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74 Franc,;oise FERRAND lité, les taureaux, les compagnons de la Table Ronde 11. Créant des visions, l'imaginaire va ainsi se libérer dans l'invention de paysages nouveaux: il suffit d'óter le placage du commentaire al1égorique: seule subsiste la représentation de l'espace naturel. Yu le plus souvent par le héros, le paysage, dans l'univers des premiers romans médiévaux, s'il est l'héritier du paysage idéal des Anciens, prend d'abord appui sur la représentation symboli- que, pour étre traversé par une conscience individuel1e avant que la quéte de la présence dans l'ordre et l'harmonie des formes na- turel1es ne laisse place aux songes et aux visions de l'étonnant, de l'insolite et du terrifiant. 11. La Queste del Saint Graal, roman des XII et XIII' siecles, éd. A. Pauphilet, Paris, Champion, 1980, pp. 148-149. DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS DANS CINQ LANGUES EUROPÉENNES par Catherine Franceschi Il est courant d' ordonner l' apparition de mots européens équivalents a paysage de la maniere suivante: le néerlandais landschap (fin Xyeme), l'al1emand landschaft, l'anglais lands- cape, enfin le fran<;ais paysage, puis ses dérivés italien et espag- nol paesaggio et paisaje; chacun de ces termes étant entendu dans le champ de la représentation. Cette liste ne retient pas l'emploi attesté de paese dans le champ de la représentation, ni l'usage préalable du mot landschaft dans le sens de "pays, con- trée" J. Ce constat appelle une reprise du travail sur ces mots 2, dont l'abord se fera a partir des deux questions suivantes: depuis quand les mots paysage et équivalents existent-ils dans leur langue respective? Depuis quand sont-ils présents dans le champ de la représentation ? y répondre suppose d'ouvrir un grand nombre de dictionnai- res: ceux d'aujourd'hui pour la datation des occurrences qu'ils indiquent; ceux d'hier, parmi les premiers imprimés aux Xypme et XYIIeme siecles, et particulierement les dictionnaires bilingues 1. Signalé dl!;ns G. ROUGERIE et N. BEROUTCHACHVILI, Géosystemes et paysages. Rilan et méthodes, Paris, A. Colin, 1991. 2. On trouvera ici un état provisoire (en date de septembre 96) de ce travail, en cours de réalisation dans le cadre d'une these al'EHESS, sous la direction d' Augustin Berque, sur le theme: "La notion de paysage en Europe, de ses origines anos jours".

Les Enjuex Du Paysage

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  • 74 Franc,;oise FERRAND

    lit, les taureaux, les compagnons de la Table Ronde 11. Crant des visions, l'imaginaire va ainsi se librer dans l'invention de paysages nouveaux: il suffit d'ter le placage du commentaire al1gorique: seule subsiste la reprsentation de l'espace naturel.

    Yu le plus souvent par le hros, le paysage, dans l'univers des premiers romans mdivaux, s'il est l'hritier du paysage idal des Anciens, prend d'abord appui sur la reprsentation symbolique, pour tre travers par une conscience individuel1e avant que la qute de la prsence dans l'ordre et l'harmonie des formes naturel1es ne laisse place aux songes et aux visions de l'tonnant, de l'insolite et du terrifiant.

    11. La Queste del Saint Graal, roman des XII et XIII' siecles, d. A. Pauphilet, Paris, Champion, 1980, pp. 148-149.

    DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS DANS CINQ LANGUES EUROPENNES

    par Catherine Franceschi

    Il est courant d' ordonner l'apparition de mots europens quivalents a paysage de la maniere suivante: le nerlandais landschap (fin Xyeme), l'al1emand landschaft, l'anglais landscape, enfin le fran

  • 77 76 Catherine FRANCESCHI

    et plurilingues qui resituent les mots dans les langues de chaque poque, enregistrent les sens les plus couramment admis et transmettent leur transposition d'une langue aune autre. L'acces aces demiers est facilit par les bibliographies de dictionnaires existantes et l'extraordinaire richesse du fonds de la Bibliotheque Nationale de Paris, acet gard. C'est en effet apartir des ouvrages disponibles en ce lieu que cette enquete s' bauche J. Ce qui suit prsente un tat des lieux provisoire que des travaux ultrieurs completeront.

    La situation des mots de six langues - fran

  • 79 78 Catherine FRANCESCHI

    (R. Est., 1531), puis village, bourg (Nicot, 1621). Paysage se prsente donc comme un mot nouveau dans la langue. Cela a t soulign par de nombreux auteurs, dont J. Martinet, dans un article sur l'tymologie et les sens du mot paysage 6. Ce mot est mentionn pour la premiere fois en 1549, dans le dictionnaire de Robert Estienne, l'un des premiers a inverser la prsentation des mots. Le premier est en fait l'dition de 1539, Ol:! R. Estienne commence par inverser les mots de ses dictionnaires prcdents (latin-fran

  • 81 80 Catherine FRANCESCm

    ses reuvres crites en 1493 et autour de cette date 8 n'a pas permis de reprer un seul emploi du mot paysage ; de meme, les sources utilises pour la constitution de ce dictionnaire ne permettent pas de la retrouver, ni meme les bases de donnes textuelles et bibliographiques Frantext et Motet 9. Cette occurrence est une nigme. En attendant de la rsoudre, les rsultats convergent pour la laisser de ct (sans pour autant l'oublier), et continuer le travail a partir des attestations confirmes du moL Des lors, la premiere occurrence connue de paysage est celle du dictionnaire de Robert Estienne. L'introduit-elle dans le champ de la reprsentation?

    1549, "Paisage, mot commun entre les painctres". Cette dfinition indique c1airement le milieu ou ce mot est couramment utilis: celui des peintres. En l'absence d'occurrence textuelle antrieure confirme, l'hypothese de son invention dans la langue parle entre les peintres peut etre pose. Elle s'accorde avec le fait que R. Estienne (1503-1559), imprimeur du roi tres li a la

    8. Ouvrages de lean MOLINET consults: Chroniques (1474 - 1506) de lehan Molinet, rdites par G. Doutrepont, et O. lodogne, BruxeIles, Palais des Acadmies, 1935-1937, 3 vol.; Recollection des merveilles avenues en nostre temps, commence par le tres lgant orateur messire Georges Chastellain et continue jusques ii prsent par mastre lehan Molinet, imprim par GuiIlaume Vorsterman, Anvers. Ino-4 [BN: Rs. Ye 251]; Les Faicts et Dicts de lean Molinet (1464-1506), publi par N. Dupire, 3 vol. [BN: m. 10546(128)]; Le roman de la Rose, de lean Molinet, Lyon 1503, Paris 1521 ; lean Molinet, la vie, les reuvres, N. Dupire, Paris, 1932, p. 202-288, avec une tude du vocabulaire de I'auteur [BN: microfiche 4-LN 27-64645]. Molinet a crit d'autres ouvrages non consults ace jour, car non dats, ou aune date distante de celle de 1493.

    9. le remercie Mme Annie Becquer, Responsable des prestations extrieures de I'I.N.L.F. (CNRS, Nancy) pour avoir consult ces bases de donnes, ainsi que Des matriaux pour l'histoire du vocabulaire franrais (Quemada). Les rsultats confirment les donnes recueillies par MarieDominique Legrand, notanment aupres de spcialistes de lean Molinet pour qui un emploi du mot paysage est ace jour inconnu.

    DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS

    cour, a suffisamment entendu le mot paisage pour le retenir dans son dictionnaire. Ceci va dans le sens d'une prsence premiere du mot dans le champ de la reprsentation, pour en dsigner une certaine forme. La leve de l'nigme de 1493 abonderait dans ce sens. Cependant, en 1549, l'expression peu explicite de "mot commun" introduit a la marge une zone de flou.

    1551, date de l'occurrence suivante, permet de lever ce doute. 11 s'agit d'une traduction des dialogues de Speron Sperone, de l'italien en fran

  • 83 82 Catherine FRANCESCHI

    associ aux lointains. Mais de quels lointains s'agit-il? les lointains spatiaux Oll se succectent les pays jusqu'a la ligne d'horizon dsonnais bien prsente dans les peintures? les lointains d'audela de I'horizon "Oll sont des pays" rcemment dcouverts ? les lointains temporels fabuls par la redcouverte d'lments de l' ancien monde de l'Antiquit. Lointains horizons et horizons fabuleux 12? fabulation de ces pays lointains? Fabrication d'images a partir des rcits qui les content 13. Loin d'puiser la richesse de cette occurence, elle suggere dja une hypothese: cel1e Oll les formes de reprsentations dsignes par le mot paisage seraient une des expressions de la dcouverte du nouveau monde, ou plutt de mondes nouveaux.

    Les occurrences ultrieures du mot signales dans les dictionnaires actuels sont interprtes dans le sens de "pays" ou "coin de pays" (Beaugu, 1556 14); puis dans celui d"'tendue de pays que le regard embrasse" (Gamier, 1573 11). Cependant, sept annes se sont dja coules entre 1549 et 1556, et bien davantage au regard de l'usage pralable du mot dans la langue parle entre les peintres. Les preneres occurrences du mot paisage tendent donc a situer sa fonnation dans le champ de la reprsentation, pour

    12. Expression employ en cho au titre de l'ouvrage de M. COLLOT, L'horizonfabuleux, Paris, Jos Corti, 1988.

    13. Pour une description de ce processus et plus largement, voir E.H. GOMBRICH, "La thorie artistique de la Renaissance et I'essor du paysage" in L'cologie des images, Paris, Flammarion, 1983, p. 30 (Londres, 1966).

    14. "Cinq cens chevaux qu'ils pouvaient estre d' Anglois en Escosse osoyent entreprendre de dcouvrir jour et nuict jusqu'aux portes d'Edimbourg, tenant en subjection tout le paysage des environs", Jean de BEAUGU, Histoire de la guerre d'Ecosse, Paris, 1556. Livre 1, Ch. IV. [BN: Ll031-12].

    15. "Mais paisible, il jouist d'un air tousjours serainl D'un paisage ingal, qu'il dcouvre loingtain", C. GARNIER, Hippolyte, p. 30, v. 1224 [BN:

    DU MT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS

    f' dsigner des images. Ceci n'est pas le cas des trois mots allemand, if nerlandais et italien, qui ont des quivalents latins.

    LandschaJt

    Contrairement a paysage, landschaft existe depuis longtemps dans la langue al1emande avec des orthographes diverses selon les lieux et les poques: lantscaf, lantschaft, landtschaJt, landschaJft, et landschaft. Les plus anciennes occurrences connues de landschaft ont t trouves dans des gloses latines de la fin du VIIIme siecle pour traduire les termes patria, provincia, ou regio (Deutches Rechtsworterbuch, Weimar, 1987 16). A la fin du XVIme siecle, les quivalents latins de landschaft sont regio, eparchia, terra, parfois tractus, us (au pluriel), ainsi que continens, et provincia (Dasypodius, 1586). A titre indicatif, le latin pagus, est traduit en al1emand par ein dorff, un village (Nicot, 1621).

    Au dbut du XVIme siecle, le mot est galement utilis POur dsigner le landschaft reprsent. La plus ancienne attestation enregistre par un dictionnaire date de 1518 (Grimm, 1987). Le mot est employ dans un contrat pass entre le cloitre Sainte Madeleine .~ Bale et le peintre Hans Herbst, pour la ralisation d'une reuvre d'autel 17 Deux ans plus tard, en 1521, 1'0ccurrence souvent cite de Drer qualifiant Joachim Patinir de "bon paysa

    16. Je remercie Claudius Sieber-Liehman, historien mdiviste aBille de m'avoir indiqu ce dictionnaire et cette occurrence et Sieghild Bogumil, qui a expos I'tymologie du mot dans le cadre du sminaire de M. Collot.

    il 17. Hans Herbst (Strasbourg, 1468 - Bille? 1550) fut inscrit a la guil) '" de de BMe en 1492. Il ne reste plus aucune reuvre de lui, mais Hans Holbein, le jeune, a peint son portrait en 1516. Le contrat prcise la maniere dont le landschafft doit etre peint seIon les parties du retable. Il est publi dans la revue allemande: Anzeigur fr Kunde der teutschen Vorzeit, microfilm M-1499]. Anoter: l' orthographe paisage de cette occurrence. ,Ji 1866, tome 13, pp. 272-273.

