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GÉNÉALOGIE DU PAYSAGE Michel Conan Gallimard | Le Débat 1991/3 - n° 65 pages 29 à 42 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-1991-3-page-29.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Conan Michel, « Généalogie du paysage », Le Débat, 1991/3 n° 65, p. 29-42. DOI : 10.3917/deba.065.0029 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Victoria - - 142.104.240.194 - 19/04/2013 20h11. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Victoria - - 142.104.240.194 - 19/04/2013 20h11. © Gallimard

Généalogie du paysage

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Page 1: Généalogie du paysage

GÉNÉALOGIE DU PAYSAGE Michel Conan Gallimard | Le Débat 1991/3 - n° 65pages 29 à 42

ISSN 0246-2346

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-debat-1991-3-page-29.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Conan Michel, « Généalogie du paysage »,

Le Débat, 1991/3 n° 65, p. 29-42. DOI : 10.3917/deba.065.0029

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Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard.

© Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Michel Conan

Généalogie du paysage

La plus ancienne représentation d�un paysage connue se trouve à Çatal Höyük en Turquie. Sa datationest assez imprécise, entre 6 000 et 8 000 ans avant J.-C. Elle représente une ville, peut-être sur le site deÇatal Höyük, sous le feu d�un volcan1. Cette image ne ressemble ni à une évocation du sublime dans lanature telle que l�éruption du Vésuve en 1779 peinte d�après nature par Pierre-Jacques Volaire, ou cellepeinte en 1817 par Turner2, ni à aucune autre de nos peintures et elle n�est lisible que si l�on dispose d�unecertaine familiarité avec la culture des hommes qui l�ont peinte. On pourrait être tenté de refuser, au nomde nos habitudes culturelles, d�y reconnaître un paysage. Mais cette attitude ethnocentrique nous interdi-rait, en fait, même la compréhension de l�appréciation du paysage au XVIIIe siècle en France.

On montrera, en effet, que le primat accordé à la vision dans l�étude du paysage constitue un préjugéculturel qui en rend incompréhensible l�histoire.

Le paysage poétique et pictural de la fin du XVIIIe siècle3

On ne dispose malheureusement que de peu de textes didactiques sur le paysage. Toutefois Bernardinde Saint-Pierre, dans les Harmonies de la Nature, s�est proposé d�expliquer à l�intention des enfantscomment « exprimer en peinture, en vers ou en prose les sensations que leur fait éprouver la nature ».Après deux pages consacrées à la peinture, il en accorde une vingtaine à une analyse minutieuse du pay-sage poétique, faisant la plus grande part aux Bucoliques de Virgile. Ainsi écrit-il : « Mais si l�égloguedoit son invention au poète grec (Théocrite), elle est redevable de sa perfection au poète latin (Virgile).Le pinceau de Virgile est plus suave et ses sujets sont mieux dessinés. Ses perspectives plus variées ontaussi plus d�étendue, et inspirent, par la magie de leurs couleurs, une mélancolie douce qui vous plongedans des méditations ravissantes. » Et il poursuit : « Je pourrais trouver encore quelques bons tableauxde paysage dans de grands poètes latins, tels que Lucrèce, Ovide, Horace, Catulle, Properce, Tibulle,Juvénal ; mais aucun d�eux n�égale Virgile dans ce genre4. » Il mentionne Quinault et surtout La Fontaine

Michel Conan, ingénieur et historien, a récemment publié Les Processus de la conception architecturale (Paris, L�Har-mattan, 1990). Il est l�auteur de rééditions commentées de nombreux classiques de l�histoire des jardins et des paysages, dontDe la composition des paysages, de R. L. de Girardin (Paris, Champ urbain, 1979).

Cet article est paru en mai-août 1991, dans le n° 65 du Débat (pp. 29 à 42).

1. James Melaat, Çatal Höyük, a neolithic town in Anatolia, Mac Graw Hill, New York, 1967.2. Voir Andrew Witton, Turner and the Sublime, Art Gallery of Ontario, 1989, p. 126, Eruption of Vesuvius, 1987, aquarelle

au Yale Center for British Art.3. L�ensemble des textes cités a été rassemblé dans une anthologie des textes en français sur le paysage avant 1800 grâce

au soutien de la Mission du paysage.4. Jacques Henri Bernardin de Saint-Pierre, Les Harmonies de la Nature faisant suite aux Études de la Nature, 1796,

citées à partir de l�édition de 1815 chez Méquignon-Marvis à Paris.

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dont il déclare tout net que chaque fable est un paysage. Pour Bernardin de Saint-Pierre comme pour cer-tains de ses contemporains, on ne saurait créer ou apprécier un paysage qu�en étant à la fois peintre etpoète, à la manière de Virgile, de Théocrite, de Poussin ou de Shenstone, par exemple. Ainsi un poètecomme Delille5 compare Raphaël à Virgile dans un poème dicté alors qu�il était devenu aveugle, ets�adresse à la Beauté en ces termes :

« Plus aveugle que moi, Milton fut moins à plaindre ;Ne pouvant plus te voir, il sut encore te peindre. »

Un autre poète, aujourd�hui oublié, Lezay-Marnésia6, suggère à chaque chant d�un long poème intituléLes Paysages l�équivalence de la poésie et de la peinture, comme en ces vers du premier chant :

« Éden, serait-ce à moi de tracer ton image ?Milton seul, empruntant d�immortelles couleurs,Sut te peindre en des vers aussi purs que tes fleurs. »

Des créateurs de jardin comme René Louis Girardin7 adoptent le même point de vue. Après une vivecritique de la création des jardins à partir de plans à la manière des architectes et après avoir fait l�élogede la peinture et de la poésie, il conclut l�introduction de son ouvrage par ces mots : « Ce n�est donc nien Architecte, ni en Jardinier, c�est en Poète et en Peintre qu�il faut composer des paysages, afin d�inté-resser tout à la fois l��il et l�esprit. » L�idée se retrouve de même chez un théoricien de la peinture quia consacré l�essentiel de son �uvre au paysage comme Pierre Henri de Valenciennes. Or, l�abbé Dubosavait déjà affirmé ce point de vue, au début du XVIIIe siècle, dans son traité sur la poésie et la peinture :« Un peintre peut prendre ses modèles de paysage chez Homère mais pas chez Wouvermans ou chez sescontemporains hollandais, car l�un est poète et les autres ne font qu�imiter la réalité vulgaire. Les sujetsque Teniers, Wouvermans et les autres Peintres de ce genre ont représenté, n�auraient obtenu de nousqu�une attention très légère. Il n�est rien dans l�action d�une fête de village ou dans les divertissementsordinaires d�un corps de garde qui puisse nous émouvoir (...). Nous louons l�art du Peintre à bien imi-ter, mais nous le blâmons d�avoir choisi pour l�objet de son travail des sujets qui nous intéressent peu8. »Entendu en ce sens, le paysage résulte d�une condensation de formes et de contenus empruntés à des tra-ditions picturales et poétiques précises. Il faudrait donc regarder la peinture de paysage en poète, lire lapoésie en peintre, sinon on n�a pas accès à ce paysage-là.

