deconstruction  Le diable est lagrave-dessous il se cache il freacutetille Avec lrsquoeacutepou-vante drsquoAlice qui reconnaicirct le diable du Saint-Michel de son village lecombat des deux principes est poseacute Le thegraveme musical va se deacutevelopperet par quelles phases varieacutees  Voici lrsquoantagonisme neacutecessaire agrave tout opeacuterafortement accuseacute par un beau reacutecitatif commeGluck en faisait entre Ber-tram et Robert

Tu ne sauras jamais agrave quel excegraves je trsquoaime

Cet ut mineur diabolique cette terrible basse de Bertram entame sonjeu de sape qui deacutetruira tous les efforts de cet homme agrave tempeacuteramentviolent Lagrave pour moi tout est effrayant Le crime aura-t-il le criminel  lebourreau aura-t-il sa proie  le malheur deacutevorera-t-il le geacutenie de lrsquoartiste la maladie tuera-t-elle le malade  lrsquoange gardien preacuteservera-t-il le chreacute-tien  Voici le finale la scegravene de jeu ougrave Bertram tourmente son fils en lui

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causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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Gambara Chapitre

triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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Gambara Chapitre

chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Page 50: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

Gambara Chapitre

causant les plus terribles eacutemotions Robert deacutepouilleacute colegravere brisant toutvoulant tout tuer tout mettre agrave feu et agrave sang lui semble bien son fils il estressemblant ainsi Quelle atroce gaieteacute dans le je ris de tes coups de Ber-tram  Comme la barcarolle veacutenitienne nuance bien ce finale  par quellestransitions hardies cette sceacuteleacuterate paterniteacute rentre en scegravene pour rame-ner Robert au jeu Ce deacutebut est accablant pour ceux qui deacuteveloppent lesthegravemes au fond de leur cœur en leur donnant lrsquoeacutetendue que le musicienleur a commandeacute de communiquer Il nrsquoy avait que lrsquoamour agrave opposer agravecette grande symphonie chanteacutee ougrave vous ne surprenez ni monotonie nilrsquoemploi drsquoun mecircme moyen  elle est une et varieacutee caractegravere de tout cequi est grand et naturel Je respire jrsquoarrive dans la sphegravere eacuteleveacutee drsquounecour galante  jrsquoentends les jolies phrases fraicircches et leacutegegraverement meacutelan-coliques drsquoIsabelle et le chœur de femmes en deux parties et en imita-tion qui sent un peu les teintes moresques de lrsquoEspagne En cet endroitla terrible musique srsquoadoucit par des teintes molles comme une tempecirctequi se calme pour arriver agrave ce duo fleureteacute coquet bien moduleacute qui neressemble agrave rien de la musique preacuteceacutedente Apregraves les tumultes du campdes heacuteros chercheurs drsquoaventures vient la peinture de lrsquoamour Mercipoeumlte mon cœur nrsquoeucirct pas reacutesisteacute plus longtemps Si je ne cueillais paslagrave les marguerites drsquoun opeacutera-comique franccedilais si je nrsquoentendais pas ladouce plaisanterie de la femme qui sait aimer et consoler je ne soutien-drais pas la terrible note grave sur laquelle apparaicirct Bertram reacutepondantagrave son fils ce  Si je le permet  quand il promet agrave sa princesse adoreacutee detriompher sous les armes qursquoelle lui donne A lrsquoespoir du joueur corrigeacutepar lrsquoamour lrsquoamour de la plus belle femme car lrsquoavez-vous vue cetteSicilienne ravissante et son œil de faucon sucircr de sa proie  (quels inter-pregravetes a trouveacutes le musicien ) agrave lrsquoespoir de lrsquohomme lrsquoEnfer oppose lesien par ce cri sublime  A toi Robert de Normandie  Nrsquoadmirez-vous pasla sombre et profonde horreur empreinte dans ces longues et belles noteseacutecrites sur dans la forecirct prochaine  Il y a lagrave tous les enchantements de laJeacuterusalem deacutelivreacutee comme on en retrouve la chevalerie dans ce chœur agravemouvement espagnol et dans le tempo di marcia Que drsquooriginaliteacute danscet alleacutegro modulation des quatre timbales accordeacutees (ut reacute ut sol)  com-bien de gracircces dans lrsquoappel au tournoi  Le mouvement de la vie heacuteroiumlquedu temps est lagrave tout entier lrsquoacircme srsquoy associe je lis un roman de cheva-

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Gambara Chapitre

lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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lerie et un poeumlme Lrsquoexposition est finie il semble que les ressources dela musique soient eacutepuiseacutees vous nrsquoavez rien entendu de semblable etcependant tout est homogegravene Vous avez aperccedilu la vie humaine dans saseule et unique expression  Serai-je heureux ou malheureux  disent lesphilosophes Serai-je damneacute ou sauveacute disent les chreacutetiens

