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Garçon Manqué _ Nina Bouraoui

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NINA BOURAOUI

Garçon manqué

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Alger

Je cours sur la plage du Chenoua. Je coursavec Aminé, mon ami. Je longe les vagueschargées d'écume, des explosions blanches.Je cours avec la mer qui monte et descendsous les ruines romaines. Je cours dans la lu-mière d'hiver encore chaude. Je tombe sur lesable. J'entends la mer qui arrive. J'entendsles cargos quitter l'Afrique. Je suis au sable,au ciel et au vent. Je suis en Algérie. LaFrance est loin derrière les vagues amples etdangereuses. Elle est invisible et supposée.Je tombe avec Aminé. Je tiens sa main. Noussommes seuls et étrangers. Sa mère attenddans la voiture blanche. Elle a froid. Elle nedescend pas. Elle reste à l'abri des vagues, duvent, de la nostalgie des ruines romaines.Elle attend la fin de la course. Aminé pour-rait être mon frère.

Des hommes surgissent des dunes. Ils sontquatre et pressés. Ils marchent vite en

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direction de la mer, un rendez-vous. Ils ontde grands gestes. Ils parlent en arabe. Leursvoix traversent la plage. Elles sont avec lesvagues. Elles sont avec le vent. C'est une em-prise. Ils passent près de nos corps. Ils nes'arrêtent pas. Ils tendent la main versl'horizon. Je retiens un seul mot, el bahry elbahr, el bahr[1]> une magie répétée.

Savent-ils la France ? Guettent-ils leprochain cargo ? Savent-ils l'éternité de lamer ?

Ils quittent la plage sans nous regarder.Nous n'existons pas. Je reprends la course.Je ris. Je suis plus gaie qu'Aminé. La mer meporte. Elle prend tout. Elle m'obsède. Elleest avant le rêve de la France. Elle est avantle voyage. Elle est avant la peur.

Les yeux d'Aminé sont tristes. Ici nous nesommes rien. De mère française. De père al-gérien. Seuls nos corps rassemblent lesterres opposées.

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*

Ma vie algérienne est nerveuse. Je cours,je plonge, je traverse vite. La rue est inter-dite. Rue d'Isly, rue Didouche-Mourad, rueDienot, leTelemny. La rue est derrière la vitre de lavoiture. Elle est fermée, irréelle et peupléed'enfants. La rue est un rêve. Ma vie algéri-enne bat hors de la ville. Elle est à la mer, audésert, sous les montagnes de l'Atlas. Là, jem'efface enfin. Je deviens un corps sanstype, sans langue, sans nationalité. Cette vieest sauvage. Elle est sans voix et sans visage.Je suis agitée. Je dors mal. Je mange peu.Aminé double ma folie. Nous courons en-semble, toujours plus vite. Nous fuyons.

Nous nous dévorons.Je sors loin d'Alger. Je vais vers le silence.

Je rentre modifiée. Je deviens sensible. Jereste dans ma chambre. Je parle seule,longtemps. Je garde un secret. Je viens

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d'une union rare. Je suis la France avecl'Algérie.

On me protège de la rue, des voix, desgestes et des regards. Je suis fragile, disent-ils. On m'exclut. Aminé reste avec moi. Tou-jours. Il garde le secret. Il est le secret. Par sapeau, par ses yeux, par son accent. Onchange nos prénoms. On joue à la France. LaRTA[2] forme nos rêves. Elle diffuse des im-ages majeures qui nous suivront, longtemps.Elle rapporte une autre vie au lieu clos. Jesais les dialogues, les visages, la musique.J'apprends vite. J'imite. Je travaille ma mé-moire. Nous ne quittons plus le jeu. Nousdressons un mur, une prison dans uneprison.

Nous renversons la ville.

*

Le père d'Aminé rapporte de Tizi-Ouzoudeux burnous blancs. Des cadeaux, dit-il. Ons'habille vite. On rabat les capuches. On

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croise les mains sous les manches amples etnon cousues. On disparaît. On traverse lejardin. On fait des petits pas.

Les burnous sont trop longs. Ils prennentle corps entier. Ils le noient. On devient fra-giles et perdus dans le costume traditionnelqui révèle l'impuissance à être vraiment unepartie de soi. On hésitera toujours. On nesera jamais de vrais Algériens. Malgré l'envieet la volonté. Malgré le vêtement. Malgré laterre qui entoure.

Amine prononce quelques mots d'arabe. Ilparle avec un accent trop droit. Je ne ré-ponds pas. Je ne joue plus. Je me détache.Moi je sais. Je sais la limite. Je sais la forcepuis l'échec. Je sais notre différence. Unedifférence de sang.

Je sais le vertige Amine.Qui sommes-nous ?Sa mère nous prend en photo. Elle enverra

à sa famille, française, l'image de son filsdéguisé.

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Elle diffusera notre mensonge. Le chiencourt autour de nous. Il aboie sur deuximposteurs.

Je ne parle pas arabe. Ma voix dit leslettres de l'alphabet, ây bâ, ta, tbâ puiss'efface. C'est une voix affamée. C'est unevoix étrangère à la langue qu'elle émet. Jedis sans comprendre.

C'est une langue espérée qui ne vient pas.Je suis des cours d'arabe classique. Ils sontobligatoires. On nous appelle les arabisants.J'apprends la grammaire. J'oublie. C'est unelangue qui s'échappe. C'est une fuite et unglissement. Je prononce le hâ et le rhâ si dif-ficiles. Je reconnais les sons, el chekl[3].Mais je reste à l'extérieur du sens,abandonnée.

Je fais quinze ans d'arabe. Je creuse monsilence. Je reste en retrait. Je ne capte pasles voix qui montent de la rue. J'invente une

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autre langue. Je parle arabe à ma façon.J'interprète. Je reste dans le mensonge, unehabitude.

Cette langue qui s'échappe comme dusable est une douleur. Elle laisse sesmarques, des mots, et s'efface. Elle ne prendpas sur moi. Elle me rejette. Elle me séparedes autres. Elle rompt l'origine. C'est une ab-sence. Je suis impuissante. Je reste uneétrangère. Je suis invalide. Ma terre sedérobe. Je reste, ici, différente et française.Mais je suis algérienne. Par mon visage. Parmes yeux. Par ma peau. Par mon corps tra-versé du corps de mes grands-parents. Jeporte l'odeur de leur maison. Je porte le goûtdes galettes et des croquets. Je porte lacouleur des robes. Je porte les chants. Jeporte le bruit des bracelets frottés. Je portela main de Rabiâ sur mon visage fiévreux. Jeporte la voix de Bachir qui appelle ses en-fants. Cette voix est au-dessus de tout. Elle

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résonne encore et comble le manque. Elle estéternelle et puissante. Elle me rattacheaux autres. Elle m'inclut à la terrealgérienne.

*

Je deviens une étrangère par ma mère. Parsa seule présence à mes côtés. Par sescheveux blonds, ses yeux bleus, sa peaublanche. Elle descend la rue. Elle serre mamain. Elle tient mon corps très près de soncorps. Elle m'attache à sa hanche. C'est notredernière promenade. Ma mère est un défi.Elle sait. Elle passe les hommes sans re-garder. Ses yeux vont jusqu'à la mer. Elle niela ville, une forêt noire et serrée contre la lu-mière du ciel. Elle est en danger. Je suis là.Je protège malgré moi. Mon regard estarmé. Mon regard est injuste. Ils frôlent. Ilsne s'arrêtent pas. Ils murmurent. L'enfantest un prétexte. L'enfant est une sécurité.L'enfant coupe comme une lame. Je deviens

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ma mère. Je deviens sa robe. Je deviens sonparfum qui reste derrière nous. Je deviens sapeau convoitée. Une main touche sescheveux puis se retire par la seule force demon visage fermé. Toucher. Savoir. Con-naître. Ma mère est un trésor. Aminé et moiremplaçons nos pères. Là, nous sommesdeux vrais Algériens.

Une femme française à ma mère : « Pour-quoi tous ces meubles chez vous ? Un jour ilsprendront tout. » « Pourquoi se maquiller ?Us ne nous voient pas.» «Pourquoi se par-fumer? Rien ne tient ici. Le soleil fait tourn-er les odeurs. Il brûle après la peau,jusqu'aux chairs. » « Nous sommes en posteà Alger. Ensuite nous ferons l'Afrique noire.» Sur la plage de Moretti, alors qu'un jeunehomme se noie, au loin, déjà perdu, si loin.Il appelle. Elle dit encore : « Pourquoi y aller? Le sauver ? Risquer sa vie ? Ils sont si

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nombreux. Tous ces corps bruns et serrés.Cette population. »

Mon père court vers la mer. Il nie cettevoix qui refuse. Il va vers l'autre voix, cellede l'homme qui se noie. Il nage vite. Il estdéjà loin. Il soulève un corps. Il revient sur ledos, entravé. Il dépose sur le sable un jeuneAlgérien. Il pourrait être son frère, Amar. Ilpourrait être ce corps mort à la guerre. Ilpourrait être cet aîné porté disparu. Il pour-rait être cet amour perdu. Il masse sapoitrine longtemps. Il souffle dans sabouche. Il attend un signe, la vie. Lesbaigneurs silencieux encerclent les deuxcorps. La lumière ne passe pas. Rien ne lessépare. Mon père est sans moi. Il est auxautres qui regardent, pris dans sa douleur, siseul. La mer est une violence. Elle est, sanscesse. Par ses vagues. Par son bruit. Par sonodeur.

Le noyé est fin et brun. Son visage estlisse. Ses yeux sont mi-clos, comme s'il

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rêvait. Son ventre est immobile. C'est unepierre sombre et perlée d'eau. Ses cheveuxsont plaqués en arrière. Seul un filet humidesur ses lèvres. Cet homme est mort. Je nel'oublierai jamais. Chaque homme croiséportera son image, une image fantôme quirompt l'enfance. Il pourrait être toi, Aminé.Ton visage. Tes yeux baissés. Tes cheveux. Ilpourrait être ton corps bientôt adulte. Il tesuivrait comme une ombre et un jumeau.Mais tu n'es pas vraiment algérien. Tu en asjuste l'air, empêché par cet alcool françaisqui te ronge.

Seul Aminé sait mes jeux, mon imitation.Seul Aminé sait mes envies secrètes, desmonstres dans l'enfance. Je prends un autreprénom, Ahmed. Je jette mes robes. Jecoupe mes cheveux. Je me fais disparaître.J'intègre le pays des hommes. Je suis

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effrontée. Je soutiens leur regard. Je voleleurs manières. J'apprends vite. Je casse mavoix.

Je n'ai pas peur des hommes de Zeralda.Ils occupent la plage entière. Ils plongentdans l'eau d'un coup, sans mouiller la nuque,le ventre, les chevilles. Ils sont résistants. Ilsprennent la mer. Par leurs cris. Par leursgestes. Par leurs corps massés et nombreux.Ils sont violents. Ils sont en vie.

J'ajuste mon maillot, une éponge bleue. Jemarche les jambes ouvertes. Je suis fascinée.

Aminé m'aime comme un garçon.Nous restons à la plage jusqu'aux limites

de la nuit. Les dernières heures sont roses etsans temps, lentes et pleines du souvenir dusoleil, un feu qui quitte le sable, la peau, laforêt de pins cachée. Nous jouons encore.Contre la nuit qui vient. Je joue vite. Je suisprécise. Je garde le ballon longtemps, avecma tête, mon torse et mes pieds nus, avecmon corps sans peur. Je cours avec le bruit

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de la mer. Les vagues sont des voix. Lasirène des cargos appelle les hommes de Zer-alda. Ils viennent. La sirène rassemble. Tousces corps qui s'ennuient.

Je sens la tendresse des hommes de Zer-alda. Leur intérêt. Leur indulgence. Ils ap-plaudissent. J'apprends à être devant eux.J'apprends à me montrer ainsi, changée. Ilsme regardent. Seul mon corps captive. Je dismon mensonge. Par mes gestes rapides. Parmon attitude agressive. Par ma voix cassée.Je deviens leur fils.

Ici je suis la seule fille qui joue au football.Ici je suis l'enfant qui ment. Toute ma vieconsistera à restituer ce mensonge.

À le remettre. À l'effacer. À me faire par-donner. À être une femme. À le devenirenfin.

Toute ma vie reposera sur la perte du re-gard doux des hommes de Zeralda, une mé-prise sur ma personne.

*

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Le jeu reprend à l'école du petit Hydra.C'est un défi. C'est un effacement. Je me re-mplace. Je suis toujours choisie par l'équipede garçons. Je joue contre mon camp. Jetiens mon rôle. Ma force n'est pas dans moncorps fragile. Elle est dans la volonté d'êtreune autre, intégrée au pays des hommes. Jejoue contre moi.

Je joue avec ma petite taille. Je joue avecma peau fine. Je joue sous la pluie d'orage.Je n'ai pas peur de la force du ciel qui noieles jardins et la place d'Hydra. C'est le regarddes hommes de Zeralda qui donne ce cour-age. C'est un dépassement. Malgré les motsdes autres, de petites brûlures que ma chairretiendra.

Mes vêtements. Mon allure. Ma course.Mon endurance, une folie. Ma voix. Mescheveux trempés. Mes jambes en sang. Mafuite. Mon identité chassée.

C'est le regard indulgent des hommes deZeralda qui ferme la rumeur.

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Je regarde les garçons des rues aprèsl'école. Ils jouent avec le soleil retrouvé. Unscintillement. Ils ont ma rage. Je ne peuxpas sortir de la voiture. Ils tombent. Ils serenversent. Ils dribblent entre les trolleybus.Ils jouent sous la mort. Ils n'ont peur de ri-en. Ma main sur la vitre supplie. Mon regardsera toujours celui de l'envie. Ils ont monâge. Ils ont ma peau. Ils ont mes cheveux. Jene comprends pas tous leurs mots. Unephrase revient, yahya l'Algérie[4]. Je larépète devant le miroir du long couloir quisépare les chambres. J'entends la voix de lafoule, unique, une invocation. Yahyal'Algérie. Je suis avec ces enfants-là.

Je joue à l'intérieur de ma prison. Je devi-ens Dahleb le joueur qui signe sa photo-graphie, « à la petite Nina, avec toute matendresse ». C'est la tendresse des hommesde Zeralda qui revient encore. C'est latendresse des yeux d'Aminé qui regarde sansrien dire. Son silence est un accord.

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Ainsi, je deviens son double. Ainsi, jequitte son ombre. Ainsi, je prends sa force.Je protégerai toujours Aminé. La terre quiporte est mon témoin.

*

Je vais à l'école française. Je vais au lycéefrançais. Je vais à l'Alliance française. Je vaisau Centre culturel français. La France est en-core là, rapportée et réduite, en minorité.

Je parle français. J'entends l'algérien. Mesvacances d'été sont françaises. Je suis sur laterre algérienne. Je cours sur le sablealgérien.J'entends la voix de mon père algérien. Jesuis avec les enfants mixtes. Nous restonsensemble. Nous nous reconnaissons.

Je ne sais pas les familles algériennes. Jerefuse les invitations des familles françaises.Leur regard. Leurs mots. Leur jugement.Leur Algérie française. Je parle avec desmots d'arabe intégré à ma langue

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maternelle. Des incursions. Je ferme mesphrases par hachma [5].

J'ai deux passeports. Je n'ai qu'un seulvisage apparent.

Les Algériens ne me voient pas. LesFrançais ne comprennent pas. Je construisun mur contre les autres. Les autres. Leurslèvres. Leurs yeux qui cherchent sur moncorps une trace de ma mère, un signe demon père. « Elle a le sourire de Maryvonne.» « Elle a les gestes de Rachid. » Être sé-parée toujours de l'un et de l'autre. Porterune identité de fracture. Se penser en deuxparties. À qui je ressemble le plus ? Qui agagné sur moi ? Sur ma voix ? Sur mon vis-age ? Sur mon corps qui avance ? La Franceou l'Algérie ?

J'aurais toujours à expliquer. À me justifi-er. Ces yeux me suivront longtemps, unisensuite à la peur de l'autre, cet étranger.Seule l'écriture protégera du monde.

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Qui serai-je en France? Où aller? Quelsseront leurs regards? Être française, c'estêtre sans mon père, sans sa force, sans sesyeux, sans sa main qui conduit. Être algéri-enne, c'est être sans ma mère, sans son vis-age, sans sa voix, sans ses mains qui protè-gent. Qui je suis? Aminé choisira à l'âge dedix-huit ans. Il occupera son camp. Ildeviendra entier. Il défendra un seul pays. Ilsaura, enfin. Moi, je suis terriblement libreet entravée.

« Tu n'es pas française. » « Tu n'es pasalgérienne. »

Je suis tout. Je ne suis rien. Ma peau. Mesyeux. Ma voix. Mon corps s'enferme pardeux fois.

Je reste avec ma mère. Je reste avec monpère. Je prends des deux. Je perds des deux.Chaque partie se fond à l'autre puis s'endétache. Elles s'embrassent et se disputent.C'est une guerre. C'est une union. C'est unrejet. C'est une séduction. Je ne choisis pas.

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Je vais et je reviens. Mon corps se composede deux exils. Je voyage à l'intérieur de moi.Je cours, immobile. Mes nuits sont algéri-ennes. Ma mémoire rapporte les visages quiforment mon visage. Mes jours sont français,par l'école puis le lycée, par la langue em-ployée, par Aminé qui dit l'autre pays, absentet espéré.

*

Aminé porte sa voix au-dessus des vaguesqui noient la digue de Sidi-Ferruch. Il ra-conte, après les rochers noirs des récifs al-gériens. Il dit la France. Il dit l'autre en-fance. Il dit sa vie française. Il force sesmots. Il appelle. Il ne se souvient plus.D'autres voix s'opposent à lui. Celles de lamer, du vent et des oiseaux. Il va contre laforce de la terre qui entoure. C'est un com-bat puis une plainte. Il rapporte, là, sonautre visage, mon étranger. Nous marchonssur la digue. Nous marchons contre la

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violence de la mer et du vent qui la com-mande. Nous sommes entre la France etl'Algérie, pris dans l'hiver du Sud, une faussesaison. Ici, le soleil est éternel. Je n'entendsplus Aminé. Je ne veux plus l'entendre. Sonrêve. Son envie. Il est ailleurs, déjà. Il estsans moi. Sa vie française vient de monabsence.

Ma vie bat ici. Elle se construit avec lamer, la terre et les maisons en dômes deSidi-Ferruch. Je sais l'Algérie, ses cycles. LaFrance est une violence. Elle m'arracherad'Alger. Je suis contre Aminé. Je sais noslieux, Cherchell, Tipaza, Boufarik, des pas-sages validés. J'apprends à faire ma place. Àm'unir. La France est en dehors de moi. Jem'échappe. Je reviens toujours en Algérie.Je sais mon lieu, ses ruines romaines. Masolitude est ici, avec ces pierres. La Francereste blanche et impossible. Elle porte manaissance puis mon départ. Un rejet. Jerenais à Alger appartement du Golf"',

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septembre 1967. C'est ici que je m'invente.C'est ici que je façonne. Mon visage. Mesyeux. Ma voix. Tout se fait là. Dans masolitude algérienne. Je viendrai toujoursd'ici, instruite et traversée par l'Algérie desannées soixante-dix.

Nos mères dans les ruelles du village de Sidi- Fer-ruch. Les mains au visage pour se protéger du vent.Courbées contre les rafales de sel et de sable. Seule lamer violente existe. C'est un combat. C'est le corpsfragile contre le bruit des vagues. Elles sont sansAminé. Elles sont sans vigilance. Aminé se perd. Ellesignorent. Son reniement. Sa séparation d'avecl'Algérie. Son envie. Ma folie.

Aminé, attiré par les vagues bleu nuit. Aminé dansla rupture. Amine, tendu vers l'autre pays.Amine, qui fête sa victoire sur moi, un aban-don. Je cours vers ma mère. Elle prend mesépaules. Nous luttons contre le vent. Mamère me serre contre sa taille. Elle guérit detout. Je ferme les yeux. Amine est là. Soncorps est désespérément en Algérie.

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Le vent tombe. La mer perd ses vagues. Lesilence prend le lieu. Il ressemble à la mort.On rentre vers Alger. La voiture suit la lignedes rochers. La mer conduit à la ville, par sesdunes, par ses roseaux, par ses récifs. Elledisparaît avec les premiers villages. Koléa.Boufarik. Douéra. Des drapeaux. Des alléesde platanes. Des matelas pneumatiques, desballons, des bouées.

Un enfant seul. Des hommes contre lesmurs. L'ennui. Les femmes cachées. Ledésir. Voilà l'Algérie, Amine. Voilà sa fragil-ité. La sirène des cargos rappelle la mer, sonodeur, un entêtement. Amine reste serrécontre la portière. Il pense à la mer quis'échappe, une ombre dans la nuit. Il estsans voix. Je sais sa tristesse. Je sais son vis-age fermé.

Nous ne serons jamais comme les autres.

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Je deviens algérienne avec mon père. Parsa main dans ma main qui protège. Par sescheveux, ses yeux et sa peau, brune. Par savoix. Par sa langue arabe. Par ses prières.Par ses parents dans son corps, une inva-sion. Je monte dans sa voiture, une fête. Jesurveille. La rue. Sa nuque. Les bus. Sesépaules. Les enfants. Ses mains encore,lentes et souples. J'accompagne, placed'Hydra. Nous descendons. Je tiens sonbras, une anse de pierre. Je marche les chev-illes ouvertes. Je suis avec mon père. Je croisdevenir algérienne. Je suis sauvée.

Mon père m'initie à l'enfance. Il m'élèvecomme un garçon. Sa fierté. La grâce d'unefille. L'agilité d'un garçon. J'ai sa volonté,dit-il. Il m'apprend le foot, le volley, le crawl.Il m'apprend à plonger des rochers bruns etluisants. Comme les voyous.

Il transmet la force. Il forge mon corps. Ilm'apprend à me défendre dans le pays deshommes. Courir. Sauter. Se sauver. Il

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détourne ma fragilité. Il m'appelle Brio.J'ignore encore pourquoi. J'aime ce prénom.Brio trace mes lignes et mes traits. Brio tendmes muscles. Brio est la lumière sur monvisage. Brio est ma volonté d'être en vie. Leshommes de la place d'Hydra. Leurs mainsdans mes cheveux. Le fils ou la fille deRachid? Ses yeux. Sa peau. Ses épaules. Tropétroites. Sa fille. Leurs doigts qui pincentmes joues. Leur odeur sur mon visage. Ici jesuis protégée. Par leurs mots. Par leursgestes lents. Par leur attitude. Par leurs vis-ages. Par l'imitation que j'en ferai. Ici je sais.Ici j'apprends. Ici je suis dans le secret deshommes d'Alger.

*

J'organise ma vie dans le secret. Je suis,vraiment, dans ma chambre. C'est le lieu del'imitation. Je rapporte la réalité puis lamodifie. Je marche en rond. Je cherchequelqu'un d'autre. Longtemps je reste

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devant ma fenêtre ouverte sur les plaines dela Mitidja. Je compte les pylônes électriquesqui marquent le flanc des collines. Je compteles ballons rouges posés sur les câbles ten-dus. Le vent fait vibrer les lignes sous ten-sion. Les balises brillent la nuit pourprévenir les avions. Ce vibrato. Ces lumières.Voilà la nuit algérienne. Une nuit sans si-lence. Une nuit effrayante.

La mer est de l'autre côté del'appartement. Elle est bleue l'hiver etblanche l'été. Des cargos noirs la traversent.Elle est violente. On ne sait pas encore sesplages, invisibles d'ici. La baie d'Alger formeune crête. C'est un rempart contre la mer.C'est un mur contre l'invasion.C'est la vie citadine et serrée, bruyante et or-ganisée. Ce n'est pas ma vie.

Seule la grande cheminée de l'usine duTelemli se détache des terrasses. Elle perce leciel. La mer est derrière la forêt d'eucalyptus.Je regarde toujours au-delà. Au-delà des

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plaines de la Mitidja. Au-delà des arbres. Au-delà de mon corps féminin. Au-delà de lamer : la terre française, natale et négligée. Lamer tient entre les deux continents. Je resteentre les deux pays. Je reste entre deux iden-tités. Mon équilibre est dans la solitude, uneunité. J'invente un autre monde. Sans voix.Sans jugement. Je danse pendant des heures.C'est une transe suivie du silence. J'apprendsà écrire.

Le sable de la plage de Zeralda est gris,brûlé par le soleil. La mer se retire. Elle estsans fond. Elle devient impraticable. Elle vavers les côtes étrangères. Elle quitte. La plageest immense. Souvent déserte. Elle amplifiela solitude. Des baigneurs. De la mèred'Aminé. De mon corps qui s'ennuie. Je n'aique la mer. Je n'ai que le sable. Je n'ai que lavision des récifs lointains. Je n'ai que le

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mouvement des nuages. Je n'ai que le cielpour moi, un vertige. Je n'ai que la nature.Par elle je deviens adulte. Par elle je sais ledésir. Par elle je suis attirée.

Je suis venue avec Farid M. Ici. Un voyagede classe. J'ai tenu sa main, longtemps. Jesuis restée sans me baigner. Sous la chaleur.Dans le bruit des rouleaux. Avec la violencede l'été algérien. Je suis venue sur la plagede Zeralda sans Aminé. Je suis devenue unefille ici, par la seule présence de Farid M. J'aireconnu mon visage dans ses yeux. J'ai en-tendu ma voix dans sa voix lente et secrète.

La mère d'Aminé. Sa peau blanche. Sonvisage contre le soleil, une guerre. Elle estdémunie, là, sur la plage algérienne. Ellen'entend que la mer. Sa fuite. Elle estécrasée par l'Algérie. Elle est plus qu'uneétrangère. C'est une femme française. Ellene dit rien. Elle souffre du soleil. Elle couvreses jambes. La chaleur. Une morsure. Elle

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cherche sa place, ici, à Zeralda. Elle reste endehors. C'est une enfant sans pays.

Le soleil brûle Zeralda. Le soleil brûle lamer. Le soleil brûle mon corps trop brun. Lesoleil brûle la peau blanche de la femmefrançaise. Il tombe sur les corps. Il étouffeles voix. On ne s'entend pas. Je rejoinsAminé, l'ami triste. Il court et revient. Il fuitsa mère. Il fuit la terre. L'Algérie est sa pris-on. Son corps est mon envie. Je veux sesmuscles longs. Je veux son visage déjàadulte. Je veux ses mains noueuses. Je veuxses épaules. Je veux ses cheveux noirs etbouclés.

Je suis trop petite pour mon âge.La plage est impossible. Elle étouffe. Elle

isole. La mère d'Aminé est sans nous. Elle nesurveille pas. Le soleil est son obsession. Ilvise son corps. Il prend tout. Il dit le dangerimminent de ce pays. Le soleil est violent. Ilbrûle le sel. Il embrase. Il chauffe la roche

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des falaises. Sa lumière est blanche. Safrappe est puissante.

Le soleil est une folie. Le soleil est unhomme qui dévore l'Algérie. On fuit la plage.On fuit le corps perdu de la mère d'Aminé.On quitte le feu. On va vers l'hôtel de Zer-alda. On escalade un mur. On traverse lesjardins. La terre sous nos pieds nus. Lesronces sur nos cuisses. Les roseaux sur lapeau. Le silence revient. Il est après les ar-cades blanches. Il est sur les murs demosaïque. Il est dans l'hôtel désert. Il estsous l'eau bleue de la piscine. Il est avecnotre ennui.

Le soleil vient jusqu'à l'hôtel de Zeralda.Je saute du plongeoir. Je descends, loin. Jereste au fond longtemps. Le soleil incendie.Le feu contre mon souffle. Le feu contre mavolonté. Il m'attend. Je ne remonte pas. Lesoleil révèle. Je ne suis pas algérienne. Ilbrûle la rangée de pins. Il me cherche. Il vi-ent. Par bandes obliques. Il consume. Le

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soleil est une vengeance. Je ne suis pas d'ici.Je ne remonte pas. Je reste assise. Je suissous Zeralda. Je suis sous la terre. Noyermon ennui. Noyer le visage de la mèred'Amine. Noyer la solitude de nos corpslivrés. Noyer ma vie algérienne. La piscineest profonde. J'entends ma voix dans magorge. J'entends mon sang. Se noyer en Al-gérie. Vaincre le soleil. Rester là. Ne jamaisrentrer en France. Amine descend. Ses yeuxsont ouverts. Je vois son visage. Son beauvisage. Amine porte le visage de son père. Ilprend mes épaules. Lui seul sait. Il sait laforce du soleil. Il sait ma fragilité. Il mesoulève. Son ventre contre mon ventre. Matête sur sa poitrine. Amine n'est plus un en-fant. Lentement, nous refaisons surface.Le secret de la piscine hantera notre histoire.

