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M. Antoine Gavoille La philosophie du paysage en Espagne, naissance d'une tradition contemporaine In: Mélanges de la Casa de Velázquez. Tome 30-3, 1994. pp. 173-220. Citer ce document / Cite this document : Gavoille Antoine. La philosophie du paysage en Espagne, naissance d'une tradition contemporaine. In: Mélanges de la Casa de Velázquez. Tome 30-3, 1994. pp. 173-220. doi : 10.3406/casa.1994.2717 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/casa_0076-230X_1994_num_30_3_2717

Gavoille - La Philosophie Du Paysage en Espagne

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Gavoille La Philosophie Du Paysage en Espagne

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  • M. Antoine Gavoille

    La philosophie du paysage en Espagne, naissance d'unetradition contemporaineIn: Mlanges de la Casa de Velzquez. Tome 30-3, 1994. pp. 173-220.

    Citer ce document / Cite this document :

    Gavoille Antoine. La philosophie du paysage en Espagne, naissance d'une tradition contemporaine. In: Mlanges de la Casa deVelzquez. Tome 30-3, 1994. pp. 173-220.

    doi : 10.3406/casa.1994.2717

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/casa_0076-230X_1994_num_30_3_2717

  • LA PHILOSOPHIE DU PAYSAGE EN ESPAGNE NAISSANCE D'UNE TRADITION CONTEMPORAINE

    Antoine GAVOILLE Membre de l'cole des hautes tudes hispaniques

    INTRODUCTION

    1. La gographie philosophante

    Loin d'tre une ralit physique prexistant l'histoire, le paysage est bien plutt le produit d'une interaction entre, d'une part, le travail humain et, d'autre part, les dterminations naturelles : telle est la position adopte actuellement par un certain nombre de gographes. En effet, l'homme faonne la nature et y inscrit la marque de son comportement ; mais celui-ci dpend son tour de son environnement objectif. Par consquent, le paysage est la fois esprit et nature et, en mme temps; n'est aucun des deux : pour comprendre son essence, il convient de dpasser ces deux principes et de recourir un concept capable d'exprimer une ralit qui surmonte leur opposition. C'est ce troisime principe que tentent de penser et de formuler certains gographes comme Augustin Berque, qui le nomme mdiance ou trajection 1, ou certains sociologues comme Michel Maffesoli, qui prfre le terme de prgnance 2. Tant il est vrai que nous dcouvrons ici une ralit qui appartient aussi bien une gographie attentive l'humain qu' une sociologie soucieuse d'expliquer les phnomnes locaux. Genius loci, le gnie du

    Augustin Berque, Mdiance de milieux en paysage, Montpellier, GIP Reclus, 1990, passim. A. Berque fait l'effort de dfinir ces termes : le milieu , comme relation d'une socit l'espace et la nature , donnant lieu l'adjectif mdial ; la mdiance , comme sens d'un milieu ; la fois tendance objective, sensation/perception et signification de cette relation mdiale ; cela doit nous permettre de comprendre la dfinition de la trajection comme combinaison mdiale et historique du subjectif et de l'objectif, du physique et du phnomnal, de l'cologique et du symbolique, produisant une mdiance , op. cit., p. 48. Ce vocabulaire sent l'aventure, avec tous ses mrites et tous ses risques. L'auteur, faut-il le dire, en est parfaitement conscient. M. Maffesoli, Le temps des tribus, (Livre de Poche), Paris, 1 988, p. 1 83-224.

    Mlanges de la Casa de Velzquez (MCV), 1994, t. XXX (3), p. 173-220.

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    lieu : cette expression ancienne est parfois ressuscite pour nommer ce principe qui agit sur toute chose en un lieu donn3, ce principe qui fait que la nature, l'architecture, les activits, la psychologie des habitants obissent une mme loi et, partant, rvlent une personnalit dpassant les frontires du psychologique et du physique, puisque ces deux domaines y sont soumis comme une instance englobante.

    Du point de vue des disciplines institutionnelles, on cherche ainsi dpasser le clivage qui existe traditionnellement entre gographie physique - que d'aucuns assimilent purement et simplement la gologie - et la gographie humaine - que les mmes, ou d'autres, qui sont leurs allis dans la critique de cette discipline, rduisent l'conomie et l'histoire contemporaine. On voit bien l'intrt qu'auraient les gographes approfondir cette nouvelle vision des choses : en dbarrassant la notion de paysage de toutes les ambiguts dont elle est charge, en la dfinissant avec prcision, ils donneraient leur objet une authenticit qui le rendrait irrductible tant la science du sol qu'aux sciences de l'homme traditionnelles.

    Soucieux de redfinir clairement leur objet et renvoys, pour ce faire, l'analyse des relations entre l'homme et la nature, certains gographes sentent donc la ncessit de se tourner vers la philosophie. Les philosophes, leur tour, ne peuvent que leur donner raison. En effet, la rflexion que mne une science sur ses propres principes relve traditionnellement de la philosophie ; compte tenu du fait que le principe en question n'est rien moins que l'ide de nature, c'est mme la mtaphysique et son histoire qui sont sollicites ; en outre,, commccette rflexion conduit, une remise en cause mthodologique, on entre dans le domaine de l'pistmologie ; enfin, le gographe est amen ici analyser des idologies et des prjugs, concernant les relations entre l'homme et la nature:. or, traquer les prjugs et rflchir sur les fins sont les actes philosophiques par excellence. Essayer de concevoir le paysage comme une ralit la fois naturelle et culturelle, c'est s'opposer du mme coup bon nombre de thories sur la Terre et la Nature, particulirement en vogue dans les milieux cologistes. Et comme penser la Terre, o la Nature; c'est aussi penser l'Homme, on ne s'tonnera pas de se trouver ici au carrefour de la science, de la mtaphysique et de l'thique.

    Or, une des premires choses qu'enseigne la philosophie, c'est que son histoire est dj longue et qu'une rflexion, si neuve soit-elle, ne sort pas du nant. Il faut, en effet, relativiser le caractre de dcouverte absolue que certains penseurs actuels. donnent leurs thories sur le paysage. Il est curieux de voir un gographe comme A.' Berque critiquer le dualisme de Descartes, jug coupable d'avoir habitue Foccident sparer le sujet et l'objet, l'esprit et la nature, le phnomnal et le causal, en s'appuyant surdes, notions tires de la langue japonaise, comme si Hegel n'avait jamais exist ! D'un point de vue strictement philosophique, l'analyse de ces ralits qui dpassent l'opposition entre l'humain et le naturel, le

    3. Ibid.,p. 193 sq. ' : ''/'/ -: > -

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    sujet et l'objet, qui sont donc, si l'on veut, des ralits dialectiques, se poursuit depuis dj presque deux sicles. Et, du propre point de vue de la gographie, la constitution de cette discipline, puis sa rsistance en face de celles qui prtendent actuellement se partager son domaine, semble bien montrer que, en dehors des intrts purement institutionnels, les gographes ont toujours t conscients de travailler sur une ralit particulire. Le paysage est une notion gographique dj ancienne. Tout cela relve davantage de l'approfondissement que de l'innovation.

    2. La naissance de la philosophie du paysage en Espagne ;

    Certes, la rflexion explicite sur le paysage n'est pas chose coutumire la philosophie classique. Tout au plus trouve-t-on, chez Hegel, un dveloppement sur le rapport existant entre l'esprit d'un peuple et la gographie du territoire o il s'installe, passage remarqu et comment par Ortega y Gasset4. Or, s'il faut attendre qu'un philosophe espagnol relise Hegel pour y dcouvrir les linaments d'une thorie du paysage, ce n'est pas le fruit du hasard. En effet, c'est la philosophie espagnole, qui donne le jour cette thorie. Une vritable tradition s'instaure en Espagne, partir de la fin du XIXe sicle jusqu' nos jours, qui fait du paysage un objet particulier de description littraire, de mditation historique, ou de thorie gographique. Le terme mme de paisaje devient la dnomination d'un genre : tout commence en 1886, lorsque Francisco Giner de los Rios publie un article intitul Paisaje5. Unamuno crit Paisajes en 19026, Paisajes del alma

    4. G. W. F. Hegel, Leons sur la philosophie de l'histoire, Introduction, Le fondement gographique de l'Histoire universelle , trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1979, p. 66 et ss. Le passage particulirement remarqu par Ortega est le suivant : Le principe particulier que tout peuple porte en lui-mme, il le comprend aussi en soi comme dtermination naturelle. L'esprit qui revt ainsi la nature, spare ses formes particulires, car la sparation constitue la forme de la nature. Ces diffrences naturelles doivent tre considres d'abord aussi comme des possibilits particulires o l'esprit s'extriorise et elles fournissent ainsi le fondement gographique. Il nous

    ._ importe peu de connatre le sol comme localit extrieure mais bien le type naturel de la localit qui est en rapport prcis avec le type et le caractre du peuple qui est le fils de ce sql , {op. cit., p. 67). Ortega commente ce texte, en insistant particulirement sur la notion de rapport ou correspondance entre esprit et nature, dans El Espectador VII, Hegel y America , Obras Compltas, vol. II, Madrid, Alianza Editorial, 1983, p. 563-576 et dans En el centenario de Hegel, O. G, V, p. 413-429. Le philosophe espagnol y voit les prmisses d'une thorie du paysage, una teoria general nunca expuesta por Hegel, pero fcilmente destilable del contexto (O. G, II, p. 574). Dans la suite de cet article, nous renverrons toujours l'dition ci- dessus mentionne des Obras Compltas d'Ortega y Gasset, en utilisant l'abrviation O. G, suivie du numro du volume concern. ' ' '' ' '

    5. Francisco Giner de los Rios, Paisaje , article d'abord publi dans la ttustracin Artistica de Barcelona en 1886, repris dans la Revista Pehalara en 1915, puis dans le Boletin de la Institution Libre de Ensenanza en 1916. On le trouve parmi les Ensayos y Cartas publics en 1965, Mexico ; il peut galement tre consult dans la Revista de Estudios Turistico, n83, otono 1984, Turismo y cultura, homenaje a la Institucin Libre de Ensenanza , dition laquelle nous nous rfrerons dans la suite de cet article. - ; -*'

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    en 1918 et son diteur, en 1951, au moment de rassembler les textes unamuniens traitant de ce sujet, emploie l'expression gnrique et fort significative de libros de o paisajes . Ortega y Gasset parle de l'ensemble des crits o il dveloppe ce thme en employant l'expression : estudios de paisajes9. Ces titres font retentir le mot comme un, cho signalant une succession d'analyses qui se rpondent l'une l'autre, augmentant peu peu un trsor de rflexion dont on ne trouve l'quivalent dans aucun autre pays. Certes, on peut se demander pourquoi l'Espagne est le berceau de cette littrature particulire. Trois raisons apparaissent : la premire est gographique, la seconde, historique, la troisime, institutionnelle.

    a. Une gographie qui donne penser

    II semble indniable que, plus que dans les autres pays europens, la ralit gographique se prsente en Espagne comme un problme, qui concerne presque la totalit du territoire. Ce problme, c'est l' aridit dont parlent tous les auteurs, que leur point de vue sur le paysage soit gographique, littraire, historique ou philosophique. Certes, d'autres pays mditerranens connaissent cette ralit, mais les penseurs n'y ont pas senti la ncessit historique de la dcrire ou de la thoriser jusqu' lui donner le statut d'un problme : c'est la conjonction des deux explications que nous avons annonces qui permet de comprendre que l'Espagne ft le creuset de cette rflexion. v;

