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Suzanne SAïD LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES Anne VIDEAU REPRÉSENTATIONS DU PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE LATINE Françoise FERRAND LE PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE Catherine FRANCESCHI DU MOT PAYSAGEET DE SES ÉQUIVALENTS DANS CINQ LANGUES EUROPÉENNES Marie-Dominique LEGRAND DE L 'ÉMERGENCE DU SUJET ET DE L' ESSOR DU PAYSAGE À LA RENAISSANCE Jean CANAVAGGia LA CONSTRUCTION DU PAYSAGE DANS LA PREMIÈRE SOLITUDE DE GONGORA Jean-Louis HAQUETTE DE LA MÉMOIRE À L' INSPIRATION: LE PAYSAGE AU XV lll ème SIÈCLE Françoise CHENET METTRE UN BONNET ROUGE AU PAYSAGE , OU LE MOMENT HUGO DU PAYSAGE LITTÉRAIRE Michel COLLOT LA NOTION DE " PAYSAGE » DANS LA CRITIQUE THÉMATIQUE Christian MICHEl LA PEINTURE DE PAYSAGE EN HOLLANDE AU XVllème S CLE : UN SYSTÈME DE SIGNES POLYSÉMIQUES? Laurence SCHIFANO LA MUSIQUE DU PAYSAGE Francis V ANOYE PAYSAGES CINÉMATOGRAPHIQUES : ANTONIONI AVEC WENDERS Isabelle RIEUSSET-LEMARIÉ DES PALAIS DE MÉMOIRE AUX PAYSAGES VIRTUELS Jacques GAlINIER PAYSAGE ET ESPACE CORPOREL: UNE DOCTRINE MÉSOAMÉRICAINE Alain CABAN TOU S LA MÉMOIRE DU VOYAGEUR: SOC IÉTÉS ET ESPACES LITTORAUX Guy BURGEl UNE GÉOGRAPHIE TRAHIE PAR SES PAYSAGES Jacques VAN WAERBEKE LE PAYSAGE DU GÉOGRAPHE ET SES MODÈLES Augustin BERQUE DE PEUPLES EN PAYS , OU LA TRAJECTION PAYSAGÈRE Jean-Marc BESSE ENTRE GÉOGRAPHIE ET PAYSAGE, LA PHÉN OMÉNO LO G IE Philippe NYS POUR UNE H ERMÉNEUT IQUE DU PAYSAGE 1 1 sous la dl" c lion de M. CO llOT UoJI \) <1: : " li >'1 <:1 Q.. I - _ 1 C'l )<'1 " -', _, Uni -' .. LES ENJEUX DU PAYSAGE sous la direction de MICHEl COllOT AUGUSTIN BERQUE JEAN-MARC BESSE GUY BURGEL ALAIN CABANTOUS JEAN CANAVAGGia FRANÇOISE CHENET MICHEl COLLOT FRANÇOISE FERRAND CATHERINE FRANCESCHI JACQUES GAlINIER JEAN-LOUIS HAQUETTE MARIE-DOMINIQUE LEGRAND CHRISTIAN MICHEl PHILIPPE NYS ISABELLE RIEUSSET-LEMARIÉ SUZANNE SAïD LAURENCE SCHIFANO FRANCIS VANOYE ANNE VIDEAU JACQUES VAN WAERBEKE - - - -

Collot_Les Enjeux Du Paysage

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DESCRIPTION

Les études rassemblées dans ce volume abordent les divers aspects qu’à revêtus au cours de l’histoire la représentation du paysage, et les multiples questions qu’elle pose dans les domaines de la littérature, des arts et des sciences humaines. Par-delà la diversité de leurs objets et de leurs compétences, littéraires, historiens de l’art et de la société, ethnologues, géographes, philosophes convergent vers une même interrogation : sommes-nous encore capables de donner un sens au monde dans lequel nous vivons? L’enquête menée ici montre l’extraordinaire potentiel symbolique dont est porteuse la relation de l’homme avec le paysage. Nul doute qu’elle ne demeure aujourd’hui encore une source de réflexion et de création. Une meilleure connaissance de son histoire et de ses enjeux ne peut qu’aider à mieux comprendre sa place dans la société et ses expressions contemporaines

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Suzanne SAïD

LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES Anne VIDEAU

REPRÉSENTATIONS DU PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE LATINE Françoise FERRAND

LE PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE Catherine FRANCESCHI

DU MOT PAYSAGEET DE SES ÉQUIVALENTS DANS CINQ LANGUES EUROPÉENNES

Marie-Dominique LEGRAND

DE L'ÉMERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE À LA RENAISSANCE

Jean CANAVAGGia

LA CONSTRUCTION DU PAYSAGE DANS LA PREMIÈRE SOLITUDE DE GONGORA

Jean-Louis HAQUETTE

DE LA MÉMOIRE À L'INSPIRATION: LE PAYSAGE AU XVlllème SIÈCLE Françoise CHENET

METTRE UN BONNET ROUGE AU PAYSAGE, OU LE MOMENT HUGO DU PAYSAGE LITTÉRAIRE

Michel COLLOT

LA NOTION DE "PAYSAGE» DANS LA CRITIQUE THÉMATIQUE Christian MICHEl

LA PEINTURE DE PAYSAGE EN HOLLANDE AU XVllème SIÈCLE: UN SYSTÈME DE SIGNES POLYSÉMIQUES?

Laurence SCHIFANO

LA MUSIQUE DU PAYSAGE Francis V ANOYE

PAYSAGES CINÉMATOGRAPHIQUES: ANTONIONI AVEC WENDERS Isabelle RIEUSSET-LEMARIÉ

DES PALAIS DE MÉMOIRE AUX PAYSAGES VIRTUELS Jacques GAlINIER

PAYSAGE ET ESPACE CORPOREL: UNE DOCTRINE MÉSOAMÉRICAINE Alain CABANTOUS

LA MÉMOIRE DU VOYAGEUR: SOCIÉTÉS ET ESPACES LITTORAUX Guy BURGEl

UNE GÉOGRAPHIE TRAHIE PAR SES PAYSAGES Jacques VAN WAERBEKE

LE PAYSAGE DU GÉOGRAPHE ET SES MODÈLES Augustin BERQUE

DE PEUPLES EN PAYS, OU LA TRAJECTION PAYSAGÈRE Jean-Marc BESSE

ENTRE GÉOGRAPHIE ET PAYSAGE, LA PHÉN OMÉNOLOGIE Philippe NYS

POUR UNE HERMÉNEUTIQUE DU PAYSAGE

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sous la dl" clion de

M. COllOT

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LES ENJEUX DU PAYSAGE sous la direction de

MICHEl COllOT

AUGUSTIN BERQUE

JEAN-MARC BESSE

GUY BURGEL

ALAIN CABANTOUS

JEAN CANAVAGGia

FRANÇOISE CHENET

MICHEl COLLOT

FRANÇOISE FERRAND

CATHERINE FRANCESCHI

JACQUES GAlINIER JEAN-LOUIS HAQUETTE

MARIE-DOMINIQUE LEGRAND CHRISTIAN MICHEl

PHILIPPE NYS

ISABELLE RIEUSSET-LEMARIÉ SUZANNE SAïD

LAURENCE SCHIFANO FRANCIS VANOYE

ANNE VIDEAU

JACQUES VAN WAERBEKE

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Ouvrage publié avec le concours du Conseil Scientifique, de l'École Doctorale Lettres, Langages et Civilisations,

des Centres de recherche des Sciences de la Littérature et Recherches interdisciplinaires sur les textes modernes et

du Département de Littérature Française et Littérature comparée de l'Université de Paris X - Nanterre.

R E c u E L

LES ENJEUX DU PAYSAGE

sous la direction de MICHEL COLLOT

AUGUSTIN BERQUE JEAN-MARC BESSE

GUY BURGEL ALAIN CABANTOUS JEAN CANAVAGGIO FRANÇOISE CHENET

MICHEL COLLOT FRANÇOISE FERRAND

CATHERINE FRANCESCHI JACQUES GAlINIER

JEAN-LOUIS HAQUETTE MARIE-DOMINIQUE LEGRAND

CHRISTIAN MICHEL PHILIPPE NYS

ISABELLE RIEUSSET-LEMARIÉ SUZANNE SAïD

LAURENCE SCHIFANO FRANCIS VANOYE

ANNE VfOEAU·· JACQU~SVAN WAER$EKE

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EURORGAN sprl Éditions OUSIA rue Bosquet 37 - Bte 3 B - 1060 Bruxelles FAX (322) 647 34 89 Tél. (322) 647 11 95

DISTRIBUTION

Librairie Philosophique 1. Vrin 6, Place de la Sorbonne

Diffusion Nord - Sud rue Berthelot ISO

F -75005 Paris (France) Tél. (331) 43 5403 47

B - 1190 Bruxelles Télécopie (322) 343 42 91 Tél. (322) 343 10 13

Éditions Peeters P.B.41 Bondgenotenlaan 153 B - 3000 Leuven (Belgique) Tél. (016) 23 5170

© Éditions OUSIA, 1997

Dépôt légal 2954/97/9 ISBN 2-87060-063-1

Imprimé en Grèce par "K. MI HALAS" S.A.

PRÉSENTATION

par Michel Collot

La question du paysage suscite aujourd 'hui un vif intérêt dans de nombreux domaines de la vie sociale, du savoir, et de la culture. Au moment même où elle tend à perdre de vue ses paysages, notre société semble s'interroger sur la relation qui l'unit à eux. Le paysage est un carrefour où se rencontrent des éléments venus de la nature et la culture, de la géographie et de l' histoire, de l'intérieur et de l'extérieur, de l' indi vidu et de la collectivité, du réel et du symbolique. De ces multiples dimen­sions du paysage, seule une approche pluridisciplinaire peut sai­sir à la fois la spécificité et l'interaction.

C'est pour contribuer à une telle approche qu'a été lancé à l'Université de Paris-X Nanterre un programme de recherches destiné à promouvoir le dialogue et l'échange entre les diverses disciplines qui s'intéressent au paysage. Chacune de ces discipli­nes a ses méthodes spécifiques, voire sa conception propre du paysage, mais aucune ne saurait se l'approprier sans perdre de vue ce qui fait la richesse et la complexité de cet objet si parti­culier.

Elles doivent dépasser leurs cloisonnements, sans doute néces­saires au développement de la recherche, mettre en commun leurs compétences afin d'approfondir une réflexion qui les concerne toutes. C'est pour susciter une confrontation entre leurs différents points de vue, que j'ai réuni en avril 1996, pour deux journées d'études, des chercheurs venus de multiples horizons. Chacun était invité à faire le point sur les enjeux que revêt la question du

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6 Michel COLLOT

paysage dans le cadre de sa spécialité, mais aussi à se situer par rapport aux autres disciplines concernées.

Leurs interventions ont été ici recueillies en trois sections, consacrées respectivement à la littérature, aux arts et aux scien­ces humaines. Cette répartition n'est bien sûr qu'une commodité, trop conforme encore aux clivages disciplinaires, que les travaux de ces journées d'étude conduisent à relativiser. On ne manquera pas de percevoir de nombreux échos de l'une à l'autre de ces parties, plusieurs communications explorant simultanément les différents domaines qu'elles circonscrivent. Et à l'intérieur de chaque partie on sera sensible aux multiples interférences, qui montrent l'interdépendance des disciplines.

Une des originalités de cet ouvrage, qui vient après beaucoup d'autres, est la place importante qu'il accorde aux représenta­tions littéraires du paysage. Les littéraires ne sont pas suffisam­ment intervenus dans le débat contemporain sur le paysage, auquel ils peuvent apporter un éclairage nouveau, notamment en montrant que dans le paysage s'investissent des significations, des valeurs, un imaginaire auxquels la fiction et la poésie peu­vent donner leur pleine expression. Ils ont sans doute encore beaucoup à apprendre aussi bien à ceux qui interrogent l'histoire du paysage qu'à ceux qui par leur intervention modèlent les espaces de l'avenir. En retour ils ne peuvent que recevoir une stimulation pour leurs propres recherches des sciences de l'homme et de la société qui se sont engagées dans l'analyse du paysage, des plus positives aux plus spéculatives.

L'histoire du paysage littéraire en Occident reste largement à faire, et les études réunies dans la première partie cherchent à y contribuer, en mettant l'accent sur quelques-uns de ses temps forts, de l'Antiquité à nos jours. La notion même de paysage, on le sait, n'apparaît en Europe qu'au XVJème siècle, avec les mots qui le désignent dans différentes langues, et dont Catherine Fran­ceschi retrace la passionnante genèse. Elle comporte essentielle­ment l'idée d'une vision d'ensemble, obtenue à partir d'un cer-

PRÉSENTATION 7

tain point de vue. Or les littératures de l'Antiquité n'offrent que rarement la description complète d'un environnement naturel ou urbanisé; comme le montrent les analyses de Suzanne Saïd et d'Anne Videau, elles l'évoquent plutôt de façon allusive et par­tielle, à travers quelques détails emblématiques, qui prennent sens par référence aux codes culturels collectifs davantage que par le regard ou la mémoire d'un sujet sing~lier. L'espace que construi­sent l'art et la littérature du Moyen-Age est encore, selon Fran­çoise Ferrand, principalement symbolique, et n'entre qu'excep­tionnellement en rapport avec un point de vue individualisé.

L'essor du paysage dans la littérature à la Renaissance sem­ble lié à l'émergence du sujet, même si cette notion reste encore incertaine d'après Marie-Dominique Legrand. Bien que souvent commandé encore par une topique, le paysage littéraire tend de plus en plus à se constituer comme un espace indissociablement objectif et subjectif; en témoigne par exemple, dès le XVlpme siècle, l'ambiguité du mot solitude, soulignée par Jean Cana­vaggio: G6ngora en fait le nom d'un genre poétique nouveau, qui désigne à la fois la situation du héros et le type de paysage qui s'offre à ses regards.

La promotion des valeurs de l'imagination et de la sensibilité. au XVIIIème siècle va retentir dans la conception même du pay­sage in situ, à travers l'influence qu'exercent, selon Jean-Louis Haquette, les modèles littéraires sur l'art des jardins. Progressi­vement, en revanche, le paysage littéraire semble s'affranchir du modèle pictural auquel le rattachait la tradition de l'ut pictura poesis; un des principaux acteurs de cette autonomisation a sans doute été au XIXème siècle Victor Hugo, dont les descriptions n'ont pas manqué, rappelle Françoise Chenet, de choquer la cri­tique de son temps. L'émancipation de l'art et de la littérature modernes vis-à-vis des contraintes de la mimésis met en valeur la part d'imagination et de construction que comporte toute représentation du paysage; selon Michel Collot, c'est sur cett~ évolution que s'appuie la critique thématique lorsqu'elle défimt

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8 Michel COLLOT

le paysage littéraire comme cette image du monde, inséparable d'une image de soi, qu'un écrivain compose et impose à partir de traits dispersés mais récurrents dans son œuvre.

Les questions que pose la représentation du paysage en litté­rature se retrouvent en d'autres termes dans le domaine des beaux-arts. L'histoire du paysage en peinture est aujourd'hui bien connue, et il n'était pas question d'en récapituler ici les multiples étapes. Il a semblé préférable d'insister sur les pro­blèmes de théorie et de méthode qu'elle soulève. À partir de l'exemple de la peinture hollandaise au XVIFnlC siècle, Christian Michel montre que l'essor du paysage relève moins d'un souci de réalisme que de l'élaboration d'un système de signes. Il en est de même chez des cinéastes comme Antonioni, Wenders, Eisenstein, et Tarkovsky, étudiés par Francis Vanoye et Laurence Schifano. Le paysage n'est jamais dans leurs films un simple décor; il participe à l'action, reflète les sentiments des personna­ges, contribue à l'instauration d'un rythme, porteur d'émotions et de significations. Quant aux paysages virtuels que permettent de bâtir les nouvelles technologies, leur fonction et leur fon­ctionnement présentent des parentés étonnantes, selon Isabelle Rieusset-Lemarié, avec les palais de mémoire des anciens traités de rhétorique.

En mettant ainsi l'accent sur les représentations littéraires et artistiques du paysage, on risquerait de sous-estimer le rôle qu'il joue dans la vie réelle des hommes et des sociétés. Les sciences humaines nous rappellent qu'il correspond à des besoins vitaux autant qu'à des enjeux symboliques, qui sont à mettre en relation avec des réalités géographiques, sociales et économiques. Ainsi, les Otomi d'Amériques centrale ont de leur territoire une repré­sentation qui tient à la fois, selon Jacques Galinier, de la carte d'état-major et du paysage mental: l'opposition du haut et du bas est chez eux une donnée topographique et une structure sym­bolique. La vision du rivage et des sociétés littorales qu'Alain Caban tous a étudiée du XVIFmc au XIXèmc siècle change en fonc-

PRÉSENTATION 9

tion des intérêts et de la situation propres à chaque catégorie d'observateurs: autochtones ou voyageurs, médecins ou religi­eux, artistes ou administrateurs.

L'ambiguité de la notion de paysage a donné lieu parmi les géographes à d'importants débats, qui reflètent les tensions in­ternes et l'évolution de la discipline, et sur lesquels reviennent Guy Burgel et Jacques van Waerbeke. Les uns tendent à réduire le paysage à l'environnement physique, qu'une science positive peut décrire et analyser de façon objective; les autres mettent au contraire l'accent sur sa dimension sociale et culturellé. Le point de vue de la médiance, que développe Augustin Berque, tente de dépasser cette alternative, en envisageant le paysage comme la résultante d'une interaction permanente entre l'homme et son milieu.

(f)n voit que l'étude des représentations littéraires, artistiques ou scientifiques du paysage débouche sur des questions propre­ment philosophiques. C'est ce qui a conduit par exemple certains géographes, comme le rappelle Jean-Marc Besse, vers la phéno­ménologie, qui envisage la relation au monde comme constitu­tive de l'être même de l'homme. L'art des jardins, au même titre que l'architecture, donne au paysage non seulement une forme mais une signification; c'est pourquoi il peut servir à Philippe Nys de point de départ pour une "phénoménologie des lieux de l'habiter", qui serait en même temps une herméneutique.

Ainsi, par-delà la diversité des objets et des compétences qu'elles mobilisent, il me semble que les études ici rassemblées convergent vers une même interrogation: sommes-nous encore capables de donner un sens au monde dans lequel nous vivons? L'exemple du paysage montre l'extraordinaire potentiel symbo­lique dont est porteuse la relation de l'homme avec son environ­nement. Nul doute qu'elle ne demeure aujourd'hui encore une source de réflexion et de création. Une meilleure connaissance de son histoire et de ses enjeux ne peut qu'aider à mieux com-

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10 Michel COLLOT

prendre sa place dans la société et les expressions contemporai­nes. Le paysage reste à interpréter et à transformer pour pouvoir être mieux et pleinement habité.

C'est à cette prise de conscience que cet ouvrage souhaite contribuer comme plusieurs de ceux qui sont déjà parus dans cette collection " où je remercie Philippe Nys et Lambros Cou­loubaritsis d'avoir accueilli le fruit de nos travaux.

1. Voir notamment Le sens du lieu, Lire l'espace, Logique du lieu et œuvre humaine.

l

Li ttérature

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LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES

par Suzanne Saïd

Si je me risque ici à reprendre la question du paysage dans les idylles bucoliques de Théocrite, après tant d'études consacrées au locus amoenus, c'est d'abord pour souligner les limites d'une lec­ture réaliste chère non seulement à P. Legrand, auteur d'Une Étude sur Théocrite qui a fait date \ mais aussi à bien des critiques anglo­saxons. C'est aussi pour montrer que le "paysage bucolique" est d'abord une construction artificielle des critiques, dont on peut questionner la validité, et pour souligner le caractère purement littéraire d'un cadre qui doit plus à la poésie homérique qu'à la réalité géographique de Cos ou de la Sicile. C'est enfin pour mettre en question la notion même de "paysage" dans des poèmes où la nature n'est pas un spectacle, mais un environnement.

Un paysage "réaliste" ?

Quand il s'extasie devant le réalisme de Théocrite, W.G. Amott 2, à la différence de P. Legrand et A.S.F. Gow, n'ignore pas qu'il a été précédé sur ce point par Lady Mary Wortley

1. P. LEGRAND, Étude sur Théocrite, A. Fontemoing, Paris, 1892. 2. W.G. ARNOTT, "The preoccupations of Theocritus: structure, illu­

sive realism, allusive learning" in M.A. HARDER, R.F. REGTUIT, G.c. WAKKER, Theocritus, "Hellenistica Groningana" 2, E. Forsten, Gronin­gue, 1996, p. 55.

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14 Suzanne SAÏD

Montagu. En découvrant au XVIIIe siècle la campagne grecque, celle-ci admira fort un auteur qui avait su donner "a plain image of the way of life amongst the peasants of his country" 3. Mais les modernes ne se contentent pas de s'exclamer. Ils tentent de prouver la véracité des idylles en les localisant précisément dans l'espace et dans le temps. On se contentera ici d'un exemple, celui de la célèbre Idylle VII. Il s'agit d'un récit, fait par un "Je" qui n'est pas Théocrite, mais un certain Simichidas 4, d'une ex­cursion "hors de la ville" 5 en compagnie d'un groupe d'amis. En chemin, ils rencontrent "quelqu'un de bien", un chevrier appelé Lykidas qui ressemble en tous points à l'image classique du chevrier. Le narrateur et Lykidas engagent alors un concours de chants bucoliques. Avant de poursuivre son chemin, le chevrier fait don de son bâton à Simichidas. Le poème s'achève par une description de la célébration des Thalysies par Smichidas et ses amis dans la propriété de leurs hôtes.

À partir des scholies qui indiquent que ~ source Bourina, évoquée au vers 6, était située à Cos et de deux inscriptions de Cos qui mentionnent Balès (v.l) et Pyxa (v.130), les critiques modernes, qui n'ont fait sur ce point que suivre les scholies anciennes, ont d'abord tenté de reconstituer dans son intégralité le cadre géographique de l'idylle. Le vin "ptéléatique" (tàv JTTE­ÀWTLxàv olvov) du vers 65 au lieu d'être, comme on s'y atten­drait, mis en relation avec le nom de l'orme (JTTEÀÉO), devient "le nom d'un cru de Cos" 6 grâce à un raisonnement pour le moins surprenant: il existe en effet à Cos un lieu dit Pélè. Bien sûr,

3. Dans une lettre à Pope du 1er Avril 1717.

4. Idylle VII, vers 21. Nous adoptons ici la numérotation tradition­nelle des Idylles, reprise notamment par Gow dans son édition (Theocri­tus, Cambridge University Press, 1952), en indiquant en chiffres romains le numéro de la pièce et en chiffres arabes le numéro du vers cité.

S. VII. 2: l'x JtOÀLOÇ.

6. LEGRAND, op. cit., p.ll note 2.

LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 15

Pélé n'est pas Ptelea. Mais il se trouve que dans une inscription d'Epidaure il existe une confusion :J1:EÀÉO/JttEÀÉO; pourquoi ne pas admettre pour Cos ce qui vaut pour Epidaure ? Lykidas est présenté comme un homme originaire de Kydonia au vers 12 (KUÔWVLXàv .. èivôgo). Hélas, s'il y a bien trois cités de ce nom attestées dans les inscriptions, l'une en Crète, l'autre en Sicile et la troisième en Libye, il n'yen a pas à Cos. Qu'à cela ne tienne! Comme le suggère Gow 7

, puisqu'il y a déjà trois Kydonia, pour­quoi n 'yen aurait-il pas quatre? "It is possible that a Coan Kydonia should be added to the list". Il est par ailleurs question, dans la chanson de Lykidas, de deux bergers, l'un d'Acharnes (Elç [lÈv 'AxogvElJÇ, 71), l'autre de Lykopé (Elç ôÈ AUXWJtLtOÇ, 72). On connaît bien un dème d'Acharnes, en Attique et le scho­liaste mentionne l'existence, en Etolie, d'un lieu dit Lykopè. Mais, puisque, par définition, on est à Cos, ces deux bergers doi­vent être des gens du cru. Gow en conclut évidemment qu'il existait aussi à Cos des lieux appelés Acharnes et Lycopé et ten­te d'appuyer ce qui n'est qu'une pure hypothèse par des analo­gies suspectes et des rapprochements douteux 8. À première vue, il paraît difficile d'intégrer dans la géographie de Cos les "Nym­phes Castalides" mentionnées au vers 148, car chacun sait que Castalie est à Delphes. Mais c'est compter sans l'érudition - et la subtilité - des critiques. Gow reconnait en effet qu'un tel détail est "puzzling". Mais en fouillant dans la Patrologie de Migne, il découvre qu'il existait aussi en Syrie une source de ce nom. Pourquoi ce qui a été fait en Syrie ne pourrait-il avoir été

7. ad vers. 8. Gow, ad vers 71-72: "It is not unnatural to infer a Coan origin for

these two names: for 'AxugvEûç, the most that can be said is the name of the Coan deme Halasarna [ ... ] shows a formation similar to that of Achar­nae. A1JXWJtLWÇ however recalls Lycopeus (4) [ ... ] and though no similar place-name is known from Cos, it is not unlikely that one may have existed".

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16 Suzanne SAÏD

fait à Cos? On peut donc supposer que Phrasidamos a donné ce nom célèbre à une source de son domaine?

Mais il ne suffit pas d'affirmer que tous ces noms de lieux renvoient en fait à l'île de Cos, encore faut-il les situer précisé­ment sur une carte d'Etat-major, ce qu'on a bien évidemment fait. Bourina ne serait autre que l'actuelle Bourina (mais ne faut­il pas plutôt croire que le nom actuel n'est qu'un "archeological revivaf' ?). Pour Pyxa c'est encore plus simple. On a en effet trouvé au même endroit trois inscriptions mentionnant Pyxa. Bien sûr, les pierres ne sont pas à leur place d'origine. Il n'en est pas moins raisonnable de penser que le village - ou la ville - de Pyxa ne devait pas être loin 9. Quant au tombeau de Brasilas. W.G. Amott l'a retrouvé: c'est une colline appelée Meso Vouno qui se trouve à 4 km à l'Ouest de Cos 10. On peut donc refaire aujourd'hui "with a reasonable confidence" II la promenade de Simichidas.

Le réalisme de Théocrite ne se bornerait pas à la géographie. Il vaudrait aussi pour la flore et la faune. On peut trouver à Cos, toujours d'après W.G. Amott 12, toutes les fleurs et les oiseaux qui sont mentionnés dans les Thalysies. Certes Amott reconnaît qu'il n'a pas vu de rossignols et de colombes lors de sa visite dans l'île. Mais leur absence tient uniquement à la saison: en Novembre, ces oiseaux migrateurs ont déjà quitté Cos. Par contre, il a vu quantité d'alouettes précisément à l'endroit où se passe la rencontre de Lykidas et de Simichidas.

Mais le même critique qui affirme avec tant d'assurance l'exactitude de la description de Théocrite doit pourtant recon-

9. Gow, ad vers. 130. 10. Voir W.G. ARNon, "The Mound of Brasilas in Theocritus' Se­

venth Idyll", Quaderni Urbinati di Cultura classica n° 3, 1979,99-105. 11. Voir ARNon, "Lycidas and double perspective", Estudios classi­

cos, n° 26, 1984, p. 335-336. 12. Ibidem, p. 336.

LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 17

naître qu'il y a certains détails du poème qui sont en contradic­tion flagrante avec la réalité. Théocrite fait en effet chanter des cigales à l'ombre, alors qu'elles ne chantent qu'au soleil 13. Il unit dans un même concert qui a sans doute lieu au mois d'Août, - l'époque des moissons - des oiseaux qui ne chantent plus à cette période, comme l'enseignent tous les manuels d'ornitholo­gie 14. Il rassemble dans un même lieu toute une série d'arbres qui normalement ne se trouvent pas ensemble, puisque les uns poussent dans les bois (peupliers et ormes) et les autres dans des vergers (poiriers, pommiers et pruniers). Mais plutôt que d'y voir une preuve de l'ignorance de Théocrite, Amott choisit d'incrimi­ner le narrateur Simichidas, qui, lui, est un citadin, et de voir dans ces erreurs manifestes une marque de la subtilité d'un auteur qui connaît bien la campagne et se moque de l'ignorance d'un homme de la ville, puisque Simichidas est défini comme un citadin.

Un paysage littéraire

Pour ma part, j'y verrai plutôt la preuve de l'impossibilité d'une lecture réaliste. Au lieu de tenter, par des rarsoiineniènts cbntrouvés, de reconstituer un cadre géographique précis ainsi qu'une flore et une faune locales, on peut en effet aisément mon­trer - et N. Krevans 15 l'a fort bien fait - que Théocrite, à partir de noms de lieux, ad' abord cherché à dessiner un paysage litté-

. raire. Le choix même de Cos comme cadre de l'idylle s'explique sans doute moins par la biographie de Théocrite, qui y aurait vécu, que par l'existence de Philétas de Cos à qui la tradition

13. VII. 138-139. 14. ARNon, "Lycidas and double perspective", loc. cit., p. 336. 15. Voir N. KREVANS, "Geography and the Literary Tradition in Theo­

critus 7", Transactions and Proceedings of the American Philological Association, n° 113,1983,201-220.

2

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attribue la création du genre bucolique. Et la mention de la sour­ce Bourina qui apparaît aussi dans un fragment de Philétas 16

est d'abord un moyen de souligner le lien qui unit la poésie de Théocrite à celle de Philétas. On peut aussi souligner, comme l'a fait N. Krevans, que cette source qui a jailli "sous le pied" du héros Chalkon est l'équivalent bucolique de la célèbre source Hippocrène qui, comme son nom l'indique, jaillit sous le sabot d'un cheval. Si Ageanax qui est le destinataire du propemptikon chanté par Lykidas se rend à Mitylène 17, c'est sans doute que cette île est la patrie de Sappho et la terre d'origine de la poésie érotique. Je suggérerai enfin que la référence à un poète d'Achar­nes peut fort bien être une allusion à l'auteur comique qui a mis en scène un choeur de bûcherons Acharniens, c'est à dire Aristo­phane.

À partir du moment où l'on prend le parti d'interpréter les références géographiques en termes d'allusions littéraires, on peut même rendre compte de certains détails curieux. Ainsi le chant qui célèbre Daphnis et s'inscrit à l'intérieur du chant de Lykidas a pour cadre "les bords de l'Himeras". Mais pourquoi choisir cette partie de la Sicile, alors que Daphnis est d'ordinai­re associé à l'Etna, comme on peut le voir par exemple dans l'Idylle I? Ne faut-il pas voir ici une allusion subtile à Stésichore d'Himère qui, si l'on en croit la tradition, fut le premier à chan­ter Daphnis? On peut enfin, avec E. Bowie, préférer à une hypo­thétique Kydonia de Cos une Kydonia de Lesbos qui a au moins le mérite d'exister dans les textes 18 et expliquer ce choix par une référence à un poème de Philetas qui aurait eu pour cadre cette île et pour personnages Lykidas et Ageanax. Loin d'être la re-

16. Frgt 24, éd. Powell. 17. VII. 52. 18. Voir E. BOWIE, "Theocritus'seventh Idyll, Philetas and Longus",

Classical Quaterly, n° 35,1985, p. 90-91, qui s'appuie sur Pline l'Ancien, HN 2.232.

LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 19

présentation d'un lieu réel, le paysage bucolique serait donc un objet purement littéraire et artificiel.

Une construction artificielle

Ce caractère artificiel du paysage des Idylles n'a d'ailleurs rien de surprenant quand on examine les implications du voca­bulaire du paysage que ce soit en français, en anglais ou en italien. Un paysage n'est pas un donné naturel, il est toujours le résultat d'une construction humaine. C'est évident quand ce mot s'applique à un genre de peinture. Mais c'est tout aussi vrai quand on considère le sujet même du tableau. Le "paysage" est en effet un ensemble découpé artificiellement dans le réel et constitué en unité par un observateur placé à distance. Il suppose toujours une "shaping perception" pour reprendre l'expression de S. Schama 19. On peut aussi signaler, après S. Schama, que ce type de peinture et les noms même qui la désignent en anglais (landscape) comme en allemand (landschaft) nous viennent de Hollande (landskip), c'est à dire d'un pays où la nature a, plus qu'ailleurs, été remodelée par l'homme. Et cette coïncidence n'est sans doute pas due au hasard.