*

Ici je suis une étrangère. Ici je ne suis ri-en. La France m'oublie. L'Algérie ne me

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reconnaît pas. Ici l'identité se fait. Elle estdouble et brisée. Ici je fuis le regard des en-fants. Ici je ne comprends pas la langue.

Deux bâtards sur la plage. Deux métis.Aminé et moi. Moi et Aminé. Attirés l'un parl'autre. Assis côte à côte. Serrés dans l'eau, àjamais. Des enfants difficiles, disent-elles.

Ici je cherche ma terre. Ici je ne sais pasmon visage. Je reste à l'extérieur del'Algérie. Je suis inadmissible. Ici je détestela France. Ici je sais la haine. Ici je suis lafille de la Française. L'enfant de Roumia. Icije porte la guerre d'Algérie. Ici je rêve d'êtreune Arabe. Pour ma grand-mère algérienne.Pour Rabiâ Bouraoui. Pour sa main sur monfront. Pour son ventre. Pour son sang. Poursa langue que je ne comprends pas. Pour satendresse. Pour son fils Amar tué à la guerre.

Ici je porte la blessure de ma famillealgérienne.

Je garde la photographie d'Amar. Monsecret. Sa dernière photographie. Prise au

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maquis. Il porte une chemise militaire. Ilbraque un fusil. Il vise le photographe. Pourrire. Il vise l'objectif. Pour se souvenir. De ladouleur. Du combat. De l'Algérie française.Il vise l'enfant qui regarde son image. Ilporte une cartouchière à la ceinture. C'est unhomme dans la guerre. Une maison blanchederrière lui. Son poste. Son organisation.Son sommeil. Ses repas. Son tour de garde.Il sourit. Il vise toute ma famille française.Amar est le fils aîné disparu. Amar est lefrère perdu. Amar est le silence de mon père.Sa séparation. Amar vient la nuit par sadernière image, mon obsession.

Ma mère blanche contre l'homme du ma-quis. Mon père. Sa femme après son frère.Je suis dans la guerre d'Algérie. Je porte leconflit. Je porte la disparition de l'aîné de lafamille, sa référence. On ne retrouve pas soncorps. Il reste dans le secret du maquis. Il

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reste dans la terre sèche. Il reste au sommetdes falaises. Il reste sous le soleil qui attiseles feux. Il reste dans l'incendie algérien.Sous sa ligne rouge et ses nuages noirs. Lamontagne ne sera plus jamais la même. C'estAmar que mon père regarde. C'est lui qu'ilcherche. Mais c'est aussi ce souvenir-là qu'illui faudra fuir. La mort d'Amar est irréelle.C'est un enlèvement. C'est une disparition.C'est une image sans fond. C'est un deuil quine se finit pas.

Ma mère rapporte la France en Algérie.Par sa seule présence. Par sa volonté. Parson amour pour ce pays, indépendant. Parsa famille, française. « Tu n'épouseras pasun Algérien. » Ma mère devient sans at-taches. Elle n'a que mon père. Elle n'a quenous. Elle n'a que sa nouvelle terre. La terred'Amar.

Par son seul corps, ma mère réconcilie.Par ses seules mains, ma mère rassemble.Elle n'y arrivera pas. Son visage. Sa peau. Ses

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cheveux. Ses yeux. Sa liberté. Ma mère dansles rues d'Alger. Ma mère à la plage. Mamère au volant de sa voiture. Ma mère dansla maison familiale. Ma mère sous le feu dumaquis. Ma mère reste une femme françaiseen Algérie.

Longtemps je crois porter une faute. Je vi-ens de la guerre. Je viens d'un mariage con-testé. Je porte la souffrance de ma famille al-gérienne. Je porte le refus de ma famillefrançaise. Je porte ces transmissions-là. Laviolence ne me quitte plus. Elle m'habite.Elle vient de moi. Elle vient du peuple algéri-en qui envahit. Elle vient du peuple françaisqui renie.

Longtemps je garde la photographied'Amar. J'invente son histoire. Longtemps jeforce la réalité. Je deviens Amar. Je joue àêtre un homme. Je suis captivée. La violenceprécède ma naissance. Elle reviendra, ici, en

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Algérie, entre ses habitants. Je deviens viol-ente. Avec moi. Avec les autres. Je cherchemon identité.Mon regard est triste parfois. Je prends lesyeux de mon père qui cherche le souvenird'Amar. Sa photographie. Mon nouveaurôle. Je coupe mes cheveux. Je jette mesrobes. Je cours vite. Je tombe souvent. Jeme relève toujours. Ne pas être algérienne.Ne pas être française. C'est une force contreles autres. Je suis indéfinie. C'est une guerrecontre le monde. Je deviens inclassable. Jene suis pas assez typée. « Tu n'es pas uneArabe comme les autres. » Je suis troptypée. « Tu n'es pas française. » Je n'ai paspeur de moi. Ma force contre la haine. Monsilence est un combat. J'écrirai aussi pourça. J'écrirai en français en portant un nomarabe. Ce sera une désertion. Mais quelcamp devrais-je choisir ? Quelle partie demoi brûler ?

*

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De mère française. De père algérien. Jesais les odeurs, les sons, les couleurs. C'estune richesse. C'est une pauvreté. Ne paschoisir c'est être dans l'errance. Mon visagealgérien. Ma voix française. J'ai l'ombre dema lumière. Je suis l'une contre l'autre. J'aideux éléments, agressifs. Deux jalousies quise dévorent. Au lycée français d'Alger, je suisune arabisante. Certains professeurs nousplacent à droite de leur classe. Opposés auxvrais Français. Aux enfants de coopérants.Le professeur d'arabe nous place à gauchede sa classe. Opposés aux vrais Algériens. Lalangue arabe ne prend pas sur moi. C'est unglissement.

Écrire rapportera cette séparation. Auteurfrançais? Auteur maghrébin? Certainschoisiront pour moi. Contre moi. Ce sera en-core une violence.

Le désert est en France. Il est immense etpermanent. Il est en ville. Il est à Paris

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même. Je n'existerai pas là-bas. Seulel'immigration dira l'Algérie.

Qui saura les enfants de 1970? Qui saurales mariages de l'indépendance ? Qui saurale désir fou d'être aimé? Deux pays. Deuxsolitudes. Qui lira cette violence-là ? Seule lanature donne la force. Elle rassemble. Elleest puissante. Elle comble. Elle agit sur moncorps. Elle recueille. Par là, elle estinhumaine.

Le silence de la terre me captive. Par là, jefonde le secret. Il me suivra longtemps. Avecle mensonge.

Mon silence est une omission. Qui saurade quoi je suis faite? La terre algérienne.Cette terre est un homme. Cette terre est unefemme. Elle nourrit mon corps. Elle formerale regret. Elle formera ma peur des autres.Les autres. Une rumeur qui détruit.

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Amine saute des roches noires et glis-santes. Ses mains tendues vers le vide. Soncorps gonflé. Sa peau brune. Ses yeux fer-més. Ses épaules ouvertes. Son visage enpaix. Amine. Une prière. Nous escaladonsdes jours entiers les falaises du Rocher plat.Agrippés à la pierre. Contre le vertige.Contre le danger. Avec la vie. Sa force. Avecla folie de notre enfance. Le danger est ennous. Ce n'est pas la falaise. Ce n'est pas lamer profonde. Ce n'est pas le soleil. Ce n'estpas la hauteur. Le danger est en nous. Il estsous la peau. Il est sur le visage. Il est dans lerenoncement. Il est dans le manque d'unpays. Il vient de la séparation. De mèrefrançaise. De père algérien. Deux orphelinscontre la falaise.

D'ici la mer est étroite, serrée dans uncouloir. Elle est transparente puis noire aufond. Amine : « Quand tu sens l'eau, freineton élan. Sinon, tu t'écrases sur les rochers.» S'écraser. Frapper. Se blesser. C'est le saut

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de la mort. C'est un défi. Contre les autresgarçons qui sautent. Qui me bousculent. Quiprennent mon tour. Amine m'impose.Amine me protège. Je sais plonger. Ilssautent deux par deux. En arrière. De côté.Ils portent tous des maillots noirs. Ils crientencore : « Yahya l'Algérie ! »

Une femme monte la falaise. Elle n'est pasalgérienne. Elle n'est pas française. C'est unebonne nageuse, disent-ils. Elle ne plongepas, elle donne. Son corps. Son impulsion.Sa souplesse. Ses épaules fortes. Paola. Sonfils appelle. Par son prénom. Paola. Son mariqui cherche. Elle remonte, vite. Serrée à laparoi. Un animal. Elle attend son tour. Elleest près de moi. Elle dit. Tu es beau. Je neréponds pas. Je plonge. Je cache mon visage.Je plonge. Avec ma honte. Je ne remontepas. Je déteste la mer. Je déteste lesplongeurs. Je déteste la France. Je détestel'Algérie. Tu es beau. Je reste avec cette viol-ence. Je reste avec le soleil qui révèle. Tu es

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beau. Aminé dément. Aminé me protège.C'est Nina. C'est une fille. Aminé se défend.Il n'aimerait pas ainsi un garçon. Il aimecette fille. Cette fausse fille. C'est sa folie.Pour ce singe. Pour ce travesti. Paola. Tu esencore plus belle si tu es une fille. Je ne ré-ponds pas. Je ne sais pas. Je ne me sais pas.

Paola. Ses jambes. Sa cigarette. Ses lèvresqui fument. Sa voix qui prononce. Paola. Sonventre. Sa peau. Elle reste sur le rocher. Elleme regarde. C'est une adoption. Sa voix etses plongeons. Ses mains noueuses. Desmains de femme. Sa fumée sur mon visage.Cette odeur avec l'odeur du sel. Ma honte estun silence infini. Ma honte ferme ma vie.

La mer prend tout. Je la regarde. Detoutes mes forces. La mer se retire. Je la re-tiens par mon seul corps qui ne se retournejamais complètement sur le corps de Paola.Je reste en équilibre. Je reste en déséqui-libre. Paola. Je prie la nuit. Je prie le ciel. Jeprie Aminé.

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Paola. Longtemps j'entendrai sa voix.

Ma vie est un secret. Moi seule sais mondésir, ici, en Algérie. Je veux être un homme.Et je sais pourquoi. C'est ma seule certitude.C'est ma vérité. Être un homme en Algériec'est devenir invisible. Je quitterai moncorps. Je quitterai mon visage. Je quitteraima voix. Je serai dans la force. L'Algérie estun homme. L'Algérie est une forêtd'hommes. Ici, les hommes sont noirs à forced'être serrés. Ici, les hommes sont seuls àforce d'être ensemble. Ici, les hommes sontviolents à force de désir. Ce désir est uneperte. Il est sans échange. Il va du tout au ri-en. Il naît de l'ennui. Il naît du fantasme. Ilest sec et permanent.

Etre un homme en Algérie c'est perdre lapeur. Ici je suis terrifiée. Leurs yeux. Leursmains. Leurs corps contre les grilles du ly-cée. Jamais je ne regarde. Je les sens. Ils

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attendent. Mes yeux. Mon corps. Ma voix.Des objets à prendre. Ici, les hommes sonttristes. Ils tiennent les murs. Ils fumentdevant la mer. Ils attendent encore. La merest une envie. La mer est miraculeuse. Lamer est un mensonge. Ils rêvent. CommeAminé. Ils espèrent. Ils ne chantent plus.

Ils inventent un départ. Ils inventent unearrivée. Ils feront mieux que les autres. Ilssauront. Le rêve français. Leur regard estune arme. Leur main est une braise. Leurdésir est un conflit. Ils se blessent, seuls. Ilssont fragiles. Je les aime pour ça. Ils nesavent pas.

Moi je sais la France. Moi je sais le mé-pris. Moi je sais la guerre sans fin, Aminé.En France tu seras un étranger.

En France tu ne seras pas français.En France tu ne seras pas un métis. Ta

peau est blanche mais tes cheveux sont tropnoirs. En France tu ne seras pas un bonArabe. Tu ne seras rien. De mère française.

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De père algérien. En France les vrais Arabesne t'aimeront pas. Tu parles avec un accent.Tu parles avec les mains. Tu as besoin detoucher tes amis. Mais tu ne parles pas ar-abe. Tu ne sais pas l'Algérie. Tu ne sauras pas

la France, Aminé. Tu seras encore à l'extérieur de ta

terre. Tu regarderas la mer, de l'autre côté. Et tu

mentiras. L'Algérie ne se souviendra plus de toi.

En France tu entendras bicot, melon, ra-tonnade. Tu te défendras. Et ils diront : «mais ce n'est pas toi ». Ce sera une douleur.Toi tu voudras bien être un bicot. Mais tun'es rien, Aminé. Tu auras un drôle de vis-age. Une peau étrange. Des yeux bizarres.Une couleur si rare. Tu ne seras pas français.Tu ne seras pas un Algérien en France. Tu neseras rien et tu seras tout. Tu ne seras mêmeplus un homme arraché à la forêt d'Alger.

*

Je pourrais me perdre dans les ruesd'Alger. M'isoler de mon corps. Être envahie

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par le corps des hommes. Je deviendrai uncorps qui attend. Ici le temps est infini. Il estentêtant. C'est une prison. Il est contre leshommes. Il est à leur insu. Chaque jour estune violence. Chaque instant est une explo-sion. Dès 1970 la violence algérienne estdans la rue. Elle vient du temps immobile.Elle est dans ces corps qui cherchent. Quimarchent en cercles. Qui se multiplient.Chacun est le miroir de l'autre.Chacun est la défaite de l'autre. Chaquetristesse a son relais. Chaque corps est lacontamination d'un autre corps. Chacunforme la strate de l'autre. C'est un corpsunique, à force. C'est un seul mouvement.C'est une attraction. Le temps algérien estune maladie. Il appauvrit. Il égare. Il est àl'intérieur des corps. Il gaine. Il enserre. Ilest la désillusion même. Je ne sais pas lesrues. Je vois sans traverser. La rue du Para-dou. La rue du Golf. Le boulevard Zirout-Youcef. Je ne sais plus la Casbah. Je n'y vais

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plus. Je ne sais pas Bab el-Oued. Je n'y entreplus. Je ne sais rien d'Alger-centre. Je saistout du désert. L'arbre unique du Ténéré. Latrame du Tassili. Les tranchées du Hoggar.Je sais marcher avec les étoiles. Je ne saispas marcher avec les hommes. Devenir unhomme en Algérie. Entrer dans le manège.Suivre les cercles concentriques. Être priseau rayon. Prise au ventre de la ville.

Je deviendrai un homme avec leshommes. Je deviendrai un corps sans nom.Je deviendrai une voix sans visage. Jedeviendrai une partie. Je deviendrai un élé-ment. Je deviendrai une ombre serrée. Jedeviendrai un fragment. J'existe trop. Je suisune femme. Je reste à l'extérieur de la forêt.

Je sais ma maison, la Résidence, le Parc,les sept bâtiments unis en arc de cercle,l'Orangeraie. Je ne sais pas la rue, mon in-terdiction. Je n'ai pas le droit de sortir seule.Depuis l'événement. La rue est mon en-nemie. La rue est un vrai corps. C'est le lieu

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des hommes. Mon exclusion. C'est une dens-ité. C'est un non-lieu. C'est une concentra-tion. C'est une chair ramassée. Des mur-mures. Des sifflets. C'est un camp. C'est larue qui rend fou. Elle est à l'inverse dudésert. Ici les hommes s'arment contre deuxextrémités, la mer et le désert. Ici leshommes s'arment contre les deux plusgrands vertiges de l'Algérie. Le désert quiavance. La mer qui prend. Par ses vagues.Par ses cargos. Par ses voyageurs qui vontd'Alger-port à Marseille. Par son bateau, leDjazaïr. Ils montent et descendent lespasserelles. Ils sont toujours chargés. Àl'aller. Au retour. Ils reviennent toujours enAlgérie. Ils vont de la mer à la rue. Du ver-tige à la perte de ce vertige. Une chute.

Le désert est sans hommes. C'est monrefuge. Depuis l'événement. J'ai accès audésert. Pas à la rue. Elle est la fosse deshommes.

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La rue a ses corps et ces corps marchentavec les rats, une habitude. Ici les rats sontplus gros que les chats. Ici les rats dévorentles chats. Ici les rats attaquent les chiens.Quand les rats mangeront les chiens, leshommes de la rue seront la cible des rats. Iciles rats cherchent les petits enfants. Ainsi, onhabite aux étages élevés. Ainsi, on ferme lesfenêtres la nuit. On reste dans la chaleur. Lapeur de la nuit est en fait la peur des rats.Les rats entrent dans les appartements. C'estl'odeur du lait qui attire. Ils éventrent lesnourrissons. Ils logent dans les berceaux.

Devenir un rat. Longer la ville interdite.Mon danger. La rue est interdite depuisl'événement. Elle porte encore cet hommebrun. Elle l'abrite. Je ne sais pas son nom.C'est un inconnu. Je sais son visage, unelame de couteau. Je sais sa barbe fine autourde ses lèvres rouges. Ses yeux sont noirs. Sapeau est très blanche. Ses cheveux sont trèsfoncés. Son corps est long. Il est jeune. Il

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porte un costume. Cet homme est beau. Ilpenche sa poitrine vers moi pour me parler.Un roseau de chair. Il dit, près de mon vis-age. Seule sa voix existe. Sa proposition. Ilparle en français. C'est un Algérien. Un Al-gérois. Il est calme. Ses gestes sont lents. Il atout son temps. Il est, dans sa chemiseblanche et son costume noir. Il souritsouvent. Il sait attirer vers lui. Il dit : Tu esbelle. Je suis encore une fille. Pour lui. Il dit :Viens avec moi. Je n'ai pas peur. Il sent bon.Je pourrais le suivre. Tomber dans le feu etme brûler. Ses ongles sont limés. Ils brillentavec la lumière du soleil. Il porte unemontre-bracelet et une ceinture de cuir. Il ditme connaître depuis longtemps. Il attend. Ilm'attend près des orangers de la Résidence.Il sait mes jeux. Ma solitude. Il sait mon en-fance. Sa naïveté. Est-ce l'odeur des fruits oul'odeur de sa peau qui vient autour de moi etenserre ? Est-ce sa voix ou le silence du parcqui noie ?

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Il porte des chaussures à lacets. Il prendma main. Il répète, toujours : Tu es belle.C'est un murmure. Tu t'appelles comment?C'est une prière. Toute l'Algérie contient cethomme. Toute mon enfance se dirige verslui. Il caresse mes cheveux. Il dit : C'est de lasoie. Il caresse mon visage. Il dit : C'est duvelours. Ses mains. Sa douceur. Sa barbe.Ses sourcils. Sa main encore qui contient lemonde entier. Il dit : Viens. Il regarde au-tour de lui. Je ne viens pas. Je reste là, prèsdes orangers, sous le ciel bleu, avec moncorps, ma seule défense, ma blessure. Cen'est rien et c'est déjà tout. C'est le viol demon visage, de mes yeux, de ma peau. C'estle viol de ma confiance. C'est une immensetrahison. C'est un étranger qui tient manuque. Il brise déjà, sans savoir. Il retirel'enfance. Est-ce la mer qui vient ou le cri dema sœur ? Est-ce le vent qui se lève ou laforce de ma sœur ? Est-ce la pluie qui s'abatou la vitesse de notre course ?

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Est-ce une fuite ou un autre jeu ? Je ne saispas. Je ne sais plus. Je ne veux pas savoir.

Longtemps je haïrai les cris des enfantsqui jouent. Leurs larmes. Leur fragilité. Leurpeau de lait.

Ce n'est rien et c'est déjà tout. Ses mainssur mon visage. Ses mots sur mes yeux. Savoix contre mes lèvres fermées. Son atten-tion. Son désir. Sa douceur, une immensebrutalité. Sa violence, algérienne.

Tu ne sais pas, Aminé, qu'un homme avoulu m'enlever? Tu ne sais pas, Aminé, tousles enfants qui disparaissent en Algérie ? Tune sais pas, Aminé, l'intelligence de masœur, sa rapidité ? Tu ne sais pas, Aminé,qu'elle m'a sauvée, avec sa force d'enfant ?Longtemps après on ira jouer sous les or-angers. Longtemps après je te dirai que c'estmon endroit préféré.

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Ce n'est rien. Sa proposition. Sa tentative.Et c'est déjà tout. Sa voix se répète encore.Cet homme est dans ma vie. Il décide. Il finitl'enfance. Cet homme est ma défaite. Jamaisje ne donnerai ma main. Jamais je ne céderaimon visage. Ce n'est rien et c'est déjà tout.Cet homme fonde ma peur. Cet homme est lapeur. Du bruit. De la rue. Des cris. Lesouvenir de ses traits suivra. Il reviendra.Avec le jour. Avec la nuit. Cet homme est lamort des autres hommes. Leurs mains.Leurs voix. Des ombres armées dans mondos. Longtemps je marche la tête baissée.Longtemps je longe les murs des grandesvilles. Longtemps je plie mon corps.Longtemps je fuis les hommes. Mon feu surleur visage. Ma haine contre leur désir. Mesgestes contre leur douceur. Longtemps jeporterai cette injustice-là. Je ne veux pas en-tendre. Ils restent à l'extérieur de moi. Dansun aveuglement. Dans le renoncement.Était-ce plus que ses paumes sur mes joues ?

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Était-ce plus que son poignet sur mon bras?Un bracelet de force. Était-ce plus que sonsouffle sur ma peau? Sa tendresse. Un vol.Cet homme a volé les mains de ma mère. Cethomme me prend pour son enfant. Et plusencore. Il garde la fille. Je deviendrai unhomme pour venger mon corps fragile.

Qui d'autre a su ? Qui d'autre a vu ?Quoi de plus que l'odeur des orangers et ce

ciel si bleu, ma tristesse ? Le bleu du ciel al-gérien me fait pleurer. Sa pureté. Sa beautésans fond. Sa grandeur si tranquille. Son in-différence. Le bleu du ciel algérien prendtout. Il est écrasant. C'est une braise froidequi s'étend. Le bleu du ciel algérien me faitsouffrir. Il aggrave la pauvreté, la solitude demon corps féminin, imparfait, la solitude deshommes qui attendent, contre les murs, sousles glycines, entre les orangers.

Cet homme incendie la rue. Elle seradéfinitivement dangereuse et masculine.Était-ce plus que notre fuite? Une lutte? Des

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gifles? Une déchirure? Ai-je senti son ventre,ses cuisses, ses épaules ou encore ses lèvresm'embrasser? Ma sœur contre l'homme. Soncorps pour mon corps. Un sacrifice.

Je ne me souviens pas. Mais je sais. Cethomme me fait mentir. Ce n'était qu'unetentative. D'enlèvement.

Est-ce lui qui vient sonner à la porte? Sonvisage derrière l'œil grossissant. Ma sœurqui monte sur une chaise pour le voir et lereconnaître. Ma sœur contre la porte. Unecloison. Notre séparation. Ce corps qui revi-ent, hanté par mon visage. Ma sœur quiprend un couteau pour me défendre. Masœur devient ma mère. L'homme, toujours.Sa respiration derrière la porte. Mon vertige.

Sait-il l'entrée de mon immeuble ? L'étagede mon appartement? Regarde-t-il, d'en bas,la fenêtre de ma chambre ?

Quelle nuit ai-je passée après, Aminé? Jene me souviens pas. C'est un instant blanc. Ma mém-

oire ne rentre pas dans ce lieu. C'est un lieu interdit et

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peuplé. C'est le lieu des rêves. C'est un camp. C'est

une concentration. C'est mon âge blessé, Aminé. Jeme déguise souvent. Je dénature mon corpsféminin. Ainsi j'oublie la voix de l'homme.Ainsi j'efface ses mains douces sur mon vis-age. Ainsi je nie son intention. Mon enfancecreuse le désert de cet homme qui disparaîtjusqu'à l'âge adulte. Puis je retrouve ma mé-moire. Puis je retrouve l'inconnu. Ses traitsderrière mes traits. Son masque sur monmasque. Je me travestis. Seule. Sans masœur. Sans Aminé. C'est une négation. C'estun jeu. Je montre le secret à l'extérieur dema chambre. C'est le silence des autres quirévèle l'erreur.

Je plaque mes cheveux en arrière. Je porteun sifflet autour du cou. Je porte un faux re-volver dans ma poche arrière. J'ouvre mesépaules. J'ouvre mes jambes. Je porte lespremiers jeans. Je suis la seule, ici, en Al-gérie à avoir des jeans de Washington DC.Par les missions de mon père. Ses voyages

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contre des pantalons. Son corps effacécontre des parfums, des vêtements, desproduits. J'ai tous les voyages de mon pèrepour devenir un homme. J'ai tout son temps.J'ai toute son absence pour le remplacer. J'aitous ses avions pour changer. J'ai tous sesocéans traversés pour épouser ma mère. Lasauver. La protéger.

J'ai toutes ses cartes postales pour volerses cravates. Ile de Pâques. Belgrade. Santi-ago du Chili. Vienne. Moscou. J'ai tous sesretours pour confirmer ma victoire. Monpère invente Brio. Mon père laisse Brio. Tuveilleras sur la maison. Ses départs fondentmon désir. Changer. Se transformer. Jedeviens Brio. Mon père. Sa voix, après seslongs voyages, un chant irréel dont j'avaisoublié le ton. Il dira souvent; first class. Êtrela première en tout. Être un garçon, inventé,avec la grâce de sa fille, qui existe. Firstclass pour ma sœur aussi. Être ses beautés.Ses enfants qu'il retrouve. Ne pas

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comprendre ses longs voyages. Mais ne riendire. Être fière. Ses billets d'avion. Sesbadges de conférence. Le papier à lettres dela Banque mondiale. Ses crayons étrangers.Des signes à prendre. Des insignes à utiliser.Je me nourris de mon père. Brio contrel'homme des orangers. Brio pour toutel'Algérie. Brio contre toute la France. Briocontre mon corps qui me fait de la peine.

Brio contre la femme qui dit : Quelle joliepetite fille. Tu t'appelles comment ? Ahmed.Sa surprise. Mon défi. Sa gêne. Ma victoire.Je fais honte au monde entier. Je salisl'enfance. C'est un jeu pervers. C'est un jeud'enfant. C'est une enfant perverse. Briocontre le chausseur. Des sandales ? Desballerines ? Des boucles ? Non, je veux leschaussures de mon père. Ces chaussures-là,noires à lacets. Les chaussures de l'hommequi a voulu m'enlever. De celui qui pense àmoi la nuit. Non, je ne veux pas me marier.Non, je ne laisserai pas mes cheveux longs.

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Non, je ne marcherai pas comme une fille.Non, je ne suis pas française. Je deviens al-gérien. Yahya l'Algérie. Oui, je veux encoreles chaussures de mon père. Celles qui tra-versent l'Amérique. Celles qui nous séparenttoujours. Celles de Redford, de McQueen etde Hoffman. Les chaussures des images dela RTA. Les chaussures du voyage. Leschaussures de l'absence. Des chaussuresd'homme. Longtemps après j'effacerai la sé-paration. Par mes voyages. Sur les traces demon père. À Boston. À Cape Cod. À Provin-cetown. Longtemps après je me sentirai en-fin chez moi. Loin d'Alger. Loin de Rennes.Sous les arbres immenses du New Hamp-shire. À force de jouer, je gagne. Je saisl'odeur de l'homme. Ma nouvelle odeur. Uneillusion. Des gouttes de Fabergé sur le col dema chemise. Je sais le désir de l'homme. Jesais sa folie. J'en ai la tête qui tourne. Moncorps est le centre de la terre. Je romps monidentité. Je change ma vie. Sentir mon

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ventre dur. Ma poitrine musclée. Mes épaul-es fortes. Se nier. Voir un autre visage dansle miroir. Se parler. Se penser virile. C'estune faute. Je me punis. Avec le vent quis'engouffre sous les préaux de la Résidence.Avec la grêle qui brise les arbres de la forêtd'eucalyptus. Avec la violence des orages al-gériens. Avec les torrents de boue. Avec lesoueds ressuscités. Avec la mer qui gonfle etnoircit. Avec son humidité. Avec le froid quitombe sur les ruines romaines. Avec leschemins trempés de Chréa. Avec le soufflefroid des gorges de la Chiffa. Avec le corpsmouillé des singes qui habitent les falaises.Je tombe malade. Souvent. C'est un retran-chement. Dans ma chambre. Dans mon lit.Contre le regard des autres. Quelque chosene va pas chez Nina. Elle n'est pas normale.Il faut la montrer. La soigner. Elle aura desproblèmes, plus tard. Mais non, elle estféminine, elle se met de la crème tous lessoirs. De la Nivéa par paquets. C'est encore

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un faux geste. Un geste volé. La Nivéa, macrème à raser.