Bien entendu, ce paysage n�est pas le nôtre. Comment pourrions-nous l�apprécier, faute d�être fami-liers de la poésie idyllique ? Nous reconnaissons là une difficulté d�accès à des paysages de la fin duXVIIIe siècle comparable à celle que nous éprouvons devant le paysage de Çatal Höyük. Notre intuition

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5. Jacques Delille, L�Imagination, Paris, 1794.6. Claude François Adrien Lezay-Marnésia, Les Paysages ou Essais sur la Nature champêtre, Nouvelle Édition, Paris,

Chez Louis, 1800.7. René Louis Girardin, De la composition des paysages ou des moyens d�embellir la nature autour des habitations, en

joignant l�agréable à l�utile, 1777, réédition en 1979 suivie de Promenade ou Itinéraire des jardins, d�Ermenonville avec desgravures de Mérigot et une postface de M. Conan, Paris, Champ urbain.

8. Jean-Baptiste Dubos, abbé, Réflexions critiques sur la Poésie et la Peinture, 1719.

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immédiate ne nous permet ni d�apprécier un paysage comme un élève de Bernardin de Saint-Pierre ni,même, de distinguer entre ce qui est paysage et ce qui ne l�est pas. Mais alors si l�intuition n�y suffit pas,il nous faut définir de façon générale et abstraite le paysage, afin de pouvoir continuer à en parler avecraison.

Essai de définition anthropologique du paysage

Alain Roger, poursuivant une réflexion philosophique dont l�objet n�était pas limité au paysage, ena proposé une définition qui constitue un outil de travail remarquablement efficace9. Le paysage consisteen une forme de représentation de la nature ou, plus précisément, en une manière de la schématiser quien permet l�appréciation esthétique. Cette définition ne préjuge donc en rien du contenu sensoriel ouconceptuel qui fait l�objet de la schématisation (ce peut être une odeur, un bruit, une montagne, uneusine ou le mouvement des eaux qui forme les nuages et les rivières), ni de la forme d�expression maté-rielle de ce processus de schématisation (ce peut être un dessin, un jardin, une rédaction enfantine ou desvers, sitôt oubliés que prononcés, improvisés en revenant d�admirer les pruniers en fleur). En revanche,elle propose, contre l�intuition immédiate qui identifie le paysage à des formes d�expression et à descontenus, de le définir par la fonction qu�il remplit dans la culture. Il ne s�agit pas, bien entendu, d�unretour à l�anthropologie fonctionnaliste : la culture n�est pas supposée invariante, et cette fonction dupaysage n�est pas pensée contribuer à une quelconque homéostase des rapports sociaux. Cette petite pré-caution prise, on vérifie aussitôt que le paysage de Bernardin de Saint-Pierre entre bien dans cette défi-nition. La schématisation à l��uvre est d�ailleurs intéressante par son degré d�élaboration culturelle,puisqu�elle repose sur la condensation de deux formes de schématisation de la nature dont les développe-ments historiques remontent, pour la poésie à l�Antiquité et, pour la peinture, au moins aux miniaturistesdu XIIIe siècle. L�esthétique en est peut-être plus diffuse car la référence aux règles de l�art classique semêle à la reconnaissance sensualiste du primat de l�émotion.

Diversité des cultures littéraires du paysage

La compréhension d�une représentation culturelle fait toujours appel à d�autres formes de représen-tation. Ainsi, le paysage apparaît-il dans des récits de pèlerins revenus de la Terre sainte au XIVe sièclecomme une représentation subordonnée à l�évocation de certains aspects du voyage. Christiane Deluzen a fait l�analyse à partir de cinq textes latins de 1323, 1336, 1341 et 1386 et d�un texte en français de1394. L�étude systématique de ces textes fait apparaître une attention pour la nature qui ne se borne pasà en jouir du regard, ce qui suggère à Chr. Deluz cette remarque : « Une lecture attentive nous montremême qu�ils goûtent très pleinement (l�environnement), avec tous leurs sens, ce qui surprend quelquepeu les visuels trop exclusifs que nous sommes, il faudrait même dire visuels au second degré depuisl�invention de la photographie10. » Ces voyageurs notent d�un mot au cours du voyage la présence de

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9. Alain Roger, Nus et Paysages. Essai sur la fonction de l�art, Paris, Aubier, 1978.10. Christiane Deluz, « Sentiment de la Nature dans quelques récits de pèlerinage du XIVe siècle », in Études sur la sen-

sibilité du Moyen Âge, Actes du 102e congrès national des Sociétés savantes, Limoges, 1977, section de philologie et d�histoirejusqu�à 1610, t. II, Bibliothèque nationale, Paris, 1979.

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montagnes, de rivières, de poissons, d�arbres et de fleurs, mais aussi le chant des oiseaux, la saveur deseaux, le goût des fruits, les odeurs. L�appréciation esthétique en est tout aussi concise : beau, agréable,délicieux ou horrible. Mais elle ne se distribue pas au hasard : la beauté appartient à ce qui contribue auconfort du voyage. Rien n�est plus beau qu�un jardin cultivé dans un couvent. En revanche, ni la mer,ni le désert, ni la montagne ne sont qualifiés de beau. Ils ne sont pas ignorés pour autant. Ces pèlerinsont fait l�ascension du mont Thabor, du mont Sainte-Catherine et du mont Sinaï. Parvenus au sommet,ils ont senti la présence divine et, réfléchissant sur eux-mêmes, ils se sont sentis transformés. Avec unecapacité d�expression littéraire incomparable, Pétrarque a décrit précisément une expérience de ce typeà l�occasion de son excursion au sommet du mont Ventoux en 133611. Ces hommes participent à l�évi-dence à une culture du paysage. Elle est sans conteste étrangère à la nôtre. Mais, direz-vous, quelle estcette forme de schématisation ? Se réduit-elle à un ensemble de mots qui dénotent quelques objetsdécoupés dans la nature ? Est-ce là ce que vous appelez paysage ? Sans doute pas. Mais ce sont dessignes que nous rencontrons. Ils font l�objet d�une attribution de valeur esthétique et ils sont organiséspar la forme du récit. Ces mots ne sont pas isolés de l�évocation d�autres aspects de la vie des voyageurs,tout au contraire ils s�inscrivent intimement dans la description d�autres conduites, principalement lamarche le long du chemin, l�approche ou la visite d�un lieu de repos.