On peut même soutenir que le paysage bucolique pousse à l'extrême l'artificialité qui est le lot de tout paysage, car il est doublement artificiel. Il est le fruit d'une combinaison par le poète d'éléments empruntés au réel. Mais il est aussi - et au moins autant -le résultat d'un travail de la critique qui compose une unité à partir d'une série de membra disjecta. Quand on lit des études consacrées au locus amoenus, comme l'ouvrage clas­sique de G. Schünbeck, ou au paysage bucolique, comme l'arti­cle de C. Segal, "Landscape into My th: Theocritus' Bucolic Poe-

19. S. SCHAMA, Landscape and Memory, Knopf, New York 1995, p.l0.

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try", on constate en effet qu'elles créent leur objet d'études, le paysage bucolique, à partir d'une série d'élements parfaitement hétérogènes. Elles mettent en effet sur le même plan

- des descriptions, le plus souvent à la première personne, du lieu où se déroulent le chant bucolique (Id. 1 ) ou la fête cham­pêtre (Id. 7) ;

- des descriptions par un narrateur du cadre d'un événement mythique, comme le désespoir du Cyclope (Id. 1 1 ), l'enlèvement d'Hylas par les Nymphes (Id.13), le combat du Dioscure Poly­deukès contre le monstrueux géant Amycos (Id. 22) ;

- des descriptions contenues dans un des chants inclus dans l'idylle (Id.l);

- des descriptions d'œuvres d'art (Id.l); - des comparaisons. À l'intérieur même d'un poème, il faut reconstituer par une

opération de synthèse un cadre qui se donne le plus souvent de manière éclatée, comme le montre l'exemple de l'Idylle I, qui construit par touches successives, à travers le dialogue de Thyr­sis et du chevrier, un décor pour le moins hétérogène. On voit apparaître successivement un pin (6. Jtituç, 1), des sources (JtOtt taï:ç Jtayaï:Ol, 2), le rocher d'où elles coulent (èmo taç JtÉtQaç, 8), un tertre avec des tamaris (tO xénavtfç toÙto YfWÀOCPOV at tf !!uQï:xm, 13), un orme en face de Priape et des Nymphes des source, ainsi que des chênes et un siège rustique (imo tàv JttfÀÉ­av .. tw tf IIQLlÎJtw xat tav xQavmav xatfvavtLov, (tJtfQ 6 8Wxoç tnvoç 6 JtOL!!fVLXOÇ xat tat OQUfÇ, 21-23). À ce cadre "réel" où se trouvent les deux personnages s'ajoute la scène typiquement bucolique représentée sur une coupe de bois rustique (XLOOU~LOV, 27), avec un "petit garçon" (ÔÀLYOÇ nç xWQoÇ, 47) qui garde "une vigne richement chargée de grappes brunissantes" (JtuQvai­mç otacpuÀaï:Ol xaÀ6v ~É~QL8fV à-Àw<J., 46). Ce cadre enchanteur n'est d'ailleurs pas un reflet de la nature, mais l'écho d'une œuvre d'art: "la vigne richement chargée de grappes, belle, toute d'or" (maqJ1JÀiioL !!Éya BQi80uoav àÀwrlV xaÀnv, XQuofinv, 561-562)

LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 21

qu'Héphaistos a représentée sur le bouclier d'Achille 20. Il faut enfin citer les multiples évocations de lieux dans le chant que compose Thyrsis. D'abord la description du lieu où se languit Daphnis, une Sicile couverte de "bois, de fourrés et de bosquets" et représentée par "les flots larges de l'Anapos'', "la cime de l'Etna", "l'eau sacrée d'Acis", "la fontaine Aréthuse", "les fleuves qui versent leurs belles eaux dans le Thymbris" 21. Ensuite le cadre des amours d'Anchise et d'Aphrodite, "l'Ida, où sont souchets et chênes" 22. Enfin les lieux hantés par les Nymphes ("la belle vallée du Pénée et le Pinde" 23) et par Pan ("le grand Ménale" et "les sommets élevés du Lycée" 24). Ce paysage quasi abstrait où les adjectifs n'expriment que la beauté, la hauteur ou iëëaractère sacré 25 tire tout son pouvoir d'évocation des noms propres qui recréent une géographie littéraire et associent la patrie des Muses et d'Apollon aux lieux d'élection de la pasto­rale, à savoir la Sicile et l'Arcadie.

Ce qui vaut pour l'Idylle l vaut aussi pour la plupart des Idylles bucoliques. On retrouve en effet partout les mêmes élé­ments qui forment si l'on peut dire un paysage en kit prêt à mon­ter.

La description est parfois réduite à l'extrême: le "pin" auquel s'adosse le chanteur de l'Idylle 3 26

, la "source" entourée de "ga­zon tendre" près de laquelle chantent Daphnis et Damoitas 27, les "oliviers sauvages" ou les "ormes" où Daphnis tente d'attirer la jeune fille de l'Idylle 27 28

20. Cette vigne se retrouve sur le Bouclier d'Hésiode au vers 296. 21. 1. 68-69, 116-118. 22.1. 106. 23. 1. 67. 24. 1. 123-124. 25.1. 67, 118: ,wÀ6c:;, 68, 124: [tÉyuc:;, 123: [tuxQ6c:;. 26. III. 38; JtOtL tàv JtLtUv mû' àJtOXÀLv8dc:;. 27. VI. 3,45. 28. XXVII. Il, 13.

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Ailleurs la combinaison est plus complexe. Ainsi l'Idylle 5, avant d'opposer les deux chants de Comatas et de Lacon, oppose deux cadres bucoliques qui ne sont que deux variations sur le même thème. D'un côté un olivier sauvage, un bois, une eau fraîche qui tombe goutte à goutte, du gazon, une couche de feuil­lage et des sauterelles 29. De l'autre des chênes, un souchet, des abeilles qui bourdonnent bellement près des ruches, deux sour­ces d'eau fraîche; des oiseaux qui gazouillent dans l'arbre, sans compter un pin 30. Bref un paysage qui ne se compare pas au pre­mier, puisque tous les éléments en sont redoublés, voire triplés.

Enfin il faut citer ce que j'appellerai des "paysages-sommes" qui rassemblent toutes les composantes du lieu bucolique comme ceux de l'Idylle 7 et de l'épigramme 4. On trouve en effet dans la description finale des Thalysies, à côté des peupliers et des ormes, toutes sortes d'arbres fruitiers (avec la mention des poi­res, des pommes et des rameaux chargés de prunes), une eau sa­crée, des couches profondes de joncs et de pampres fraîchement coupés. Il n'y manque aucun des sons qui animent d'ordinaire la campagne bucolique, puiqu' on y entend aussi bien des abeilles que des cigales et toutes sortes d'oiseaux (des rossignols, des tourterelles, des alouettes et des chardonneret). De même l'épi­gramme 4 qui indique à un chevrier le chemin qui mène à un lo­cus amoenus combine la plupart des éléments constitutifs du lieu bucolique. Elle regroupe, autour d'une statue de Priape à la mo­de ancienne (l;ôavov), même si elle a été récemment fabriquée, un "ruisseau intarissable", des "myrtes", des "lauriers," du "cy­près odorant", une "vigne enfant des grappes". Il n'y manque pas les chants des "merles" et des "rossignols".

À partir de là il serait facile - et le travail a déjà été fait pour les plantes par Lembach 31 - de dresser un catalogue de la flore et

29. V. 32-34. 30. V. 45-49. 31. K. LEMBACH, Die Pjlanzen bei Theokrit, C. Winter, Heidelberg, 1970.

LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 23

de la faune bucolique avec une liste des adjectifs qui les quali­fient. On mesurerait mieux ainsi l'habileté de Théocrite et un art de la variation qui donne naissance à des combinaisons multiples à partir d'un nombre d'éléments relativement restreint.

Un cadre utopique

Le paysage bucolique, quand il apparaît avec la poésie hellé­nistique, n'est pas seulement artificiel, il est aussi "mythique". La campagne de Théocrite est en effet un pur produit de l'ima­gination, un lieu de nulle part, qui se définit par opposition à Alexandrie et à une réalité qui est celle de la grande ville. Tout comme les premiers paysages de la peinture italienne qui servent de cadre à des sujets empruntés à la mythologie classique ou aux Ecritures et sont simplement des "accessoires" - d'où leur nom de parerga, -les lieux bucoliques, nés d'un désir de fuite, appar­tiennent à un univers "autre", qui n'a rien à voir avec le monde contemporain 32.

De fait - et je reprendrais ici l'exemple de l'Idylle 7 - le lieu bucolique, même quand il est censé appartenir à la réalité est toujours rejeté dans un ailleurs et placé sous le signe de la_n9~­talgie. La source Bourina, qui est décrite au début du poème 33,

n'est pas la source contemporaine de Théocrite, mais une source primordiale, saisie au moment de sa naissance, quand le héros Chalcon la fait jaillir sous son pied et sa description est intégrée dans la généalogie mythique de Phrasidamos et Antigénès, les deux notables chez qui se rendent Simichidas et ses compag­nons. La partie de campagne qui occupe la fin des Thalysies 34 est elle aussi rejetée dans un temps indéterminé qui tient du mythe

32. Voir SCHAMA, op. cit., p. 10. 33. VII. 6-9. 34. VII. 131-157.

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et du conte de fées par un premier vers qui est l'équivalent grec de notre "il était une fois" CHç Xg6voç avlx').

D'ailleurs ce lieu prétendument "réel" ne diffère en rien des lieux mythiques qui servent de cadre au Cyclope (Id. Il), à Hy­las (Id. l3) et aux Dioscures (Id. 22). Autour de la grotte où le Cyclope veut entraîner Galatée, on trouve aussi bien des "lau­riers" qu'un "cyprès élancés", du "lierre noir", une "vigne aux doux fruits" et une source d"'eau fraîche" 35. La "source" où meurt Hylas n'a pas d'arbres, mais elle est entourée d'une riche végétation, avec "des joncs en abondance", de la "chélidoine noire", dont la couleur contraste avec le 'jaune clair" de "l'adi­ante", de "l'ache florissante" et du "chiendent rampant" 36. Il faut surtout mentionner la description de l'endroit où Polydeukès, l'un des Dioscures, affronte le monstrueux Amycos. Le charme du cadre forme en effet un contraste ironique avec la brutalité d'une lutte qui s'achève par l'aveu de défaite d'un Amycos "aux frontières de la mort" 37. À côté d'une "source intarissable au pied d'un rocher lisse" poussent "des pins élevés" des "peupliers blancs", des "platanes" et des cyprès à la cime "feuillue" ainsi que toutes sortes de "fleurs odorantes" 38.

Tout ceci n'a rien d'étonnant quand on sait que ces descrip­tions idylliques s'inspirent des lieux mythiques qui dans l'Wade ou dans l'Odyssée servent de cadre à la vie bienheureuse des dieux ou de ceux qui leur ressemblent comme les héros des Champs Elysées ou les Phéaciens. Au chant 14 de l'Wade, la prairie où Zeus s'unit à Héra est couverte d'un "frais gazon", de "trèfle humide de rosée", de "safran" et de "jacinthe" et forme ainsi pour le plaisir des dieux "un tapis épais et moelleux" 39.

35. XI. 45-48. 36. XIII. 39-42. 37. XXII. 128-130. 38. XXII. 37-43. 39. Il. XIV. 347-349.

LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 25

Dans l'Odyssée, l'Olympe 40 comme les Champs Elysées 41 sont aussi des lieux idylliques, à l'abri des intempéries. Il faudrait également citer, dans le pays des Phéaciens, donc aux confins de l'humanité, le bois splendide consacré à Athéna 42 qui rassemble en un vers tous les élements constitutifs du locus amoenus (des peupliers, une source et une prairie) et surtout le jardin merveil­leux d'Alcinous 43, avec ses "grands arbres", ses deux sources, ses arbres fruitiers miraculeux (pommiers, poiriers, grenadiers et figuiers) ses oliviers et ses vignes qui produisent toute l'annnée. Ce n'est sans doute pas un hasard si l'on retrouve dans la fin des Thalysies une référence aux pommes et aux poires qui poussent en abondance dans la propriété de Phrasidamos 44. L'île du bout du monde habitée par Calypso 45 est sans conteste l'exemple le plus achevé de lieu idyllique dans la poésie homérique. On y trouve en effet un bois peuplé d'oiseaux avec des aunes, des peupliers noirs et des cyprès, une vigne chargée de fruits, quatre sources d'eau claire et des prairies émaillées de violettes et d'ache.

L'endroit où Ulysse et Eumée rencontrent le chevrier Melan­theus 46 est l'exception qui confirme la règle, puisqu'il est situé à Ithaque, donc dans le monde des hommes et non dans un ailleurs mythique. Mais il ne faut pas oublier que ce locus amoenus ty­pique (on y trouve une "source" avec de "l'eau fraîche" et un "bois" de "peupliers noirs") est placé sous le signe du sacré avec l'autel des Nymphes. Ce lien entre le paysage bucolique et le sacré se retrouvera d'ailleurs non seulement dans la lyrique archaïque, avec la célèbre description de l'enclos d'Aphrodite

40. Od. VI. 41-46. 41. Od. IV. 564-568. 42. Od. VI. 291-292. 43. Od. VII. 112-132. 44. VII. 144-145. 45. Od. V. 63-74. 46. Od. XVII. 204-211.

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par Sappho 47, mais aussi chez Théocrite avec la présence d'un autel de Déméter dans les Thalysies et d'une statue de Priape dans l'épigramme 4, c'est à dire dans les deux descriptions les

.. plYs élaborées du locus amoenus 48•

Bref, d'Homère à Théocrite le lieu bucolique se présente comme un ailleurs. Chez Homère, il est aux antipodes du monde humain et de ses peines et se définit une utopie au plein sens du mot, à la fois ou-topos (pays de nulle part) et eu-topos (pays du bonheur). Avec Théocrite, il se confond avec une douce retraite qui s'oppose aussi bien à la ville 49 et à ses soucis qu'à la dure réalité du travail paysan.

Une campagne vue de la ville

Tout entier voué à la consommation et à la jouissance, le paysage bucolique est un paradis artificiel, d'où l'on a exclu soigneusement non seulement le travail, mais aussi tout ce qui peut déplaire à l'élite urbaine pour qui il est fait.

Les paysages idylliques d'Homère mettaient déjà l'accent sur le bien-être et éliminaient tout ce qui peut troubler la quiétude ou le confort des bienheureux. Ainsi la prairie du chant 14 de l'Iliade est d'abors un tapis "épais et moelleux qui protège les deux Olympiens des aspérités du sot Aux Champs Elysées, les héros ont également une "vie facile" 50. À l'abri de toutes les intempéries ("il n'y a ni neige ni tempête ni pluie .. "), ils jouis-

47. Frgt 2, éd. Lobel-Page. 48. G. ROSENMEYER a bien vu le lien qui existe entre le "Bucolic lo­

cus amoenus" et "the sacred precinct of Greek lyric poetry" (The Green Cabinet. Theocritus and the European Pastoral Lyric, Califomia Univer­sity Press, Berkeley, 1969, p. 188).

49. Les Thalysies qui sont le modèle le plus achevé de l'idylle buco­lique s'ouvrent d'ailleurs par un départ "loin de la ville" (Èx JtaÀLOÇ, 2).

50. Od. IV. 563-565.

LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 27

sent d'une éternelle fraîcheur grâce aux brises du Zephyr 5l• Il en

va de même pour l'Olympe: dans ce lieu à l'abri des vents, de la pluie et de la neige, sous un ciel toujours éclatant et sans nuages 52, les dieux mènent une vie de "plaisir" 53. L'île de Calypso est elle aussi une source d'admiration et surtout de "plaisir" 54 pour ses visiteurs, à cause de ses parfums et de son gazon "moel-. leux" 55.

De la même manière la campagne de Théocrite est un en­vironnement revu et corrigé par le poète. Les éléments déplai­sants comme les ronces et les chardons ou la peine (novoç) des hommes sont soigneusement écartés. Dans les Thalysies, les "orties" sont réservées à Pan s'il refuse d'aider Aratos dans ses amours 56 et "les épines des ronces" d'où la grenouille fait en­tendre son murmure sont reléguées "au loin" (tnM8EV, 140). La seule "peine" que l'on connaisse est celle du labeur poétique ou du chant. Labeur poétique de Lykidas qui "s'est donné du mal à composer dans la montagne un petit chant" 57. Chant des cigales qui "se donnent du mal à babiller" 58. Par contre dans l'Idylle 4 qui présente une campagne et des pâtres d'un réalisme carica­tural, les "épineux" de toutes sortes comme le "chardon", le "néprun" et le "genêt" abondent 59. De même dans l'Idylle 13, le paysage qui sert de cadre au désespoir d'Héraclès après la dis­parition d'Hylas est symboliquement couvert de "ronces impra-

51. Od. IV. 566-568. 52. Od. VI. 43-45. 53. Od. VI. 46: t0 ÈVL tÉQJtovtm [.lUXUQEÇ 8EOL n[.lam JtUVTa. 54. Od. V. 73-74: xaL a8uvataç JtEQ ÈmÀ8wv 8nnamto lôwv xaL tEQ-

cp8dn CPQE0LV ~0Lv. 55. Od. V. 64: E1JWÔnç xuJtuQL0aoç, 73: ÀEL[.lWVEÇ [.laÀaxol. 56. VII. 109-110. 57. VII. 51: Èv OQEL ta [.lEÀUÔQLOV È~EJtaVaaa. 58. VII. 139: tÉtUYEÇ ÀaÀaYEÛvtEÇ EXOV Jtavov. Ce qui fait écho au

"petit chant" que Lykidas. 59. IV. 50, 51-52, 57.

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ticables" 60. L'examen des occurences de rrovoç dans les Idylles est tout aussi révélateur. Elles sont en effet peu nombreuses (cinq au total) et ne renvoient jamais au travail des champs, mais aux fatigues liées à la pratique des sports, à la l~tte ou ~ la bataille 61.

Le seul travail qu'on mentionne est celm des pecheurs dans l'Idylle 21 62. Le parallèle avec l'Idylle l est de ce P?int de v.ue fort éclairant. En effet dans ce poème, le tableau qm symbohse la peine des hommes, et contraste avec la scène typiquement bucolique de l'enfant jouant au milieu des vignes représente un "vieux pêcheur" (ygLJtEUÇ tE yÉgùJv, 39) "usé par la mer", "tout semblable à un homme qui peine durement" (x6.~vovn tO xag­tEgov àvôgt ÈOLXWÇ, 41).

À la différence des "pleasing prospects" chers à l'Angleterre du XVllIe siècle 63, la campagne de Théocrite n'est pas un spec­tacle, mais un milieu qui parle fort peu à la vue: les adjectifs descriptifs comme "beau" (xaMç),64 ou "grand" (~Éyaç) 65 sont vagues et les notations de couleurs relati:e~ent rares 6~., El~e s'adresse davantage à la sensualite 67 : des adjectifs comme agre­able" (aMç) 68 et plus encore "moelleux" (~aÀaxoç) 69, "tendre"

60. XIII. 64. 61. il. 80; XXII, 114, 187. 62. XXI. 20. 63. WILLIAMS (1973), The Country and the City, Oxford, 1973, ch.12:

"Pleasing Prospects", p. 121-126. 64.1.46, 107, 118; IV.18, 24. 65.1. 68 : fleuve, 123, 124: montagnes. 66. XI. 48, 56, XVllI. 27, XXlll. 31, XXX. 30, 31: "'E1Jx6ç; Vil. 9,

XI. 13, XIII. 41, XV. 119, XXV. 21,158,231, XXVIII. 5: X"'Ù)goç; XIII. 41 : X1JaVEOV; X. 28, XI. 46, XIII. 49: !lÉ",uç; XI. 43, XVI. 61 : Y"'u1Jx6ç.

67. G. SCHONBECK, Der Locus Amoenus von Homer bis Horaz, Diss. Heidelberg 1962, p. 115: "Der Bestimmung des locus amoe~us entsp~cht es, ein Bild der Natur darzubieten, das in vollkommener WeI se aile Smne

des Menschen befriedigt...". 68.1.1: arbre; V. 31.; 1.7-8, VII. 115-116: eau. 69. IV. 18; V. 51, 57; VI. 45; VII. 81; XV. 109.

LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 29

(arraÀoç) 70 et "doux" (yÀuxuç) 71 reviennent à plusieurs reprises. Mais il s'agit d'une sensualité sublimée, surtout sensible aux odeurs 72 et aux sons.

Pour illustrer ce point, on se tournera pour la dernière fois vers la fin des Thalysies, qui crée autour des citadins que sont Phrasi­damos et ses compagnons, un environnement idéal 73. Le poète communique à ses lecteurs le plaisir 74 qu'il y a à être étendus sur des couches profondes de joncs frais, dans une nature dont ils deviennent le centre: les arbres s'ordonnent autour de leur tête 75

et les fruits roulent en abondance autour de leur corps 76. Par des adjectifs (rrlùJv), des adverbes (ÔmjnÀÉùJç) et des verbes (xma­~g18H v) qui expriment l'abondance 77, il les transporte dans un âge d'or retrouvé. Si la vue n'est guère sollicitée (il n'y a aucun adjectif de couleur 78), l'odorat et surtout l' ouie sont comblés. Mais cette satisfaction est finalement plus spirituelle que sensu­elle. Au lieu de parfums concrets, on a l'odeur quasi-abstraite de la moisson et de la récolte 79. Les sons dominent, avec le bruisse­ment de l'eau 80, le babillement des cigales 81, le murmure de la

70. V. 55; VIII. 67; XI. 57; XXVIII. 4. 71. VIII. 37; IX. 34; XI. 46. 72. EùWônç: IV. 25; XXII. 42; AP IX 437. 73. Cette idéalité du paysage bucolique est parfaitement soulignée par

SCHONBECK, op. cit., 112-131. 74. VII. 133: MEluç axol VOLO; 134: yEyu86TEÇ. 75. Vil. 135: Œll!llv UJtEg8E xatà xgat6ç. 76. VII. 144-145: 'Oxvm !lÈv nàg noaal, nugà n"'E1Jguï:al ôÈ !lÙ"'U

ômjJLÀ.Éwç U!lï:v È"'u"'lvôno. 77. VII. 143, 145, 146. 78. ~o1J8àç qui qualifie l'abeille au vers 142 semble indiquer un son

plus qu'une couleur selon Gow, ad vers. 79. VII. 143: I1avT' waôEv 8ÉgEOÇ lla",U nlovoç, waÔE ô' onwguç.

Voir Gow, ad vers. 80. VII. 137: LEgàv Uôwg ... XEÀ.6.gU~E. 81. VII. 139: TÉTnyEç "'U"'UyEùvTEÇ.

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30 Suzanne SAÏD

grenouille 82, le chant des alouettes et des chardonnerets 83 et le gémissement de la tourterelle 84. Mais on peut remarquer qu'ils sont parfois métaphoriquement assimilés à des productions pro­prement humaines comme le chant, le babillement ou le gémis­sement.

Car la poésie bucolique ne se contente pas de chanter le pay­sage. Elle ne cesse de le faire chanter 85 et de confronter la musi­que de l'homme et celle de la nature, comme le montre en parti­culier le début du dialogue qui constitue l'Idylle 1:

"- Il est plaisant, chevrier, le murmure de ce pin qui chante là à côté de ces sources. Mais il est plaisant aussi le son de ta sy­rinx .....

- Plus plaisant, ô berger, est ton chant que le bruit de cette eau". Elle va même jusqu'à instaurer entre les deux une sorte de

fusion. C'est l'homme, en l'occurence l'amoureux Daphnis, qui "fond comme la neige au pied du haut Hemus, de l'Athos, du Rhodope ou du Caucase aux confins de la terre" 86 et c'est la nature qui mène le deuil, avec une montagne qui "peine" (fJtO­vET.TO), des chênes qui "se lamentent" (È8çn'lvEUV) 87, des chacals et des loups qui "poussent des cris de douleur" (wQuoavto), des lions qui "pleurent" (ExÀauoE), des vaches, des taureaux, des gé­nisses et des veaux qui "se lamentent" (WQuoaVTo) 88.

82. VII. 139-140: M' OÀ.OÀ.llywv .... TQU~E(JXEV. 83. VII. 141: unbov xOQllbm xul àxuv8lbEÇ. 84. VII. 141: ÈOTEllE TQllYWV. 85. C. SEGAL souligne justement "the songfulness of the buco lie lo­

cus" ("Landscape into My th : Theocritus' Bucolic Poetry", Ramus 4, i975, p. 134). Voir aussi S. GOLDHILL, ("Framing and Polyphony. Read­ings in Hellenistic Poetry", Proceedings of the Cambridge Philological Society, n° 32, 1986, 25-52), qui remarque: "The pastoral locus, is reso­nant with metaphors applicable to poetic composition" (loc. cit., p. 40).

86. VII. 76-77. 87. VII. 74-75. 88.1.71-75.

LE PAYSAGE DES IDYLLES BUCOLIQUES 31

Artificiel, utopique, humanisé le paysage de l'idylle qui est d'abord en grec un ÈJtuÀÀwv (ou "épopée miniature") est donc resté fidèle à son véritable ancêtre, la grande épopée homérique. Dans l'Wade comme dans l'Odyssée, la campagne apparaissait surtout à travers des comparaisons qui mettaient en parallèle la nature et l'homme ou dans des descriptions de pays de nulle part. Avec Théocrite, elle semble se rapprocher du réel. Mais ce n'est qu'une apparence. Elle reste un lieu mythique, un ailleurs vers lequel on aspire et qu'on modèle au gré de son désir.

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FONCTIONS ET REPRÉSENTATIONS DU PAYSAGE DANS LA LIITÉRATURE LATINE

par Anne Videau

La notion contemporaine, occidentale, de "paysage" définie par un dictionnaire courant comme le Petit Robert se présente en deux volets: la "partie d'un pays que la nature présente à l'œil qui la regarde" ou le "tableau représentant une certaine étendue de "pays", où la nature tient le premier rôle". La première défi­nition vise l'expérience réelle d'un individu, indéfini, la seconde la transposition artistique, au sens strict picturale, d'un objet du réel. La personnification de l'objet, la nature, y est ou sous-ja­cente ou explicite: celle-ci "présente une certaine étendue de "pays"", elle "tient le premier rôle" ; elle est ainsi identifiée à un personnage (de théâtre) en action. La première définition impose la notion de découpe et de prélèvement (la "partie d'un pays") et celle de point de vue ("l'œil qui la regarde"), la découpe étant celle du point de vue. La seconde suppose aussi une découpe, celle d"'une certaine étendue", mais ce qui la borne est le "ta­bleau", c'est-à-dire l'exécution. Dans ce terme ne sont pas dis­tingués l'angle de vision qui oriente la représentation et la dé­limitation de ses bords.

À Rome, dans la littérature, la représentation d'un fragment de "pays" où la nature joue un rôle a sa place, entre autres, dans le genre du discours, dans l'historiographie, dans la poésie: c'est là qu'elle sera envisagée. S'appuyant sur ses fonctions dans le discours telles que les dessine Quintilien au 1 e< siècle, l'esquisse proposée s'arrêtera sur l'historiographie, à travers deux exemples

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pris aux Commentaires de César et à l'Histoire de Rome de Tite Live, pour s'attacher plus longuement à des textes poétiques clas­siques, de Virgile à Ovide, avec un contre-point tardif sur Clau­dien et Ausone. Ce parcours permettra de faire ressortir l'insertion du paysage au sein d'œuvres de genres particuliers ainsi que le degré d'implication du personnage, du narrateur ou de l'individu­auteur, au sens moderne, dans la vision qui l'organise, en suggé­rant, en certains points, la conception de la nature qui la sous-tend.

Description et argumentation: le paysage dans le discours et l'histoire

Dans La Littérature européenne et le Moyen-Âge latin I, E. Cur­tius rappelle l'une des places réservées à la description, à l'intérieur des discours, par la rhétorique de Quintilien (95 ap. le.) 2: elle peut intervenir lors de l'établissement des arguments a re, "d'après le fait", qui incluent la description du lieu et du moment. Quintilien écrit encore au livre IV de l'Institution oratoire (3, 12) à propos des digressions: "... il Y [en] a plusieurs sortes qui, dans toute l'étendue de la cause, offrent des échappées variées, par exemple, des éloges de personnes et de lieux, des descriptions de régions ... ". Et cela complète ce qu'il énonce au livre III, en 7, "De l'éloge et du blâme", sur les éloges de villes, pays et paysages.

Dans les deux cas, la description du paysage est subordonnée à la pragmatique du discours. Dans le premier, la description a une fonction "documentaire". Elle relève de ce que Cicéron appe­lle docere, c'est-à-dire convaincre par l'exactitude d'une nar­ration qui est explication (le lieu posait les conditions de l'acte). Dans le second cas, la description relève de la conviction par le

l. E.R. CURTIUS, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris (1948) 1956.

2. QUINTILIEN, Institution oratoire, Paris, CUF, 1976.

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_"plaire", delectare, par l'émotion esthétique liée au relâchement de la tension intellectuelle, effet du.docere, et au relâchement de la tension passionnelle, effet du mouere. Cette seconde fonction s'inscrit dans la zone oratoire du genre épidictique.

La première fonction s'applique à l'écriture historiographi­que, opus oratorium maxime pour Cicéron, "accomplissement par excellence de l'orateur". En préalable, on passera par un ouvrage qui n'est pas exactement de l'histoire, mais à quoi Cicéron se réfère à propos de l'écriture de l'histoire. Les Commentaires de César sont un pseudo-bloc-notes de campagne à visée propagan­diste. La persuasion, plus implicite que dans le discours, y est en même temps exacerbée par rapport au genre historique. La réfé­rence est utilisée par Quintilien (VII, 4, 2). Elle intervient à propos de la définition de la "qualité", c'est-à-dire de "ce qu'est" telle chose dont parle l'orateur 3

: "De telles questions se rencon­trent parfois dans les suasoires 4. Par exemple, César délibérant s'il attaquera la Bretagne, il faudra examiner quelle est la nature de l'Océan, si la Bretagne est une île, quelle est sa dimension, combien de troupes sont nécessaires pour l'attaquer". Quintilien relit César qui écrit donc qu'avant d'attaquer la Bretagne, il s'enquiert auprès des marchands gaulois qui connaîtraient l'île: ils ne savaient pas quanta esset insulœ magnitudo ... , "quelle était la taille de l'île, les nations qui l'habitaient et leur nombre, leur rapport à la guerre, leurs institutions, leurs ports" 5.

L'insertion de la description a là une fonction pragmatique, documentaire et propagandiste, c'est-à-dire persuasive au pre­mier chef. D'une part, comme c'est déjà le cas dans la tradition

3. QUINTILIEN, op. cit., introduction, III (J. Cousin), pp. 23-25. 4. Exercices rhétoriques où l'orateur s'efforce de persuader (suadere)

qu'il faut adopter tel parti, agir en tel sens; cf. SÉNÈQUE le Rhéteur, Con­

troverses et suasoires. 5. CÉSAR, Guerres des Gaules IV, 20.

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historico-géographique, chez Hérodote, historien et géographe, par exemple à propos des Scythes, comme c'est aussi le cas chez Strabon, géographe, par exemple au livre VII, à propos des "pays situés entre le Rhin et le Tanaïs, sur le Danube et au-delà", les élé­ments du paysage, "géographiques", sont associés au paysage ethno­graphique. D'autre part, ces mêmes éléments du paysage naturel sont sçhématiques: dimensions, accidents côtiers et accidents du relief, distances jalonnées en villes et accidents. Ils sont mention­nés plutôt que décrits. Ainsi la topographie, comme description de lieux réels, donne la forme générale de l'espace, sans couleur, les lignes de force sur lesquels s'appuie le tacticien et par quoi, dans le discours, il appuie l'argumentation pour convaincre de sa tacti­que. Si la conviction à emporter a d'abord été la sienne propre, en tant qu'il se demandait s'il devait ou non conquérir la Bretagne, elle est ensuite celle des lecteurs à qui est destiné l'opuscule: voilà pourquoi il l'a fait, pourquoi il pouvait et devait le faire.