Je cache mon corps. J'apprends à étouffer.À me cacher. À ne plus manger. Mes yeuxdévorent mon visage.

Nina, son regard d'Indienne.

*

Je viens souvent chez toi, Aminé. Tuhabites une maison basse avec un jardin fer-mé. Ce n'est pas le parc de la Résidence,large et dangereux. Ce n'est pas la forêtd'eucalyptus, le bruit du vent dans sesarbres. Tu ne vois pas la mer. Tu ne vois pasla ville d'Alger. C'est une maison cachée.Une sécurité. J'ai peur de ton chien Zak, unberger allemand. Il se précipite sur moi, tou-jours. Il sent ma peur. Il attrape mes épaulesavec ses pattes. Il griffe mon dos. Il lèche manuque. Il m'embrasse vraiment et je n'aimepas ça. Son ventre est dur et lisse. Tu mesauves de Zak à coups de pied. Mais il

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recommence. Il est plus fort que toi, Aminé.Sa force de chien. Tu dis qu'il est amoureuxde moi. Ta naïveté. Souvent je compare leshommes à ton chien. Sa violence. C'est unaimant sur ma peau. Une sangsue qui merenverse. L'enfer de ton chien. C'est monodeur. C'est mon corps qui l'attire. On nejoue plus dans le jardin à cause de Zak. Je nejoue plus dans le parc de la Résidence àcause de l'homme brun. On reste dans tachambre. Elle est plus grande que la mienne.Tu es fils unique. Je deviens ta sœur. Onécoute la même chanson sur ton électro-phone. Moi je n'ai qu'un mange-disque enplastique rouge. Un cadeau de ma grand-mère française.

Il marche une fois sur deux. Ma grand-mère dit que c'est le voyage qui l'a cassé.L'avion. La distance. Ce pays. Cette Algérie.Son poison. Cette terre qui prend sa fille puisses deux petits-enfants. Jami et Nina. Qu'elleaime vraiment. À force. Les filles de Rachid.

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Si brunes. Et Nina, la plus typée. Le portraitde son père. Ses gestes. Ses petites mains. Etson regard. Parfois inquiétant. Tu sais,Aminé, que je suis née à l'Hôtel-Dieu deRennes? Et pas à Alger. Elle m'envoie desdisques par la poste. C'est Kader, le gardiende la Résidence, qui me les apporte. On lesécoute parfois ensemble mais je crois qu'il neles aime pas. Mes disques. Mes choix. Desgoûts de foire, dit ma sœur. « J'avais oubliéque les roses étaient roses », « J'aime pas lesrhododendrons » et la chanson de MarieMyriam. C'est mon côté français. Trèsfrançais. Puis Dalida. « J'attendrai le jour etla nuit, j'attendrai toujours ton retour. » Oui,je t'ai longtemps attendue maman, pendantmes vacances françaises. Que tu m'arrachesà ça. À cette tristesse.À ton absence. Le mois d'août entier. Je t'aimême attendue dans la petite chambred'hôtel de La Bourboule avec mon mange-disque rouge et Dalida. Je t'ai attendue pour

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te raconter les vacances françaises de deuxétrangères.

Et tu es revenue - très belle - dans l'été.Très tendre. Pour sécher mes larmes.

On écoute toujours la même chanson surton électrophone, Aminé. Quand nos pèressont loin d'Alger. Derrière la mer. Leurs voy-ages. Nos solitudes. Ton père est souvent auJapon pour l'usine de sel. Ici il y a des lacsde sel. Et des fleurs de sel. Qu'on arrache, enplein désert. Tu feras un exposé. Tu rapport-eras en classe des cristaux de sel. Ce seraplus que du sel. Tout le visage de ton pèretiendra dans ta main. Ses yeux. Son sourire.Ses cheveux noirs. Tu seras bien noté. Tusais ton sujet avec des larmes. Tu sais tonpère, algérien. Son métier. Ton amour.Notre chanson. Ava Inouva[6].

On répète les mots kabyles sans compren-dre. C'est une langue qui chante déjà sansmusique. C'est une langue pour les enfants.Ava Inouva. Notre comptine. On danse

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comme on peut. Avec nos rires. Avec notretristesse. Encore exclus d'un mondeétranger, impossible et fermé. On ne sait pascette langue kabyle. On l'imite. Comme lalangue arabe. C'est notre invention. C'estnotre malheur. TokyoWashington DC.J'aurai un nouveau jean. Toi un kimono. Unkimono japonais contre le burnous de Tizi-Ouzou. Mais tu ne seras jamais japonais,Amine. Malgré tes bras croisés et tes petitspas. À force, tu parleras kabyle. Avec l'accentjuste. Avec l'intonation. Mais sans le sens.Sans la chair. Tu parleras une langue sque-lettique.

Tu n'es pas kabyle, Amine. Malgré ta peaudésespérément blanche.

En France on te prendra pour un Kabyle,Aminé. Tu porteras la chanson d'Idir commeun tatouage. Tu porteras ma voix qui chantecomme un sanglot. Ils décideront pour toi,

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contre ta vérité. Tu seras trahi. Mais tu nediras rien. Ton silence est une tristesse. Tonsilence est un refus. Ton silence est uneomission. En France ce sera mieux d'êtrekabyle. Mieux qu'algérien. Moins compliquéque franco-algérien. Tu feras plus propre,Aminé. Tu seras vite intégré à cette idée-là,une sécurité. Tu seras un homme mys-térieux. L'homme aux cheveux d'ange.L'homme aux mains fines. Tu deviendras unseigneur. Ils penseront connaître ton secret,ton feu, ton sang, ton air triste, tes yeux, sinoirs. Kabyle, un homme debout. Kabyle, unhomme qui marche. Kabyle, ta fierté.Kabyle, un homme au poing levé. Kabyle,ton ventre soudain. Kabyle, tes épaules for-tes. Kabyle, tes jambes musclées. Tu aimerascette nouvelle définition. Ton confort. Tonsecret. Ton mensonge. Tu t'y habitueras. Tute présenteras ainsi. Ça reviendra toujours,partout, comme une maladie. Tu es kabyle,toi, c'est sûr. Tu n'es pas comme les autres.

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Tu seras libre et affranchi de tes parents, deleur histoire. Ne plus expliquer. Le fils de.Ma mère est française. Mon père est algéri-en. Kabyle, le monde à tes pieds, Aminé.

Kabyle rassemblera tes deux origines.Kabyle formera l'identité. Être unique. Faitd'une souche. D'une seule tension. D'uneseule ligne. D'un seul foyer. Le Nord sur leSud. Le blanc sur le noir. Tu quitterasl'enfance. Tu me quitteras. Tu nous quitteraspar ton nouveau peuple, ton invention. Tu tesouviendras de la chanson d'Idir. De la joiede cette langue. De ces musiques. De cescostumes. De ces couleurs. Tu deviendrasfolklorique, Aminé. Du rouge dans leurssoirées françaises. Du rouge à l'université.Du rouge dans leur désir. Tu diras ces re-gards, ces femmes, ces visages travaillés,cette résistance. Tu diras les montagnes duDjurdjura, Aminé. Tu diras que ta tristessevient de là. Ta nostalgie kabyle. Ta dépres-sion. Tu mentiras, Aminé. Tu effaceras ta

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mère. Tu effaceras ta vie d'Alger, les ab-sences de ton père, ta peur algérienne. Tudeviendras un Kabyle en France. Et tu serasaccepté. Ce sera encore une violence et uneséparation. Tu seras, sans moi, dévoré par ceracisme-là, de peau, de couleur, d'origine. Ettu iras encore plus loin. Kabyle ne te suffiraplus.

Tu diras. Je ne sais rien de l'immigration.De cette déportation. De cette misère. Je nesais rien des usines. Des chantiers. Des con-structions. Je ne sais rien des harkis. Destravailleurs. De leurs femmes. Du regroupe-ment familial. Ce n'est pas mon histoire. Cen'est pas mon malheur. Non, je ne suis pasun fils d'immigré. Non, je ne suis pas né enFrance. Je viens de la mer, des montagnes,du désert. Oui, j'ai la peau blanche. Mongrand-père avait les cheveux blonds mais j'aiperdu sa photographie. Et tu iras encoreplus loin, Aminé. Non, je ne suis pas commeeux. Ces étrangers. Cette souffrance. Ces

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enfants de la deuxième génération. Je n'aipas leur mémoire. Je suis vraiment trèsdifférent. Non, je ne sais rien de la banlieue.Ces immeubles après les bidonvilles. Cetteconcentration. Ces cages d'escalier. Cesétages. Ces cités. Ces bandes. Et tu iras en-core plus loin. Ils me font peur. Je ne com-prends pas. Leur vie. Je n'entends pas leursvoix. Je les évite. Je change de trottoir. Jeferme les yeux. Ils ne savent rien du Djurd-jura. Non, je ne suis pas comme eux. Vousvoyez bien. J'ai perdu mon accent. Je neparle plus avec les mains. Je deviensfrançais. Je suis un homme tranquille. Tu neseras rien, Aminé. Ton corps dans les ruesde Paris. Ta voix mourante. Ta solitude. Tondésert. Tes yeux baissés. Tes mains sous lesmanches de ton manteau. La pluie sur tescheveux. Ton corps sans lumière. Ton ren-oncement. Tu seras un homme triste. Un Al-gérien qui se défend. Un Algérien qui senoie. Tu seras le noyé de la plage de Moretti

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qu'il ne fallait pas sauver. Ton visage à terre.Ton si beau visage. Tu sauras, toi, Ava Inou-va. Ils danseront sur cette chanson. Ils te de-manderont comment faire. Les mainsouvertes. Le torse bombé. Les coups dehanche. Tu leur montreras comment unhomme danse autour d'une femme. Taronde. Ton défi. Ta vengeance sur ta proiefrançaise. Tes youyous. Tes sifflets. Tespaumes frappées. Tu te souviendras. Tu tesouviendras des enfants algériens qui nouslançaient des pierres à la sortie de l'école dupetit Hydra.

Tu te souviendras. Et tu auras honte pournous. Ava Inouva. Je reste dans la chambred'Aminé souvent. Je fuis ma maison,souvent. Je me sépare de la Résidence, uncorps, de cet appartement qui tremble, unepeau déchirée. Ce lieu sismique. Le lieu descrimes. Je passe de Yasmina à Nina. De Ninaà Ahmed. D'Ahmed à Brio. C'est un assassin-at. C'est un infanticide. C'est un suicide. Je

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ne sais pas qui je suis. Une et multiple. Men-teuse et vraie. Forte et fragile. Fille etgarçon. Mon corps me trahira un jour. Ilsera formé. Il sera féminin. Il sera contremoi. Il fera résistance. Je retiendrai Nina, deforce, comme un animal sauvage. On ret-rouve des coupes à Champagne enrouléesdans du papier journal daté de 1962. On ret-rouve des couteaux ensanglantés. Dansl'appartement. Du sang de 1962. Ma sœurnaît en 1962. Au temps du crime. L'année dumassacre des femmes algériennes de laRésidence. L'année du massacre de l'OAS.Leur dernier massacre. Leur esprit de ven-geance. Dans ma chambre. Contre les mursde l'appartement. Sur le carrelage. Dans labuanderie. Partout. Une malédiction. Onretrouve leurs armes sous les tuyaux de lasalle de bains. Leur alcool. Cette folie. Lafête des hommes de l'OAS.

On raconte des histoires. Du bâtiment Aau bâtiment G. Une rumeur dans cette

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Résidence en arc de cercle. Ce lieu hanté.Marqué. Ses bruits. Ses ombres. Ses appari-tions. Le vent permanent : la plainte desfemmes algériennes massacrées par leshommes de l'OAS.

Se laver dans leur sang. Être dans leurfièvre. Vivre avec l'image de ces femmeségorgées. Avec leurs cris. Avec ces gestes. Enpleurer. La nuit. Prendre la violence malgrémoi et devenir violente. Ava Inouva. Tamaison est différente, Aminé. Elle devientmon refuge. Ava Inouva. Tu ne danses ja-mais avec moi. Tu ne me prends jamais lamain. Ma peau est le feu. Ma voix est ledanger. Tu ne me touches pas. Tu me re-fuses. Tu crois encore à l'enfance. À cetteinnocence-là. Je suis impossible. Impossibleà quitter. Impossible à détester. Si at-tachante. Tu me regardes longtemps. Tu medésires en secret. Ta mère veut nous séparer.Elle dit. Elle répète. Son obsession : Je neveux pas que mon fils devienne homosexuel.

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Elle dit le mot en premier. Elle dit mon mot.À force de traîner avec cette fille. Cettefausse fille. C'est la folie d'Aminé. Sonmiroir. On va les changer de classe. Les em-pêcher. Mais c'est trop tard. J'ai déjà pris deta chair. Je t'aime comme un homme,Aminé.

Pour toi je m'invente. Avec d'autres yeux.Avec d'autres gestes. Pour toi j'ai les mainsd'un homme, fortes et serrées en coup-de-poing. C'est ainsi que je vis notre histoire al-gérienne. En combat. C'est venger Amar.C'est venger mon père. C'est venger mamère. C'est venger les femmes algériennesmassacrées par les hommes de l'OAS. Mesmains en coup-de-poing. C'est savoirl'urgence de nos instants. Ce temps sacré.Cette perte. De cette terre qui cerne et influ-ence. Elle prend comme un feu. Le rouge auxjoues. Les montagnes brûlées de l'Atlas.Notre vie de brasier. C'est moi qui danse au-tour de toi. C'est moi qui allume ton corps.

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Ava Inouva. C'est moi que tu imiteras enFrance. C'est de moi que tu tiendras ça. Cetteronde sexuelle. Cette façon d'aller versl'autre. De provoquer. De demander. Dechercher. Toi tu ne viens jamais vers moi. Tuattends mon signe. Tu me subis. Je te tra-verse. Et je danse comme un homme. Jet'apprends à marcher comme SteveMcQueen. Je t'apprends à jouer. Jet'apprends à nager le crawl sans t'étouffer. Àte servir de la mer. Un, deux. Une nage àdeux temps. Intérieur, extérieur. Ta vie àdeux temps. Toi, moi, toi, moi. Je suis en toi,Aminé. Tu es pénétré.

Tu as les cheveux longs, noirs et bouclés.Tu pleures pour un rien. Tu gémis. Ont'appelle la fontaine. Tu fais des crises denerfs. Je te monte à la tête. Ta peau est siblanche, si fine. Tu veilles sous la peau d'unefille. Je t'apprends les forces du corps. Jet'aime comme un homme. Je t'aime commesi tu étais une fille. Tu fondes le mensonge

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de toute ma vie. Le monde entier setrompera sur moi.

C'est moi qu'il faut sauver de toi, Aminé.C'est moi qui suis en danger. C'est moi qu'ilfaut guérir et soigner. Prendre en compte.Ne pas laisser cette déviation s'installer. Per-sonne ne m'empêche. Aucune interdiction.Ma famille, mon amour. Nina est fantasque.C'est tout. Ce n'est pas grave. Ses habits. Savoix portée. Puis le silence pour reposer lavoix folle. Nina est une artiste. Si nerveusemais si sensible. Elle est dans un autremonde, verrouillé. Nous n'y pouvons rien.Nina, verrouillée de l'intérieur. C'est moiqu'il faut sauver. Me faire parler de force.Parle, Ahmed ! Parle, Brio ! Seul le langagesauve. Où es-tu, Yasmina? Noyée, écartée, endessous. Une femme étouffe. Il faut dire.Pour plus tard. Préparer. Anticiper. Mon si-lence construit mon avenir. Ne jamais être àsa place. À côté de soi. Ne pas correspondreà l'image donnée. Les yeux des autres. Ma

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fausse beauté. Être belle avant d'écrire, voilàl'enfer des autres. Voilà ce qu'ilsm'imposeront.

C'est moi que ta mère doit sauver. De sonregard. De sa colère. De sa voix qui m'accusetoujours. La nervosité d'Aminé. Ses crises.Cette folie. C'est avec elle qu'il l'attrape. Ninaest la maladie d'Aminé. Brio est le frèred'Ahmed. Nina est la mutilation de Yasmina.Regarde ta fille, Maryvonne. Regarde donc.Ouvre les yeux. Son allure dans la rue. Lesréflexions des gens. Du garçon de café. De lavendeuse. Quand ses cousins sont en blanc,elle porte du rouge et du vert. Voilà les motsde ma grand-mère française. Son regard. Tues un garçon manqué. Non. Messpectateurs sont fiers de moi. Je suis.

*

Les hommes de l'OAS reviennent à chaquedépart de mon père. Trois femmes seulesdans l'appartement. Trois mémoires. Trois

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fragilités. Ma force ne suffit pas. Toutchange soudain. Les voyages de mon père.Sa valise. Son imperméable. Il pleut toujoursà l'extérieur d'Alger. Après la mer. L'odeurde son eau de toilette. La porte del'ascenseur. Le bruit des câbles quil'emportent. Puis rien. Un effacement. Justedes détails de voyage. De la séparation. Samallette à documents. Son air sérieux. Sonair triste. Faire vite. Ne pas rester. Pas delarmes surtout. Ses costumes pliés. Son rangde chemises. Ses cravates. Ses chaussures.Cette organisation. Ne manquer de rien.Être élégant. La porte se referme. Ma sœurtourne les verrous. Ce repli. Il faut seprotéger désormais. De tout. Mon père n'estplus là. Il est dans la force des réacteurs. Ilest après le mur du son. Il est à l'étranger. Ildevient un étranger. Un homme est seul. Onne sait pas quand il reviendra. Jamais. C'esttoujours long. Tous ces océans à traverser.Ces réunions. Ces conférences. L'OPEP. Le

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Groupe des 24. Le Fonds monétaire interna-tional. C'est un écrasement. Je ne suis rien.Mon corps contre toutes ces voix. Ces tra-ductions. Ces affaires mondiales. Il ne ditpas sa date de retour. Ainsi ses voyages devi-ennent des secrets. C'est sa vie étrangère.C'est mon désert.

Mais il revient toujours. Un mois après.Parfois plus. Je ne sais plus. Son absence estun temps mort. Un temps à combler. Montemps de mutation. J'attends ses cartespostales, ses coups de téléphone. Sa voix in-quiète. Ça ne dure jamais longtemps. Leslignes sont mauvaises. L'Algérie est encom-brée. D'autres voix se greffent sur nos con-versations. Des rires d'enfants. Mon père, cethomme à partager. Avec son pays. Avec sontravail. Avec ma mère. Avec ma sœur. Monpère, l'homme des jalousies. Il revient pourgâter, en vrac. De tout. Une panoplie de cow-boy. Du Caprice des dieux.

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Des coquillettes. Des Kool au menthol. Untutu Repetto. Du savon Cadum. Unemontagne sur la table de la salle à manger.Son absence réparée. La vie matérielle. Il re-vient pour aimer. Encore plus. C'est Riyad, lechauffeur, qui veille sur nous. Il fait lescourses. Du fromage blanc, du chocolatNouna, de la viande et des légumes. Il rem-place mon père. Il est très sérieux. Il protègecontre les hommes de l'OAS. Ces fantômesde la Résidence. Ils reviennent par le corpsde ma mère. Par son asthme chronique. Parses longs sommeils. Par sa solitude. Par sapeur. Oui, nous avons peur. Ils reviennentavec le vent. Avec la forêt noire qui sépare dela mer. Avec le parc immense. Avec le bruitde la centrale électrique qui se rechargetoutes les nuits.

Ma mère étouffe, ici, en Algérie. Desmains sur sa poitrine. Ventoline. Cortisone.Tente à oxygène. Riyad, le chauffeur. Il rem-place mon père. Sa conscience

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professionnelle. Sa façon d'être un homme.Son corps tendu. Sa tête très droite. Sesmains sur le volant. Son silence. Ses coupsde frein. Sa nuque tondue. Ses oreilleslégèrement décollées. La R 16 noire qui con-duit à l'école, au lycée, à la mer, à l'hôpital.On va à la plage en plein hiver. Il me laissecourir comme une folle. Sur le sable mouillé.Près des vagues, immenses, des murs quis'effondrent. Je cours seule. Avec ma force.Avec un monstre que je nourris. Le parfumde mon père reste sur le siège conducteur.Riyad m'attend sans rien dire. Il plie la tête,parfois, à droite, à gauche, en désaccord.Mais il laisse faire, ma course, le sable dansmes cheveux, le vent qui cingle mon visage.Il laisse tout ça, Riyad. C'est son intelligence.Je dormirai bien après. Grâce à lui. Il meramène à la maison. Son petit colis sacré. Ilferme la porte. Il a le double des clés. Tout vabien. Tout va mal. J'ai peur. Je dors entrema mère et ma sœur. Je dors avec le souffle

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de ma mère. Son asthme, la mémoire del'appartement. Des couteaux sous les tuyauxde la salle de bains. Ses visions. Le sangreviendra, dit-elle.

Elle a peur pour moi. À cause de son rêvequi la hante. C'est une nuit d'orage. Je suisallongée sur une voie ferrée. Attachée. Letrain arrive vite. On n'entend pas le frotte-ment de ses roues sur les rails. On n'entendpas sa sirène. C'est une masse silencieuse etmétallique. Ma mère ne peut rien pour moi.Elle n'arrêtera pas le train. Elle n'arrêterapas la vie, sa lente et sûre progression. Jesuis écrasée. Écrasée par l'Algérie. Écraséepar la France. Écrasée par ma sensibilité.Écrasée par tous mes prénoms. Écrasée parla peur. C'est Riyad qui ferme sa chambred'hôpital.

Je vais encore chez toi, Aminé. Mon père.On dira après. Pour ne pas l'effrayer. Tamère. Je prends Nina. Oui, elle me prend,malgré le risque. Je ne veux pas que mon fils

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devienne homosexuel. Ma sœur va ailleurs.Je ne sais* pas où. Chez une amie, peut-être.Les filles avec les filles. Les garçons avec lesgarçons. C'est normal.

Ce jour-là, ta mère fait des carottes râpéesavec un filet de citron. Je déteste ça. Râpé lecorps de ma mère à l'hôpital. Râpées les va-cances d'hiver. Râpé le bleu du ciel algérien.Râpé le retour de mon père. Je mouille monpantalon, un accident. Tu me prêtes tonpantalon préféré, Aminé. En toile épaisse etbleue. Très résistant. Je le garde longtemps.En otage. Je refuse de le rendre. Ta mèreproteste. Je vis dans ton vêtement, là où pré-cisément tu tiens ton sexe caché.

N'est-ce pas à cet instant, par ce geste, parce vol, que prend l'homosexualité ?

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Les voyages de mon père avant Noël, c'estbien. Il rapporte la liberté. Du vent sur sonimperméable. Du parfum sur ses mains.L'odeur de l'avion, de l'aéroport, des valisesen cuir dur, ses Delsey. Il rapporte le sucre.Du sucre avec le chapeau de cow-boy, dusucre avec la panoplie de motard, du sucreavec les chemises New Man. Du sucre. C'estce qui manque ici. C'est le défaut de l'Algérie.Smar- ties, Carambar, Chocoletti contre lesel de la mer. De la douceur sur la langue.Contre l'aridité des montagnes des Aurès.Contre la sécheresse des anciens maquis.Contre les falaises brûlantes qui longent laroute des ruines romaines de Tipaza. Contreles dunes immortelles du Sahel. Contre cesable, ce vide, cette influence sur la ville, unenoyade. Le sable est comme la mer. Il avancepar vagues. Il recouvre vite. Il étouffe. Ildétruit. C'est un raz de marée.C'est un géant insoumis. C'est l'ombremassive des villes. C'est la nuit qui avance.

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C'est une menace. C'est la peur des hommes.Un jour, le Sahel prendra tout.

Pas de voyage, pas de cadeaux. On cher-che, alors. C'est une traque avant Noël. Mamère traverse toute la ville. Malgré les re-gards. Malgré les dangers. Un chasseur. Unemère pour ses petits. Une louve. PourRemus et Romulus. On invente. On fait desroses en papier crépon. Des bonshommes deneige en coton. Des sapins de feutre vert.Noël en Algérie c'est le Nord contre le Sud.C'est la neige contre le soleil. C'est une fêteirréelle. C'est un malaise, souvent.

On cherche, au drugstore de la rueDidouche. On prend des disques. Joan Baez,la chanson du Che, Reggiani, Brassens. Unevie politique. Si adulte. Se débrouiller. PourNoël. On cherche encore. Tous ces jouets deChine populaire. Des imports. Ces petits jou-ets faits par des petites mains chinoises. Desminiatures pour une grande fête. Je choisisun petit squelette à monter. Un squelette

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chinois. Toi, Aminé, tu auras un circuit élec-trique, des vêtements neufs et du parfumd'homme. Tu rapportes tout ça chez nous.Ta profusion. Tu sembles surpris en ouvranttes cadeaux mais tu savais déjà. Tes cadeaux.Ta victoire. Ton circuit sur ma prise élec-trique. Ton odeur sur ma peau. Ton blousonsur le dossier de ma chaise. Ton papier desoie sur le sol de ma maison. Ton invasion.Tu es français, là. Moi je suis très algérienne.Je suis jalouse mais je ne dis rien. Je ne seraijamais une petite Chinoise. Mes mains sonttrop grandes. Encastrer les côtes dans lacolonne vertébrale. La mâchoire sous les or-eilles. Rassembler les hanches et le bassin.Le fémur. La rotule. Les vertèbres etl'occiput. Ce n'est pas rien. Ça prend dutemps un squelette. Plus que tes rails, tesvoitures, ta station-service et tes gradins. Tujoues encore, Aminé. Moi je suis dans la vie.Avec ce squelette. Je joue avec la mort. Ce

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petit squelette. Je joue avec toi, Aminé. Je tereconstruis.

C'est notre dernier Noël en Algérie. La fêtedes impies.

*

Fête bien Noël, Aminé, c'est le dernier.Regarde bien les visages de ma mère, demon père, de ma sœur. Retiens leur chaleur.Retiens leur amour infini. Regarde mon vis-age. Regarde les ruines romaines de Tipaza,ces tranchées, ces bains, ces cloisons àpeines défaites. Cherche encore une pièce,un bijou, une amphore. C'est le derniergeste. Plonge des falaises du Rocher plat.Épuise ton corps dans ce mouvement.Profite de la mer. C'est notre dernier bain.Regarde les vagues qui s'écrasent. Regardele soleil qui brûle l'horizon, Aminé. Prendsl'air sec du désert. Crie au sommet del'Assekrem et attends mon écho. Dévale lespentes, les dunes, les terrasses de vigne.

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Souviens-toi de ces visages inconnus.Souviens-toi de notre temps. Fixe les villagesde Boufarik, de Cherchell et de Bérard. Tra-verse les fermes, les champs et les plaines dela Mitidja. Regarde la baie d'Alger pour tamémoire. N'oublie rien. Tu fais ici ton his-toire. Ton présent fonde ton avenir. C'est tontemps d'action. Tu es d'ici. Tu restes d'ici. Tavoix, ta démarche, tes gestes et ton silence.Souviens-toi des ruelles de la Casbah. Toutchange si vite. Tout se plie. Tout se dressecontre nous. Nous sommes déjà dans laguerre. La guerre à peine annoncée. Laguerre pressentie. Leurs regards sur la plage.Nos corps trop nus. Leurs yeux derrière lesbuissons. Leurs mots. Leurs insultes. Tout sepresse soudain. La haine revient. La hainevient. Ils nous accusent. Ils disent. Vous êtesles pieds-noirs de la deuxième génération.Vous êtes des colons. Vous êtes encorefrançais. Mais nous ne possédons rien.

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Nos seuls corps, nos seuls visages sont desinvasions.