    L' aridit , autrement dit le problme de l'eau, est l'une des deux calamits consubstantielles toute l'histoire de l'Espagne, l'autre tant la deforestation. Il n'est que de citer les historiens les plus rcents :

    Quizs el mayor obstculo al desarollo agrario de los dos ltimos milenios hayan sido las escasas lluvias recibidas en muchas de las regiones espanolas del interior, Andalucia y Levante, y, paradjicamente, los devastadores efectos de las aguas tor- renciales en las zonas mediterrrneas. Por ello, la lucha contra la sequia es tarea te- naz de los habitantes de la peninsula, sobre todo en areas con recursos hidrulicos,

    ' las del Ebro y el Guadalquivir, aunque tampoco f altar an iniciativas en la Meseta. Roma rcupra los trabajos de Cartago en las huertas levantinas amplindolos a la Btica y el valle del Ebro, y de su impetu disfruta el Islam, que mejora las expectativas con nuevas tcnicas orientales y ms acequias. Los reinos cristianos sepreocupan del agua desde la baja Edad Media pero la politico hidrulica no adquiere vigor reno- vado hasta el siglo XVIII con los monarcas ilustrados : el regadio constituia el eje primordial de su proyecto de modernizacin de la agricultura espanola al igual que para Prietoy la Segunda Repblica. Lafalta de agua se agrava, enpleno siglo XIX, con el ensanche de ciudades, la industrializacin y la agricultura especializada, que consumen agua a manos llenas sin reparar en su coste. Ni siquiera el trabajo regu-

    7. Unamuno, Ibid., p. 503 505. 8. . Garcia Blanco, introduction Paisajes del alma , dans M- de Unamuno, Obras compltas,

    Madrid, Afrodisio Aguado, 1951, p. 823. 9. Ortega y Gasset, El Espectador, La pampa. . . promesas , O. C. , II, p. 635.

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    lador de las cuencas con los pantanos de Primo de Rivera y Franco permiti atajar elmal10.

    Ce texte mritait d'tre cit, car il prsente tous les points d'appui empiriques de la problmatique espagnole du paysage. Il fait apparatre, en effet, que les faits naturels bruts, l'hydrographie et l'rosion, n'ont aucune valeur absolue, puisqu'au contraire leur action est relative la manire dont l'homme ragit en face de ces donnes. L'aridit, autrement dit la traduction de ces phnomnes objectifs en termes de paysage, est une ralit relative, puisqu'elle dpend aussi de la tnacit de l'homme. De la gographie on tombe immdiatement dans l'histoire. Cela nous conduit noncer ds maintenant deux principes directeurs de la thorie du paysage. Le premier, d'ordre pistmologique, pose que le paysage n'est pas seulement un phnomne naturel mais aussi un phnomne culturel, non seulement parce que, de manire visible, il prsente des produits de l'activit humaine - ici les canaux, l'irrigation, les installations hydrauliques -, mais parce qu'il dpend de la culture et de la science des peuples -Rome, l'Islam, les Lumires -, ainsi que de leur volont politique. Ce dernier point nous conduit au deuxime principe directeur de la thorie du paysage, qui est d'ordre thique : le paysage doit tre pens comme un rapport entre des donnes naturelles et la volont humaine, ce qui revient dire que la gographie ne peut pas tre interprte selon le principe de la fatalit, mais selon le principe d'une libert bien pense ; nos historiens, dans le texte cit, n'hsitent pas parler de tnacit, de vigueur, de projet. Ces deux principes, leur tour, peuvent tre runis en un seul : le paysage n'est pas une ralit objective, mais le produit d'un rapport entre objectivit et subjectivit.

    Le problme de l'eau est sans doute celui qui inspire le plus directement cette thorie du paysage. L'eau est un lment naturel. Sa distribution sur la plante est galement un phnomne naturel, qui pourrait a priori se produire en l'absence de l'homme. Le dbit des cours d'eau n'est qu'un exemple parmi d'autres de cette ncessit naturelle, particulirement remarquable dans les pays mditerranens, o les torrents peuvent changer de dbit en quelques instants. Mais l'eau est galement une des premires ncessits naturelles de l'homme. C'est pourquoi il ne peut jamais se contenter de subir les phnomnes objectifs de sa rpartition sans ragir, surtout dans les pays mditerranens. Le premier geste est de recueillir l'eau. Le second, de la canaliser. Le cycle de l'eau n'est donc jamais un phnomne naturel , si par naturel on entend ce qui exclut toute intervention de l'homme, car celui-ci, par son action, en fait toujours partie. L'eau est une ralit o la nature et la culture entrent immdiatement en rapport, car elle gnre ncessairement des comportements et des crations, qui leur tour produisent aussitt des paysages : rservoirs, canaux, digues, barrages, moulins et, pour faire

    10. Fernando Garcia de Crtazar et Jos Manuel Gonzalez Vesga, Brve historia de Espana, Madrid, Alianza Editorial, 1994, p. 12-13. . , .

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    face l'rosion, murs, terrasses, plantations etc. Il est tout fait remarquable qu'un gographe contemporain, thoricien aigu du paysage, nous confie qu'il a eu la rvlation de son essence en contemplant, au Japon, le cours de la Ton-gawa :

    Avec les multiples barrages d'amont (btis pour l'hydrolectricit, l'irrigation etc.), le barrage d'aval, les bassins d'crtement des crues, les cluses et les pompes qui, suivant le niveau de l'eau, mettent ou non les canaux en communication avec le fleuve, avec les 500 km de digues, c'est un systme la fois naturel et artificiel, labor peu peu au cours des sicles, qui fonctionne ainsi dans la plaine du Kant. Ce systme lie intimement l'existence de Tokyo celle de la Ton. Le fleuve, la campagne, la ville s'y entre-composent, s'y entre-difient11.

    Tous ces termes conduisent l'dification du principe pistmologique de la lecture d'un paysage, systme la fois naturel et artificiel , que cet auteur tente de formuler par le terme de mdiance , sur lequel nous aurons revenir.

    Ce type d'analyse n'est pas sans consquence pour la rflexion thique, puisqu'on peut ainsi montrer qu'il ne faut pas confondre le respect des quilibres avec le fatalisme devant les donnes naturelles, ni, inversement, l'industrie humaine avec le volontarisme destructeur. Nous verrons qu'Unamuno et Ortega y Gasset ont conduit une rflexion identique, rfutant l'ide d'une Espagne aride par fatalit, et clbrant, dans certains cas, 1' hrosme du paysan espagnol13.

    b. La rgnration par le paysage

    L'intrt des penseurs et crivains espagnols du XXe sicle pour le paysage s'explique galement, nous l'avons dit, par l'histoire. En effet, la naissance de cette tradition concide avec le grand moi des intellectuels espagnols de la fin du XIXe sicle, qui donna naissance au rgnrationisme, ainsi qu'au mouvement culturel baptis ensuite la gnration de 98 . On sait que se conjuguent, d'une part, le sentiment d'une dcadence historique de l'Espagne confirme par la perte progressive de son domaine colonial ainsi que par le retard matriel de la Pninsule par rapport l'Europe et, d'autre part, un sentiment d'impuissance devant le systme hypocrite et sclros de la Restauration. L'Espagne est alors vcue et pense comme un problme . Pour sortir de la dcadence, il faut redfinir un destin historique la lumire du pass, qu'il est urgent d'analyser avec de nouvelles mthodes. Pour mettre un terme l'artifice politique, il faut renouer avec le pays rel . Tels sont les mots d'ordre du rgnrationisme. Telles sont aussi les causes historiques qui expliquent l'apparition, dans l'horizon intellectuel des

    1 1 . Augustin Berque, op. cit., p. 20. 12. Cf. supra, n. l,p. 1. 13. . Unamuno, O. C, I, p. 80 82 et p. 408. Dans ce dernier texte, l'ide est exprime par Maurice

    Legendre, compagnon d'Unamuno lors d'une excursion Las Hurdes. \ ... :

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    vingt dernires annes du XIXe sicle, d'un objet privilgi de description et d'analyse : le paysage.

    Celui-ci, en effet, renvoie aussi bien l'histoire, cause des traces qu'il en conserve, qu' l'actualit du pays rel . Dans le paysage s'inscrivent les signes de la grande aventure des anctres, se manifestent les vertus et les vices actuels de l'Espagne profonde et, enfin, s'veillent des sentiments d'exaltation qui conduisent forger en ide le futur de la nation. On mdite sur la signification des chteaux, on analyse l'habitat rural, on dfinit l'Espagne authentique en contemplant une gographie unique en Europe. Comme le dit Lain Entralgo en parlant du regard de la gnration de 98 sur le paysage castillan :

    Entre el ojo y la tierra, creado por el aima contemplativa vive y iiembla un ensueno de vida humana ; una idea de la historia quefu, unproyecto de la historia quepo- driaser^.

    Certes, on pourrait craindre que la proccupation historique ne soit un obstacle sur le chemin d'une vritable analyse du paysage ; celui-ci ne serait en somme que le prtexte matriel d'une mditation patriotique. Sans nier ce danger, nous croyons cependant que la manire dont cette gnration a abord le paysage lui a permis de saisir son essence authentique et d'anticiper ainsi sur des analyses plus rcentes. La maturation de la rflexion sur le paysage a donn ainsi tous ses fruits dans la pense d' Ortega y Gasset, qui note explicitement :

    Unpaisaje sin historia apenas es unpaisaje. Para que lo sea plenamente es necesario que sobre elpaisaje natural haya tendido su abono la historia y sobre esta capa que humaniza elpaisaje hayan caido como un cultivo nuestras meditaciones .

    Le paysage sans histoire , ou paysage naturel , qui n'est qu'un paysage en puissance, est oppos ce que nous pourrions appeler le paysage historique, ou paysage humanis, qui est le paysage en acte, le vrai paysage. Un degr suprieur d'achvement du paysage est, en outre, reprsent par le paysage mdit : ce n'est donc que dans l'esprit que le paysage devient une ralit. Ce paradoxe rejoint l'assertion actuelle des gographes : le paysage n'est pas un pur produit de la nature, mais aussi une uvre de la culture.

    Il n'en reste pas moins que cette conceptualisation de l'essence du paysage fut en grande partie provoque par le rle rgnrateur qu'on lui attribuait. Le paysage est d'abord une exprience de l'Espagne authentique, un facteur de ressourcement spirituel et moral, un instrument pdagogique. Ortega lui-mme, au dbut de sa carrire, s'attache plus la valeur propdeutique du paysage qu'au

    14. Pedro Lain Entralgo, La generation del Noventa y ocho, (col. Austral), Madrid, Espasa-Calpe, 1983, p. 19.

    15. Ortega y Gasset, Notas de trabajo, dites par Jos Luis Molinuevo, Revista de Occidente, n132, mai 1992, p. 54. . >

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    problme de sa dfinition16. Or, cette importance donne la contemplation de la nature dans l'ducation de l'individu et cette lvation de la notion de paysage au rang de catgorie fondamentale de la culture, si caractristiques de toute la pense espagnole du XXe sicle, sont dues la Institucin de Libre Ensenanza et, en son sein, l'activit de Giner de los Rios.

    c. La Institucin de Libre Ensenanza et la pdagogie du paysage

    En effet, l'tude des paysages est un lment important de la pdagogie de Y Institucin dont la conception, rvolutionnaire pour l'Espagne de la fin du sicle dernier, est essentiellement due Giner de los Rios. Conformment sa doctrine, qui rejetait la culture livresque et l'enseignement purement thorique, cette tude s'effectuait travers des excursions , au cours desquelles le Socrate espagnol 17 mettait ses lves en contact direct avec la ralit gographique. Loin d'tre des divertissements extraordinaires, dont la finalit aurait t le dlassement, elles avaient lieu, au contraire, avec la plus grande rgularit et constituaient l'un des piliers du programme d'ducation propre la Institucin . Pour comprendre le sens de cette exprience, que les philosophes postrieurs, Unamuno et Ortega, ont reprise leur compte, il faut brivement rappeler ses principaux fondements. Ils sont au nombre de trois.