  • 84 Catherine FRANCESCHI DU MT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 85 giste" (der gute Landschaftsmaler) confirme l'usage courant du mot 18. Mais les premieres occurrences connues ace jour datent de 1508, une fois encore gdice a la plume de Drer, daos une lettre adresse par lui aJacob Heller, le commanditaire du retable qu'il est en train de raliser 19. A la diffrence de la langue franr;aise, c'est donc par extension de sens que le mot landschafft entre dans le champ de la reprsentation, et non par invention d'un mot nouveau. Cette extension de sens n'est pas enregistre par les dictionnaires bilingues et trilingues du XVJme siecle consults ace jour (Hulsius, Nicot, Pergamini, Stoer), mais il est raisonnable de la situer dans le demier quart du XVme siecle, au moins.

    Landschap

    Landschap, landtschap ou lantschap est issu du moyen-nerlandais lantscap, et des formes antrieures du vieux bas-francique lantscap et du vieux saxon landskepi, (Van dale, XXme). A la fin du XVme siecle, le Vocabularius Copiosus Latin-Theutonique dit aLouvain en 1481-83 attribue a lantscap trois quivalents latins: provincia, territorius, et clima. Ce demier se prsente de la maniere suivante:

    Clima, -atis: Een deel van eerbande lantscape.

    Cette quivalence de termes rfere explicitement la notion de lantscap aux thories des climats discutes et reconsidres a la

    18. Op. cit., note 13; A. ROGER, "Le paysage occidental" in Le dbat n 65, Paris, Gallimard, 1991, p. 20.

    19. Cette occurrence est signale par W.S. GIBSON, Mirror of the earth. The world landscape in sixteenth century flemish painting, Princeton, University Press, 1989. Les lettres de Drer sont publies par Hans RUPPRICH, Drer, schriftlicher Nachlass, Berlin, 1956.

    Renaissance apartir des crits d'auteurs anciens dont Hippocrate, Aristote, Ptolme 20. Pres d'un siecle plus tard, les quiva

    If lents latins de lantschap sont regio, terra, orbis, diocesis et clima (Tetraglotton, 1562). L'association de lantschap aclima est donc encore prsente, et traduite en franr;ais de la maniere suivante:

    Clima, dimatis n. g. en franr;ais: Climat, Rgion, Traict de pais, autant que s'tend la veue de l'homme en rondo en nerlandais: Len Lantschap / Len contreye so wnt als de meusch int ront ghesien fan.

    Sans puiser ici le sens de cette dfinition quelques remarques sont nanmoins ncessaires: tout d'abord en creux, la non traduction de clima par paysage, ce demier terme tant d'ailleurs absent de ce dictionnaire; ensuite, la place centrale octroye ala vue de l'homme, et done al'homme lui-meme; enfin, le mouve

    ~

    ment "en rond" de l'homme dessinant l'tendue circulaire d'une figure aux limites irrgulieres dfinies par la porte de sa vue 21. A la fin du XVJme siecle, et par l'intermdiaire du latin clima, lantschap en flamand est done cette tendue vue dans toutes les directions, depuis un centre dterrnin par le regard de l'homme 22. Cette dfinition prfigure la res cogitans face ala res extensa de

    20. Voir a ce propos, G. AUJAC, Claude Ptolme, astronome, astrologue, gographe. Connaissance et reprsentation du monde habit, Paris, CTHS, 1993; F. LESTRINGANT, Ecrire le monde ala Renaissance, Caen, Paradigme, 1993, p. 255-275; l.F. STASZAK, La gographie d'avant la gographie. Le climat chez Aristote et Hippocrate, L'Harmattan, 1995.

    21. Notons que I'auteur n'emploie pas le mot horizon pour dsigner les limites de la vue. Ce mot est d'ailleurs absent de ce dictionnaire.

    22. Ce n'est qu'a la fin du XVII'''' siecle, que le mot fran~ais paysage est dfini de maniere proche, mais non similaire: "Aspect d'un pays, le territoire qui s'estend jusqu'ou la vue peut porter" (Furetiere, 1690); "Etendue de pais que I'on voit d'un seul aspect" (Acadmie, 1694).

    ......

  • 87 86 Catherine FRANCESCHI

    Descartes. Elle voque aussi cette "chose" dja reprsente depuis plus d'un siecle et demi en Flandres (Van Eyck, entre autres), et dnomme landscap au tournant du XVme siecle au moins. Les dictionnaires n' ont pas enregistr cette extension de sens du mot dans le champ de la reprsentation. Mais elle est atteste dans des contrats passs entre peintres et commanditaires. L'un d'entre eux a t retrouv dans les pages d'un ouvrage dat de 1490, et publi dans un article relatif a la construction et a l'intrieur de l'glise de Saint-Bavon a Haarlem. Le contrat dcrit les scenes de la vie de Jsus a peindre, dont certaines doivent l'etre dans un landscap 2J. D'autres contrats de ce type dorment sans doute dans les archives des villes flamandes et hollandaises. Mais ce qui compte ici est le mouvement qui conduit du lantscap (provincia, territorius, clima) au landscap reprsent, jusqu'a lantschap entendu comme "traict de pais autant que s'tend la veue de l'homme en rond". Le sens de ce mot volue done du registre d 'une ralit territoriale, au registre de la reprsentation, vers le registre de ce qui se nomme aujourd'hui perception.

    Dans les dictionnaires bilingues consults, le mot fraOl;ais paisage n'apparait que quelques annes plus tardo Il est traduit par landouwe 24, signifiant "un pais de pasturage" (Thesaurus, 1573), puis eomme quivalent de landtschap, "Pals, Contre, Rgion ou Terre" (Meurier, 1584; Mellema, 1602). C'est avec le renouvellement des dictionnaires flamands - raliss sur le modele des dictionnaires franr;ais - que paisage est traduit dans le sens d'une reprsentation de pays, tandis que landtschap est enregistr simultanment dans les champs de la reprsentation et de la perception. Ce dcalage d'interprtation met en vidence le regard des langues entre elles par lequel les traits de sens des

    23. A.W. WEISSMAN, "Gegenens orntrent Bouw en Inrichting va de Sint Baokerk te Haarlern" in Oud-Holland, 1915 (t. 33), p. 65-80. Cet article est signa1 par W. S. GIBSON, op. cit., note 19.

    24. Mot inusit aujourd'hui.

    DU MT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS

    mots de chacune d'elles se prcisent. Les dfinitions des dictionnaires bilingues d'Halma (1708 et 1717), se rfrant a ceBes des dietionnaires de Richelet, Pomey, Tachard, et Danet, sont explicites a cet gard :

    '} Du Flarnand au Franc;ais. le mot landtschap a dsorrnais deux entres: LANDTSCHAP: Contre, province, tendue de pai's. LANDTSCHAP: Pai'sage, ou reprsentation de quelque cam

    pagne.

    Du Franc;ais au Flamand, pai'sage est tout d'abord dfini en " franc;ais selon la dfinition de Richelet, puis traduit par deux mots flamands ; sa traduction par pai's, contre, dispara't : PAISAGE, tableau qui reprsente quelque campagne : Landtschap, een Landstuk.

    En rsum, et au point d'avance du travail, landschap est donc un mot ancien signifant pays, rgion, province. Il a t utilis pour dsigner la meme chose en peinture dans le courant du XVme siecle, sans que les auteurs des dictionnaires estiment ncessaires d'en faire tat. Son extension de sens pour dsigner l'tendue vue direetement par l'homme se fait d'abord par l'intermdiaire du latin clima (1562). Mais les trois traits de sens de ce mot ne seront reBement dfinis par les dictionnaires qu'au dbut du XVIIFme seulement. Encore aujourd'hui, le premier sens du mot est celui qui rrere au pays, a la rgion, a la contre.

    Paese

    La langue italienne dispose de deux mots pour dsigner une reprsentation de pays: paese et paesaggio. L'histoire de paese est a rapprocher de ceBes de landschaft et landschap; ceBe de paesaggio de l'histoire du franr;ais paysage dont il drive (cf. ci-dessous).

    ......

  • 88 Catherine FRANCESCHI

    Paese est un mot de la langue italienne attest depuis le XIIIeme siecle au moins (Cortelazzo, Zolli, 1985). Les dictionnaires latin-italien de la fin du XVeme l'associent a stato, provincia, territorio (Marinello, 1562); puis regio, ora (Venuti, 1597); et enfin patria (1612). Il s'agit d'un registre proche, mais non similaire, de ceux des mots allemand et flamand. Par contre, son extension de senS dans le champ de la reprsentation n'apparait dans un dictionnaire que dans le courant du XVIIIeme (Crusca, 1729-1738 15). Pourtant, 1'usage du mot pour dsigner le paese reprsent est attest des les annes 1480 a propos du peintre Ucello, dans l'introduction des commentaires de C. Landino relatifs a la Divine Comdie de Dante. M. Baxandall signale une autre occurrence dans un contrat pass avec le peintre Pinturichio, en 1495, pour le palais de S. Maria de 'Fossi', a Perouse 26 Cet usage est tres courant au dbut du XV!"me siecle comme 1'atteste l' occurrence souvent cite de 1521, Ol! Marc Antonio Michiel note la prsence de "molte tavolette de paesi" dans 1'inventaire du Cardinal Grimani 27. Il Ya donc un cart de pres de deux siecles entre 1'usage de paese pour dsigner une reprsentation de pays, et son enregistrement dans ce sens-la par un dictionnaire. Ce sens est encore usit aujourd'hui, et mme prfr a celui de paesaggio jusqu' a la fin du XIXem, siecle (Scarabelli, 1878).

    25. "Paese per dipintura de paese", 4'm< dition du Vocabulario degli academici della Crusca. Dans les ditions antrieures de 1612, 1691, 1705, paese n'est pas encore dfini dans ce sens-lit

    26. "Paolo UcceHo bueno componitore et vario: gran maestro d'animali et di paesi: artifisioso negli storci : perche intense bene di prospectiva", C. LANDINO, "Fiorentini excellenti in Pictura et sculptura" in Commento sopra la Comedia di Dante, Florence, 1481, p. 9. Michael BAXANDALL, L'ceil du quattrocento, Paris, Gallimard, 1985, p. 35.

    27. signal notamment par E.H. GOMBRICH, op. cit., note 13, p. 18. L. MARIN, "Le sublime classique: les "tempetes" dans quelques paysages de Poussin", in tire le paysage, lire les paysages, CIEREC, 1983, p. 202.

    DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 89 ",

    En rsum: landschaft, landschap, paese 1".JI'

    la diffrence du_mot franr;ais paysage, les mots allemand, flamand et italien landschaft, landschap, paese ne sont donc pas nouveaux au tournant du XVen" et du XVIeme siecle. Les quivalents latins qu'ils re~oivent tendent a fixer, si ce n'est a figer, leur sens dans le registre du pays, de la contre, de la rgion, avec des nuances sensibles selon les langues. Leur sens s'tend pour dsigner la mme chose en peinture, dans le courant du XVen" siecle. Cela est attest par les occurrences italienne des annes 1480, flamande de 1490, et allemande de 1508. Ce fait de langue est donc exactement l'inverse de ce qui s'est produit en langue franr;aise. Pour ces trois langues, il y a un cart entre l'usage des mots dans le champ de la reprsentation, et leur enregistrement par les dictionnaires. Mais ce qu'il importera de comprendre par la suite est moins 1'cart en lui-mme (puisque la prsence d'un mot dans un dictionnaire suppose son usage pralable) que la dure de cet cart. Enfin, 1'enquete a permis de mettre au jour l'association du mot nerlandais au latin clima des la fin du XVeme siecle. Un siecle plus tard, son interprtation en flamand et en fran~ais dans le sens de "trait de pa'is, autant que s'tend la vue de l'homme en rond" met directement en prsence d'un fait essentiel dnomm de nos jours "1'mergence du sujet moderne".