On peut, sur un passage bien connu de Tite Live, le tout dé­but de l'Histoire de Rome 6 avec les circonstances de la naissance de Romulus et Rémus et leurs premières aventures, mesurer le déplacement des valeurs argumentatives de la description par rapport au texte de César. Dans le passage: Forte quadam diui­nitus super ripas Tiberis effusus lenibus stagnis nec adiri usquam ad iusti cursum pote rat amnis et posse quamuis languida mergi aqua infantes spem ferentibus dabat. Ita uelut defuncti regis im­perio in proxima al/uuie ubi nunc Ficus Ruminalis est - Romu­larem uocatam ferunt - pueras exponunt, le "paysage" propre­ment dit est limité aux cinq mots qui désignent le Tibre et ca­ractérisent son état, au groupe iusti cursum amnis, à l'expression languida aqua, redondante par rapport à lenibus stagnis, au nom alluuie: "[ ... ] le Tibre débordé s'était étalé en nappes dorman­tes ... l'eau stagnante ... , le cours régulier du fleuve ... , une

6. Ab Vrbe condita libri 1, 4 (J. Bayet), Paris, CUF, (1940) 197L

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étendue d'eau". De la première phrase, le reste est consacré à expliquer la conséquence, l'effet de l'état de choses décrit, de l'état du lieu sur les acteurs, ferentibus (datif), les "porteurs", exécutants des ordres de l'oncle des enfants. Leur point de vue est engagé dès l'expression "il n'était pas possible d'accéder", en dépit du caractère impersonnel, passif, de la tournure adiri po­terat. Il est indiqué dans la dernière indépendante: "et les eaux, quoique stagnantes, IQissQient croire QUX porteurs que les enfants pouvaient y être noyés", où le et a un sens consécutif. La phrase suivante explicite la consécution dans le discours que ceux-ci se tiennent, amenée par itQ, "donc": "Ils s'imaginent donc exécuter l'ordre du roi en déposant les enfants dans la première étendue d'eau venue". La description, argument Q re, explique, argumente le discours des acteurs du passé et l'action qui en a découlé.

Elle a également pour rôle d'expliquer le présent. Est déve­loppée l'étiologie, l'explication des origines du "figuier Rumi­naI", visible pour Tite Live et pour les contemporains auxquels il s'adresse: "à l'endroit où se trouve Qujourd'hui le figuier Rumi­nQlis, anciennement "figuier romulaire" à ce que l'on dit". Le texte historique évoque ainsi le fleuve et l'arbre pour faire com­prendre, docere, le destin de Rome, en le plaçant dans une pers­pective "providentielle": forte qUQdQm, "par un hasard", diuini­tus, qui est "signe des dieux". Tite Live lit dans la crue du Tibre non un accident naturel mais la manifestation d'une volonté su­périeure. La description, explication historique, qui lie le présent au passé, s'inscrit dans le cadre cosmique de la relation des dieux et des hommes à travers la nature. Pris en charge par l'his­toire, le mythe des origines déployé dans le vraisemblable de la description, sert l'idéologie de la construction de la Ville.

Du PQysQge signe QU pQysQge-Qllégorie

De fait, on ne peut parler de description du paysage naturel sans engager la conception des rapports de l'homme qui regarde

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et qui représente avec la nature qu'il évoque. Dans ce que nous appelons les phénomènes de la nature, les Romains perçoivent et décryptent la qualité de leur relation avec leurs dieux. À partir de deux citations, l'une de Virgile (Énéide VI, 638), l'autre d'Hora­ce (Art poétique 17), Curtius a construit la notion de locus Qmœnus "lieu charmant" 1, parmi d'autres typ~s_de paysages idéaux (paysage d'éternel printemps, forêt aux essences mélan­gées, tapis de fleurs): ce sont les locos lœtos et QmœnQ uire­tQ des Champs Elysées où Énée retrouve son père et l'esquisse de paysage épique que fait Horace à propos de la disconvenance de tel morceau par rapport à un ensemble poétique: cum lucus et Qra DiQnœ/ et properantis Qquœ per Qmœnos Qmbitus Qgros [ ... ] describitur [ ... ], "tandis qu'est décrit le bois et l'autel de Diane, Iles méandres d'une eau qui court parmi la campagne riante [ ... ]". Il trouve le topos particulièrement accompli dans les Bucoliques de Virgile. Si l'on relit le début de la première:

Tityre tu patulœ recubans sub tegmine fagi siluestrem tenui musam meditaris auena [. .. ] tu Tityre lentus in umbra formosam resonare doces Amaryllida situas 8,

on y trouve l'ombre, avec la forêt. Dans la Bucolique V, où dia­loguent Ménalque et Mopsus, ce sont la grotte, la rivière, la prai­rie. Et, à vrai dire, si l' QmœnitQs, "l'agrément", dans le cadre du genre, requiert des éléments somme toute variables, elle exige absolument la protection, tegmen, du hêtre ou de la grotte, et la clôture, in umbra, d'un lieu en harmonie musicale (resonQre)

7. Op. cit., Chapitre X, "Le paysage idéal", p. 226 sqq. 8. Allongé, ô Tityre, sous le large couvert d'un hêtre,

au pipeau tu médites une muse sylvestre. [ ... ] Nonchalant, toi, Tityre, à l'ombre, tu apprends aux forêts à chanter en écho qu'Amaryllis est belle.

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avec le personnage qui en est l'hôte. Est amœnus le lieu où se réalise l'harmonie entre le bouvier-chevrier héros du genre et la nat~re qui l'environne habitée par les nymphes et dieux.

A l'inverse, l'Ode d'Horace l, 4 est construite sur la repré­sentation selon laquelle la rupture de la paix avec les dieux se manifeste dans les troubles de la nature:

Jam satis terris niuis atque durœ grandinis misit Pater et rubente dextera sacras iaculatus arees terruit urbem".

Neige, grêle, foudre, et plus loin, comme chez Tite Live, dé­bordement du Tibre ("Nous avons vu le Tibre jaune, violemment ramenant! ses ondes loin du rivage étrusque ... ") signifient la colère du dieu Tonnant à la mort de César. La perturbation de l'atmosphère, plus généralement les "prodiges" 10, la rupture du cours ordinaire des choses, donnent signe de la rupture du pacte._ conclu avec les dieux, c'est-à-dire de l'émergence de leur "co­lère", ira. Le paysage troublé - Curtius parle de locus horri­bilis - est l'antithèse des paysages idéaux. Dans les deux cas, le paysage est lieu de représentation de la relation ternaire nature­hommes~dieux.

Les vers 151 à 172 de l' Énéide IV permettent de caractériser l'insertion de ce paysage-signe dans un épisode et ses différentes fonctions:

9. Assez déjà sur terre neige et grêle sinistres notre Père a lancé et de sa dextre rougeoyante visant les citadelles saintes terrorisé la Ville.

10. A. BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire de la divination dans l'Antiquité, Paris, 1882.

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Postquam altos uentum in montis atque inuia lustra ecce Jerœ saxi deiectœ uertice caprœ decurrere iugis alia de parte patentis transmittunt cursu campos atque agmina cerui puluerulentafuga glomerant montisque relinquont At puer Ascanius mediis in uallibus acri gaudet equo iamque hos cursu iam prœterit illos spumantemque dari pecora inter inertia uotis optat aprum aut fuluum descendere monte leonem Jnterea magno misceri murmure cœlum incipit insequitur commixta grandine nimbus et Tyrii comites passim et Troiana iuuentus Dardaniusque nepos Veneris diuersa per agros tecta metu petiere ruont de montibus amnes Speluncam Dido dux et Troianus eandem deueniunt Prima et Tellus et pronuba Juno dant signum fulsere ignes et conscius œther *

* Quand on fut parvenu dans les hautes montagnes aux retraites inaccessibles, voilà que délogées du sommet d'une roche, des chèvres sauvages ont dévalé des hauteurs, d'un autre côté traversent au galop les plaines découvertes des cerfs, ils reforment leurs troupes poudreuses en fuyant et quittent les montagnes. L'enfant Ascagne, lui, au milieu des vallées, s'enchante

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de son vif cheval, tantôt les uns, tantôt les autres, il les dépasse à la course et souhaite de tout son cœur, parmi les lâches animaux, qu'il lui vienne un écumant sanglier ou que descende de la montagne un lion roux. Cependant le ciel commence à se troubler d'un vaste grondement, survient un nuage rempli de grêle, et les compagnons tyriens, çà et là, la jeunesse troyenne, le Dardanien fils de Vénus à travers la campagne, dispersés, gagnent effrayés des abris, des montagnes les fleuves se ruent. Dans une même grotte, Didon et le chef des Troyens viennent. Et, la première, Terre, et Junon des mariages donnent le signal: des feux célestes ont éclaté, et l'éther complice

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conubiis summoque ulularunt uertice Nymphœ Ille dies primus leti primusque malorum causa fuit neque enim specie famaue mouetur nec iam furtiuom Dido meditatur amorem coniugium uocat hoc prœtexit nomine culpam *

Le fond est un paysage de chasse. en deux volets. Il est rat­taché à la narration par le déictique-présentatif ecce, "voilà que", puis par la présence d'un personnage-chasseur détaché sur le fond (at) et parmi le groupe ("les uns ... les autres"). Un tel paysage de chasse est comparé par P. Grimal avec des peintures con­temporaines du poème virgilien Il. Ce paysage s'insère dans ce qu'il appelle un "paysage alpestre": "montagnes", "sommets" rocheux. "rocs", qu'il trouve dans la peinture hellénistique 12. Les dimensions, élévation et ampleur, la multiplicité des animaux et leur diversité, contrastent avec la miniature humoristique de l'en­fant seul au creux de la vallée protectrice (mediis in uallibus). Au vers 160, l'atmosphère passe au premier plan. La nature se trou­ble et le topos de la tempête vient se surimprimer au paysage montagneux: tonnerre, pluie et grêle, fleuve débordé, éclairs. Les marques de la rupture de l'alliance avec les dieux que décrit l'ode d'Horace dessinent ici la rupture de Didon avec l'ordre. Ce que souligne le narrateur: "Ce jour fut le début de sa mort ... ". La foudre de Jupiter châtie la coupable, qui ne passe pas par le pacte d'une union selon les rites, coniugium. Le désordre de la nature est ainsi la toile de fond d'une passion sans issue.

* des noces, les Nymphes ont ululé aux plus hautes des cimes. Ce jour-là, le premier, fut cause de sa perte, le premier cause de ses maux, car ni convenance ni renommée ne l'émeuvent, et Didon ne songe plus à un amour caché, elle l'appelle mariage, de ce nom elle voile sa faute. Il. P. GRIMAL, Les Jardins romains, Fayard, 1969, p. 391 (il s'agit de

la Maison d'Orphée, à Pompéi). 12. Ibid., p. 303 et 341, cf. le "Taureau farnèse" de Tralles.

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Mais il semble bien être aussi l'allégorie de cette passion. Vir­gile décrit des inuia lustra, des "retraites s~s c~emins", qui anno?­ceraient l'impasse dans laquelle se fourvOle DIdon. La sauvagene des chèvres, Jerœ. précipitées comme dans une chute, deiectœ, du haut des monts, est pareille à celle de Didon, biche blessée dans la chasse amoureuse des métaphores et comparaisons déployées aux vers 69 à 72 du même livre, qui raconte sa déchéance:

Elle brûle, Didon, l'infortunée, et par toute la ville erre, ainsi la biche sous la flèche lancée, que, de loin, l'imprudente, a parmi les forêts de la Crète percée de ses traits le pâtre chasseur [ ... ]

Le hululement des Nymphes des montagnes résonne à l'unis­son de son délire, à l'inverse des chants de la forêt pour l'amour de Tityre.

L'escarpement de la chasse et la tempête, paysage en mouve­ment, inscrit dans l'action, sont d'abord, le lieu et aussi l'événe­ment qui occasionnent l'union de Didon et d'Énée, en les co~­pant et cachant de la communauté qui les entoure. On peut y vou donc d'abord la transposition dans le récit de l'argumentation a

re évoquée à propos du discours: le où et le quand en fonction desquels l'union d'Énée et Didon a eu lieu. Ils constituent aussi - et Virgile inscrit, des métaphores à la narration, des échos suffisants pour que cela soit patent - l'allégorie de la passion excessive, farouche, animale, dure et sans issue de l'héroïne. En­fin, en tant que signes à interpréter dans l'histoire racontée, les mêmes éléments de paysage annoncent le dénouement de la passion. Ils manifestent la rupture de la paix divine, l'hostilité du cosmos au désordre que cette passion constitue dans le monde.

Dans ce passage de l'Énéide, le récit est à la 3ème personne. Les élégies des Tristes d'Ovide, à la Fre personne, reprennent le topos

de la tempête épique et l'incorporent dans un paysage plus large d'hiems, d'intempéries. Il y est attaché à la description d'une ville

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d'exil, Tomes, sauvage par son absence de végétation indisso­ciable des mœurs barbares de ses habitants: paysage naturel et paysage ethnologique sont couplés comme dans la narration histo­rique. L' hiems, vent, pluie, éclairs, mer démontée, puis au fil de la trame narrative des élégies, vent et froidures, neige et glace, omni­présents, sont l'antithèse d'un temps serein qui n'appartient qu'à Rome. Cette antithèse est rapportée à la figure du personnage antagoniste du héros, poète-victime: le Prince qui châtie sous les traits de Jupiter vengeur. Le double paysage est donc l'allégorie double de la pax et de l'ira de ce Prince manifestée au coupable. On est à mi-chemin d'une représentation religieuse - le Prince Auguste est divinisé après sa mort et déjà appelé deus de son vivant - et de l'allégorie sans référence sensible. La foudre et le froid sont la punition du coupable puni par Auguste comme tout coupable par Jupiter, en ce que ce Prince est peut-être désormais le seul Jupiter: le froid dit l'éloignement du Prince 13.

La description du paysage, inscrite dans l'action, apparaît donc par rapport à la narration comme élément explicatif, de vrai­semblance, mais aussi comme allégorie du mythos, de l'histoire de telle héroïne dans le poème épique, ou comme l'allégorie des rapports je-tu et de la "passion" du Je, dans le poème élégiaque.

Un exemple d'insertion du paysage en macro-structure narrative dans les Métamorphoses d'Ovide

La lecture du livre III des Métamorphoses, tenu pour exem­plaire de l'ensemble du poème, peut suggérer les rôles joués par les paysages (essentiellement des paysages naturels) dans le con­tinuum de leur narration épique. Les Métamorphoses sont par excellence un poème du mythe, c'est-à-dire, pour reprendre la

13. Cf. A. VIDEAU (-DELIBES), Les "Tristes" d'Ovide et la tradition élégiaque romaine, Klincksieck, 1991.

Il "

1 ,1

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définition de M. Eliade, d'un récit qui raconte l'avènement des réalités du monde dans un temps primordial. Elles content l'avè­nement du monde que connaît le narrateur, contemporain d'Ovi­de: la conformation du cosmos, de la terre, les plantes, les ani­maux, les humains, les astres. Le plus étonnant est la chronolo­gie construite jusqu'au moment où l'actualité la plus récente vient s'inscrire comme appartenant au même temps primordial avec la naissance d'une comète, l'âme de Jules César.

Si l'on néglige les comparaisons de type homérique 14 qui ont pour comparant des paysages 15, plusieurs descriptions sont in­tégrées aux épisodes de la geste de Cadmus et de ses descen­dants, à Thèbes: l'épreuve du héros contre le dragon, l'aventure d'Actéon voyeur de Diane, l'énamoration de Narcisse, la ren­contre du pirate Acétès et des pirates tyrrhéniens avec Bacchus, la confrontation de Penthée avec sa mère Agavé. Sur les sept épisodes qui constituent le livre, cinq ont un décor:

Une antique forêt s'élevait que jamais hache n'avait profanée; en son cœur, une grotte dans l'épaisseur de tiges et d'osier, qui formait voûte basse de l'assemblage de ses pierres, 30 gorgée d'eaux fécondes, au retrait de laquelle caché, il était un serpent [ ... ]

La montagne était teinte du massacre de maint gibier, 140 le jour en son milieu déjà raccourcissait les ombres,

14. C'est-à-dire ces comparaisons dont le comparant est développé jusqu'à ce que le lecteur perde de vue le comparé. On laisse aussi de côté les éléments de paysages insérés dans des discours pour appuyer la con­viction (cf. le discours de Vertumne).

15. Ainsi au livre XIV, l'apparition de Vertumne tel qu'en lui-même à Pomone:

[ ... ] il lui apparut comme le soleil resplendissant quand il triomphe

des nuages qui le cachaient et qu'il brille sans un écran.

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le soleil se tenait à mi-distance de ses bornes, quand le jeune homme des Hyantes de sa voix calme appelle les compagnons de ses travaux [ ... ] Il était un vallon empli de pins et de cyprès aigus, appellé Gargaphie et consacré à Diane court-vêtue, avec en son retrait profond une grotte feuillue où l'art n'a pas œuvré, où le génie de la nature 155 avait imité l'art. De pierre-ponce vive et de ses tufs légers, elle avait dessiné un arceau naturel. À droite bruissait une source, un filet d'eau tout transparent, une margelle de gazon borde sa vasque. La déesse des bois, fatiguée de ses chasses, aimait 160 à Y verser sur son corps virginal une rosée limpide. [ ... ] Leur meute excitée par la proie, par les rocs, les hauteurs, les rochers sans accès, passages difficiles ou bien aucun passage, le poursuit. [ ... ] Il était une source limpide aux ondes d'argent que ni bergers ni chèvres paissant sur la montagne 410 n'avaient touchée, nul bétail, qu'aucun oiseau ni bête sauvage n'avait troublée, ni rameau chu de l'arbre. Autour, un gazon que l'eau toute proche engraissait sans que la forêt jamais ait laissé le soleil attiédir ce lieu. C'est ici que l'enfant, épuisé par l'ardeur de chasser, par la chaleur, 415 est venu tomber à terre, tenté par la beauté de l'endroit et la source. [ ... ] Lorsque la nuit s'achève, l'aurore à peine commençait 600 à rosir, je me lève et demande qu'on apporte de l'eau fraîche, je montre le chemin qui amène au ruisseau. Moi, je regarde au loin, du haut d'un tertre, ce que la brise nous annonce, j'appelle mes compagnons et je regagne le navire. "Nous voici !" me dit Opheltès, le premier de mes compagnons, 605

et il mène le long du rivage ce qu'il croit une proie, trouvée sur la plaine déserte, enfant à la beauté de vierge.

LE PAYSAGE DANS LA LITIÉRATURE LATINE

[ ... ] À mi-pente du mont que couronnent des bois il est un champ sans arbres, de tous côtés visible. C'est là que le voit la première, portant ses yeux profanes sur les mystères, [ ... ] sa mère.

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Ce parcours met en évidence la variété de l'insertion: briève­té d'une phrase unique (décor de la mort de Penthée), descrip­tion longue de la vallée et de la source (le bain de Diane) ou entrelacement dans le récit de touches-notations du moment et du lieu (la capture de Bacchus). Cette variété dans le traitement va de pair avec la variété des lieux évoqués: forêt, montagne, vallée, source, grève. Rapprochés, ils esquissent les grands traits du paysage alentour de Thèbes - avec le décalage de la grève, absente d'un pays continental, qu'appelle la venue du Dionysos errant. La variété se double d'un retour sur des lieux analogues: la montagne, lieu sauvage de la chasse et de massacres, pour Actéon et Penthée en début et fin de livre; la source dans la fo­rêt, lieu du repos, pour le serpent de Mars, le bain de Diane et Narcisse. Un paysage se lit donc, dans le cours du récit, par rap­port au paysage d'un autre épisode.

D'autre part, les indications de lumière rythment l'histoire par un temps sans date, à la manière homérique traditionnelle du "l'Aurore aux-doigts-de-rose ... ": le milieu du jour pour l'inter­ruption de la chasse d'Actéon, pour celle de Diane et celle de Narcisse, son lever pour le navigateur. La notation, topique, in­troduit, chaque fois, de manière vraisemblable l'aventure en même temps qu'elle inscrit le poème dans un genre: que nulle hache n'ait profané la forêt, nulle créature la source, c'est dire la sacralité des lieux, immobiles à l'origine des temps et livrés à la profanation de l'aventure, à la transgression des compagnons de Cadmus qui entrent "d'un pas impie" auprès de la source du ser­pent maître du lieu, l'ombilic de la terre thébaine, dont il garde

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la fécondité; c'est dire le risque qu'encourt Narcisse à approcher le premier la source. Nous sommes dans le temps auroral du my­the, dans un genre, l'épopée cosmologique.

Enfin, la description du paysage est fonctionnelle chaque fois par rapport à l'histoire particulière racontée. Le point de vue est donné pour omniscient, effacé: "il était un vallon", "il était une source", "une antique forêt s'élevait". Le narrateur épique se justi­fi~ de l'ado~ter à l'orée du poème, en invoquant les divinités qui l~l commumquent ce savoir total. Mais il est relayé par le regard d un ou des personnages: la pénétration progressive, concentri­que, da~s l'antique forêt, dans l'antre, jusqu'à la vision du serpent est vraisemblablement portée par le regard des compagnons de Cadmos partis chercher de l'eau; de même celle de la vallée de Gargaphie jusqu'à Diane, par le regard d'Actéon. Si la sacralité de la source n'appartient qu'à la connaissance du narrateur, en revan­che la :ision du gazon (qui s'achève sur le secutus) a superposé et a substItué le regard de Narcisse à cette omniscience.

La description du paysage est fonctionnelle dans l'ordre de la vraisemblance narrative: la source est vierge, pour que Narcisse s'y mire et s'y trompe. La montagne est plate (spectabilis ... cam­pus, "champ visible"), pour qu'Agavé voie Penthée la voyant, elle qui s'ébat dans la forêt en haut. Elle est également fonction­nelle dans l'ordre d'une représentation symbolique et topique des personnages. L'épisode d'Actéon a deux théâtres: la montag­~e, la vallée, puis la montagne de nouveau. La montagne est le heu de la chasse, celle d'Actéon et de ses compagnons, puis de la chasse inversée d'Actéon par ses chiennes et de Penthée par

.les ~acchantes thébaines. Elle est le lieu où se déploie la maîtri-se. A l'inverse, la vallée avec la source est lieu du délassement de l'invite à l'amour, de la féminité. Mais il s'agit, dans l'épiso~ de du bain de Diane d'une féminité agressive, qui se lit dans l'acuité des arbres de Gargaphie et dans l'arc(eau) de la grotte, comme le remarque P. Hallyn-Galand, les sonorités unissant les deux noms. Le paysage porte ainsi les attributs de celle à qui il

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appartient, dont il est le prolongement allégorique. L'antre est déjà Diane que profane/viole Actéon. Les attributs menaçants anticipent sur le dénouement, inscrit dans la première notation de paysage:

"La montagne était teinte du massacre de maint gibier".

L'excès connoté par le verbe et le nom atteste allusivement l' hybris du chasseur Actéon dans des lieux où Diane est chasse­resse. Actéon ne peut être qu'un rival pour la déesse vierge et la volonté de maîtrise dans l'art de la chasse, qui semble devoir se poursuivre par le regard porté sur Diane (Ovide nomme ce re­gard "coup", ictus, en comparaison), cette volonté de maîtrise est retournée, et sur les mêmes lieux.

Le paysage ovidien témoigne ainsi d'une insertion forte par· rapport à la narration. La répétition d'un décor, espace et temps, relève du style formulaire de l'épopée, rythmée par le retour des levers et couchers du jour. Ovide amplifie et varie cette topique qui travaille sur la mémoire de l'auditeur-lecteur. Cette répétition crée des effets pathétiques: l'attente de la même catastrophe qu'a introduite tel décor peut être soit comblée soit déçue par le nouvel épisode introduit sous les mêmes auspices. Le paysage est composé en fonction du genre également puisque la dimen- . sion originelle des décors fait du récit un mythe et renvoie à l'épopée en tant que cosmologie.

Aucun des lit~ùx n'est "faux": il y a une montagne près de Thèbes, des sources, le Cithéron, Dircé. Aucun ne suggère le ré­férent autrement que par dénomination. Aucun n'est la projec­tion d'un regard particulier de poète-voyageur. Le lieu n'est pas toujours dans l'œil du narrateur omniscient ni alors entièrement dans celui du personnage. Pour reprendre un éloge d'Aristote à Homère 16:

16. La Poétique 1460a 5 sqq.

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48 Anne VIDEAU

"Le poète ne doit dire que très peu de choses, car ce n'est pas en cela qu'il est imitateur. Or les autres [poètes épiques] sont en scène eux-mêmes à travers tout le poème et ils imitent peu de choses et peu souvent, tandis qu'Homère, après un court préam­bule, met aussitôt en scène un homme ou une femme ou quel­que autre personnage caractérisé, c'est-à-dire qu'aucun de ses personnages n'est sans caractère, que tous en ont un ... ",

le narrateur ovidien voit beaucoup de choses mais il en délègue une part aux regards de ses personnages 17. La vraisemblance y gagne en même temps que le pathétique.

Enfin, tel paysage se lit et a sens par rapport à la narration de l'épisode particulier où il est inséré, il rend vraisemblables les événements qui s'y déroulent. Dans son caractère topique (la montagne comme lieu du pouvoir, la vallée comme lieu de l'éros et du plaisir), et dans ses détails, il a valeur allégorique pour l'aventure des personnages confrontés.

Le paysage comme emblème du genre

Si chaque genre implique un certain nombre de traits narratifs et descriptifs, ces éléments, dont le paysage, peuvent être inter­prétés dans un autre sens figuré. Le renvoi ne se fait plus dans l'ordre de l "'histoire", des "caractères", ou des "passions" . Il ne s'agit plus d'analogie entre traits caractéristiques du personnage et de ses rapports aux autres et traits caractéristiques du paysage, "ses caractères propres et bien définis" pour reprendre le mot de Vitruve, topia 18 -. Chez Callimaque, au IIIème siècle, en Grèce, ce rapport est engagé explicitement:

17. Cf. la vision du monde à travers le regard pris de vertige de Phaë­ton dans sa chute (II, 177-200).

18. P. GRIMAL, op. cil., p. 92-93; cf. VITRUVE, L'Architecture VII, 5 (éd. F. Krohn).

LE PAYSAGE DANS LA LITIÉRATURE LATINE 49

"L'envie se glisse à l'oreille d'Apollon: "Il ne m'agrée, dit­elle, le poète de qui le chant n'est comme la grande mer ... " Mais Apollon la repousse du pied, et parie: "Du fleuve assy­rien aussi le cours est puissant, mais il traîne bien des terres souillées, bien du limon dans ses ondes" ... "

("Hymne à Apollon", 105-109).

La comparaison de l'écrit du poète avec "la grande mer", puis la métaphore, développée en allégorie, du "fleuve au cours puissant" renvoient à l'écriture épique que récuse le locuteur. De même dans le passage programmatique dit "Réponse aux Tel­

chines" :

"Et moi aux Telchines je dis ceci: "Race épineuse, experte à vous ronger le foie, [oui je sais que je suis poète] de brève poésie. Mais la Thesmophore nourricière l'emporte sur le chê­ne immense ... jugez ma science poétique à la mesure de l'Art, non de l'arpent persique, et ne cherchez pas chez moi quelque poème retentissant; le tonnerre n'est pas mien, il est à Zeus ... " ".

Les éléments du paysage épique, le tonnerre, attribut du roi des dieux qui intervient dans la tempête, personnage et topos épiques, ces éléments avec leur quantification, grandeur et force, sont les signifiants du genre épique lui-même. Ainsi, quand Ti­bulle, à l'ouverture de sa première élégie, écrit:

[ ... ]

Qu'un autre s'amasse un tas de richesses en or jaune qu'il ait de grands arpents de terre cultivée,

mais moi, ma pauvreté se passe en vie oisive pourvu que le feu brille à mon âtre sans trêve ...

les "grands arpents de terre cultivée", où l'adjectif n'est pas réa­liste - un arpent est toujours un arpent - mais expressif, dessi­nent un mode de vie contemporain de Tibulle, celui du grand

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50 Anne VIDEAU

propriétaire enrichi dans la conquête guerrière, et un genre d'écri­ture, par le biais de la reprise de "l'arpent persique" de Calli­maque. L'arpent repris est attribué par Tibulle à un personnage qui fait la guerre, et appartient donc au code "épique", et le quali­ficatif "grands" complète le renvoi générique au genre que le locuteur récuse en faveur de l'élégie, décrite en antithèse: abon­dance et richesse vs pauvreté, petitesse vs grandeur. .. 19. Dans cette perspective, un paysage vient désigner le genre par synec­doque, il en devient l'emblème.

L'œil de l'éloge

À propos des Tristes s'est dégagée la nature topique d'un paysage, qui, bien que rapporté au point de vue d'un "je", n'en est pas moins composé de traits non-individualisés. À propos des Métamorphoses, a été mise en évidence l'existence de points de vue référés au personnage de l'action, Actéon, Narcisse ou Pen-thée. Dans les deux cas, de l'élégie et de l'épopée, le paysage entretient un rapport allégorique et/ou logique au récit et à ses personnages. On peut se demander ce qu'il en est de poèmes qui ne sont ni narratifs ni centrés autour de personnages humains, comme la Moselle (371-379) d'Ausone ou le "Nil" de Claudien.

19. Ce type de renvoi explicite suscite les travaux sur ''l'auto-référen­tialité" des descriptions dans la poésie gréco-latine, parmi lesquelles les descriptions de paysages. Les descriptions et les commentaires de tous ordres sur l'art sont traités comme une inscription dans le texte de sa propre esthétique. Ils sont alors lus les uns par rapport aux autres et par rapport aux commentaires esthétiques contemporains de l'œuvre: cf. P. HALL YN-GALAND, Le Reflet des fleurs, Description et métalangage poétique d'Homère à la Renaissance, Paris (Droz), 1994; A. DEREMETZ, Rhétorique et poétique. La création littéraire et sa théorie dans la poésie latine, Lille, 1995.

LE PAYSAGE DANS LA LITIÉRATURE LATINE 51

Dans la Moselle 20, la première indication d'un point de vue, au vers 2, concerne un voyageur à la 1ère personne. Elle situe d'emblée la vue dans l'œil de celui qui a admiré: miratus. Le re­gard de cet individu se fond toutefois bientôt avec celui des êtres qui jouissent des bienfaits du fleuve et qui le célèbrent: Salue amnis Zaudate agris laudate colonis 21, les champs ainsi animés et leurs paysans. Puis le nous collectif ("nous voyons"), le pluri­el des "yeux" qui se portent sur elle (vv. 57, 75), le passif qui l'offre à des regards indéfinis, spectaris uitreo per lœuia terga profundo/secreti nihil amnis habens ... 22 élargissent progressive­ment le point de vue à une universalité.

Le poème est donc donné immédiatement comme un éloge dont la validité suppose l'accord d'un regard pluriel. En même temps, ce regard absolu se porte non sur un paysage mais sur des paysages, la Moselle sous tous ses angles: son bord, sa surface et ses profondeurs, ses rives avec leur nature, leurs habitants, leurs constructions. Le locuteur, quitte à se faire relayer par l'œil de la nymphe des eaux qui dévoile les profondeurs de son fleu­ve, offre donc une somme qui constitue la Moselle par excellen­ce, un panorama au présent qu'aucun œil ne saurait simultané­ment embrasser. Et qui se prolonge dans une synthèse sensorielle (l'odeur des vins, leur goût et celui des chairs de poissons). En tant qu'élément hydrographique, la Moselle est encore la syn­thèse des aspects multiples de l'eau: elle est à la fois et partout source, rivière, fleuve, lac et mer, dont elle unit les qualités, ha­bitée par tous les poissons dignes d'un nom, elle est la synthèse d'autres paysages, de la Bretagne à Rome et Naples en passant par Bordeaux. L'''esquisse'' d'Ausone, ainsi pourrait-on traduire

20. Cf. le voyage de 368 avec Valentinien 1er. Cf. P. HALLYN-GA­LAND, op. cit., pp. 333 sqq. et la bibliographie.

21. "Salut, fleuve que loue la campagne, que louent les paysans". 22. "Dans tes profondeurs cristallines, au long de ta lisse surface, tu

laisses voir un fleuve qui n'a pas un secret".

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52 Anne VIDEAU

le nom d'idylle, "petite image", "représentation abrégée, qui don­ne des traits, des contours, une forme générale", inclut dans la Moselle un monde.

Le même intitulé de genre, Idylle, introduit à des pièces di­verses attribuées à Claudien, dont un "Nil". Le paysage du Nil vu aussi dans sa totalité (de sa source à son cours), dans sa rela­tion au cultivateur de ses rives qui est béatifié, est un paysage paradoxal: saisi en deux saisons, l'hiver puis l'été, le Nil inverse le régime des eaux propre à tout fleuve banal, pour être perpé­tuellement fertile. Si la Moselle réunit les qualités de tous les types d'hydrographie, le Nil est présenté comme étant réellement la collection de tous les fleuves du monde dont les eaux con­flueraient mystérieusement en lui. La collection parmi laquelle s'insère cette pièce: des animaux (porc-épic, torpille, phénix), un minéral (l'aimant), une œuvre d'art (statues), un sage (le vi­eillard de Vérone), la désigne bien comme une "merveille" par­mi les "merveilles" du monde, mirabilia.

Dans ces "Idylles", le paysage, pour n'être pas rattaché à une narration ni à une évocation pathétique, n'en est donc pas davan­tage unique, il n'est pas vu par un œil individualisé. Synthèse, il se justifie par l'éloge et/ou la curiosité collectifs qui l'offrent à tous comme objet d'admiration et/ou d'étonnement. Il n'y a pas là un mais des paysages qui composent le tout d'un objet admi­rable. Il n'y a pas la Moselle hic et nunc vue par ego mais la Mo­selle urbi et orbi vue pour tous, pas un paysage pour moi mais pour un partage.