    Le premier est li au rgnrationisme dont nous avons parl prcdemment ; il s'agit d'une dfinition de l'ducation. Pour Giner, la rgnration politique et sociale de l'Espagne ne peut passer que par la rgnration des hommes. Plus exactement, en son vocabulaire, c'est de l'absence d' hommes que souffre l'Espagne, c'est--dire de personnes capables de concevoir un idal, de se gouverner elles-mmes et de favoriser le dveloppement de toutes leurs facults, intellectuelles, morales, sensibles et physiques. Former des hommes , telle est la mission d'un enseignement conu comme ducation intgrale, dont l'objet est aussi bien le dveloppement de la raison individuelle que l'exercice du corps, la culture de la sensibilit, l'apprentissage de l'hygine, des rgles de sant et mme de la conduite en socit. La clef de vote de ce systme est le principe d'authenticit : l'oppos des mauvaises habitudes d'hypocrisie et de mensonges forges par un rgime politique ou tout n'est qu'apparences et jeux trompeurs, il faut forger des hommes soumis la constante exigence d'un rapport transparent soi-mme et guids par un got inalinable pour le fondamental . Cette

    16. Lapedagogia del paisage, O. C, I, p. 53-57, titre rvlateur qui indique, sur ce point, l'appartenance d'Ortega la tradition ginriennne.

    17. L'expression est d'Unamuno, cf. Recuerdo de Don Francisco Giner , O. C, III, p. 1 178. 18. Manuel de Tern, El Instituto-Escuela y sus relaciones con la junta para Ampliacin de

    Estudios y la Institucin de Libre Ensenanza , En el centenario de la Institucin de Libre Ensenanza, (AAVV), Madrid, 1977, p. 196.

    19. Cette thse est dveloppe dans l'article La juventud y el movimiento social , crit en 1870 ; cf. F. Giner de los Rios, Obras Compltas, Madrid, Espasa Calpe, 1 9 1 6- 1 936, vol. VII, p. 1 07- 1 3 1 .

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    thorie de l'ducation plonge explicitement ses racines dans les uvres de Platon, Rousseau, Pestalozzi et Frbel.

    Le deuxime domaine de rfrence permettant de comprendre le sens des excursions organises par Giner est le krausisme. Plus exactement, le systme philosophique de Giner devrait tre appel krauso-positivisme20, puisqu'il rejette la rigidit abstraite d'une doctrine purement intellectuelle et admet la ncessit de s'appuyer sur la science exprimentale pour penser la ralit21. Il n'en reste pas moins que le monisme inhrent au krausisme habite entirement la conception ginrienne du paysage et donne un contenu la fois esthtique et moral ses excursions. En effet, la nature est, selon le krausisme, le lieu ou se fondent en une seule unit la vrit, la bont et la beaut. L'individu peut parvenir, par l'intermdiaire de sa contemplation, un tat d'harmonie absolue o sont galement satisfaits son aspiration au Bien, sa recherche de l'tre et son sens de la Beaut. Loin d'tre purement intellectuel, cet tat est autant physique que spirituel. Nous verrons par la suite les rsultats ambigus de ce monisme dans la thorie du paysage. Pour l'instant, il nous importe de noter que la contemplation de celui-ci produit aussi bien une jouissance esthtique qu'une lvation morale. Bien que plus loigns du krausisme, Unamuno et Ortega ont continu d'attribuer cette double fonction au paysage.

    Enfin, l'attention porte au paysage au sein de l' Institution est due galement l'influence des grands gographes du sicle dernier qui, enracins eux-mmes dans une tradition romantique, cherchrent penser la nature comme un tout qui comprenait l'homme lui-mme comme l'un de ses lments. la recherche d'analogies universelles, il s'ingniaient penser des relations profondes entre l'tre humain et son environnement. On pense essentiellement Alexander von Humboldt et Cari Ritter, mais aussi Elise Reclus ou Paul Vidal de la Blache. On sait aujourd'hui que leurs uvres pntrrent le milieu de Y Institution, surtout par l'intermdiaire de Rafael Torres Campos . Une fois de plus, il s'agit de penser la ralit comme un tout, ce qui ouvre la porte au mysticisme, mais engendre aussi une volont de comprendre la relation qui peut unir un paysage un type d'humanit.

    Les excursions de Giner avaient donc des buts multiples, qui tous dcoulent des trois fondements prcdents : l'activit musculaire, le bien-tre physique, la sant, le dveloppement de sensations particulires, la connaissance de la patrie, l'lvation morale, la rflexion anthropologique et historique, enfin la communion avec la Nature. Contribuant de manire essentielle l'ducation intgrale de l'individu, le paysage acquiert une valeur pdagogique fondamentale. Il est la fois leon de morale, leon d'histoire, leon de philosophie.

    20. Expression dont le bien-fond est dfendu par Jos Luis Abelln, dans Historia critica del pensamiento espanol, vol. V, 1. 1, p 1 15.

    21. Nicolas Ortega Cantero, op. cit., p. 74. 22. Idem, p. 79-85.

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    Or, cette institution de l'excursion a perdur bien aprs Giner. Unamuno, Azorin, Ortega et bien d'autres n'ont cess de voyager, seuls ou en groupe, travers l'Espagne pour dcouvrir sa gographie physique et humaine. Ortega a mme poursuivi l'uvre pdagogique de Giner en organisant des excursions pour ses lves et disciples23. Quant au contenu pdagogique et moral du paysage, il reste la base des thories les plus labores.

    Mme si les thories ont volu d'un penseur l'autre, mme si les systmes philosophiques postrieurs dpassent l'horizon intellectuel de Giner, il apparat clairement que le paysage est devenu institution culturelle et pdagogique grce la Institucin de Libre Ensenanza et que cette donne demeure la base de toutes les recherches postrieures sur la question.

    * * *

    Nous allons donc exposer ici les jalons de cette thorisation. Auparavant, nous tenons faire deux remarques sur l'objet et la mthode de cette tude.

    Nous n'allons tudier ici le paysage qu'en tant qu'objet de dfinition et lment de la thorie des rapports entre l'homme et la nature. Cela veut dire que nous ne reviendrons pas, sinon incidemment, sur son statut pdagogique ou moral, prcdemment dcrit. Comme nous l'avons dj indiqu, nous voyons dans cet aspect des choses ce qui a stimul et favoris l'closion de thories du paysage qui, d'instrument propdeutique, est devenu objet de dfinition, pour prendre place dans des systmes anthropologiques et sociologiques. Notre but, ici, est de montrer comment, dans l'Espagne de la premire moiti du sicle, des philosophes ont russi penser le paysage d'une manire qui anticipe sur les travaux plus rcents des spcialistes. L'aspect pdagogique et moral, de ce point de vue, fait partie du contexte de la thorie.

    . Par consquent, nous ferons essentiellement tat du travail de la pense analytique, au dtriment des uvres littraires. En effet, un expos gnral sur la question requerrait l'tude, non seulement des penseurs et des philosophes, mais aussi des romanciers et des potes. Le paysage occupe une place considrable dans l'uvre de Pio Baroja, d' 'Azorin ou d'Antonio Machado, pour ne citer que les plus grands24 ; ils font indniablement partie de cette constellation d'esprits qui ont fait du paysage un thme, de sorte que le travail des tempraments plus enclins

    23. Cf. es souvenirs de Antonio Rodriguez Huescar, dans Con Ortega y otros escritos, Madrid, Taurus, 1964, p. 22. _; :

    24. Sur ces crivains, on pourra se reporter aux analyses de Pedro Lain Entralgo dans le premier chapitre de La generacin del Noventa y ocho, intitul Un paisaje y sus inventores , p. 1 5-29. Sur Pio Baroja, on peut consulter les analyses complmentaires de Jos Antonio de Zulueta Artaloytia dans son article Vocacin viajera y entendimiento del paisaje en la generacin del 98 (Josefna Gmez Mendoza etalii, Viajeros y paisajes, Madrid, Alianza, 1988, p. 89-106). Sur Azorin, cf. la thse de Marguerite C. Rand, Castillo en Azorin, Madrid, Revista de Occidente, 1956.

  • LA PHILOSOPHIE DU PAYSAGE EN ESPAGNE 1 83

    l'abstraction conceptuelle plonge ses racines dans cet environnement ; en outre, l'approche de ces crivains peut tre occasionnellement reflexive, ou riche de pense implicite quand elle n'est que descriptive. Enfin, nous n'ignorons pas que l'tude des modes d'criture propre la littrature paysagre est capitale ; mais nous ne pouvons nous livrer l'analyse particulire de chaque crivain . Nous n'emprunterons donc pas le chemin de l'analyse littraire des textes : nous resterons, sauf exception, dans les limites de la pense philosophique. Car notre vise, ici, est essentiellement thorique : il s'agit d'analyser le progrs de la dfinition du paysage chez les philosophes, ainsi que son insertion dans leurs systmes. C'est pourquoi nous ne nous intresserons ici qu'au paysage en tant qu'objet d'analyse et non en tant que thme romanesque ou potique.

    I. GINER DE LOS ROS

    1. La dfinition du paysage

    Francisco Giner de los Rios inaugure magistralement cette ligne de rflexion propre l'Espagne par un article paru en 1 886, intitul Paisaje26. D'emble, Giner pose le problme de la dfinition du paysage, levant le terme au niveau du concept : jQu concepto ms complejo encierra esta palabra! 27. Son analyse, qui rvle une indiscutable rigueur dialectique allie une profonde exprience, lui permet d'laborer la formulation suivante : elpaisaje es la perspectiva de una comarca natural. Voyons d'abord comment il y parvient.

    Giner commence par liminer la dfinition nave qui assimile le paysage la campagne classique, ou campo, donde la vida del animal y de la planta preponderan sobre la del hombre 28. Il montre qu'il ne s'agit l que d'un paysage particulier et que l'extension du concept, c'est--dire la totalit des espces qu'il subsume, est beaucoup plus tendue. Pour ce faire, en bon dialecticien, il met en lumire les deux espces extrmes. D'une part, en effet, l'absence totale de vie animale et vgtale n'est pas incompatible avec la notion : le dsert est un paysage. D'autre part, la prsence de la vie humaine, mme massive, n'est pas non plus contradictoire avec l'ide de paysage : une ville peut constituer un paysage. Toutefois, il faut remarquer que Giner n'entend pas dfinir ici ce que nous appelons le paysage urbain , car s'il inclut les villes, por grandes que seari >>, dans l'extension du concept de paysage, c'est a condicin de avenirse a no representar ms que uno de tantos accidentes, de subordinarse a la naturalez

    25. Lain Entralgo donne quelques chantillons de ce genre d'analyse, montrant combien sont lies la grammaire et l'idologie dans la description des paysages : op. cit., p. 20, propos d'Unamuno et p. 21-22, apropos d'Azorin. .