Regarde bien mon visage, Aminé, il temanquera longtemps. Mon visage est tonvisage. Ma tristesse est ta tristesse. Tuvoudras te souvenir. Tu n'y arriveras pas. Ilte manquera toujours quelque chose del'Algérie. Une précision. Un détail. Ça échap-pera comme une fuite. Ou une vengeance.Comment tout s'est renversé en Algérie ?Comment Noël, la plage, le cinéma, la ruesont devenus impossibles? Comment lanature est devenue une prison? Comment unpeuple nous a méprisés ? Plus de sourires.Plus de chaleur. Plus un geste. Plus rien. Ilfaudra vite se protéger et partir. Prends mamain, Aminé. C'est bientôt la fin de notrehistoire. On abandonnera les roses de Blida,les dunes d'Alger-plage, la ferme du Rocherplat, cette petite échelle posée contre le plusbeau récif du monde. Tu chercheras dans lesud de la France, en Corse, en Italie, aux

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Baléares. Mais ce ne sera jamais l'Algérie. Unpays blanc. Un pays arraché. Notre pays. Re-tiens les peintures du Tas- sili-n-Ajjer.Souviens-toi des hôtels de Pouillon, à Ti-mimoun, à Ghardaïa, à Tamanrasset.Souviens-toi des couleurs ocre qui salis-saient nos maillots. Ce feu. Ce pigment. Cefeu de la terre. Cette terre sanguine. Regardeencore mon visage, mes yeux, mes lèvres. Moi aussi

je vais changer par ce départ, par l'abandon de

l'Algérie. Ta blessure sera ma blessure. Tu te laisseras

en Algérie. Tu ne te trouveras pas en France, Aminé.

Garde encore ta place ici. Prends tes instants. Pense

ton temps. Tout va brûler. Tout va s'effacer. Tout va

disparaître en Algérie. Nos voix, nos pas, les lieux de

nos corps, notre Algérie. Tu n'aimeras pas certains

pieds-noirs. Tu n'aimeras pas leurs façons. Tu

n'aimeras pas leurs mots. Tu n'aimeras pas leurs re-

grets. Ils te diront : Tu es comme nous. Mais tu seras

si différent, Aminé, si différent. Toi tu aimais l'Algérie

des Algériens.

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Tu te sentiras seul. Seul sans moi. Seul et déporté.Tu me chercheras à Paris dans d'autres visages, sousd'autres mains, dans d'autres voix et tu ne metrouveras pas. Tu perdras, un à un, tes nouveauxamis. Tu ne lutteras même pas. Tu laisseras les liensse défaire. Ta punition. Je serai dans ton miroir. Jeserai dans ton image. Je serai dans ta tête. Je serai ettu ne me verras pas. Tu seras seul à l'intérieur et àl'extérieur de toi. Mais qui saura vraiment ?

Tu ne sais pas encore, Aminé, que l'Algérie te man-quera comme un homme, comme une femme, commeton enfant. Tu crois que ce n'est rien de vivre ici. Tu

crois que tout passe et s'oublie. Cette terre, toi,moi. Le triangle parfait. Ta vie à trois temps.Nous sommes traversés, Aminé. Chacun detes silences viendra de mon silence. Chaquesolitude viendra de l'absence. Chaque peurviendra de l'abandon. Cette terre nous con-struit. Tu ne seras plus rien sans elle. Sansmoi. Sans nous. Tu ne sais pas encore,Aminé, que sa perte est insupportable. Quel'effroi viendra de là. Que le déséquilibreviendra des massacres. Ils se tueront, un

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jour, derrière la mer. L'Algérie reviendracomme un fantôme. L'Algérie reviendra parla petite porte noire d'une morgue immense.Tu seras hanté. Elle suivra ton ombre. Ellemangera tes pensées. Elle te réveillera la nu-it. Elle endormira tes jours. Tu paieras pourelle. Ton abandon, ta dette. Tu paieras pourelle. Tes histoires ratées. Tes amours im-possibles. La mort se glissera partout. Entretoi et l'autre. Tu paieras pour elle. Elle serata tristesse et ta violence. Il te manqueratoujours quelque chose, Aminé. Ta défaiteamoureuse viendra du malheur de cetteterre-là. Ta malédiction. Tes histoires,Aminé, ta vie intranquille, ton bras cassé.

Tu traverseras toujours le monde avecl'Algérie entre tes mains. Tu diras ton nomet ton prénom. Tu te présenteras ainsi, mal-gré ton visage, ta peau blanche et tes yeuxétranges. Ce sera ton défi. Tu feras peur,parfois. Ce déséquilibre. Ces excès. Cettepetite force. Et cette grande fragilité. Tes

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inventions. On ne te croira pas. Ou on tecroira violent, capable de tout. Un couteaudans le dos, diront-ils. Un air faux. Uneméchanceté. Tu porteras leur Algérie. Celledes massacres. Celle de la hache. Celle dusang et de la haine. Et tu iras encore plusloin. Après ta mémoire. Dans un rêve. Verston pays. Vers cette terre nouvelle et incon-nue. Ta trahison. Tu diras : Je suis algérien.Mais tu ne sauras rien de l'Algérie des an-nées quatre-vingt-dix, Aminé. Un tempssans ton corps. Un temps sans tes gestes. Untemps sans tes rires. Et il te manquera tou-jours quelque chose de l'Algérie, de 1967 à1981. Cette chose-là qui t'empêchera d'être.D'être heureux. De donner. De te donner. Dene plus craindre. Qui seras-tu, Aminé ? Quesera ta vie parisienne ? Ils te croiront fou. Ilste croiront perdu. Ils demanderont mais tune donneras rien de toi. Ils t'en voudront al-ors. Ta voix portée et tes silences. Tes mainsfermées. Nos coups-de-poing.

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Personne, alors, ne saura ton Algérie.Tu seras incomplet, Aminé. Tu ne seras

pas toi en entier. Il te manquera toujoursquelque chose. Un secret. Un visage. Unfragment introuvable. Tu chercheras commeun fou.Comme un chien. Comme un fils perdu. Ta mémoirene suffira plus. Qui saura ta douleur ? Tu voudrasl'écrire. Ton livre vivant. Ton livre fermé. Ton livrepoétique. Ton livre incomplet. Tu n'arriveras pas àl'écrire vraiment. Tu te cacheras. Tu resteras étrangerà toi-même sans l'Algérie. À force, tu trouveras.Quelqu'un. Ça ne sera pas moi. Mais tu te rap-procheras. Sa voix. La douceur de son regard. Sesmains fermées sur ta nuque. Ça ne sera pas ta mère.Ça ne sera pas ton père. Ça viendra dans ta vied'homme. Tu lui diras ta peur. Tu lui diras tonmanque. Tu lui diras ta différence. Tu auras mal de ledire. Mais tu lui diras. Tu diras ta France et tu diraston Algérie. Tu trouveras ton amie. Elle s'appelleraAnne F.

Tu trouveras son silence, son recueillement. Tutrouveras sa patience. Ses yeux ressembleront aux

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miens. Elle écoutera longtemps. Elle te saura. Tu tetrouveras dans sa vie parisienne. Mais tu resteras unAlgérien. Tu deviendras un Arabe. De plus en plus.Grâce à elle. Tu seras sa fierté. Tu seras sa beauté. Tului apprendras l'Algérie. Tu lui diras notre histoire.Ainsi elle saura tout de toi. Elle saura te protéger. Tecalmer. T'endormir. Te réveiller. Elle chassera tes en-nemis. Elle donnera la force. Elle rapportera, par sa

voix, l'Algérie. Elle transmettra aux autres ton his-toire. Notre passé. Par toi, elle deviendra al-gérienne. Ça ne sera pas moi mais tu me ret-rouveras, Aminé. Ça sera ton nouveaumonde. Ça sera votre solitude.

Je ne descends plus dans le parc. Le parcde la Résidence. Le parc de l'homme incon-nu. Son lieu, désormais. Le parc de l'hommequi a voulu m'enlever. Je ne vais plus à Mor-etti. L'Algérie est devenue ma grande in-quiétude. Je sais le jour précis du change-ment. De regards. De gestes. Leur réaction.

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C'est sur la route du Golf que ça arrive. Mamère conduit la voiture. Des enfants mon-tent un barrage de lianes tressées. Descordes contre le capot de la GS bleue. Unepluie de pierres. Une pluie de crachats. Unpiège. Comme si tous les enfants de l'Algérienous attendaient là, après le grand virage quilonge le bois. Comme si toute la haine de laguerre revenait à cet instant. Avec la forcedes freins de la voiture. Avec le crissementdes pneus. Notre dérapage. Avec les voix.Avec les coups de bâton sur la route. Avec lescoups-de-poing des enfants algériens.L'enfance est le sang de la terre. Ces enfants-là sont la maladie de cette terre. Certainsbaissent leurs pantalons. Le corps est plusfort que la voix. Le corps est plus agressifque les mots. Leur petit sexe. Leur petitearme. Ils frappent ma mère. Ce n'est rien,des coups d'enfant. C'est doux et rugueux.C'est maladroit. C'est en désordre. Mais c'estdéjà tout. Cette main levée. Cet attentat.

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Cette agression de l'enfant sur la mère. Del'Algérien sur la Française.

*

Je ne vais plus sur la plage de Zeralda. Lesbaigneurs restent habillés. En pantalon noiret en chemise blanche. Les femmes at-tendent dans les voitures. Des voiles sur leurvisage. Une main sur la bouche. La mer estsans hommes. Elle est toujours aussi belle.Elle est seule avec le ciel. Elle est désertée.Une mer sans chair. Les hommes parlententre eux. Ils surveillent. Baignade interdite.

Zeralda est trop proche de la ville. De sonmalaise. Il faut aller plus loin. Vers Tipaza.Vers Bérar. Vers Cherchell. Et encore. Cen'est jamais assez loin. C'est toujours dansles limites de l'Algérie. Cacher sa peau.Cacher ses cuisses. Cacher son ventre. Cach-er ses épaules. La mer est un vice.

On reçoit un colis anonyme. Une semoulecrue et roulée. Sans un mot. Sans une

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adresse. Un colis blanc, déposé à l'entrée denotre appartement. Ce n'est pas un don. Cen'est pas un cadeau. Une semoule serréedans un torchon encore humide. Il faut lajeter. Ne pas la cuire. Ne pas la manger. Sur-tout pas. C'est un mauvais sort. El Aine. Unesemoule roulée avec une main de mort.

*

Le téléphone sonne la nuit. Aucune voix.Juste la profondeur du silence. Puis une res-piration lente et forte. Un mouchoir sur lecombiné. Une voix déformée. Des insultes.C'est souvent ma mère qui répond. Elle dit «allô » en français.

Les quatre pneus de notre voiture dis-paraissent un matin. On a mis des pierres àla place. Un char préhistorique. La terrible

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immobilité de ce nouveau temps. L'âge depierre.

Je reçois un seau d'eau en sortant del'immeuble. Il vient d'un balcon. Un seaud'eau sale. Une odeur d'urine sur mes vête-ments. Une punition pour la fille de laFrançaise.

Ça finira dans un bain de sang, répète mamère.

Certains parlent du Maroc. D'autres de laTunisie. On va quelques jours en Espagne. ÀPalma de Majorque. Pour marcher près desoliviers. C'est bien plus beau, l'Algérie.

*

Ta maison est fermée, Aminé. La clé n'estplus derrière le petit rosier. Les volets de tachambre sont baissés. Tout ce soleil. Il brûleles rideaux. Il jaunit le papier peint. Zakmonte la garde. Il aboie souvent. Sur des

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ombres cachées. Sur moi. Quand je passedevant ta maison. Sans m'arrêter. Ta mèrerentre sa voiture. Ils ont forcé les serrures.Ils ?

Je ne vais plus au cinéma Le Français. Unjeune homme a caressé mon épaule puismon bras. Dès le début du film. Le Bon, laBrute et le Truand. J'ai changé de place. Ilm'a suivie. J'aiquitté le cinéma. Avec la haine.

*

Les fermiers se cachent derrière les buis-sons du Rocher plat. Ils regardent les corps.Les corps nus des filles. De ma sœur. De sesamies. Selima, Fedia, Manina. Leurs bains.Leurs rires. Moi aussi je regarde. Ces peaux.Ces visages. Cette joie de vivre. Leurssecrets. Leurs cigarettes. L'huile de palme.

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Les cristaux de sel qui scintillent dans leurscheveux mouillés. Une violence infinie.

*

Je ne prends plus de cours de tennis avecMr B. Un jeune fou a tailladé le filet à laserpette.

Un rat devant la porte de mon apparte-ment. Impossible de rentrer. Il crie. Ilmontre les dents. Je vais chercher Kader, legardien. Il perce son ventre avec unefourche. Qui va nettoyer son sang? Son sangde rat? Rouge et bouillonnant.

*

Le 10 octobre 1980, la terre tremble en Al-gérie. À El Asnam, on dit que la terre béantes'est refermée sur les corps. Qu'elle les amangés vivants.

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Il neige sur Alger. Il neige sur la Résid-ence. Du givre sur la forêt d'eucalyptus. Desplaques de glace sur la mer. Rien ne va plus.

En centre ville, un homme poursuit desenfants avec une hache. Il frappe dans ledésordre des courses. À l'aveugle. Il blesse,sans savoir. Ma mère a tout vu. Elle meracontera.

C'est donc cela « perdre la raison » ?

*

Les programmes étrangers sont arrêtés.J'attends « Le Fugitif ». J'attends « La Pisteaux étoiles ». J'attends la musique terrifi-ante des « Dossiers de l'écran ». J'attendsjusqu'à minuit puis je compte les pylônes lu-mineux qui délimitent les plaines de laMitidja.

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*

Ne pas boire l'eau du robinet. Laver lasalade, les légumes, à l'hydrochlonazone.Stocker des caisses de Saïda et de Mouzaïa.Se laver lesmains. Se déchausser. Manger très cuit.

*

J'attrape une fièvre violente. Elle dure cinqjours. Elle est inexplicable. Elle va jusqu'àl'âge adulte puis disparaît.

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Je me réveille toutes les nuits. J'essaie decomprendre. Que se passe-t-il, soudain.C'est comme la fin d'un amour. Des petitssignes qui ferment lentement l'histoire. J'aisouvent peur. Je déambule. Je traversel'appartement. Je cherche. Je vais jusqu'aumiroir. Au bout du long couloir. Je vois unvieil homme avec une chéchia rouge et desdents noires.

Tu es de plus en plus difficile à voir,Aminé. Tu dis que c'est dangereux de traînerainsi. Même dans le jardin. Même dans tachambre. Dangereux d'écouter Yellow Sub-marine à tue- tête. Tes murs ne sont pas as-sez épais. Ta mère a gagné. Mais qui est laplus dangereuse ? Moi ou l'Algérie ? Où estla différence ? Je prends tout de l'Algérie.

*

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Un rêve revient. Chaque nuit. Uncauchemar. C'est un rêve si fort et si précisqu'il me réveille. C'est une annonce. C'est unrendez-vous. Ma nuit est sombre. Vient lamain de mon père sur mon visage fiévreux.Vient la main de ma mère qui donne unverre d'eau glacée. Vient la main de Rabiâ,prolongée. Viennent les mots de ma sœur,son extrême attention et sa patience. Vientencore la voix de Bachir, ressuscitée. C'estcette gêne, toutes les nuits, qui me fera quit-ter Alger l'été. Ce pressentiment. Cette nuitprofonde. Partir. Prendre l'air. Nina doitrespirer. Nina, si sensible. S'éloigner durêve. Du pays de ce rêve. Voilà mes grandesvacances. Le feu entre dans ma chambre. Unassaut. Je sais. Je sais l'avenir de l'Algérie.Comme je savais le séisme. Je sais le sang,bientôt. Il suffit de regarder. La tristesse. Cesvisages fermés. Ces nouveaux gestes. Les vis-ions de ma mère. Ce sera facile de l'écrire.De le dire après. Mais c'est vrai. Il suffit de

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regarder. D'écouter l'Algérie. L'Algérie, cepays seul au monde. Cet abandon. Cettegrande solitude. La vengeance de la France.Dans mon rêve, les hommes se dévorententre eux. Chacun pour soi. L'un contrel'autre. Ce ne sera plus entre le chat et le rat.Ça sera bien plus grave. Il n'y aura plusd'excuse. Plus d'indulgence. Plus de femmes,plus d'enfants, plus de vieillards. La guerrepour tous. La guerre contre tous. Juste descorps à brûler, à piller, de la vie à défaire. Lavie algérienne. Si précieuse. Je te racontemon rêve, Aminé. Tu as peur de moi encore.Ta mère avait raison. Tu crois à ma folie. Tucrois à mon extravagance. Oui, je me prendspour un homme. Mais un homme qui voit.Un homme qui sait. Toi tu es empêché parton enfance. Ton inconscience. Ce rêve feraécrire. Mon secret. Écrire. Me sauver dumonde. De ton regard. Perdre Alger. Perdrel'Algérie. C'est impossible. Mais ça arrivera,Aminé.

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Je dois partir. D'abord l'été. Toutm'étouffe ici. La mer s'évapore avec lachaleur. Les nuits sont difficiles. Tremper lesdraps. Dormir sur le carrelage frais. At-tendre le jour. Fuir le rêve en veillant. Partir.Te quitter, Aminé. Aller chez mes grands-parents français. Aller vers une autre guerre.Fuir le rêve des massacres. Le rêved'acharnements. Fuir toutes les armesblanches qui brillent dans ma nuit. Tu sais,Aminé, les massacres, « les violences en Al-gérie », comme ils disent. En France ils t'enparleront sans t'écouter. Ils te demanderontsans t'entendre. Ils voudront savoir. Par toi,par ta peau, par ton corps, par ta voix qui ra-conte, ils se rapprocheront de l'Algérie. Et ilsoublieront. Ce sera leur bonne action, leurintérêt d'un jour, d'une nuit. Ils diront lesnoms des villages, des routes, desmontagnes, mais ils ne sauront pas vraimentces femmes, ces enfants, ces hommes. Toi tusauras l'intimité de leur douleur. Ton

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partage. Ta participation. Tu sentiras danston ventre cette tristesse effroyable. Non, ilsne sauront pas. Ils y penseront un temps. Ilsn'y penseront pas toutes les nuits. Pascomme toi, Aminé. Ils n'auront pas ton ob-session. Tu chercheras. Les journaux algéri-ens. Les radios algériennes. Les images re-transmises. Tu chercheras. Sur une carteroutière. Dans un atlas géographique. Avecta mémoire. Tu chercheras tes amis, tesvoisins, tes professeurs. Tu n'auras aucunenouvelle. Ce silence sera déjà la mort. Ils teparleront de cette violence en Algérie. Cellequ'on a vue couver. Celle qu'on a vue arriver.Sans savoir, ils te parleront de la fin de notrehistoire. Tu diras : Je sais. Tu diras : Jesavais, par le rêve de Nina. Ils diront que tune sais pas. Que tu ne vis plus là-bas depuislongtemps. Que ta douleur n'est rien. Qu'elleest indécente. Voilà ce qu'ils diront de toi.Que tu es français. Que tu es sauvé. Loin dece pays désormais étranger. La France, ta

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seconde patrie. Tranquille. Un homme beauet tranquille. Voilà ce qu'ils diront de toi.Que tu ne ressembles même pas à un Arabe.Que tu n'es pas assez typé. Tu diras : Maisles Algériens ne sont pas des Arabes. ARABE

contiendra toutes leurs névroses, tous leursfantasmes. Tout ce qu'ils n'obtiendront ja-mais de toi. Et ils diront encore. Tu n'es rien.Tu n'es même pas un réfugié. Qu'est-ce quetu sais de la souffrance ? De cette terreur ?De cette vie-là? Tu auras honte alors. Honte d'avoir

peur dans la rue. De te sentir suivi. De fermer la porte

à double tour. De ne pas donner ton numéro de télé-

phone. De ne pas mettre ton nom sur la boîte aux

lettres. Mais tu n'auras pas peur des Algériens. Tu

auras peur des Français, de leur violence, de leur soif

de sang, de leur désir d'histoires. Tu auras peur de ces

vampires-là. De ceux qui veulent tout savoir, tout

connaître, tout comprendre du mystère algérien. De

la question algérienne. Ils te demanderont. Ils se

nourriront de toi. Sans jamais te dévorer. Sans jamais

te saisir. Sans jamais te comprendre. Ils ne sauront

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pas que ton corps est resté là-bas. Par notre histoire

vivante. Toi tu savais déjà la fragilité des enfants. Ma

tentative d'enlèvement. Nos précautions. Nos inter-

dictions. Ils ont ton âge ceux que tu vois. Ces guerri-

ers. Ils ont tes yeux. Ils ont tes cheveux. Ils ont tes

mains. Tu les vois aux informations. Ces prénoms.

Ces voix. Ces gestes. C'est toi que tu regardes. C'est

moi que tu contemples. J'aurais pu te frapper. Te

blesser. T'étouffer. J'aurais pu te tuer avec mon

amour. Tu te sentiras coupable de ne pas avoir dit. De

ne pas avoir prévenu. Que tout se préparait lente-

ment, par petits signes, par petits silences. Que tout

se détachait déjà. Comme notre séparation. Ces an-nées où tu dansais, toi, en Algérie. Boney M.,Abba, Santana. Ces années où tu chantais,avec moi, en Algérie. Faïrouz, Idir, AbdelWahab. Toi tu riais. Avec moi. En Algérie.Tu plongeais des falaises du Rocher plat. Tuprenais le soleil. À Moretti, au club des Pins,à Zeralda. Tu marchais sur la digue de Sidi-Ferruch. Tu vivais. Entre les Aurès etl'Assekrem. Tu traversais le désert à pied. Tu

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étais le petit prince du royaume. Tu vivais.Entre Bejaïa et Cherchell, entre Blida etMostaganem. Dans ces lieux-dits et répétésen France. Ces illustrations. Ces terrains deviolence.

Rennes

Je quitte Alger, son été brûlant. Je quittela forêt d'eucalyptus. Je quitte la Résidence,les Glycines et l'Orangeraie. Je quitte monappartement. Je quitte la mer blanche etfigée, les plaines de la Mitidja, le sommet deChréa. Je pars pour deux mois. C'est im-mense de quitter Alger. Mon départ sembleimpossible. Ou définitif. Cette ville est dansle corps. Elle hante. La quitter est une trahis-on. Elle pourrait se venger. Porter malheur.Sa séparation est violente. Elle est dans lachaleur, dans l'air épais, dans toutes lesodeurs décuplées. Du pin brûlé, de la terre

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sèche, du sable rouge. Ça sent l'été. Ça sentla mort aussi. Des boules antimites dans mesaffaires d'hiver. Des draps blancs sur lesmeubles. Les volets baissés. Nos chambresrangées. C'est une guerre contre le soleil.Partir. Pour les grandes vacances. Pourrespirer, dit ma mère. Pour les bronches, lagorge et les poumons. Pour les bronchitesasthmatiformes. Pour fuir le rêve. Le mas-sacre annoncé. L'air étouffe ici. Il est épais,chargé de cendres. Il vient des montagnesqui flambent. Une ligne rouge autour de laville. Je suis habillée pour partir. Un grandvoyage. Habillée pour quitter Alger. Pour mequitter. Habillée pour quitter ma vraie vie.Les jeans, les shorts, les maillots en éponge,les claquettes, les cheveux ébouriffés, ça vapour ici. Pas pour la France. Être présent-able. Bien coiffée. Faire oublier. Que monpère est algérien. Que je suis d'ici, traversée.J'ai le visage de Rabiâ. J'ai la peau de Bachir.Rien de Rennes. Rien. Qu'un extrait de

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naissance. Que ma nationalité française.Faire oublier mon nom. Bouraoui. Le pèredu conteur. D'abou, le père, de rawa, ra-conter. Étouffer Ahmed et Brio. Dissimuler.Ma grand-mère aime les vraies filles. Oublierque mon corps est fait pour la lumière, lesable et les vents de sel. S'excuser, voilà laraison de ce départ. De ces grandes vacancesforcées. Excuser ma mère. Tu n'épouseraspas un Algérien. Excuser par mon corps, sidoux, si tendre, cette séduction. Cette his-toire entre la Française et l'étudiant algérien.Excuser 1962. Excuser l'Algérie libre. Moncorps contre les hommes de l'OAS. Mes yeuxsur leurs gestes. Ma voix au-dessus de leursordres.

Excuser cette alliance. Ma sœur, moi, àl'Hôtel- Dieu de Rennes. Le butin de mamère. Ses filles, ses trésors. Les montrer. Lesdonner. Pour les grandes vacances. Pour se

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faire pardonner. Les filles du gendre algéri-en, qui parle très bien français. Menu etraffiné. Des petites si bien élevées.

Je porte un pantalon très fin, très fille, im-primé de petits cœurs rouges, des taches, dusang, qui se répètent sur un chemisier àmanches courtes et bouffantes. Un ensembleDaniel Hechter. Un ensemble que je déteste.Mon déguisement. Ma peau française.Partir. Chercher mon second visage. Ne ja-mais le trouver. En souffrir. Tenir sa langue.One, two, tbree, viva l'Algérie! Effacer sonaccent. Être dans la nostalgie. À jamais.Dans le manque. De ma mère. De mon père.Ne pas dire que je viens d'Algérie. Ce pays,cette terre encore lointaine. Entendre. Tu visen Alger. Tu as une voiture ? Tu manges à tafaim ? Dans les années soixante- dix, lesFrançais ne sont pas encore très habituésaux Algériens. Aux nouveaux Algériens. Auxmariages mixtes. Aux immigrés. Ils sont

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encore dans l'image de la guerre, du désert,du fellagha et des maquis.

On sera les seules filles d'Alger sur laplage glaciale, immense, bretonne et fa-miliale duMinhic. Ma sœur et moi. Deux corps brunset nus. Deux orphelines. Avec nos visages al-gériens et notre langue française. Qui saurala violence de ce secret ? On mentirasouvent. On fera semblant d'être deuxétrangères. Deux exilées. Ce n'est pasl'Algérie qui manquera vraiment. Ce seral'habitude des voix, des visages, des vaguesvertigineuses, de la chaleur. On mentirasouvent. On dira notre pays, l'Algérie, notreville, Alger, notre désert, Taghit, notre plage,Moretti. Comme pour se faire aimer del'Algérie. Et on saura le danger de ces lieux.Cette violence. On la saura avant les autres.On la subira aussi avant les autres. Le rejetde l'Algérie. Notre séparation. Ce n'est pas laFrance qu'on détestera. Bien sûr que non. Ce

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sera l'idée d'une certaine France. De cer-taines familles. Dans leurs plis. Leurshabitudes. Leur repli. Dans leur complexité.Et leurs complexes. Dans leur héritage. Cen'est pas cette langue française qui gênera.C'est la seule qu'on pourra comprendre. Nila plage. Ni ces nouveaux prénoms à appren-dre, à appeler. Rémi. Marion. Olivier. Cesprénoms français. L'inverse d'Aminé. DeFeriale. De Mohand. Ça se trouvera au cœurdes familles rencontrées par hasard. En va-cances. Dans leur haine tissée. Dans leursjugements. Dans leurs sentences. Les Arabesdehors. Dans leur impossibilité à aimervraiment ce qui est étranger. Ce qui estdifférent. Ce qui échappe. Dans cette incom-patibilité. Entre eux et nous. C'est del'inhumanité de ces familles-là que viendrama haine d'une certaine France. De ces casparticuliers. Pas de la géographie ni des hab-itants. Ou alors d'un espace strict, intime et

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minuscule. Une géographie familiale. Le lieudu règlement de comptes.

Partir. Quitter l'ennui qui vient avec l'été,la torpeur, l'immobilisme de la ville, ce si-lence qui ressemble à une chute. Ça vient duciel. Ça vient du soleil. Ça tombe sur la terre.C'est une force d'inertie. Quitter les journéesbrûlantes et les plages de feu. Aller jouer ail-leurs. Faire semblant. Porter de vraieschaussures. Des chaussures qui ferment. Nepas manger avec ses doigts. Dire bonjour etmerci. Porter des robes. Se taire. Retournervers l'origine, vers le premier cri, vers lepremier sang, Rennes. Je pars avec ma sœur.Nous allons « respirer » ensemble. Respirerl'air de la France, l'odeur du gazon, de laterre mouillée, de la Manche, du goémon.Respirer l'air de la mort. Des cimetières bre-tons. Des villages de granit. Des grilles dujardin. Des haies taillées. De l'allée de gravi-er. Des sièges de la voiture. De la brioche etdu chocolat. Du grenier. De la cave. Du

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cabinet cette station, ce terminus. Il nousvoit mais il ne vient pas. Il reste à un pointprécis de la gare, aux arrivées. Il ne courtpas. Il ne traverse pas la foule. Il se tient trèsdroit. Et immobile. Il est plus grand que tousles voyageurs qui arrivent. C'est le père dema mère. Notre grand-père français. C'estavant tout le père de ma mère. Sa relation.Sa guerre d'Algérie. Il est en chemiseblanche à manches courtes. Un veston surson épaule. Un pantalon beige. Notre grand-père. Il ne fait pas son âge. Il porte un collierde barbe. C'est le seul homme que je con-naisse à couper sa barbe ainsi. Personne nefait ça en Algérie. Ils ont la moustache, labarbe courte ou longue mais pas de collier.Pas ce signe particulier qui le définit. Notregrand-père français. Se tailler la barbe. Selaisser pousser la barbe. C'est un acte. C'estune reconnaissance aussi. Un jour, on dirales barbus d'Algérie. Mais pas de collier.Non. Ou alors le collier du mouton, du

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méchoui, de la fête, de l'Aïd. Cette gorgeétranglée. Pas cette barbe mince et dessinée.Une symétrie dans ce visage large et fort. Au-tour de cette bouche charnue.