    1,"11Cas particulier de Landskip, Paisage, Landscape

    La consultation simultane des dictionnaires anglais et anglaisfran~ais d'hier et d'aujourd'hui rvele une situation complexe des mots anglais quivalents a paysage. Tout d'abord, il n'y en a pas un seul mais trois: landskip, paisage et landscape; chacun d'eux a son histoire. Ils n'en ont pas moins un point commun: l'absence d'quivalents latins enregistrs par les dictionnaires du

  • 90 Catherine FRANCESClll

    XVI~me siecle. C'est le mot land qui exprime le sens de mots latins dont le registre est sensiblement diffrent de celui des autres langues a la meme poque: lundus, i,. praedium, ji ,. praediolum, li, et aussi ager (Baret, 1580), c'est-a-dire respectivement "fonds de terre avec habitation", "ferme ou petit domaine", et "parcelle de terre sans habitation". Landskip et landscape ne sont pas pour autant des mots entierement nouveaux, ce qui n'est pas le cas de paisage, en anglais.

    Les dictionnaires tymologiques actuels affilient landskip et landscape au vieux fond lexical anglais landscipe, a l'ancien saxon landscepi, pour traduire les mots latins regio, provincia, patria. La forme landscape, pour sa part, est issue du flamand landschap (Oxford, 1989). L'usage des formes land-scipe, et land-sceap dans le sens de tract 01 countrey, land, region (trait de pays, terre, rgion) est aujourd'hui attest dans des manuscrits anciens (Oxford historique, 1973). Mais les dictionnaires des XVI~me, XVII~me et XVlIlme siecles ne retiennent que la forme en un mot de landskip, puis celle de landscape.

    Landskip est prsent d'emble dans le champ de la reprsentation. Il n'est pas enregistr dans le dictionnaire quadrilingue de Baret (1580), mais est introduit dans celui de Cotgrave en 1611 (fran

  • 92 Catherine FRANCESCHI

    Du Fran~ais 11 l' Anglais (1611, 1632) Pai'sage: Paisage, Landskip, Countrey-worke; a representation of filds orf the countrey, in painting.

    De I'Anglais au Fran~ais (1632) Landskip worke (in painting): pai"sage, grotesques 29.

    Dans la langue de l'poque, le vocable grotesque, issu de l'italien grotesche, ou grotesca, de grotta (grotte), est le nom donn aux ornements fantasques deouverts lors des fouilles de la Maison Dore (Domus Aurea) de Nron a Rome a la fin du XVmc. Ces ornements se sont rapidement diffuss dans toute l'Europe de l'Ouest. Cette assoeiation de pai"sage a grotesques transmise par Cotgrave, est reprise quelques annes plus tard dans le dietionnaire des quatre langues de Howell en l659 Jo. Elle est par eontre absente des dictionnaires unilingues (Blount, 1670; Phillips 1696). lIs n'en retiennent pas moins le mot anglais paisage, en le dfinissant dans le ehamp de la reprsentation. C'est done en rfrenee a des formes preises de reprsentations que le mot fran

  • 94 Catherine FRANCESCHl

    Elle a t mise au jour en 1980, par Gianfranco Folena 33. Il s' agit d'un emploi du mot (et sans doute le premier prcise l'auteur) par le peintre Titien dans une lettre, adresse au Prince d'Espagne le 11 octobre 1552. Il Yfait rfrence a deux tableaux qu'il lui a fait envoyer: "il paesaggio et il ritratto di Santa Margarita" (le paysage et le portrait de Sainte Marguerite 34). L'importance de cette occurrence, dja souligne par Gianfranco Folena, est ici confirme. Tout d'abord, le mot est explicitement employ dans le champ de la reprsentation, et ceci manifestement depuis plusieurs annes dja. Ensuite, la formation du mot paesaggio a partir du fran

  • 97 96 Catherine FRANCESCHI ; '"

    signe tant "une peinture ou un dessin de pays", que "une portion de territoire considre sous son aspect artistique" 36.

    En rsum: quatre sries chronologiques provisoires

    A ce point du travail, un rsum des rsultats dja acquis sous la forme de sries chronologiques provisoires n'est sans doute pas inutle. Ces sries rpondent aux deux questions initiales : quand les mots paysage et quivalents sont-ls apparus dans leurs langues respectives et quand sont-ls prsents dans le champ de la reprsentation? L'usage effectif des mots est ncessairement antrieur aux dates des prernieres occurrences.

    Premiere srie: premieres occurrences connues, tous sens confondus

    [fin VIlleme - Landschaft; Lantscap: XIlleme - Paesep7; 1549-Paisage; 1552-Paesaggio; 1597-Pais; 1598-Landskip; 1603 - Land-scape; 1627-Paisaje; 1725-Landscape. nigme: 1493, Paysage.

    Deuxieme srie: premieres occurrences connues dans le champ' de la reprsentation

    [1481 - Paese; v. 1490 - Landscap; 1508 - Landschafft] 1549-Paisage; 1552-Paesaggio; 1598-Landskip; 1603-Land

    scape; 1627-Paisaje; 1755-Landscape. dterminer: Pais (espagnol). nigme: 1493, Paysage.

    36. "PAISAJE: 1/ Pintura o dibujo del pais; 2/ Porzion del territorio considerata en su aspeUo artistico". (Real Academia, 1947-1956, et Dicionario general illustrado de la lengua espanola, 1989).

    37. Les mots ayant des quivalents latins sont entre crochets.

    DU MT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS

    Troisieme srie: premiers enregistrements des mots dans un dictionnaire, tous sens confondus

    [Landschaft, Landtschap, Paese] 1549-Paisage; 1597-Pais; 1611-Landskip et Paisage; 1627

    Paesaggio et [paese]; 1627-Paisaje; 1755-Landscape.

    Quatrieme srie: premiers enregistrements dans un dictionnaire et dans le champ de la reprsentation

    1549-Paisage; 161l-Landskip et Paisage; 1627-Paesaggio et [Paese]; 1627-Paisaje; 1707-[Landtschap]; 1755-Landscape. dterminer: [Landschaft]; Pais (espagnol).

    Ces sries mettent en vidence plusieurs traits significatifs: 1. L'extension de sens, dans le champ de la reprsentation, des

    mots avec quivalents 1atins est atteste dans les trois langues concemes a la fin du XVeme siec1e au moins.

    2. La langue fran\=aise est la seule a avoir invent un mot nouveau pour dsigner une certaine forme de reprsentation: Paisage est le chef de file des mots sans quiva1ent latin et des mots enregistrs par les dictionnaires dans le sens d'une reprsentation.

    3. L' enregistrement des mots anglais dans les dictionnaires et dans le champ de la reprsentation est tardive.

    4. Il Y a toujours un cart entre l'usage d'un mot et son enregistrement dans un dictionnaire. S'il est important, cela informe davantage sur les manques de connaissances actuelles que sur l'absence d'emploi du mot.

    De tout cela, il rsulte trois situations selon les langues: les langues ou un seul et mme mot dsigne le pays et sa reprsentation (nerlandais, allemand); les 1angues ou le pays et sa reprsentation sont dsigns par des mots diffrents (fran(ais, anglais); les langues ou les deux situations coexistent (italien, espagnol). De plus, l'extension de sens des mots paisage, paesaggio, paisaje se fait du champ de la reprsentation vers l'tendue de pays

    7

    ......

  • 99 98 Catherine FRANCESCHI

    qui s'offre au regard, soit l'inverse de l'extension de sens des mots landschap, landschaft, paese.

    Ces premiers rsultats suggerent quelques questions: ces diffrences d'volution de sens des mots induisent-elles des diffrences de contenu de la notion qu'ils expriment? Comment se fait-il qu'en fran~ais, le sens du mot pas ou pays n'ait pas volu dans le champ de la reprsentation, comme ce fut le cas en italien, puis en espagnol? En corollaire, quelle a t la ncessit d'inventer un mot nouveau en langue fran~aise, et non dans les autres langues? A l'inverse, comment se fait-il que le mot paisage ait t si rapidement repris en langue italienne alors qu'il existait dja un mot pour dsigner des reprsentations de pays? Paese et paesaggio ont-ils dsign la meme chose? Plus gnralement, landschaft, landschap, paese ont-ils dsign la meme chose que paisage, paesaggio, paisaje?

    lnterlude

    Le trajet suivi ici est celui qui s'origine dans le mot, pour trouver ce qu'il a dsign (son ou ses rfrents initiaux), et accder de la sorte (et a terme) a ce qui a rendu ncessaire son invention ou son extension de sens, selon les caso 11 met en ~uvre une hypothese qui consiste a fonder l' origine de la notion de paysage, en Europe, dans le mot certes (comme le suggerent les travaux d'Augustin Berque), mais plus fondamentalement dans l' acte de dnomination par lequel une chose (qui a pu etre a l'~uvre depuis longtemps) a acquis le statut de paysage au toumant du XVme et du XV!,nlC siecle, et pas avant. Les rsultats prcdents dmontrent que cette origine n'est pas univoque. Elle emprunte des voies diverses selon les langues, ce qui donne plus de relief a la spcificit de la langue fran~aise. L'tape suivante consiste donc a trouver ce pour quoi le mot fran~ais a t invent. Un des moyens pour y parvenir, est d'instaurer des dialogues entre les langues.

    DU MT PAYSAGE ET DE SES EQUlVALENTS

    Dialogue: du mot aux images nommes paisage

    Les lments mis en dialogue sont les occurrences connues a ce jour. Toute nouvelle dcouverte peut confirmer, enrichir, modifier les conclusions d'un dialogue, mais le principe reste le meme. C'est sous une forme scnique, restituant la circulation des mots au travers de la mobilit des hommes, des paroles, des images, des textes, des ides que l'un d'entre eux sera esquiss: celui entre I'italien, le fran~ais, et une note anglaise en final. 11 donne acces a des formes de reprsentations qui ont t nomm paisage entre 1530 et 1549.

    Les voix de ce dialogue 1542: " ...dipinture, lequali noi appeliamo vulgarmente lonta

    ni: ove sono paesi ..." (Speron Sperone). 1549: "Paisage, mot commun entre les painctres" (R. Est. : premiere occurrence connue). 1551: " ...ces paintures, que nous apelons vulgairement pa'i

    sages ..." (trad. de Speron Speroni par G. Gruget). "Paesaggio, voce francese", d' apres tous les dictionnaires italiens. 1552: "Il paesaggio et il ritratto di Santa Margarita" (Iettre du Titien: premiere occurrence atteste).

    Scene Lieu: en France et en Italie. Milieu: celui des peintres. Temps: avant 1549. Personnage principal: Tiziano VECELLIO, dit en fr. Titien (Pieve di Cadore, v. 1490-Venise, 1576). Sujet: la transformation de paisage en paesaggio. Question: Par quelle cole de peinture cette transformation a

    t-elle eu lieu ?

  • 100 Catherine FRANCESCHI

    Arriere scene 1493: occurrence fran~aise mentionne mais non avre. 1611 : "Palsage: paisage, landskip, a representation of filds orf the countrey in painting" (Cotgrave, fran~ais-anglais). 1632: "Landskip worke in painting: palsage, Grotesques" (Cotgrave, anglais-fran~ais).

    Ce n'est pas le lieu ici de s'tendre sur les vnements historiques de ce temps, ni sur la biographie du personnage principal et des autres illustres personnages qu'il a rencontrs, mais celui d'exposer les principaux lments permettant de rpondre a la question de ce dialogue. Ainsi, en visitant Titien dans son atelier a Venise, en l'accompagnant dans les lieux artistiques qu'il a frquents, nous rencontrons tres vite le poete l'Aretin (Arrezzo, 1492 - Venise, 1556), rfugi a Venise pendant le sac de Rome de 1527; puis 1'un de ses arnis, le peintre Rosso (Florence, 1494 _ Paris, 1540). Laissons Titien a Venise, et prenons la route avec Rosso jusqu'a Paris ou il arrive en 1530, invit par Fran~ois Ier pour y dcorer sa rsidence prfre. Nous voila done dans le milieu des peintres runis a Fontainebleau, milieu ou se melent les langues italiennes, fran~aises, puis flamandes 38. Le Rosso importe d'Italie un nouveau style et le dploie a sa maniere "melant stucs et peintures, et donnant la primaut a l'omement qui encadre de grands tableaux peints afresques" (Encyclopaedia Universalis, 1980). Cet art dcoratif associ a des themes nouveaux (themes mythologiques) tait juqu'alors inconnu des yeux des Fran~ais. Dvelopp a Fontainebleau, devenu un im- . portant centre d'art (Zemer, 1969), il est tres vite diffus par la

    38. Parmi les artistes regroups aFontainebleau, il y a les Italiens Rosso (arriv en 1530), le Primatice (arriv en 1532), Luca Penni, Antonio Fantuzzi (graveur mentionn en 1537), Nicolo Dell'Abate (arriv en 1552); les Franr,;ais Dorigny, Dumonstier, Rochetel; le flamand Lonard Thiry prsent des 1536 etjusqu'en 1540.