Je voudrais souligner ici le caractère subordonné de la schématisation de la nature par rapport à ladescription de pratiques culturelles. Ce sont elles qui occupent le devant de la scène dans le récit. Celaest sans doute vrai dans la conscience du pèlerin également, même si le récit ne peut être pris à témoinde celle-ci. Si l�on voulait poursuivre cette enquête afin de traquer les origines de cette schématisationde la nature, il nous faudrait, bien sûr, nous pencher sur l�origine des conduites qui permettent cetteschématisation, donc remonter aux origines du pèlerinage, de la foi, de la marche et du langage afin d�enscruter les marges.

On constate donc que l�appréciation du paysage peut être strictement subordonnée à d�autres conduitesculturelles, ce qui rend la recherche des origines difficile, voire douteuse. Mais, surtout, cela indique quela compréhension de l�histoire du paysage ne saurait être dissociée de celle des conduites auxquelles ilest subordonné.

Il se peut même que la disparition de certaines conduites culturelles entraîne celle d�une conceptiondu paysage qui leur était subordonnée. C�est ce qui s�est produit pour la culture du paysage dans la poé-sie scientifique qui s�était développée à la Renaissance.

À la suite de Lucrèce12 qui avait montré comment la poursuite de la connaissance par la raison pou-vait transformer la nature en un immense objet de contemplation esthétique offert à l�esprit, des poètesdu XVIe siècle ont cherché à exprimer en vers la beauté des forces cachées du monde. Leurs explicationscontredisent grossièrement ce que nous avons acquis de certitudes à l�école primaire. Nous n�apparte-nons pas à la même culture. Cela ne nous interdit tout de même pas de reconnaître l�attention portée aumilieu du XVIe siècle par Pelletier du Mans dans le premier livre de la Savoie, aux pays couverts deneige, aux sommets des montagnes chenues qu�il compare aux nuages, aux variations des couleurs dusoleil et de la lune, aux avalanches et aux glaciers13. En un mot, il exprime une appréciation esthétique

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11. Cf. Michel Conan, « Le paysage découvert du mont Ventoux », Urbi, n° VIII, automne 1983, Liège, Mardaga.12. Lucrèce, De Natura Rerum (Ier siècle av. J.-C.).13. Jacques Pelletier du Mans (1517-1582), La Savoie.

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profonde des mêmes lieux qui furent, comme on dit plaisamment, découverts par les touristes en quêted�émotion esthétique à la fin du XVIIIe siècle. En revanche, ses paysages sont profondément différentsdes leurs, car ils s�en distinguent totalement par la forme de schématisation et par la conception esthé-tique qui s�y rattache. À la différence de nos manuels de physique, cette poésie est profondément impré-gnée de l�expérience vécue de lieux concrets. La Savoie n�est pas le prétexte d�un traité abstrait, maisl�objet très réel d�un plaisir que nous pouvons tout de même deviner par endroits comme dans ce petitpassage consacré à l�amour du pays natal dans les villages de Bessan et de Bonneval :

« Et toi, Bessan, pénétré de la Bize, Et Bonneval, où l�Arc sa source à prise, Voz habitans sont aux froides saisons, De Vens et Neige assiegez es maisons :Et leur famille ainsi emprisonnée,Vit demi-an du pein d�une fournée.Contre le vent, ils usent pour chassisDe clairs glaçons es fenestres assis.Et toutefois cette terre native Leur est si dousse, et si recreative,Que ne pensans autres endroits meilleurs,Oncques n�ont eu désir de vivre ailleurs. »

Certes, ce texte ne traduit pas la délectation de la montagne, il n�anticipe nullement ce que pourraêtre le plaisir de l�escalade et de l�alpinisme. Il marque, par contre, la distinction profonde qu�il fautmaintenir entre les objets de la nature et leur représentation.

Il est par ailleurs intéressant de noter que l��uvre de Bernard Palissy fournit un exemple d�artialisationde cette conception du paysage propre à la poésie scientifique14. Et pourtant, cela n�a pas empêché quela transformation brutale des recherches sur la nature qu�inaugurent les écrits de Bacon et de Descartes,après la violente répression idéologique de la guerre de Trente Ans, ne mette un terme définitif à cetteculture-là du paysage. Ce n�est pas un phénomène exceptionnel : la conception musicale du paysagedont on a des témoignages du XIIIe siècle jusqu�au XVIIIe siècle a également disparu15, de même que cettepoésie du XVIe siècle qui jouait de l�équivalence du macrocosme et du microcosme, celle de la nature etdu corps, pour les faire se correspondre par des successions de métaphores audacieuses comme dans cesonnet de Mellin de Saint-Gelais :

« Voyant ces monts de vue aussi lointaine,Je les compare à mon long déplaisir :Haut est leur chef et haut est mon désir,Leur pied est ferme et ma foi est certaine.

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14. Bernard Palissy, Recepte véritable par laquelle tous les hommes de France pourront apprendre à augmenter et multiplierleurs trésors, 1563.

15. De Josquin des Prés à Daquin et Louis Couperin en France.

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D�eux maint ruisseau coule et mainte fontaine,De mes deux yeux sortent pleurs à loisir ;De forts soupirs ne puis me dessaisir,Et de grands vents leur cime est toute pleine.

Mille troupeaux s�y promènent et paissent,Autant d�amours se couvent et renaissentDedans mon c�ur, qui seul est ma patrie ;

Ils sont sans fruit, mon bien n�est qu�apparence ;Et d�eux à moi n�a qu�une différence,Qu�en eux la neige, en moi le flamme dure16. »

En revanche, il y a des thèmes de conduite qui s�imposent à toutes les cultures humaines, même siles formes culturelles qui permettent de les exprimer évoluent profondément d�une génération à l�autre.C�est ainsi que depuis la Renaissance jusqu�au XIXe siècle les filiations entre des formes successives dela pastorale, en poésie, dans le roman, au théâtre et à l�opéra, ont associé étroitement le développementculturel du thème de l�amour et celui du paysage17.