On arrive d'Alger. El Djazaïr. La peau en-core brûlante. Les gestes encore méfiants.Surveiller. Regarder autour de nous, ceshommes, ces femmes, cet enfant qui suit.Rentrer dans le lieu, avec l'odeur, sur nosvêtements, du train Corail. Avec le goût,dans la bouche, du sandwich au jambon.Avec la certitude d'être en France.

Je suis à Rennes. Je suis toujours à fonddans le lieu que je traverse. Je suis dans cetinstant, là. Cette permanence. Cette vérité.Ainsi, j'efface vite tout ce qui précède. Je nesais plus rien de l'avion, du voyage, du vol,de la cabine de pilotage, de l'hôtesse, de sesgestes, de son attention. J'ai déjà tout brûlé.Par vengeance. Moi je ne voulais pas partir.Je suis à Rennes. Mon lieu de naissance. Jene sais plus rien de la police, de la douane,

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des passeports, de la salle réservée auxenfants-non-accompagnés. Je serai toujoursune fille non accompagnée. À quinze ans. Àvingt ans. À trente-deux ans. Toujours.J'aurai toujours ce vertige de solitude. Cetteexcitation aussi d'être seule avec son corps,avec sa voix. De se suffire à soi-même. Defuir les autres. De se cacher. De marcherseule. Je ne sais plus rien de la route mou-tonnière. Des rangées de palmiers. Du fleuveel-Harrach. Cette route, mythique, del'aéroport, Dar el-Beïda. Je ne sais plus riendes visages, des mots, des larmes peut- être,de la séparation, d'Orly, de l'ami qui vientchercher, de la gare Montparnasse. Je nesais plus. J'ai tout détruit. Par vengeance. Jesuis à Rennes. C'est toujours comme ça, mavie. Son exagération. Son extrémisme.J'efface tout si vite. Je suis dans la seconde.Je préfère la sensation immédiate. Ainsi jeprends la force du temps. Ainsi je prends laviolence d'être là, en vie, à Rennes.

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Je porte ma valise à deux mains. Uneénorme valise. Mes affaires de vacances. Mavie algérienne et rapportée. J'aurai toujoursune grande valise. Comme tous les Algéri-ens. Comme tous ces étrangers qui descend-ent du train, du bateau, de l'avion, chargés.Une maison entière dans les mains. Uneidentité à soulever. Une famille à déplacer, àemporter. Tous ces petits souvenirs. Toutesces petites marques. Des vies matérielles. Unjour, on fouillera ces valises suspectes. Onparquera les Algériens au fond des aéro-ports. Dans un sas spécial. Avec un desk par-ticulier. Après une porte dérobée. Onfouillera, avec des gants, les affaires et lescorps de ces hommes, de ces femmes, de cesenfants. Algériens, passagers très dangereux.Ces bombes humaines. Ces gens de laguerre. Ces terroristes par leur seul visage,par leur seul prénom, par leur seule destina-tion. Benaknoun. Le Telemny. Cité Saint-Eugène. Très dangereux. Les mains levées.

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Reconnaissez votre valise. À qui est cet en-fant ? Que faites-vous en France ? Cesétrangers. Ces bêtes à chasser du territoirefrançais. On cherchera la hache, le couteauet l'explosif. On fouillera pour la sécurité,diront- ils. Mais aussi pour salir et rabaisser.Parce que la guerre d'Algérie ne s'est jamaisarrêtée. Elle s'est transformée. Elle s'est dé-placée. Et elle continue. Dans ma douleur àporter cette valise trop lourde. Sur le visagede Jami, ma soeur aînée. Ma petite sœursoudain, au visage blessé, qui va, avec toutesses affaires et sa robe rouge. Qui va, encom-brée. Qui va, avec sa peau brune et sesgrands yeux verts. Qui va, de toutes sesforces, vers cet homme immobile. Notregrand- père français.

Il est là, immense et fort. Il serre nos deuxcorps contre sa taille. Il fait un peu mal. C'estl'émotion. Ses lèvres sur nos fronts. Sesmains autour de nos épaules. Cet air surprisde nous voir enfin. Après un si long voyage.

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Il semble heureux. Ses deux petites-filles. DeRennes et d'Alger. Ses deux enfants del'Hôtel-Dieu. Ses deux amours désormais.Jami et Nina. Leurs yeux, leurs cheveux, leurpeau. Tout passe avec le temps peut-être.Tout s'efface. Il demande. C'est Jami tou-jours qui répond. Avec une autre voix.Sérieuse et contrôlée. Oui nous avons faitbon voyage. Oui ils vont bien. Mes larmesaux yeux. Ce manque soudain. De ma vie. Demes amis. Ce mouvement. Toute cette agita-tion. Les wagons qu'on détache en hurlant.La voiture de tête qui fume. Les chariots àbagages. Les porteurs. Les sifflets. Les voy-ageurs qui bousculent. Cette fatigue. Je haisles gares. Je hais les trains. C'est la mortsoudain. C'est trop près de la terre. De ceventre qui attend. Qui recouvrira. Cette terredes corps. Je préfère les aéroports. Les avi-ons. Plus proches du ciel. De la vie rêvée.Des nuages. Les trains. Les trains de la mort.Tout ce monde. Ces grandes vacances.

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Moi je suis en vacances de ma viealgérienne.

Tous ces cris. Ces bouées, ces épuisettes,ces bateaux gonflables. La mer n'est pas loin.Dinard. Saint-Malo. Saint-Lunaire. Saint-Briac. Tous ces enfants blancs qui courentvers le soleil froid. Vers les vagues glacéesdes côtes bretonnes. Tous ces petits corpsdéjà morts. Ces enfants blancs. Leur petittorse. Leurs petites côtes. Leurs petits gen-oux découverts. Des tricots, des bermudas,des chemisettes, disent-ils. Leurs mots trèsfrançais. Mon accent à perdre. Ils ne saurontjamais sauter des falaises du Rocher plat. Ilssont trop fins. Ils sont trop blancs. Ac-crochés à leurs mères. Assistés. Sécurisés.Dans ce pays calme et riche. Dans cette pro-fusion. Dans leur sommeil. Moi je reste àl'affût. Toujours prête à m'enfuir. À courirplus vite que les autres. À être mobile. Engrande vie. Ces enfants-là ont l'air malades.

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Tous ces regards sur moi. Sur mon en-semble Daniel Hechter. Un pantalon de fille.Sur ma valise. Sur ma pochette Air Algérie.Sur ma peau brune et mes yeux dorés. Desyeux de serpent. Une vipère à cornes. Nina,le poison. Il dit : Mes petites-filles. Il rat-trape le temps. Le temps de la guerre. Cetemps perdu. Mes larmes aux yeux contrel'Algérie française. Contre la France auxFrançais. Contre cette Bretagne évidente quim'envahit et m'efface. Avec tous ces corpsblancs qui courent vers les trains. Avectoutes ces familles réunies pour les grandesvacances. Ils ont tous les mêmes mots. Lesmêmes images. Les plages. Les clubs Mickey.Les promenades sur la digue. La gaufre dusoir. Au chocolat ou au sucre glace. Le sablefrais sous les pieds. La mer qui se retire siloin. La grande marée. Puis la maréed'équinoxe. Le moniteur de cata. Les leçonsde planche à voile. Cette petite vie bien or-ganisée. Cette ronde d'été.

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Cette petite mort en attente. La mort deces petites familles bourgeoises. Savent-ellesTipaza et Bérar? Auront-elles assez d'amourpour entendre les histoires d'une Algérie quise noie ? Assez de temps? Assez d'intérêt?Qui regardera vraiment le corps de cet en-fant décapité ? Qui? Mon grand-père? Magrand-mère? Marion, l'amie française ? Qui,à part la mère de cet enfant? Qui saura ledanger de la nuit qui tombe sur les plainesde la Mitidja ? Et dans la forêt de Baïnem ?Et des routes désertes ? Et des faux barrages? Le danger du moindre bruit. Pas cebrouhaha. Pas cette gare qui grouille. Leursmots. Leur accent. Leurs rires. Le bruit desroues métalliques sur les rails. Un écrase-ment. Je suis orpheline, soudain. Orphelineet déliée.

Tout me sépare de ma vie algérienne.Tout. Ce bruit. Cette gare. Ces voyageurs

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pressés. Mon grand-père. Qui ne dit rien surAlger. Sur ses plages. Sur le soleil. Sur lachaleur étouffante. Sur la vie de plus en plusdifficile des Algériens. Sur l'avenir des Al-gériens. Sur la souffrance des Algériens. Surle manque. Sur les pénuries. Sur la violencenaissante. Rien. Il demande des nouvelles demon père. Ses dernières missions. Son tourdu monde. Son travail. Ses responsabilités.Ça tombe bien, mon père n'est pas un ouvri-er. Pas un travailleur immigré..

Pas de ceux-là qu'on a dû vite loger dans desbaraquements, des bidonvilles, des villagesSonacotra. Sans eau. Sans électricité. Ceuxqu'on a humiliés. Qu'on a regroupés. Qu'on aisolés. Qu'on a tardé à instruire. Par peur dela révolte. Qu'on a exploités. Qu'on a ra-menés d'Algérie. Comme une denrée. Desmains fortes. De la chair ouvrière. Deshommes. Puis leurs femmes. Ramenées.

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Comme des paquets. Par la poste. Par cesbateaux bondés. Dans une inhumanité cer-taine. Cette honte. Lente à accepter. À re-connaître. Cette honte française. Non, monpère est économiste. Tant mieux. Il voyagebeaucoup. Ouf. C'est un Algérien diplômé.Bravo. Un haut fonctionnaire. Encoremieux. Il demande ensuite des nouvelles dema mère, sa santé, sa vie, son nouveau trav-ail, avec un ton grave. Sa fille. Il l'appelleMéré. Je n'ai jamais su pourquoi. Méré.Mare. Mare Nostrum. Notre mer. Ma mère,en Méditerranée.

Après les escaliers de la gare de Rennes,après ce bruit métallique qui semble mesuivre partout, après le regard des enfantsblancs, voilà la voiture de mon grand-père.

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Sa fierté. Son carrosse. Que des américaines.C'est sa petite folie. Ford. Buick. Chevrolet.Ces grandes portes. Ces roues brillantes. Cesdétails. Une banquette à l'avant. Cinq placesà l'arrière. Un volant en cuir. Vitesses auto-matiques. Pédales larges. Conduite fluide.Couleur irisée. Capot fuselé. Coffre familial.La grandeur des Etats-Unis. Des voitures àsa taille. Là il déplie ses grandes jambes. Làil conduit avec ses grandes mains. Fortes etmusclées. Ses mains de dentiste. Ses mainsde père en colère. Deux petites Algériennesdans la grande voiture américaine. C'est sidrôle. De Moretti à Buick. D'Alger-plage ausiège cinq places. De l'aéroport Dar el-Beïdaà la maison du Thabor. Ford. Buick.Chevrolet.

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J'ai vomi, je crois, dans chacune.

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Il dit : Demain je regarderai vosquenottes. Les dents de la chance, Nina.Client, confrères, arpète. Cabinet.

Aller chez la concurrence.

Le clou de girofle apaise la douleur.

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L'aquarium de la salle d'attente détournela peur.

C'est la petite chienne que j'entends enpremier. Elle aboie derrière la porte de lamaison. Un petit teckel à poil ras. Si gentille.De petits yeux si expressifs. Une odeur denoisette derrière les oreilles. Dans la rue, elletricote des papattes. Une vraie bouillotte lanuit. Elle comprend tout, la petite chiennequi aboie. Tout sauf l'Algérie. Tout sauf cevoyage étrange. Cet arrachement. Tout saufma tristesse. Tout sauf ces regards sur mescheveux courts. Nina, un garçon manqué.Nina, une fille ratée. Nina, à force, il tepoussera un zizi. Ou une barbichette.

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Attention à son petit cœur, surtout. Si fra-gile. Si attendrissante. Comme un enfant.Elle vous a tout de suite reconnues. C'est in-croyable! Attention aux voitures! Elle estfolle de joie. Elle saute aux mollets et lècheles jambes. Moi aussi je lui parlerai àl'oreille. Je lui dirai qu'en Algérie on n'aimepas les chiens. Qu'on les tue à jets de pierres.En souvenir de la guerre. L'armée françaises'en servait contre les musulmans. Depuis,les Algériens ont très peur des chiens. C'esthumiliant de se faire dévorer par un animal.Ça ne s'oublie pas.

Ma grand-mère sur le perron de la grandemaison blanche. Son air heureux. C'est lesvacances. Mes petites. Mes enfants. Vous

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devez être affamées. Toutes brunes. Toutesbronzées. Nina, le portrait craché de sonpère. Je vous ai mises au premier, dans lachambre au lit bateau. Ma chambre préférée.J'ai ajouté un petit lit pour Nina. Moi je saisque je dormirai tout contre ma sœur. Contresa peau. Avec son odeur. Contre la nuit.Contre le bruit du parquet qui craque.Contre les douze coups de minuit de la vieillehorloge. Nina, c'est gentil, ce chemisier. Monensemble de fille. J'ai pris rendez-vous chezle médecin demain matin et vous passerez aucabinet dans l'après-midi. On va tout vérifieravant de partir pour Saint-Malo. Venez voirle jardin, il est magnifique. Le lierre a beauc-oup poussé. Ainsi il recouvre le mur mitoy-en. Le palmier est toujours là. C'est trèsrésistant, un palmier. Mais ça, vous savezdéjà. Où est passée la tortue ? Des quenellespour ce soir, ça va ?

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Je vais chercher la tortue. Vers les rosiers.Le jardin de la maison de Rennes. Je le con-nais bien. Il sent bon. L'été est ma saisonpréférée. C'est l'Algérie qui se répète. C'estcette odeur de soleil qui donne le vertige.C'est cet air chaud. Comme des bras qui meserrent. C'est la vérité de la mer, si proche.Elle vient avec mes yeux fermés. Le jardin dela maison de Rennes. Je l'ai bien connu, unhiver. Tous les matins. L'odeur de la terre.L'odeur de l'herbe qu'on arrose. Le siffle-ment du jet qui tourne. L'allée de gravier.Les haies bien taillées. Le petit escalier de lacuisine. Les deux cages à lapins. Mon lapinblanc. Ses oreilles chaudes entre mes mains.La grande baie vitrée du salon. Là où lapetite chienne s'endort. Au calme. L'odeurde la France qui recouvre tout. Même l'été.Même le soleil. Même la chaleur. Je me senstrès loin de l'Algérie soudain. J'ail'impression de l'oublier. Je profite de cedépaysement. Je me sens libre. Parce qu'il

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fait encore jour. Parce que je suis ivre devoyage. Parce que rien n'est vrai. Je vais ren-trer, c'est sûr. C'est un rêve. Ma capacitéd'adaptation est une fuite de la réalité. Jesuis ici sans y être vraiment. La tortue estsur le dos. Ses pattes rugueuses. Sa têted'animal préhistorique. Je la retourne. Je luisauve la vie.

Je suis à Rennes. Mon lieu de naissance.Mes oreilles en bourdonnent. Je suis dans lamaison de Rennes. La maison de l'enfancede ma mère. Le lieu de son histoire. Sachambre est au dernier étage. Sous le toit.Elle devait lire, là, sur l'herbe, au printemps.Elle écoutait de la musique. Du jazz. Elleécrivait des poèmes. Elle révisait son droitici. Elle devait réfléchir, là, sur ce banc.

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Réfléchir à sa phrase. Comment dire ? Com-ment annoncer? Comment raconter? Com-ment expliquer ?

Voilà, j'ai rencontré un garçon. Il est étu-diant à la faculté. Il est algérien. Enfin,français musulman, comme ils disent. Jel'aime. Je veux l'épouser. Il viendra ici, dansle petit salon bleu, demander ma main. Illoge à la cité U. Oui, toute sa famille est enAlgérie. À l'est. Vous ne voulez pas savoir?C'est sa solitude que je ressens. Puis sa peur.Cette peur immense de devoir annoncerquelque chose. De dire. De parler. Des'affirmer. C'est si difficile. De savoir avantl'autre. De deviner sa réaction. C'est unepeur effrayante. Ça donne mal au ventre.Cette mauvaise nouvelle. En pleine guerre.

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Embrasser l'ennemi. Le désirer. Faire la paixavant les autres. Par le corps. Se mélanger.Faire des enfants. Je la sens, cette peur. Elleest encore là, dans le jardin, sous mes pieds,dans mon corps brûlant de soleil. Demainj'irai chez le médecin pour vérifier ma vie al-gérienne. Juste par précaution. Sang, ouïe,os, réflexes. Passer en revue le corps.Traquer. Déceler. Les signes de carence. Oui,monsieur, on mange à notre faim. Deslégumes, de la viande, des laitages. Analyses.Radios. Stéthoscope. Voir si tout va bien.Après ce pays, cette terre, cette Afrique duNord. S'approprier nos corps. Les fouiller.La médecine française sur nous. Cettepénétration. Du crâne aux orteils. Nina a lesdoigts de pied collés. Les deux après le grosorteil. Si elle en souffre ? Non. Elle marchenormalement. Mais si, j'en souffre. J'aihonte de ça. Je les entoure souvent desparadrap. D'où ça vient ? Du côté français.Elle se tient mal, docteur. Une scoliose, non

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? Non. Et ses fièvres ? Une forme de palu ?Non. Elle n'est pas trop petite pour son âge ?Non.

Demain, on m'examine. Mais moi je vaistrès bien. La nuit qui tombe est la mort dujour. La nuit qui tombe est la mort de tout.Du soleil. Du souvenir de la mer. Du jardin.Des roses et des framboises. De la viejoyeuse. Reste la terrible distance qui me sé-pare des miens. Un pont infini. Une injusticeaussi. Ma voix ne porte pas jusque là-bas.Qui peut m'entendre ? J'ai le foulard de mamère dans la main. Ma valise est ouverte.Mes affaires de vacances dans la chambre aulit bateau. Un cabinet de toilette rose. Unsecrétaire. Une commode. Une cheminée. Ungrand miroir. C'est la chambre de Fanfan. Je

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suis dans la maison de ma mère. Dans lamaison de son enfance. Et ma vie recouvresoudain la sienne, comme une répétition. Jeprends tout d'elle. En une nuit. Mon visagesur son visage. Ma voix sur sa voix. Je monteau dernier étage. Je cherche ses livres. Seslettres. Ses cahiers. Ses notes. Ses cours dedroit. Chercher.

Ce qui est écrit. Ce qui reste. Ce qui lie. Cequi révèle. Chercher le prénom de mon pèreécrit en cachette. Chercher la preuve.S'assurer de l'existence de ma mère ici, dansce lieu, dans cette maison de Rennes. Sapetite enfance. Ses lignes d'alphabet. Sa pho-tographie de communiante, en blanc, avecun cierge à la main. Toujours ce visage lisseet bien dessiné. Un visage en cœur. Ses yeux

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clairs. Cette peau parfaite, si douce. Ce beauvisage qui évitait les miroirs. Qui ne t'a pasdonné confiance en toi, Méré ? Qui ne t'a pasadorée comme tu m'adores ?

Le cierge de sa première communion.Quel était son vœu ? Partir. Voyager. Ap-prendre ailleurs. Aller le plus loin possible.Après la mer.

Une enfant si différente, Méré. Une fortetête.

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Son lieu. Parquet dans toutes leschambres. Un grand escalier. Statues.Tableaux. Son portrait. Horloge qui sonneles heures et les demi-heures. Le tempscompté. Ma mère, Méré, surnommée aussipetite mère par ses sœurs. Elle s'en occupaitbien, des petites. Elle les protégeait. Elle leurexpliquait des choses de filles. Les choses dela vie. Méré, Mary, Maryvonne, son intelli-gence. Sa douceur. Remplacer les parents.Prendre soin des petits. Pendant qu'ils sontau cabinet. Avec les patients. Avec la cli-entèle. Arracher. Polir. Boucher. Soigner,enfin, les autres. Méré. La clé du père dansla serrure. L'autorité. Sa force. Ses mains dedentiste. Des tenailles. Méré, sensible, ré-voltée et indépendante. La chambre deMéré. Dors vite sinon le méchant Sidi vavenir te voir. Sidi, le loup-garou des an-ciennes colonies. Méré. La seule à aimer unAlgérien. La seule de la famille. Le casMaryvonne. La seule à avoir deux enfants

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métisses. La seule à laisser sa jeunesse pourl'Algérie, le pays des hommes. Méré petitemère qui accompagnera jusqu'au bout sapetite sœur Fanfan. Elle lui tiendra la mainlongtemps. Elle déposera une rose sur soncorps. Fanfan, la dernière sœur. Celle quis'inquiétait tant. Je t'ai apporté un croissantet un petit pain au chocolat.

Fanfan, qui jouera si souvent avec nous.

Longtemps je porterai en moi l'enfance dema mère. Comme un héritage. Comme une

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blessure à effacer par ma vie heureuse.Comme une injustice. Une enfance sur le fil.Une enfance secrète et inquiétante. Une en-fance en danger. Longtemps je la porteraipour soulager ma mère. Pour la guérir. Pourqu'elle s'aime. Longtemps je prendrai sespeurs. La peur du silence. La peur de la nuit.La peur de l'accident. Une vie catastrophe.L'anxiété, disent-ils. Était-ce plus que lesbombes allemandes, la nuit, toutautour de lamaison? Était-ce plus que les étoiles deDavid dessinées sur tous les rideaux de fer?Cette violence. Cette dénonciation. Était-ceplus que le sang de cette corrida en Espagne? Qui a fondé la peur ? Qui Ta installée,Méré?

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Longtemps Méré attendra l'amour. Despreuves d'amour. De toutes ses forces.Physiquement. Comme un corps tendu. Uncorps qui ne veut pas lâcher prise. Qui veut ycroire. Une forte tête, volontaire et combat-ive, Méré. Un petit soldat. De l'amour, del'amour, de l'amour. De l'amour qui devientune prière. De l'amour supplié. Avec lesyeux. Avec les enfants confiés. Avec leslettres. Mais le silence prendra tout. Silencesur les massacres en Algérie. Sur la douleur.Sur notre nouvelle vie. Un silence qui court.Qui se transmet par contagion. Une vraiemaladie. Une peste. Une épidémie. Silencesur toutes les lèvres. Silence de la France. Dumonde entier. Silence sur l'Algérie. Sur lescorps brûlés. Sur les corps dépecés. Sur lescorps éventrés. Sur cet incroyable puzzle dechairs séparées. Sur ce désordre humain. Surl'avenir de l'homme. Sur sa véritable nature.

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Des quenelles de brochet dans la grandecuisine de la maison du Thabor. Ne pasgâcher, surtout. La nourriture, c'est import-ant. Combien de tours de roulette ? Combiende plombs coulés? C'est important d'en avoirconscience. Ça s'apprend dès l'enfance. Finirson assiette. Penser aux petits Africains quimeurent de faim. L'Algérie est un paysd'Afrique. Algérie, département français. LaMéditerranée borde Alger comme la Seinetraverse Paris.

Les volets sont fermés mais les fenêtresrestent ouvertes. J'entends les gens qui pas-sent, lentement, si près de notre table, notrefestin. C'est l'été. Par le seul rythme de leurspas. Une vie lente traînant. Par le bruit deleurs Mobylettes. Une escapade. Par leurs

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rires. Par l'air chaud qui traverse le bois desvolets. Un bol d'eau pour le petit chien. Unebouteille de vin sur la table. Du pain, du fro-mage, des fruits, des desserts. Mais oui ilsnous aiment. Malgré cette vie compliquée.Cette vie algérienne. Deux mois de vacances.Ce n'est pas une preuve, ça? Au loin, les voixde la télévision. Les réclames, dit-on encore.Que j'apprends par cœur. À Alger, seul lecinéma Le Français diffuse un film publi-citaire pour un soda algérien, le Selecto.

Mon grand-père. Sa voix. Ses mains. Finis ton assiette, mon petit.

Je suis si loin de tout, soudain.

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Des petits-suisses au sucre. Jami qui ra-conte la plage, le soleil, ses amies. Moi je n'airien à dire. Demain on examine mon corps.Demain ou trouvera Ahmed et peut-êtreBrio. Demain je traverserai Rennes, la villedes amoureux de 1960. Demain, ma radio-graphie. Mon silence contre les voix et les ri-res de la rue. Des Mobylettes encore. La vieclandestine. Faire le mur. Danser. La vie desvacances. Je me noie dans mes petits-suisses. Du lait épais. Cette douceur. Aminé.Cherchell. Aminé. Tipaza. Ces corpsmouillés. Tout ce soleil. Ces cristaux de selsur ces plongeurs algériens. Cette force. Mavie naïve et romantique. Ici je suis sous sur-veillance. Mon dos, mes yeux, mes dents.Deux étrangères. À vérifier. Intérieur. Ex-térieur. Où passe soudain l'enfance ? C'est lamort déjà qui est là. La mort à trouver surces peaux brunes et encore brûlantes.

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J'entends la France de l'édition régionale. Paysans bretons. Barragede la Rance. Danse des bigoudens. Recette du kouign-aman. Cette vierepliée. Cette France très française. Ce mouchoir de poche. Ce folkloreque je déteste. Comme je déteste le folklore algérien. Panier en osier.Croix du Sud. Assiette en terre cuite. Burnous pour enfant. Lampe àpétrole. Tapis volant. Ce folklore dangereux. Cette petite identité cul-turelle. Ce lopin de terre à protéger. À défendre. Du fil de fer barbelé.Autour de leur folklore. Contre l'étranger. Contre la vie. Contre savitesse. Contre le progrès. Contre la pénétration.

Le téléphone sonne. Oui, elles sont bienarrivées. Ces voix, au loin, à peine vraies. Siloin. Si arrachées à cette nuit. À cette nou-velle vie. À ce nouvel été. Mais non je nepleure pas. Oui, c'est la fatigue. Demain çaira mieux. Oui, je sais que tu penses à moi.Alger-Rennes, la communication estmauvaise. Les lignes sont encombrées.

*

La nuit est vraiment la mort de tout. Desjours précédents. De ce voyage. Du train.Des dernières voix algériennes. La nuitprend tout. C'est une invasion. Seule lamaison existe. Seule la maison irradie.

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Comme si je ne l'avais jamais quittée. Elledevient ma maison. Son odeur de bois. Lasonnerie de l'horloge. L'eau qui passe dansles tuyaux. Des pas près de la chambre. Despetits pas. Une ronde de nuit. Vérifier. Si lesvolets sont fermés. Si le four est éteint. Si laporte du jardin est close. Si le petit chiendort dans son panier. Si les deux filles sontcouchées. Des petits pas qui font trembler lamaison. Nous sommes quatre. Deux contredeux. Quatre à entendre. À compter. Onzeheures. Onze heures et demie. Minuit. Minu-it et demi. Je suis la seule à aller au-delà.Vers Paube. La nuit est un océan. Ellesemble permanente. La nuit est Pennemiedes enfants. La nuit est un adversaire. Lanuit est un homme qui persécute lesfemmes. La nuit creuse les fragilités. La nuitest mortelle.

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Demain, le jour. Demain, la vie. Demain,Pexamen de nos petits corps brûlants. De-main, le chocolat chaud. Demain, les crêpesbretonnes. Demain, la joie de la petite chi-enne qui rentre dans les lits. Son odeur denoisette. Ses papattes. Son ventre à pétrir, àcaresser, à gratter. Sa langue rose et affairée.Ses yeux. Des yeux si intelligents. Elle com-prend tout, cette chienne. Tout. Attention, tului fais mal, Nina. Tu es brusque. Douce-ment. Je te dis de faire doucement. C'est fra-gile un petit chien. Ce petit cœur qui ex-plose. Sa petite tête. Ses coussinets. Un chi-en est un enfant qui ne parle pas. Un chienest une femme qui ne pleure pas. Un chienest un homme qui n'abandonne pas. C'estfragile, un petit chien. Ça peut mourir ducoryza.