L'ensemble de l'étude met ainsi en lumière l'insertion logi­que, qui ressortit au docere de la rhétorique, rythmique, analo­gique et/ou encore emblématique du paysage au sein des genres poétiques de l'élégie tibullienne et ovidienne et de l'épopée vir­gilienne et ovidienne, les diverses fonctions ne s'excluant pas. Comme dans le discours ou l'historiographie, le paysage peut expliquer: il pose des conditions réalistes vraisemblables ou , , par représentation analogique, il annonce un dénouement. En

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isotopie métaphorique par rapport à la narration et aux person­nages, il explicite et amplifie le pathétique, de même lorsqu'il joue par rapport à un autre paysage. Au cœur de cette représen­tation analogique-là, il y a la conception d'une nature-signe par laquelle les dieux parlent aux hommes. Le paysage explique en­core lorsqu'il crée une appartenance générique dont il peut deve­nir le signe voire l'emblème. Le plaisir de la reconnaissance pro­duit chez le lecteur, d'ordre métalinguistique, littéraire, ressortit au delectare, vers quoi converge aussi la représentation de pay­sages "admirables", mirabiles, dans les poèmes d'Ausone et de Claudien.

Dans aucun de ces textes, quel qu'en soit le degré d'autono-mie par rapport à la triade mythos-éthos-pathos, on n'a de pay­sage particulier découpé par l' œil et projeté par l'imagination d'un sujet individualisé. Il n'y a pas ici plus d'individualité du paysage qu'il n'y aurait à Rome encore de sujet véritablement individualisé 23.

23. Cette problématique mérite des développements solides: en cours d'analyse en ce qui concerne Ovide, au 1" siècle.

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LE PAYSAGE DANS LA LITIÉRATURE MÉDIÉVALE DES XII ET XIIItmes SIÈCLES

par Françoise Ferrand

Le titre donné aux quelques remarques qui vont suivre peut sembler poser une affirmation discutable, celle de l'existence du paysage dans notre première littérature, alors que le mot ne figu­re Fas dans l'ancienne langue; les textes parlent de lieu, de con­t:e~, de pay~. ~ependant, omettre de parler du paysage dans la htterat~re medievaie de cette période serait gravement lacunaire: ce sera~t pa~ser sous silence de nombreux textes qui sollicitent la vue grace a des descriptions du spectacle offert par la nature dans un espace organisé.

Certes, les romans antiques et arthuriens se proposent d'abord comme ,une suite d'aventures; la nature, peut-on penser, n'est alors qu ,~n cadre.po~r.la rencontre amoureuse, la quête chevale­resque, 1 epreuve llldlVlduelle, le voyage initiatique: le héros voit une ~ont~ee nouvelle, y emprunte un chemin à travers la forêt, pa~I~nt ~ un site rocheux le long d'une rivière, par exemple, P,UlS!1 fatt une rencontre qui va l'engager dans l'aventure. Il ne s agIt souvent que de quelques éléments ornant la narration Cependant, il n'est pas rare de rencontrer aussi des description~ as~ez lon?ues de la nature environnante, soit en prélude à une scene, so~t comm,e motif de transition, descriptions qui révèlent un ~ens ~Ig~ de.l espace et de la perspective ainsi qu'un vérita­ble Imaglllatre pIctural.

En effet, on peut constater que, dès le milieu du XIJème siècl . e, nos premIers romans, dits "antiques", proposent déjà la vision

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d'ensemble d'un lieu, avec ses perspectives, de façon parfaitement maîtrisée: un passage étonnant du roman d'Eneas, écrit dans les années 1160, suffit à le prouver: un tombeau vertigineux a été édifié pour honorer la mémoire de la vaillante Camille morte au combat. Au sommet du monument a été placé un miroir permet­tant de voir toute la contrée environnante et de surveiller ainsi le mouvement de l'armée ennemie. Non seulement, donc, le pay­sage est vu du haut de cette architecture, mais il est reflété dans

le miroir:

Bien veoit an el mireor qui ert asis desus la tor lors enemis vers aus venir ... (Celui qui était sur la tour voyait dans le miroir leurs ennemis se diriger vers eux) 1.

Qu'importe si ce miroir est placé là à des fins purement stra­tégiques, l'essentiel est que l'auteur de l'Enéas ait su concevoir un paysage, avec ses perspectives encloses dans son reflet, quel­ques siècles avant que ce mode de représentation ne fasse son apparition, dans l'univers pictural, chez les maîtres flamands.

Si l'imaginaire littéraire n'a pas poursuivi dans cette direc­tion et si les arts visuels l'ont ignorée à travers les XII et XIIItmes siècles, il n'est pas certain que ce soit, comme le pense Kenneth Clark 2 à cause d'un désintérêt pour les beautés de la nature qui

1. Le Roman d'Enéas, E.d. 1.1. Salverda de Grave, Paris, Champion, 1983, t. TI, p. 52, vers 7607 à 7611.

2. "Saint Anselme écrivait au début du X'mo siècle que la réalité est d'autant plus nuisible qu'elle satisfait un plus grand nombre de nos sens et, pour cette raison, il considérait comme dangeureux de s'asseoir dans "un jardin où il y avait des roses pour satisfaire la vue et l'odorat". Kenneth CLARK, L'Art du paysage, trad. A. Ferrier et F. Falcou, Paris, Gérard Montfort éditeur, 1994, p. 9.

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56 Françoise FERRAND

serait la conséquence de la condamnation par les théologiens des jouissances esthétiques qu'elles procurent: leur célébration par­court les textes, que ce soit les entrées printanières des chants de trouvères ou les nombreuses allusions qui y sont faites dans les romans; que l'on se souvienne seulement de la joie qu'éprouve Perce val lorsqu'il pénètre dans la forêt, au début du Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Mais ces expériences du monde sensible, lorsqu'elles sont organisées en paysage, le sont de fa­çon codée, voire stéréotypée et s'inscrivent dans la tradition du paysage idéal d'où toute forme de réalisme est absente.

Ce paysage idéal est, bien sûr, hérité des littératures antiques grecque et latine, et le fruit de la fréquentation des Arts de Rhé­torique qui en recommandent la description.

En poésie lyrique, dans les chansons appelées pastourelles, il sert de décor à la rencontre du chevalier et de la bergère et peut être aussi le cadre des amours champêtres, comme en témoigne le début d'une des nombreuses pastourelles anonymes 3 :

L'autrier m'en aloie chevauchant Parmi une arbroie lez un pendant.

Trouvai pastorele qui en chantant

Demenoit grant joie pour son amant;

En son chiella bele chapel ot mis De roses nouvele si disoit touz dis:

"Chiberala chibele, douz amis, chiberala chibele, soiezjolis".

L'autre jour, me promenant à cheval, je traversais un bois à flanc de co­teau.

Je découvris une bergère toute joy­euse,

occupée à chanter qu'elle était amou­reuse.

Sur sa tête elle avait posé une couronne de roses fraîches et ne cessait de chantonner: "Chiberala, chibele, doux ami, chiberala, chibele, soyezjoli".

3. Pastourelle anonyme, in Poèmes d'amour des XIl' et XIIl' siècles, éd. E. Baumgartner er F. Ferrand, Paris, U.G.E., 10/18, 1992, pp. 320-321.

LE PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE 57

On retrouve, dans certains textes, des souvenirs de paysages virgiliens comme, dans la reverdie de la Belle au rossignol, le cadre champêtre avec l'olivier sous lequel compose et chante le poète dans les bras de son amie 4 :

Volez vous que je vous chant un son d'amors avenant? Vilain nel fist mie, ainz le fist un chevalier souz l'onbre d'un olivier entre les braz s'amie.

Voulez-vous que je vous chante, une jolie chanson d'amour? Ce n'est pas un vilain mais un chevalier qui la fit, à l'ombre d'un olivier, entre les bras de son amie.

Le topique du locus amoenus, lieu agréable, fécond, propice à la rencontre amoureuse, avec sa prairie semée de fleurs, sa fon­taine, l'arbre qui lui est proche est, par ailleurs, abondamment repris.

Il apparaît aussi bien dans la poésie que dans le roman. Ainsi, composé au début du XIIJèmc siècle, le ra vissant Roman de la rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart, se plaît à nous décrire les ébats de chevaliers et de dames, chantant et dansant près des tentes, sur les prairies 5 :

Quant il furent levés vers tierce, par le bois vont joer grant piece, toz deschaus, manches descousues, tant qu'il sont es illes venues as fonteneles qui sordoient mout pres de la ou il estoient logié el bois por le deduit. Ça .11., ça .III., ça . VII., ça . VIII. s'assieent por laver lor mains.

Quant, vers neuf heures, ils furent le­vés, ils s'en allèrent folâtrer un long moment dans le bois, pieds nus, man­ches flottantes, si bien qu'ils parvin­rent jusqu'aux îles formées par les sources qui jaillissaient tout près du lieu où ils s'étaient installés pour leur partie de campagne. Par groupe de deux, de trois, de sept ou de huit, ils

4. Reverdie anonyme, ibid. pp. 262 et 263. 5. Jean RENART, Le Roman de la rose ou de Guillaume de Dole, Ed.

F. Lecoy, Paris, Champion, 1996, p. 9, vers 259 à 267.

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Li lieus n'estoit mie vilains, ainz estoit verz corn en esté, et si avoit mout grant plenté de floretes indes et blanches.

s'assirent pour se laver les mains. L'endroit, loin d'être désagréable, était vert comme il peut l'être en été, dans un foisonnement de petites fleurs bleues et blanches.

Il faut se garder de ne toujours voir dans ces évocations et ces descriptions qu'héritage et emprunts à la culture antique: quelque chose a changé: le choix des éléments, la façon de les organiser et de les insérer dans la narration impliquent désormais une construction de l'esprit qui sous-tend ces descriptions: le paysage idéal est devenu aussi un paysage symbolique.

En ce qui concerne l'époque médiévale, on ne peut envisager de parler de paysage, en effet, sans relier cette notion moderne à la façon dont la nature était alors pensée, et donc sans la situer dans la grande construction symbolique qui sert à organiser l'univers, établissant entre le macrocosme et le microcosme des rapports de similitude et de ressemblance et proposant la nature comme un ensemble d'éléments déchiffrables pour qui veut en pénétrer le sens.

Depuis St Augustin et son De Trinitate, la Nature est consi­dérée comme un ensemble de signes interprétables, comme un 'livre et un miroir', (liber et speculum) pour reprendre l'expres­sion d'Alain de Lille, qui permettent d'entrer dans le mystère di­vin au même titre que la Révélation biblique, que le Livre. Elle manifeste Dieu. Dès lors, science et théologie se distinguent bien peu: bestiaires, lapidaires, associent la description de l'animal et de la pierre à un allégorisme à fonction théologico-morale et les recettes médicinales rappellent que l'homme entretient avec les éléments naturels des rapports d'analogie. La littérature, est par­courue par la célébration de la beauté du monde, signe implicite de la perfection divine, celle des fleurs, des plantes, des oiseaux et de toutes sortes d'animaux réels ou imaginaires, la terre avant le ciel qu'elle annonce, s'offrant non pas comme un fabuleux

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royaume mais comme le miroir de l'ordre et de la beauté d'un monde supérieur et de la vérité divine.

La fonction du Beau n'est pas tant, alors, d'émouvoir, de toucher, que de retrouver en l'homme, grâce aux Artes, l'harmo­nie fondamentale de l'univers.

Il s'agit d'un ordre musical, les choses devant s'accorder entre elles selon de justes proportions. Dans la tradition de Boè­ce, qui survivra jusqu'au milieu du xvpme siècle, c'est la musi­que, c'est à dire la science des Nombres qui régit l'univers en­tier. Le monde et l'homme entretiennent entre eux des rapports harmonieux parce que musicaux. D'où il résulte une représenta­tion de l'espace entièrement spéculative et non suggérée à l'ima­ginaire par l'expérience sensible.

Des formes simples, immuables, le cercle et le carré, parfois le rectangle formé de deux carrés (qui se retrouvent dans l' archi­tecture) permettent cette représentation idéale du monde terrestre et divin, formes déterminées par la symbolique des Nombres et leurs correspondants géométriques: le 1, chiffre parfait, symbo­lise l'unité divine, Dieu; la figure qui lui correspond est le cercle et ses composants: demi-cercle, quart de cercle, voire simple on­doiement (passage de la terre au ciel) ; le 3, chiffre de la Trinité, est figuré par le triangle; le 4, chiffre de la terre, par le carré. D'autres nombres sont également symboliques mais non figu­rables géométriquement, sauf le 8, chiffre du baptème (soit 2-chiffre la femme multiplié par 4, celui de la terre) figuré par un octogone (fonts baptismaux et fontaines rappelant le baptême).

Rien d'étonnant, alors, à ce que le premier espace délimité dans la nature et s'offrant à la contemplation, le premier paysa­ge, soit celui du cloître, ce lieu carré, avec en son centre une fon­taine circulaire ou un puits. Il signifie l'harmonie du monde et rappelle la grâce qui l'abreuve. Lieu planté, fleuri, où se posent les oiseaux, chantres de Dieu à la manière des cohortes angéli­ques, il constitue, avec ses fleurs et ses ombrages, le premier paysage à la fois idéal et symbolique où l'homme vient méditer.

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60 Françoise FERRAND

Il réunit ainsi, dans sa paix, toutes les données de l'esthétique métaphysique médiévale, protégeant de la forêt sauvage, du chaos et des forces du mal.

Parallèlement, le modèle de l'hortus conclus us devient un to­pique de la littérature profane: locus amoenus intégré à l'archi­tecture d'un château, jardin clos ou verger, lieu propice à la ren­contre amoureuse, il revêt un aspect paradisiaque. L'exemple le plus connu est celui du Roman de la Rose de Guillaume de Lor­ris, dans lequel l'amant pénètre en songe et où il va découvrir la fontaine de Narcisse puis le dieu Amour 6

:

Hauz fu li murs et toz quarrez, Si en estoit clos et barrez En lieu de haies uns vergiers Qui n'iere pas fais par bergiers. Cil vergiers en tres biau lieu sist: Qui dedens mener me volssist Ou par eschiele ou par degré, Je l'en seüsse mout bon gré, Car tel chose ne tel deduit Ne vit nus hom, si corn je cuit, Corn il avoit en ce vergier. Car li leus d'oissiaus herbergier N'estoit ne desdeingneus ne chiches; Onc mes ne fu .i. leu si riches D'arbres ne d'oissillons chantanz, Qu'iluec avoit d'oissiaus .iij. tanz Qu'en tout le roiaume de france Molt ere bele l'acordance De lor piteus chanz a oir: Li monz s'en deüst esjoir.

Le mur était haut et tout à fait carré, et ce qu'il fermait et barrait, à la place de haies, è' était un verger, qui n'avait pas été fait par un berger. Ce verger avait une magnifique situa­tion. Si quelqu'un avait bien voulu m'y faire entrer, soit par une échelle soit par un escalier, je lui en aurais été extrêmement reconnaissant car jamais homme, à mon avis, ne vit un tel spectacle et de tels plaisirs comme ceux qu'offrait l'intérieur de ce ver­ger. L'endroit, en effet, ne dédaig­nait pas d'héberger des oiseaux et ne s'en montrait pas avare: jamais lieu ne fut aussi riche en arbres et en oi­seaux chanteurs, car il y avait là trois fois autant d'oiseaux que dans tout le royaume de France. Elle était fort belle à écouter, l'harmonie de leurs chants plaintifs: le monde en­tier aurait dû s'en réjouir.

6. Guillaume DE LORRIS, Le Roman de la Rose, éd. et tr. A. Strubel, Paris, Lettres Gothiques, le Livre de poche, pp. 66 à 68, vers 467 à 486.

1

l,

LE PAYSAGE DANS LA LITIÉRATURE MÉDIÉVALE 61

Si nous faisons une brève excursion dans la littérature et la peinture du XIVème siècle, nous y constatons la pern~anence de ~a tradition de ce type de paysage et nous le voyons faire son entree dans la représentation picturale. Guillaume de Machaut le fait sien dans plusieurs de ses Dits: dans le Dit dou Vergier, sont repris les motifs du songe, du verger et de la rencontre du dieu Amour. Dans le Remède de Fortune, l'amant-poète pénètre dans un jardin clos pour échapper à sa Dame dont il redoute le cour­roux; et c'est encore un jardin avec, au centre, la fontaine d'amour où se promènent le clerc et l'amant de La Fontaine amoureuse qui verront ensemble, en songe, Vénus et la Dame tant aimée du chevalier. Or, la description littéraire a maintenant son pendant dans la représentation picturale, à savoir les superbes enluminu­res qui ornent les œuvres du poète, celles du Maître aux Boque­teaux en particulier. Il en est de même en Italie, à Florence: si le jardin clos sert encore de refuge contre la peste aux compagnons du Décaméron de Boccace, ce jardin trouve pour la première fois son pendant pictural avec une fresque du Campo Santo pein­te par un élève pisan des Lorenzetti.

On voit bien comment un espace symbolique a, peu à peu, envahi l'imaginaire profane qui, lui, a toujours gardé son aspect idéal tout en y introduisant la jouissance de sa beauté. Celle-ci reste essentiellement spéculative car le vieux symbolisme y est toujours sous-jacent. Voilà pourquoi les jardins clos ont pu servir de cadre à la représentation religieuse dans les livres de dévotion du XVème siècle. Si exquise y soit la peinture des fleurs ou celle des oiseaux, ces paysages gardent d'abord leur force symbolique si bien qu'ils peuvent accueillir la Vierge et les angelots jouant dans l'herbe avec l'Enfant Jésus, la terre répétant le Ciel, et les signes proposés par la Nature s'unissant avec l'incarnation de ce qu'ils figurent. Ainsi les Livres d'Heures s'ornent de jardins où s'asseoient les Vierges à l'Enfant à moins qu'on ne les voie peintes sur de petits tableaux d'auteur comme l'admirable Ste­fan Lochner du musée de Cologne où la Vierge trône dans un

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jardin clos de roses, parée de pierres précieuses, symboles de ses vertus.

Pour revenir à elle, la littérature des XIFme et XIII/me siècles aurait pu, alors qu'elle maîtrisait la perspective, innover dans la direction de l'expérience sensible. Elle le fait parfois, mais tou­jours de façon métaphorique et non sans garder la mémoire des signes lisibles dans l'espace. Si elle innove, ainsi en est-il des ro­mans de Chrétien de Troyes, c'est dans la mesure où elle ajoute au paysage idéal, immuable et disons, pour simplifier, de con­vention, un aspect nouveau qui échappe à la pensée symbolique mais perceptible par celui qui en est le spectateur et par nul au­tre. Elle annonce alors les paysages avec personnages tels qu'on peut les voir peints dans les tableaux de Carpaccio et surtout de Poussin.

Chrétien de Troyes est sans doute, de tous les écrivains mé­diévaux, le plus doué de sensibilité visuelle et auditive. On se souvient de l'admirable passage d'Yvain ou le chevalier au lion où il narre la chevauchée d'une jeune fille par une nuit d'orage, avec un rendu si juste des sensations qu'elle éprouve, tandis que l'eau de la pluie se mêle à ses larmes. Le romancier aurait pu ainsi célébrer, au fil des vers, l'expérience sensible; il a préféré la quête du sens à travers une écriture unissant, dans la peinture de lieux, symbolisme et subjectivité.

Son dernier roman, le Conte du Graal propose trois paysages vus par des héros devenus spectateurs: les deux premiers sont vus par Perceval et le troisième par Gauvain. A la fois différents et complémentaires, ils paraissent être les précurseurs littéraires des paysages avec personnages du Xyème siècle, ceux des Yan Eyck, de Rogier van der Weyden et des paysages de l'enluminu­re française alors à son apogée, les peintures de Fouquet et de Michel Colombe en particulier.

Ce sont: un paysage idéal qui valorise l'élite au pouvoir et qui pour cette raison éblouit Perceval, et qui est construit selon la symbolique des Nombres associée à celle de la lumière: celui

1

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de l'épisode dit "de la demoiselle sous la tente"; un autre où ce symbolisme est toujours présent alors que s'ajoute la lecture subjective du spectateur, de Perce val : celui des trois gouttes de sang sur la neige, "et le troisième, tout à fait libre de toute spé­culation, offrant ses séductions à Gauvain lors de son séjour au Palais de la Roche sanguin. Non sans subtilité, Chrétien sait associer pensée symbolique et expérience du héros, lui prêtant, en quelque sorte, son acte d'écriture.

Le premier paysage, celui de la tente de la jeune fille, s'offre, un beau matin de printemps aux yeux émerveillés de Perceval; il précède la scène où la demoiselle va être victime de l'attitude prédatrice du garçon non encore initié à l'amour, ni même

éduqué 7:

Au main, au chant des oiselez, Se leve et monte li valiez, S'a au chevauchier entandu Tant que il vit un tref tandu En une praarie bele Lez 10 son d'une fontenele. Li trez fu genz a grant merveille, L'une partie fu vermoille Et l'autre fu d'orfrois brodee, Desus ot une aigle doree, En l'aigle feroit li solaus Qui molt estoit clerz et vermaus, Et reluisoient tuit li pré De l'anlumi[ne]ment dou tré Qui estoit li plus biaus do monde, Entor 10 tré a la reonde.

De bon matin, au chant des oiseaux, le jeune homme se lève et monte à cheval. Il n'a eu en tête que de chevaucher jusqu'à ce qu'il voie une tente, dressée au milieu d'une belle prairie, tout près de l'eau qui jaillissait d'une

source. 1 a tente était merveilleusement belle, vermeille d'un côté, ornée de l'autre, avec des galons d'or. Au sommet il y avait un aigle doré. Le soleil frappait sur cet aigle qui brillait d'une clarté vermeille. La prairie toutt entière s'éclairait aux reflets de lumière de la tente, qui était la plus belle du monde. Autour de celle-ci et tout à la ronde,

7. CHRÉTIEN DE TROYES, Le Conte du Graal ou le Roman de Per­ceval, Ed. et tr. Ch. Méla, Paris, Lettres Gothiques, 1990, p. 961, vers 599

à 625.

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Avoit ramees et foilliees Elloiges galeiches dreciees. Li valiez vers 10 tref ala Et dit ainz qu'il parvenist la:

"Dex, or voi je vostre maison! Or feroie je desraison

Se aorer ne vos aloie [ ... l".

on voyait des feuillées, des ramées et des loges galloises, qui avaient été dressées.

Le jeune homme se dirigea vers la tente et se dit avant même d'y parvenir: "Mon Dieu, c'est votre demeure que je vois là! J'aurais perdu la raison si je n'y allais pas vous adorer [ ... l".

La tente de la jeune fille se trouve placée au centre d'une splendide prairie verdoyante semée de fleurs. L'espace naturel est ainsi délimité pour notre regard par les proportions de ce pavillon qui occupe une place centrale. Rien ne vient distraire l'oeil de cet objet à la fois circulaire et rayonnant par la disposi­tion des arêtes de ses pans tendus du sommet à la base. L'étoffe, somptueuse en est rouge et or, annonçant la couleur posée sur le visage de Blanchefleur et la blondeur de ses cheveux, et cette goutte vermeille qui coule continûment le long de la lance qui saigne tandis qu'au château du roi Pecheur, l'or resplendissant du Graal passe parmi les convives. Tout le pré est illuminé par la tente qui porte en son sommet un aigle d'or lui aussi, que vient frapper le soleil. Plus loin, d'autres abris, disposés alentour, élargissent la perspective.

Certes, ces éléments réunis le sont pour la gloire de l'élite chevaleresque, fière de se contempler dans la beauté et la riches­se de ses ornements qui rehaussent la splendeur de la nature et font jouer dans le soleil les insignes de son pouvoir; ce specta­cle, bien sûr, émerveille Perceval au seuil de sa vocation cheva­leresque. Mais il n'est pas interdit au lecteur de voir, dans la forme circulaire et rayonnante de la tente sur le pré, ce que le héros ne peut encore saisir, à savoir une représentation symbo­lique du rayonnement de la perfection divine sur un lieu ter-

LE PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE 65

restre. L'ouvrage humain, dans le cadre naturel, pose les signes et embellit la création en en révélant, au sens photographique du terme, la signification: ici, l'annonce de l'avancée de Perceval vers la Révélation. Le paysage est perçu différemment par le héros et par le lecteur qui peut y lire à la fois la métaphore sociale et le symbole.

Chrétien de Troyes esquisse, à travers un imaginaire structuré par le symbolisme, ce que sera, avec Pou~sin, le pa~sa~e id~al, mais le sens n'en est pleinement perceptible que SI 1 on tient compte du sujet qui le contemple en le traversant; c'est dire que le romancier concilie magistralement écriture du signe et écriture de la subjectivité.

Ce paysage de la demoiselle sous la tente peut être rapproché de tableaux du Xyème siècle flamand: le premier est une petite pièce peinte par un continuateur de Jan Yan Eyck, ("main H", Dieu tronant en majesté sous une tente cérémonielle dans Les Très Belles Heures de Notre - Dame, section Turin (Détruite), fol. 14) qui peut être, selon Erwin Panofsky, une œuvre de jeu­nesse des Yan Eyck. On retiendra le motif du rayonnement cé­leste autour de la tente, occupant le centre du tableau. Pour le re­ste, rien de comparable avec la page de Chrétien.

Le deuxième, d'une toute autre dimension, et d'une toute autre importance, est la partie centrale de l'intérieur du Rétable de L'Agneau Mystique de Jan et Hubert van Eyck, conservé à Gand, L'Adoration de l'Agneau; en dépit des transformations qu'elle a subies et qui peuvent fausser l'analyse 8, on ne peut que saisir d'emblée la force de la conception de l'œuvre construite de la façon la plus sûre selon la symbolique des Nombres, des formes géométriques et de la lumière. Les paysages plus libres, aux magnifiques perspectives, occupant le fonds et les parties

8. E. PANOFSKY, Les Primitifs flamands, Paris, Hazan, 1992, p. 340 et suiv.

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Hubert et Jan van Eyck, L'Adoration de l'Agneau, détail. Rétable de L'Agneau Mystique. Gand, saint Bavon.

LE PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE 67

latérales sont comme l'expression d'une jubilation née de la cer­titude éblouissante du centre, l'Agneau rayonnant de blancheur et d'or sur l'autel vermeil, versant dans le calice, également d'or, le sang de sa blessure. Hubert van Eyck les a situés sur une prai­rie formée d'une succession de carrés évidés en un immense triangle prolongeant sur le plan terrestre les rayons issus d'une gloire céleste (remplacée ultérieurement par la colombe visible désormais) qui viennent effleurer l'herbe et l'illuminer, tissant d'or les arêtes d'une invisible tente elle-même dessinée en un cercle parfait par le bord des robes immaculées des anges. La lu­mière émane de la tête de l'agneau et se diffuse en mille petits rayons jaillissant autour d'elle en forme de croix frappés par les rayons majeurs de la gloire, comme les rayons du soleil frappaient l'aigle d'or au sommet de la tente chez Chrétien de Troyes; la composition s'ordonne verticalement avec trois éléments: la gloire, l'Agneau, la fontaine de Vie octogonale, Dieu, Fils et Esprit, à la façon des polyphonies flamandes à trois voix, en dépit des lois élémentaires de la perspective, encore une fois uti­lisées brillamment pour les paysages purement terrestres des pourtours, mais fidèlement à la pensée symbolique médiévale.

L'autre paysage des aventures de Perceval est celui qui enser­re l'épisode dit des trois gouttes de sang sur la neige: Perceval qui ne remplit sa vie que de combats s'immobilise soudain, un jour de Pentecôte, dans un désert enneigé pour rêver toute la matinée sur trois gouttes de sang laissées dans la neige par une oie blessée, trois gouttes qui lui rappellent les f~aîches couleurs de son amie Blanchefleur, si bien qu'il voit le visage aimé en surimpression sur la neige et se met à y penser intensément pen­dant des heures. Les tentes de la suite d'Arthur parti à sa recher­che sont visibles en lisière de forêt. Keu puis Gauvain iront des tentes à Perceval pour l'inviter à rejoindre la cour; l'aspect brus­quement statique de la scène et la fixité du regard de Perceval nous obligent à arrêter le nôtre sur les éléments de la nature, sur

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un paysage; il n'est pas seulement cadre de l'aventure, il en fait partie, puisque celle-ci réside dans le fait de le contempler lon­guement 9

:

L'effet pictural est assuré par le contraste du rouge et du blanc; la verticalité de la lance piquée dans la neige et de la sil-

Et Percevaus par la matinée Fu levez si con il soloit, Que querre et ancontrer voloit A vanture et chevalerie,

Et vint droit vers la praerie, Qui fu gelee et annegiee, Ou l'oz 10 roi estoit logee. Mais ainz que il venist as tentes,

Voloit une rote de gentes

Que la nois avoit esbloïes. Veües les a et oïes, Qu'eles s'en aloient bruiant Por un faucon qui va volant Aprés eles de grant randon, Et vint ataignent abandon Une fors des autres sevree,

Si ra [si] ferue et matee Que contre terre l'abati. Mais trop par fu main, si parti,

Qu'i[l] ne s'i vost lïer ne joindre.

Perce val, au petit jour, s'était levé comme à son habitude, car il était en quête et en attente d'aventures et d'exploits chevale­resques. Il vint droit à la prairie gelée et enneigée où campait l'armée du roi. Mais avant qu'il n'arrive aux ten­tes, voici venir un vol groupé d'oies sauvages que la neige avait éblouies. Il les a vues et entendues, elles fuyaient à grand bruit devant un faucon qui fondait sur elles d'un seul trait. Il atteignit à toute vitesse l'une d'elles, qui s'était détachée des autres. Il l'a heurtée et frappée si fort qu'il l'a abattue au sol. Mais il était trop matin, et il repar­tit sans plus daigner se joindre ni s'attacher à elle.

9. CHRÉTIEN DE TROYES, Le Conte du Graal ou le Roman de Perce­val, op. cit., p. 1064-1065. vers 4098 à 4146.

LE PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE 69

Et Percevaus commance a poindre La ou il ot veü 10 vol. La gente fu navree el col, Si saigna .III. goutes de sanc Qui espandirent sor 10 blanc, Si senbla naturel color. La gente n'a mal ne dolor

Qui contre terre la tenist Tant que cil a tanz i venist Qu'ele s'en fu avant volee. Qant Percevaus vit defolee

La noif sor coi la gente jut Et 10 sanc qui entor parut, Si s'apoia desus sa lance Por esgarder cele senblance. Et li sanz et la nois ensanble La fresche color li resanble

Qui est en la face s'amie, Et panse tant que toz s'oblie,

Q'autresin estoit en son vis Li vermauz sot 10 blanc asis

Con ces. III. gotes de sanc furent

Qui sor la blanche noif parurent. En l' esgarder que il faisoit Li est avis, tant li plaissoit

Qu'il veïst la color novele

De s'amie qui tant est bele. Percevaus sor les goutes muse, Tote la matinee i use ...

Perce val cependant pique des deux, dans la direction où il avait vu le vol. L'oie était blessée au col. Elle saigna trois gouttes de sang, qui se répandirent sur le blanc. On eut dit une couleur naturelle. L'oie n'avait pas tant de douleur ni de mal qu'il lui fallut rester à terre. Le temps qu'il y soit parvenu, elle s'était déjà envolée. Quand Perceval vit la neige qui était foulée, là où s'était couchée l'oie, et le sang qui apparaissait autour, il s'appuya dessus sa lance pour regarder cette semblance. Car le sang et la neige ensemble sont à la ressemblance de la cou­leur fraîche qui est au visage de son amie. Tout à cette pensée, il s'en oublie lui-même. Pareille était sur son visage cette touche de vermeil, disposée sur le blanc, à ce qu'étaient ces trois gouttes de sang, apparues sur la neige blanche. Il n'était plus que regard. Il lui apparaissait, tant il y prenait plaisir, que ce qu'il voyait, c'était la cou­leur toute nouvelle du visage de son amie, si belle. Sur les gouttes rêve Perceval tandis que passe l'aube.