Les cultures du paysage bucolique

À l�origine, incontestablement, l�amour occupe le devant de la scène ; mais c�est la référence aupaysage qui lui donne une tonalité particulière et qui lui confère le pouvoir merveilleux de suggérerl�existence réelle d�un univers sentimental idéal et hors du temps présent. La pastorale invite à rêverd�un monde où s�exprime la délicatesse des sentiments, et elle désigne le lieu où ce monde invraisem-blable est censé exister. On fait, en général, remonter à L�Arcadie de Sannazar (1502) l�origine de la poésiepastorale de la Renaissance. C�est un repère commode et important, car cette �uvre a été lue et imitéepar poètes et romanciers dès le XVIe siècle en France où elle fut traduite en 1544. C�est un roman à lamanière de Boccace où des églogues successives et sans lien sont séparées par de petites pièces en prose,tissées à l�imitation des poètes bucoliques latins et un peu de Théocrite. On y reconnaît l�influence deVirgile bien sûr, mais aussi d�Ovide, de Tibulle, de Claudien, de Pline l�Ancien, de Caipurnius et deNemesianus18. Cette poésie latine qui évoque le monde pastoral repose largement sur l�antithèse de la villeet de la campagne, de la vanité des ambitions citadines et de la simplicité des m�urs et des sentimentscampagnards qui s�expriment dans les jeux de l�amour et du hasard.

« Je ne demande, moi, ni les richesses de mes pères ni les revenus que jadis la moisson mise au gre-nier rapporta à mon aïeul : une petite terre m�a suffi, si je puis me reposer sur un lit familier et délassermes membres sur ma couche accoutumée. Quelle joie d�entendre de son lit les vents furieux et de presser

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16. On pourrait aussi citer, par exemple, Pontus de Thyard ou Salluste Du Bartas.17. Cf. Centre d�études de la Renaissance et de l�Âge classique, Le Genre pastoral en Europe du XVe au XVIIe siècle, Publi-

cation de l�université de Saint-Étienne, 1980.18. Cf. Jules Marsan, La Pastorale dramatique en France à la fin du XVIe siècle et au commencement du XVIIe siècle, Paris,

Hachette, 1905.

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tendrement sa maîtresse contre sa poitrine ou, lorsqu�on hiver l�Auster aura versé ses eaux glacées, des�endormir tranquillement à la chaleur d�un bon feu ! », écrit Tibulle au livre premier de ses Élégies19.

Dans la poésie bucolique, la campagne se caractérise plutôt par son ambiance que par son décor.Celui-ci est ébauché par petites touches très brèves. Tibulle évoque le « Priape peint en rouge » qu�ilveut placer dans son jardin, mais il précise aussitôt que sa « faux redoutable fera peur aux oiseaux ».Après les craintes des oiseaux, la présence des vents furieux, les pluies glacées de l�Auster qui fontaimer la chaleur d�un bon feu, voilà ce qui construit peu à peu une ambiance au fil du déploiement dupoème. C�est une poésie impressionniste qui exige la concision des images, car elles ne doivent jamaisprendre le pas sur l�objet du poème ou sur le dialogue des bergers dans les églogues : les indicationsd�ambiance sont destinées à ancrer la scène imaginaire dans le réel et non pas à faire valoir le lieu oùelle se déroule pour lui-même. Elle doit donc être précise, finement adaptée à la scène et brève dans saformulation ; enfin, sa sonorité elle-même doit redoubler l�évocation de l�ambiance qu�elle indique.Cette esthétique du paysage semble aussi abstraite et stylisée que les topiaria, les peintures des lieux quidécoraient les murs des maisons romaines. « Si l�art du paysage, tel que le conçoivent les stoïciens, etles théoriciens de la peinture après eux, est la représentation moins des objets particuliers que de ce quifait leur particularité, les peintres devront s�attacher non pas à reproduire des scènes réelles, mais deséléments typiques des choses. Et ces éléments typiques des lieux seront les topia20. » Quoi qu�il en soit,ni la langue toscane, ni l�espagnol, ni le français ne peuvent atteindre à cette concision du vers à la foisconcret, précis et musical, et c�est sans doute l�une des raisons pour lesquelles la poésie latine n�a cesséd�être considérée comme le modèle d�expression du paysage tant qu�il y eut en Europe des lettrés capablesde l�apprécier dans le texte21. Tout en admirant l��uvre construite par Sannazar, des poètes commeRonsard, Du Bellay ou Rémy Belleau ont imité ou, plutôt, réinventé la poésie bucolique. Suivantl�exemple de Marot, ils en ont usé pour écrire des poèmes de circonstance22 ; recourant successivementà la touche impressionniste virgilienne et à l�ekphrasis à la manière d�Ausone ou de Longus23. La com-position des images évoque alors bien plutôt des miniatures bourguignonnes ou les scènes de genre etles tapisseries flamandes que la peinture stylisée des Romains :

« C�estoit en la saison que le fruit jaunissant,Laisse veufve sa branche, et le souillart AutonneFait écumer les bords de la vineuse tonne :Un chacun travailloit, l�un après le pressoir,L�autre à bien estoupper le ventre à l�entonnoir,Et d�un fil empoissé avec un peu d�estoupesCalfeutrer les bondons : les uns lavoyent les coupesEt rincoyent les barils, autres sur leurs genouxAiguisoyent des faucets pour percer les vins doux,

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19. Tibulle (env. 30 av. J.-C.), Élégies.20. Pierre Grimal, Les Jardins romains, Paris, Presses universitaires de France, 1969, cf. p. 15.21. Giovanni Ponte, « Perspectives de la Littérature de sujet pastoral au XVe siècle en Italie » (1978), in Le Genre pastoral

en Europe du XVe au XVIIe siècle, op. cit.22. Cf. l�Églogue au Roy sous les noms de Pan et Robin par Clément Marot.23. Longus (IIe siècle apr. J.-C.), Les Amours pastorales de Daphnis et Chloé, 1re traduction par J. Amyot en 1559.