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Avec la nuit vient l'idée de la mort. Im-mense et précise. Un rendez-vous.Longtemps, avant de m'endormir, je me suisrépété : je ne veux pas mourir, je ne veux pasmourir, je ne veux pas mourir. Une simpleidée qui devint une réalité pour les enfantsalgériens. Les plus grands massacres aurontlieu la nuit. La nuit est un masque. La nuitefface les formes. La nuit supprime les té-moins. La nuit rend fou aussi. Ce n'est plusla réalité. C'est une autre vie, sans visage,sans angle, sans matière. La nuit est unenoyade. La nuit de l'assaut. Le sang de la nu-it. Le feu de la nuit. C'est là qu'ils prendrontles villages. C'est là, dans le noir, pour ne passe voir faire, qu'ils tueront. Sans s'arrêter.

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Puis j'ai compris qu'il s'agissait d'autrechose. D'une autre peur. Ce n'est pas la morten soi. Ce n'est pas cette disparition ima-ginée. Ça prend un autre sens. Une autrerésonance. Un autre ton. Je ne veux pasmourir dit je ne veux pas qu'onm'abandonne. Je ne veux pas mourir dit jeveux qu'on m'aime, toujours. Je ne veux pasmourir dit je ne veux pas me séparer. Je neveux pas mourir dit je ne veux pas medétacher. Je ne veux pas mourir dit je suisdans la fusion et je veux y rester. Ce n'est pasla mort en soi. C'est la perte du lien. Sacoupure. Puis son oubli.

Ma peur de la mort prend à cet instant.Par cette nuit d'été. Par ce sentimentd'abandon qui me suivra. La nuit, la mort.

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Ce n'est pas ça l'essentiel. Non, ce n'est pasça. C'est la vie qui m'a fait peur. Le vertige dela vie. C'est lui qui m'a terrifiée. C'est à causede lui que je me suis cachée derrière lesautres. Puis derrière mes livres (beaux maisdifficiles, diront-ils toujours, comme unécho).

Cette vie, un jour, de toutes mes forces j'yentrerai. Et ils sauront qui je suis vraiment.Nina est une fille drôle et rigolote.

Drôle et rigolote.

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L'idée de la mort s'insinue avec la sensa-tion du rejet. Ce n'est peut-être pas la vérité.Mais c'est une sensation. Comme une piqûrede guêpe. Un pinçon. Une sensation qui vi-ent du silence de la nuit. L'idée de la mort vi-ent avec l'idée d'être toujours différente. Dene pas être à sa place. De ne pas marcherdroit. D'être à côté. Hors contexte. Dans sonseul sujet. Sur soi. De ne pas appartenir, en-fin, à l'unité du monde. Mon visage. Moncorps à vérifier. Mon accent. Très léger maisreconnaissable. Surtout sur les «t». Ma façonde marcher steve-mcqueen. Une scoliose,docteur? Non, L'Affaire Thomas

Crown. Steve sans Faye. L'esprit de Steve.Le désir de Steve. Sur un corps de fille. Macoupe de cheveux trop courte. Bien trop

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courte. À la Stone. Mes jeux violents. Mescuisses musclées. Mes épaules de nageuse.Toutes les falaises du Rocher plat sur moncorps. Dense. Mon regard qui perce. Qui in-cendie. Qui entend. Qui dénonce. Mon re-gard, ma seule arme. J'en userai souvent.Pour faire mal. Pour dévorer. Et pour aimerenfin. Mon regard-miroir sur toutes les fa-milles françaises que je rencontrerai parhasard. Leurs mots. Leurs grandes discus-sions. Leurs familles politiques. Ces gens.Qui disent. Sans penser. Sans le faire exprès,soi-disant. Raton, youpin, négro, pédé, mel-on. Ça part tout seul. C'est une mécaniquede mots. Intégrée au langage. Ces gens queje ne connais pas et qui disent toujours,après : Ce n'est pas de toi dont il s'agit. Etqui disent encore : C'est à cause du vin. Duvin rouge qui excite. Leur obscénité.

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L'idée de la mort viendra de ces gens queje croiserai en France, de ces inconnus. Quiforceront ma vie. De ces Français vers lapetite Algérienne. Qui voudront s'instruire.Qui voudront savoir. De ce qu'ils deman-deront toujours. Toujours plus. Tu t'entendsbien avec tes grands-parents français ? Tu asun ami ? Aminé ?

C'est un prénom, ça ? Il fait toujours chaudlà- bas ? Et la misère ? Elle est belle ?Comme au Maroc ou en Tunisie? À peinevisible avec le tourisme. Non? Pas de tour-istes en Algérie? Ah bon? Alors la misèredoit être laide. Sans clubs de vacances. Sansconstructions. Sans stations balnéaires. C'estaffreux. C'est brutal, non? Et toi? Qui es-tuvraiment? Française, algérienne? On préfère

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t'appeler Nina plutôt que Yasmina. Nina çaarrange. Ça fait espagnol ou italien. Commeça on n'a pas à expliquer nos fréquentations.

*

Je sens l'amour qui vient avec le matin.Avec le chant des oiseaux. Avec le petit chiensous nos draps. Avec la voix de ma grand-mère qui ouvre les volets. Encore une bellejournée. Avec l'été français. C'est un amourétrange. Un peu brutal. Mais de quelle fauteparle-t-on ? Quelle responsabilité d'avoir cevisage-là avec ces yeux-là ? De porter cenom-là ? J'ai pris rendezvous pour MllesDjamila et Yasmina Bouraoui - quinzeheures. Quelle faute ? D'obliger à épe- ler. Àarticuler. À ouvrir grande la bouche. À port-er sa voix. À se faire entendre de tous? Lettrepar lettre. B-o-u-r-a-o-u-i. Non, pas Baraouini Bouraqui. C'est pourtant simple!Bouraoui de raha conter, et de Abi qui signi-fie le père. Les noms arabes sont des prisons

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familiales. On est toujours le fils de avec Benou le père de avec Bou. Des prisons fa-miliales et masculines.

Quelle faute, alors ? D'être la fille desamoureux de 1960. De rendre ce temps éter-nel. Par ma seule présence. Par mon seul re-gard. Par ma seule voix. Par ma seule iden-tité. De remuer le couteau dans la plaie.D'insister sur cette mauvaise période. C'étaitla guerre. L'OAS. Le FLN. Les attentats. Cecouple d'instituteurs égorgés. Ces femmesfrançaises à la terrasse d'un café. Puis aprèsla bombe. Leurs jupes en sang. Leurs jambesdéchiquetées. On avait si peur des Algériens.Des maquisards. Des résistants. De ces vis-ages un peu trop bruns, de ces yeux enamande qui s'étirent tout au long de la

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journée pour ne faire qu'un trait quand lanuit tombe. La nuit des yeux fous. La nuitdes massacres.

De l'amour dans les mains de ma grand-mère qui me lave. De l'amour sur tout moncorps. De l'amour dans sa petite voix qui dit: C'est marrant tu es toute noire avec lesplantes de pied blanches. Son savon à la roseque j'adore. Ses doigts qui me découvrent.Tu as un peu grandi quand même. Attends,je vais te rincer les cheveux. De l'amour. Desbrosses à dents par paquets. Du dentifrice.Pâte et bicarbonate. De l'amour avec ces ca-deaux. De l'amour sur la table de la cuisine.Le petit déjeuner de Gargantua. Brioches,chocolat, pain et crêpes. Nina je t'ai achetéles crêpes que tu aimes. De l'amour, plus

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tard, de mon grand-père avec mes livres. Del'amour ou de la fierté ? De l'amour ou dupardon? De l'amour ou une dévoration? Del'amour, certainement, dira ma mère.

Qui aurait pensé, en 1960? Ma sœur etmoi dans la maison du Thabor. Là. Dans lacuisine. Avec le petit-chien-précieux contremes jambes. Près de l'Aga, le four énorme.Mes pieds nus sur le carrelage bleu. Le cielbleu de la ville de Rennes. Moins bleu que leciel algérien. Moins profond. Moins tristeaussi. Un bleu qui ne noie pas. Un bleu quine rabaisse pas. Rennes est une ville libre.Son ciel n'a pas le désespoir du ciel d'Alger.Qui aurait pensé ? Et plus loin encore. Aprèsla Libération. Quand ils ont retrouvé leurmaison confisquée par l'armée allemande.

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Qui aurait pu penser à ce tableau-là? Deuxpetites métisses le nez dans le chocolatPoulain. Les filles de Rachid. Qui dormentdans la maison. Qui vont au jardin. Quimontent aux étages. Qui fouillent le dernierétage. Chercher une trace de ma mère. Sescopies de philosophie. Ses cours de droitcivil. Son écriture, inchangée. Une élève in-telligente. Soigneuse et appliquée. Dévalerles escaliers. Jouer. Dans la maison des offi-ciers allemands. Là où ils vivaient. Où ilss'étaient installés. Le temps de la guerre.Une autre guerre encore. Avec les boches ilfallait marcher droit. Il ne rigolait pas,l'Allemand. Dit-il. Allemagne-France-Al-gérie. La marche de la guerre. Aller dans lepetit salon bleu. Où tout est bleu. Le canapé.Les rideaux. La moquette. Les objets. Lescoussins de velours. Le bleu du ciel algérien.Un petit boudoir. Le salon des affaires im-portantes. Le salon de la parole. Confesse.Aller à confesse. Le petit salon des drames.

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Chaque maison a sa pièce réservée, un petitretrait géographique qui permet le mur-mure, la colère, la tristesse.

Je vous ai réunis aujourd'hui dans le petitsalon bleu pour vous annoncer que... Lesalon bleu, là où Rachid a demandé la mainde Mary- vonne. C'était courageux. En petitcostume noir, en cravate noire et chemiseblanche. Impeccable. Heureusement.L'élégance de mon père. Son goût des jolieschoses. Ses pulls, ses chemises, ses pan-talons sur son corps si fin. Il parle très bienfrançais. Sans accent. Il a fait l'École nor-male d'instituteurs. À Constantine.

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En Algérie française. Il a passé son bac àVannes. On le surnommait l'oiseau rare. Il afait des études d'économie à la faculté deRennes. C'est là qu'ils se sont rencontrés, mafille et lui. En pleine guerre d'Algérie. Notregendre. Qui chantait : Le printemps sansamour n'est pas le printemps. À notre fille.Qui rougissait. En haut des escaliers de lafaculté. Voilà ces histoires. Dont tout lemonde parle. Ces nouvelles histoires. Desétudiantes françaises tombent amoureusesde ces hommes-là. Et parfois d'Africainsd'Afrique noire. On se moque d'elles à la fac.De ces couples-là. On les insulte. On les salit.Mais qu'aurait pensé Rabiâ sur les blaguesracistes des étudiants ? Sur ces injures-là ?Melon, bicot, bougnoule. Rabiâ, sa mère. Sidouce. Si tendre. Qui avait déjà perdu Amar.Qu'aurait-elle dit, cette mère, si elle avait su?Rentre, mon fils. Rentre. Ces mots surRachid. Sur mon père. Protégé de façon il-lusoire par son intelligence. Par ses notes.

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Par son éducation. Par ses premiers prix.Par l'amour de ma mère qui ne pliera pas.Malgré les chants des étudiants. Radidja lamouquère. Malgré les regards. Les réflex-ions. Malgré cet homme qui refusera de luivendre son journal. Malgré les colères desuns et des autres. Cette hystérie. Malgré lebleu du ciel. Et moi? Quelle est ma vie aveccette histoire-là? Avec cette connaissance ?Comment ne pas avoir l'esprit de vengeance? Comment ne pas vouloir gifler la fille decet avocat extrémiste que je retrouveraivingt-cinq ans plus tard ? Oui, je l'aurais,mon esprit de vengeance. Le même espritque ceux qu'ils appelleront, un jour, beurs.On ne pourra plus dire Arabe, en France. Ondira beur et même beurette. Ça sera poli-tique. Ça évitera de dire ces mots terrifiants,Algériens, Maghrébins, Africains du Nord.Tous ces mots que certains Français nepourront plus prononcer. Beur, c'estludique. Ça rabaisse bien, aussi. Cette

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génération, ni vraiment française nivraiment algérienne. Ce peuple errant. Cesnomades. Ces enfants fantômes. Ces prison-niers. Qui portent la mémoire comme unfeu. Qui portent l'histoire comme une pierre.Qui portent la haine comme une voixunique. Qui brûlent du désir de vengeance.Moi aussi j'aurais cette force. Cette envie. Dedétruire. De sauter à la gorge. De dénoncer.D'ouvrir les murs. Ce sera une force vivemais rentrée. Un démon. Qui sortira avecl'écriture.

Ce n'est pas soi qui compte. On arrive tou-jours à se soigner. À guérir. A se guérir de lahaine des autres. C'est la mémoire de nosparents qui est importante. De leur souf-france. De leur humiliation. Notre berceau.

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Ce qui nous attendait. Le contexte. Ce qui aété fait. Ce qui a été dit. Leurs blessurestransmises. Cet héritage-là. Ces regards sureux, en France, en Algérie puis encore enFrance. C'est cela qui nourrira le désir devengeance. Un jour, j'entendrai, à l'arrêt dubus numéro 21, une femme dire en regardantmon père : Il y a trop d'Arabes en France.Beaucoup trop. Et en plus ils prennent nosbus. Ses mots et mon silence. Cette incapa-cité à répondre. À hurler. Cet homme estmon père. Respectez-le ou je vous insulte.Respectez-le ou je vous frappe. Respectez-leou je vous tue. Et ce n'est pas seulement monpère. C'est un homme. Par lui c'est la vie quevous méprisez. Mais rien. Mon silence. Monpère et mon silence. Lui non plus ne dira ri-en. Effrayé. Ou habitué. Il restera de plus enplus longtemps à Alger. C'est tout. Moi jeserai terriblement blessée par les mots decette femme. Blessée jusqu'au silence.

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Puis ça deviendra une habitude d'entendreça. Ces mots prendront comme des petitsfeux de forêt. Ça sera dans toute la ville deParis. Comme des pièges à déjouer. Commedes mines à enjamber. Dans la rue. Au res-taurant. Dans le métro. Cette femme à monpassage : ça court, ça court la racaille. Ça dé-ambule. Au supermarché avec ma sœur etSophia, une femme encore qui nous regarde :Il faut s'en débarrasser. Les renvoyer dansleur pays. Les exterminer. Les yeux deSophia. Ses yeux d'enfant. Encore la rage.Encore la nausée. Encore cette incapacité àrépondre. Ma peau qui rougit. Les batte-ments de mon cœur. Mon ventre serré.Comme étourdie après un coup de poing.Muette. Mais avec ce désir si violent. Et cesmots qui ne viennent pas. Non, je n'ai paspeur. Non, je ne suis pas lâche. Mon silenceconfirme juste l'expression : être terrassépar la douleur. Et au centre commercial dela porte Maillot, ce jeune homme au visage

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de mon père : C'en est un. C'est un Arabe.Oui, c'en est un. Silence encore de mon père.Terrassé par la douleur. Et derrière le ci-metière Montparnasse : Hé, Rachel ! Hé,Sarah ! Hé, salope ! Et à la sortie du BonMarché : Alors ça c'est Cohen, Benguigui oupeut- être même Abdulmachinchose. Et monsilence toujours. Et là encore des petites vi-pères enroulées à mon cou : Toi tu n'es pascomme les autres. Ou : Tu fais pas. Tu pour-rais même faire italienne. Et ça : Ah bon ? Tuas une amie qui s'appelle Yasmina, toi ? Etmon silence toujours. Parce que ma voixn'est rien. Elle s'échappe comme du vent. Bi-en sûr qu'il ne fallait pas répondre. Jetrouverai mieux. Je l'écrirai. C'est mieux, ça,la haine de l'autre écrite et révélée dans unlivre. J'écris. Et quelqu'un se reconnaîtra. Setrouvera minable. Restera sans voix. Se noi-era dans le silence. Terrassé par la douleur.

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Sans accent le jeune Français musulmandemande la main de ma mère dans le petitsalon bleu et entre ainsi dans la tradition detoutes les familles : la vie se chuchote et lessecrets se gardent. Le bleu du ciel. Le bleudes mots. Ma mère quitte la maison. Elle vitavec lui. C'est difficile. Mais ils tiennent.Sans rien demander. Les amis sont là. Cer-tains professeurs. Des étudiants algériens.Marie-France, l'amie de toujours qui suivra,longtemps. Qui saura. Qui racontera. Monpère reçoit la médaille de l'étudiant le plusméritant de France. Mille francs. Unesomme, à l'époque. Il se fait suivre dans larue. Une ombre dans son dos. Une traque.Insupportable en pleine guerre. On de-mande de renvoyer cet élève. Le meilleurélève de l'université de Rennes. Demanderefusée.

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Après la mairie, mes parents fêtent leurmariage dans un petit restaurant de Rennesavec leurs amis. Deux frondeurs. Ils onttoute la force du monde. Ils ont aussi tout lesilence du monde. C'était pourtant facile.D'aider. D'ouvrir les bras. D'applaudir. Dereconnaître. Mais évidemment. Il est partitrop vite. En colère peut-être. Aprèsl'indépendance les Français musulmans de-venaient des Algériens. Des clandestins. Desétrangers. Sans travail. Sans argent. Alors ilest vite parti. Chercher un appartement.Dans son pays. Dans la chaleur. Dans la dif-ficulté algérienne.

C'était comme traverser la mer à la nage.

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Et il est revenu. Avec les clés d'un apparte-ment. Enfin une maison. Pour sa femme, sifatiguée. Pour ses filles. Pour ses troisamours. Pour ce qui compte le plus aumonde. Ses beautés. Oui, mon père estrevenu. Malgré la rumeur.

Et nous sommes tous partis. Rennes-Par-is- Alger. En Caravelle Air France. Un avionà réacteurs. Moi dans un hamac, suspendue.Pour me tenir. Au cas où. Je n'ai même pascrié. J'ai toujours aimé le ciel. Sa couleur.Ses nuages. Ses tourbillons. Sa pureté. Cetimmense secret qui le traverse.

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C'était facile de l'aimer, notre gendre. Iln'était pas comme les autres. Mais le temps amanqué. Il est parti si vite. D'un coup. Là-bas. En Algérie. Chercher un appartementpour sa famille. Dans ce pays compliqué etlointain. Où la poste ne marche pas. Où leslignes sont mauvaises. On a cru qu'il ne re-viendrait pas. De ce pays. Où toute dé-marche administrative doit recevoir l'aval deDieu. Inch Allah. L'Afrique du Nord. Ceshommes en pantalon bouffant. Ces femmesvoilées. Cette langue brutale. Notre petite-fille. On a toujours été plus indulgents avecles Blancs. Pas de rapports de force. Pas deconflits. Oui, c'est injuste. Mais à l'époquec'était difficile de s'ouvrir, d'apprendre,d'attendre, de connaître. On ne savait pasfaire. C'était la guerre. C'était trop de-mander. À une famille française comme lesautres. Irréprochable. Qui travaille. Qui vote.Depuis toujours.

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On a quitté la France comme on a quittél'Algérie, vite et en désordre. Comme men-acés. Par l'indifférence. Par le silence. Avectoujours ce sentiment ou cette obsessiond'être indésirables. D'être sans lieu. Enéquilibre au-dessus du vide. De fuir, de sedéplacer malgré soi. Deuxième aller pour mamère. Retour pour mon père. Découvertepour ma sœur et moi. La chaleur à la sortiede l'avion. Sur la passerelle. Le vent du sudqui sèche les lèvres. Ce feu qui prend lecorps. Tel un assaut. Ce plaisir-là. De la terrequi brûle. De l'odeur. Des arbres. Des palmi-ers. Du jasmin. Tous ces regards derrière laporte vitrée de la douane. Le hall bruyant del'aéroport, Dar el-Beïda. La vitesse des voit-ures sur la route moutonnière. Les rangéesde palmiers. Découvrir. Le petit apparte-ment du Golf. Cette nouvelle vie. Chaude etgrouillante. On a dû quitter la France. Partir.Personne pour nous aider. Pour tendre lamain. Personne. On est partis vers l'Algérie

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algérienne. Un pays libre. Un pays à recon-struire. La terre des grandes illusions. Laterre des nouveaux étudiants algériens.Formés en France. Formés aux États-Unis.De la matière grise. Des travailleurs. Desidéalistes. En marche vers l'Algérie, uneterre fragile, une terre battue par la haine,une terre épuisée.

*

Des mains si fines. Des ongles si propres.Des mains de pianiste. Ce cerveau. Cet élèvesi brillant. Ce visage en lame de couteau.Cette inquiétude. On a accepté. Tout demême. Ce haut fonctionnaire. On prendrales filles avec plaisir. Vraiment. Tout ce quevous voudrez. À votre disposition. C'est trop

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bête. Chaque été. Pour qu'elles respirent.L'été algérien est si humide. C'est mauvaispour le corps. Pour les bronches. En plus ona une fragilité de ce côté-là, dans la famille.Jami et Nina. Si mignonnes. C'était laguerre. C'était la peur. On ne savait rien. Onimaginait tout. Encore maintenant. Parfois.C'est plus fort que nous. Mais on est commetout le monde. Qui n'a jamais eu demauvaises pensées? Un mouvementd'humeur? Un mauvais mot? Ça part toutseul. Et puis on regrette, voilà. Mais il fautfaire attention. Pour les petites. Ces enfantsqui n'ont jamais été des enfants. Ça se voit àleurs yeux. Au regard qui s'arrête. Qui perce.Qui dénude. Qui interroge. Et qui pardonne.Elles n'en parlent jamais. Sujet tabou. Ellesne répètent pas. Mais attention à la dernière.Celle qui raconte des histoires à dormir de-bout. Des histoires qui font peur. Un vrai tal-ent. Celle qui écrira plus tard. Des livres ef-frayants. C'est dangereux, un écrivain. C'est

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obsédé par la vérité. Par sa vérité. C'est en-fantin, un écrivain.

Ça rapporte. Ça répète. Ça ne peut riengarder pour soi. C'est infréquentable, unécrivain. Ça oblige à mentir, à dissimuler et àse défendre ensuite.

Ces enfants qui n'ont jamais été des en-fants. Parce que c'est difficile de vivre avec lesentiment de ne pas avoir été aimé tout desuite, par tout le monde. Ça se sent vite.C'est animal. Et ça change la vision du

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monde après. Ça poursuit. Ça brûle le corps.Le feu du regard des autres. Sur ma peau.Sur mon visage. C'est difficile de s'aimeraprès. De ne pas haïr le monde.

De ne pas vouloir s'en éloigner.

*

Oui, c'était facile de l'aimer, Rachid, ditmon arrière-grand-mère, avec un « R » par-fois roulé, avec une voix forte. Une voix d'unautre temps. Une voix 1900. Avec cette inno-cence adorable. Celle-là même qu'elle prenden appelant sa chienne, un caniche noirmoyen, Jasmine. Jasmine, viens manger. Ici,Jasmine. Au pied. Finis ton assiette,

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Yasmina, me dit une petite voix qui n'existepas. Ici personne ne m'appelle Yasmina. Onne se souvient plus de ce prénom. De cepremier prénom. Celui de la fiche adminis-trative. Celui de l'Hôtel-Dieu. Mon prénomarabe.

Un si joli prénom. Celui que je donnerai plustard, aux autres qui demandent, à ces fillesqui veulent savoir, dans le bruit, dans la nu-it, ce prénom que je dois toujours répéter, ceprénom qui fera de moi une étrangère à Par-is. Jasmine. C'est une coïncidence. Que per-sonne ne relève. Sauf moi. Mais ce n'est pasgrave. Je comprends. Moi je n'ai pas peurdes chiens. Jasmine, ça sonne bien pour uncaniche. C'est de l'humain sur du chien. C'estde l'esprit dans ses yeux. C'est de l'émotion

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dans ses petits cris. C'est du jasmin sur sonpoil bouclé.

Mon arrière-grand-mère ne dit jamais lemot arabe. Jamais. Ni algérien. Elle nousaime, je crois. Vraiment. Elle nous gardesouvent après le docteur. Le lendemain.C'est la fête. Après l'examen des corps. Aprèsla visite médicale et minutieuse. Elle invite àdéjeuner. Un poulet cocotte avec despommes de terre fondantes. Le petit chienaboie pendant la cuisson. Il est tout fou. Pasagréable à caresser. Un caniche à poil bouc-lé. Trouvé à la SPA. Chéri. Petit amour. Mafolle. Il court dans le petit appartement en-combré. De bronze. De terre cuite. Demarbre. De corps moulés. De visagessculptés. De bustes de femmes, immobiles.

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Des femmes de pierre. Des seins de pierre.Des corps noirs et brillants que je regardelongtemps. Une collection de montres àgousset. Des petites pendules. Des tableaux.Par dizaines. Des cadeaux du mari, capitaineau long cours. Des souvenirs de voyage. Decet homme si bon, si généreux. De cetamoureux.

Il aimait mon père. Oui, il l'aimait. Je nesais plus son visage. Je ne sais plus sesmains. Je n'entends plus sa voix. Je ne mesouviens pas. Je sais juste l'attachement dema mère pour cet homme, son grand-pèrede Saint-Malo. Ce marin. Qui couvrait safemme de parfums, de vêtements. Il savait,lui, la mer, les récifs, les terres étrangères. Ilsavait, lui, les autres langues, les autres

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visages. Il savait, lui, les forces des vagues,du vent, du soleil et de la lune, la seule lu-mière de la nuit.

J'aime l'appartement de mon arrière-grand- mère. Son désordre propre. Ses excèsd'objets. C'est la caverne d'Ali Baba. Del'Orient dans la France. Du mystère surRennes. Du mystère dans ce petit immeublemoderne bordé d'allées vertes et étroites.Cette petite résidence si différente de laRésidence d'Alger. Sa cuisine. Son salon. Sachambre à coucher. Ses grandes mains. Sesongles bombés, toujours faits. Ses cheveuxépais. Sa voix forte. Mon arrière-grand-mère. Guerlain sur sa peau. Manteaud'oppossum en hiver. Jambes longues etsculptées. Ses séances d'abdominaux. Sa

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force. Son endurance. Presque cent ans.Comme sa mère. Ses cadeaux de Noël. Uneboîte d'escargots Lanvin pour chaquearrière-petit-enfant, une tribu. Sa vie-comédie. Ses entrées-mises-en-scène. Monfils, mon amour. Ses doigts qui pincentJami, parfois, dans la grosse voiture améri-caine. Comme ça. Sans raison. Pour avoir lesilence. Le silence d'une enfant qui ne dit ri-en. Qui regarde la rue derrière la vitre. Quise demande ce qu'elle fait là. Qui commenceà avoir peur. De la vie. De la mort. Le si-lence. Par principe. Le respect des aînés. Sesdoigts encore sur mon front qui heurte unpylône électrique. De l'alcool à quatre-vingt-dix. Mais non, ça ne pique pas. Tu auras unebosse. Son amour pour ma mère. Jamais demépris. Jamais. Rien. De cette femme actricequi nous emmène au jardin public de Maure-pas avec son caniche noir moyen qui répondau prénom de Jasmine.

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Son petit chien. Sa compagne. Sa petitefille. Cette solitude-là, avec un petit chien. Cesilence à nouveau entre elles deux. Un si-lence de mort. Ce caniche nain qui a finale-ment grandi. Qui sentira. Qui se laisseramourir. Qui la suivra, elle, mon arrière-grand-mère. Elle qui me laisse regarder latélévision. Malgré le bleu du ciel de Rennes.Ce n'est pas grave. On sortira après.