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70 Françoise FERRAND

houette du chevalier dessine un angle droit par rapport aux gout­tes sur le sol et les allées et venues de Keu et de Gauvain tracent les diagonales et dessinent déjà un effet de perspective comme dans les tableaux les mieux composés de paysages avec person­nages, tandis que les trois gouttes de sang, au centre, inscrivent sur la neige, un jour de Pentecôte, en dépit de la vraisemblance climatique, le symbolisme de la Trinité et de la Rédemption. Quelle que soit la lisibilité de ces signes pour le lecteur, ce n'est pas ce que voit Perceval: il voit, lui, le visage de son amie, au "vermeil sur le blanc assis, comme ces gouttes de sanc furent". Gauvain respecte sa longue rêverie, car il comprend que Perce­val ne voit plus le réel, pas plus qu'il ne déchiffre les signes offerts de façon évidente mais vit une expérience purement subjective, à laquelle personne ne peut avoir part. II voit, au-delà de ce que tous peuvent voir, ce qu'il met, lui, dans le paysage, à partir d'une expérience quasi proustienne, et qui n'appartient qu'à lui, à son souvenir. Tout en construisant un paysage appa­remment symbolique, Chrétien y ajoute donc l'expérience per­sonnelle du héros devenu spectateur de la scène. Bien sûr, seul Perceval peut être ému aussi intensément par ce spectacle qui ne touche ni Keu ni Gauvain. Ce qui revient à dire, ce qui est en soi révolutionnaire, que personne ne regarde un paysage de la même façon. Dès lors, le symbole, même encore présent, a perdu, dans la représentation, sa fonction d'autorité.

Le champ est libre pour l'invention du troisième paysage, celui qui est vu, cette fois, par Gauvain. Certes, d'autres lieux ont été décrits par Chrétien lors des différentes quêtes des héros, forêts, rivières, passages entre des monts. A la fin du roman, il propose une dernière peinture: il s'agit d'un paysage admiré par le héros, pour le seul plaisir: lorsque Gauvain a enfin triomphé des épreuves du château de la Roche Sanguin, il est invité par ses hôtes à découvrir le spectacle offert par les environs; pour cela, il monte un escalier en colimaçon, du haut duquel, à travers les hautes verrières, il aperçoit un paysage dont les formes,

LE PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE 71

l'opulence, exercent sur lui leur pouvoir de séduction 10. II sou­haite s'y promener et se divertir en y chassant:

Nous ne sommes plus, ici, dans le domaine du symbolisme mais dans celui du seul plaisir de ]' œil, invitant à une autre jouis-

Or a talant que veoir aille

Les estres qui en la tor sont. Entre lui et son oste i vont,

Si s'en montent par une viz

Encoste do palais vostiz, Tant que vinrent enson la tor Et virent 10 païs d'antor Plus bel que l'en ne porroit dire.

Mes sire Gauvains molt remire Les rivieres, les terres plaines

Et les forez de bestes plaines. S'en a son oste regardé Et si li dist : "Ostes, par Dé, Ci me plaist molt a converser

Por aler chacier et berser En ces forez ci devant nos ... "

Il éprouve maintenant l'envie d'aller voir les aîtres de la tour. Il s'y rend en compagnie de son hôte. Tous deux montent par un colima-

çon attenant à la grande salle voûtée. Parvenus au sommet de la tour, ils virent le pays d'alentour, qui était plus beau qu'on ne saurait dire .. Monseigneur Gauvain admire ces eaux courantes, ces larges plai-nes, ces forêts giboyeuses. Il s'est retourné vers son hôte et il lui a dit: "Par Dieu, mon hôte, quel plaisir à mes yeux d'habiter

ici pour aller chasser et tirer dans ces forêts, là, devant nous !..."

sance, celle du corps. Gauvain, le plus brillant mais aussi le plus mondain des chevaliers n'est pas destiné aux révélations spiri­tuelles; il est, en cela, le contrepoint de Perceval, comme ce pay­sage sert de contrepoint à celui de la demoiselle sous la tente et à celui des trois gouttes de sang sur la neige, de même que les

10. Ibidem, p.ll7S, v. 7914 à 7929.

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72 Françoise FERRAND

paysages avec perspective peints par les peintres flamands et les enlumineurs, visibles d'une galerie à l'italienne et, plus rarement d'une fenêtre aux vitres transparentes, dans leur noblesse, sont là pour rehausser la représentation, non pour en figurer le sens. Ce­pendant, si, dans ces descriptions, dans ces tableaux, notre re­gard se porte sur la beauté de la nature, c'est dans le souvenir des paysages symboliques célébrant implicitement l'harmonie de la création et la splendeur de Dieu et inventant le beau idéal. Le spectacle offert au regard hédoniste de Gauvain n'est pas seule­ment, pour nous lecteurs, ce qu ' il est pour lui, une prometteuse terre de chasse, il témoigne de la beauté de la création.

Chrétien de Troyes a donc inventé le paysage dans la mesure où il a inventé le regard du spectateur, celui qui est dans la scène et celui du lecteur qui voit un paysage avec spectateur.

Le regard que Gauvain porte sur le spectacle du monde qui s'offre à lui ne laisse pas de nous faire penser au magnifique tableau de Saint Luc dessinant la Vierge de Rogier van der Wey­den. Que regardent-ils, ces personnages que nous voyons de dos, accoudés aux créneaux, devant la galerie où St Luc est en train de dessiner le visage de la Vierge? Non une terre de chasse offer­te au plaisir féodal mais un somptueux paysage où la richesse le dispute à la beauté. Un large fleuve coule sous leurs yeux entre des rives florissantes; ils aperçoivent peut-être leur demeure sur la rive, à gauche. Que se disent-ils? Ils estiment peut-être la charge du navire que l'on voit à l'horizon et qui est l'un des leurs. Si, pourtant, nous leur prêtons plutôt un émerveillement louangeur devant ce paysage, c'est peut-être que derrière eux, la main de St Luc dessine le visage de la Vierge et que notre œil, qui voit l'en­semble simultanémént, unit l'affirmation théologique du dessin (dessein) à la représentation picturale d'un lieu terrestre idéal, unit la promesse de fécondité à celle du paysage, sous le regard du cou­ple qui est peut être commanditaire de l' œuvre en main de naître.

Une autre possibilité offerte à l'imaginaire littéraire pour se libérer des contraintes du symbolisme est, paradoxalement, au

LE PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE 73

Rogier VAN DER WEYDEN: St Luc dessinant le portrait de la Vierge, détail, Groeninge museum, Bruges (Copie).

Une autre possibilité offerte à l'imaginaire littéraire pour se libérer des contraintes du symbolisme est, paradoxalement, au premier abord, le développement, dans le courant du XlIIème

siècle, de l'allégorie. Les songes, les visions, les voyages iniati­ques vont se multipliant dans les romans en prose et font inter­venir des paysages dont la signification est donnée après leur description par le narrateur. Ainsi, dans la Queste dei Saint Graal, on passe aisément d'un paysage réel: "Et, vers le soir, ils aperçurent entre deux rochers, sur une montagne, une chapelle antique, tout effondrée ... . " à un songe allégorique: ainsi Gauvain rêva et "se vit dans une prairie pleine d'herbe verte et de fleurs,

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74 Françoise FERRAND

lité, les taureaux, les compagnons de la Table Ronde Il. Créant des visions, l'imaginaire va ainsi se libérer dans l'invention de paysages nouveaux: il suffit d'ôter le placage du commentaire allégorique: seule subsiste la représentation de l'espace naturel.

Vu le plus souvent par le héros, le paysage, dans l'univers des premiers romans médiévaux, s'il est l'héritier du paysage idéal des Anciens, prend d'abord appui sur la représentation symboli­que, pour être traversé par une conscience individuelle avant que la quête de la présence dans l'ordre et 1 'harmonie des formes na­turelles ne laisse place aux songes et aux visions de l'étonnant, de l'insolite et du terrifiant.

11. La Queste dei Saint Graal, roman des XII et XIII' siècles, éd. A. Pauphilet, Paris, Champion, 1980, pp. 148-149.

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS DANS CINQ LANGUES EUROPÉENNES

par Catherine Franceschi

Il est courant d'ordonner l'apparition de mots européens équivalents à paysage de la manière suivante: le néerlandais landschap (fin XVème), l'allemand landschaft, l'anglais lands­cape, enfin le français paysage, puis ses dérivés italien et espag­nol paesaggio et paisaje; chacun de ces termes étant entendu dans le champ de la représentation. Cette liste ne retient pas l'emploi attesté de paese dans le champ de la représentation, ni l'usage préalable du mot landschaft dans le sens de "pays, con­trée" 1. Ce constat appelle une reprise du travail sur ces mots 2,

dont l'abord se fera à partir des deux questions suivantes: depuis quand les mots paysage et équivalents existent-ils dans leur langue respective? Depuis quand sont-ils présents dans le champ de la représentation?

y répondre suppose d'ouvrir un grand nombre de dictionnai­res: ceux d'aujourd'hui pour la datation des occurrences qu'ils indiquent; ceux d'hier, parmi les premiers imprimés aux XVlème et XVIFme siècles, et particulièrement les dictionnaires bilingues

1. Signalé dans G. ROUGERIE et N. BEROUTCHACHVILI, Géosystèmes et paysages. Bilan et méthodes, Paris, A. Colin, 1991.

2. On trouvera ici un état provisoire (en date de septembre 96) de ce travail, en cours de réalisation dans le cadre d'une thèse à l'EHESS, sous la direction d'Augustin Berque, sur le thème: "La notion de paysage en Europe, de ses origines à nos jours".

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76 Catherine FRANCESCHI

et plurilingues qui resituent les mots dans les langues de chaque époque, enregistrent les sens les plus couramment admis et trans­mettent leur transposition d'une langue à une autre. L'accès à ces derniers est facilité par les bibliographies de dictionnaires exis­tantes et l'extraordinaire richesse du fonds de la Bibliothèque Nationale de Paris, à cet égard. C'est en effet à partir des ouvra­ges disponibles en ce lieu que cette enquête s'ébauche 3. Ce qui suit présente un état des lieux provisoire que des travaux ultéri­eurs complèteront.

La situation des mots de six langues - français, allemand, néerlandais, anglais, italien, espagnol - sera tout d'abord préci­sée, puis résumée sous la forme de séries chronologiques provi­soires. Mais la consultation simultanée des dictionnaires unilin­gues et plurilingues permet d'aller un peu plus loin. En effet, elle met en évidence le regard des langues entre elles, sous lequel les sens des mots se définissent et se fixent par analogie, différence, comparaison, selon les cas. Hors de toute attente, cette circula­tion des mots entre les langues donne accès à des images effecti­vement nommées paysage. II en sera fait état, en instaurant un dialogue entre le français, l'italien et l'anglais. Cette trouvaille - car c'est ainsi qu'elle s'est présentée - conduit à réinterroger la formation du mot paysage lui-même, lors de la rencontre de pays et du suffixe -age. Conclure sera ouvrir sur les questions que posent les résultats obtenus.

Mot à Mot dans six langues européennes 4

Aux deux questions posées initialement, les dictionnaires

3. La liste des dictionnaires consultés est reportée en bibliographie, et leur présentation limitée au minimum nécessaire pour s'y référer.

4. L'évolution de l'orthographe des mots conduit à adopter l'ortho­graphe de l'occurrence lorsque c'est d'elle dont il s'agit, et l'orthographe

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 77

d'hier et d'aujourd'hui commencent à répondre par une ou deux dates, selon que la première occurrence connue du mot est celle ou non de sa première mention dans un dictionnaire. Ce regard sur les langues des XVèm, XVFmc, de XVIFme siècles met également au jour l'utilisation de mots équivalents à paysage aujourd'hui inusité, tels les deux mots anglais landskip et paisage, ou l'emploi du mot espagnol pais dans le champ de la représenta­tion. Enfin, l'approche comparative entre plusieurs langues met en évidence des différences d'apparition des mots selon les langues. II est possible de distinguer deux cas principaux: les langues où les mots existent depuis longtemps, reçoivent des équivalents latins et sont employés ultérieurement dans le champ de la représentation par extension de sens (cas des mots allemand, néerlandais et italien: landschaft, landschap et paese); les lan­gues où les mots n'ont pas d'équivalents latins, et apparaissent dans le courant du XVFmc siècle (cas de paysage et de ses dérivés italien et espagnol paesaggio et paisaje). L'histoire des mots de la langue anglaise (landskip, paisage, landscape) est intermédiai­re entre ces deux groupes en lien avec l'histoire de la langue elle-même 5.

Paysage en français

Les dictionnaires latin-français sont formels: le mot paysage n'a pas d'équivalent latin, tandis que le mot pais ou pays traduit les termes orbis, regio, tractus, natio, patria, terra. (R. Estienne, 1539). Le terme latin pagus, quant à lui, est traduit par village

actuelle lorsqu'il s'agit du mot, en général. Dans tous les cas, l'italique est employé pour parler du mot.

5. Il ne sera pas fait état dans cet article de l'histoire des langues, ni de J'histoire des dictionnaires, mais leur influence sur la connaissance des occurrences des mots, acquise à ce jour, ne doit pas être oubliée.

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78 Catherine FRANCESCHI

(R. Est., 1531), puis village, bourg (Nicot, 1621). Paysage se pré­sente donc comme un mot nouveau dans la langue. Cela a été souligné par de nombreux auteurs, dont 1. Martinet, dans un article sur l'étymologie et les sens du mot paysage 6. Ce mot est mentionné pour la première fois en 1549, dans le dictionnaire de Robert Estienne, l'un des premiers à inverser la présentation des mots. Le premier est en fait l'édition de 1539, où R. Estienne commence par inverser les mots de ses dictionnaires précédents (latin-français), sans introduire de mots nouveaux. Dans cette édition de 1539, l'absence du mot paysage confirme le fait qu'il ne correspond à rien en langue latine. Ceci ne signifie pas pour autant qu'il n'avait pas déjà été inventé. Ceci signifie seulement que paysage est un mot de la langue dite "vulgaire". Dix ans plus tard, son usage est suffisamment répandu pour que R. Estienne estime nécessaire d'en faire état. Il l'enregistre dans l'édition de 1549, sous la forme paisage, à la suite de la longue liste d'exem­ples d'emploi du mot païs ou pays, en le définissant de la ma­nière suivante:

PA/SAGE, mot commun entre les painctres 7.

Cette définition sera reprise in extenso dans les dictionnaires postérieurs (Nicot, 1606, 1614, 1625). Elle sera précisée par Richelet en 1680, et modifiée par Furetière en 1690, soit à la fin du XVIFnoc seulement. Richelet enregistre des différences de pro­nonciation, avant de le définir exclusivement et explicitement dans le champ de la représentation:

Paisage, s. m. Les peintres prononcent pésage, mais ceux qui

6. 1. MARTINET. "Paysage: signifiant et signifié", in Lire le paysage, lire les paysages, St Étienne, CIEREC, 1983, p. 66.

7. Cette définition est reprise avec exactitude dans le Trésor de la Langue Française, mais interprétée dans la plupart du autres dictionnaires.

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 79

ne sont pas peintres prononcent péisage. C'est un tableau qui représente quelque campagne. [Un beau païsage. Aimer les païsages 1 (1680).

Peu de temps après, le dictionnaire de Furetière enregistre cl' autres sens du mot dans le registre de l'aspect et de la percep­tion, en mettant au second plan sa définition dans le champ de la représentation, ce qui introduit une ambiguïté relative à l'appari­tion du mot dans ce champ-là:

PAISAGE. s. In. Aspect d'un pays, le territoire qui s'étend jus­qu'où la veuë peut porter. Les bois, les collines et les rivières font les beaux païsages.

Païsage, se dit aussi des tableaux où sont représentées quelques veuës de maisons, ou de campagnes. Les veuës des Maisons Royales sont peintes en paLmges à Fontainebleau et ailleurs (1690).

Que disent les occurrences à cet égard?

1493 est la date de la première occurrence textuelle signalée clans un dictionnaire: le Dictionnaire étymologique et historique, Larousse, 1971 :

Paysage 1493, Molinet, ''Tableau représentant un pays".

Les 50 ans qui séparent cette occurrence de la définition de R. Estienne lui confèrent une importance d'autant plus grande qu'elle situe sans ambiguïté l'introduction de ce mot dans le champ de la représentation. Il importe donc de la retrouver dans le texte de cet auteur, dont le seul connu à cette époque est Jean Molinet, poète et chroniqueur de la Maison de Bourgogne, puis hibliothécaire de Marguerite d'Autriche. Mais les recherches effectuées à ce jour sont infructueuses: une lecture attentive de

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80 Catherine FRANCESCHI

ses œuvres écrites en 1493 et autour de cette date 8 n'a pas permis de repérer un seul emploi du mot paysage; de même, les sources utilisées pour la constitution de ce dictionnaire ne permettent pas de la retrouver, ni même les bases de données textuelles et biblio­graphiques Frantext et Motet 9

• Cette occurrence est une énigme. En attendant de la résoudre, les résultats convergent pour la laisser de côté (sans pour autant l'oublier), et continuer le travail à partir des attestations confirmées du mot. Dès lors, la première occurrence connue de paysage est celle du dictionnaire de Robert Estienne. L'introduit-elle dans le champ de la représentation?

1549, "Paisage, mot commun entre les painctres". Cette défi­nition indique clairement le milieu où ce mot est couramment utilisé: celui des peintres. En l'absence d'occurrence textuelle antérieure confirmée, l'hypothèse de son invention dans la lan­gue parlée entre les peintres peut être posée. Elle s'accorde avec le fait que R. Estienne (1503-1559), imprimeur du roi très lié à la

8. Ouvrages de Jean MOLINET consultés: Chroniques (1474 - 1506) de Jehan Molinet, rééditées par G. Doutrepont, et O. Jodogne, Bruxelles, Palais des Académies, 1935-1937, 3 vol.; Recollection des merveilles avenues en nostre temps, commencée par le très élégant orateur messire Georges Chastellain et continuée jusques cl présent par maîstre Jehan Molinet, imprimé par Guillaume Vorsterman, Anvers. Ino-4° [BN: Rés. Ye 251]; Les Faicts et Dicts de Jean Molinet (1464-1506), publié par N. Dupire, 3 vol. [BN: m. 10546(128)]; Le roman de la Rose, de Jean Mo­linet, Lyon 1503, Paris 1521; Jean Molinet, la vie, les œuvres, N. Dupire, Paris, 1932, p. 202-288, avec une étude du vocabulaire de l'auteur [BN: microfiche 4-LN 27-64645]. Molinet a écrit d'autres ouvrages non con­sultés à ce jour, car non datés, ou à une date distante de celle de 1493.

9. Je remercie Mme Annie Becquer, Responsable des prestations extérieures de l'I.N.L.F. (CNRS, Nancy) pour avoir consulté ces bases de données, ainsi que Des matériaux pour l'histoire du vocabulaire français (Quemada). Les résultats confirment les données recueillies par Marie­Dominique Legrand, notanment auprès de spécialistes de Jean Molinet pour qui un emploi du mot paysage est à ce jour inconnu.

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 81

cour, a suffisamment entendu le mot paisage pour le retenir dans son dictionnaire. Ceci va dans le sens d'une présence première du mot dans le champ de la représentation, pour en désigner une certaine forme. La levée de l'énigme de 1493 abonderait dans ce sens. Cependant, en 1549, l'expression peu explicite de "mot commun" introduit à la marge une zone de flou.

1551, date de l'occurrence suivante, permet de lever ce doute. Il s'agit d'une traduction des dialogues de Speron Sperone, de l'italien en français par C. Gruget 10. Dans le courant de ce dialo­gue, où deux amants s'en remettent aux conseils d'une tierce per­sonne, le mot païsage (avec cette orthographe), se présente ainsi:

"Votre raison a grande similitude avec ces paintures, que nous apelons vulgairement païsages, par lesquelz on voit chemyner de petites figures, qui semblent être d'hommes, mais si elles sont subtilement considérées l'on n'y trouve partie aucune res­semblant à membres d'homme".

Il désigne explicitement certaines formes de représentations, caractérisées par l'amenuisement des figures. En se référant au texte original italien de 1542, le seul mot païsage suffit à tradui­re l'expression "lontani: ove sono paesi" Il, c'est-à-dire littérale­ment "les lointains: où sont des pays". Tout d'abord, le texte ita­lien informe sur l'usage du mot lontani pour désigner des pein­tures. Traduit en français, le mot païsage est ici explicitement

10. C. GRUGET, Les dialogues de Messire Speron Sperone. Italien, mis en vulgaire françoys, Paris, 1551, p. 29 [BNF: microfilm, M 3435]. La première édition italienne date de 1542: 1 dialogi di messer Speron Sperone, ln Vinegia, 1542 [BNF: Z-16925]. Ces dialogues ont connu un grand succès ce dont témoigne leur traduction en français.

Il. "Questa nostra ragione é si mile molto aIle dipinture, lequali noi vulgarmente appelliamo lontani : ove sono paesi, per liquali si vedono ca­minare ... ", ibid., p. 22.

6

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82 Catherine FRANCESCHI

associé aux lointains. Mais de quels lointains s'agit-il? les loin­tains spatiaux où se succèdent les pays jusqu'à la ligne d'horizon désormais bien présente dans les peintures? les lointains d'au­delà de l'horizon "où sont des pays" récemment découverts? les lointains temporels fabulés par la redécouverte d'éléments de l'ancien monde de l'Antiquité. Lointains horizons et horizons fa­buleux 12? fabulation de ces pays lointains? Fabrication d'images à partir des récits qui les content 13. Loin d'épuiser la richesse de cette occurence, elle suggère déjà une hypothèse: celle où les formes de représentations désignées par le mot paisage seraient une des expressions de la découverte du nouveau monde, ou plu­tôt de mondes nouveaux.

Les occurrences ultérieures du mot signalées dans les diction­naires actuels sont interprétées dans le sens de "pays" ou "coin de pays" (Beaugué, 1556 14); puis dans celui d' "étendue de pays que le regard embrasse" (Garnier, 1573 15). Cependant, sept années se sont déjà écoulées entre 1549 et 1556, et bien davantage au re­gard de l'usage préalable du mot dans la langue parlée entre les peintres. Les premières occurrences du mot paisage tendent donc à situer sa formation dans le champ de la représentation, pour

12. Expression employé en écho au titre de l'ouvrage de M. COLLOT, L'horizonfabuleux, Paris, José Corti, 1988.

13. Pour une description de ce processus et plus largement, voir E.H. GOMBRICH, "La théorie artistique de la Renaissance et l'essor du pay­sage" in L'écologie des images, Paris, Flammarion, 1983, p. 30 (Londres, 1966).

14. "Cinq cens chevaux qu'ils pouvaient estre d'Anglois en Escosse osoyent entreprendre de découvrir jour et nuict jusqu'aux portes d'Edim­bourg, tenant en subjection tout le paysage des environs", Jean de BEAU­GUÉ, Histoire de la guerre d'Ecosse, Paris, 1556. Livre 1, Ch. IV. [BN: Ll031-12].

15. "Mais paisible, il joui st d'un air tousjours serain/ D'un paisage iné­gal, qu'il découvre loingtain", C. GARNIER, Hippolyte, p. 30, v. 1224 [BN: microfilm M-1499]. À noter: l'orthographe paisage de cette occurrence.

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 83

désigner des images. Ceci n'est pas le cas des trois mots allemand, néerlandais et italien, qui ont des équivalents latins.

Landschaft

Contrairement à paysage, landschaft existe depuis longtemps dans la langue allemande avec des orthographes diverses selon les lieux et les époques: lantscaf, lantschaft, landtschaft, land­schafft, et landschaft. Les plus anciennes occurrences connues de landschaft ont été trouvées dans des gloses latines de la fin du VIIIème siècle pour traduire les termes patria, provincia, ou regio (Deutches Rechtsworterbuch, Weimar, 1987 16). À la fin du XYlème siècle, les équivalents latins de landschaft sont regio, eparchia, terra, parfois tractus, us (au pluriel), ainsi que continens, et pro­vincia (Dasypodius, 1586). À titre indicatif, le latin pagus, est traduit en allemand par ein dorff, un village (Nicot, 1621).

Au début du XVpme siècle, le mot est également utilisé pour désigner le landschaft représenté. La plus ancienne attestation enregistrée par un dictionnaire date de 1518 (Grimm, 1987). Le mot est employé dans un contrat passé entre le cloître Sainte Madeleine de Bâle et le peintre Hans Herbst, pour la réalisation d'une œuvre d'autel 17. Deux ans plus tard, en 1521, l'occurrence souvent citée de Dürer qualifiant Joachim Patinir de "bon paysa-

16. Je remercie Claudius Sieber-Liehman, historien médiéviste à Bâle de m'avoir indiqué ce dictionnaire et cette occurrence et Sieghild Bogu­mil, qui a exposé l'étymologie du mot dans le cadre du séminaire de

M. Collot. 17. Hans Herbst (Strasbourg, 1468 - Bâle? 1550) fut inscrit à la guil­

de de Bâle en 1492. Il ne reste plus aucune œuvre de lui, mais Hans Hol­bein, le jeune, a peint son portrait en 1516. Le contrat précise la manière dont le landschafft doit être peint selon les parties du retable. Il est publié dans la revue allemande: Anzeigur für Kunde der teutschen Vorzeit, 1866, tome 13, pp. 272-273.

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84 Catherine FRANCESCHI

giste" (der gute Landschaftsmaler) confirme l'usage courant du mot 18. Mais les premières occurrences connues à ce jour datent de 1508, une fois encore grâce à la plume de Dürer, dans une lettre adressée par lui à Jacob HelIer, le commanditaire du retable qu'il est en train de réaliser 19. À la différence de la langue françai­se, c'est donc par extension de sens que le mot landschafft entre dans le champ de la représentation, et non par invention d'un mot nouveau. Cette extension de sens n'est pas enregistrée par les dictionnaires bilingues et trilingues du Xypme siècle consultés à ce jour (Hulsius, Nicot, Pergamini, Stoer), mais il est raisonna­ble de la situer dans le dernier quart du Xyèmc siècle, au moins.

Landschap

Landschap, landtschap ou lantschap est issu du moyen-néer­landais lantscap, et des formes antérieures du vieux bas-fran­cique lantscap et du vieux saxon landskepi, (Yan dale, XXème). À la fin du Xyème siècle, le Vocabularius Copiosus Latin-Theu­tonique édité à Louvain en 1481-83 attribue à lantscap trois équ­ivalents latins: provincia, territorius, et clima. Ce dernier se pré­sente de la manière suivante:

Clima, -atis: Een deel van eerbande lantscape.

Cette équivalence de termes réfère explicitement la notion de lantscap aux théories des climats discutées et reconsidérées à la

18. Op. cit., note 13; A. ROGER, "Le paysage occidental" in Le débat n° 65, Paris, Gallimard, 1991, p. 20.

19. Cette occurrence est signalée par W.S. GmsoN, Mirror of the earth. The world landscape in sixteenth century flemish painting, Prin­ceton, University Press, 1989. Les lettres de Dürer sont publiées par Hans RUPPRICH, Dürer, schriftlicher Nachlass, Berlin, 1956.

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 85

Renaissance à partir des écrits d'auteurs anciens dont Hippocra­te, Aristote, Ptolémée 20. Près d'un siècle plus tard, les équiva­lents latins de lantschap sont regio, terra, orbis, diocesis et clima (Tetraglotton, 1562). L'association de lantschap à clima est donc encore présente, et traduite en français de la manière suivante:

Clima, climatis n. g. en français: Climat, Région, Traict de pais, autant que s'étend la veue de l'homme en rond. en néerlandais: Len Lantschap / Len contreye so wnt aIs de meusch int ront ghesien fan.

Sans épuiser ici le sens de cette définition quelques remar­ques sont néanmoins nécessaires: tout d'abord en creux, la non traduction de clima par paysage, ce dernier terme étant d'ailleurs absent de ce dictionnaire; ensuite, la place centrale octroyée à la vue de l'homme, et donc à l'homme lui-même; enfin, le mouve­ment "en rond" de l'homme dessinant l'étendue circulaire d'une figure aux limites irrégulières définies par la portée de sa vue 21.

À la fin du Xypme siècle, et par l'intermédiaire du latin clima, lantschap en flamand est donc cette étendue vue dans toutes les directions, depuis un centre déterminé par le regard de l'homme 22.

Cette définition préfigure la res cogitans face à la res extensa de

20. Voir à ce propos, G. AUJAC, Claude Ptolémée, astronome, astrol­ogue, géographe. Connaissance et représentation du monde habité, Paris, CTHS, 1993; F. LESTRINGANT, Ecrire le monde à la Renaissance, Caen, Paradigme, 1993, p. 255-275; I.F. STASZAK, La géographie d'avant la géographie. Le climat chez Aristote et Hippocrate, L'Harmattan, 1995.

21. Notons que ['auteur n'emploie pas le mot horizon pour désigner les limites de la vue. Ce mot est d'ailleurs absent de ce dictionnaire.

22. Ce n'est qu'à la fin du XVII''''' siècle, que le mot français paysage est défini de manière proche, mais non similaire: "Aspect d'un pays, le territoire qui s'estend jusqu'où la vue peut porter" (Furetière, 1690); "Etendue de pais que ['on voit d'un seul aspect" (Académie, 1694).

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86 Catherine FRANCESCHI

D~scartes. Elle évoque aussi cette "chose" déjà représentée de­pUIS plus d'un siècle et demi en Flandres (Van Eyck, entre autres), et dénommée landscap au tournant du XVèmc siècle au moins. Les dictionnaires n'ont pas enregistré cette extension de sens du mot dans le champ de la représentation. Mais elle est attestée dans des contrats passés entre peintres et commanditai­res., L'un d'entre eux.~ été retrouvé dans les pages d'un ouvrage date de 1490, et pubhe dans un article relatif à la construction et à l'intérieur de l'église de Saint-Bavon à Haarlem. Le contrat dé­crit les scènes de la vie de Jésus à peindre, dont certaines doivent l'être dans un landscap 2J. D'autres contrats de ce type dorment sans doute dans les archives des villes flamandes et hollandaises. Mais ~e ~ui co~pte. ici est le mouvement qui conduit du lantscap (provlllcla, temtonus, clima) au landscap représenté, jusqu'à lantschap entendu comme "traict de pais autant que s'étend la veue de l'homme en rond". Le sens de ce mot évolue donc du registre d'~ne réalité territoriale, au registre de la représentation, vers le regIstre de ce qui se nomme aujourd'hui perception.

.. Dans l,es dict~onnaires bilingues consultés, le mot français pmsage n apparmt que quelques années plus tard. Il est traduit par lando~we 24, signifiant "un pais de pasturage" (Thesaurus, 1573), pUIS comme équivalent de landtschap, "Païs, Contrée Région ou Terre" (Meurier, 1584; Mellema, 1602). C'est avec I~ renouvellement des dictionnaires flamands - réalisés sur le mo­dèle des dictionnaires français - que païsage est traduit dans le sens ~'u~e. représe,ntation de pays, tandis que landtschap est enregIstre sImultanement dans les champs de la représentation et de la perception. Ce décalage d'interprétation met en évidence le regard des langues entre elles par lequel les traits de sens des

. 23. A.W. WEISSMAN, "Gegenens omtrent Bouw en Inrichting va de SI~t Baoke~k te Haarlem" in Oud-Holland, 1915 (t. 33), p. 65-80. Cet artIcle est SIgnalé par W. S. GIBSON, op. cit., note 19.

24. Mot inusité aujourd'hui.

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 87

mots de chacune d'elles se précisent. Les définitions des diction­naires bilingues d'Halma (1708 et 1717), se référant à celles des dictionnaires de Richelet, Pomey, Tachard, et Danet, sont expli-

cites à cet égard:

Du Flamand au Français. le mot landtschap a désormais deux

entrées: LANDTSCHAP: Contrée, province, étenduë de pais. LANDTSCHAP: Paisage, ou représentation de quelque cam-

pagne.

Du Français au Flamand, paisage est tout d'abord défini en français selon la définition de Richelet, puis traduit par deux mots flamands; sa traduction par pais, contrée, disparaît: P AÏSAGE, tableau qui représente quelque campagne: Landts­

chap, een Landstuk.

En résumé, et au point d'avancée du travail, landschap est donc un mot ancien signifant pays, région, province. Il a été utilisé pour désigner la même chose en peinture dans le courant du XVème siècle, sans que les auteurs des dictionnaires estiment nécessaires d'en faire état. Son extension de sens pour désigner l'étendue vue directement par l'homme se fait d'abord par l'intermédiaire du latin clima (1562). Mais les trois traits de sens de ce mot ne seront réellement définis par les dictionnaires qu'au début du XVill

ème

seulement. Encore aujourd'hui, le premier sens du mot est celui qui réfère au pays, à la région, à la contrée.

Paese

La langue italienne dispose de deux mots pour désigner une re­présentation de pays: paese et paesaggio. L'histoire de paese est à rapprocher de celles de landschaft et landschap; celle de paesag­gio de l'histoire du français paysage dont il dérive (cf. ci-dessous).