    26. Cf. supra n. 5, p. 3. Toutes les rfrences cet article seront dsormais donnes selon la pagination de la revue Estudios Turisticos,n"$'i, 1984, dj cite. -r ....... , ,

    27. Ibid.,p. 109. ... ... ,..,, . . ', . :, 28. Ibid. ,::.,-

  • 1 84 ANTOINE GAVOILLE

    por decirlo asi deshabitada, merezca o no el nombre de campo . La ville est paysage quand elle est vue comme un lment parmi d'autres l'intrieur d'une structure dont le principe architectonique reste la nature, c'est--dire, nous le verrons, la gologie. Giner voit la ville de loin, dans son contexte gographique.

    L'essentiel est bien plutt de rintgrer l'homme et ses uvres dans le paysage. Ici, il ne s'agit plus de l'extension du concept, c'est--dire de toutes les espces de paysage possibles, mais de sa comprhension, c'est--dire de sa dfinition, de l'nonc des lments constituant son essence. Giner affirme que le paysage est tout autre chose que la nature comprise comme monde de la vie animale et vgtale excluant toute prsence humaine. En fait, le paysage rsulte de la combinaison de trois lments : le spontan, les produits de l'activit humaine, et l'homme lui-mme. Font en effet partie du paysage non seulement les uvres de l'homme, mais sa propre prsence. Giner argumente en mentionnant la peinture de paysage, qui inscrit souvent dans la reprsentation de la nature une ou plusieurs figures humaines. Il reconnat que la prsence humaine dans ce type de peinture n'est souvent qu'un accessoire, una nota de claroscuro o de color : on songe aux personnages des paysages de Corot et leur petite coiffe rouge, seule pointe de couleur vive dans la palette crpusculaire de ses visions. Toutefois, il ajoute une remarque fondamentale pour la comprhension de sa thorie du paysage :

    [...] aunque [la figura humana en lapintura] siempre ofrezca a nuestros ojos cierto valor ideal de un tipo, de una clase, de un gnero de vida determinado; v. gr.: aldea- nos, caminantes, cazadores, pastores, artistas .

    Apparat clairement un principe organisateur du paysage qui s'impose non seulement aux ralits matrielles mais aussi aux tres humains. Ce principe, c'est celui d'une vie dtermine , qu'il faut comprendre comme un organisme 31,. dont le paysage est la manifestation totale. Celui-ci n'est donc pas rductible la nature, que celle-ci soit navement assimile la campagne, ou qu'elle soit dfinie comme monde prcdant l'apparition de l'homme.

    Aprs avoir limin ces fausses opinions et dtermin les trois lments fondamentaux de sa structure, savoir les produits spontans de la nature, les produits artificiels de l'homme et l'homme lui-mme, Giner peut donc proposer la dfinition suivante : el paisaje es la perspectiva de una comarca natural 32. Sous des apparences bnignes, cette proposition est d'une grande profondeur, anticipant avec vingt ans d'avance sur les analyses d'Ortega y Gasset33. La notion de perspective implique que le paysage est indissociable du regard. Le paysage

    29. Ibid. . 30. Ibid. 31. Ibid., p. 110. 32. Ibid., p. 109. 33. Ce qui, en d'autres termes, veut dire que celui-ci doit beaucoup celui-l. Nous verrons un peu

    plus loin qu' Ortega a construit sa thorie du paysage partir des matriaux que lui fournissaient aussi bien Giner qu'Unamuno.

  • LA PHILOSOPHIE DU PAYSAGE EN ESPAGNE 1 85

    n'est pas une chose en soi, c'est un phnomne ; ce n'est pas un tre, c'est une relation ; ce n'est pas une ralit objective, mais une ralit pour un sujet. Le paysage, nous l'avons vu, est une exprience des sens et de l'imagination. Ainsi, la mditation sur le paysage conduit les espagnols faire de la phnomnologie sans le dire : loin d'tre une ralit en soi, objective, le paysage est une unit de sens qui ne peut se constituer que dans une conscience. C'est ce que nous appellerons dsormais la nature phnomnologique du paysage.

    Le concept de comarca natural, deuxime lment de la dfinition de Giner, doit galement retenir notre attention. Il a trait, en effet, au problme de la mesure du paysage. Le terme de comarca renferme une notion de proximit ; il dtermine l'espace qui est vcu par l'individu comme tant le thtre de son existence. Encore une fois c'est le champ visuel qui dtermine ici le paysage. La contre, le pays dans l'acception vieillie et affective du terme sont les mots qui pourraient traduire la comarca espagnole : le village ou la ville, la campagne environnante, ce qui se voit la ronde, les alentours, rien de plus. Ce terme introduit donc son tour l'affectivit et le regard comme facteurs constitutifs du paysage. Toutefois, Giner introduit aussi un facteur objectif en prcisant qu'il s'agit d'une comarca natural. La nature est son tour un lment de dfinition du paysage, en tant qu'elle dtermine les donnes gologiques permettant de fixer ses limites gographiques. La mesure de la rgion naturelle, comme on peut s'en rendre compte travers les exemples propos par Giner, correspond aux units gographiques lmentaires : ce sont la plaine, la montagne, la rive d'un fleuve, la ria, la valle34.

    La dfinition de Giner nous parat donc de grande valeur, d'abord en tant que telle, car peu d'auteurs se donnent la peine de dfinir le paysage, ensuite par son contenu, car il fait apparatre le paysage comme la rsultante de facteurs la fois subjectifs et objectifs, enfin parce qu'elle conduit assimiler le paysage une ralit locale complte, conue comme une totalit organique dont tous les lments sont rgis par une mme loi. La suite de l'article met en lumire de manire explicite les principes fondamentaux de cette philosophie du paysage propose par Giner.

    2. L'homme et la nature : mysticisme ou science nouvelle ?

    Il pose, en effet, le principe d'une Nature cratrice, qui englobe aussi bien les ralits matrielles et les tres vivants que l'homme lui-mme, considr son tour non seulement comme tre vivant, mais galement comme producteur et crateur. Autrement dit, la culture elle-mme est comprise dans le processus gnral du dploiement de la nature. Le texte suivant est trs clair sur ce point :

    34. Un peu plus loin, en effet, Giner donne des exemples de comarcas : [...] nuestras comarcas del Nortey el Noroeste [...] las riberas del Saja o del Naln, [...] las encantadoras orillas del Mino o [...] las rias bajas de Pontevedra. , Ibid., p.l 10.

  • 1 86 ANTOINE GAVOILLE

    [...] tanto como fuerzas, seres y productos despliega la Naturaleza ante nuestros ojos: la tierra y el agua en sus formas; el mundo vegetal con sus tipos, figuras y colores, la atmsfera con sus celajes; el hombre con sus obras; los animales y hasta el cielo f...J35.

    On le voit, l'homme et ses uvres se trouvent dlibrment noys, entre l'atmosphre et les animaux, dans le courant total de la production naturelle. Auparavant, Giner avait dj affirm qu'ils faisaient partie du cuadro entero de la Naturaleza 36. Il faut remarquer, en outre, qu'il distingue entre deux notions possibles de la nature, par l'emploi de la majuscule ou de la minuscule. Quand il parle, par exemple, de la naturaleza deshabitada, il utilise le mot dans son sens populaire : la nature par opposition l'homme, navement assimile aux paysages sans habitat. La Naturaleza, elle, reprsente le principe crateur universel. La position de ce principe entrane deux consquences dans la pense de Giner : l'une, de caractre panthiste, peut nous paratre trop lie son contexte krausiste ; mais l'autre, de caractre pistmologique, est du plus haut intrt pour notre rflexion.

    En effet, comme le paysage est la rsultante de tous les produits de la Nature, sa contemplation devient communion avec ce principe universel ; si on ajoute que pour Giner, la contemplation d'un paysage n'est pas un acte exclusivement visuel, mais une exprience totale mobilisant toutes les facults du corps et de l'esprit, on comprend aisment qu'elle dbouche sur une effusion mystique. On peut distinguer trois tapes dans ce processus : d'abord celle de la perception, qui concerne les cinq sens, car il faut inclure dans le paysage la temperatura del ambiente, lapresin del aura primaveral sobre el rostro, el olor de las plantas y flores, los ruidos del agua las hojas y los pjaros 37 ; entrent aussi dans cette exprience totale les sensations musculaires, le bien-tre, etc. La deuxime tape est celle de l'imagination :

    Todo, ya ms, ya menos, contribuye a producir en nosotros ese estado y a preparar el segundo momento ideal de las representaciones libres que extiende nuestro goce ms alla del horizonte del sentido^.

    La notion de reprsentations libres fait rfrence la thorie kantienne de la jouissance esthtique comme libre jeu des facults 39 ; pour Giner, le paysage appartient l'ordre de la beaut, ce qui le conduit mme forger l'expression de esttica geolgica ; en outre, il cite, pour les critiquer, les dveloppements de VEsthtique de Vischer consacrs la beaut naturelle40. Cet tat du sujet provoqu par le plaisir des sens, le bien-tre gnral, la libert de l'imagination,

    35. Ibid., p. 109. 36. Ibid. 37. Ibid. 38. Ibid. 39. Kant, Critique de la facult djuger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1979, p. 61. 40. F. Giner de los Rios, op. cit., p. 109.

  • LA PHILOSOPHIE DU PAYSAGE EN ESPAGNE 1 87

    permet aisment le passage une troisime tape de la contemplation du paysage que nous pouvons, sans hsiter, qualifier de mystique. Giner en donne un exemple la fin de son article :

    Jams podr olvidar unapuesta de sol, que alla en el ultimo otono, vi con mis com- paneros y alumnos de la Institucin Libre desde cerca de las Guarramillas. Castillo la Nueva nos aparecia de color de rosa; el sol, de purpura, detrs de Siete Picos, cuya masa fundida por igual con la de los cerros de Riofrio en el ms puro tono violeta, bajo una delicada veladura blanquecina, dejaba en sombra el valle de Segovia, ente- ramente piano, amoratado, como si todavia lo banase el lago que lo cubriera en po- ca lejana. No recuerdo haber sentido nunca una impresin de recogimiento ms profunda, ms grande, ms solemne, ms verdaderamente religiosa. Y, enfonces, so- brecogidos de emocin, pensbamos todos en la masa norme de nuestra gente urba- na, condenada por la miseria, la cortedad y el exclusivismo de nuestra detestable educacin nacional, a carecer de esta close de goces, de que, en su desgracia, hasta quizs murmura .

    Mysticisme et proccupation rgnrationiste se combinent ici devant le paysage : nous verrons tout l'heure qu'Unamuno a repris ce ton et cette double thmatique, alors qu'Ortega y Gasset a privilgi l'analyse rationnelle, rduisant au minimum la traduction des motions.