    DU MT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 101

    Antonio FANTUZZI, d'apres Rosso Fiorentino (1494-1540). Encadrement de I'Ignorance vaincue, 1543. Eau Forte 273 x 546 mm.

    Catalogue de I'exposition, La gravure franr;aise a la Renaissance, Grunwald, 1995, p. 240. (Le titre a t attribu ultrieurement)

    gravure alors en plein dveloppement. Nous sommes entre 1530 et 1549. Est-ce pour dsigner certaines de ces formes nouvelles de reprsentations que le mot paisage a t employ, si ce n'est invent 39 7Est-ce pour dsigner certaines de ces gravures 7Celles d'Antonio Fantuzzi, ralises en 1543 a partir de dessins de Rosso, par exemple, et places au centre d'encadrements de figures grotesques 7 CeBes sans omement graves la meme anne par le matre du Paysage aux deux gupards 7Ou encore les dessins ou peintures ayant servi de modeles aces gravures, ceux de Rosso, le Primatice, L. Penni, L. Thiry, raliss dans le courant des annes 1530, puis gravs par Fantuzzi, lean Mignon, Lon Davent et d'autres dans les annes 1540 47

    39. Selon I'existence ou non de I'occurrence de 1493. 40. Voir les travaux de H. ZERNER et de S. BEGUIN sur l'art belli

    fontain, ainsi que le catalogue de l'exposition La gravure franr;aise ala Renaissance, Grunwald Center, BNF, 1995.

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  • 102 Catherine FRANCESCHI

    Matre IOV, Paysage avec deux gupards, 1543. Eau forte 300*444 mm, galement attribue aDuprac (BNF) Catologue de l'exposition La gravure franraise a la Renaissance,

    Grunwald Center, BNF, 1995, p. 233 (Le titre a t attribu ultrieurement)

    Ces images s'assemblent plutt bien avec les voix introduisant ce dialogue: des images de pays (pays lointains 7); des images nouvelles peintes et graves autour des annes 1540 sous 1'influence d'artistes italiens, et a partir de motifs en vogue en Italie a ce moment-la; images nouvelles en France ncessitant d'inventer un mot pour les dsigner 7 L'hypothese est sduisante, si ce n'est l'nigme de 1493 qui oblige a nuancer la formulation: images nouvelles en France pour lesquelles le mot paisage, encore peu usit 41, est adopt. Ce mot n'a pu chapper a Robert

    41. Il est absent de l'dition de 1539 du dictionnaire franyais-Iatin de Robert Estienne, et l'occurrence de 1493 est la seule mentione a la fin du XV'm, siecle.

    DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 103

    Estienne frquentant la cour de Fran~ois 1er. De mme, les ltaliens prsents (les peintres au moins, les imprimeurs, les graveurs, les marchands peut-tre ... ) adoptent cette maniere de nommer certaines des images de Fontainebleau. La circulation des gravures et des hommes fait le reste: le mot est italianis. En 1552, Titien l'emploie explicitement pour dsigner une reprsentation (if paesaggio). S'agissait-il d'une gravure 7 Pres d'un siecle plus tard, ces faits donnent sens a la voix anglaise, celle ou fandskip est traduit par paisage,. grotesques. En retour, cet enregistrement de Cotgrave confirme la dnomination par paisage des images de pays associes aux grotesques.

    Cette trouvaille (pour l' appeler par son nom) situe sans ambigui't l'usage premier de ce mot en langue fran~aise dans le champ de la reprsentation. Elle se prsente meme, potentiellement, comme le rfrent initial du mot paisage. La leve de l'nigme de 1493, dcidment insistante, aura pour effet de modifier le lieu et la nature de ce rfrent, mais pas l' invention du mot dans le champ de la reprsentation. De plus, elle permettra de prciser le rle des peintures flamandes dans l' mergence du paysage en France. En attendant, cette invention de paisage pour dsigner des images de pays suggere a son tour de revenir sur la formation du mot lui-mme, lors de "la rencontre du suffixe -age avec pays"42.

    Hypothese: Paisage pour pais-image

    L' tymologie du mot paysage se considere gnralement en distinguant le radical pays, du suffixe -age. L'article de rfrence en la matiere est celui de Jeanne Martinet 43 Apres une discussion sur les valeurs attribuables au suffixe "-age" ("collectif"; "tat";

    42. 1. MARTINET, op. cit. note 5, p. 62. 43. Ibidem.

  • 104 Catherine FRANCESCHI

    "action"), et la plus ou moins grande adhrence de ces valeurs aux mots en "-age", l'auteur propose de dfinir ce suffixe comme "apprhension globale d'une ralit, analysable ou non". Or, prcise-t-elle, "le rapport de paysage a pays est bien celui d'une "apprhension globale" de l'tendue de pays", en considrant, seIon le Petit Robert, l'mergence simultane des deux valeurs du mot, au milieu du XVpme: 1) tendue de pays que la nature prsente a un observateur, 2) tableau reprsentant la nature et ou les figures (d'hommes ou d'animaux) et les constructions ... ne sont qu'accessoires (p. 62)44.

    Or, en dpliant le moment d'apparition du mot dans la langue, ce qui prcede introduit un cart temporel entre ces deux valeurs, et situe son invention dans le champ de la reprsentation. La valeur "d'apprhension globale" du suffixe "-age" reste pertinente dans ce champ-Ia, mais une autre hypothese peut aussi etre soutenue pour expliquer la formation de paisage pour dsigner des images: deux mots qui ne sont pas sans rsonnance.

    En se replac;ant dans le contexte de la langue parle entre les peintres (qui fabriquent des images), en prenant en compte les diffrences de prononciation soulignes dans le dictionnaire de Richelet (psage par les peintres; pisage par ceux qui ne sont pas peintres), en coutant la sonorit des mots, en se les disant a voix haute, le rapprochement de paisage et image fait sens, et meme doublement. Paisage (ou pai'sage, paysage) en effet condense en un seul mot deux termes qui en constituent les rfrences : pa et image (pays et ymage, et meme pais et image 45).

    44. Pour le Petit Robert, le sens de paysage en 1549 est "tendue de pays". Ce dictionnaire ne reprend donc pas la dfinition de R. Estienne a la mme date qui est "mot commun entre les painctres". Ce tour donn a la premiere dfinition du mot diffuse l'ide d'une coexistence de l'mergence des deux valeurs cites: celle d'tendue de pays, et celle de reprsentation.

    45. A l'article pais ou pays, Robert Estienne orthographie pais, sans trma ni y greco

    DU MT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 105

    Cela se traduit de deux manieres: "Psage" en trois syIlabes comme "i-ma-ge", et 'pysage' en quatre syllabes pour faire entendre le "pais" ou le "pays" (p-y-sa-ge). On ne dit plus aujourd'hui paisage, c'est la prononciation en quatre syIlabes qui a t retenue. Mais a ce moment-Ia, les deux formes du mot faisaient bel et bien l'objet d'une distinction. La description d'une occurrence de paisage introduite dans l'dition de 1614 du Thrsor de la langue franfaise de Nicot en fait tat:

    Paisage: mot commun entre les paintres } Paisage en 3. syll. Rons

    Le symbole " } " signifie: "ce qu'en cette demiere impression nous avons ajout de nouveau". La signification des autres abrviations n'est pas prcise dans l'introduction de ce dictionnaire. Mais ce qui prcede permet de comprendre celle de cette occurrence: "Paisage, en tmis syllabes, Ronsard". Il Y a donc une occurrence de paisage (avec cette orthographe) dans une reuvre de Ronsard (1524 - 1585). Il s'agit d'une "lgie" datant de 1560, soit plus d'une dcennie apres 1'usage (l'invention ?) du mot dans le rnilieu des peintres 46. Est-ce en rfrence aux images nommes paisage que Ronsard, qui ne pouvait pas ne pas les connau:re, emploie ce mot?

    Conclusion: De rponses en questions

    Aux deux questions poses initialement aux dictionnaires, les rponses actuelles mettent au jour un certain nombre de faits significatifs. Tout d'abord, une partition des langues selon que

    46. Cette occurrence a t repre par Marie-Dominique Legrand dans Poetic Works of Ronsard, dition Paul Laumonier, 1914, Tome X, "lgie", p. 362, vers 2. Cf. son article ici mme, p. 112-138.

  • 106 Catherine FRANCESCHI DU MT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 107 les mots ont ou non des quivalents latins; ensuite l'introduction des mots de chacune d'elles dans le champ de la reprsentation au tournant des XVtme et XVJme siecle avec des nuances selon les langues; ensuite, l'irrductibilit de l'apparition et de l' extension de sens du mot d'une langue a celui d'une autre langue; enfin, e'est seulement dans la langue franc,:aise que la ncessit de former un mot nouveau s'est exprime; les autres langues ont soit tendu le sens d'un mot existant, soit emprunt et transform le mot franc,:ais.

    En ce qui concerne le mot paisage, l'enquete leve le doute relatif au champ de son invention (celui de la reprsentation), et prcise le milieu des peintres 011 le mot tait en usage avant sa premiere mention en 1549 dans le dictionnaire de Robert Estienne: celui de la cour de Franc,:ois Ier, a Fontainebleau. Le dialogue entre le franc,:ais et l'italien apporte une premiere rponse relative aux formes de reprsentations nommes paisage: celles peintes et ou graves a Fontainebleau dans les annes 1530 et au plus tard en 1543, en rfrence aux gravures d' A. Fantuzzi. Ce rsultat introduit un travail sur la production et la diffusion des gravures a cette poque, et rejoint un chapitre de 1'histoire de 1'art. Rsoudre l'nigme "1493", c'est se donner les moyens d'accder a d'autres formes de reprsentations nommes paisage ou au contraire, tayer I'hypothese d'une invention du mot dans ce milieu-la des peintres ... a moins que cela ouvre des pistes encore inconnues a ce jour? Dans tous les cas, c'est du fait de l'usage courant de ce mot parmi les peintres de Fontainebleau, qu'il a t retenu par Robert Estienne, et transmis aux gnrations suivantes.

    Le retour sur la formation du mot paisage tient compte des diffrences de prononciation et d'orthographe. Par ailleurs, son sens s'est tres vite tendu hors du champ de la reprsentation

    Les extensions de sens des mots se sont faites soit d'une1 ralit a sa reprsentation en nerlandais, allemand, italien (pae1. se), puis espagnol (pais), soit a l'inverse, d'une reprsentation a

    ce qui se prsente directement au regard en franc,:ais, italien (paesaggio), espagnol. Cette inversion introduit-elle des diffrences de contenu de la notion vhicule par chacun de ces mots? Lesquelles? C'est la question complexe des rapports entre "ralit" et reprsentation qui est ici pose. Car "s'il n'est pas surprenant que soient dsigns du meme terme une ralit et sa reprsentation iconique": "on dira "Voila Pierre" aussi bien en face de la photographie de Pierre que de Pierre lui-meme" (Martinet, p. 62), il n'en reste pas moins que la photographie de Pierre n'est pas Pierre, que la reprsentation du paese n'est pas le paese. Magritte l' a rappel avec force en crit-dessinant 47 : "Ceci n'est pas une pipe".

    Mais l'apport des dictionnaires est loin d'etre puis.

    BIBLIOGRAPHIE

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    B. QUEMADA, Les dictionnaires du Franrais Modeme, 1539-1863, Paris, Didier, 1968.

    picturale. Y-a-t-il une correspondance entre la forme et le sens du mot? Qu'apporte une lecture de l'orthographe des occurren

    47. Ce mot est compas pour exprimer la prsence du dessin et dei

    ces connues a cet gard ? l' crit dans un tableau.