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88 Catherine FRANCESCI-ll

Paese est un mot de la langue italienne attesté depuis le XIIIème siècle au moins (Cortelazzo, Zolli, 1985). Les dictionnai­res latin-italien de la fin du XYlème l'associent à stata, pravincia, territaria (Marinello, 1562); puis regia, ara (Venuti, 1597); et enfin patria (1612). Il s'agit d'un registre proche, mais non simi­laire, de ceux des mots allemand et flamand. Par contre, son ex­tension de sens dans le champ de la représentation n'apparaît dans un dictionnaire que dans le courant du XVIIIème (Crusca, 1729-1738 25

). Pourtant, l'usage du mot pour désigner le paese représenté est attesté dès les années 1480 à propos du peintre Ucello, dans l'introduction des commentaires de C. Landino re­latifs à la Divine Comédie de Dante. M. Baxandall signale une autre occurrence dans un contrat passé avec le peintre Pinturi­chio, en 1495, pour le palais de S. Maria de 'Fossi', à Perouse 26.

Cet usage est très courant au début du XVpme siècle comme l'at­teste l'occurrence souvent citée de 1521, où Marc Antonio Mi­chiel note la présence de "moite tavolette de paesi" dans l'inven­taire du Cardinal Grimani 27. Il Y a donc un écart de près de deux siècles entre l'usage de paese pour désigner une représentation de pays, et son enregistrement dans ce sens-là par un dictionnai­re. Ce sens est encore usité aujourd'hui, et même préféré à celui de paesaggia jusqu'à la fin du XIXème siècle (Scarabelli, 1878).

25. "Paese per dipintura de paese", 4'"'' édition du Vocabulario degli academici della Crusca. Dans les éditions antérieures de 1612, 1691, 1705, paese n'est pas encore défini dans ce sens-là.

26. "Paolo Uccello bue no componitore et vario: gran maestro d'ani­mali et di paesi : artifisioso negli storci: perche intense bene di prospecti­va", C. LANDINO, "Fiorentini excellenti in Pictura et sculptura" in Com­mento sopra la Comedia di Dante, Florence, 1481, p. 9. Michael BAXAN­DALL, L'œil du quattrocento, Paris, Gallimard, 1985, p. 35.

27. signalé notamment par E.H. GOMBRICH, op. cit., note 13, p. 18. L. MARIN, "Le sublime classique: les "tempêtes" dans quelques paysages de Poussin", in Lire le paysage, lire les paysages, CIEREC, 1983, p. 202.

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 89

En résumé.' landschaft, landschap, paese

À la différence du mot français paysage, les mots allemand, flamand et italien landschajt, landschap, paese ne sont donc pas nouveaux au tournant du XVème et du xvpme siècle. Les équiva­lents latins qu'ils reçoivent tendent à fixer, si ce n'est à figer, leur sens dans le registre du pays, de la contrée, de la région, avec des nuances sensibles selon les langues. Leur sens s'étend pour désigner la même chose en peinture, dans l~ c~urant du XVème siècle. Cela est attesté par les occurrences ltahenne des années 1480, flamande de 1490, et allemande de 1508. Ce fait de langue est donc exactement l'inverse de ce qui s'est produit en langue française. Pour ces trois langues, il y a un écart entre l'usage des mots dans le champ de la représentation, et leur en­registrement par les dictionnaires. Mais ce qu'il importera de comprendre par la suite est moins l'écart en lui-même (puisque la présence d'un mot dans un dictionnaire suppose son usage préalable) que la durée de cet écart. Enfin, l'enquête a permis de mettre au jour l'association du mot néerlandais au latin clima dès la fin du XVèmc siècle. Un siècle plus tard, son interprétation en flamand et en français dans le sens de "trait de païs, autant que s'étend la vue de l'homme en rond" met directement en présence d'un fait essentiel dénommé de nos jours "l'émergence du sujet

moderne".

Cas particulier de Landskip, Paisage, Landscape

La consultation simultanée des dictionnaires anglais et anglais­français d'hier et d'aujourd'hui révèle une situation complexe des mots anglais équivalents à paysage. Tout d'abord, il n'yen a pas un seul mais trois: landskip, paisage et landscape; chacun d'eux a son histoire. Ils n'en ont pas moins un point commun: l'absence d' équi valents latins enregistrés par les dictionnaires du

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90 Catherine FRANCESCHI

XVFme siècle. C'est le mot land qui exprime le sens de mots latins dont le registre est sensiblement différent de celui des autres langues à la même époque: fundus, i," praedium, ji ," praediolum, li, et aussi ager (Baret, 1580), c'est-à-dire respecti­vement "fonds de terre avec habitation", "ferme ou petit domai­ne", et "parcelle de terre sans habitation". Landskip et lands cape ne sont pas pour autant des mots entièrement nouveaux, ce qui n'est pas le cas de paisage, en anglais.

Les dictionnaires étymologiques actuels affilient landskip et landscape au vieux fond lexical anglais landscipe, à l'ancien sa­xon landscepi, pour traduire les mots latins regio, provincia, patria. La forme landscape, pour sa part, est issue du flamand landschap (Oxford, 1989). L'usage des formes land-scipe, et land-sceap dans le sens de tract of countrey, land, region (trait de pays, terre, région) est aujourd'hui attesté dans des manus­crits anciens (Oxford historique, 1973). Mais les dictionnaires des XVFme, XVWme et XVIIIème siècles ne retiennent que la forme en un mot de landskip, puis celle de landscape.

Landskip est présent d'emblée dans le champ de la représen­tation. lIn' est pas enregistré dans le dictionnaire quadrilingue de Baret (1580), mais est introduit dans celui de Cotgrave en 1611 (français-anglais). II traduit et définit le mot français païsage dans le sens d'une représentation picturale:

Païsage: Paisage, Landskip, Countrey-worke; a representation of filds orf the countrey, in painting.

La première occurrence connue de landskip date de 1598. Elle désigne également une représentation (Oxford, 1989). Ce mot est employé jusqu'au XVIIIème siècle, puis disparaît, tandis qu'apparaît la forme landscape, en un mot. Le Oxford actuelle signale encore aujourd'hui comme mot inusité.

Toujours selon le dictionnaire de Oxford, landscape est attesté au début du XVIIème, sous la forme composée land-scape (1603),

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 91

et sous la forme flamande landtschap (1605) pour désigner une représentation. Landscape, en un mot et avec cette orthographe, est attesté en 1725, et ceci dans le champ de la perception (Oxford, 1989, sens 2. a). Les formes composées ne sont pas enregistrées dans les dictionnaires consultés des XVFme, XVWme et XVIIJèn1e siècle, et la forme en un mot n'est présente qu'à partir de 1755 (SamueI 28

). Elle y est déjà référée au néerlandais lands­chape (avec un e) et définie sous les trois traits de sens suivant:

Landscape, n.f. [landschape Dutch.] - A region. The prospect of a countrey. - A picture, representing an extent of space with the various objects in it.

Cet état provisoire des deux mots anglaislandskip et land­scape révèle les traits de sens dominant de chacun d'eux, l'un plutôt du côté de la représentation (landskip J, l'autre plutôt du côté de la perception (land-scape). La forme en un mot land­scape regroupe, quant à elle, les trois sens de région, de vue sur la contrée, et de représentation picturale. Ces tendances respecti­ves, qu'il s'agira d'affiner par la suite, donnent du relief à la transposition du mot français païsage en langue anglaise dans le strict champ de la représentation.

L'anglais paisage, directement emprunté à la langue françai­se, est nécessairement un mot nouveau dans la langue. Sa pre­mière attestation connue est celle du dictionnaire bilingue de Cotgrave, en 1611. II Y est présent au côté de landskip, pour traduire le français païsage. La version de 1632 de ce même dictionnaire confirme, de manière inattendue, la transposition en anglais du français païsage, non seulement dans le champ de la représentation, mais aussi en association à des formes précises:

28. Il est en effet absent des dictionnaires antérieurs: Blount, 1670; Phillips, 1696 et Bailey, 1721.

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92 Catherine FRANCESCHI

Du Français à l'Anglais (1611, 1632) Païsage: Paisage, Landskip, Countrey-worke; a representation of filds orf the countrey, in painting.

De l'Anglais au Français (1632) Landskip worke (in painting): païsage, grotesques 29.

Dans la langue de l'époque, le vocable grotesque, issu de l'italien grotesche, ou grotesca, de grotta (grotte), est le nom donné aux ornements fantasques découverts lors des fouilles de la Maison Dorée (Domus Aurea) de Néron à Rome à la fin du XVèmc. Ces ornements se sont rapidement diffusés dans toute l'Europe de l'Ouest. Cette association de païsage à grotesques transmise par Cotgrave, est reprise quelques années plus tard dans le dictionnaire des quatre langues de Howell en 1659 3°. Elle est par contre absente des dictionnaires unilingues (Blount, 1670; Phillips 1696). Ils n'en retiennent pas moins le mot anglais pai­sage, en le définissant dans le champ de la représentation. C'est donc en référence à des formes précises de représentations que le mot français paisage est associé, puis repris dans la langue an­glaise. Mais avant de traverser la mer, il a franchi les montagnes.

29. "Grotesque: Pictures wherein (as please the Painter) ail kind of odde things are represented without any peculiar sense, or meaning, but onely to feed the eye" (Cotgrave). Traduction littérale: "Tableam: où (au gré des peintres) toutes sortes de choses inégales sont représentées sans aucune signification particulière, ou intention, mais seulement pour repaistre les yeux". La traduction tient compte du sens des mots détini dans le même dictionnaire. Odde signifie impar; impar signifie odde, uneven, unequall, unlike; unlike signifie dissemblable, impar, inégal, absurde (en français).

30. "Landskip work in painting: paisage, grotesques (fr.) ; grotesca, opere grotesche (Italien); obras grotescas (Espagnol)".

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 93

Paesaggio dérivé italien de paysage

"Paesaggio, voce francese", ne manquent pas de préciser les dictionnaires italiens actuels. Il s'agit donc bien d'un vocable dérivé du français paysage, et non l'inverse. Il s'agit donc aussi d'un mot nouveau en langue italienne, sans équivalent latin. Il est tout d'abord présent dans les dictionnaires plurilingues, pour traduire le français paisage (Nicot, 1627), ou les mots anglais landskip et paisage (Howell, 1659-1660). Mais il n'est enre­gistré que tardivement dans les dictionnaires italiens unilingues. Son absence de la 4ème édition de la Crusca, publiée entre 1729 et 1738, est d'autant plus remarquable que le sens de paese et de son diminutif paesetto dans le champ de la représentation y est non seulement enregistré ("paese per dipintura di paese"), mais encore attesté à cette époque par une occurrence de 1584 JI. Par­mi les dictionnaires unilingues consultés, paesaggio n'est enre­gistré qu'à la fin du XIXème siècle, et défini exclusivement en référence au sens pictural de paese 32. Son extension de sens vers l'étendue de pays qui s'offre au regard est récente (Devoto, Oli, 1971). Par contre, le mot existe en italien dès le XVFme siècle!

La première attestation connue de paesaggio est postérieure de quelques années seulement à celle du français paisage (1552).

31. Raffaello BORGHINI, Il riposo, Fiorenza, 1584 [BN: V 23702]. Cette occurrence expose nettement l'emploi du mot paese pour désigner le "fond" du tableau: "La femmina molto vaga, il fauciullo bellissima testa, e dilicate mambra, il paese ben accomodato, ed il colorito non si puè desiderata il migliore".

32. PAESAGGIO (Pitt.) Pa-e-sag-gio. s. m. Voce francese. Pittura rappre­sentante qualche soggetto villereccio, come colli, valli, grotteschi, ecc., e nella quale figure umane sono semplici accessorii. Meglio Paese 0 Pae­setto. (Vocabulario universale della lingua italiana, Scarabelli, 1878). Traduction littérale: "Peintures représentant quelques thèmes de la cam­pagne, comme les collines, les vallées, les grottes, etc ... et où les figures humaines sont de simples accessoires".

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94 Catherine FRANCESCHI

Elle a été mise au jour en 1980, par Gianfranco Fo1ena 33. Il s'agit d'un emploi du mot (et sans doute le premier précise l'auteur) par le peintre Titien dans une lettre, adressée au Prince d'Espa­gne le Il octobre 1552. Il Y fait référence à deux tableaux qu'il lui a fait envoyer: "il paesaggio et il ritratto di Santa Margarita" (le paysage et le portrait de Sainte Marguerite 34). L'importance de cette occurrence, déjà soulignée par Gianfranco Folena, est ici confirmée. Tout d'abord, le mot est explicitement employé dans le champ de la représentation, et ceci manifestement depuis plusieurs années déjà. Ensuite, la formation du mot paesaggio à partir du français paisage d'une part, l'usage attesté de l'un et de l'autre au milieu du XVpmc siècle, leur commun emploi dans le milieu des peintres, et l'utilisation du mot par Titien soulève une question: comment Titien a-t-il eu connaissance de ce mot? Par quelle école de peinture le mot est-il passé du français à l'italien? De quelle école de peinture française vient-il? Avant de considé­rer cette question qui permettra d'avancer sur ce qui a pu être nommé paisage en français, cette occurrence de paesaggio don­ne potentiellement accès à la formation du mot espagnol paisaje. Quel est l'état de la connaissance aujourd'hui sur ce terme?

33. G. FOLENA, "La scrittura di Tiziano e la terrninologia pittorica rinascimentale", in Miscellanea di studi in onore di Vittore Branca, III**­Umanesimo e rinascimento a Firenze e Venezia, Bibliotheca dell' "archi­vum romanicum", Série 1, vol. 180, Firenze, Léo S. Olschki, 1983.

34. La phrase de Titien est: "Et cosi di subito l'ho inviata a lei, con comissione, si no che certe mie altre opere si asciugnano, che riverente­mente in nome mio faccia alcune ambasciate ail' Altezza Vostra, accom­pagnando il Paesaggio et il ritratto di Santa Margarita, mandatovi per avanti per il Signor Ambassador Vargas ... ". Lett. 122 bis, p. 156, citée par Gianfranco Folena, ib., et signalée dans M. CORTELAZZO, P. ZOLLI, Dizionario etimoZogico della Zingua itaZiana , Zanichelli, 1985.

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 95

Paisaje et pais

Paisaje, reprise espagnole du français paysage, est un mot nouveau, de même que le radical pais qui le forme. En effet, ni l'un ni l'autre n'a d'équivalent latin (Lebrija, 1553; Sanchez, 1587). Le terme le plus proche de pais est un terme probable­ment dérivé de la langue arabe, aldea (village, bourg) traduit en latin par artegia (1611) ou pagus (1653). Pagus est également traduit par barrio (quartier, 1653). En fait, d'après le dictionnaire de J. Corominas (1973), la première occurrence connue de pais date de 1597. Elle est tout d'abord entendue dans un sens mi­litaire, puis entre dans le champ de la représentation, par exten­

sion de sens:

"Pais, pintura 0 dibujo que representa cierta extension de terri­

torio" 35.

La première occurrence de paisaje signalée dans un diction­naire unilingue espagnol, date de 1708 (Corominas, 1973). Mais le mot est déjà mentionné en 1627, dans le Thrésor des trois lan­gues de Nicot, pour traduire le français paisage. Cependant, il est absent de la partie de ce dictionnaire où la langue d'entrée est l'espagnol. Entre 1552 (date d'envoi de la lettre du Titien au Prince d'Espagne) et 1627 (date du Thrésor de Nicot), 75 ans se sont écoulés au cours desquels paisaje a été formé en espagnol. De même, entre 1627 (première attestation du mot paisaje dans un dictionnaire) et 1708 (première occurrence signalée par un dictionnaire espagnol unilingue d'aujourd'hui), il y a un blanc de 80 ans qui révèle davantage le peu de connaissance actuelle des emplois de ce mot que tout autre chose. Aujourd'hui, paisaje dé-

35. "PAIS: pays; peinture ou dessin qui représente une certaine

étendue de territoire".

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96 Catherine FRANCESCHI

signe tant "une peinture ou un dessin de pays", que "une portion de territoire considérée sous son aspect artistique" 36.

En résumé,' quatre séries chronologiques provisoires

À ce point du travail, un résumé des résultats déjà acquis sous la forme de séries chronologiques provisoires n'est sans doute pas inutile. Ces séries répondent aux deux questions initiales: quand les mots paysage et équivalents sont-ils apparus dans leurs lan­gues respectives et quand sont-ils présents dans le champ de la représentation? L'usage effectif des mots est nécessairement anté­rieur aux dates des premières occurrences.

Première série,' premières occurrences connues, tous sens confondus

[fm VIIIème - Landschaft; Lantscap : XIIIème _ Paese] 37 ;

1549-Paisage; 1552-Paesaggio; 1597-Pais; 1598-Landskip; 1603 - Land-scape; 1627-Paisaje; l725-Landscape. Énigme: 1493, Paysage.

Deuxième série,' premières occurrences connues dans le champ de la représentation

[1481 - Paese; v. 1490 - Landscap; 1508 - Landschafft] 1549-Paisage; 1552-Paesaggio; 1598-Landskip; 1603-Land­scape; l627-Paisaje; 1755-Landscape. À déterminer: Pais (espagnol). Énigme: 1493, Paysage.

36. "PAISAJE: 1/ Pintura 0 dibujo dei pais; 2/ Porzion dei territorio considerata en su aspetto artistico". (Real Academia, 1947-1956, et Di­cionario general illustrado de la lengua espanola, 1989).

37. Les mots ayant des équivalents latins sont entre crochets.

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 97

Troisième série,' premiers enregistrements des mots dans un dictionnaire, tous sens confondus

[Landschaft, Landtschap, Paese] 1549-Paisage; 1 597-Pais ; 1611-Landskip et Pais age ; 1627-Paesaggio et [paese]; 1 627-Paisaje ; 1755-Landscape.

Quatrième série,' premiers enregistrements dans un diction-naire et dans le champ de la représentation

1549-Paisage; l611-Landskip et Paisage; 1627-Paesaggio et [Paese]; 1627-Paisaje; 1707-[Landtschap]; 1755-Landscape. À déterminer: [Landschaft]; Pais (espagnol).

Ces séries mettent en évidence plusieurs traits significatifs: 1. L'extension de sens, dans le champ de la représentation, des

mots avec équivalents latins est attestée dans les trois langues concernées à la fin du XVème siècle au moins.

2. La langue française est la seule à avoir inventé un mot nouveau pour désigner une certaine forme de représentation: Paisage est le chef de file des mots sans équivalent latin et des mots enregistrés par les dictionnaires dans le sens d'une repré­sentation.

3. L'enregistrement des mots anglais dans les dictionnaires et dans le champ de la représentation est tardive.

4. Il Y a toujours un écart entre l'usage d'un mot et son enregistrement dans un dictionnaire. S'il est important, cela in­forme davantage sur les manques de connaissances actuelles que sur l'absence d'emploi du mot.

De tout cela, il résulte trois situations selon les langues: les langues où un seul et même mot désigne le pays et sa représenta­tion (néerlandais, allemand); les langues où le pays et sa repré­sentation sont désignés par des mots différents (français, anglais); les langues où les deux situations coexistent (italien, espagnol). De plus, l'extension de sens des mots paisage, paesaggio, pai­saje se fait du champ de la représentation vers l'étendue de pays

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98 Catherine FRANCESCHI

qui s'offre au regard, soit l'inverse de l'extension de sens des mots landschap, landschaft, paese.

Ces premiers résultats suggèrent quelques questions: ces différences d'évolution de sens des mots induisent-elles des différences de contenu de la notion qu'ils expriment? Comment se fait-il qu'en français, le sens du mot pais ou pays n'ait pas évolué dans le champ de la représentation, comme ce fut le cas en italien, puis en espagnol? En corollaire, quelle a été la né­cessité d'inventer un mot nouveau en langue française, et non dans les autres langues? À l'inverse, comment se fait-il que le mot paisage ait été si rapidement repris en langue italienne alors qu'il existait déjà vn mot pour désigner des représentations de pays? Paese et paesaggio ont-ils désigné la même chose? Plus généralement, landschaft, landschap, paese ont-ils désigné la même chose que paisage, paesaggio, paisaje?

Interlude

Le trajet suivi ici est celui qui s'origine dans le mot, pour trouver ce qu'il a désigné (son ou ses référents initiaux), et accé­der de la sorte (et à terme) à ce qui a rendu nécessaire son inven­tion ou son extension de sens, selon les cas. Il met en œuvre une hypothèse qui consiste à fonder l'origine de la notion de paysage, en Europe, dans le mot certes (comme le suggèrent les travaux d'Augustin Berque), mais plus fondamentalement dans l'acte de dénomination par lequel une chose (qui a pu être à l'œuvre depuis longtemps) a acquis le statut de paysage au tournant du XVème et du XVJèmc siècle, et pas avant. Les résultats précédents démontrent que cette origine n'est pas univoque. Elle emprunte des voies diverses selon les langues, ce qui donne plus de relief à la spé­cificité de la langue française. L'étape suivante consiste donc à trouver ce pour quoi le mot français a été inventé. Un des moyens pour y parvenir, est d'instaurer des dialogues entre les langues.

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 99

Dialogue: du mot aux images nommées paisage

Les éléments mis en dialogue sont les occurrences connues à ce jour. Toute nouvelle découverte peut confirmer, enrichir, modi­fier les conclusions d'un dialogue, mais le principe reste le même. C'est sous une forme scénique, restituant la circulation des mots au travers de la mobilité des hommes, des paroles, des images, des textes, des idées que l'un d'entre eux sera esquissé: celui entre J'italien, le français, et une note anglaise en final. Il donne accès à des formes de représentations qui ont été nommé paisage entre 1530 et 1549.

Les voix de ce dialogue 1542: " ... dipinture, lequali noi appeliamo vulgarmente lonta­ni: ove sono paesi ... " (Speron Sperone). 1549: "Pais age, mot commun entre les painctres" (R. Est. : première occurrence connue). 1551 : " ... ces paintures, que nous apelons vulgairement paï­sages ... " (trad. de Speron Speroni par G. Gruget). "Paesaggio, voce francese", d'après tous les dictionnaires italiens. 1552: "Il paesaggio et il ritratto di Santa Margarita" (lettre du Titien: première occurrence attestée).

Scène Lieu: en France et en Italie. Milieu: celui des peintres. Temps: avant 1549. Personnage principal: Tiziano VECELLIO, dit en fr. Titien (Pieve di Cadore, v. 1490-Venise, 1576). Sujet: la transformation de paisage en paesaggio. Question: Par quelle école de peinture cette transformation a­t-elle eu lieu?

, 'i

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100 Catherine FRANCESCHI

Arrière scène 1493 : occurrence française mentionnée mais non avérée. 1611 : "Païsage: paisage, landskip, a representation of filds orf the countrey in painting" (Cotgrave, français-anglais). 1632: "Landskip worke in painting: païsage, Grotesques" (Cotgrave, anglais-français).

Ce n' est pas le lieu ici de s'étendre sur les événements histo­riques de ce temps, ni sur la biographie du personnage principal et des autres illustres personnages qu'il a rencontrés, mais celui d'exposer les principaux éléments permettant de répondre à la question de ce dialogue. Ainsi, en visitant Titien dans son atelier à Venise, en l'accompagnant dans les lieux artistiques qu'il a fréquentés, nous rencontrons très vite le poète l'Aretin (Arrezzo, 1492 - Venise, 1556), réfugié à Venise pendant le sac de Rome de 1527; puis l'un de ses amis, le peintre Rosso (Florence, 1494-Paris, 1540). Laissons Titien à Venise, et prenons la route avec Rosso jusqu'à Paris où il arrive en 1530, invité par François 1er pour y décorer sa résidence préférée. Nous voilà donc dans le milieu des peintres réunis à Fontainebleau, milieu où se mêlent les langues italiennes, françaises, puis flamandes 38. Le Rosso importe d'Italie un nouveau style et le déploie à sa manière "mêlant stucs et peintures, et donnant la primauté à l'ornement qui encadre de grands tableaux peints à fresques" (Encyclopae­dia Universalis, 1980). Cet art décoratif associé à des thèmes nouveaux (thèmes mythologiques) était juqu'alors inconnu des yeux des Français. Développé à Fontainebleau, devenu un im­portant centre d'art (Zerner, 1969), il est très vite diffusé par la

38. Parmi les artistes regroupés à Fontainebleau, il y a les Italiens Rosso (arrivé en 1530), le Primatice (arrivé en 1532), Luca Penni, Anto­nio Fantuzzi (graveur mentionné en 1537), Nicolo Dell' Abate (arrivé en 1552) ; les Français Dorigny, Dumonstier, Rochetel; le flamand Léonard Thiry présent dès 1536 et jusqu'en 1540.

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 101

Antonio FANTUZZI, d'après Rosso Fiorentino (1494-1540) . Encadre­ment de l'Ignorance vaincue, 1543. Eau Forte 273 x 546 mm.

© Catalogue de l'exposition, La gravure française à la Renaissance, Grunwald, 1995, p. 240. (Le titre a été attribué ultérieurement)

gravure alors en plein développement. Nous sommes entre 1530 et 1549. Est-ce pour désigner certaines de ces formes nouvelles de représentations que le mot paisage a été employé, si ce n'est inventé 39? Est-ce pour désigner certaines de ces gravures? Celles d'Antonio Fantuzzi, réalisées en 1543 à partir de dessins de Rosso, par exemple, et placées au centre d'encadrements de figures gro­tesques ? Celles sans ornement gravées la même année par le maître du Paysage aux deux guépards? Ou encore les dessins ou peintures ayant servi de modèles à ces gravures, ceux de Rosso, le Primatice, L. Penni, L. Thiry, réalisés dans le courant des années 1530, puis gravés par Fantuzzi, Jean Mignon, Léon Davent et d'autres dans les années 1540 40 ?

39. Selon l'existence ou non de l'occurrence de 1493. 40. Voir les travaux de H. ZERNER et de S. BEGUIN sur l'art belli­

fontain, ainsi que le catalogue de l'exposition La gravure française à la Renaissance, Grunwald Center, BNF, 1995.

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Maître IOV, Paysage avec deux guépards, 1543. Eau forte 300*444 mm, également attribuée à Dupérac (BNF) © Catologue de l'exposition La gravure française à la Renaissance

Grunwald Center, BNF, 1995, p. 233 ' (Le titre a été attribué ultérieurement)

Ces images s'assemblent plutôt bien avec les voix introdui­~ant ce dialogue: des images de pays (pays lointains?); des Images nouvelles peintes et gravées autour des années 1540 sous l' in?u~nce d'artistes, ita~iens, et à partir de motifs en vogue en italIe a ce moment-la; Images nouvelles en France nécessitant d.'inventer un mot pour les désigner? L'hypothèse est séduisante ~I ce n'est l'énigme de 1493 qui oblige à nuancer la formulation; Images nouv~1l~4~ en France pour lesquelles le mot paisage, encore peu uSIte , est adopté. Ce mot n'a pu échapper à Robert

4l. Il est absent de l'édition de 1539 du dictionnaire français-latin de Robert Estienne, et l'occurrence de 1493 est la seule mentionée à la fin du XV/me siècle.

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 103

Estienne fréquentant la cour de François 1er. De même, les Ita­liens présents (les peintres au moins, les imprimeurs, les gra­veurs, les marchands peut-être ... ) adoptent cette manière de nommer certaines des images de Fontainebleau. La circulation des gravures et des hommes fait le reste: le mot est italianisé. En 1552, Titien l'emploie explicitement pour désigner une repré­sentation (il paesaggio). S'agissait-il d'une gravure? Près d'un siècle plus tard, ces faits donnent sens à la voix anglaise, celle où landskip est traduit par paisage; grotesques. En retour, cet enre­gistrement de Cotgrave confirme la dénomination par paisage des images de pays associées aux grotesques.

Cette trouvaille (pour l'appeler par son nom) situe sans ambiguïté l'usage premier de ce mot en langue française dans le champ de la représentation. Elle se présente même, potentielle­ment, comme le référent initial du mot paisage. La levée de l'énigme de 1493, décidément insistante, aura pour effet de modifier le lieu et la nature de ce référent, mais pas l'invention du mot dans le champ de la représentation. De plus, elle permet­tra de préciser le rôle des peintures flamandes dans l'émergence du paysage en France. En attendant, cette invention de paisage pour désigner des images de pays suggère à son tour de revenir sur la formation du mot lui-même, lors de "la rencontre du suffi­xe -age avec pays" 42.

Hypothèse: Paisage pour pais-image

L'étymologie du mot paysage se considère généralement en distinguant le radical pays, du suffixe -age. L'article de référence en la matière est celui de Jeanne Martinet 43. Après une discussion sur les valeurs attribuables au suffixe "-age" ("collectif"; "état";

42. J. MARTINET, op. cÎt. note 5, p. 62. 43./bidem.

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104 Catherine FRANCESCHI

"action"), et la plus ou moins grande adhérence de ces valeurs aux mots en "-age", l'auteur propose de définir ce suffixe comme "appréhension globale d'une réalité, analysable ou non". Or, pré­cise-t-elle, "le rapport de paysage à pays est bien celui d'une "appréhension globale" de l'étendue de pays", en considérant, se­lon le Petit Robert, l'émergence simultanée des deux valeurs du mot, au milieu du XVFme: 1) étendue de pays que la nature présente à un observateur, 2) tableau représentant la nature et où les figures (d'hommes ou d'animaux) et les constructions ... ne sont qu'accessoires (p. 62)44.

Or, en dépliant le moment d'apparition du mot dans la langue, ce qui précède introduit un écart temporel entre ces deux valeurs, et situe son invention dans le champ de la représentation. La valeur "d'appréhension globale" du suffixe "-age" reste pertinente dans ce champ-là, mais une autre hypothèse peut aussi être sou­tenue pour expliquer la formation de paisage pour désigner des images: deux mots qui ne sont pas sans résonnance.

En se replaçant dans le contexte de la langue parlée entre les peintres (qui fabriquent des images), en prenant en compte les différences de prononciation soulignées dans le dictionnaire de Richelet (pésage par les peintres; péisage par ceux qui ne sont pas peintres), en écoutant la sonorité des mots, en se les disant à voix haute, le rapprochement de paisage et image fait sens, et même doublement. Paisage (ou païsage, paysage) en effet condense en un seul mot deux termes qui en constituent les réfé­rences: pais et image (pays et ymage, et même pais et image 45

).

44. Pour le Petit Robert, le sens de paysage en 1549 est "étendue de pays". Ce dictionnaire ne reprend donc pas la définition de R. Estienne à la même date qui est "mot commun entre les painctres". Ce tour donné à la première définition du mot diffuse l'idée d'une coexistence de l'émer­gence des deux valeurs citées: celle d'étendue de pays, et celle de repré­sentation.

45. À l'article pais ou pays, Robert Estienne orthographie pais, sans tréma ni y grec.

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 105

Cela se traduit de deux manières: "Pésage" en trois syllabes comme "i-ma-ge", et 'péysage' en quatre syllabes pour faire entendre le "païs" ou le "pays" (pé-y-sa-ge). On ne dit plus aujourd'hui paisage, c'est la prononciation en quatre syllabes qui a été retenue. Mais à ce moment-là, les deux formes du mot faisaient bel et bien l'objet d'une distinction. La description d'une occurrence de paisage introduite dans l'édition de 1614 du Thrésor de la langue française de Nicot en fait état:

Paisage: mot commun entre les paintres } Paisage en 3. syll. Rans

Le symbole" } " signifie: "ce qu'en cette dernière impression nous avons ajouté de nouveau". La signification des autres abré­viations n'est pas précisée dans l'introduction de ce dictionnaire. Mais ce qui précède permet de comprendre celle de cette occur­rence: "Paisage, en trois syllabes, Ronsard". Il y a donc une occurrence de paisage (avec cette orthographe) dans une œuvre de Ronsard (1524 - 1585). Il s'agit d'une "Élégie" datant de 1560, soit plus d'une décennie après l'usage (l'invention 7) du mot dans le milieu des peintres 46. Est-ce en référence aux images nommées paisage que Ronsard, qui ne pouvait pas ne pas les connaître, emploie ce mot 7

Conclusion: De réponses en questions

Aux deux questions posées initialement aux dictionnaires, les réponses actuelles mettent au jour un certain nombre de faits significatifs. Tout d'abord, une partition des langues selon que

46. Cette occurrence a été repérée par Marie-Dominique Legrand dans Poetic Works of Ronsard, édition Paul Laumonier, 1914, Tome X, "Élégie", p. 362, vers 2. Cf. son article ici même, p. 112-138.

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106 Catherine FRANCESCHI

les mots ont ou non des équivalents latins; ensuite l'introduction des mots de chacune d'elles dans le champ de la représentation au tournant des XVèmc et XVpnlC siècle avec des nuances selon les langues; ensuite, l'irréductibilité de l'apparition et de l'extension de sens du mot d'une langue à celui d'une autre langue; enfin, c'est seulement dans la langue française que la nécessité de former un mot nouveau s'est exprimée; les autres langues ont soit étendu le sens d'un mot existant, soit emprunté et transfor­mé le mot français.