Après Gérard Majax. Après ses tours de ma-gie. Prendre une carte dans sa main gauche.Corner. Repérer. Faire disparaître dans lepaquet. Retrouver. Ni vu ni connu. Une piècede monnaie derrière l'oreille de votrespectateur. Comment allumer une bougiesans feu. Abracadabra, je m'appelle Ahmed,Brio, Steve et Yasmina. Puis le jardin de

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Maurepas. Avec elle, toujours. La poussièredu sol sur mes pieds chaussés de sandales.Cet inconvénient. Propre à ce jardin. À saterre fine. À ses bacs à sable. À ses contre-allées. À tous ces enfants qui courent etsoulèvent des nuages blancs. Ces enfants deMaurepas, jardin public. Ces enfantsfrançais. Ce bruit-là. Une précipitation. Leurjoie. Ma marche lente avec mon arrière-grand-mère, avec ma sœur, avec le petit chi-en tenu en laisse. C'est obligatoire. C'est écritsur un écriteau. « Tenu en laisse seulement». La lumière est blanche au jardin public deMaurepas. Toujours. Elle restera ainsi dansmes souvenirs. Blanche. Comme un endroitqui n'existe pas. Un endroit inventé. Le lieude mon absence. Je ne sais plus qui je suisau jardin de Maurepas. Une fille ? Un garçon? L'arrière-petite-fille de Marie ? La petite-fille de Rabiâ? L'enfant de Méré? Le fils deRachid? Qui? La Française? L'Algérienne?

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L'Algéro- Française ? De quel côté de labarrière ?

Je reste une étrangère. Je ne connais per-sonne ici. Qui court. Qui crie. Qui embrasse.Qui séduit. Personne. Mais je les vois tous.Je les retiens. Pour longtemps. Personne.Aucune de ces peaux blanches. Dans cettelumière blanche. Blanche comme les beauxcheveux de mon arrière-grand-mère.Blanche comme les os qui la portent.Blanche comme ma voix soudain. Blanchecomme l'évidence de la mort du corps, de lamain qui me tient. Je suis gênée d'être là.Dans cet inconfort. Qui suis-je?

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Cette phrase reviendra souvent. Pendantlongtemps. Avec mon regard sur les autres.Avec mon désir. Avec cette ambiguïté-là. Demes envies. Sur mes mains. Avec mabouche. Qui suis-je ? Je traverse ainsi lejardin, ses voix, ses visages que je ne connaispas. Que je n'identifie pas. Leurs prénoms.Marion. Olivier. Rémi. Si différents de monprénom. Si simples à prononcer. Quis'appelle Yasmina, ici ? Qui ? Je marche prèsde mon arrière-grand-mère. Marie. Marie etses longues jambes. Marie et son ventre dur.Marie et ses mains noueuses. Marie encoredans la vie mais déjà vers la mort. Par maseule présence. Par mon seul âge. Par nosseules différences. Par ce triste jardin deMaurepas. Marie et sa voix qui dit : Au pied,Jasmine. Au pied, mon petit corps contre sahanche. Et nous marchons sous le ciel bleude Rennes. Sans rien dire. Un vrai vaisseauqui pénètre le jardin. Puis Marie se détache.Elle marche devant nous. Avec son petit

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chien. D'un bon pas. Et nos deux corpssuivent. Et se réjouissent.

Le jardin de Maurepas, les allées fleuries,les arbres immenses, les glaces, les gaufreset les manèges. La chaleur de Pété français.La course des enfants français qui jouent. Cedépaysement. Je reste avec Jami, toujours.Collée. Une sangsue. Accrochée. Un animal.Un ouistiti. Je me serre contre elle. Commed'habitude. Très fort. Toujours. Les bal-ançoires de Maurepas, Jami. Tu t'ensouviendras longtemps. Vertes sous unportique géant. Dangereuses, en fin decompte. Des petits cercueils ouverts. Onmonte deux par deux. Ça tombe bien, je suisavec ma sœur. C'est elle qui donne lapremière impulsion, debout, les genoux

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pliés. C'est elle qui fait partir la balançoirevers le ciel. Plier les jambes. Donner descoups de reins. S'envoler. Bien se tenir auxbarres. Moi je me laisse faire. Je vise la cimedes arbres. Et plus haut encore. Cette bal-ançoire, la même que Sophia prendra,longtemps après, au parc de Paris. Puis Al-exandre. Comme leur mère, Jami. C'est ain-si. Les enfants ont tous les mêmes gestes.Les mêmes envies. C'est la beauté del'enfance. C'est sa simplicité apparente. C'estson miracle. Et je regarderai s'envolerSophia. Son sourire. Sa volonté de toucher leciel. De dépasser les arbres. De s'étourdir.

Tous les gestes de l'enfance qui serépètent. Toutes les joies et toutes leslarmes. Ces choses qu'on transmet. Comme

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le bonheur. Et comme la vengeance. Qu'onrecommence à l'infini. Cette éternité, demère en fille. Ce relais à passer. Ce don. Cemiroir-là. Se balancer. Rire. S'envoler. Tousles jardins publics ressemblent à Maurepas.À cette volière soudain. Tous ces petits en-fants, si heureux, sur les balançoires. Cetteinnocence-là.

On vole de plus en plus haut. Le petit chi-en nous regarde. Il tremble. J'entends, parbribes, la voix de Marie. Attention, les filles.Pas si haut. Assieds-toi, Nina. Tu es troppetite. Tu vas tomber. On est comme ça avecJami. On adore le ciel. Plus que la terre. Plusque cette terre-là. Ce jardin dans la ville.Cette ville française.

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Et Sophia? S'envolera-t-elle vers son paysinconnu, vers l'Algérie? Que gardera-t-ellede Bachir et de Rabiâ ? Que saura-t-elle desa mère, avec moi, sur la balançoire, àMaurepas tendues vers la cime des arbres etle ciel bleu de Rennes ? On lui dira nosaprès-midi avec Marie et son petit chien Jas-mine? On lui dira toute cette enfance ? Onlui dira tous ces petits détails ? Et quand je laserrerai dans mes bras ? Je lui dirai : Ne meressemble pas, Sophia. Ne sois pas trop sens-ible. Ne t'inquiète pas pour tout. Profite.Joue sans penser. Arme-toi contre la viol-ence des autres. Que saura-t-elle de sa mère,ma protectrice ? Qui plie ses genoux. Quicrie : Allez, plus haut, et encore plus haut.Qui me fait rire. Qui me fait rêver. Oui, Jami,plus haut. Et s'envoler. Comme on s'est en-volées de Tipaza, d'Alger, de Dar el-Beïda.Comme je me suis envolée de mon enfanceavant qu'elle soit finie. Voilà l'histoire in-achevée, petite Sophia, petite nièce. Voilà

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par ton enfance mon enfance qui se dresse.Comme un fantôme. Qui se redresse. Par tesjeux. Par tes rires. Par cette joie. Par les bal-ançoires du parc de Paris. Par ta mère, Jami,qui dit : Attention, Sophia écoute. A:tention,Sophia comprend tout. Attention. Ne ditespas devant elle : Massacres-violences-éventrés-brû- lés vivants. Nos murmures nesuffiront pas. L'Algérie dévore. Malgré le si-lence. Malgré la volonté de cacher. Deprotéger. Malgré toute la douceur tissée au-tour de ceux qu'on aime.

S'envoler de la ville de Rennes, mon lieude naissance. Ce lieu trop loin de la mer. Àsoixante-quinze kilomètres de Saint-Malo.Une ville étouffante l'été. S'envoler. Quitterle jardin de mes grands-parents pour

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l'examen des corps. Avoir froid soudain.Froid sous cette robe rouge mise de force.Pour une fois. Pour le médecin. Une foisdans l'été. Un petit effort, Nina. Pour faireplaisir. Être présentable. Regarde, ta sœur ala même. Avoir froid sous ma robe. Je mesens nue. Je déteste ce début d'été. Ce pas-sage. Qui commence toujours ainsi. Deuxjours à Rennes. Le médecin. Puis Saint-Malo. Presque tous les étés. J'y fête mes an-niversaires. Jusqu'à Page de dix-huit ans.Jusqu'à l'âge du non. De la majorité. Non.Jusqu'à ma vie libre et parisienne. Aller enBretagne et respirer. L'air de la France. L'airde la mer française. Cette mer qui bouge. Quise retire. Qui va si loin. Va chercher la mer,Nina. Va. Elle court plus vite que toi. Elle estglaciale. Elle rougit la peau. Elle tétanise lescuisses. Mais j'y vais quand même. Bien av-ant les deux heures de digestion obligatoires.En secret. Je n'ai pas peur de me noyer. Jesais comment lutter. Avec l'eau. Avec les

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vagues. Je suis algérienne. Je n'ai pas peurde la mer. J'ai failli me noyer mille fois. Dansles rouleaux du club des Pins. Dans un tour-billon au Rocher plat. Dans la piscine dePhôtel de Zeralda. Je sais ce que c'est.Garder son calme. Se laisser faire. Croire ensoi. Préférer la vie à la mort. C'est ça, échap-per à la noyade. C'est aussi une question dechoix. On y va à pied, dit ma grand-mère. Onpassera devant l'université de vos parents.Elle me tient la main. Dans la rue. Je suisfière. On croise des clients. Madame. Les jol-ies petites filles. Oui, elles sont là pour lesvacances. Je serre fort sa main. Puis celle deJami. Je suis au milieu. Comme d'habitude.Protégée. De toutes ces voix qui reviennent.De ces étudiants qui disent : Radidja lamouquère. Ma grand-mère a la peau sidouce. Des joues de velours. Son odeur vientdu savon à la rose. J'écoute sa petite voix quiraconte. Les nouvelles constructions. Lesfleurs du Thabor. Les cousins. Cette cellule

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familiale. Mes cousins, mes amis. Ce clan.Notre clan sur la plage du Minhic. Se baign-er» S'amuser. Rire. S'aimer. Ma sensationd'être différente mais toujours acceptée parces enfants-là. Puis ces adolescents. Par mestantes. Fanfan. Tante J. qui partira trop tôt,elle aussi. Tante A., si attentive. Qui couvretout. Nos mensonges. Nos sorties. Notre fa-tigue. Qui console aussi. Qui console desmots échappés. Des petites réflexions. De cesvoisins qui un jour se moquent de moi. Ra-didja la mouquère. Tout revient. Tout re-commence. C'est infini. Mais la petite voix dema grand-mère est toujours là. Elle de-mande. Alger.

La Résidence. Les mimosas de la Mitidja.La promenade de la rue du Paradou. Et ces

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petites côtelettes si bonnes du marchéd'Hydra. Et ces dattes, les Deglet Nour, lesdoigts du soleil. Ma grand-mère est venue àAlger. Pour nous voir. Pour visiter. Les ru-ines romaines de Tipaza. La baie d'Alger. Levillage de Sidi-Ferruch. Ma grand-mère afait le voyage. Je ne me souviens plus où elledormait dans l'appartement. Je sais juste sapeau douce et parfumée. Ses petites mainsde dentiste, agiles. Son diagnostic, rapide.Carie, dent de sagesse, abcès à percer. Sonrire, aussi. Dans la voiture. À Moretti. Puisdans la maison de Saint-Malo. Son vrai rire.Sa vraie joie de nous avoir. Un bonheur.Toujours de la musique avec les filles. Et leshistoires de Nina. Des histoires d'épouvante.Inventées. Totalement. Du Mont-Saint-Michel à Saint-Malo. Voilà la faculté de droitet d'économie. Moi je ne veux pas regarder.L'escalier. L'amphithéâtre. Trois cents élèvesà l'époque. Cet endroit, où certains étudiantsont sali ma mère. La Blanche avec l'Algérien.

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La femme du Français musulman. Le ra-cisme. La maladie de ces étudiants. Unemaladie honteuse. Une maladie sexuelle. Lapeur de l'autre. La peur de l'autre sexe. Del'autre peau. Le danger de l'étranger. Ne ja-mais tuer son père. Rester entre Blancs. Ra-didja la mouquère. Ma grand-mère ne dit ri-en. C'est passé, tout ça. C'est fini, la guerre.Les années soixante. Ces histoires idiotes.

Elle a près d'elle ses deux petites-filles.Une qui ressemble à un garçon mais quiporte, pour une fois, une magnifique robe àimprimés rouges.

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Radidja la mouquère chantent les étudi-ants. La Française, la vicieuse. Comme cellesqui fréquentent des Noirs. Ces visages. Cescouteaux. Oui, ce rejet est sexuel. Oui, le ra-cisme est une maladie. Un vice. Une maladiehonteuse. Qui se développe parfois dans lesilence des maisons. On murmure puis onferme les fenêtres. On crie pendant les repasde famille. Haïr l'autre, c'est l'imaginercontre soi. C'est se sentir possédé. Volé.Pénétré. Le racisme est un fantasme. C'estimaginer l'odeur de sa peau, la tension deson corps, la force de son sexe. Le racismeest une maladie. Une lèpre. Une nécrose.C'est le corps de ma mère avec le corps demon père qui dérangera. Ces deux chairs-là.Ce rapport-là. Cette union-là. Ce frottement-là. Ce rouge-là. Cette mécanique-là.

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Toutes ces voix qui disent encore. Je suistrop fragile pour les entendre. Ces étudiantsqui ont vieilli. De bons pères de famille. Desfemmes respectables. Je serai toujours tropfragile pour entendre ou deviner ça. Tou-jours. Même à trente-deux ans. Pour savoirla vérité. Cette vérité insupportable. Lavérité de ces voix que j'entends encore dansla rue, ce cri du cœur. Ces mots quis'échappent. Dans le métro. Dans le bus. À lafaculté de droit de Paris. Dans des dîners.Des vipères. Infiltrées à la conversation. Cequi déçoit. Immédiatement. Ce qui me faitfuir très vite. Ce qui ronge le visage de celuiqui dit. Cet acide. Ce qui me poursuit. Appel-er l'Arabe de service. La fréquenter.L'inviter. Dire oui, j'en connais une. Puis larenier. Mais ce n'est pas grave. Non, ce n'estrien. Question d'habitude. Ces fragments dela grande mosaïque. Ces petites flèches. Cespetits venins. Comme tous ces petitscrachats des enfants algériens dans la

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chevelure blonde de ma mère, au volant desa GS bleue.

Et moi ? Quelle est ma maladie ? Quecherche le médecin de la rue d'Antrain ?Avec ses questions. Avec ses mains. Sur moncorps nu. Mon corps déshabillé. Palper leventre. Regarder les yeux, les oreilles avec unfaisceau lumineux. Écraser la langue avecune petite spatule de bois. Ne pas faire atten-tion. Ce ne sont que des enfants après tout.Faire marcher. Relève tes épaules. Tiens-toidroite. Plie les genoux. Tends les genoux.Écouter le cœur, les poumons, les bronches.Le froid de ses mains. Puis de ses instru-ments. Stéthoscope. Marteau à réflexes.Froideur des plaques radiographiques.Chercher à l'intérieur de moi ce qui ne va

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pas. Comme je chercherai, longtemps après,à l'extérieur de moi ce qui ne va plus :l'Algérie, mes amis perdus, ma France solit-aire, l'odeur de Tipaza, une odeur de sel, desoleil et de terre rouge. Ce sera ça ma vraiemaladie. De ne plus voir Aminé. De ne plusplonger des falaises du Rocher plat. Ma mal-adie profonde et algérienne. Retiens tonsouffle. Ne bouge plus. Le petit oiseau vasortir. De face. De profil. Tourne la tête. Àgauche. À droite. Nom. Prénom. Age. Na-tionalité. Il dit lentement. À l'oreille de magrand-mère. Des fièvres violentes. Des naus-ées. Plusieurs fois par an. Paludisme?

Non. Ça monte jusqu'à quarante degrésquand même. Pendant deux, trois jours. Puisça disparaît. Faites-la boire beaucoup. Pour

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réhydrater. Et l'air de la mer lui fera du bien.L'air de Saint-Malo. La vraie mer. Celle quibouge. Qui se retire. Qui revient. Très iodée.Carnet de santé. Rappel des vaccins. Poids ettaille. Accident très grave après un fondd'oeil. Sauvée à l'hôpital Mustapha, Alger,Algérie. Oui, un accident très grave. Je m'ensouviens. De cette phrase surtout. On va per-dre Nina. Une phrase qui reviendra. Tu nevois pas que je suis en train de te perdre,Nina. Qu'on ne s'aime plus comme avant.Que notre histoire sombre. Qu'on se noielentement. Que c'est irrécupérable.

Je n'ai plus froid. Ma peau est brûlante. Jesuis en vie. La plage de Saint-Malo est bor-dée par les falaises de La Varde, elle s'étenddu Minhic à Rochebonne, elle va, immense,

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jusqu'aux lumières de la ville fortifiée. Unscintillement la nuit. Des étoiles basses. Surla mer. Des étoiles alignées, rouges et parfoisjaunes, froides et irréelles. C'est une plage desable. La plage du Pont. C'est une plage deFrance. C'est une plage de Français. Libred'accès. Même aux Arabes. Pas comme cesplages de la colonisation. Comme ces bars.Comme ces restaurants. Français unique-ment. Interdits aux chiens et aux Arabes.Non. La plage du Pont, ouverte à tous. Libre.Avec une cabine de secours, blanche etsurélevée, pour voir ce qui se passe, poursurveiller. Tous ces baigneurs. Toutes cespeaux blanches et glacées. Toute cette agita-tion. Aller vers la mer. Revenir de la mer.Courir vite pour ne pas prendre froid. Je suissouvent autour de la cabine. Qu'est-ce que tucherches, petit? Et plus tard. Je peux vousinviter à prendre un verre, ce soir ? Au RustyClub ? La cabine abrite un Zodiac. Desbouteilles d'oxygène. Des gilets de sauvetage.

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Tout est prêt. En cas d'urgence. Pansements.Alcool à quatre-vingt-dix. En cas d'accident.Se noyer. Tomber des rochers. La plage duPont est une plage familiale. Tranquille et fa-miliale. Avec ses jolis prénoms. Marion et

Jacques. Une plage froide et souvent trem-pée. Par la pluie. Par les grandes marées.Avec tous ces corps allongés. Qui attendentle soleil. La couleur. Avec ce désespoir d'êtreblanc. En été. Ces corps alignés. Ou en escal-ier. Sur le ventre. Sur le dos. Assis. En biais.Ces corps immobiles. Figés dans leur derniergeste. Qu'on pourrait croire morts, vus deloin. Morts et nus. Comme tous ces corps dé-couverts après le massacre du village de B.Des corps d'enfants. Coupés en deux. Descorps de femmes tailladés sur la longueur.

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Comme une fermeture Eclair. Des corpsd'hommes sans tête. Et des têtes sans corps.Avec des yeux encore ouverts. Avec ce regardd'aveugle. Qui n'a rien vu venir dans la nuit.Qui n'a pas saisi. Ce désordre. Cette rapidité.Cet affolement. Qui n'a rien vu. Ni le visagedes assaillants. Ni les coups de hache. Ni lefeu des torches. Non, rien. C'était déjà troptard. Pour voir et pour comprendre. C'étaittrop vite. Trop fort. Ce n'était déjà plus lavie. Et ce n'était même pas la mort.

Cette plage du Pont pourrait-elle contenirtous ces corps-là? Ces corps algériens. Cescorps démembrés. Qui, ici, pensera à ça, unjour? Qui, d'ici, dira: Ça va, Nina? Tu t'ei*sors? Ce n'est pas trop difficile? De quoirêves-tu la nuit? Quelles sont tes images? Tuarrives à accepter? À vivre avec ça? Avec cesévénements? Avec ce que tu frôles tous les

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jours ? Avec ce qui te définit. Tu connaistous ces lieux. Tu reconnais tous ces visages.Tu sais, toi. Et Aminé ? Tu as des nouvelles ?Des nouvelles de sa vie ? De son existence.De sa vérité. De son corps. Et pourquoi cettetristesse dans tes yeux? Qui vient la nuit.Quand l'autre devient une ombre. Une men-ace. Un adversaire. Un attentat. Et pourquoitu t'enfermes chez toi? Et pourquoi tu aspeur de sauter par la fenêtre pendant tonsommeil ? Pourquoi la vie est une vague quetu ne maîtrises plus, parfois. Tu es pourtantune bonne nageuse. Agile et résistante. EtAminé ? Et sa voix. Et ses yeux. Et sa peau.Ça fait combien de temps que vous ne vousvoyez plus ? Que c'est un silence mortel ?Que vous n'existez plus l'un pour l'autre. Etpourquoi certains n'ont rien compris. À tesretraits. À cette violence. À ce temps que tulaisses passer. Et s'épaissir. Entre toi et lesautres. Comme une protection. Et commenttu pouvais savoir tout ça? Ce qui arriverait

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en Algérie. Ici, à Saint-Malo, sur la plage duPont. Parmi ces corps fantômes.

Je suis si différente sur cette plage-là. Çase voit tout de suite. Dans les annéessoixante-dix. C'est plutôt rare, là, enBretagne, des gens comme moi. Je cours viteentre les corps allongés. Je vais chercher lamer qui se retire, vite. Qui me fuit. Qu'il fautmériter. Je me sens souvent seule. Malgréma sœur. Chercher la mer. Chercher la sen-sation du Rocher plat. Chercher la vérité. Mavérité algérienne. Toutes les photographiesdisent la même chose. J'ai l'air gêné. Mais jesouris toujours à l'objectif. À ma grand-mèrequi vise. À cette voix qui dit : Un petit souri-re. Juste un petit. C'est l'été. L'air est léger.La mer est froide mais le ciel est si bleu.

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Alors je souris. Devant les hortensias del'église de La Varde. Devant les remparts deSaint-Malo. Sur le pont du bateau qui nousemmène à Dinard. Dans la cabine del'hydroglisseur qui va à Jersey. Toujours ser-rée contre Jami. Qui a ses mains sur mesépaules. Comme pour fixer à jamais sa pro-tection. Et ma fragilité.

Je ne sais pas si je suis chez moi, ici, enFrance. Je ne le saurai jamais d'ailleurs. Ni à

Rennes, ni à Saint-Malo, ni à Paris. Je nesais pas si je suis chez moi en Algérie. Je nele vérifierai jamais. Ce sentiment. Cette évid-ence. Je me suis toujours sentie clandestine

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au contrôle des passeports. Pas en règle.M'attendant toujours à être expulsée du rangdes passagers, tenue par deux policiers, en-cadrée, puis conduite dans une petite pièce.Qui êtes-vous ? D'où venez-vous ? Où allez-vous? J'ai toujours eu l'impression d'avoirun secret. D'avoir une double vie. D'abriterquelqu'un d'autre que moi. Que ma partievisible. De changer de visage. Selon le pays.Selon le policier. Selon les gens que je ren-contre. Tu viens d'où pour être si bronzée ?D'Alger. Je savais. Ce n'est pas ici que tu aspu prendre ces couleurs. Ni ces yeux. Nicette peau. Vous n'êtes pas beaucoup, auclub M, des comme toi. Des étrangers. Maistu es jolie, quand même.

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Ne fais pas ta belle, Nina. Des profilscomme le tien, j'en ai vu beaucoup au Caire.Vous vous ressemblez toutes. Les Arabes.Les yeux, le nez, la bouche. Ici, ça fait sonpetit effet. Au Caire, c'est normal. Comme àMarrakech. C'est dans la rue. C'est courant.C'est le type du pays. Ça ne se voit même pasque ta mère est française Tu es comme elles.Comme ces filles qui ne sont pas voilées.C'est le visage des habitants. Des indigènes.Des locaux. C'est une constante. Undrapeau. Une identité physique. Un type.Là- bas, je t'ai croisée au moins cent fois.

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Ce matin, en rentrant chez moi, j'ai jetéma croix fasciste des remparts. C'était marée

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haute. Elle est partie. Disparue sous lesvagues. Moi aussi j'aimerais disparaîtrequand je te regarde. Quand je t'entends. Jeveux tant être ton ami, Nina. Mais je saisque tu ne m'aimes pas. Que tu m'appelles lepetit faf de la rue Blanche.

*

Ça fait longtemps qu'on te regarde avecmes amis. On peut te poser une question?Es-tu israélienne ?

*

C'est comment en Alger? Ce n'estvraiment plus français? Quelle langue tuparles, là-bas? Tu vas au lycée français ?

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Mais tu n'es pas arabe, alors ? Tu as unephoto de ton père ? Quel est son prénom ?

*

Elles sont quand même petites, les fillesde Maryvonne. Les plus petites de la famille.C'est la nourriture, peut-être. Et la chaleur.C'est à cause de ce soleil qui frappe commeune maladie.

Sortir de la plage du Minhic, sortir des crisdes enfants qui se baignent, des mères quiappellent, du bruit de la mer qui revient vitevers le sable, comme une vengeance. Allervers la terre, déserte et silencieuse. Vers lacampagne du petit village de Rothéneuf. Àdeux kilomètres de la maison de vacances.Ça change. Ce n'est plus la mer. Cette agita-tion. Des champs de maïs, des maisons en

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pierre, une église, un chien dans un jardin.Une grande tranquillité. Un tableau français.Une odeur française. Ce n'est plus l'Algérie.Aucun rapport. Aucune ressemblance. C'estl'inverse de l'Algérie. C'est ma seconde terre.C'est ma double vie. C'est l'endroit àpénétrer. Ici je dois être française.M'intégrer. Me sentir bien. Me faire desamis. Rencontrer des gens de mon âge. C'estimportant. C'est joyeux, l'amitié. Dit magrand-mère. Marion habite un moulin res-tauré avant Rothéneuf. Elle a les cheveuxblonds et les yeux bleus.

Elle devient vite mon amie française. Ellen'est jamais allée en Algérie. Elle ne connaîtaucun Algérien. Elle ne parle pas arabe.Même pas quelques mots, hachma, brel,

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zarma, kifèche. Bien. Elle sait l'Afriquenoire. Son enfance à N'Djamena. Mais pasl'Algérie. Elle parle souvent de l'Afrique. Deses souvenirs. Elle raconte. Moi je ne dis riensur l'Algérie. Rien sur Cherchell. Rien surTipaza. Rien sur le Rocher plat. Sur ma viealgérienne. Ma famille. Mes amis. Rien. Jesuis à Rothéneuf. Intégrée. Et je suis d'unegrande infidélité. Marion couvre lentementle visage d'Aminé. Elle entre dans mon exist-ence. Elle devient indispensable.

Je rêve du Tchad à Saint-Malo. Je rêve decette Afrique profonde et mystérieuse.L'Africa. La vraie. L'Algérie est trop prochede la France. Comme traversée. Trop liéeaussi. Je rêve de Marion. De plus en plus. Jel'envie. C'est elle l'Africaine avec ses yeuxbleus et ses cheveux blonds. C'est ellel'étrangère. Comme ma mère l'a si souventété. Par ses seuls souvenirs. Par sa seule voix

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qui raconte. Qui regrette. Moi je ne regrettepas longtemps. Je m'adapte à tout. Très vite.C'est comme une folie, cette facultéd'adaptation. C'est plusieurs vies à la fois.C'est une multitude de petites trahisons.

*

Tu dis que tu m'aimeras toute ta vie et jene te crois pas. On n'aime pas toute sa vie.Les choses ne se passent pas ainsi. C'est im-possible. Et tu le sais, Nina. Tu vis trop loind'ici. Alger, Algérie. Moi je n'ai que cetteplage. Je n'ai que Saint-Malo. Et cette diguele soir. Faire un tour de digue. Sous les fal-aises de La Varde. Regarder très loin, aprèsla mer. Prier pour que tu m'entendes. Pourque tu me sentes. Que tu me voies. De ta

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terre vers la mienne. De mon ennui à ta vie.Et attendre toujours. Attendre l'été. Attendreton retour. Un jour, tu ne reviendras plus àSaint-Malo. Tu effaceras tout. Comme tu ef-faces tout très vite. Tu ne voudras plus. Tune pourras plus. Ce sera trop dur. Trop per-sonnel. Et tu ne donneras plus de nouvelles.Enfermée dans ton malheur algérien.

*

Ma grand-mère semble si heureuse àSaint- Malo. Elle renaît, dit-elle. C'est l'air dela mer. C'est la force des vagues sur sa peau.Son rire, soudain. Que j'entends dans lapetite maison de vacances. Qui va danstoutes les chambres. Qui s'attrape. Et sedonne. Se fait passer. Elle chante souvent. Je

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monte la musique. Elle danse alors. Ohy Iwant to hold you so much. I love you, baby.I can't take my eyes off you. Elle dit quec'est toujours la fête quand on est là, Jami etmoi. Et les autres cousins. Une vraie bande.Tous de la même famille. Ses deux petites-filles. Qui viennent de si loin. Que c'est autrechose. Un autre rapport. Une responsabilitéaussi. Et s'il arrivait un accident ? Commentl'annoncer à Rachid? Ses deux filles. Sesdeux merveilles. C'est de l'amour. Un nouvelamour. Une histoire retrouvée. Elle dit queça lui manquera tant. Cette joie. Cette mu-sique. Cet oubli de soi. Cette liberté. Quel'enfance guérit de tout. Que ces étés-là sontde vrais plaisirs. Qu'elle ne comprendra ja-mais mon absence. Mon silence. Ma vieadulte, secrète et fermée.