  • 108 Catherine FRANCESCHI

    A. REY, Encyclopdies et dictionnaires, Que sais-je n 2000, PUF, 1982.

    Dictionnaires consults Al: Allemand,. An: Anglais,. E: Espagnol,. F: Frant;ais,. 1: Itafien,. La: latin,. N: Nerlandais: Te: Teutonique. En italique: le nom du dictionnaire[BN: catalogue des anonymes] En caractere normal: le nom de l'auteur [BN: catalogue des auteurs]

    Fra/ll;ais 1531 R. Estienne (La-F); 1539 et 1549 R. Estienne (F-La); 1564 Thierry de Beauvais; 1602 Hulsius (F-AI); 1603 et 1666 Canal (F-I); 1611 et 1632 Cotgrave (F-An); 1606, 1614 et 1625 Nicot; 1621 Nicot (La! F-N-AI-I-E); 1627 Nicot (F-I-E); 1650 et 1750 Mnage; 1680 Richelet; 1690 Furetiere; 1704, 1718 et 1771 Trvoux; 1694, 1835 et 1884 Dictionnaire de l'Acadmie.

    Fin XX'm': Trsor de la langue frant;aise ; Littr; Larousse; Robert . - Dictionnaires tyrnologiques et historiques: FEW de Bloch et Wartburg (1953); Tobler-Lornrnatzsch (1966); Huguet (langue du XVI', 1961); Godefroy (1891-1902).

    Anglais 1580 Baret (An-La); 1611 et 1632 Cotgrave (An-F); 165960 Howell (An/ F-I-E); 1670 Blount (rnots difficiles venus de I'tranger); 1696 Phillips; 1721 Bailley; 1755 Sarnuel; 1769 Buys.

    Fin XX': Oxford (20 vol.J 964 et 1989; 1 vol. 1973, 1995); Rarndorn (1966); Harrap's (1980); Webster's (1985).

    - Dict. tyrnologiques: Clark Hall (1970); Walter (1985); Barnhart (1988). - Dict. historiques: A Middle-English Dictionary, containing words used by English writers fmm the twelfth to the fifteenth century, F. H. Stratrnann, revu par H. Bradley, 1971 (1" dition, 1891).

    ..~ .'

    1 IFin XX': Denis (AI-F, 1979); Grirnrn (1987); Duden (1966); Deutsches Rechtsworterbuch (1987). I

    Italien 1543 Acharino; 1562 Marinello; 1584 Alunno; 1588 Ruscelli; 1597 I Venuti; 1603 et 1666 Canal (I-F); 1605, 1616, et 1630 Hulsius (I-AI et I-F-A-L); 1612 La Cruscia; 1617 Pergarnini; 1621 Nicot (La! F-NAI-E-I); 1627 Nicot (I-F-E); 1659-60 Howell (An/F-I-E); 1729-1738 et 1863 - 19? la Crusca; 1871 Tornrnaseo et Bellini ; 1878 Scarabelli. Fin XX'm': Vaccaro (1967, rnots difficiles); Devoto, Oli (1971); Battaglia (1984); Zanichelli (1985).

    - Dict. tyrnologiques: Battisti et Alessio (1954) ; Cortelazzo et Zoli (1985). - Encyclopdie: Trecani (1989).

    DU MT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 109

    An Anglo-saxon dictionary based on the manuscript collections of the late Joseph Bosworth (Oxford, 1973).

    Nerlandais-Frant;ais (sauf indication contraire) 148183, Vocabularius Copiosus (La-Te); 1562, Dictionarium Tetra

    glotton (La / N - F); 1573 Thsaurus (La! N - F), 1584 Meurier; 1602 Mellerna; 1621 Nicot (La! F-N-AI-E-I); 1643 et 1669 d' Arsy; 1663 Nederlandsches woordenschat... ; 1669 et 1720 Meijers; 1707 L.V.I.V.I.F.; 1708 et 1717 Halrna; 1728, 1730, 1738 et 1773 Marin; 1769 Buys (An-N); 1864 Van de Velde (N). I Fin XX': Taal (N); Van-Dale (N); Kuipers (N, 1901).

    - Dict. tyrnologiques: Jan de Vries (N); Beknot (N); Van-Dale I (N).

    I

    - Dict. historiques: Middle Nederlandschs wooderboek, VerwijsVerdarn (N).

    Allemand I

    1481-83, Vocabularius Copiosus (La - Te); 1586 Dasypodius (la-Al); 1605, 1616 et 1630 Hulsius (AI-I, et AI-F-I); 1621 Nicot (La! F-N I AI-E-I); 1718Pergamini (AI-I); 1741 Frisch.

  • 110 Catherine FRANCESCm

    Espagnol 1553 Lebrija (La-E); 1587 Sanchez (E-La); 1611 Dictionarium Lusitanicolatinum (La-E, E-La); 1621 Nicot (La! F-N-A1-E-I); 1627 Nicot (E-F-I); 1611et 1674 Cobarruvias.

    Fin XX~"" : Dicionario Hispanico Universal (El F-I-An-A1-P, 194650); Real Academia (1947-56); Corominas (1973); Diccionario general illustrado de la lengua espanola (1989).

    Ouvrages Gnraux AUJAC G., Claude Ptolme. Astronome, astrologue, gographe.

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    GOMBRICH E.H., "La thorie artistique de la Renaissance et l'essor du paysage", L'cologie des images, F1ammarion, 1983, traduit de l' ang1ais par A1ain Lveque (Londres, 1966).

    LESTRINGANT F., crire le monde a la Renaissance, Paradigme, 1993.

    MARTINET J., "Le paysage: signifiant et signifi", in Lire le paysage, lire les paysages, acte du colloque de Saint-Etienne, CIEREC, 1983.

    ROGER A., "Le paysage occidental", Le Dbat n 65, Gallimard, 1991.

    DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 111

    La gravure franraise a la Renaissance, catalogue de l'exposition organise par I'Universit de Ca1ifornie aLos Angeles et la BNF, Grunwald Center for the Graphic Arts, UCLA, 1995. Voir aussi les ouvrages d'Henri ZERNER et de Sylvie BEGUIN sur l'art bellifontain.

    STASZAK lF., La gographie d'avant la gographie. Le climat chez Aristote et Hippocrate, L'Harmattan, 1995.

    ZERNER H., cole de Fontainebleau, Gravures, Paris, Arts et Mtiers, 1969.

  • DE L'MERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE DANS LA LITTRATURE

    DE LA RENAISSANCE FRAN

  • 114 Marie-Dominique LEGRAND

    a effet, ou au moins d'une simultanit, entre "mergence du sujet" et "essor du paysage". Or la naissance de la conscience de soi va de pair avec ceBe de l' altrit et de l'individu 5. Une perte d'identit, lie aux grandes dcouvertes, ala nouvelle cosmographie, source d'merveillement ou de mlancolie et propice au renouveau de la thmatique du voyage, est cratrice d'univers, de pratiques et de concepts neufs.

    Ainsi du paysage qui tendrait l devenir le corrlat potique de la "perspective" dsormais multiple, ventuellement personnelle, singuliere ou solitaire, et qui devient fondatrice de l' apprhension du monde. Car "la notion de paysage", crit Augustin

    rfrence a lean Molinet (mais ou dans I'ceuvre de ce "Grand Rhtoriqueur"?) et la mention "tableau reprsentant un pays", sens qui s'impose pourtant lentement en France, comme on va ici I'analyser et comme on peut le vrifier dans les dictionnaires qui attestent une volution smantique depuis les annes 1550-1556 ou le mot recoupe presque exclusivement le sens gographique de son radical "pays/pais" pour, dans les annes 1573, valoriser son sens visuel, optique et finalement artistique. Par ailleurs pour les historiens de I'art le genre pictural du paysage remonterait aux annes 1420, en F1andre: voir par exemple Augustin BERQUE, Les raisons du paysage, Hazan, 1986, p. 106, mais aussi Ch. EVELPIDIS, Les sujets de la peinture, Athenes, 1954. Cependant, comme le dit, entre autres, le Dietionnaire universel de l'art et des artistes, 3vol. Paris, Hazan,1967, c'est seulement apartir de 1515 que loachim Patenier (ou Patinir) va vritablement instaurer ce genre pictural. Cela dit, le Dictionnaire historique de la langue franfaise de Robert indique, fin XV'XVI' siecles, "Mantegna, Lonard, Bruegel"... Des lments de synthese dans le volume de lean Rudel, La peinture italienne de la Renaissance, coll. Que sais-je?, P.U.F., 1996: "Le paysage", pp. 63-66.

    5. Ersnt CASSIRER, Individu et cosmos dans la philosophie de la renaissance, Ed. de Minuit, 1983 (Berlin, 1927) - en particulier "La problmatique sujet-objet..."; La perspective comme forme symbolique, Erwin PANOFSKY, Ed. de Minuit, 1975, en particulier p. 37 sq. Fernand HALLYN dans La structure potique du monde: Copernic, Kepler, Ed. du Seuil, 1987, pp. 258-261, nous apporte des vues interprtatives.

    DE L'MERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE 115

    Berque, "appara't en meme temps que la rvolution copemicienneo Objectiver l'environnement, c'est [.00] amorcer un dcentrement analogue l I'hliocentrisme, lequel va ddoubler le monde entre [oo.] un point de vue subjectif (centr sur I'homme), et [oo.] un point de vue centr sur l' objet (la nature)" 6. Mais les choses ne sont pas immdiates et sont aujourd'hui encore loin d'etre fixes: Emst Cassirer I'a montr longuement, lui pour qui Nicolas de Cues, dja, est une grande figure tutlaire de cette" modeme" pense qui spare I'homme du monde au sein meme de celui-ci, comme aussi se distinguent, presque soudainement, les mots des choses de l'univers que nous habitons 7.

    L'ide qu'il y ait un "protopaysage" 8, et I'histoire du mot "paysage", tmoignent du dtail d'une histoire peut-etre immmoriale 9 mais qui ne commence a trouver son expression qu'a la Renaissance. Quelques motifs c1efs se font alors carrefours, a la croise des chemins du monde et des sentiers de I'homme. Principalement le mot "paysage" est en effet une affaire de gographes 10. Mais ce qui est plus "proche" fait, au sein de l'ekphrasis,

    6. "Paysage, milieu, histoire", dans Cinq propositions pour une thorie du paysage, Champ Vallon, 1994, p. 23. Voir Les raisons du paysage, op. cit., p. 109.

    7. Augustin BERQUE, Les raisons du paysage, op. cit., p. 103; Ersnt CASSIRER, op. cit., pp. 13 et sqq. qui s'attachent a Nicolas de Cues et exposent les possibles recoupements entre la thologie ngative et la "crise des universaux".

    8. Notion admise par tous les spcialistes et que I'on trouvera notamment dans L'invention du paysage, Anne CAUQUELIN, Paris, 1989.

    9. Les spcialistes de I'art et de la littrature grco-Iatine cernent aussi une "mergence du paysage": voir Perrine HALLYN-GALLAND, Le reflet desfleurs, Droz, 1994, "paysages", pp. 217 sq. Des spcialistes du nolatin de la Renaissance, comme Genevieve DEMERSON, apportent de riches observations: "Joachim Du Bellay et le modele ovidien", Colloque prsence d'Ovide, Les Belles Lettres, 1982, pp. 281-294.

    10. Voir note 4.

    ,l,J

  • 116 Marie-Dominique LEGRAND

    concurrence thmatique au "paysage" tel que nous le savons (et l'aimons). Ainsi du portrait, du visage 11, de la patrie...

    La patrie est doublement paysage car pays dans le pays : idylle - petite image accueillante du berceau de chacun '" en une seule toile '" Les gographies solennelles des limites humaines. Ainsi de la douceur angevine, de l'ardoise fine, du clos et de la chemine de Lir - Lir pres de la Turmeliere 011 naquit Joachim Du Bellay, a une porte d'arquebuse de la Loire. Ainsi du Vendmois du Prince des Poetes, du pare de Talcy cher a Agrippa d'Aubign, du chiheau et des terres de Montaigne, de la Saintonge, patrie symbolique sinon objective de Bernard Palissy 12.