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Et piquottans leurs flancs d�une adresse fort gayeEn trois tours de foret faisoyent saigner la playe,Puis à bouillons fumeux le faisaient doisillerLouche dedans la tasse, et tombant pétiller.Les autres plus gaillards sur les grappes nouvellesA deux pieds s�affondroyent jusques sous les aiscelles,Les uns serroyent, le marc,... »

Cette compétition de la peinture avec la poésie serait évidemment inconcevable si le poète n�avait pasune certaine culture picturale, mais cela nous indique seulement le regard qu�il portait sur la peinture,sans que l�on puisse juger s�il entrait en compétition avec un style ou un mode de composition parti-culier. Cela se retrouve dans les conseils et leçons donnés aux poètes :

« Comme le voyageur qui d�un beau lac approcheSur son bord se va mettre au penchant d�une roche ;Là, demeurant longtemps oisif sur son repos,Il n�a rien pour objet que les vents et les flots ;Toutefois les forêts dedans l�onde vitréeMontrent de cent reflets leur robe drapée ;Et l�ombre des maisons, des tours et des châteauxCette eau lui représente au cristal de ses eaux ;Tout ainsi le poète en ses vers raviraPar divers passetemps celui qui les lira,Émerveillé de voir tant de couleurs si belles,Reproduire en ses vers les choses naturelles,Tandis que son esprit, de ce monde distrait,Mire d�un autre monde un autre beau portrait24. »

On remarque l�invitation faite au poète de peindre des portraits des choses naturelles. Le mot paysagen�est pas prononcé. D�ailleurs, le voyageur évoqué dans les premiers vers n�admire pas tant la nature (iln�a pour objet que les vents et les flots) que la représentation que lui en donne le lac. Le poète, le lac etle peintre sont des magiciens dont les représentations fabriquent un nouveau monde.

La subordination du paysage aux thèmes de l�amour idyllique, de l�élégie ou de la poésie bucoliquea donc eu un double effet : d�une part, elle a suscité jusqu�au XIXe siècle l�attention des lettrés européenspour le paysage et, d�autre part, elle a scellé une relation d�équivalence entre peinture et poésie du paysagedont Bernardin de Saint-Pierre n�était qu�un tardif représentant.

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24. Vauquelin de La Fresnaie (1536-1606), Art poétique.

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Diversité des cultures picturales du paysage

Ce n�est pas le moindre des sujets d�étonnement pour l�observateur contemporain de découvrir l�im-portance des thèmes narratifs aux origines de la peinture de paysage du monde européen.

La tradition byzantine n�accordait que peu de place à la représentation de la nature, et elle ne semblas�y abandonner que pour exalter des moments singuliers de l�histoire sainte25. Le paysage de montagnestylisé y était entièrement subordonné à l�intention narrative et morale de l�image.

Jirina Sokolova a montré de façon plus surprenante que c�est « à cause de la conception littéraire etnarrative des miniatures » que le paysage a connu un développement dans les miniatures gothiques enFrance à partir du XIIIe siècle26. La plupart de ces miniatures étaient destinées à des psautiers ou àdes livres d�heures, mais d�autres accompagnaient des romans mondains tels que l�Épître d�Othéa deChristine de Pisan illustrée par Jean Miélot (1461) qui s�est sans doute inspiré des fameux jardins deJacquemart de Hesdin en Picardie pour la représentation des paysages. On ne saurait, bien entendu,réduire l�analyse de ces miniatures au constat de la subordination du paysage à un récit. Mais cette subor-dination constitue une condition extérieure à l�invention d�expressions picturales, et elle circonscrit undomaine de problèmes d�ordre plastique, propice à l�accumulation de savoir-faire dans les ateliers despeintres et à sa circulation entre ateliers. Aussi l�étude des influences réciproques entre les miniaturistesanglais et français au début de cette histoire, puis entre les miniaturistes français et bourguignons deJacquemart de Hesdin aux frères Limbourg ensuite, est, elle, essentielle pour comprendre les transfor-mations formelles des représentations du paysage. C�est ainsi que les historiens d�art ont attiré l�attentionsur l�influence italienne et, plus précisément, siennoise, sur l��uvre de Jacquemart de Hesdin. Dans lepremier chapitre de son étude consacrée au paysage, The Landscape of Symbols, Kenneth Clark écrit :« Les premiers paysages au sens moderne, encore en existence, sont dans les fresques du Bon et MauvaisGouvernement d�Ambrogio Lorenzetti. Ils sont si exacts qu�ils n�appartiennent qu�à peine au paysagedes symboles et sont demeurés uniques pendant près d�un siècle27. » Reprenant à son compte le juge-ment de Kenneth Clark, Enzo Carli écrit : « Les murs du Palais communal de Sienne devaient accueillirentre 1337 et 1339 le premier paysage moderne (ni symbolique ni allusif, mais vraiment réaliste »28, etil illustre son propos en montrant la partie droite de la fresque intitulée Allégorie du Bon et du MauvaisGouvernement qui lui donnerait raison si la stylisation et l�échelle de représentation des personnagesn�étaient pas si manifestement au service de l�allégorie plutôt qu�à celui de l�illusion visuelle.

Il y a là un double abus d�interprétation qu�il faut souligner si l�on veut avancer dans l�histoire cultu-relle du paysage : d�une part, une déstructuration de l��uvre par la citation visuelle d�une fraction detableau qui disloque l�intention picturale initiale et, d�autre part, la simplification de cette intention pic-turale qui consiste à n�y reconnaître qu�un effort vers le réalisme. Il serait infiniment plus intéressantd�analyser la tension entre le symbolisme et le réalisme par laquelle Ambrogio Lorenzetti a répondu auprogramme allégorique qui lui était proposé, afin de comprendre les voies qu�emprunte l�inventiond�une représentation de la nature.

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25. « La prière à Gethsemani », détail d�une mosaïque à Saint-Marc de Venise (vers 1220) ; « Moïse recevant les tablesde la Loi sur le mont Sinaï », miniature de la Bible de Léon le Patricien, à Rome, Xe siècle, par exemple.

26. Jirina Sokolova, Le Paysage dans la miniature française à l�époque gothique (1250-1415), Prague, 1937.27. Kenneth Clark, Landscape into Art, John Murray, Londres, John Murray, 1976.28. Enzo Carli, Le Paysage dans l�art, Paris, Fernand Nathan, 1980 (1979).