En ce qui concerne le mot paisage, l'enquête lève le doute relatif au champ de son invention (celui de la représentation), et précise le milieu des peintres où le mot était en usage avant sa première mention en 1549 dans le dictionnaire de Robert Estienne: celui de la cour de François 1er, à Fontainebleau. Le dialogue entre le français et l'italien apporte une première répon­se relative aux formes de représentations nommées paisage : celles peintes et ou gravées à Fontainebleau dans les années 1530 et au plus tard en 1543, en référence aux gravures d'A. Fantuzzi. Ce résultat introduit un travail sur la production et la diffusion des gravures à cette époque, et rejoint un chapitre de l'histoire de l'art. Résoudre l'énigme "1493", c'est se donner les moyens d'accéder à d'autres formes de représentations nommées paisage ou au contraire, étayer l'hypothèse d'une invention du mot dans ce milieu-là des peintres ... à moins que cela ouvre des pistes encore inconnues à ce jour? Dans tous les cas, c'est du fait de l'usage courant de ce mot parmi les peintres de Fontai­nebleau, qu'il a été retenu par Robert Estienne, et transmis aux générations suivantes.

Le retour sur la formation du mot paisage tient compte des différences de prononciation et d'orthographe. Par ailleurs, son sens s'est très vite étendu hors du champ de la représentation picturale. Y-a-t-il une correspondance entre la forme et le sens du mot? Qu'apporte une lecture de l'orthographe des occurren­ces connues à cet égard?

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 107

Les extensions de sens des mots se sont faites soit d'une réalité à sa représentation en néerlandais, allemand, italien (pae­se), puis espagnol (pais), soit à l'inverse, d'une représentation à ce qui se présente directement au regard en français, italien (paesaggio), espagnol. Cette inversion introduit-elle des diffé­rences de contenu de la notion véhiculée par chacun de ces mots? Lesquelles? C'est la question complexe des rapports entre "réalité" et représentation qui est ici posée. Car "s'il n'est pas surprenant que soient désignés du même terme une réalité et sa représentation iconique": "on dira "Voilà Pierre" aussi bien en face de la photographie de Pierre que de Pierre lui-même" (Martinet, p. 62), il n'en reste pas moins que la photographie de Pierre n'est pas Pierre, que la représentation du paese n'est pas le paese. Magritte l'a rappelé avec force en écrit-dessinant·n: "Ceci n'est pas une pipe".

Mais l'apport des dictionnaires est loin d'être épuisé.

BIBLIOGRAPHIE

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cher, Stuttgart, Anton Hiersemann, 1958. F.SJ. CLAES, A bibliographie of Netherlandic Dictionaries Dutch -

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B. QUEMADA, Les dictionnaires du Français Moderne, 1539-1863, Paris, Didier, 1968.

47. Ce mot est composé pour exprimer la présence du dessin et de l'écrit dans un tableau.

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108 Catherine FRANCESCHI

A. REY, Encyclopédies et dictionnaires, Que sais-je nO 2000, PUF, 1982.

Dictionnaires consultés Al: Allemand; An: Anglais; E: Espagnol; F: Français; 1: Italien; La: latin; N: Néerlandais: Te: Teutonique. En italique: le nom du dictionnaire[BN: catalogue des anonymes] En caractère normal: le nom de l'auteur [BN: catalogue des auteurs]

Français 1531 R. Estienne (La-F); 1539 et 1549 R. Estienne (F-La); 1564 Thierry de Beauvais; 1602 Hu1sius (F-Al); 1603 et 1666 Canal (F-I); 1611 et 1632 Cotgrave (F-An); 1606, 1614 et 1625 Nicot; 1621 Nicot (Lai F-N-AI-I-E); 1627 Nicot (F-I-E); 1650 et 1750 Ménage; 1680 Riche1et; 1690 Furetière; 1704, 1718 et 1771 Trévoux; 1694, 1835 et 1884 Dictionnaire de \' Académie.

Fin XX'm.: Trésor de la langue française; Littré; Larousse; Robert. - Dictionnaires étymologiques et historiques: FEW de Bloch et Wartburg (1953); Tob1er-Lommatzsch (1966); Huguet (langue du XVI', 1961); Godefroy (1891-1902).

Anglais 1580 Baret (An-La); 1611 et 1632 Cotgrave (An-F) ; 1659-60 Howell (Ani F-I-E); 1670 Blount (mots difficiles venus de \' étranger); 1696 Phillips; 1721 Bailley; 1755 Samuel; 1769 Buys.

Fin XX': Oxford (20 vol. 1 964 et 1989; 1 vol. 1973, 1995); Ramdom (1966); Harrap's (1980); Webster's (1985).

- Dict. étymologiques: Clark Hall (1970); Walter (1985); Barnhart (1988). - Dict. historiques: A Middle-English Dictionary, containing words used by English writers fram the twelfth to the fifteenth century, F. H. Stratmann, revu par H. Bradley, 1971 (1 cr édition, 1891).

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS 109

An Anglo-saxon dictionary based on the manuscript collections of the late Joseph Bosworth (Oxford, 1973).

Néerlandais-Français (sauf indication contraire) 1481-83, Vocabularius Copiosus (La-Te); 1562, Dictionarium Tetra­glotton (La 1 N - F); 1573 Thésaurus (Lai N - F), 1584 Meurier; 1602 Mellema; 1621 Nicot (Lai F-N-AI-E-I); 1643 et 1669 d'Arsy; 1663 Nederlandsches woordenschat ... ; 1669 et 1720 Meijers; 1707 L.V.LV.LF.; 1708 et 1717 Halma; 1728, 1730, 1738 et 1773 Marin; 1769 Buys (An-N); 1864 Van de Velde (N). Fin XX': Taal (N); Van-Dale (N); Kuipers (N, 1901).

- Dict. étymologiques: Jan de Vries (N) ; Beknot (N); Van-Dale

(N). - Dict. historiques: Middle Nederlandschs wooderboek, Verwijs­Verdam (N).

Allemand 1481-83, Vocabularius Copiosus (La - Te); 1586 Dasypodius (la-AI); 1605, 1616 et 1630 Hulsius (Al-l, et AI-F-I); 1621 Nicot (Lai F-N­AI-E-I); 1718 Pergamini (AI-I); 1741 Frisch. Fin XX': Denis (AI-F, 1979); Grimm (1987); Duden (1966); Deutsches Rechtsworterbuch (1987).

Italien 1543 Acharino ; 1562 Marinello; 1584 Alunno; 1588 Ruscelli; 1597 Venuti; 1603 et 1666 Canal (I-F); 1605, 1616, et 1630 Hulsius (I-Al et I-F-A-L); 1612 La Cruscia; 1617 Pergamini; 1621 Nicot (Lai F-N­Al-E-I); 1627 Nicot (I-F-E); 1659-60 Howell (An/F-I-E); 1729-1738 et 1863 - 19? la Crusca; 1871 Tommaseo et Bellini; 1878 Scarabelli. Fin XX'm.: Vaccaro (1967, mots difficiles); Devoto, Oli (1971); Battaglia (1984) ; Zanichelli (1985).

- Dict. étymologiques: Battisti et Alessio (1954) ; Cortelazzo et

Zoli (1985). - Encyclopédie: Trecani (1989).

Page 56: Collot_Les Enjeux Du Paysage

110 Catherine FRANCESCHI

Espagnol 1553 Lebrija (La-E); 1587 Sanchez (E-La); 1611 Dictionarium Lusitanicolatinum (La-E, E-La); 1621 Nicot (La! F-N-Al-E-I); 1627 Nicot (E-F-I); 1611 et 1674 Cobarruvias.

Fin XX·me: Dicionario Hispanico Universal (El F-I-An-AI-P, 1946-50); Real Academia (1947-56); Corominas (1973); Diccionario ge­neral illustrado de la lengua espanola (1989).

Ouvrages Généraux AUJAC G., Claude Ptolémée. Astronome, astrologue, géographe.

Connaissance et représentation du monde habité, CTHS, 1993. BAXANDALL M., L 'œil du quattrocento, Gallimard, 1985 (Londres,

1972). BERQUE A., Les raisons du paysage. De la Chine antique aux envi­

ronnements de synthèse, Hazan, 1995. COLLOT M., L'horizonfabuleux, I-XIX' siècle, José Corti, 1988.

- Id., La poésie moderne et la structure d'horizon, PUF, écri­ture, 1989.

FOLENA G., "La scrittura di Tiziano e la terminologia pittorica ri­nascimentale", in Miscellanea di studi in onore di Vittore Branca, 111**- Umanesimo e rinascimento a Firenze e Vene­zia, Bibliotheca dell' "archivum romanicum", Série 1, vol. 180, Firenze, Léo S. Olschki, 1983.

GIBSON W.S., Mirror of the Earth. The world landscape in sixteenth century flemish painting, Princeton, University Press, 1989.

GOMBRICH E.H., "La théorie artistique de la Renaissance et l'essor du paysage", L'écologie des images, Flammarion, 1983, traduit de l'anglais par Alain Lévêque (Londres, 1966).

LESTRINGANT F., Écrire le monde à la Renaissance, Paradigme, 1993.

MARTINET J., "Le paysage: signifiant et signifié", in Lire le paysage, lire les paysages, acte du colloque de Saint-Etienne, CIEREC, 1983.

ROGER A., "Le paysage occidental", Le Débat n° 65, Gallimard, 1991.

DU MOT PAYSAGE ET DE SES EQUIVALENTS Il J

La gravure française à la Renaissance, catalogue de l'exposition organisée par l'Université de Californie à Los Angeles et la BNF, Grunwald Center for the Graphie Arts, UCLA, 1995. Voir aussi les ouvrages d'Henri ZERNER et de Sylvie BEGUIN sur l'art bellifontain.

STASZAK J.F., La géographie d'avant la géographie. Le climat chez Aristote et Hippocrate, L'Harmattan, 1995.

ZERNER H., École de Fontainebleau, Gravures, Paris, Arts et Métiers, 1969.

Page 57: Collot_Les Enjeux Du Paysage

DE L'ÉMERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE

DE LA RENAISSANCE FRANÇAISE

par Marie-Dominique Legrand

Dans la langue de Remy Belleau, écoutons Anacréon:

Le portrait d'un païsage

Sus Peintre fai moi un païsage, Où les cités portent visage Gaillard, honneste, et valereux : Et si la table permet ores, Trace les passions encores Et les arrestz des amoureux.

Telle est l'injonction qui pour nous traverse les âges, grâce à la traduction de l'ode anacréontique XLIX que fit le jeune poète de la Pléiade, ami et commentateur du grand Ronsard en 1556 1•

1. Œuvres poétiques, 1, éd. Guy Demerson, Paris, Champion, 1995, p. 117. La langue de Belleau est à l'affût des nouveautés: "table" peut ainsi signifier "tableau" mais aussi "plaque ou surface plate portant une inscription" (Dictionnnaire de Huguet), ce qui est plus conforme à "l'original" qui renvoie aux tablettes de cire (voir éd. d'Anacréon par Estienne). Belleau fait intervenir des pratiques de son temps, tels les "portraits" des villes. Sur ce point voir ma note 16 et pp. 356-357 de l'éd. citée, relatives aux vers 48-50 de l'ode intitulée "Le Pinceau" dans les

DE L'ÉMERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE 113

Quatre siècles plus tard, Gaston Bachelard, dans "La dialectique du dehors et du dedans", avant-dernier chapitre de La poétique de ['espace 2, cite le dernier vers d'une strophe des Yeux fertiles de Paul Eluard. La voici 3 :

Montrez-moi le ciel chargé de nuages Répétant le monde enfoui sous mes paupières Montrez-moi le ciel dans une seule étoile Je vois bien la terre sans être ébloui Les pierres obscures les herbes fantômes Ces grands verres d'eau ces grands blocs d'ambre

des paysages Les jeux de feu et de cendre Les géographies solennelles des limites humaines

"Géographies solennelles des limites humaines", "monde enfoui sous mes paupières", ces mots de Paul Eluard proposent une expression de ce que, depuis 1549 où il apparaît, nous livre peu à peu le mot "paysage" 4: l'hypothèse d'un rapport de cause

Petites inventions, vers qui contiennent une autre attestation de "païsage", nous le verrons; voir aussi Michel SIMONIN, "Les élites chorographes ou de la Description de la France dans la Cosmographie universelle de Belleforest", dans Voyager à la Renaissance, Maisonneuve & Larose, 1987, pp. 433-452 et Frank LESTRINGANT, "Chorographie et paysage à la Renaissance" dans Le paysage à la Renaissance, Presses de l'Université de Saint-Etienne, 1988, pp. 9-26.

2. Paris, P.U.F., 1964, p. 191 (éd. Princeps, 1957). 3. "A Pablo Picasso, II, 15 mai 1936", in Œuvres complètes, l, La

Pléiade, 1968, p. 499. 4. Cette date, qui est celle du dictionnaire de Robert Estienne, est la

seule qu'on puisse vérifier. Voir Georges MATORÉ, Le vocabulaire et la Société du XVI' siècle, Paris, P.U.F., 1988, pp. 93-94, 111 et 256. Cepen­dant Albert Dauzat, Jean Dubois et Henri Mitterand, dans leur Diction­IZaire étymologique, Paris, Larousse,1993, indiquent la date de 1493 avec

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114 Marie-Dominique LEGRAND

à effet, ou au moins d'une simultanéité, entre "émergence du sujet" et "essor du paysage". Or la naissance de la conscience de soi va de pair avec celle de l'altérité et de l'individu 5. Une perte d'identité, liée aux grandes découvertes, à la nouvelle cosmogra­phie, source d'émerveillement ou de mélancolie et propice au renouveau de la thématique du voyage, est créatrice d'univers, de pratiques et de concepts neufs.

Ainsi du paysage qui tendrait à devenir le corrélat poétique de la "perspective" désormais multiple, éventuellement person­nelle, singulière ou solitaire, et qui devient fondatrice de l' appré­hension du monde. Car "la notion de paysage", écrit Augustin

référence à Jean Molinet (mais où dans l'œuvre de ce "Grand Rhétori­queur"?) et la mention "tableau représentant un pays", sens qui s'impose pourtant lentement en France, comme on va ici l'analyser et comme on peut le vérifier dans les dictionnaires qui attestent une évolution séman­tique depuis les années 1550-1556 où le mot recoupe presque exclusive­ment le sens géographique de son radical "pays/païs" pour, dans les années 1573, valoriser son sens visuel, optique et finalement artistique. Par ailleurs pour les historiens de l'art le genre pictural du paysage remonterait aux années 1420, en Flandre: voir par exemple Augustin BERQUE, Les raisons du paysage, Hazan, 1986, p. 106, mais aussi Ch. EVELPIDIS, Les sujets de la peinture, Athènes, 1954. Cependant, comme le dit, entre autres, le Dictionnaire universel de l'art et des artistes, 3vol. Paris, Hazan,1967, c'est seulement à partir de 1515 que Joachim Patenier (ou Patinir) va véritablement instaurer ce genre pictural. Cela dit, le Dictionnaire historique de la langue française de Robert indique, tin XV'­XVI' siècles, "Mantegna, Léonard, Bruegel" ... Des éléments de synthèse dans le volume de Jean Rudel, La peinture italienne de la Renaissance, coll. Que sais-je?, P.u.F., 1996: "Le paysage", pp. 63-66.

5. Ersnt CASSIRER, Individu et cosmos dans la philosophie de la renaissance, Ed. de Minuit, 1983 (Berlin, 1927) - en particulier "La pro­blématique sujet-objet..."; La perspective comme forme symbolique, Erwin PANOFSKY, Ed. de Minuit, 1975, en particulier p. 37 sq. Fernand HALL YN dans La structure poétique du monde: Copernic, Kepler, Ed. du Seuil, 1987, pp. 258-261, nous apporte des vues interprétatives.

DE L'ÉMERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE 115

Berque, "apparaît en même temps que la révolution copernicien­ne. Objectiver l'environnement, c'est [ ... ] amorcer un décentre­ment analogue à l'héliocentrisme, lequel va dédoubler le monde entre [ ... ] un point de vue subjectif (centré sur l'homme), et [ ... ] un point de vue centré sur l'objet (la nature)" 6. Mais les choses ne sont pas immédiates et sont aujourd'hui encore loin d'être fixées: Ernst Cassirer l'a montré longuement, lui pour qui Nico­las de Cues, déjà, est une grande figure tutélaire de cette" mo­derne" pensée qui sépare l'homme du monde au sein même de celui-ci, comme aussi se distinguent, presque soudainement, les mots des choses de l'univers que nous habitons 7.

L'idée qu'il y ait un "protopaysage" 8, et l'histoire du mot "paysage", témoignent du détail d'une histoire peut-être immé­moriale 9 mais qui ne commence à trouver son expression qu'à la Renaissance. Quelques motifs clefs se font alors carrefours, à la croisée des chemins du monde et des sentiers de l'homme. Prin­cipalement le mot "paysage" est en effet une affaire de géogra­phes 10. Mais ce qui est plus "proche" fait, au sein de l'ekphrasis,

6. "Paysage, milieu, histoire", dans Cinq propositions pour une théo­rie du paysage, Champ Vallon, 1994, p. 23. Voir Les raisons du paysage, op. cit., p. 109.

7. Augustin BERQUE, Les raisons du paysage, op. cit., p. 103; Ersnt CASSIRER. op. cit., pp. l3 et sqq. qui s'attachent à Nicolas de Cues et exposent les possibles recoupements entre la théologie négative et la "crise des universaux".

8. Notion admise par tous les spécialistes et que l'on trouvera notam­ment dans L'invention du paysage, Anne CAUQUELIN, Paris, 1989.

9. Les spécialistes de l'art et de la littérature gréco-latine cernent aussi une "émergence du paysage": voir Perrine HALL YN-GALLAND, Le reflet des fleurs, Droz, 1994, "paysages", pp. 217 sq. Des spécialistes du néolatin de la Renaissance, comme Geneviève DEMERSON, apportent de riches observations: "Joachim Du Bellay et le modèle ovidien", Colloque !Jrésence d'Ovide, Les Belles Lettres, 1982, pp. 28 J -294.

JO. Voir note 4.

Page 59: Collot_Les Enjeux Du Paysage

116 Marie-Dominique LEGRAND

concurrence thématique au "paysage" tel que nous le savons (et l'aimons). Ainsi du portrait, du visage 11, de la patrie ...

La patrie est doublement paysage car pays dans le pays: idylle - petite image accueillante du berceau de chacun ... en une seule étoile ... Les géographies solennelles des limites hu­maines. Ainsi de la douceur angevine, de l'ardoise fine, du clos et de la cheminée de Liré - Liré près de la Turmelière où naquit Joachim Du Bellay, à une portée d'arquebuse de la Loire. Ainsi du Vendômois du Prince des Poètes, du parc de Talcy cher à Agrippa d'Aubigné, du château et des terres de Montaigne, de la Saintonge, patrie symbolique sinon objective de Bernard Palissy 12.

11. Sur Internet, la base Frantext est encore peu rigoureuse mais fournit cependant des indications complémentaires de celles que donnent les différentes concordances. Ainsi - merci à madame Christine Ducour­tieux, Documentaliste à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, de son aide ~ pour la même période arbitraire (1400 à 1650), 440 textes répondent à une enquête sur "portrait(s)/ Protraict(s)(z)/ pourtrait (s/)z) etc ... ", et seulement 59 à une interrogation sur "paysage(s)/ paisages(s)/ païsage(s) etc ... ". II faudra faire une recherche sur les occurrences de "visage" dans l'environnement ou à la rime de "paysage": les vers anacréontiques de Belleau offrent un échantillon parlant de cette richesse -plusieurs fois suggérée par Michel Collot. D'ores et déjà on pouma consulter Fernand HALLYN, "Le paysage anthropomorphe", dans Le paysage à la Renaissance, Presses de l'Université de Saint Etienne, 1988.

12. Voir: Joachim Du Bellay, Regrets, 31, "Heureux qui comme Ulysse ... " (1558); Pierre de Ronsard, Odes et Bocages, IV, 3, "Au pais de Vendomois" (qui daterait de 1545). Agrippa d'Aubigné, Le printemps, I, 31, "Dans le parc de ThaIcy, j'ai dressé deux plansons ... " (vers 1573); Montaigne Les essais, III, 9, (éd. 1588). Bernard Palissy (qui serait né ou à Saintes ou à Agen ... ), La recepte veritable ... , où le narrateur jugeant trop éphémère "de figurer en quelque grand tableau les beaux paysages" que, sur les bords de "sa" Charente à Saintes, lui a suggérés, comme dans une" vision", l'audition du Psaume 104, décide de créer là, un jardin qui, lui, sera éternel. (1563, Tome 1 des Œuvres complètes, éd. Marie-Made­leine Fragonard, Editions Inter Universitaires-SPEC, Mont-de Marsan,

DE L'ÉMERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE 117

En des termes à la lettre partiaux et que nous disons affectueux, la patrie est une partie du tout. La naissance, puis les yeux du cœur et la mémoire ont dessiné ce morceau de pays. C'est un morceau arbitraire (éventuellement mobile) mais unique, absolu­ment étranger à tout autre et inaliénable ... monde enfoui sous mes paupières.

Voire ... car vous aurez su en votre enfance que l'Anjou est terre royale et puis que cela se fait depuis les élégiaques latins de regretter sa patrie lorsqu'on est en voyage; qu'en outre quand on est "enfant de maison" on sait "de toute génération et de toute race" le prix de la "terre", du fief orginaire. Mais enfin, avec le souvenir de vos humanités au collège Coqueret ou au collège de Guyenne, avec les yeux de la Brigade ou ceux de Montaigne, et puis aussi avec les vôtres - malgré tout - le paysage est bien une partie de pays que vous envisagez et que plus ou moins pleine­ment et plus ou moins longuement vous habitez - autant que vous lui donnez existence par le découpage de votre regard. Mais quel regard 13 ?

1996, Introduction pp. XI-XII et pp. 59-60; Tome II, Biographie-Chro­nologie, p. 401).

13. Les expressions entre guillemets viennent respectivement de Montaigne (Essais, l, 26) et de Rabelais (Gargantua, chap. 28). Elles veulent insister sur l'époque qui propose aux voyageurs des guides, véritables manuels d'éducation du regard: il faut voir ceci ou cela, et surtout il apparaît que le "paysage" est en somme conditionné, comme est "conditionné" le sentiment "patriotique" ou le desiderium patriae dans les exemples ici suggérés, par une grille de lecture, par un certain nombre de codes. Voir Jean LAFOND, "La notion de modèle", dans Le modèle à la Renaissance, Paris, 1986, p. 5-19, qui cerne les notions de modèle intéri­eur et de modèle culturel. II se réfère notamment à Erwin Panofsky (ldea, Leipzig, 1924) pour exposer l'importance de la querelle qui oppose réalisme et idéalisme, dans la réflexion essentielle de ceux qui, comme Alberti et Raphaël, tiennent pour la subjectivité innée du modèle intérieur de la Beauté et de ceux qui, comme Vasari, tiennent pour le modèle cultu-

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118 Marie-Dominique LEGRAND

Précisément, si vous êtes à cheval, comme les humanistes ... Didier Erasme, Michel de Montaigne ... André Thevet. .. comme Pierre de Brach, Jean de Léry, Agrippa d'Aubigné ... , alors votre perspective commencera à faire de vous un observateur moins rustre, plus conscient des reliefs, des ombres portées, pour faire le "portrait! protrai(c)tJ pourtrai(c)t" ou encore "portraiture / pourtrai( c )ture" 14 de la nature ici argileuse et là rocheuse du

rel acquis par l'expérience. Voir aussi Chantal LIAROUTZOS, Chorologies de la Renaissance. Didactique et poétique de l'espace français: l'exemple de Gilles Corrozet et de Charles Estienne, Doctorat de l'Université de Paris VIII, janvier 1995, et son article, "L'appréhension du paysage dans la Guide des chemins de France", dans Le paysage à la Renaissance, op. cit., p. 27 sqq: est prise en compte cette notion de "guide" relativement à la plus ou moins grande présence des "étapes symboliques d'un chemin qui mène au ciel": "à partir du moment où le motif religieux n'est plus premier, voire disparaît tout à fait, à partir de là peut naître le paysage moderne. Une autorité problématique se substitue à l'autorité divine. On invente la perspective" (p. 27-28). Elle cite Frank Lestringant, notamment: "Suivre la guide", dans Cartes et figures de la terre, Paris, 1980, p. 31, et Pierre Sansot, chapitre 3 de Variations pay­sagères, Klincksieck, 1983. L'idée du paysage lyrique favorable natu­rellement à la récréation, à la réfection de l'être ou à son élévation, est cependant prématurée à la Renaissance et au XVII' siècle. Se référer à Michel BIDEAUX, "La description dans le Journal de voyage de Mon­taigne", Etudes seizièmistes, Droz, 1980, pp. 405-421. Voir enfin Christian BECK, "Le voyage de Montaigne et l'évolution du sentiment de paysage", dans Le Mercure de France, juillet-août 1912; Paysages de la Macédoine: leurs caractères, leur évolution à travers les documents et les récits des voyageurs, présenté par Jacques Lefort, Paris, de Boccard, 1986 et Montaigne: Espace, voyage, écriture, Actes du congrès interna­tionnal de Thessalonique, Paris, Champion, 1995.

14. Le sens du mot "portrait" est très élastique à la Renaissance, bien qu'à l'époque de la Pléiade, qui correspond d'ailleurs à la première vogue du portrait en peinture (gloire des Clouet mais aussi d'un Corneille de Lyon ... ), le mot fixe son sens moderne: description ou dessin, représen­tation (notamment d'un lieu ou d'une personne), relevé topographique,

DE L'ÉMERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE 119

terrain - tout juste comme aujourd'hui l'avion s'incline pour que l'archéologue ou le géographe obtienne un meilleur document. C'est ce que rapportent les Cahiers de la Casa Velasquez 15, ~ui rappellent ce conseil de l'observation à cheval, pour ce~ams travaux des cartographes, dits "chorographiques", a la RenaIs~an,~ ce et font la comparaison avec le "pilotage des photographIes par les actuels observateurs de la terre. Bien e~tendu o~, n~ confondra pas avec la convention de la "perspectIve ~aval~ere qui est théorique et, en tout albertinisme, constante, mvanante élément essentiel de modernité qui distingue peut-être le tableau de la page écrite 16. Mais pour en revenir à notre paysage, qui à la

chorographique, géographique ... portulan, plan, carte: .. et ~ une époqu~ où "peindre" peut signifier "écrire, calligraphier": ~a. I~ste n .est close. La encore on voit la richesse du poème de Belleau Cite ICI quaSI en exergue. Voir François LECERCLE, La chimère de Zeuxis, Paris, 1986, "L'âge du

portrait", pp. 51-56. "" .. , . 15. "Le paysage: approche scientifique globale, La VISIon aenen~e

oblique", dans Les paysages et leur histoire, Casa Velasquez, Madnd,

1983, p. 27-51. 16. En 1435 Leon Battista Alberti écrit: "Je trace d'abord sur la

surface à peindre un quadrilatère de la surface que je veux, fait d'an~les droits, et qui est pour moi la fenêtre ouverte par I~quelle on pUls~e regarder l'histoire ... ", dans De la peinture, I, traductIOn de Jean LOUIS Schefer, Macula, 1992, p. 115. On confrontera à la seule occurrence du mot "paysage" chez Ronsard (d'après Poetic Works of Ronsard - Word Index, A.E. Creore, Leeds, 1972, 2 vol), dans l'Elégie à Lois Des Ma­

sures Tournisien, éd. Laumonier, X, p. 362:

Comme ce1uy qui voit du haut d'une fenestre Alentour de ses yeux un paisage champestre, D'assiette different, de forme et de façon, Icy une riviere, un rocher, un buisson Se presente à ses yeux, et là s'y represente Un tertre, une prerie, un taillis, une sente, Un verger, une vigne, un jardin bien dressé, Une ronce, une espine, un chardon herissé:

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120 Marie-Dominique LEGRAND

Renaissance est la quantité de campagne qui correspond à une focalisation, au "champ", stricto et largo sensu, la modernité reste relative. Car le paysage littéraire à la Renaissance, outre ce que l'on a déjà dit des codes culturels, n'est pas coutumier des effusions: il faut véritablement chercher le sens pictural et le sens poétique entre les pages. Ainsi dans l'Histoire de la guerre d'Escosse, Ian de Beaugué, gentilhomme françois, écrit en 1556 17

:

" ... avant qu'entrer plus avant es discours de la guerre, il fault noter à quelle extremité etoyent reduits les Escossois, quand leurs ennemis, après avoir bruslé leurs villes, saccagé tout le plat pays, et usurpé les meilleurs endroits de la frantière, les tenoyent assiegéz si estroitement, qu'ils n 'heussent osé sortir aux champs, fors en grosse trouppe: de quoy encor les Anglois faisoyent si peu de cas (comme ils sont tous jours en cete faulse heresie de croire) qu'il n'y ayt nation en tout le monde qui les vaille) qu'environ cinq cens chevaux, qu'ils pouvoyent estre d'Anglois et d'Escosse, osoyent bien entreprendre de courir jour et nuict jusqu'aux portes d'Edimbourg, foudroyans toute cete carte de leurs courses et tenans en sujection tout le paysage des environs" .

Et la part de son œil vagabond se transporte, Il descouvre un païs de différente sorte, De bon et de mauvais: Des Masures, ainsi Celuy qui li st ces vers que j'ay potraicts icy Regarde d'un traict d'œil meinte diverse chose, Qui bonne et mauvaise entre en mon papier enclose.

Un ensemble de juxtapositions fourmillantes rend assez bien compte des "accessoires" que les dictionnaires appelaient aussi "paysages". Voir plus loin les exemples pris à la Satyre Ménippée (1594). Mais pas de conno­tation péjorative chez Ronsard, comme par exemple chez Claude Gruget: traduction des Dialogues de messire Sperone Speroni Italien, Paris, 1551 : Microfilm B.N.F. 3435, à· la p. 29, retrouvé par Catherine Franceschi. Chez Belleau et chez Ronsard un sens moderne sans polémique négative.

17.CoteB.N.F.LB3112Bo,I,4pp.12-13.

DE L'ÉMERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE 121

On pourrait multiplier les exemples pris à des contextes différents 18 où le paysage est donc l'ensemble du pays de pagus! pagensis, qui a aussi donné la page. Mais plus donc on avance dans le siècle et plus le mot "désigne couramment l'étendue de pays que l'œil peut embrasser" 19. Toutefois, il semble que ce soit d'abord l'œil de l'espion, du soldat ou du ministre du roi qui regarde, tel celui de Nicolas Denisot du Mans qui fait le "portrait" du Pérou ou de Londres, tel celui de Bernard Palissy qui en bon "portraitiste" du roi, afin que l'on réforme la gabelle, fait la description et aussi la "portraiture" des marais salants de Saintonge, tel encore celui d'Apianus ou de Thevet rédigeant leurs cosmographies 20. Précisément, Frank Lestringant 21, attire notre attention sur la distinction très parlante que Apianus fait entre géographie et chorographie. En 1544, Pierre Apian, dit Apianus, écrit en effet:

"Chorographie ( ... ) consydère ou regarde seulement aulcuns lieux et places particuliers en soymesmes, sans avoir entre eulx quelque comparaison, ou samblance avecq lenvironnement de la terre. Car elle demonstre toutes les choses & a peu pres les moindres en iceulx lieux contenues, comme sont viIIes, portz de mer, peuples, pays, cours des rivières et plusieurs aultres choses semblables. Et la fin dicelle sera acomplie en faisant la simili-

18. La collecte des principaux dictionnaires est en elle-même très riche: Godefroy, La Curne Sainte-Palaye, Huguet, Cotgrave, Furetière, Littré, les Robert, Bloch et Wartburg, T.L.F. ...

19. ROBERT, Dictionnaire historique de la langue française. 20. Bernard PALISSY, Œuvres complètes, p. XII, Tome I, et pp. 201-215,

Tome II, éd. citée; Pierre Apian, dit Apianus, La cosmographie, cité par Frank Lestringant dans l'édition de 1544, voir aussi éd. de 1553, cote B.N.F. 4° G 541 ; André Thevet, Les singularités de la France antarcti­que, éd. par Frank Lestringant, La Découverte, 1983.

21. "Chorographie et paysage à la Renaissance" in Le paysage à la Renaissance, op. cit. - article déjà cité à la notel.

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122 Marie-Dominique LEGRAND

tude daulcuns lieux particuliers comme si ung painctre voul­droict contrefaire un seul oyel ou une oreille".