    11. Sur Internet, la base Frantext est encore peu rigoureuse mais fournit cependant des indications complmentaires de celles que donnent les diffrentes concordances. Ainsi - merci a madame Christine Ducourtieux, Documentaliste a l'cole normale suprieure de la rue d'Ulm, de son aide ;- pour la meme priode arbitraire (1400 a 1650), 440 textes rpondent a une enquete sur "portrait(s)/ Protraict(s)(z)/ pourtrait (s/)z) etc ... ", et seulement 59 a une interrogation sur "paysage(s)/ paisages(s)/ pa'isage(s) etc ...". 11 faudra faire une recherche sur les occurrences de "visage" dans l'environnement ou a la rime de "paysage": les vers anacrontiques de Belleau offrent un chantillon parlant de cette richesse _ plusieurs fois suggre par Michel Collol. D'ores et dja on pourrra consulter Fernand HALLYN, "Le paysage anthropomorphe", dans Le paysage ala Renaissance , Presses de l'Universit de Saint Etienne, 1988.

    12. Voir: Joachim Du Bellay, Regrets, 31, "Heureux qui comme Ulysse ... " (1558); Pierre de Ronsard, Odes et Bocages, IV, 3, "Au pais de Vendomois" (qui daterait de 1545). Agrippa d'Aubign, Le printemps, 1,31, "Dans le parc de Thalcy,j'ai dress deux plansons ... " (vers 1573); Montaigne Les essais, I1I, 9, (d. 1588). Bernard Palissy (qui serait n ou a Saintes ou a Agen... ), La recepte veritable ... , ou le narrateur jugeant trop phmere "de figurer en quelque grand tableau les beaux paysages" que, sur les bords de "sa" Charente a Saintes, lui a suggrs, comme dans une" vision", l'audition du Psaume 104, dcide de crer la, un jardin qui, lui, sera terne!. (1563, Tome I des (Euvres completes, d. Marie-Madeleine Fragonard, Editions Inter Universitaires-SPEC, Mont-de Marsan,

    DE L'MERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE 117

    En des termes ala lettre partiaux et que nous disons affectueux, la patrie est une partie du tou1. La naissance, puis les yeux du cceur et la mmoire ont dessin ce morceau de pays. C'est un morceau arbitraire (ventuellement mobile) mais unique, absolument tranger a tout autre et inalinable ... monde enfoui sous mes paupieres.

    Voire ... car vous aurez su en votre enfance que l'Anjou est terre royale et puis que cela se fait depuis les lgiaques latins de regretter sa patrie lorsqu'on est en voyage; qu'en outre quand on est "enfant de maison" on sait "de toute gnration et de toute race" le prix de la "terre", du fief orginaire. Mais enfin, avec le souvenir de vos humanits au college Coqueret ou au college de Guyenne, avec les yeux de la Brigade ou ceux de Montaigne, et puis aussi avec les vtres - malgr tout - le paysage est bien une partie de pays que vous envisagez et que plus ou moins pleinement et plus ou moins longuement vous habitez - autant que vous lui donnez existence par le dcoupage de votre regard. Mais quel regard 13?

    1996, Introduction pp. XI-XII et pp. 59-60; Tome 11, Biographie-Chronologie, p. 401).

    13. Les expressions entre guillemets viennent respectivement de Montaigne (Essais, 1, 26) et de Rabelais (Gargantua, chapo 28). Elles veulent insister sur l'poque qui propose aux voyageurs des guides, vritables manuels d'ducation du regard: il faut voir ceci ou cela, et surtout il apparat que le "paysage" est en somme conditionn, comme est "conditionn" le sentiment "patriotique" ou le desiderium patriae dans les exemples ici suggrs, par une grille de lecture, par un certain nombre de codeso Voir Jean LAFOND, "La notion de modele", dans Le modele a la Renaissance, Paris, 1986, p. 5-19, qui cerne les notions de modele intrieur et de modele culture!. 11 se rfere notamment a Erwin Panofsky (Idea, Leipzig, 1924) pour exposer I'importance de la querelle qui oppose ralisme et idalisme, dans la rfiexion essentielle de ceux qui, comme Alberti et Raphael, tiennent pour la subjectivit inne du modele intrieur de la Beaut et de ceux qui, comme Vasari, tiennent pour le modele cultu

  • 118 Marie-Dominique LEGRAND

    Prcisment, si vous etes a cheval, comme les humanistes '" Didier Erasme, Michel de Montaigne ...Andr Thevet. .. comme Pierre de Brach, lean de Lry, Agrippa d' Aubign ... , alors votre perspective commencera a faire de vous un observateur moins rustre, plus conscient des reliefs, des ombres portes, pour faire le "portrait/ protrai(c)tl pourtrai(c)t" ou encore "portraiture / pourtrai(c)ture" 14 de la nature ici argileuse et la rocheuse du

    rel acquis par I'exprience. Voir aussi Chantal LrARouTzOS, Chorologies de la Renaissance. Didactique et potique de l'espace franr;ais: l'exemple de Cilles Corrozet et de Charles Estienne, Doctorat de l'Universit de Paris VIII, janvier 1995, et son article, "L 'apprhension du paysage dans la Cuide des chemins de France", dans Le paysage a la Renaissance, op. cit., p. 27 sqq: est prise en compte cette notion de "guide" relativement a la plus ou moins grande prsence des "tapes symboliques d'un chemin qui mene au ciel": "a partir du moment 011 le motif religieux n'est plus premier, voire disparait tout a fait, a partir de la peut na'tre le paysage moderne. Une autorit problmatique se substitue a l'autorit divine. On invente la perspective" (p. 27-28). Elle cite Frank Lestringant, notamment: "Suivre la guide", dans Cartes et figures de la terre, Paris, 1980, p. 31, et Pierre Sansot, chapitre 3 de Variations paysageres, Klincksieck, 1983. L'ide du paysage Iyrique favorable naturellement a la rcration, a la rfection de l'etre ou a son lvation, est cependant prmature a la Renaissance et au XVII' siecle. Se rfrer a Michel BIDEAUX, "La description dans le Journal de voyage de Montaigne", Etudes seiz!mistes, Droz, 1980, pp. 405-421. Voir enfin Christian BECK, "Le voyage de Montaigne et I'volution du sentiment de paysage", dans Le Mercure de France, juillet-aoGt 1912; Paysages de la Macdoine: leurs caracteres, leur volution a travers les documents et les rcits des voyageurs, prsent par lacques Lefort, Paris, de Boccard, 1986 et Montaigne: Espace, voyage, criture, Actes du congres internationnal de Thessalonique, Paris, Champion, 1995.

    14. Le sens du mot "portrait" est tres lastique a la Renaissance, bien qu'a I'poque de la Pliade, qui correspond d'ailleurs a la premiere vogue du portrait en peinture (gloire des Clouet mais aussi d'un Corneille de Lyon ... ), le mot fixe son sens moderne: description ou dessin, reprsentation (notamment d'un lieu ou d'une personne), relev topographique,

    i

    DE L'MERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE 119

    terrain - toutjuste comme aujourd'hui l'avion s'incline pour que l'archologue ou le gographe obtienne un meilleur documento C'est ce que rapportent les Cahiers de la Casa Velasquez 15, qui rappellent ce conseil de l'observation a cheval pour certains travaux des cartographes, dits "chorographiques", a la Renaissance et font la comparaison avec le "pilotage des photographies" par les actuels observateurs de la terreo Bien entendu on ne confondra pas avec la convention de la "perspective cavaliere" qui est thorique et, en tout albertinisme, constante, invariante lment essentiel de modemit qui distingue peut-etre le tableau de la page crite 16. Mais pour en revenir anotre paysage, qui ala

    chorographique, gographique ... portulan, plan, carte ...et a une poque 011 "peindre" peut signifier "crire, calligraphier", la liste n'est close. La encore on voit la richesse du poeme de Belleau cit ici quasi en exergue. Voir Fran;;ois LECERCLE, La chimere de Zeuxis, Paris, 1986, "L'age du portrait", pp. 51-56.

    15. "Le paysage: approche scientifique globale", "La vision arienne oblique", dans Les paysages et leur histoire, Casa Velasquez, Madrid, 1983, p. 27-51.

    16. En 1435 Leon Battista Alberti crit: "le trace d'abord sur la surface a peindre un quadrilatere de la surface que je veux, fait d'angles droits, et qui est pour moi la fenetre ouverte par laquelle on puisse regarder I'histoire ...", dans De la peinture, l, traduction de lean Louis Schefer, Macula, 1992, p. 115. On confrontera a la seule occurrence du mot "paysage" chez Ronsard (d'apres Poetic Works of Ronsard - Word Index, A.E. Creore, Leeds, 1972, 2 vol), dans l'Elgie a Loi's Des Masures Tournisien, d. Laumonier, X, p. 362:

    Comme celuy qui voit du haut d'une fenestre Alentour de ses yeux un paisage champestre, D'assiette different, de forme et de fa~on, Icy une riviere, un rocher, un buisson Se presente a ses yeux, et la s' y represente Un tertre, une prerie, un taillis, une sente, Un verger, une vigne, unjardin bien dress, Une ronce, une espine, un chardon heriss:

  • 120 Marie-Dominique LEGRAND

    Renaissance est la quantit de campagne qui correspond a une focalisation, au "champ", stricto et largo sensu, la modemit reste relative. Car le paysage littraire a la Renaissance, outre ce que l'on a dja dit des codes cuIturels, n'est pas coutumier des effusions: il faut vritablement chercher le sens pictural et le sens potique entre les pages. Ainsi dans l'Histoire de la guerre d'Escosse, Ian de Beaugu, genti1hornme fran~ois, crit en 1556 17 :

    " ... avant qu'entrer plus avant es discours de la guerre, il fau1t noter a quelle extremit etoyent reduits les Escossois, quand 1eurs ennemis, apres avoir brusl 1eurs villes, saccag tout le plat pays, et usurp les meilleurs endroits de la fran tiere, les tenoyent assiegz si estroitement, qu'ils n'heussent os sortir aux champs, fors en grosse trouppe: de quoy encor les Ang10is faisoyent si peu de cas (comme i1s sont tousjours en cete fau1se heresie de croire) qu'il n'y ayt nation en tout le monde qui les vaille) qu'environ cinq cens chevaux, qu'i1s pouvoyent estre d'Ang10is et d'Escosse, osoyent bien entreprendre de courir jour et nuict jusqu'aux portes d'Edimbourg, foudroyans toute cete carte de 1eurs courses et tenans en sujection tout le paysage des environs" .

    Et la part de son reil vagabond se transporte, ndescouvre un pai"s de diffrente sorte, De bon et de mauvais: Des Masures, ainsi Celuy qui list ces vers que j'ay potraicts icy Regarde d'un traict d'reil meinte di verse chose, Qui bonne et mauvaise entre en mon papier enclose.

    Un ensemble de juxtapositions fourmillantes rend assez bien compte des "accessoires" que les dictionnaires appelaient aussi "paysages". Voir plus loin les exemples pris a la Satyre Mnippe (1594). Mais pas de connotation pjorative chez Ronsard, comme par exemple chez Claude Gruget: traduction des Dialogues de messire Sperone Speroni talien, Paris, 1551 : Microfilm B.N.F. 3435, a la p. 29, retrouv par Catherine Franceschi. Chez Belleau et chez Ronsard un sens modeme sans polmique ngative.