    On peut galement, en effet, tirer une autre consquence, d'ordre rationnel celle-l, de cette conception de la Nature : il s'agit alors d'ouvrir la voie un nouveau type d'investigation. En effet, le principe holistique adopt par Giner le conduit orienter ses recherches sur le paysage la lumire du concept d' organisme , autrement dit dcouvrir une unit imposant sa loi tous les lments, de la matire jusqu' l'homme. D'un point de vue pistmologique, cela revient unifier en un systme la gologie, la gographie, la biologie, l'anthropologie et la sociologie. Il est ncessaire de citer ce texte dcisif :

    Un escritor, unjuristapor cierto, Carlos Salomon Zacharia, ha dicho : El desierto, lapalma, el camello, la tienda, el beduino, forman un todo indivisible. Esta relacin entre la constitucin geolgica, el relieve del suelo, el clima, el medio natural, en su- ma, y el hombre, relacin que se imprime en la constitucin de nuestro cuerpo como en la de nuestra misma fantasia, de donde trasciende a nuestros gustos, hbitos, ar- tes, a la obra y modo entero de la vida, se advierte por extremo en la region que se despliega sobre lafalda sur de este tramo central de los montes carpetanos. La raza, las ciudades, las habitaciones, el modo de vivir, el carcter, se corresponden en uni- dadperfecta42.

    Et aprs avoir donn l'exemple des costumes rgionaux, dont la gamme de couleurs varie en fonction de la situation gographique, Giner conclut :

    41. Ibid. 42. Ibid., p. 110.

  • 1 88 ANTOINE GAVOILLE

    iHay mayor prueba del organismo de la vida?

    Il est remarquable que Giner, malgr la prpondrance qu'il accorde l'lment gologique, vite soigneusement tous les termes qui pourraient trahir un pur et simple dterminisme : l'homme n'apparat pas comme un effet du sol et du climat. Pour caractriser la relation entre tous les lments constitutifs du paysage, il prfre parler d'unit, de correspondance, d'organisme. Certes, il ne va pas jusqu' aborder de front cette question, comme l'a fait ensuite Ortega y Gasset. Mais il est indniable qu'il ouvre la voie une conception des relations entre gographie et anthropologie qui dpasse le dterminisme unilatral d'un Montesquieu ou d'un Taine. Il anticipe sur les recherches les plus rcentes qui tentent de dfinir le paysage comme une ralit qui dpasse l'opposition entre nature et culture.

    Toutefois, aprs avoir spar ces deux consquences pour les besoins de l'analyse, il n'est pas hors de propos de les rapprocher dans un second temps, car il peut bien exister une relation profonde entre la recherche d'une ralit holistique qui dpasse les clivages pistmologiques habituels et la mystique. En effet, cette ralit qui unit en un tout la nature et la culture, la gologie et le costume rgional, a toutes les allures d'un mystre qui ne se livre qu' l'intuition. C'est souvent la faiblesse de ce type d'hypothse, qui fait fleurir, de manire significative, des concepts tranges dont la dfinition n'est pas toujours claire : mdiance , trajection , prgnance ou proxmie . Ces auteurs audacieux sont en ralit trs conscients de leur audace : La liaison du spatial, du global et de " l'intuitivo-motionnel " (p. 32) s'inscrit tout fait dans la tradition oublie, dnie, dcrie, du holisme sociologique 44. On peut ne pas voir de diffrence, en effet, entre une nouvelle rationalit et l'irrationalit. Chez Giner, un sicle avant ces auteurs rcents, de nouvelles perspectives pistmologiques ctoient l'motion, leve au rang de facult d'intuition. Toute la question est de savoir si cette combinaison reprsente un progrs ou un recul de la connaissance. L'article de Giner est trop court pour en juger. Il faut examiner, pour ce faire, l'uvre de ses successeurs.

    IL UNAMUNO

    On peut classer les textes d'Unamuno consacrs au thme du paysage en cinq grandes catgories. Les trois premires correspondent assez exactement aux trois tapes psychologiques dfinies par Giner de los Rios. Dans la premire, on peut ranger tous les passages o il exalte le plaisir des sens et la rgnerescence corporelle que procurent les excursions ; comme chez Giner, ces passages contiennent gnralement une critique de la vie exclusivement citadine. Dans la

    43. Cf.n. letn.2,p. 173. 44. M. Maffesoli, Le temps des tribus, op. cit., p. 192.

  • LA PHILOSOPHIE DU PAYSAGE EN ESPAGNE 1 89

    deuxime, tous les textes qui sont de vritables morceaux de prose potique, correspondant fort bien au processus de l'imagination libre dfini par son devancier. Dans la troisime enfin, les textes mystiques : la contemplation du paysage renvoie Dieu.

    ces trois catgories qui s'inscrivent dans le droit fil de la pense rgnrationiste, hyginiste, esthtique et mystique de Giner, il en faut ajouter une quatrime : on y situerait les textes o, partir d'un paysage, Unamuno labore un discours historique, soit sur le pass espagnol, suggr par un monument, un champ de bataille ou un texte ancien crit dans ces lieux, soit sur la situation contemporaine, ce qui conduit des analyses sociologiques ou morales. Car, pour Unamuno comme pour Giner, le paysage est une cole de savoir ; mais il donne ce savoir un contenu dlibrment historique, li au problme du destin de l'Espagne. Le texte suivant montre trs bien comment il glisse de la thmatique de Giner celle de la gnration de 98 :

    Estas excursiones no son solo un consuelo, un descanso y una ensenanza ; son adems, y acaso sobre todo, uno de los mejores medios de cobrar amory apego a la patria. Por razones de patriotismo deberian fomentarse yfavorecerse las sociedades de excursionistas, los clubs alpinosytoda asociacin anloga45.

    On a donc trs souvent l'impression, lire un texte d'Unamuno sur un paysage, qu'il parle toujours d'autre chose : devant le spectacle sensible il fait un pome, ou bien il glisse vers l'hygine, la morale, la sociologie, l'histoire ou Dieu lui-mme, au dtriment de l'analyse du paysage en tant que tel. Celui-ci ne semble souvent qu'un prtexte. Il en est d'ailleurs trs conscient : il se dfinit comme un curioso excursionista, que toma lo que vey observa al azar de sus correrias como punto de partida para sus reflexiones, tal vez algo arbitrarias 46. On ne peut pas tre plus lucide. Le paysage est fait pour mditer ; or, Unamuno dfinit la mditation d'une manire qui rappelle tout fait l'tape des reprsentations libres dfinie par Giner : Meditar, esto es, vagabundear con el espiritupor los campos de lo indefinido [...] 47. On pourrait donc penser que, chez Unamuno, le paysage devient littrature sans donner lieu aucune analyse intellectuelle.

    Ce serait injuste. En ralit, une cinquime et dernire catgorie de textes s'impose, qui runit les passages o apparat une vritable thorie du paysage, fonde sur une conception originale des rapports entre l'homme et la terre.

    45. Unamuno, Por tierras de Portugal y Espana, Excursion , O. G, I, p. 281. 46. Miguel de Unamuno, Andanzasy visiones espanolas, Las Hurdes , O. C, I, p. 405. Tous les

    textes d'Unamuno consacrs au paysage sont runis dans le vol. I de l'dition Escelicer : nous ne l'indiquerons plus dans la suite.

    47. Ibid., En la Pena de Francia , p. 416.

  • 1 90 ANTOINE GAVOILLE

    1. La dfinition du paysage

    Unamuno dfinit son tour le paysage en corrlation avec son spectateur : il est toujours cette patrie, quepodemos abarcar de una mirada . Abarcar est le verbe qu'Unamuno emploie systmatiquement quand il voque le premier rapport avec un paysage , qui n'est pas autre chose que ce que ce que la vue embrasse , une totalit circonscrite par le regard. Unamuno appartient donc cette ligne de pense que nous avons appel la phnomnologie du paysage, constante de la pense espagnole dans ce domaine.

    En outre, dans l'essence du paysage entre la composante affective que Giner suggrait trs bien par le terme de comarca. Mais la dfinition d'Unamuno est un peu plus complexe, car elle comprend un lment de variabilit. Dans un premier temps, certes, le paysage implique une proximit qui rduit ncessairement ses dimensions aux alentours de l'habitat, ville ou village. Il s'inscrit dans les limites de ce qu'Unamuno appelle la patrie sensitive , par opposition la patrie sentimentale ou imaginaire : la premire est celle qu'on voit, qu'on parcourt, qu'on touche , Bilbao et ses environs dans le cas d'Unamuno enfant ; c'est elle qui se traduit par un paysage :

    Para mi lapatria, en el sentido ms concreto de esta palabra, la patria sensitiva -por oposicin a la intelectiva, o aun sentimental-, la de campanario, lapatria, no ya chica, sino menos que chica, la quepodemos abarcar de una mirada, comopuedo abarcar a Bilbao todo desde muchas de las alturas que le circundan, esa patria es el mbito de la ninez, y solo en cuanto me evoca la ninez y me hace vivir en ella y ba- narme en sus recuerdos, tiene valor .

    La deuxime est celle qui n'a qu'une existence spirituelle ou rhtorique, qui reprsente un mythe ou un idal, le Pays Basque en l'occurrence :

    [. . .] mi patria chica, la sentimental, y aun ms que sentimental, imaginativa; aquella Euscalerria o Vasconia que me habian ensehado a amar mis lecturas de los escritores del tierra51.

    En effet, l'amour qu'on porte aux deux entits est diffrent : celui qui a pour objet la patrie sensitive s'exprime par le verbe querer ; pour la patrie sentimentale, il faut utiliser amar. Unamuno montre que le rapport au paysage est charnel : il se voit et se touche. La patrie sensitive, pour l'enfant, a une me et un corps, tandis que la patrie sentimentale n'a qu'une me, pour ainsi dire : ainsi se justifie la distinction entre des deux amours.

    48. De mi Pais, Prlogo del autor , p. 86. 49. Cf. galement, Andanzasy visiones espanolas, En la Pena de Francia , p. 418 : los pueblos

    que sepueden abarcar [...] ; Coimbra , p. 427 : elpaisaje que de allise abarca [...] . 50. De mi Pais, Prlogo del autor , p. 86. 51. Ibid., p. SI

  • LA PHILOSOPHIE DU PAYSAGE EN ESPAGNE 1 9 1

    Or, Unamuno tire toutes les consquences de cette dfinition phnomnologique et affective du paysage. Si celui-ci dpend du regard, il est relatif au point de vue ; par consquent, ses dimensions peuvent varier en fonction du point de vue. C'est ainsi que le concept mme de patrie sensitive est relatif. Si Bilbao est la patrie sensitive de l'enfance, plus tard c'est le Pays Basque en son entier qui peut prendre sa place : il suffit de sortir du cocon originel et de voyager. Amar y querer sont, pour les mmes raisons, des notions relatives :

    Ydigo amar, subrayndolo, porque a esepais vasco lo amaba enfonces, mientras que a Bilbao le queria, y si hoy quiero, en parte, a aqul, espor haberlo recorrido, tam- bin en parte; haberlo visto y tocado, y hecho sensitivo lo que era sentimental2.

    Unamuno note souvent ce caractre relatif des dimensions du paysage, rendu particulirement sensible lors d'une ascension en montagne. C'est toujours d'une hauteur qu'Unamuno cerne un paysage ; Bilbao se voit desde muchas de las alturas que le circundan ; de mme, dans la Pena de Francia, il regarde d'en haut la Alberca, insistant sur ce point de vue idal pour contempler les villages, estos pueblos, que sepueden abarcar asi desde lo alto, en una ojeada, y que se diria cabe cojerlos en unpuno 54. C'est ainsi qu'on peut aller jusqu' parler du paysage national, corrlat du regard qui a dsormais les moyens, grce l'avion, d'tendre ses limites55. De manire parfaitement rigoureuse, on passe alors de la patrie sensitive ou sentimentale la Patrie avec une majuscule, correspondant exactement au Pais56.