Ici Gambara srsquoarrecircta sur la derniegravere note du chœur il la deacuteveloppameacutelancoliquement et se leva pour aller boire un autre grand verre de vinde Giro Cette liqueur semi-africaine ralluma lrsquoincandescence de sa faceque lrsquoexeacutecution passionneacutee et merveilleuse de lrsquoopeacutera de Meyerbeer avaitfait leacutegegraverement pacirclir

― Pour que rien ne manque agrave cette composition reprit-il le grand ar-tiste nous a largement donneacute le seul duo bouffe que pucirct se permettre undeacutemon la seacuteduction drsquoun pauvre trouvegravere Il a mis la plaisanterie agrave cocircteacute delrsquohorreur une plaisanterie ougrave srsquoabicircme la seule reacutealiteacute qui semontre dans lasublime fantaisie de son œuvre  les amours pures et tranquilles drsquoAlice etde Raimbaut leur vie sera troubleacutee par une vengeance anticipeacutee  les acircmesgrandes peuvent seules sentir la noblesse qui anime ces airs bouffes vousnrsquoy trouvez ni le papillotage trop abondant de notre musique italienneni le commun des ponts-neufs franccedilais Crsquoest quelque chose de la majesteacutede lrsquoOlympe Il y a le rire amer drsquoune diviniteacute opposeacute agrave la surprise drsquountrouvegravere qui se donjuanise Sans cette grandeur nous serions revenus tropbrusquement agrave la couleur geacuteneacuterale de lrsquoopeacutera empreinte dans cette hor-rible rage en septiegravemes diminueacutees qui se reacutesout en une valse infernale etnous met enfin face agrave face avec les deacutemons Avec quelle vigueur le cou-plet de Bertram se deacutetache en si mineur sur le chœur des enfers en nouspeignant la paterniteacute mecircleacutee agrave ces chants deacutemoniaques par un deacutesespoiraffreux  Quelle ravissante transition que lrsquoarriveacutee drsquoAlice sur la ritour-nelle en si beacutemol  Jrsquoentends encore ces chants angeacuteliques de fraicirccheurnrsquoest-ce pas le rossignol apregraves lrsquoorage  La grande penseacutee de lrsquoensemblese retrouve ainsi dans les deacutetails car que pourrait-on opposer agrave cette agi-tation des deacutemons grouillants dans leur trou si ce nrsquoest lrsquoair merveilleuxdrsquoAlice 

Quand jrsquoai quitteacute la Normandie 

Le fil drsquoor de la meacutelodie court toujours le long de la puissante harmo-

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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nie comme un espoir ceacuteleste elle la brode et avec quelle profonde habi-leteacute  Jamais le geacutenie ne lacircche la science qui le guide Ici le chant drsquoAlicese trouve en si beacutemol et se rattache au fa diegravese la dominante du chœur in-fernal Entendez-vous le tremolo de lrsquoorchestre  on demande Robert dansle ceacutenacle des deacutemons Bertram rentre sur la scegravene et lagrave se trouve le pointculminant de lrsquointeacuterecirct musical un reacutecitatif comparable agrave ce que les grandsmaicirctres ont inventeacute de plus grandiose la chaude lutte en mi beacutemol ougraveeacuteclatent les deux athlegravetes le Ciel et lrsquoEnfer lrsquoun par  Oui tu me connais sur une septiegraveme diminueacutee lrsquoautre par son fa sublime  Le ciel est avecmoi  LrsquoEnfer et la Croix sont en preacutesence Viennent les menaces de Ber-tram agraveAlice le plus violent patheacutetique dumonde le geacutenie dumal srsquoeacutetalantavec complaisance et srsquoappuyant comme toujours sur lrsquointeacuterecirct personnelLrsquoarriveacutee de Robert qui nous donne le magnifique trio en la beacutemol sansaccompagnement eacutetablit un premier engagement entre les deux forcesrivales et lrsquohomme Voyez comme il se produit nettement dit Gambaraen resserrant cette scegravene par une exeacutecution passionneacutee qui saisit AndreaToute cette avalanche de musique depuis les quatre temps de timbale arouleacute vers ce combat des trois voix La magie dumal triomphe  Alice srsquoen-fuit et vous entendez le duo en reacute entre Bertram et Robert le diable luienfonce ses griffes au cœur il le lui deacutechire pour se le mieux approprier il se sert de tout  honneur espoir jouissances eacuteternelles et infinies il faittout briller agrave ses yeux  il le met comme Jeacutesus sur le pinacle du templeet lui montre tous les joyaux de la terre lrsquoeacutecrin du mal  il le pique au jeudu courage et les beaux sentiments de lrsquohomme eacuteclatent dans ce cri 

Des chevaliers de ma patrieLrsquohonneur toujours fut le soutien 

Enfin pour couronner lrsquoœuvre voilagrave le thegraveme qui a si fatalement ou-vert lrsquoopeacutera le voilagrave ce chant principal dans la magnifique eacutevocation desacircmes 