    17. Cote B.N.F. LB 31 12 BO, 1, 4 pp. 12-13. ~: /!)i

    DE L'MERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE 121

    On pourrait muItiplier les exemp1es pris a des contextes diffrents 18 OU le paysage est donc l'ensemble du pays de pagus/ pagensis, qui a aussi donn la page. Mais plus donc on avance dans le siecle et plus le mot "dsigne couramment l'tendue de pays que l'adl peut embrasser" 19. Toutefois, i1 semb1e que ce soit d'abord l'rei1 de 1'espion, du soldat ou du ministre du roi qui regarde, te1 ce1ui de Nicolas Denisot du Mans qui fait le "portrait" du Prou ou de Londres, te1 ce1ui de Bemard Palissy qui en bon "portraitiste" du roi, afin que l'on rforme la gabelle, fait la description et aussi la "portraiture" des marais salants de Saintonge, tel encore celui d'Apianus ou de Thevet rdigeant 1eurs cosmographies 20. Prcisment, Frank Lestringant 21, attire notre attention sur la distinction tres parlante que Apianus fait entre gographie et chorographie. En 1544, Pierre Apian, dit Apianus, crit en effet:

    "Chorographie (... ) consydere ou regarde seu1ement au1cuns 1ieux et places particuliers en soymesmes, sans avoir entre eu1x que1que comparaison, ou samb1ance avecq 1environnement de la terreo Car elle demonstre toutes les choses & a peu pres les moindres en iceu1x 1ieux contenues, comme sont villes, portz de mer, peuples, pays, cours des rivieres et plusieurs au1tres choses semb1ab1es. Et la fin dicelle sera acomplie en faisant la simili

    18. La collecte des principaux dictionnaires est en elle-meme tres riche: Godefroy, La Cume Sainte-Palaye, Huguet, Cotgrave, Furetere, Littr, les Robert, Bloch et Wartburg, T.L.F. ...

    19. ROBERT, Dictionnaire historique de la languefran~aise. 20. Bemard PALISSY, (Euvres completes, p. XII, Tome 1, et pp. 201-215,

    Tome n, d. cite; Pierre Apian, dit Apianus, La cosmographie, cit par Frank Lestringant dans l'dition de 1544, voir aussi d. de 1553, cote B.N.F. 4 G 541 ; Andr Thevet, Les singularits de la France antarcti que, d. par Frank Lestringant, La Dcouverte, 1983.

    21. "Chorographie et paysage a la Renaissance" in Le paysage a la Renaissance, op. cit. - article dja cit ala notel.

    :" &:

    ....

  • I22 Marie-Dorninique LEGRAND

    tude daulcuns lieux particuliers comme si ung painctre vouldroict contrefaire un seul oyel ou une oreille".

    Dans ce volume, se trouve une gravure que commente Frank Lestringant: la chorographie est reprsente par une ville forte, sise en haut d'une falaise dans le mandre d'une riviere qui lui donne une apparence insulaire et par, en vis a vis, un oeil et une areille. Au-dessus, la gographie est, elle, reprsente par un globe terrestre, avec en vis a vis un visage humain, plus exactement la tete d'un homme en cheveux et la barbe agressive, reprsent jusqu'au col de sa chemise. Et de citer quelques vers de l' Hymne de la Philosophie de Pierre de Ronsard, dont voici les plus parlants pour nous, puisque, apres qu'il a t entendu que la Philosophie sait arpenter le monde "De l'Orient jusques a l'Occident", il y apparait surtout qu"'Il n'y a bois, mont, fleur ne cit. Qu'en un papier elle n'ait limit ...". Notre paysage est donc bien chorographique. Il a l' apanage soucieux du dtail et est peu ou prou soumis a la main et a l' (Eil d'un seul 22 Encore que celuila qui est "seul" soit investi d'une mission officielle et que le "portrait", le "paysage", qu'il ramene doit, pour etre lisible, obir a des conventions. '!~

    De la a songer que la perspective serait, littrairement parlant, moins importante que l' aspect il n'y a pourtant qu'un petit saut 23. Si nous rcapitulons, tout en effet conduit a franchir le

    22. "(.oo) la chorographie est de la cornptence de l'artiste - peintre ou graveur - qui "pourtrait" et "dcrit" le dtail concret, et pour ainsi dire visible a I'reil nu, d'une rgion ou d'un lieu donns", crit Frank Lestringant (article cit, p. II).

    23. Voir Jeanne MARTlNET, "Le paysage: signifiant et signifi", dans Lire le paysage, lire les paysages, coll. Travaux, C.I.E.R.E.C., Universit de Saint-Etienne, I983: cet auteur tient prospectus comrne ce qu'il y a de plus "approch" de la notion de paysage naissante, soit "vue, (oo.) perspective, le fait de voir de loin" - ce qui est plus neutre que le sens que je crais pouvoir faire jouer et ventuelIement nuancer. Voir Michael

    DE L'MERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE I23

    paso La polysmie du mot portrait comme l'volution meme de ce mot qui fixe son sens moderne a l'poque de La Pliade, la vogue de ces portraits potiques ou picturaux - parallelement enfin le goOt et la philosophie d'une nature anthropomorphe, avec la persistance mdivale de la correspondance analogique entre microcosme et macrocosme. De plus, l'analyse du sonnet 21 des Regrets de Joachim Du Bellay rvele comment le "je" du poete se dfinit dans un systeme d'oppositions ou le mot "partrait" a la fois connote la mode de la reprsentation des personnes de la cour, leurs visages et non plus leurs portraits officiels en pied, et quelque chose de subalterne ou d'ancillaire comme plan du Prou sur commande ou "papiers journaux", expression qui affecte de dsigner les poemes (sonnet 1):

    Cornte, qui ne fis oncques compte de la grandeur, Ton Dubellay n'est plus: ce n'est plus qu'une souche, Qui dessus un ruisseau se couche, Et n'a plus rien de vif, qu'un petit de verdeur.

    Si j' escry quelquefois, je n' escry point d'ardeur, J'escry nai'vement tout ce qu'au creur me touche, Soit de bien, soit de mal, cornrne il vient ala bouche, En un stile lent comme est lente rna froideur.

    Vous autres ce pendant, peintres de la nature, Dont l'art n'est pas enclos dans une protraiture, Contrefaites des vieux les ouvrages les plus beaux.

    Quant arnoy, je n' aspire asi haulte louange, Et ne sont mes protraits aupres de voz tableaux, Non plus qu'est un Janet aupres d'un Michel Ange.

    BAXANDALL, Les humanistes ala dcouverte de la composition en peinture (l350-I450), Paris, Le Seuil, I989 (Oxford, 1971).

  • 124 Marie-Dominique LEGRAND

    Ce "Comte" est le "Conte d' AIsinois", anagramme de Nicolas Denisot, et "Janet" est le diminutif de Clouet. La personne de Denisot, figure de premier plan de l'humanisme, est emblmatique: rudit, poete dont le role fut essentiel dans le renouvellement religieux de l'inspiration lyrique (Cantiques, Noeis) , il fut prcepteur ala cour de Lord Seymour, et en meme temps espion du roi de France 24. S'il nous reste de lui une carte du Prou qu'il alla donc lever, il foumit aussi un plan secret des armes anglaises qui permit a la France de conclure le siege de Calais. Enfin, et c'est ce qui explique son assimilation grandiose a Michel Ange - qui lui aussi est poete - par opposition a l'art moins clatant que "Du Bellay" dclare vouloir partager avec Clouet. Ainsi, dans ce systeme assez complexe de comparaisons et d'oppositions, d'aspirations et de refus, se marque une prdlection pour le petit, le moindre et finalement le plus intime - peutetre le plus "personnel" et certainement le plus nouveau donc le plus singulier, le plus solitaire.

    Dans le meme "travail" textuel fondateur de l' mergence du sujet, la seconde prface de L'Olive de Du Bellay, en 1550, tmoigne de fa~on exceptionnelle, et peut-etre unique a l'poque, d'un propos personnel, sans cesse marqu par le sentiment, le souci d'un auteur seul devant son reuvre et qui s'en occupe seul, sans rfrence aux autres membres de la Pliade: a partir de cette parole originale, se pose bien un sujet critique, et qui plus est critique de soi-meme 25.

    Mais, pour en revenir au substrat d'poque, cependant que le "je" de Du Bellay s'nonce tot de fa~on neuve, la persistance mdivale et noplatonicienne nous parle et du visage de la terre

    24. Voir Clment JUG, Nicolas Denisot du Mans (1515-1559), essai sur sa vie et sur ses (J!uvres, These, Paris, 1907.

    25. Voir Franerois RIGOLOT: "Esprit critique et identit potique: Du Bellay prfacier", dans Du Bellay, Presses de I'Universit d' Angers, 1990, Tome 1, pp. 285-300.

    DE L'MERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE 125

    et du eorps humain panthiste. Evoquons donc Marsle Ficin et la croyance en l'ame de la nature, voquons aussi Ptrarque, et puis par exemple Ronsard, Tyard ... Belleau ou Aubign 26. Parmi bien des exemples possibles, nous voquerons trois morceaux potiques: le sonnet 37, du Seeond livre des sonnets pour Hlene, de Ronsard (d., Card, Simonin, Mnager, Pliade, 1994), l'ode 5 du Livre de vers liriques (CEuvres completes de Pontus de Tyard, d. John C. Lapp, Nizet, 1966) et l'ode 14 du Printemps d'Agrippa d'Aubign (d. Femand Desonay, n, Stanees et Odes, Droz, 1952). Qu'il s'agisse du code symbolique a la Ptrarque, que Ronsard se plait a souligner dans un manirisme tres systmatique (la glose accompagne la narration), ou d'une de ses variations paysannes et burIesques a l'occasion de la mort d'une petite chienne qui doit galement a la tradition d'un Tibulle ou d'un Martial, chez Pontus de Tyard, il s'agit dans les deux cas d'une composition "paysagere" principalement topique. En revanche, et Marcel Raymond depuis longtemps l' a rvl 27, l' ode du Printemps atteste une symbolique inaugurale de l'automne mlancolique et mortifere, celui dja des romantiques, de VerIaine la future "saison mentale" d'Apollinaire.

    Ces poemes 00 la campagne peu a peu se fait composition paysagere, prennent en cela d'autant plus de valeur dmonstrative qu'il existe malgr tout d'autres attestations (que ce cas albinen remarquable) du mot paysage qui engagent une instance Iyrique en meme temps qu 'une instance esthtique 28. Voici en

    26. A propos de Ficin et de Ptrarque, voir Emst CASSIRER, op. cit., pp. 7, 23, 51 et 38-39, 57, 82 ...

    27. Marcel RAYMOND Gnies de France, La Baconniere, 1942. Jean Rousset, par exemple dans son Anthologie de la posie baroque, bien des fois rdite depuis 1970 (2 vol. A. Colin puis J. Corti), a aussi montr les malfices de Vertomne et de ses redoutables mtamorphoses saisonnieres, qui n'ont rien de I'abondance aimable de Pomone, ni des heureuses vendanges de Bacchus...

    28. Voir les concordances existantes (Aubign, Du Bellay. Montai

  • 126 Marie-Dominique LEGRAND DE L'MERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE 127 effet un extrait de l'Hippolyte de Robert Gamier 29 qui, dans la bouehe d'Hippolyte, ne laisse pas aujourd'hui d'etre troublant:

    Les monts et les forest me plaisent solitaires, Plus que de vos citez les troubles sanguinaires. Telle fa~on de vivre avoyent du premier temps Nos peres vertueux, qui vivoyent si contens. Et certes celuy-la, qui s'escartant des villes, Se plaist dans les rochers des montagnes steriles, Et dans les bois fueillus, ne se voit point saisir, Comme les bourgeois font, d'un avare desir. L'inconstante faveur des peuples et des Princes, L' appetit de paroistre honorable aux provinces Ne luy gesne le cceur, ni l' envieuse dent, Des hommes le poison, ne le va point mordant. IJ vit libre ason aise exempt de servitude, N' estant de rien contraint que de son propre estude, Que se son franc vouloir, ne tremblant de souci Pour la crainte d'un Roy, qui fronce le sourci. Ne s~ait innocent, que c' est un tas de vices Bourgeonnans aux citez qui en sont les nourrices. IJ ne se couvre point le chef ambicieux D'un bastiment dor qui menace les cieux. IJ n'a mille valets, qui d'une pompe fiere L'accompagne espois devant et derriere. Sa table n'a le dos charg de mille plats, Exquisement fournis de morceaux delicats. IJ ne blanchist les champs de cents troupeaux a laine, De cent couples de bceufs il n' escorche la plaine:

    gne, Rabelais) qui permettent les relevs et de plus leur situation relative dans les frquences d'apparition et d'emploi des mots - chez les crivains considrs et aleur poque.