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Faut-il voir en Patinir le premier peintre qui, se libérant de cette contrainte narrative, aurait repré-senté des paysages purs ? Un examen, même rapide, de son �uvre peut laisser sceptique sur ce point.La traversée du Styx par Charon, les variantes de la fuite en Égypte, les paysages avec saint Antoine etsaint Jérôme et les baptêmes du Christ laissent peu de doute sur l�importance du thème narratif dans ses�uvres et sur leur valeur d�édification morale. Une découverte effectuée en 1953 par Gustaf Jaensson àUppsala le confirme très clairement29. L�université d�Uppsala possédait un baptême du Christ de Patinir etun saint Jean prêchant dans le désert attribué à un de ses élèves. Or, après avoir restauré ces deux toiles,Jaensson s�est aperçu qu�il s�agissait des deux moitiés d�un même tableau qui raconte deux épisodes dela vie de saint Jean-Baptiste. Par ailleurs, ce tableau met en scène le Père, le Fils et l�Esprit saint, ce quine laisse guère de doute sur l�importance accordée par le peintre au sacrement du baptême. Ce ne sontpas, comme voudrait le croire la critique contemporaine, les personnages qui s�amenuisent jusqu�à s�ef-facer devant le paysage, mais l�importance du baptême qui s�étend jusqu�aux limites du monde visible.

Toutefois, la subordination du paysage à des traditions narratives n�est pas pour autant monolithique.De même qu�en littérature, certaines traditions picturales qui soutiennent une attention pour le paysagese développent pendant un temps avant de disparaître, d�autres donnent lieu à de multiples renaissances.Selon les circonstances, elles puisent leurs sources dans des traditions érudites ou populaires, anciennesou contemporaines.

Ainsi, par exemple, les paysages de Jérôme Bosch, tout comme ceux de Peter Brueghel l�Ancien, for-ment des compositions moralisantes en évoquant un ensemble de proverbes ou de maximes populaires, liésprofondément entre eux par leurs significations et par l�unité plastique qui rapproche les uns des autres cha-cun des rébus ou des calembours visuels qui les illustrent. On peut en prendre à témoin La Pie sur le gibetde Brueghel (1568). Si l�on en jugeait par la dimension de la pie dans le tableau, on serait tenté de n�y voirqu�un prétexte pour peindre un immense paysage de plaine. Mais Carel Van Mander, un des amis prochesde Brueghel, a rapporté en 1604 que Brueghel avait voulu, par ce tableau, désigner les bavards comme bonspour le gibet. C�est pourquoi la pie se trouve perchée sur le gibet au centre même du tableau. En flamanddu XVIe siècle, « bavarder comme une pie » signifiait « faire pendre quelqu�un par des racontars sur soncompte ». Un paysan au deuxième plan désigne du doigt la pie sur le gibet comme pour attirer l�attentionsur le sens du tableau. Au premier plan, une autre pie est penchée sur un tronc d�arbre (le mot néerlandaisqui désigne tronc d�arbre désigne aussi le pilori), un personnage accroupi culotte baissée semble indiquerque le bavardage « c�est de la merde », à droite un moulin souligne que le tableau est tout entier consacréau thème du bavardage. Sous le gibet, un groupe de paysans danse, or, en flamand, « danser au gibet » signi-fiait être pendu. Ce tableau est donc une mise en garde des plus sévères contre le bavardage. Mais de quelbavardage s�agit-il ? Ici on ne peut qu�aventurer une conjecture : Brueghel craignait-il que certains de sestableaux ne soient compris comme des critiques à l�égard de l�Église ? Dans ce tableau-ci, en particulier, uneéglise dans le village d�où semblent venir les danseurs et une croix placée derrière le gibet font partie dumême champ de tonalités ocres du tableau où le péché du bavardage semble si fort et s�oppose à la lumi-neuse étendue de nature verte qui conduit le regard vers un horizon serein. Peut-on y lire un appel secret enfaveur d�une religion plus authentique, à l�opposé du monde de funestes bavards de l�Église romaine30 ? Le

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29. Ake Bengtsson, « A Painting by Joachim Patinir in Idea and Form », Studies in the History of Art, Acta UniversitatisUppsaliensis, 1959, Stockholm, Almquist et Wiksell.

30. Cf. Wolfang Stochow, P. Brueghel, Paris, Éditions du Cercle d�art, 1974.

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paysage constitue alors l�une des conditions nécessaires à l�unité profonde de l�intention morale dutableau. Ces paysages sont, bien sûr, des paysages d�invention où la recherche d�une vraisemblance estsubordonnée à la poursuite de l�unité plastique de la scène inventée. Or, ce problème se pose tout autantdans des peintures subordonnées à d�autres intentions narratives, telles que la peinture mythologique oula peinture de l�histoire sainte. On observe donc sans surprise des emprunts ou des échanges entre lespeintres poursuivant des intentions narratives totalement étrangères l�une à l�autre. On remarque, parexemple, l�exploitation de variantes du même système de composition de la profondeur par la perspectiveaérienne des couleurs allant du brun à l�ocre, au vert, au bleu et au violet par plans successifs vers lefond, chez des peintres tels que Bosch ou Patinir.

Cette peinture moralisante n�était en fait compréhensible que pour des spectateurs de langue et deculture flamande du XVIe siècle31. Il n�est pas étonnant que les Italiens n�en aient perçu que l�unité plas-tique. On sait que les amateurs italiens en ont acheté un grand nombre pour leurs collections en les dési-gnant sous le nom de paesi, paesetto, et paesaggio. Gombrich écrit en réponse à Friedlander : « C�est àVenise, et non à Anvers, que le terme �un paysage� est attribué à une peinture. À coup sûr les peintresd�Anvers étaient très avancés dans le développement des fonds de paysages, mais rien ne permet depenser que les collectionneurs d�Anvers aient accordé de l�attention à cette nouveauté. Les inventairesde Marguerite d�Autriche, régente des Pays-Bas, qui peut être prise comme représentative des goûts lesplus raffinés d�une maison d�Europe du Nord dans les premières décennies du XVIe siècle, ne contien-nent pas une seule référence à une peinture sans sujet, qu�il s�agisse de peinture de paysage ou de genre.Mais à la même époque où furent dressés ces inventaires, Marc Antonio Michiel utilise l�expression �unpaysage� couramment dans ses notes. Dès 1521, il notait la présence de molte tavolette de paesi dans lacollection du cardinal Grimani et le contraste avec l�inventaire du Nord est d�autant plus intéressant queces peintures étaient de la main d�Albert de Hollande32. » Très vite, l�appréciation partielle méconnais-sant le sens profond de cette peinture fut suivie d�une réinterprétation par les humanistes à la lumière destraités de Vitruve. Gombrich a montré l�influence exercée par les distinctions proposées par Vitruveentre les décors des pièces de théâtre selon qu�elles étaient tragiques, comiques ou satiriques sur la pre-mière « théorie de la peinture de paysage » par Lomazzo en 158533. Comme il est courant de l�observerdans le développement des cultures artistiques européennes, les doctrines s�adaptent aux transformationsdu goût des esthètes en les légitimant, mais en leur désignant aussi des orientations nouvelles. La peinturede paysage des pays du Nord fut interprétée par les humanistes comme une illustration de la peinture descène de théâtre pour le genre satirique auquel Vitruve avait fait brièvement allusion. C�est ainsi que lespeintres italiens furent invités à concevoir la peinture de paysage en étroite relation avec la poésie dra-matique. Les premiers exemples de ce nouveau genre de paysages ont sans doute été fournis par lescompositions picturales de Giorgione vraisemblablement inspirées par le renouveau de la poésie idyl-