Nonnes qui reposez sous cette froide pierre   Mrsquoentendez-vous 

Glorieusement parcourue la carriegravere musicale est glorieusement ter-mineacutee par lrsquoallegro vivace de la bacchanale en reacute mineur Voici bien le

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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chœur 

Malheureux ou coupablesHacirctez-vous drsquoaccourir 

Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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Page 53: Gambara - framabookin.org - Honore de Balzac.pdfGambara Chapitre dragées,quatreheuressonnaient,ilyavaitfouleauPalais-Royal,etles restaurantscommençaientàs’emplir.Encemomentuncoupés’arrêta

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triomphe de lrsquoEnfer  Roule musique enveloppe-nous de tes plis redou-bleacutes roule et seacuteduis  Les puissances infernales ont saisi leur proie elles latiennent elles dansent Ce beau geacutenie destineacute agrave vaincre agrave reacutegner le voilagraveperdu  les deacutemons sont joyeux la misegravere eacutetouffera le geacutenie la passionperdra le chevalier

Ici Gambara deacuteveloppa la bacchanale pour son propre compte en im-provisant drsquoingeacutenieuses variations et srsquoaccompagnant drsquoune voix meacutelan-colique comme pour exprimer les intimes souffrances qursquoil avait ressen-ties

― Entendez-vous les plaintes ceacutelestes de lrsquoamour neacutegligeacute  reprit-ilIsabelle appelle Robert au milieu du grand chœur des chevaliers allant autournoi et ougrave reparaissent les motifs du second acte afin de bien fairecomprendre que le troisiegraveme acte srsquoest accompli dans une sphegravere surna-turelle La vie reacuteelle reprend Ce chœur srsquoapaise agrave lrsquoapproche des enchan-tements de lrsquoEnfer qursquoapporte Robert avec le talisman les prodiges dutroisiegraveme acte vont se continuer Ici vient le duo du viol ougrave le rhythmeindique bien la brutaliteacute des deacutesirs drsquoun homme qui peut tout et ougrave laprincesse par des geacutemissements plaintifs essaie de rappeler son amant agravela raison Lagrave le musicien srsquoeacutetait mis dans une situation difficile agrave vaincreet il a vaincu par le plus deacutelicieux morceau de lrsquoopeacutera Quelle adorablemeacutelodie dans la cavatine de  Gracircce pour toi  Les femmes en ont bien saisile sens elles se voyaient toutes eacutetreintes et saisies sur la scegravene Ce mor-ceau seul ferait la fortune de lrsquoopeacutera car elles croyaient ecirctre toutes auxprises avec quelque violent chevalier Jamais il nrsquoy a eu de musique sipassionneacutee ni si dramatique Le monde entier se deacutechaicircne alors contre lereacuteprouveacute On peut reprocher agrave ce finale sa ressemblance avec celui deDonJuan mais il y a dans la situation cette eacutenorme diffeacuterence qursquoil y eacuteclateune noble croyance en Isabelle un amour vrai qui sauvera Robert  car ilrepousse deacutedaigneusement la puissance infernale qui lui est confieacutee tan-dis que don Juan persiste dans ses increacuteduliteacutes Ce reproche est drsquoailleurscommun agrave tous les compositeurs qui depuis Mozart ont fait des finalesLe finale de Don Juan est une de ces formes classiques trouveacutees pour tou-jours Enfin la religion se legraveve toute-puissante avec sa voix qui domineles mondes qui appelle tous les malheurs pour les consoler tous les re-pentirs pour les reacuteconcilier La salle entiegravere srsquoest eacutemue aux accents de ce

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Dans lrsquohorrible tumulte des passions deacutechaicircneacutees la voix sainte nrsquoeucirctpas eacuteteacute entendue  mais en ce moment critique elle peut tonner la divineEacuteglise Catholique elle se legraveve brillante de clarteacutes Lagrave jrsquoai eacuteteacute eacutetonneacute detrouver apregraves tant de treacutesors harmoniques une veine nouvelle ougrave le com-positeur a rencontreacute le morceau capital de  Gloire agrave la Providence  eacutecritdans la maniegravere de Haendel Arrive Robert eacuteperdu deacutechirant lrsquoacircme avecson  Si je pouvais prier Pousseacute par lrsquoarrecirct des enfers Bertram poursuit sonfils et tente un dernier effort Alice vient faire apparaicirctre la megravere  vousentendez alors le grand trio vers lequel a marcheacute lrsquoopeacutera  le triomphe delrsquoacircme sur la matiegravere de lrsquoesprit du bien sur lrsquoesprit du mal Les chantsreligieux dissipent les chants infernaux le bonheur se montre splendide mais ici la musique a faibli  jrsquoai vu une catheacutedrale au lieu drsquoentendre leconcert des anges heureux quelque divine priegravere des acircmes deacutelivreacutees ap-plaudissant agrave lrsquounion de Robert et drsquoIsabelle Nous ne devions pas restersous le poids des

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