    29. 1573, Acte I1I, v.v. 1197-1226, d. R. Lebegue, Les Belles Lettres, 1974, pp. 156-157.

    Mais paisible il jouist d'un air tousjours serain, D'un paisage negal, qu'il descouvre lointain...

    Cependant, meme dans la tragdie de Robert Gamier, meme ee moreeau lgiaque et fondamentalement lyrique de la tirade de thatre, de la parale qui s'nonee done en diseours, sous la modalisation d'une premiere personne - qui est personnage bien en "ehair" devant un publie -, releve d'une topique. Topique immdiatement reeonnaissable, au prix toutefois d'une mdiation ngative: le "dsert" auquel aspire Hippolyte sera un locus amcenus au rebours, eomme en tmoignent les tres nombreuses formes ngatives et la eomparaison en permanenee implieite entre la eampagne bueolique, agreste, "eultive" et une nature brute sinon sauvage 30. Ce qui nous intresse iei est done de fac;on privilgie la foealisation interne de la fietion dramatique qui opere un traitement ponetuel d'une "anti-topique", voue au reste a un tres bel avenir - jansniste, entre autres mais prineipalement. Cette mise en perspeetive propose sur le thatre la reprsentation singuliere d'une situation lisible par rapport au eode eommun - dans un eart, somme toute relativement normatif, mais puissamment faeteur d'une eomposition expressive.

    Hippolyte a foumi le plus "lyrique" de nos exemples, ear en voiei maintenant un emprunt au pseudo-Rabelais et trois autres, extraits de la Satyre Menippe qui nous intressent de nouveau davantage a I'effet de I'art. Dans un ehapitre apoeryphe de I'dition de 1562 du Cinquieme Livre, ehapitre 16, nous lisons: "Vous passez par un grand peristile, Ol! vous voyez en pai"sage les ruines presque de tout le monde". En 1594, date de la Satyre Mnippe, nous lisons dans "Les pieees de tapisserie" qui oment

    30. Il Yaurait adire apropos de cette image de la "nature-naturelle" qui est "refuge" ...Pour la dfinition et dnomination du locus amrenus, voir Ernst CURTlUS, "Le paysage idal" dans La littrature europenne et le moyen-ge lan, Paris, P.D.F., Agora, 1956, Tome 1, pp. 301-326.

  • 128 Marie-Dominique LEGRAND

    la salle des Etats gnraux: "La seconde ph~ce estoit un grand paysage de diverses histoires anciennes et modemes, distinctes et separes I'une de I'autre, et nanmoins se rapportant fort ingnieusement a une mesme perspective" et a la page suivante: " ... le tout en personnages racourcis, ne servant que de paysclge . .. ". Enfin dans la description des "Tableaux de I'escalier" de la meme salle des Etats nous trouvons: " ... le reste du paysage dudict tableau estoit des moulins-a-vent tomants a vuide, el de girouettes en l'air, avec plusieurs coqs d'glise".

    Dans ces demiers exemples, on retiendra le contexte extremement travaill, d'une part des "Tapisseries", d'autre part des "Tableaux" ou la satire profite d'un moment exceptionnel d'ekphrasis pour offrir une mise en abyme qui s'nonce si I'on peut dire objectivement comme telle - sans doute dans I'expression d'une modemit quant au deuxieme exemple qui est empreint d'albertinisme: la reprsentation factieuse releve d'une mise en scene du proces meme de la focalisation exteme et unique, et ce faisant d'une composition consciente de I'effet d'ensemble ou d'un projet esthtique. On aura remarqu cela dit, combien varie est la signification plus exacte du mot "paysage" qui dans tous les cas releve bien du paradigme pictural mais dans un flottement smantique du "fond" au "sujet" et aux "accessoires" du tableau, pour reprendre les termes employs par les principaux dictionnaires 31

    Pour en revenir donc a I'exemple emprunt a Robert Gamier, dans le contexte de la fin du seizieme siecle, qui va amplifiant la rfrence esthtique du "paysage", et en allguant en outre le rpertoire tabli par Emst Robert Curtius pour "un paysage idal", il me semble que nous pouvons poser qu'a la Renaissance, plus particulierement dans les ceuvres littraires franr;aises, nous pou

    3I. Les dictionnaires (Huguet entre autres) offrent a ce titre les attestations sur lesquelIes nous avons a l'instant travailI dans la Satyre Mnippe, d. Charles Read, 1876, pp. 53, 54 et 293.

    DE L'MERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE 129

    vons relever des "paysages" dont l'expression releve d'un lyrisme qui ne saurait en rien s' assimiler a un quelconque "romantisme". Le lyrisme du paysage renaissant est, ventuellement, expression de sentiment mais dans la convention et la rcriture des modeles - notamment lgiaques. Le passage par des occurrences aux contextes factieux ou polmiques aura de plus marqu la puissance des discours plus rflexifs qu'expansifs. Le rapport entre l'mergence du sujet et l'essor du "paysage" est donc, en dpit des observations tout a I'heure voques, tres problmatique. Peut-etre a ce titre vaut-i1 la peine d'insister encore sur le sens relativement pjoratif et ventuellement ngatif ou de mauvaise presse du "paysage" a I'poque? Dans tous les cas il s'agira d'une confirmation des termes de notre problmatique: d'une part un systeme iconique, d'autre part la naissance du "point de vue". Ainsi on n'oublie pas la ler;on platonicienne des "images" ncessairement "feintes", meme si chez Remy Belleau I'artifice du paysage est aussi sa beaut. Or un curieux exemple rencontr dans Les tragiques (H, 944), autorise une avance. Il s'agit des trois princes du sang, Franr;ois, Charles et Henri de Valois, et de leur conduite incestueuse envers leur sceur Marguerite:

    Les trois en mesme lieu ont al'envi port La premiere moisson de leur lubricit; :Des deux derniers apres la chaleur aveuglee A sans honte herit l'inceste redoublee, Dont les projets ouverts, les desirs comme beaux Font voleter I'erreur de ces crimes nouveaux Sur les ailes du vents: leurs poetes volages Arborent ces couleurs comme des paysages ...

    Dans le contexte calviniste, la mfiance pour les "images" mensongeres 32 est moins surprenante que jamais mais le plus

    32. Voir l'exemple cit plus haut dans La recepte veritable 011 Palissy

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    intressant pour notre propos est l'allianee entre le "paysage" - quand bien meme le sens ici manque assurment de limpidit! 33 - et l'expression d'une "opinion". Pour poursuivre je reviens justement a l'mergence du sujeto Tout a I'heure, en commen~ant eette communication, je citais Augustin Berque qui exprime de fa

  • 132 Marie-Dominique LEGRAND

    comme en plein maquis et conformment aux fresques et tapisseries ou se dveloppent les mascarades princieres _ a Fontainebleau par exemple 39. Dans tous les exemples retenus nous observons donc a diffrents titres que le paysage littraire de la Renaissance compose tres fortement la reprsentation de la nature en fonction d'une conscience esthtique. Par cette expression je reprends a mon compte les analyses dterminantes de Fran~oise loukovsky 40 qui montre, en particulier a propos de Ronsard, la place que le paysage prend dans I'art potique, levant ainsi l'erreur anachronique de l'expression personneIle, sans omettre la question cruciales de I'univers imaginaire et de la vision propres achaque poete. N'est-ce pas d'ailleurs ainsi que l'on peut parler de l'imitation des uns par les autres? Ces rondeurs du paysage ronsardien aux sources babillardes dont parle Fran~oise loukovsky, se reconnaissent par exemple chez loachim Du BeIlay (Antiquits de Rome, 30) ou chez Agrippa d'Aubign (Le printemps, 1,20). La rflexivit de ces idyIles est extrement forte, leur manirisme est omniprsent et la mtaphore du jardinier, au reste tres commune des la Grande Rhtorique et chez Clment Marot qui "au jardin du sens sa rime ente" (Petite pftre au Roi) participe de ce projet de forte orientation des paysages, sans doute peu "expansifs" mais intensment confirms dans leur statut de reprsentation d'une reprsentation.

    Dans cette perspective il se peut que Marguerite Yourcenar ait dit l'essentiel dans L'CEuvre au noir: a deux moments particulierement emblmatiques au sein de ce roman de I'histoire de la Renaissance, a savoir lorsque Znon au sortir de son sjour chez les charbonniers s'vanouit et se rveille le visage contre une flaque d'eau ou il "se voit voyant", et lorsque ce personnage

    39. Voir Marie-Dominique LEGRAND, "La Loire dans l'Olive de Joachim Du Bellay", Loire, littrature, Presses de l'Universit d' Angers,1989, pp. 57-65.

    40. Article cit, dans Le Paysage ala Renaissance, op. cit., p. 63.

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    gurit de I'trange faiblesse qui I'a pris en contemplant ses plants de tomates - vrais parangons de I'importation du Nouveau Monde et de la "renaissance", selon un effet de rel qui honore la documentation de l'auteur 41 Episode romanesque, effet de rel, qui relevent bien d'un tableau, d'une reprsentation de la reprsentation que la Renaissance donne d'eIle-meme, par exemple dans ses rcits de voyage ou dans le livre exceptionnel auquel nous nous arreterons maintenant: les Essais de Montaigne.

    Dans ces ouvrages ou I'nonciation a la premiere personne domine, et exclusivement chez Montaigne, nous assistons a une autre mergence du sujet, dans la ligne de ce qu'a rcemment expliqu Terence Cave. En effet si le "le" distinct d' Alcofrybas trouble par son expression - ou, puis-je ajouter, le 'je d'auteur" chez Bonaventure Des Priers, distinct, dans Les nouvelles rcrations et joyeux devis, de celui du narrateur -, il n'en reste pas moins que le sujet affleure a la fracture de la fiction, dans le soutien ventuellement allgorique de la narration ou du paysage. Plus rien de tel, ou de moins en moins, chez les explorateurs du monde maintenant connu ou chez Montaigne: le "je" de I'auteur n'avance plus exactement masqu mais est a soi-meme son propre truchement. Ce contexte pos, j'en viens finalement aux singularits du monde, au narcissisme et a I'interprtation qui prsident a toute composition littraire des paysages d'un monde qui dsormais entoure l'homme de toutes parts. "Singularits". Singularitez de la France Antartique est un titre majeur d'Andr Thevet. En outre, comme le souligne fortement lean Card dans sa conclusion au CoIloque Voyager a la Renaissance, il revient a Michel Mollat Du lourdin d'avoir remarqu et comment le vocabulaire dans sa communication intitule "L' altrit, dcouverte des dcouvertes" 42: "La", crit-il, "Oll la tradition employait les mots mirabilia et merveilles, un Thevet,

    41. Ed. Folio, 1981 (Gall. 1968), p. 22 et 245. 42. Op. cit., 305 et 593.

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    au XV!'"lC siecle, use du terme singularit. A I'tonnement admiratif ou craintif, crdule ou sceptique, se substitue l'observation de I'originalit et de I'individualit spcifique, singuliere dans le sens d'unique, de I'objet observ. Il s'agit moins d'tranget que de particularit" C'est dans cette perspective qu'il faut lire la curiosit inlassable et toujours porte a la nouveaut comme a I'exprience de la diffrence chez I'auteur des Essais. Montaigne a de I'affection, du dsir et meme de la passion ou de la tendresse pour tout ce qui a de la varit, tout ce qui releve de la contingence, voire de I'irrgularit ou de la laideur, tout ce qui va et vient, tout ce qui est irrductible a la gnralisation _ bref tout ce qui est en soi, inalinable parce qu'''ondoyant et divers". Ce qui ne va pas sans un narcissisme permanent du spectacle qu'il donne du monde. Ainsi de Paris comme des cannibales, de Rome comme de I'homme et par exemple de lui-meme. Si, comme I'crit Franc;oise Joukovsky, "Ronsard ne peint pas mais recompose" les paysages 43, Montaigne, lui, les numere, les dtaille et les "raconte", comme en un tmoignage permanent.

    Lisons donc a propos de Paris ceci qui est extremement clebre: "...elle a mon c~ur des mon enfance; il m'en est advenu Comme des choses excelIentes: plus j'ai vu depuis d'autres villes belles plus la beaut de cett