    Toutefois, cette variabilit des dimensions du paysage, entrane par la variabilit des hauteurs du point de vue, pourrait appauvrir sa dfinition en le rduisant la seule quantit d'espace saisie par le regard : car cette quantit pourrait varier l'infini, indiffrente au contenu concret du paysage, sans aucun autre critre de dfinition que la distance de la terre au spectateur.

    En ralit, Unamuno, ne rduit pas le paysage une quantit d'espace quelconque, mais lie cette quantit des dterminations d'ordre qualitatif, qui permettent d'en donner la vritable mesure. Cette mesure n'est pas tant dtermine par la structure naturelle du sol, qui comptait dans la dfinition de Giner, que par des valeurs affectives et sociales. Unamuno lie toujours un paysage une ville, un village ou une rgion dtermine. Et mme lorsqu'il imagine une vue arienne,

    52. Ibid. 53. Ibid., p. 86. 54. Andanzas y visiones espanolas, En la Pena de Francia , p. 4 1 8. 55. Espana, Pais, paisaje, paisanaje , p. 705. 56. Andanzas y visiones espanolas, Frente a los negrillos , p. 432 : es sumergirse en el paisaje

    lo que nos hace recobrarfe en un dichose porvenir de la Patria , ou Espana, Pais, paisaje, paisanaje , p. 706 : No, sos ne sern nunca paisanos, hombres del pais, del pago, de la patria que en el paisaje se rvla y simboliza , ce dernier texte jouant sur le caractre relatif de tous ces termes, ce pourquoi ils ne portent pas la majuscule ; il s'agit aussi bien du village que de l'Espagne, del paisaje y del pais de esta mano de tierra que es Espana {Espana, Pais, paisaje, paisanaje , p. 707).

  • 1 92 ANTOINE GAVOILLE

    c'est de l'Espagne entire qu'il s'agit57. Comme nous venons de le signaler, le paysage est toujours fonction d'une patrie , que ce soit celle de l'enfance, une rgion particulire ou la nation elle mme. Le paysage est la quantit d'espace visible correspondant un monde 58, c'est--dire un rseau affectif et communautaire dtermin. C'est la combinaison de ces deux dterminations, quantitative et qualitative, spatiale et sociale, qui permet de mesurer et de dfinir un paysage59.

    Cette relation fonctionnelle qui unit les concepts de paysage et de patrie dans la pense d'Unamuno nous renvoie donc une thorie des rapports entre l'homme et la terre, c'est--dire aux principes fondamentaux de toute sa littrature paysagre. Car le paysage reprsente l'un des rapports possibles entre l'homme et la nature, qui n'est ni la relation matrielle correspondant la dtermination physique de l'homme par le milieu, ni la relation inverse, mais galement matrielle, correspondant la dtermination du milieu par le travail de l'homme. Le paysage est une modalit spirituelle des relations entre l'homme et la nature.

    2. L'homme et la nature : un dterminisme spirituel

    Certes, l'homme est fils de la terre. Unamuno apprcie cette mtaphore, et la file ; mais il en fait aussi un usage critique, la renversant ou contestant certaines de ses interprtations possibles . Comme Giner, Unamuno se spare d'une interprtation matrialiste des rapports entre l'homme et son milieu naturel, sans toutefois l'exclure compltement. En fait, il distingue deux relations entre la nature et l'homme : l'une s'tablit entre les composantes matrielles de la nature et le corps de l'homme, l'autre entre le paysage proprement dit, objet du regard, et l'me ; cette dernire est d'ordre spirituel. Qu'on nous permette de citer le texte suivant, qui contient non seulement les fondements d'une rflexion sur les rapports entre l'homme et la nature, mais aussi une analyse trs profonde de l'essence du paysage.

    Muy cierto que la comarca hace a la cas ta, el paisaje -y el celaje con l- al paisanaje ; pero no tan solo en un sentido terreno y corporeo, material, y como de tierra a cuerpo - todo barro , sino adems y acaso muy principalmente, en otro sentido ms intimo, especultivoy espiritual, de vision a espiritu todo barro. Quiero decir que no es solo como alimento de estmago, ypor su geayclimayfaunayflora, como nuestra tierra nos moldeayhiere el aima, sino como vision, entrndonos por los sen-

    57. Espaha, Pais, paisaje, paisanaje , p. 705. 58. Andanzasy visiones espaholas, En la Pefia de Francia , p. 418. 59. Il faut mettre part ce qu'on pourrait appeler les paysages infinis d'Unamuno, objets de

    descriptions grandioses qui s'achvent en apothoses. D'une part, ces paysages sont dtachs de toute contingence sociale. D'autre part, ils sont immenses au sens littral du terme, incommensurables ; c'est pourquoi ils manifestent la patrie ternelle et non plus une patrie particulire, voquent Dieu et non plus l'homme.

    60. Paisajes, La Flcha , p. 58-59, et Andanzas y visiones espaholas, Las Hurdes , p. 409.

  • LA PHILOSOPHIE DU PAYSAGE EN ESPAGNE 1 93

    tidos. Si varios hombres persisten viendo mucho tiempo la misma vis ta acabarnpor acordary aunar mucho de su ideacin, estribndola en el espectculo aquel61.

    Pour Unamuno, la relation essentielle entre l'homme et la nature est d'ordre spirituel, parce qu'elle passe par le regard. Cela veut dire que le paysage est le mode fondamental de la relation la nature, beaucoup plus efficace que les dterminations gologiques, climatiques ou autres, puisqu'il dtermine le mode de pense des hommes et fonde ainsi l'unit de leur communaut. Si Unamuno prend ses distances avec la thorie des climats, ce n'est pas pour faire de l'homme un pur esprit sans relation avec la nature qui l'entoure, mais pour substituer un dterminisme matriel une relation plus complexe : la nature forge l'esprit humain en tant qu'elle est regarde, autrement dit en tant que paysage. Or, paradoxalement, la nature regarde ne peut tre qu'une nature dj humanise. Analysons de plus prs cette dialectique.

    Le premier rapport qui existe entre l'homme et la nature est celui du travail, qui exclut que celle-ci apparaisse comme une mre aux yeux de celui-l. Unamuno rejette donc toute interprtation nave du sentiment de la nature et toute vision ingnue du paysan, en rappelant qu'avant d'inspirer des sentiments, la nature exige une activit pnible. Le rapport immdiat avec la nature est un rapport pratique et ngatif, avant d'tre un rapport esthtique. Il n'y a donc originellement pas de place pour un rapport spirituel. Celui-ci apparat seulement quand les obstacles naturels sont surmonts, savoir quand il parvient au stade o l'agriculture est devenue libre industrie ; c'est alors que l'homme peut enfin regarder la nature et prouver pour elle un sentiment filial ; la conscience d'une union positive et le sentiment esthtique vont de pair : hasta tanto no llegar a verpor completo el campo con ojos de aima que bebe su reposo y en su sosiego se mete, no la llegar a ver como madr 62.

    En effet, tant qu'il travaille la terre, l'homme est plutt son esclave 63 que son fils, moins de considrer que c'est plutt la terre qui est fille de l'homme64. Mais Unamuno n'tablit pas une coupure radicale entre la relation de travail et la relation esthtique. Bien au contraire, le souvenir du labeur, le sentiment d'avoir surmont l'obstacle sont des ingrdients de la contemplation de la beaut naturelle. Rien de kantien dans cette esthtique qui dfinit la beaut comme conomie d'utilit et dont la mthode, de manire nietzschenne, substitue la gnalogie l'analytique :

    La belleza es ahorro de utitlidad, y el deleite con que la campina nos regala no es debido en la ultima inquisicin a otra cosa ms que a la oscura reminiscencia sub-

    6 1 . Andanzas y visiones espanolas, Frente a los negrillos , p. 432. 62. Paisajes, La Flcha , p. 58. 63. Ibid. 64. Andanzas y visiones espanolas, Las Hurdes , p. 409.

  • 194 ANTOINE GAVOILLE

    conciente del alivio que en sus necesidades le debieron nuestros remotos padres y los padres de ellos en rosario de innmeras generacionei .

    Le paysage n'est donc pas un objet purement esthtique dans le sens o sa perception authentique n'est pas dtache de toute relation avec la physiologie. Dans le sentiment de la beaut de la nature rside toujours la rminiscence d'un effort physique surmont, d'un besoin et de son soulagement. Cette analyse est fort utile notre propos, puisqu'elle contient implicitement la critique d'une approche abstraite du paysage qui l'assimilerait un simple tableau. Nous voyons dj apparatre ici un principe fondamental de la philosophie unamunienne du paysage, qui le dfinit comme ralit vcue et non pas seulement vue.

    Cette critique d'une esthtique pure du paysage dbouche sur une dialectique de la naturalisation de l'homme et de l'humanisation de la nature, qui forment le pralable indispensable la manifestation de la nature comme paysage. En effet, l'homme ne peut se sentir proche de la nature, la regarder comme telle et se nourrir spirituellement de sa contemplation, autrement dit se naturaliser , que s'il a dpass la relation originelle de lutte et de travail, s'il a transform cette nature hostile, autrement dit s'il l'a humanise :

    Poco a poco ha ido el hombre convirtiendo a la Naturaleza en habitation suya, ha- cindola ms humana, humanizndola. Y a la par, su trato con ella, el continuo roce,

    . ha ido acercndole a ella ms y ms, ensenndole a mirarla con amor, naturalizn- dole enfin66.

    Cette dialectique, malgr les apparences, est fort loigne de celle de Hegel ou de Marx ; les deux philosophes allemands ont galement montr comment la naturalisation de l'homme et l'humanisation de la nature s'impliquent mutuellement, mais la finalit du processus dialectique est chez eux compltement diffrente, car par naturalisation de l'homme ils entendent une soumission progressive aux lois de la nature, grce au dveloppement de sa comprhension scientifique qui permet peu peu, et c'est l le renversement dialectique, sa domination complte et la libration spirituelle de l'homme. Tel est le sens de la dialectique du matre et de l'esclave chez Hegel : l'esclave finit par devenir plus libre que le matre, par la possession des lois de l'action concrte sur la nature. La dialectique unamunienne comporte un rsultat fort diffrent : l'esclave de la terre se libre galement par le travail, mais pour redcouvrir cette mme terre sous la forme du paysage. La finalit du procesus n'est pas ici la science, ni le domination de la nature, mais la dcouverte de la beaut et l'ouverture de l'esprit la nature. Il ne s'agit pas ici de rompre la relation entre la nature et l'esprit pour librer celui- ci, mais au contraire de librer l'homme d'une relation ngative avec la nature de

    65. Paisajes, La Flcha , p. 58. 66. Ibid., p. 59.

  • LA PHILOSOPHIE DU PAYSAGE EN ESPAGNE 1 95

    faon ce que celle-ci fournisse le socle de sa vie spirituelle, en devenant son me sous la forme d'un paysage.