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31. D. Bax, Hieronymus Bosch, his picture-writing deciphered, Rotterdam, AA Bakkema, 1979. Une analyse minutieusedu tryptique de La Tentation de saint Antoine montre comment Bosch inscrit des significations précises dans ses tableaux ens�appuyant notamment sur le caractère imagé des dictons populaires flamands.

32. E.H. Gombrich, Norm and Form. Studies in the Art of the Renaissance, Londres, Phaidon, 1966 ; cf. le chapitre intitulé« The Renaissance Theory of Art and the Rise of Landscape ».

33. Cf. le texte de Gombrich sur « The Renaissance Theory of Art and the Rise of Landscape », chap. cité.

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lique en Italie et, en particulier, par L�Arcadie de Sannazar34. Mais les peintres italiens ont marqué uneforte prédilection pour la figure humaine et pour l�expression tragique de son destin. Ainsi, la concep-tion italienne du paysage ne s�est développée que très lentement, et les amateurs italiens ont continué decollectionner des �uvres d�artistes d�Europe du Nord, encourageant le développement de leurs recherchespicturales, et en attirant même certains à Rome, tels que Paul Bril, par exemple.

L�effort pour réinventer l�art classique à la fin du XVIe siècle à Rome fut soutenu par deux grandsartistes : Annibal Carrache et Le Caravage, son cadet d�une quinzaine d�années. L��uvre de Carrachetémoigne tout entière de sa volonté d�exprimer, par chacune de ses �uvres, une orientation de principevis-à-vis des doctrines de son art35. Son �uvre a marqué la fin du règne du maniérisme à Rome et a signéle retour de l�idéalisme pictural qui se donne pour mission de rendre visible non pas la nature tellequ�elle apparaît au premier regard, mais la forme parfaite qui en fait la beauté et en résume l�idée. Aulieu de mettre en avant une touche personnelle du peintre, sa manière ou son style, cette peinture chercheà élever l�âme du spectateur en lui faisant découvrir l�Idée au-delà de l�apparence. La peinture renouedonc alors avec une tradition moralisante, mais, cette fois, l�inspiration y est savante et non plus popu-laire. Les paysages de Carrache sont toujours suscités par une intention narrative, qu�il s�agisse de lachasse, de l�idylle, des scènes de l�histoire religieuse ou de la mythologie, mais celle-ci est elle-mêmesubordonnée à la visée morale de l�Art. Cette conception, qui fut reprise et développée dans des directionsoriginales par Claude Le Lorrain et par Nicolas Poussin, n�excluait pas, bien au contraire, l�étude directede la nature. Les croquis d�après nature d�Annibal Carrache sont extrêmement intéressants, à l�égal de ceuxde Claude ou de Poussin, mais aucun de ces artistes ne considéraient ces croquis comme des paysages,c�est-à-dire comme des �uvres d�art.

Cette attention pour la nature ne se confond pas avec le naturalisme, tout au contraire. Alors que lapeinture de paysage en Hollande avait rompu, au début du XVIIe siècle, avec la tradition moralisante desscènes champêtres situées dans des paysages d�invention pour se consacrer à la poursuite de descriptionssavantes de l�espace et de l�atmosphère des Pays-Bas, en mettant en avant l�illusion naturaliste36, lesthéoriciens de l�art classique en France l�opposaient à l�art du paysage de Poussin37. À leurs yeux, l�arthollandais n�intéressait qu�un instant en faisant admirer l�habileté mise par les peintres à imiter une scènetriviale, alors que l�art de Poussin conduisait l�esprit du spectateur vers de profondes pensées poétiques.

Cette conception du paysage pétri de poésie virgilienne et d�idéalisme plastique se retrouve dans lapeinture de la seconde moitié du XVIIIe siècle, chez des peintres comme un Vernet ou un Valenciennes, quien a rappelé avec force la doctrine dans son traité publié en 1800. « Nicolas Poussin, Annibal Carrache,

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34. Marc Antoine Michiel décrivait La Tempête de Giorgione comme « un petit paysage (paesetto) sur toile, avec un orage,une Bohémienne et un soldat ». Rudolf Wittkower a expliqué pourquoi il lui semble raisonnable de considérer Giorgionecomme le premier peintre qui ait su représenter la poésie arcadienne en montrant l�atmosphère paisible de mélancolie rêveuseoù baignent les personnages et le paysage. Cf. R. Wittkower, « Idea and Image », in Studies in the Italian Renaissance, Londres,Thames and Hudson, 1978. Voir chapitre VIII, « Giorgione and Arcady », pp. 161-173.

35. Donald Posner, Annibale Carraci, a Study in The Reform of Italian Painting around 1590, New York, Phaidon, 1971.36. Cf. Svetlana Alpers, The Art of Describing. Dutch Art in the Seventeenth Century, John Murray and the University

of Chicago, 1983 (trad. franç. L�Art de dépeindre, Paris, Gallimard, 1990). Dans cet ouvrage très intéressant, S. Alpers metl�accent sur le rôle de la nouvelle culture scientifique du XVIIe siècle commençant (Francis Bacon, Cornelis Drebbel, etKepler) dans la formation des attitudes esthétiques chez les Hollandais.

37. Du Bos, op. cit., section VI, « De la Nature des sujets que les Peintres et les Poètes traitent. Qu�ils ne sauroient leschoisir trop intéressants par eux-mêmes ».