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Tous les matins je vérifie mon identité.J'ai quatre problèmes. Française? Algéri-enne? Fille? Garçon?

On achète des tourteaux. Ils sont encorevivants. Les pauvres petites bêtes. Il faut lesjeter dans l'eau bouillante. Et refermer lecouvercle de la cocotte. C'est cruel. Tout lemonde crie dans la petite maison de va-cances. On ferme les yeux. Sur ce spectacle.Mais on adore ça, les tourteaux. Il suffit defermer les yeux, oui. Sur ces animaux ébouil-lantés. Sur leurs pattes qui grattent auxparois. Comme on fermera les yeux sur cesenfants-torches du village de M. Sur cesbraises humaines. Sur ces regards surpris.Sur ces mains tendues qui nous appellent.

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La nuit, je m'enfuis de la petite maison devacances. Par la fenêtre de ma chambre. Ilsuffit de sauter. Puis de courir très vite. Jedescends à la plage. Je regarde la mer. Je ladevine. Par son bruit. Par ses vagues lentesqui gardent la marée haute. Je regarde aprèsla mer. Vers la lumière du phare. Vers cefaisceau. Ce signe de vie. La nuit, la plage,noire, ressemble à une forêt. Je pense àAminé très fort. À sa voix. À ses mains. À sapeau. À ses épaules. À son corps qui devient,peu à peu, le corps d'un homme. Je pense àlui pour ne pas l'oublier. C'est un gage.

Et une punition. Il m'entendra par la mer,peut- être. Il me sentira. Je sais qu'il

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m'oublie lui aussi. L'été est une saisoncruelle. La haute saison. C'est l'enfer dusoleil. C'est l'enfer de la mer. C'est l'enfer duvent si doux qui parfume les cheveux. L'étésépare. L'été révèle. L'été menace les équi-libres. C'est la faute au ciel. Au bleu profond.Au vertige. À l'affolement.

*

Aminé et Nina. La phrase la plus pronon-cée. La plus entendue. La plus aimée. Puis laplus cruelle.

*

Cette absence soudain. Dans le langagecourant. Cette phrase faisait partie du

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vocabulaire de tous. Et puis, soudain, Nina.Seulement Nina. Aminé disparu des voix quim'appellent. Aminé disparu de la languefrançaise. Aminé disparu du monde merveil-leux. Aminé disparu de ma vie.

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Cette absence. Ce deuxième prénom. Mondeuxième visage. Je ne dirai rien d'Aminé. Àpersonne. De cette séparation. Non, rien. Jen'en parlerai pas. Ni à Alger. Ni à Saint-Malo. De ce changement. De la volonté de samère. Je ne veux pas que mon fils continue àla voir. Je ne dirai rien de ma mauvaise in-fluence. À personne. Je ne dirai rien de cetamour-là.

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Chacun cherche Amine. Toute sa vie. Partension. Chacun cherche ce visage. Ce para-dis. Chacun cherche ce regard. Cette folie.De se reconnaître. De se contempler. De sedoubler. Amine est le rêve du lien perdu. Del'innocence. Du bonheur. Algérien. Amineest la part manquante. Amine est la tristessequi finit l'été. Amine est le prénom de mavraie vie.

Où es-tu, Amine ?

Ici j'oublie l'Algérie. Ses hommes. Sachaleur. La couleur de sa mer. C'est uneforme de trahison. Ici j'oublie aussi la viol-ence. La peur. Cette façon, toujours, de seretourner derrière son ombre. De vérifier.

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Quelque chose qui n'existe pas. Mais qui ar-rivera. Cette intuition. Ici je me laisse aller.Vers mon côté français. Vers ce sujet. Que jene maîtrise pas. Vers ce mensonge. Qui jesuis vraiment? Vers cet accent pointu. Verscette langue française. Ma langue mater-nelle. Je parle en français. Uniquement. Jerêve en français. Uniquement. J'écrirai enfrançais. Uniquement. La langue arabe estun son, un chant, une voix. Que je retiens.Que je sens. Mais que je ne sais pas. Lalangue arabe est une émotion. C'est Faïrouzet Abdel Wahab. C'est cet autre que j'abrite.C'est ma petite blessure. L'Algérie n'est pasdans ma langue. Elle est dans mon corps.L'Algérie n'est pas dans mes mots. Elle est àl'intérieur de moi. L'Algérie n'est pas dans cequi sort. Elle est dans ce qui dévore. Elle estphysique. Dans ce que je ne contrôle pas.Dans mes excès. Dans mes exigences. Dansma volonté. Dans ma force. L'Algérie estdans mon désir fou d'être aimée.

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Ma grand-mère m'aime de plus en plus.Avec tendresse. Avec ses mains qui caressentmon visage. Qui lavent mon corps. Avec savoix qui ne crie jamais sur moi. Ni sur Jami.Avec ces immenses précautions. À notreégard. Avec cette douceur. Avec cette atten-tion. Avec cette joie réelle de nous avoir ici.En territoire français.

Aux grandes marées on descend tous,après dîner, à la plage. Tous. Ma grand-mère. Les cousins. Les amis. Les riverains.Le petit chien. La mer saute, dit ma grand-mère. Des bouillons d'écume. Des vaguestentaculaires qui vont et se retirent avecleurs proies, des baigneurs imprudents. Lamer vient jusqu'à la cabine du poste desecours. Elle frappe la digue. À marée haute,quand la mer se stabilise, je plonge. Il faut

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faire vite. C'est un bain heureux. L'eau estchaude. Apaisée. Après le mouvement. Puisje remonte l'escalier de pierre, un peu ef-frayée. Mais je ne dis rien. Ma grand-mèrem'enroule dans une serviette-éponge. Ellefrotte de toutes ses forces. Contre la mer quise retire déjà. Contre ses courants. Contre lanuit qui tombe sur la plage engloutie. Et jem'enfuis de ses bras. Et je recommence. Jeplonge dans les grandes vagues de la maréed'équinoxe. Je désobéis. Je n'ai plus peur. Jesuis aimée.

Je m'habitue à la vie française. À cettetranquillité. À la découverte de Marion. Àson visage. À ses yeux bleus. À sa voix. À sespromesses.

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Je prends le petit chien dans mes bras. Jele protège du vent. Et du bruit des vagues. Jesens son cœur battre sous ma main. Magrand-mère a raison. C'est fragile, le cœurd'un petit chien.

Ça contient toute notre solitude.

*

Se baigner à marée haute. Faire un tour dedigue. Être enfant,^ sur le pont du bateauqui conduit à Dinard. Etre adolescente.Monter sur une mob. Faire du stop jusqu'àla ville. Boire un café terriblement amer.Dire toujours non à ceux qui veulentm'embrasser. Danser et chanter. Aller au

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Rusty Club. Et au Pénélope. C'est donc cela,les vacances d'une jeune Française.

Ici je ne parle pas de l'Algérie. À personne.Pourquoi ? Je ne dis rien. Sur Aminé. Surson visage. Sur ce qu'il est. Jamais. Rien surla ville, sur la mer, sur le désert. Pourquoi ?Je ne dis rien sur la violence qui monte. Quiétouffe. Qui réduit notre géographie. Atten-tion aux lieux isolés. Éviter les plagesdésertes. La campagne profonde. Les routesaprès dix-huit heures. Je ne dis rien de matentative d'enlèvement. Du visage très précisde cet homme. De ce choc. De cette histoirevraie. De ce fondement. Pourquoi? Je n'aiaucune photo sur moi. Aucune preuve. Rien.De là-bas, des autres, de ma vie. Je mens parmes silences.

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Ce n'est pas la honte. Non. Certainementpas. Je n'ai pas honte d'être aussi algérienne.Jamais, d'ailleurs. J'en serai fière. J'enuserai. Par provocation. Par arrogance.J'étoufferai mon côté français. Par ven-geance de ces silences enfantins. Ces omis-sions. Ce n'est pas la peur non plus. Je n'aipas peur des mots, bougnoule, bicot, melon.Je peux les entendre. Les laisser me travers-er. Me noyer. Ils me donnent toujours de laforce. La force de la haine. La force du com-bat. La force d'être moi. Non, ce n'est pas ça.C'est la gêne. L'ennui de ne plus parler de lamême chose. De la même terre. De la mêmemer. De la même plage. Des mêmes amis. Dedevenir étrangère à l'autre. Et que l'autredevienne mon étranger. Parce que l'Algérieprovoque ça. Cette différence immédiate.Cette opposition. Par son histoire. Par sonprésent. Voilà l'ennui. C'est une question dedistances. De ruptures. De rapports modi-fiés. C'est dresser un mur. Creuser un fossé.

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Fermer une porte. C'est aussi effacer mondon, cette terrible faculté d'adaptation : maparfaite négation.

Et qui pourrait comprendre? Sentir,effleurer, étreindre ? Amine, Alger, la Résid-ence. Qui pourrait entendre nos voix quis'appellent ? sous les glycines, entre les or-angers, près des oliviers. Qui pourraitpénétrer cette nature-là, chaude et at-tachante ? Cette sensualité. Et qui sesouviendra de moi ici ? Qui dira, un jour :C'est affreux, c'est odieux, c'est impossible àvivre. Et qui écrira ? Chère Nina, où que tusois, je pense à toi. Je sais que tu es fortemais tout de même, comment supporter ça?Cette violence. Ces événements. Cette ques-tion algérienne.

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Et moi, à mon tour, je dirai, tous les jours :Mais comment font-ils ? Pour vivre, pours'endormir, pour rêver, tous mes amisalgériens ?

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Non, je ne dis rien, à Saint-Malo Je suisenfermée dans le secret. Qui m'a forcée à ça,d'ailleurs? Depuis toujours. Se taire. Garderpour soi. Intérioriser. Mon silence est uncorps. Mon silence est une maison. Mon si-lence est une habitude. Mon silence est uneforteresse. Ne rien dire. Regarder. Tenir seslarmes. Entendre. Ne pas répondre. Ne pasraconter. Et d'où viendra la force de parler?Et d'écrire? D'écrire sans regretter. D'écriresans avoir peur. Du regard des autres. Deleurs questions. De mes réponses. Commentcontrôler toutes ces petites vérités? Com-ment les valider? Tout ce que j'écris, tout ceque je répète, comme une enfant mal élevée.Ou comme une enfant qui ment.

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Ici les familles françaises se retrouventtous les étés. La plage devient un lieu de ren-dezvous. Retrouver les visages de la dernièresaison. Chercher. En avoir le cœur serré.Parmi tous ces corps. Toute cette nudité.Courir vers ses amis. S'embrasser. La plageest un lieu témoin. À l'inverse de Moretti, deSidi-Ferruch, de Tipaza. À l'inverse de ceslignes brutales, de ces falaises, de ces récifs.À l'inverse de ces lieux souvent désertiques.La plage algérienne est brutale. Magnifiqueet brutale. C'est la nature immédiate. C'estson odeur. C'est sa force. C'est se laisser sub-merger par ça. Par cette sensation. Elle estsans repères. Sans connaissances. Sans fa-milles. Personne ne s'y retrouve. Chacun sefuit. Le corps est seul. Avec la mer. Avec lesoleil. Avec les falaises. Sans attaches. C'estdifficile, après, de s'intégrer, de reconnaître,de saluer. Et d'entrer dans la famillefrançaise.

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Le soir, la plage est aux riverains. Elle estdifférente. Comme battue par les baigneurset le soleil. Comme blessée. On décide, par-fois, d'aller à Saint-Malo à pied. Par la plage.En suivant l'eau qui descend vers les îles duDavier et de Sézambre. On va, avec mestantes, F., J. et A. Avec mes cousins aussi.On se tient par la main. Une vraie bande. Unvrai clan. Dans lequel je m'introduis. Je mesens différente mais je suis bien. Dans cetteforce. Dans cette excitation. Le Pont, LeMinhic, Paramé, Rochebonne, Saint- Malo.Dans ces étapes à franchir et à apprendre.

Dans cette géographie nouvelle et française.

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En Algérie, je peux rester longtemps au-des-sus de la mer, en équilibre, sur un rocher.Une heure, parfois. Je ne crains pas le soleil.Et le temps n'est pas un ennemi. J'y ap-prends la patience et la contemplation. J'yapprends à écrire. Je cimente toute ma vie àvenir.

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Personne ne m'appelle Yasmina à Saint-Malo. C'est un effacement volontaire. C'estmoi qui devance, toujours. Qui me présenteavec ce petit feu : Nina.

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Je refuse de montrer la photographie demon passeport. Ma véritable identité.

Toi, Aminé, tu m'appelles Yasmina. Maispas devant les autres. C'est ton secret. C'estta façon d'être un homme. Tu dis Yesmina, àl'algérienne. En appuyant sur le «Y». Çadonne de la puissance. De l'autorité. Del'homme sur la femme. De la domination. Detoi sur moi. Et du désir. Dans ta bouche. Ye-smina me féminise. C'est fugitif. C'est un jeu.C'est un rôle. Qu'on efface très vite en plon-geant des falaises du Rocher plat. Commedeux anges.

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Pour moi, la France, c'est le roucoulementdes tourterelles dans le jardin de la maisonde vacances. C'est ce chant-là. C'est l'odeurde la boulangerie. Du pain chaud et descroissants. Ce sont les couleurs des bacs àbonbons, Chupa Chups, Malabar, Carambar.Et cette farine blanche. Et ce beurre salé.Pour moi, la France, c'est le goût du plaisir.

Ils ont des maisons de famille. Desmeubles de famille. Des tableaux de famille.Des grands parcs et des allées de gravier. Ilsfont des repas de famille. Ils ont des his-toires de famille. Et un arbre généalogique.Un étranglement.

Moi je me sens très libre en Algérie. Noussommes quatre toujours. Quatre contre tous.Quatre seulement. La famille Bouraoui.

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Quatre contre l'adversité du monde. Quatrecontre les autres. Quatre en repli. Quatre.C'est le chiffre de la chance. Quatre joueurs àla belote. Quatre joueurs aux petits chevaux.Quatre joueurs aux Mille Bornes. Quatreforme le carré parfait. Quatre sont les anglescoupants de notre demeure.

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Nous sommes si nombreux à Saint-Malo.Des grandes tables. De dix et de quinze par-fois. Tous les cousins. Leurs parents. Mongrand- père qui vient le dimanche avec samère, Marie, en voiture américaine, deRennes C'est immense toutes ces voixmêlées, ces rires, ces opinions. Ce festin. Ettout ce que je n'entends pas. Qui se mur-mure. J'ai souvent froid. Les cheveuxmouillés par le dernier bain. J'ai des frissonstrès violents. Malgré le soleil qui tombe surle jardin, sur la table puis sur mon corps.

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Mais ce n'est pas la fièvre qui vient. C'est unvertige. Sous toute ma peau. Comme un ser-pent qui glisserait. C'est la conscience de soiparmi les autres. D'être entourée. D'excéderle chiffre quatre. Et de se sentir seule. De sesentir nue. Nous ne sommes plus que deux.Jami et moi. Détachées des autres. Malgrénous. Par la seule histoire de notre vierepliée et algérienne. Par cette impossibilitéà se mélanger. À partager. Les deux filles deRachid et de Maryvonne à Saint-Malo. Cesdeux filles seules. Et j'ai froid pour ça. Mal-gré les rires. Malgré le bonheur visible. Mal-gré les mains de ma grand-mère sur mesépaules. Tu es gelée, Nina. Je t'avais dit dene pas te baigner si tôt. Tu n'es pas en Al-gérie, ici. Tu n'as pas l'habitude de cette eaufroide. Mais ce n'est pas la mer. Et ce n'estpas le vent. J'ai froid de solitude. Et de gêneaussi. De les regarder tous si précisément.De leur voler quelque chose. Visage aprèsvisage. De retenir leur voix, leurs mots. De

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prendre. De fixer cette vie de famille. Cettefamille qui se retrouve dans cet été tran-quille et français.

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On a le droit de monter dans la Buick. Detourner le volant. D'appuyer sur les pédales.De faire sonner le klaxon - pas plus de troisfois. De regarder dans le rétroviseur.D'attacher les ceintures. De voyager,immobiles.

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Marie ne descend pas à la plage. Elle restedans le jardin sur une chaise longue. Ellefuit le soleil, pourtant si faible. Elle restesous les arbres serrés. Elle croise les mainset ne bouge plus. Souvent, elle dit attendrela mort.

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Je m'assois près d'elle. Moi non plus jen'aime pas cette plage le dimanche. Tropbruyante. Trop fréquentée. Tous ces enfantsqui courent, qui crient, qui font des bataillesde sable. Et je n'aime pas mon corps surcette plage. Je reste dans le jardin. Je parle.

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Mais elle ne répond pas. Ses yeux sont fer-més. Elle fait semblant de dormir.

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Le dimanche après-midi est rapide. Il com-mence à quinze heures après le longdéjeuner. Chacun s'affaire. On taille la haie.On trie le gravier. On descend la planche àvoile. On joue dans la dune, un terrain enpente qui jouxte la maison. On plie la tablede jardin. On se repose. Moi je réveille Mar-ie. Je décroise ses mains. J'ai si peur de lamort.

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Mon grand-père descend à la plage. Ilreste en haut de l'escalier de pierre. Il re-garde. Du Min- hic à Saint-Malo. Il couvretout. Il remarque tout. Comme un pro-priétaire. Avec cette joie, toujours, quedonne la mer. Son bruit. Sa couleur. Sesvagues. Son odeur. Qui le traversent.

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Souvent les voix se baissent. On parle àl'oreille de ma grand-mère. Des secrets. Defamille. Des portes qui se ferment. Desdoigts sur la bouche. Des chuchotements.Des regards fuyants. Moi on ne me confie ri-en. Mais je devine la rumeur.

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Dans cet été français je cache profondé-ment Ahmed. Je ne réponds pas aux voix quidisent : petit, jeune homme, monsieur-dame. C'est votre petit-fils? Dans ces cas-làje ne regarde pas ma grand-mère. Je saisqu'elle n'aime pas cette ambiguïté-là. Mesvêtements. Ma façon de marcher. Ma coupede cheveux. Mais le plus grave n'est pas là.Tous les enfants se ressemblent. Et se con-fondent. L'important c'est cette volonté decacher. De dissimuler. De se transformer. Dese fuir. D'être hors la loi. Et hors de soi.

*

Ils regagnent Rennes dans le ciel rose etclair d'une soirée d'été. En train. En Buick.Souvent les hommes qui travaillent, malgréles vacances. Mes tantes restent. Avec leursfilles. Avec leurs fils. Moi je reste avec Jami.Marie salue de la main derrière la vitre de lavoiture américaine qui l'emporte vers la ville,

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vers son petit appartement de Maurepas,vers les souvenirs du capitaine au long cours,vers ses statues noires, ces corps de pierrecomme figés par la mort. Vers ses miroirs.

*

Tous les dimanches soir se ressemblent.Même en vacances. Même au bord de la mer.Ils sont en dehors du temps. De la vie. Dumouvement. De la promesse de toujourss'aimer. De s'attendre. De se revoir. Tous lesdimanches soir sont tristes. Des soirs demarée basse. Où tout se fige. Où touts'absente. Des soirs nostalgiques. Où chacun,ici, semble regretter quelque chose ou porterun secret.

Et quel est le secret de cette femme quimarche au bord de l'eau ? Sur la plage duMin- hic. Cette femme qui me tourne le dos.

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Ma grand-mère. Que je regarde malgré elle.Qui marche pieds nus dans le sable et porteses chaussures à la main. Qui avance, seule,dans le dernier rayon du soleil, rose, jaune etrouge et bientôt mélangé au bleu de la mer.Le dernier rayon. Le rayon vert. Qui va,lentement. À quoi pense-t-elle, là, sur cetteplage? Dans sa solitude. À quoi rêve-t-elle?Cette femme qui aimait tant le piano. Et quiaime encore danser et chanter. Où est savraie vie ? Est-ce qu'elle m'aime ? Quel est lesecret de ce visage parfois si triste ? De sessilences. De ses absences. Cette femme quisemble s'échapper. Qui marche très près dela mer. Comme pour prendre sa force. Ouson infini. Pour partir, à son tour. Loin.

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Pour fuir une vie. Est-elle heureuse près desvagues qui la portent ? Les vagues de cettemer froide. De cette mer glacée. Cette femmequi me regarde parfois sans me voirvraiment. Qui m'entend sans savoir. Quimarche sans sentir mon regard qui la suit.Cette femme qui ne veut plus s'arrêter demarcher. Quel lien a-t-elle avec ma mère ?Que reste-t-il ? Et se transmet ? Cette femmequi ne sait pas que je la surveille du poste desecours. Et que je la protège, à ma façon.

Tivoli

C'est arrivé à Tivoli. Dans cet été excep-tionnel. Je ne suis pas allée à Saint-Malomais à Rome. Un été brûlant. Un été

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détourné. C'est arrivé là. Dans cette saisonpropice à ça. Cette saison des corps. C'est ar-rivé dans les jardins de Tivoli. Avec cesarbres humides, ces allées trempées, ces cas-cades. Dans ce ruissellement. C'est arrivéavec les jeunes hommes au torse nu, lesragazzi, qui jouaient dans l'eau. Qui riaient.Qui criaient. Qui semblaient si heureuxd'être là. Et dont les corps brillaient avec lesoleil, avec l'eau, avec le désir qui les habi-tait. Nous sommes descendues au GrandHôtel, en haut de la piazza di Spagna, rougede fleurs. Une chambre à deux lits. Assezgrande. Une salle de bains blanche avec unebaignoire. Un petit balcon. Des volets in-térieurs. Une très belle chambre.

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Il faisait plus chaud qu'à Alger. Sans lamer, sans ses vagues, sans son souffle.Rome, une ville de pierres brûlantes. Maisj'avais l'habitude de la chaleur. De cet assaut.De cette prison. Je savais vivre avec. Jem'habillais souvent en blanc. Contre la lu-mière. Pour ce qui allait m'arriver. Nousavons beaucoup marché à Rome. Nous avonsoublié Alger. Son climat. Son insécurité.Nous avons cherché, partout, à être pluslibres encore. Dans la nuit. Dans les ruesdésertes. Dans des endroits isolés. Dans lesjardins de Tivoli. Tout était si facile. Être. Sepromener. Tarder à rentrer. Regarder. Neplus avoir peur. De rien. Parmi ces hommes.Parmi ces femmes. Je n'étais plus française.Je n'étais plus algérienne. Je n'étais mêmeplus la fille de ma mère. J'étais moi. Avecmon corps. Avec ce pressentiment. Quelquechose arriverait. Le Colisée. Le Forum. ViaVenetto. Del Corso. Del Popolo. Trevi. Ettoutes ces églises, cette obscurité et ce

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silence retrouvés. Parce que la chaleur est uncri. Un rugissement. Et, avec la lumière, unedéchirure.

Il fallait se rafraîchir. À tout prix. En man-geant des copeaux de noix de coco gelés. Desgelati. Des fruits. Des oranges, surtout. Et enallant aux jardins de Tivoli.

Je voulais tout voir. Tout visiter. Tout sa-voir. Comme si je n'allais jamais revenir.Dans cet été unique et romain. Les temples.Les vestiges. Les palais. Cette histoire

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vivante. Rome. Ma ville. Ma nouvelle ville.Avec ces hommes. Avec ces femmes. Aveccette beauté si gaie.

Là, en regardant le bleu du ciel, je n'avaisjamais envie de pleurer.

Je suis devenue heureuse à Rome. J'ai at-taché mes cheveux et on a découvert unenuque très fine. Et encore plus. Des attachessensibles. Un joli visage. Des yeux qui de-venaient verts au soleil. Des mains et desgestes de femme. Une voix plus grave et

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contrôlée. Je suis devenue heureuse à Rome.Mon corps portait autre chose. Une évid-ence. Une nouvelle personnalité. Un don,peut-être. Je venais de moi et de moi seule.Je me retrouvais. Je venais de mes yeux, dema voix, de mes envies. Je sortais de moi. Etje me possédais. Mon corps se détachait detout. Il n'avait plus rien de la France. Plus ri-en de l'Algérie. Il avait cette joie simpled'être en vie. Une joie si forte qu'on peut lavoir sur toutes les photographies de cesvacances-là. Devant le porche du GrandHôtel. Sur les marches de la piazza diSpagna. À l'arrière d'une calèche rouge. Aumilieu du Forum, dans ces ruines romaines.Mais ce n'était plus Tipaza. Et ce n'était plusle Chenoua. Tout changeait. Par ma peau.Par mon regard. Rien ne serait plus jamaiscomme avant. Par mon seul corps. De ce quis'en dégageait. Par sa décision. D'être uncorps libre dans les jardins de Tivoli. Par lesragazzi qui dansaient autour de moi. Moi,

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immobile devant l'objectif de l'appareil pho-tographique. Cet œil. Ce témoin. Qui fixaitles épaules, le ventre et le dos nu des garçonsde l'été. Qui me plaçait au centre de tout. Quim'incluait à la vie. À la simple vie. Dans leurscris. Dans leur joie. Dans leur beauté. Avec lebruit de cette grande cascade qui mouillaitmes cheveux. Juste pour la photo.

Ils me parlaient. Et, sans connaître lalangue, je savais que toute ma force était là,dans leurs mots, dans leurs chansons, dansla nouveauté qui hantait mon corps : le désir.

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Amine

Cher Aminé,

À mon retour de Rome, tu as changé. Tum'as regardée autrement. Ce n'étaient plustes yeux. Ce n'étaient plus tes mains. Cen'étaient plus tes lèvres. Tu as hésité avantd'ouvrir. Tu ne m'as pas reconnue. Je suispassée sans prévenir. Je n'étais pas sûre dete trouver. Tu m'as laissée entrer. Mais tu nevoulais pas. Ça se voyait. Je m'en souvienstrès bien. Ta mère m'a trouvée belle. Elle l'adit. Plusieurs fois. C'est bien tes cheveuxcomme ça, Nina. Elle semblait heureuse. Toitu n'as rien dit sur moi. Rien. Je portais dublanc. Mon corps avait changé dans cet été

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étrange et romain. Il avait l'expérience dudésir. Et tu l'as senti, Aminé. Je l'ai vu, à tesyeux, sur mon ventre, sur ma bouche, que turetirais très vite comme une main sur le feu.Tu m'en as voulu. Peut-être. Tu t'es sentitrahi. Moi j'étais là, devant toi, avec toi. Ettoi tu allais déjà vers le silence. Vers cette sé-paration. Vers ton secret. Qui fermera nosdeux vies. Nous étions fin août, débutseptembre. Les orangers sentaient encorefort en Algérie. Le jasmin et la glycine aussi.Pour la première fois nous ne sommes pasallés dans ta chambre. Nous avons suivi lesautres, qui nous protégeaient. Nous avonsécouté leurs voix, qui résonnaient dans lesalon. On a bu du thé glacé. Il faisait trèschaud. Tu cachais toujours ta bouche avec tamain. Et tu baissais les yeux quand les mienste cherchaient. On racontait nos vacances.Rome. Les pierres. Les ruines. Les vestiges.Et moi j'avais l'impression de raconter la finde notre histoire. On s'est dit au revoir. On

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s'est embrassés assez fort. Pour la premièrefois. Comme un homme et une femme. Et tune m'as pas raccompagnée jusqu'à la porte

On s'est souvent croisés, après. Sans separler. Sans se regarder. En prenant biensoin de s'écarter comme un aveugle qui dev-ine un obstacle sur son chemin. Sans le sa-voir, tu m'as donné parfois la force d'écrire.Par ton souvenir, si plein, si constant. Par cevide à combler. À raconter. Par cette placeimmense que tu as, malgré toi, creusée enmoi. Par ce manque dans mon histoire que jeporte. Que tu portes peut- être. Et quidévore. Il restera toujours une trace de toi,Aminé. Sur ma peau. Un petit tatouage bleu,comme le ciel d'Alger. Il restera toujoursquelque chose de nous, Aminé. Dans nos

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rêves. Dans notre force. Dans cette joie à ret-rouver. Dans cette odeur algérienne qui revi-ent comme par miracle à chaque printempsfrançais.

[1] La mer, la mer, la mer.[2] Radio-télévision algérienne.

[3] Ensemble de signes qui indiquent la sonoritédu mot.

[4] Vive l'Algérie.[5] La honte ![6] Petit Père. D'après Idir.

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