    Unamuno propose ici une thorie du paysage qui est du plus haut intrt, car en accord avec les recherches contemporaines. Le paysage n'est pas la manifestation naturelle de la nature, ni la perception de celui-ci l'attitude spontane de l'homme. La nature l'tat brut est un ensemble d'obstacles, le rapport primitif la nature est d'ordre pratique : la lutte contre ces obstacles. Le paysage n'apparat la conscience de l'homme que lorsque celui-ci s'est libr des ncessits naturelles ; c'est donc une ralit spirituelle, et non pas matrielle. Loin d'tre une ralit primitive, le paysage n'apparat qu' la suite d'un premier processus de culture. Mais il nous reste analyser la thse d'Unamuno selon laquelle le paysage, s'il n'est pas la ralit naturelle primitive, est nanmoins, en tant que nature intriorise, la ralit premire de toute vie spirituelle.

    En effet, la distinction gnrale entre le matriel et le spirituel, entre la nature agisssant sur le corps et la nature pntrant dans l'esprit par le regard, Unamuno en ajoute une autre, qui divise son tour le monde spirituel : me et esprit ne doivent pas tre confondus, bien que la premire soit la condition de possibilit du second. Unamuno a toujours critiqu l'esprit sans me ; or, le paysage est prcisment ce qui donne une me l'individu et la structure. Mieux encore, le paysage est en lui- mme me, et celle-ci est paysage. Essayons de comprendre ces paradoxes. L'me, selon Unamuno, reprsente un niveau de la vie spirituelle qui prcde l'apparition de la conscience. Or, la conscience correspond une position de la subjectivit hors du monde, saisi comme objet pos en face d'elle. Par opposition, l'me correspond une position de la subjectivit qui prcde la sparation du Je et du monde. Reprenant les vieux mots grecs, Unamuno donne comme quivalent de l'opposition entre aima et espiritu l'opposition entre psuch etpneuma : Aima y no espiritu, psiquey nopneuma ; aima animal, anima 67. Lapsuch est la partie de l'esprit qui subit toutes les influences de la nature. Le pneuma est ce souffle qui, le jour de la mort, s'chappe du corps pour, selon les versions, subsister ailleurs. Du point de vue d'Unamuno, il est clair que le pneuma est cette partie abstraite de l'esprit qui est separable de l'environnement, correspondant au terme moderne de conscience, sparation du sujet et de l'objet et instrument d'analyse.

    Le mode de relation entre l'me et le paysage n'est donc pas celui de la perception caractristique de la conscience, savoir la position extrieure d'un objet. Ici, les critres d'extriorit ou d'intriorit n'ont pas de sens. Le sujet vit dans l'objet et l'objet est dans le sujet, ces derniers termes tant eux-mmes inadquats. C'est pourquoi Unamuno prfre employer des formules, droutantes au premier abord, mais qui, loin d'tre de la littrature , sont en parfait accord avec sa pense. La premire consiste dire que le paysage est me, ou qu'il se fait me : sbeseme [elpaisaje] al aima y se me hace aima 68, ou encore : Siento

    67. Espana, Pais, paisaje, paisanaje , p. 705. 68. Ibid.

  • 196 ANTOINE GAVOILLE

    que ese paisaje, que es a su vez aima, psique, anima - no espiritu -, me coge el anima . La seconde de ces formules dconcertantes est la suivante : les hommes suenan la tierra 70, songent la terre, et mme, insiste Unamuno, ils rvent ce qu'ils ont devant les yeux, autrement dit leur perception s'effectue sur le mode du rve : iY que suenan ? iQu ? Lo que tienen delante de los ojos; la realidad concreta y prsente, el campo, el buey que pasta, el pjaro que vuela... 71. Unamuno ajoute, liant les deux expressions paradoxales de sa pense : Su aima es lo que tienen delante12. Le paysage n'est donc pas objet de perception distante, analytique et reflexive, mais est une ralit vcue, constitutive de la personnalit profonde de l'individu. L'me correspond un mode d'tre au monde antrieur au mode d'tre de la conscience sparatrice la fois du sujet et de l'objet et des choses entre elles, caractristique de l'origine de l'humanit ou de l'enfance,

    [...] cuando el sueho y la vigilia se compenetraban sin fronterizas marcas, cuando bajo el silencioso salmo de las esferas estelares tomaban igual cuerpo para el huma- no espiritu las vaporosas campinas de las nubesy las petrificadas nubes de los cam- pos13. ,

    Sparation du sujet et de l'objet et facult analytique surviennent plus tard, lorque se forme la raison, qui en outre tend refouler et supprimer la fantaisie 74 originelle. Dans ce cas, l'homme perd son me, conservant un esprit sans assise. En effet, si le paysage est constitutif de l'me, il apporte l'esprit ses fondations. Parlant du paysan, humble hros de la terre , Unamuno dit que ante toi espectculo se echaron los cimientos de su aima .

    Le paysage n'est donc pas une chose vue, mais une chose vcue, non perue, mais sentie, non un objet extrieur, mais un lment constituif de la personnalit. C'est pourquoi Unamuno est si critique avec la vision touristique des paysages. Quand il visite un village, il prfre mme ne pas le voir immdiatement ; citons encore ce dialogue avec un compagnon d'excursion, qui ne comprend pas l'attitude paradoxale du philosophe :

    - jEa, perezoso, arriba! Vamos a ver el pueblo... - lA ver el pueblo? - le contest , Y para que? - iPara que? jT estas malol... iPues a que hemos venido? - jA soharlo! Djame que me le figure a mi antojo... -Lo mismo podias habertele figurado en la ciudad...

    69. Ibid. 70. Ibid., p. 706. 7 1 . Paisajes, Brianzuelo de la Sierra , p. 7 1 . 72. Ibid. 73. Ibid., Puesta del sol , p. 74. 74. Ibid. 75. Ibid., Humilde heroismo , p. 80.

  • LA PHILOSOPHIE DU PAYSAGE EN ESPAGNE 1 97

    - No, lo mismo no. Aqui estoy en l, y la conciencia de estar en l vivifica mi imagination; aqui respiro con su aire de effluvios espirituales; aqui oigo el rumor de sus gentes... iQuieres que no salgamos de este cuarto, y que esta noche, a oscuras, pro- sigamos nuestra excursion? - Vamos, no seas loco; tenjuicio y levntate16.

    Il ne s'agit pas d'un caprice, et ce dialogue n'est pas un divertissement littraire ; on voit que tous les mots appartiennent au systme de pense propre Unamuno. Le rapport authentique avec un lieu est obscur, nocturne, car il appartient l'me et non pas au monde lumineux, objectif et analytique du jugement . Il faut vivre le village avant de le voir, afin de retrouver le mode de prsence du paysage pour l'esprit local. Quand on est de passage, il faut vivre ce qu'on va voir pour comprendre comment les gens du lieu vivent ce qu'il voient continuellement depuis l'enfance.

    3. Science du particulier et critique du particularisme

    Un des principes de la sociologie d'Unamuno, en effet, consiste attribuer au paysage le rle de fondement de la communaut humaine. S'il se moque si souvent de la sociologie dans les textes prcisment consacrs au paysage, ce n'est pas pour nier la valeur de toute sociologie, mais pour rfuter toute sociologie qui ignorerait ce qui est, ses yeux, le fondement du procesus de socialisation, qu'il appelle paisanaje, heureux de pouvoir s'appuyer sur la racine commune des mots pais, paisaje et paisanaje17. C'est ainsi qu'il critique les nationalismes rgionaux, en dnonant la fausse culture qui taye leur idologie, dont l'ingrdient principal est une sociologie sans me et sans esprit , prcisment parce qu'elle ignore compltement la fonction et la valeur du paysage. La gologie, la gographie et mme l'esthtique, qui fait apparatre l'Espagne comme une main, main aux cinq doigts, mais ouverte et gnreuse, devraient mener une autre conception du pays , o se combineraient dialectiquement l'unit et la pluralit :

    Yalgunos de estospobres hombres pobres no son capaces de imaginar la geografia y la geologia, la biografiayla biologia de la mano espanola. Y se les ha atiborrado el magin, que no la imagination, con una sociologia sin alma ni espiritu, sinfe, sin razon y sin arte .

    On retrouve ici le programme de recherche et les directions pistmologiques dfinis par Giner en 1886. On voit se dessiner le profil interdisciplinaire, unissant gologie, biologie, gographie, anthropologie et sociologie. Mais Unamuno, en outre, peroit la porte thique et politique que pourrait avoir

    76. Paisajes, Brianzuelo de la sierra , p. 68. 77. Espana, Pais, paisaje, paisanaje , p. 705. 78. Ibid., p. 706.

  • 1 98 ANTOINE GAVOILLE

    cette recherche sur le paysage. Exactement comme les chercheurs actuels, il voit qu'elle permettrait de mettre en garde contre certaines idologies qui prnent un retour la nature sans avoir auparavant dfini srieusement l'essence des relations qui unissent celle-ci l'homme. En imaginant l'Espagne vue d'avion, autrement dit en rapiant tous les paysages qu'il a contempls lors de ses excursions, Unamuno veut montrer que l'unit rgionale, certes fonde sur la nature, n'est cependant pas la seule, qu'elle est relative au mme titre que les limites spatiales du paysage lui-mme, comme nous l'avons vu.

    C'est pourquoi l'usage du terme imagination , ou mme de foi , ne doit pas nous garer. Ici, il ne s'agit pas de l'imagination libre dont parlait Giner. Celle- ci avait une finalit esthtique et potique, tandis qu'Unamuno lui donne ici une autre fonction, sociale et politique : celle de reconstiuer l'unit espagnole. Le paysage national ne peut que s'imaginer, moins qu'on ait la chance de monter en avion. De toute faon, on ne vit pas en avion, alors que le souci du pays doit tre constant. Son image gographique, accompagne de toute sa signification historique, doit donc tre continuellement prsente aux esprits : voil pourquoi Unamuno peut dire qu'il faut imaginer la gographie, sans parler pour autant d'une gographie imaginaire et fantaisiste. Il s'agit en ralit d'un travail srieux de l'imagination, qui a pour but de retrouver dans la gographie les traces de l'histoire, rastrear en la geografa la historia , afin de retrouver le sens de l'unit nationale.

    Cette notion de paysage imaginaire, aux dimensions nationales, vient donc complter la phnomnologie du paysage dont nous suivons l'laboration depuis Giner. Un paysage n'est jamais seul. Il est toujours englob dans un paysage plus vaste qu'on sait tre l, mais qu'on ne voit pas. C'est ainsi, nous l'avons vu, qu'Unamuno distinguait entre patrie sensitive et patrie sentimentale. Si nous reprenons l'ensemble de ces considrations, nous pouvons dire qu'Unamuno distingue entre le paysage visible et le paysage imagin, ce qui ne veut pas dire imaginaire. Ce second paysage est aussi rel que le premier, bien qu'il ne soit pas vu en mme temps, puisqu'il le renferme. Il est prsent, bien que non vu : co- prsent, dirait la phnomnologie. Tout paysage suppose l'existence d'un paysage plus vaste ; tout paysage manifeste ainsi sa qualit de partie ; tout paysage est donc une leon d'unit.