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le Titien, le Dominiquin et quelques autres ont fait ce qu�Homère, Virgile, Théocrite et tous les poètesfameux eussent fait s�ils avaient peint avec des couleurs. Ces Peintres se sont pénétrés de la lecture deces poètes sublimes ; ils les ont médités et en fermant les yeux, ils ont vu, cette Nature idéale, cetteNature parée des richesses de l�imagination, et que le seul génie peut concevoir et représenter38. » Il neméprise pas pour autant la virtuosité des peintres flamands. Il fait même l�éloge de leurs vues d�aprèsnature qu�il appelle des « paysages portraits » dont il dit : « Le paysage portrait étant la fidèle repré-sentation de la Nature, on conçoit que le plus ou moins de beauté de l�original rend la copie plus oumoins intéressante39 ». Mais il leur reproche d�avoir choisi la copie de la nature comme objet de leur art,alors qu�il considère que l�artiste doit, par son génie, révéler une nature idéale. La doctrine, néanmoins,avait connu une éclipse profonde de la fin du XVIIe siècle jusqu�au milieu du XVIIIe, la querelle entrepoussinistes et rubénistes ayant donné l�avantage aux seconds. Des peintres comme Watteau et Fragonardont inventé un art du paysage profondément différent, tellement subordonné à un univers mental parti-culier qu�un nom singulier lui a été accolé, la peinture des fêtes galantes40. Jamais auparavant la pein-ture de paysage n�avait rivalisé avec autant d�indépendance avec la poésie dramatique de son époque :il ne s�agit pas, en effet, d�illustrations picturales de thèmes ou de scènes de théâtre, mais d�une créationpicturale retraçant les ambiguïtés de la vie sentimentale d�une société de maîtres et de valets dont lethéâtre à la foire ou sur la scène se faisait aussi l�écho.

On observe donc, depuis le XVIe siècle jusqu�à la fin du XVIIIe siècle, trois tendances profondes quisemblent animer la succession des conceptions du paysage : la réinvention, toujours recommencée,d�une belle nature telle que l�art antique avait pu la concevoir, l�attention pour les formes de la vie sen-timentale, les lieux et les conditions qui lui sont favorables et la lutte entre des doctrines esthétiques dontun public de plus en plus large fut l�arbitre. Certes, l�histoire ne se réduit pas au jeu des rapports entreces trois tendances : la religion, la prédication morale, la connaissance empirique ou scientifique de lanature ont aussi contribué à cette histoire. Mais il suffit de considérer ces trois aspects de l�histoire dupaysage à cette époque pour comprendre qu�elle puisse être marquée par une profonde continuité culturelleen dépit des discontinuités qui marquent les formes de représentation de la nature, et par un entrelace-ment continu de la poésie, de la peinture et du théâtre, et même de la prose, de la musique et de l�opéradans un jeu d�imitation ou de correspondance au cours duquel chacun de ces domaines artistiques a lui-même évolué. Placés dans cette perspective, trois aspects de l�histoire de l�art des jardins au XVIIIe sièclese comprennent relativement bien : tout d�abord, la rapidité avec laquelle des références à d�autres formesartistiques telles que la peinture d�histoire, la peinture mythologique, le théâtre, la poésie idyllique,bucolique et géorgique fleurissent dans les jardins aussitôt que de grands propriétaires anglais eurentl�idée d�y créer des paysages, ensuite le fait que, en dépit de l�importance des querelles de doctrine pourl�évolution de l�art des jardins paysages, l�art des jardins à la française de cette époque demeure étran-

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38. Pierre-Henri de Valenciennes, Réflexions et Conseils à un élève sur la peinture et particulièrement sur le genre duPaysage, 1800.

39. Ibid.40. Cf. Robert Tomlinson, La Fête Galante : Watteau et Marivaux, Genève, Librairie Droz, 1981.

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Page 15: Généalogie du paysage

ger à ces débats41, et enfin l�extraordinaire réceptivité de l�Europe tout entière, dans le dernier tiers duXVIIIe siècle, à l�art des jardins paysages qui témoigne de l�existence de divers publics possédant déjà unecertaine culture du paysage. L�artialisation du paysage au XVIIIe siècle dans les jardins anglais, pitto-resques, anglo-chinois ou paysagers en fournit de nombreuses illustrations.

Cela conduit à une dernière remarque : cet art des jardins, en imposant à la nature de servir de formede représentation de la nature, a rendu difficilement perceptible la distinction entre l�objet et la formede la représentation, entre la nature et le paysage. Mais cette confusion ne s�est inscrite que très lente-ment dans la culture européenne. Dès le XVIIe siècle, des esthètes avaient regardé la campagne commesi elle était une �uvre d�art42, la scène d�un paysage fabuleux ou idyllique, et même avec l�invention dutourisme, W. Gilpin a contribué à élargir le public susceptible de découvrir en regardant la campagne lescompositions qu�un peintre pouvait en tirer43. Mais déjà, la complexité du paysage commençait à sedénouer : le pittoresque en a ignoré les dimensions poétique et théâtrale. Il préludait à l�avènement d�uneconception purement visuelle du paysage au nom du réalisme au milieu du XIXe siècle. Si beaucoupd�historiens d�art la considèrent comme la forme la plus pure du paysage, j�espère avoir montré qu�enprivilégiant un moment de la culture pour juger des périodes antérieures ils se privent de pouvoir enétudier la complexité et d�entrevoir la richesse de ses développements possibles.

Michel Conan.

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Michel ConanGénéalogie du paysage

41. En effet, l�art des jardins à la française est lié à d�autres arts (l�architecture, la sculpture, les arts éphémères tels que jeuxd�eau et feux d�artifice, le dessin de broderie, la géométrie), mais, en dépit des efforts des précieux au milieu du XVIIe siècle,ou peut-être à cause de la répression culturelle du mouvement précieux, il est resté étranger à la poésie et au roman senti-mental tout autant qu�il demeura étranger à la peinture.

42. Michel Conan, « Éloge de la grenouille » (1991), à paraître in J.D. Hunt (éd.), The International Journal of GardenHistory, Londres, Taylor and Francis. L�intérêt des précieux pour les paysages vus des jardins y est présenté.

43. William Gilpin, Trois essais sur le Beau pittoresque, sur les voyages pittoresques et sur l�art d�esquisser les paysages(suivi d�un poème sur la peinture de paysage, paru en 1792 et traduit de l�anglais par le baron de Blumenstein en 1799), postfacede Michel Conan, Paris, Le Moniteur, 1982.

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