    Unamuno tient donc distinguer soigneusement entre ce qu'on appelle parfois, aujourd'hui, le localisme et le rgionalisme sparatiste. Le localisme est une attitude thorique consistant admettre l'existence des ralits locales, reconnatre qu'elles jouent un rle essentiel dans la formation de chaque individu et dans la constitution du groupe, les tudier enfin en se munissant des concepts adquats : chaque crit unamunien plac sous la catgorie de Paysage participe en ralit de cette attitude thorique, s'il ne l'inaugure. Le rgionalisme est chose trs diffrente : c'est une attitude politique manifestant, aux yeux d'Unamuno, une

    79. Ibid.

  • LA PHILOSOPHIE DU PAYSAGE EN ESPAGNE 1 99

    absence de culture : Esos, los de la diferanciacin, suelen sersenoritos de aldea, que no aldeanos, cuando no algopeor, y es senoritos rabaleros de gran urbe 80. Le mythe de la petite rgion auto-suffisante est un produit abstrait de l'imaginaire dgrad des citadins, au mpris de la ralit historique, une communaut de destin, et de la ralit gographique, une communaut conomique ; ce manque de culture universelle s'ajoute paradoxalement l'absence d'une relle culture du particulier, que le linguiste de Salamanque souligne avec ironie :

    Conocia ms de uno que en sufalta de conocimiento de la lengua diferencial del pais nativo estropeaba adrede la lengua integral del pais histrico, de lapatria comn, de esta mano que nos sustenta, entre mediterrneo, Atlntico y Cantbrico, a todos los espanoles^.

    Tous les concepts employs ici montrent clairement quelle tait l'attitude d'Unamuno vis--vis du sparatisme : la linguistique, l'histoire et l'conomie rfutent par elles-mmes les vellits idologiques. Nous voyons donc que la distance entre la science du particulier et le particularisme politique est parfaitement maintenue par Unamuno.

    Le paysage, selon Unamuno, donne donc celui qui le contemple une double leon d'unit : une leon de sociologie, car tout paysage fonde un paisanaje particulier, une unit sociale, effet d'une unit spirituelle rsultant elle-mme de l'unit gomorphique ; une leon de patriotisme, car tout paysage renvoie au paysage national, par consquent su paisanaje du pays entier :

    La primera leccin de patriotismo se recibe cuando se logra cobrar conciencia clara y arraigada delpaisaje de la Patria, despus de haberlo hecho estado de conciencia, reflexionar sobre este y elevarlo a idea .

    III. ORTEGA Y GASSET

    Ortega y Gasset lve rellement le paysage au rang d'objet philosophique. Mais le rle qu'il joue dans son uvre est double. D'une part, il devient l'objet d'une rflexion thorique rigoureuse qui s'loigne radicalement de la description littraire. D'autre part, il prend une valeur pdagogique : comme chez les devanciers d'Ortega, il forme la conscience morale, il dveloppe le sens historique, mais, en outre, il apparat comme le lieu d'apprentissage de la philosophie elle- mme, allant jusqu' servir de modle thorique la mtaphysique ortguienne. Il est donc la fois objet et origine de l'activit thorique. Ces deux aspects ne sont pas trangers l'un l'autre : c'est parce qu'il possde une structure intelligible que le paysage est capable d'veiller l'intelligence. On comprendra que, dans les

    80. Ibid. 81. Ibid. 82. Andanzas y visiones espanolas, Frente a los negrillos , p. 432.

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    limites d'une tude consacre la science du paysage, nous privilgions le premier aspect au dtriment du second, ce dernier ayant t trait par ailleurs83. Nanmoins, il est ncessaire d'analyser le rle de paradigme que joue le paysage dans la mtaphysique d' Ortega, pour mieux comprendre comment cette mtaphysique lui donne ensuite les moyens de conceptualiser la structure du paysage. Il y a ici un cercle, mais il est fcond.

    1. Le paysage : paradigme philosophique et catgorie ontologique

    a. Le paysage comme perspective

    En 1 9 1 6, en guise de prologue El Espectador, Ortega propose une nouvelle thorie de la vrit, dont le concept central est celui de perspective 84. Renvoyant dos dos le scepticisme, qui prtend que la saisie de la vrit par le sujet individuel annule toute objectivit, et le rationalisme, qui se fonde sur l'existence invrifiable d'un point de vue supra-individuel garantissant l'objectivit du savoir, Ortega raffirme la fois la valeur de la vrit et celle du point de vue individuel : Elpunto de vista individual me parece el nico punto de vis ta desde el cual puede mirarse el mundo en su ver dad. Otra cosa es un artificio 85.

    Ortega dmontre cette thse en analysant le concept de ralit . Celui-ci renferme l'ide d'extriorit, car la ralit est ncessairement en dehors de l'esprit individuel de chacun, sans quoi elle ne serait ni la ralit, une et indivisible, ni la ralit, c'est--dire autre chose qu'une reprsentation mentale. Or, cette extriorit et cette unit, qui sont les caractristiques ncessaires de la ralit, rendent tout aussi ncessaire et relle la multiplicit des manires dont elle se donne voir aux sujets dous du pouvoir de reprsentation. La ralit ne peut tre objet de reprsentation qu'en se multipliant en une quantit de points de vue : La realidad, precisamente por serlo y hallarse fuera de nuestras mentes individuates, solo puede llegar a estas multiplicndose en mil caras o haces 87.

    Parce qu'il entretient avec la ralit un rapport d'extriorit, le sujet la saisit dans une perspective. La notion de perspective permet Ortega de garantir en mme temps la double ralit de l'objet et du sujet, ainsi que la validit de la connaissance. Soutenir que le sujet peut prtendre une saisie absolue de la ralit revient chafauder deux hypothses qui, selon Ortega, sont deux fictions. Ou bien, en effet, la ralit peut tre entirement absorbe en lui ; elle est alors pure

    83. Thomas Mermall, El paisaje pedaggico de Ortega y Gasst , Aporia, Madrid, Nums 21/24, Vol. VI, 1983/84 ; Margot Arce, La funcin del paisaje en las Meditaciones del Quijote , Asomante, XII, 1956.

    84. Ortega y Gasset, El Espectador, Verdad y perspectiva , O. G, II, p. 15 21. 85. Ibid., p. 18. 86. Ibid., p. 19. 87. Ibid. . . ,

  • LA PHILOSOPHIE DU PAYSAGE EN ESPAGNE 20 1

    reprsentation, elle est conscience et non plus ralit : premire fiction. Ou bien, inversement, la ralit absorbe le sujet ; cela suppose un point de vue lui-mme absolu, ce qui pour Ortega est une contradiction in terminis, d'une part, et la ngation de toute subjectivit relle, d'autre part : deuxime fiction. En effet, la subjectivit est ncessairement situe hic et nunc et ne peut s'arracher son historicit. S'il conserve l'ide leibnizienne de perspective, c'est en radiquant de la monadologie tout idalisme , autrement dit en supprimant l'ide d'un point de vue absolu qui serait celui de Dieu89. Le perspectivisme d' Ortega est donc la consquence de son ralisme absolu, ce qui veut dire qu'il se tient gale distance de l'idalisme rationaliste et du subjectivisme relativiste :

    La realidad no puede ser mirada sino desde elpunto de vista que cada cual ocupa, fatalmente, en el universo. Aqullay este son correlativos, y como no se puede inven- tar la realidad, tampoco puede fingirse elpunto de vista .

    Penser la ralit en gnral comme une perspective permet de la comparer un paysage. Ortega, en effet, explique sa thorie en prenant l'exemple de la Sierra de Guadarrama. Vue depuis El Escurial, cette montagne offre au spectateur le versant qui descend vers Madrid. Mais, depuis Sgovie, on voit le versant oppos de la mme montagne. Cette simple constatation permet Ortega de passer une rflexion galement simple, mais charge, dans son esprit, d'une grande porte mtaphysique : aucun de ces deux spectateurs ne peut se vanter de possder la reprsentation vraie de cette montagne. Les deux visions sont vraies, Ortega allant jusqu' dire que la garantie de leur vrit rside prcisment dans le fait qu'elles sont diffrentes, car elles prouvent ainsi qu'elles sont visions de quelque chose de rel, et non d'une fiction : de quelque chose qui, par essence, ne peut tre peru que d'un point de vue et qui, par consquent, suscite une multiplicit de perspectives. Ortega dmontre sa thorie du rel par l'absurde : Si la sierra materna fuera una fiction o una abstraction, o una alucinacin, podrian coincidir la pupila del espectador segoviano y la mia 91 .

    Le paysage joue ici le rle d'un vritable paradigme philosophique, repris explicitement sept ans plus tard : es el caso que la realidad, como un paisaje, tiene infinitas perspectivas, todas ellas igualmente veridicas y autnticas92. Ortega fait ainsi concider la grande tradition leibnizienne, qui lui fournit le concept mtaphysique de perspective, et la dfinition du paysage propose par Giner, comme perspectiva de una comarca natural . Ortega fait-il consciemment le rapprochement ? Sachant que Giner occupe une place immense dans l'horizon philosophique espagnol du dbut du sicle, que son article a t

    88. 89. 90. 91. 92.

    Ibid., p. 18-19, note 1. El tema de nuestro tiempo, O. C, III El Espectador, O. C, II, p. 19. Ibid. El tema de nuestro tiempo, O.C., III,

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  • 202 ANTOINE GAVOILLE

    rdit dans plusieurs revues plusieurs annes de distance93, particulirement en 1915 et 1916, annes o Ortega crit ces lignes, et que, par ailleurs, celui-ci mentionne explicitement la rflexion de Giner sur le paysage94, il est hautement probable qu'il ait connu cette dfinition.

    Toujours est-il que chez Ortega, mtaphysique et thorie du paysage vont concider parfaitement, au point que si la seconde fournit un paradigme la premire, la premire permet son tour d'laborer rigoureusement la seconde. C'est ce que n'ont pas vu les commentateurs, qui se contentent d'analyser les vertus pdagogiques et moralisatrices du paysage ortguien , sans aller plus loin. Cette ambigut du statut du paysage par rapport la mtaphysique, puisqu'il en est la fois le paradigme et un objet particulier, apparat trs bien dans le texte de 1916, dont il faut citer intgralement ces quelques lignes pour considrer le degr d'intrication de ses deux fonctions :

    La realidad, pues, se ofrece en perspectivas individuates. Lo que para uno esta en ultimo piano, se halla para otro en primer trmino. El paisaje ordena sus tamahos y sus distancias de acuerdo con nuestra retina, y nuestro corazn reparte los acen- tos. La perspectiva visual y la intelectual se complican con la perspectiva de la va- loracin .

    La fonction de paradigme inhrente au paysage apparat clairement : la ralit est analyse en termes de premier et de dernier plans. Mais sa place parmi les objets de la thorie de la perspective est tout aussi claire : en distinguant trois genres de perspective, la visuelle, l'intellectuelle et la morale, Ortega fait du paysage l'un des trois genres fondamentaux de la ralit. Le paysage est l'organisation de la ralit sensible pour un sujet, ct du systme de ses ides et de la hirarchie de ses valeurs. Loin d'tre un objet annexe de mditation, il devient l'une des catgories principales de la philosophie.

    b. Le paysage comme circonstance

    L'lvation de la notion de paysage au rang de catgorie fondamentale de la ralit est confirme par sa connexion avec la thse centrale de la philosophie ortguienne. En effet, la fameuse proposition yo soyyoy mi circunstancia 97 peut devenir : yo soyyo y mi paisaje . Ortega ne se prte pas lui-mme ce jeu verbal, mais il l'autorise par la substitution explicite du terme de circonstance par celui de paysage : Nuestra vida es un dilogo, donde es el individuo solo un interlocutor:

    93. Cf. supra, p. 175, n. 5. 94. El Espectador, De Madrid a Asturias o los dos paisajes , O. C, II, p. 253 : Don Francisco

    Giner, para quien solo lo intil era nec