Dans ce volume, se trouve une gravure que commente Frank Lestringant: la ch orographie est représentée par une ville forte, sise en haut d'une falaise dans le méandre d'une rivière qui lui donne une apparence insulaire et par, en vis à vis, un oeil et une oreille. Au-dessus, la géographie est, elle, représentée par un globe terrestre, avec en vis à vis un visage humain, plus exacte­ment la tête d'un homme en cheveux et la barbe agressive, re­présenté jusqu'au col de sa chemise. Et de citer quelques vers de l' Hymne de la Philosophie de Pierre de Ronsard, dont voici les plus parlants pour nous, puisque, après qu'il a été entendu que la Philosophie sait arpenter le monde "De l'Orient jusques à l'Occident", il y apparaît surtout qu"'Il n'y a bois, mont, fleur ne cité. Qu'en un papier elle n'ait limité ... ". Notre paysage est donc bien chorographique. Il a l'apanage soucieux du détail et est peu ou prou soumis à la main et à l'œil d'un seul 22. Encore que celui­là qui est "seul" soit investi d'une mission officielle et que le "portrait", le "paysage", qu'il ramène doit, pour être lisible, obéir à des conventions.

De là à songer que la perspective serait, littérairement par­lant, moins importante que l'aspect il n'y a pourtant qu'un petit saut 23. Si nous récapitulons, tout en effet conduit à franchir le

22. "( ... ) la chorographie est de la compétence de l'artiste - peintre ou graveur - qui "pourtrait" et "décrit" le détail concret, et pour ainsi dire visible à l'œil nu, d'une région ou d'un lieu donnés", écrit Frank Lestringant (article cité, p. 11).

23. Voir Jeanne MARTINET, "Le paysage: signifiant et signifié", dans Lire le paysage, lire les paysages, coll. Travaux, C.I.E.R.E.C., Université de Saint-Etienne, 1983: cet auteur tient prospectus comme ce qu'il y a de plus "approché" de la notion de paysage naissante, soit "vue, ( ... ) perspective, le fait de voir de loin" - ce qui est plus neutre que le sens que je crois pouvoir faire jouer et éventuellement nuancer. Voir Michael

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pas. La polysémie du mot portrait comme l'évolution même de ce mot qui fixe son sens moderne à l'époque de La Pléiade, la vogue de ces portraits poétiques ou picturaux - parallèlement enfin le goût et la philosophie d'une nature anthropomorphe, avec la persistance médiévale de la correspondance analogique entre microcosme et macrocosme. De plus, l'analyse du sonnet 21 des Regrets de Joachim Du Bellay révèle comment le "je" du poète se définit dans un système d'oppositions où le mot "por­trait" à la fois connote la mode de la représentation des person­nes de la cour, leurs visages et non plus leurs portraits officiels en pied, et quelque chose de subalterne ou d'ancillaire comme plan du Pérou sur commande ou "papiers journaux", expression qui affecte de désigner les poèmes (sonnet 1):

Comte, qui ne fis oncques compte de la grandeur, Ton Dubellay n'est plus: ce n'est plus qu'une souche,

Qui dessus un ruisseau se couche, Et n'a plus rien de vif, qu'un petit de verdeur.

Si j' escry quelquefois, je n'escry point d'ardeur, J'escry naïvement tout ce qu'au cœur me touche,

Soit de bien, soit de mal, comme il vient à la bouche, En un stile lent comme est lente ma froideur.

Vous autres ce pendant, peintres de la nature, Dont l'art n'est pas enclos dans une protraiture, Contrefaites des vieux les ouvrages les plus beaux.

Quant à moy, je n'aspire à si haulte louange,

Et ne sont mes protraits auprès de voz tableaux,

Non plus qu'est un Janet aupres d'un Michel Ange.

BAXANDALL, Les humanistes à la découverte de la composition en pein­ture (1350-1450), Paris, Le Seuil, 1989 (Oxford, 1971).

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Ce "Comte" est le "Conte d'Alsinois", anagramme de Nico­las Denisot, et "Janet" est le diminutif de Clouet. La personne de Denisot, figure de premier plan de l'humanisme, est embléma­tique: érudit, poète dont le rôle fut essentiel dans le renouvelle­ment religieux de l'inspiration lyrique (Cantiques, Noëls), il fut précepteur à la cour de Lord Seymour, et en même temps espion du roi de France 24. S'il nous reste de lui une carte du Pérou qu'il alla donc lever, il fournit aussi un plan secret des armées anglai­ses qui permit à la France de conclure le siège de Calais. Enfin, et c'est ce qui explique son assimilation grandiose à Michel Ange - qui lui aussi est poète - par opposition à l'art moins éclatant que "Du Bellay" déclare vouloir partager avec Clouet. Ainsi, dans ce système assez complexe de comparaisons et d'oppositions, d'aspirations et de refus, se marque une prédilec­tion pour le petit, le moindre et finalement le plus intime - peut­être le plus "personnel" et certainement le plus nouveau donc le plus singulier, le plus solitaire.

Dans le même "travail" textuel fondateur de l'émergence du sujet, la seconde préface de L'Olive de Du Bellay, en 1550, té­moigne de façon exceptionnelle, et peut-être unique à l'époque, d'un propos personnel, sans cesse marqué par le sentiment, le souci d'un auteur seul devant son œuvre et qui s'en occupe seul, sans référence aux autres membres de la Pléiade: à partir de cette parole originale, se pose bien un sujet critique, et qui plus est critique de soi-même 25

Mais, pour en revenir au substrat d'époque, cependant que le "je" de Du Bellay s'énonce tôt de façon neuve, la persistance médiévale et néoplatonicienne nous parle et du visage de la terre

24. Voir Clément JUGÉ, Nicolas Denisot du Mans (1515-1559), essai sur sa vie et sur ses œuvres, Thèse, Paris, 1907.

25. Voir François RIGOLOT: "Esprit critique et identité poétique: Du Bellay préfacier", dans Du Bellay, Presses de l'Université d'Angers, 1990, Tome I, pp. 285-300.

DE L'ÉMERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE 125

et du corps humain panthéiste. Evoquons donc Marsile Ficin et la croyance en l'âme de la nature, évoquons aussi Pétrarque, et puis par exemple Ronsard, Tyard ... Belleau ou Aubigné 26. Parmi bien des exemples possibles, nous évoquerons trois morceaux poétiques: le sonnet 37, du Second livre des sonnets pour Hélè­ne, de Ronsard (éd., Céard, Simonin, Ménager, Pléiade, 1994), l'ode 5 du Livre de vers liriques (Œuvres complètes de Pontus de Tyard, éd. John C. Lapp, Nizet, 1966) et l'ode 14 du Printemps d'Agrippa d'Aubigné (éd. Fernand Desonay, II, Stances et Odes, Droz, 1952). Qu'il s'agisse du code symbolique à la Pétrarque, que Ronsard se plaît à souligner dans un maniérisme très systé­matique (la glose accompagne la narration), ou d'une de ses va­riations paysannes et burlesques à l'occasion de la mort d'une petite chienne qui doit également à la tradition d'un Tibulle ou d'un Martial, chez Pontus de Tyard, il s'agit dans les deux cas d'une composition "paysagère" principalement topique. En revan­che, et Marcel Raymond depuis longtemps l'a révélé 27, l'ode du Printemps atteste une symbolique inaugurale de l'automne mé­lancolique et mortifère, celui déjà des romantiques, de Verlaine -la future "saison mentale" d'Apollinaire.

Ces poèmes où la campagne peu à peu se fait composition paysagère, prennent en cela d'autant plus de valeur démonstra­tive qu'il existe malgré tout d'autres attestations (que ce cas albinéen remarquable) du mot paysage qui engagent une instan­ce lyrique en même temps qu'une instance esthétique 28. Voici en

26. À propos de Ficin et de Pétrarque, voir Ernst CASSIRER, op. cif., pp. 7, 23, 51 et 38-39,57,82 ...

27. Marcel RAYMOND Génies de France, La Baconnière, 1942. Jean Rousset, par exemple dans son Anthologie de la poésie baroque, bien des fois rééditée depuis 1970 (2 vol. A. Colin puis J. Corti), a aussi montré les maléfices de Vertomne et de ses redoutables métamorphoses saison­nières, qui n'ont rien de l'abondance aimable de Pomone, ni des heureu­ses vendanges de Bacchus ...

28. Voir les concordances existantes (Aubigné, Du Bellay, Montai-

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effet un extrait de l'Hippolyte de Robert Garnier 29 qui, dans la bouche d'Hippolyte, ne laisse pas aujourd'hui d'être troublant:

Les monts et les forest me plaisent solitaires, Plus que de vos citez les troubles sanguinaires. Telle façon de vivre avoyent du premier temps Nos peres vertueux, qui vivoyent si contens. Et certes celuy-Ià, qui s'escartant des villes, Se plaist dans les rochers des montagnes steriles, Et dans les bois fueillus, ne se voit point saisir, Comme les bourgeois font, d'un avare desir. L'inconstante faveur des peuples et des Princes, L'appetit de paroistre honorable aux provinces Ne luy gesne le cœur, ni l'envieuse dent, Des hommes le poison, ne le va point mordant. Il vit libre à son aise exempt de servitude, N'estant de rien contraint que de son propre estude, Que se son franc vouloir, ne tremblant de souci Pour la crainte d'un Roy, qui fronce le sourci. Ne sçait innocent, que c'est un tas de vices Bourgeonnans aux citez qui en sont les nourrices. Il ne se couvre point le chef ambicieux D'un bastiment doré qui menace les cieux. Il n'a mille valets, qui d'une pompe fiere L'accompagne espois devant et derrière. Sa table n'a le dos chargé de mille plats, Exquisement fournis de morceaux delicats. Il ne blanchist les champs de cents troupeaux à laine, De cent couples de bœufs il n' escorche la plaine:

gne, Rabelais) qui permettent les relevés et de plus leur situation relative dans les fréquences d'apparition et d'emploi des mots - chez les écrivains considérés et à leur époque.

29. 1573, Acte III, V.v. 1197-1226, éd. R. Lebègue, Les Belles Lettres, 1974, pp. 156-157.

DE L'ÉMERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE

Mais paisible il jouist d'un air tous jours serain, D'un paisage inegal, qu'il descouvre lointain ...

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Cependant, même dans la tragédie de Robert Garnier, même ce morceau élégiaque et fondamentalement lyrique de la tirade de théâtre, de la parole qui s'énonce donc en discours, sous la modalisation d'une première personne - qui est personnage bien en "chair" devant un public -, relève d'une topique. Topique immédiatement reconnaissable, au prix toutefois d'une média­tion négative: le "désert" auquel aspire Hippolyte sera un locus amœnus au rebours, comme en témoignent les très nombreuses formes négatives et la comparaison en permanence implicite entre la campagne bucolique, agreste, "cultivée" et une nature brute sinon sauvage JO. Ce qui nous intéresse ici est donc de façon privilégiée la focalisation interne de la fiction dramatique qui opère un traitement ponctuel d'une "anti-topique", vouée au reste à un très bel avenir - janséniste, entre autres mais princi­palement. Cette mise en perspective propose sur le théâtre la représentation singulière d'une situation lisible par rapport au code commun - dans un écart, somme toute relativement nor­matif, mais puissamment facteur d'une composition expressive.

Hippolyte a fourni le plus "lyrique" de nos exemples, car en voici maintenant un emprunté au pseudo-Rabelais et trois autres, extraits de la Satyre Menippée qui nous intéressent de nouveau davantage à l'effet de l'art. Dans un chapitre apocryphe de l'édition de 1562 du Cinquième Livre, chapitre 16, nous lisons: "Vous passez par un grand peristile, où vous voyez en païsage les ruines presque de tout le monde". En 1594, date de la Satyre

Ménippée, nous lisons dans "Les pièces de tapisserie" qui ornent

30. Il Y aurait à dire à propos de cette image de la "nature-naturelle" qui est "refuge" " .Pour la définition et dénomination du locus amœnus, voir Ernst CURTIUS, "Le paysage idéal" dans La littérature européenne et le moyen-âge latin, Paris, P.U.F., Agora, 1956, Tome 1, pp. 301-326.

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la salle des Etats généraux: "La seconde pièce estoit un grand paysage de diverses histoires anciennes et modernes, distinctes et separées l'une de l'autre, et néanmoins se rapportant fort ingénieusement à une mesme perspective" et à la page suivante: ". .. le tout en personnages racourcis, ne servant que de pay­sage ... ". Enfin dans la description des "Tableaux de l'escalier" de la même salle des Etats nous trouvons: "... le reste du paysage dudict tableau estoit des moulins-à-vent tornants à vuide, et de gi rouettes en l'air, avec plusieurs coqs d'église".

Dans ces derniers exemples, on retiendra le contexte extrê­mement travaillé, d'une part des "Tapisseries", d'autre part des "Tableaux" où la satire profite d'un moment exceptionnel d'ekphrasis pour offrir une mise en abyme qui s'énonce si l'on peut dire objectivement comme telle - sans doute dans l'expres­sion d'une modernité quant au deuxième exemple qui est empreint d'albertinisme: la représentation facétieuse relève d'une mise en scène du procès même de la focalisation externe et unique, et ce faisant d'une composition consciente de l'effet d'ensemble ou d'un projet esthétique. On aura remarqué cela dit, combien variée est la signification plus exacte du mot "paysage" qui dans tous les cas relève bien du paradigme pictural mais dans un flottement sémantique du "fond" au "sujet" et aux "accessoires" du tableau, pour reprendre les termes employés par les principaux dictionnaires 31.

Pour en revenir donc à l'exemple emprunté à Robert Garnier, dans le contexte de la fin du seizième siècle, qui va amplifiant la référence esthétique du "paysage", et en alléguant en outre le répertoire établi par Ernst Robert Curtius pour "un paysage idéal", il me semble que nous pouvons poser qu'à la Renaissance, plus particulièrement dans les œuvres littéraires françaises, nous pou-

31. Les dictionnaires (Huguet entre autres) offrent à ce titre les attestations sur lesquelles nous avons à l'instant travaillé dans la Satyre Ménippée, éd. Charles Read, 1876, pp. 53, 54 et 293.

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vons relever des "paysages" dont l'expression relève d'un lyris­me qui ne saurait en rien s'assimiler à un quelconque "romantis­me". Le lyrisme du paysage renaissant est, éventuellement, expres­sion de sentiment mais dans la convention et la réécriture des modèles - notamment élégiaques. Le passage par des occurren­ces aux contextes facétieux ou polémiques aura de plus marqué la puissance des discours plus réflexifs qu'expansifs. Le rapport entre l'émergence du sujet et l'essor du "paysage" est donc, en dépit des observations tout à l'heure évoquées, très problémati­que. Peut-être à ce titre vaut-il la peine d'insister encore sur le sens relativement péjoratif et éventuellement négatif ou de mau­vaise presse du "paysage" à l'époque? Dans tous les cas il s'agi­ra d'une confirmation des termes de notre problématique: d'une part un système iconique, d'autre part la naissance du "point de vue". Ainsi on n'oublie pas la leçon platonicienne des "images" nécessairement "feintes", même si chez Remy Belleau l'artifice du paysage est aussi sa beauté. Or un curieux exemple rencontré dans Les tragiques (II, 944), autorise une avancée. Il s'agit des trois princes du sang, François, Charles et Henri de Valois, et de leur conduite incestueuse envers leur sœur Marguerite:

Les trois en mesme lieu ont à l'envi porté La premiere moisson de leur lubricité; Des deux derniers apres la chaleur aveuglee A sans honte herité l'inceste redoublee, Dont les projets ouverts, les desirs comme beaux Font voleter l'erreur de ces crimes nouveaux Sur les ailes du vents: leurs poëtes volages Arborent ces couleurs comme des paysages ...

Dans le contexte calviniste, la méfiance pour les "images" mensongères 32 est moins surprenante que jamais mais le plus

32. Voir l'exemple cité plus haut dans La recepte veritable où Palissy

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intéressant pour notre propos est l'alliance entre le "paysage" - quand bien même le sens ici manque assurément de limpidi­té! 33 - et l'expression d'une "opinion". Pour poursuivre je reviens justement à l'émergence du sujet. Tout à l'heure, en commençant cette communication, je citais Augustin Berque qui exprime de façon particulièrement nette un savoir commun. A cette affir­mation copernicienne de l'existence d'une identité subjective de tout observateur, chantre ou narrateur de l'univers, j'ajouterai les récentes analyses de Terence Cave 14. Avec des exemples assez différents, ce professeur a montré comment la pronominalisation narrative pouvait trouver un référent anthropologique, notamment chez Rabelais où Alcofrybas ne se confond pas avec le "Je", par exemple dans les Prologues. Par ailleurs il a remarqué la connais­sance peu sûre que nous avons de la lexicalisation du "moi" 35 :

1583, dit Robert. Mais où ? L'expression, qui va se rencontrer avec les développements que l'on sait chez Pascal, ne se rencontre pas chez Montaigne. Chez Montaigne "le moy" est cependant d'une puissante dynamique, vigueur et santé, pour l'appréhension permanente et réfléchie du monde.

De ces remarques, je retiens confirmation, certes, mais mo­destie de la notion encore fragile de "sujet". A quoi doivent s'ajouter quelques peintures littéraires où le paysage est "expres­sif": ainsi de la montagne, de l'hiver, du fleuve Loire, de l'au­tomne ... dans quelques contextes restreints. L'histoire du senti-

renonce (éd. cit., Tome I, p. 60) à figurer en tableaux les beaux paysages du Psaume 104.

33. Jean-Raymond Fanlo, auteur de la plus récente édition critique des Tragiques ( Paris, Champion, 1995), note à propos de ce vers II, 944: "Païsages: le mot s'est employé au sens de "tableaux" (Hu guet), ici peut­être au sens de "motifs décoratifs" ".

34. À propos du "Sujet pronominaL .. ", dans Cahiers -TEXTUEL n° 1 5 décembre 1 995, consacré au Tiers-Livre de Rabelais. '

35. À propos de "Généalogie de l'identité: poétique et histoire", en Sorbonne, le 1 0 janvier 1 996, au séminaire d'Antoine Compagnon.

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ment de la nature nous enseigne cependant qu'au seizième siècle, malgré l'existence d'une symbolique initiatique (chez Dante) et de l'euphorique panorama que découvre Pétrarque lors de son ascension du mont Ventoux, la Montagne est un lieu alobalement horrible, comme l'atteste la tradition satirique du b

"passage des Grisons" 16. Depuis les Anciens et par exemple Ovide 17, l'hiver exprime de façon absolument topique le chagrin, à des degré divers. Cependant chez Du Bellay le topos est exploité en même temps qu'il est, si l'on peut dire, dénaturalisé, déréalisé: ainsi des "hyperborées" romaines, tandis qu'à l'Anjou reviennent les "costeaux solcillés". Autrement dit la terre d'exil est hivernale quoique plus méridionale que la terre natale - dans un système interne au Regrets qui lui-même emprunte à une mythologie de cour: la Princesse Marguerite est le Soleil de ce monde nostalgique de ]' Age d'Or 3R

• Autre exemple plus puissant peut-être quant à la parole d'auteur: nous avons entendu la voix d'Agrippa d'Aubigné dans son Printemps. Dernier exemple: la Loire, par exemple dans L'Olive de Du Bellay, mais chez les écrivains de La Pléiade plus généralement, est évoquée, "pay­sagée", selon un programme de francisation ou "gallicisation" extrêment précis. Ainsi du laurier, de l'olivier qui poussent dru

36. Voir par exemple Joachim Du BELLAY, Regrets. 134 ou Mon­taigne dans son Journal de voyage en Italie. Ernst Cassirer (op. cit.) offre un commentaire de la célèbre ascension du Mont Ventoux; Françoise Joukovsky, suit une lecture moins "initiatique" de cette même "excur­sion", dans Paysages de la Renaissance, Paris, P.u.F. et "Qu'est-ce qu'un paysage? L'exemple des odes ronsardiennes", dans Le paysage à la Renaissance, op. cil., pp. 55 sqq. Voir aussi Yvonne Bellenger, qui cite en particulier Montaigne, dans "Les paysages de montagne, l'évolution des descriptions du début à la fin du XVI' siècle", Ibidem, p.12 1 sqq.

37. Dans les Tristes et les Pontiques. 38. Voir Marie-Dominique LEGRAND, "Exil et poésie: Les Tristes, les

POl1tiques d'Ovide, les SOl/spirs d'O. De Magny, les Regrets de J. Du Bellay", Littératures n° 17, 1987, pp. 33-47.

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comme en plein maquis et conformément aux fresques et tapis­series où se développent les mascarades princières - à Fontai­nebleau par exemple 39. Dans tous les exemples retenus nous observons donc à différents titres que le paysage littéraire de la Renaissance compose très fortement la représentation de la nature en fonction d'une conscience esthétique. Par cette expres­sion je reprends à mon compte les analyses déterminantes de Françoise Joukovsky 40 qui montre, en particulier à propos de Ronsard, la place que le paysage prend dans l'art poétique, levant ainsi l'erreur anachronique de l'expression personnelle, sans omettre la question cruciales de l'univers imaginaire et de la vision propres à chaque poète. N'est-ce pas d'ailleurs ainsi que l'on peut parler de l'imitation des uns par les autres? Ces rondeurs du paysage ronsardien aux sources babillardes dont parle Françoise Joukovsky, se reconnaissent par exemple chez Joachim Du Bellay (Antiquités de Rome, 30) ou chez Agrippa d'Aubigné (Le printemps, 1,20). La réflexivité de ces idylles est extrêment forte, leur maniérisme est omniprésent et la métapho­re du jardinier, au reste très commune dès la Grande Rhétorique et chez Clément Marot qui "au jardin du sens sa rime ente" (Petite épître au Roi) participe de ce projet de forte orientation des paysages, sans doute peu "expansifs" mais intensément con­firmés dans leur statut de représentation d'une représentation.

Dans cette perspective il se peut que Marguerite Yourcenar ait dit J'essentiel dans L'Œuvre au noir: à deux moments parti­culièrement emblématiques au sein de ce roman de J'histoire de la Renaissance, à savoir lorsque Zénon au sortir de son séjour chez les charbonniers s'évanouit et se réveille le visage contre une flaque d'eau où il "se voit voyant", et lorsque ce personnage

39. Voir Marie-Dominique LEGRAND, "La Loire dans l'Olive de Joachim Du Bellay", Loire, littérature, Presses de l'Université d'Angers, 1989, pp. 57-65.

40. Article cité, dans Le Paysage à la Renaissance, op. cir., p. 63.

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guérit de J'étrange faiblesse qui J'a pris en contemplant ses plants de tomates - vrais parangons de J'importation du Nouveau Monde et de la "renaissance", selon un effet de réel qui honore la documentation de l'auteur 41. Episode romanesque, effet de réel, qui relèvent bien d'un tableau, d'une représentation de la représentation que la Renaissance donne d'elle-même, par exemple dans ses récits de voyage ou dans le livre exceptionnel auquel nous nous arrêterons maintenant: les Essais de Montaigne.

Dans ces ouvrages où l'énonciation à la première personne domine, et exclusivement chez Montaigne, nous assistons à une autre émergence du sujet, dans la lignée de ce qu'a récemment expliqué Terence Cave. En effet si le "Je" distinct d'Alcofrybas trouble par son expression - ou, puis-je ajouter, le 'je d'auteur" chez Bonaventure Des Périers, distinct, dans Les nouvelles ré­créations et joyeux devis, de celui du narrateur -, il n'en reste pas moins que le sujet affleure à la fracture de la fiction, dans le soutien éventuellement allégorique de la narration ou du pay­sage. Plus rien de tel, ou de moins en moins, chez les explora­teurs du monde maintenant connu ou chez Montaigne: le "je" de l'auteur n'avance plus exactement masqué mais est à soi-même son propre truchement. Ce contexte posé, j'en viens finalement aux singularités du monde, au narcissisme et à l'interprétation qui président à toute composition littéraire des paysages d'un monde qui désormais entoure J'homme de toutes parts. "Singu­larités". Singularitez de la France Antartique est un titre majeur d'André Thevet. En outre, comme le souligne fortement Jean Céard dans sa conclusion au Colloque Voyager à la Renaissance, il revient à Michel Mollat Du Jourdin d'avoir remarqué et commenté le vocabulaire dans sa communication intitulée "L'altérité, découverte des découvertes" 42 : "Là", écrit-il, "où la tradition employait les mots mirabilia et merveilles, un Thevet,

41. Ed. Folio, 1981 (Gall. 1968), p. 22 et 245. 42. Op. cit., 305 et 593.

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au XV!'"" siècle, use du terme singularité. A l'étonnement admi­ratif ou craintif, crédule ou sceptique, se substitue]' observation de l'originalité et de l'individualité spécifique, singulière dans le sens d'unique, de l'objet observé. Il s'agit moins d'étrangeté que de particularité" C'est dans cette perspective qu'il faut lire la curiosité inlassable et toujours portée à la nouveauté comme à l'expérience de la différence chez l'auteur des Essais. Montaigne a de l'affection, du désir et même de la passion ou de la ten­dresse pour tout ce qui a de la variété, tout ce qui relève de la contin~ence, voire de l'irrégularité ou de la laideur, tout ce qui va et VIent, tout ce qui est irréductible à la généralisation _ bref tout ce qui est en soi, inaliénable parce qu'''ondoyant et divers". Ce qui ne va pas sans un narcissisme permanent du spectacle qu'il donne du monde. Ainsi de Paris comme des cannibales, de Rome comme de l'homme et par exemple de lui-même. Si, comme l'écrit Françoise Joukovsky, "Ronsard ne peint pas mais recompose" les paysages 4\ Montaigne, lui, les énumère, les détaille et les "raconte", comme en un témoignage permanent.

Lisons donc à propos de Paris ceci qui est extrêmement célèbre: " ... elle a mon cœur dès mon enfance; il m'en est advenu comme des choses excellentes: plus j'ai vu depuis d'autres villes belles plus la beauté de cette-ci peut et gagne sur mon affection ( ... ) je l'aime tendrement jusques à ses verrues et à ses taches ... " (1II,9). Ou bien ceci encore qui n'est pas moins connu et qui nous ramène mieux, moins métaphoriquement, à l'anthropologie: "La diversité des façons d'une nation à une autre ne me touche que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison. Soyent des assiettes d'estain, de bois, de terre, bouilli ou rosty, beurre en huile de noix ou d'olive, chaud ou froid, tout m'est un ... ". Ou encore, un peu plus loin, toujours dans le même chapitre, cette satire du Fançais à l'étranger: "Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons et abominent les estrangeres. Retrouvent ils un compatriote en

43. Paysages de la Renaissance, op. cil., p. 59.

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Hongrie, ils festoyent cette aventure: les voilà à se ralier et à se recoudre ensemble, à condammner tant de mœurs barbares qu'ils voient". Enfin ouvrons le magnifique livre que Gérard Labrot a consacré à L'image de Rome, une arme pour la contre-réforme 44: il nous entraîne à relire des pages bouleversantes de Baudelaire, bouleversantes parce que nous y revenons à l'origine de l'ima­ginaire moderne, palimpseste, aliéné et fécondé par la mémoire -mémoire ancestrale et immémoriale de l'anamnèse, mémoire intrinsèque et neuve de chaque homme dans son être-au-monde. Et nous lisons d'une autre main Walter Benjamin, et puis encore Marcel Proust. Sur la roue à livres que Géard Labrot a garnie pour nous il y a, œuvre à laquelle reviennent sans cesse le voyageur et le pèlerin romains, les Essais. Le parti pris est de cerner "le rapport entre la vue et les sites particulièrement chers à l'homme cultivé [qui] n'est nullement simple. ( ... ). Confirmation de l'ego, porteur d'un bonheur rare que lui seul peut procurer, d'un bonheur que telle image de Rome permet d'analyser avec quelque délica­tesse" 45. Cette nouvelle Rome, éternellement se nourrit de l'interrogation de Montaigne (III,9): " ... est-ce par erreur de fan­taisie que la vüe des places que nous sçavons habitées par des per­sonnes desquelles la memoire est en recommandation, nous esmeut aucunement plus qu'ouïr le recit de leur faict ou leurs escrits 7". "Il faut", écrit Gérard Labrot, "que l'histoire (toujours plus circonstanciée) de l'absence fasse une place à l'épopée du présent". Chez Montaigne, en l'occurrence maître ès "paysage mental", pour encore emprunter à Gérard Labrot, est ce "contact entre une ville et un regard" - regard d'un homme qui émerge de son humanité et en jouit dans sa singularité, la plus exquise car la plus fragile.

44. Champ Vallon, 1987. 45. Op. cil., note 77 de la page 39l. (On retrouvera la citation de

Montaigne dans III, 9, De la vanité, p. 1118 de l'éd. Maurice Rat, coll. Pl., Gall., 1962).

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La question est bien celle de l'homme dans Rome, c'est-à­dire dans le monde, au monde; monde infini des êtres finis mais toujours différents les uns des autres et soi-même de soi, d'un jour à l'autre, d'une heure ou d'une minute à l'autre, le temps d'un évanouissement peut-être, d'une chute de cheval ... Le dossier est bien ouvert du rapport de la mémoire à la définition du sujet mais en même temps du rapport entre l'appréhension du monde, de ses paysages, et l'expression de la différence, et de chacun, et de l'autre.

En ce sens les récits de voyages sont d'infinis répertoires où se déclinent les "singularités" des hommes et de leurs pays. Les critiques pendant longtemps ont parlé plus du détail, de l'in­ventaire des voyageurs plus que des paysages qu'il collection­nent. Mais aujourd'hui, Chantal Liaroutzos, par exemple, dé­montre que dès la fameuse Guide des chemins de France de Charles Estienne, on peut bel et bien parler d'une appréhension réfléchie, composée et partiellement théorisée de "paysages" 46.

Quoi qu'il en soit nous pouvons nous fonder sur les travaux de nombreux spécialistes et spécifiquement en l'occurrence de ceux de Marie-Christine Gomez-Géraud 47 pour retenir la figure ma­jeure de l'interprète, truchement, garant et "compositeur" ou "inventeur" des mondes nouveaux et en dernier ressort parangon du paysagiste. Nous faisons dès lors de la relation de voyage, elle-même "pleine de paysages", le symbole de tout paysage: allégorique, onirique, fictive, référentielle ou autoréférentielle, la page-paysage est mise en relation dans l'écriture et dans la lecture du sujet avec l'expérience qu'il a du monde; et que Montaigne traite du paysage au rang des vanités - comme l'a bien relevé l'incursion dans l'essai III, 9, De la vanité, et tout le champ métaphorique de la contingence des différents accidents

46. Le paysage à la Renaissance, op. cit., p. 27 sqq. 47. "La figure de l'interprète dans quelques récits de voyage français

à la Renaissance", Voyager à la Renaissance, op. cit., pp. 319-335.

DE L'ÉMERGENCE DU SUJET ET DE L'ESSOR DU PAYSAGE 137

du mondes - balbutie la vocation prochainement morale et psychologique du paysage littéraire.

On aura donc peut-être cerné ici le commencement des commencements, émergence et essor au minimum sémantique en effet, du paysage à la Renaissance qui, pour me référer à un article de Michel Collot 4X, "Points de vue sur la perception des paysages", est encore, sinon exclusivement, du moins principa­lement, "esthétique" et rarement "lyrique".

Dans un systématique va et vient de l'analyse des détails sémantiques à la théorie possible, j'ai tenté de me liver à une esquisse de paysage des paysages de la Renaissance. Elle est essentiellement redevable aux différents travaux que j'ai cités et elle nous ramène des analyses de Françoise Joukovsky aux vers d'Eluard: aux "Géographies solennelles des limites humaines", limites fructueuses de l'échelle humaine puis de l'aune et de l'empan d'un seul homme, au regard étrange et étranger - à la "table", à la page de Remy Belleau, à son "papier", ... au Poème.

Aux marges du silence, au cœur de l'exil, dans la mélancolie des Saturniens ou dans les vacations euphoriques et nomades des voyageurs, le paysage est bien la page, dès la Renaissance, l' hortus conclus us , où se répète éternellement la dialectique du dehors et du dedans - où "la beauté pythagorique du sonnet" dont parlait Baudelaire 49 recèlera et révèlera celle de Cipango, où l'antonomase chante par

Les superbes dongeons, la riche couverture, Le jardin tapisssé d' eternelle verdure, Et la vive fonteine à la source immortelle (Regrets, 159)

48. Dans A. ROGER (dir.), La théorie du paysage en France (1974-1994), Champ Vallon, 1995, pp. 210-223.

49. Lettre à Armand Fraisse du 18 février 1860.

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138 Marie-Dominique LEGRAND

la gloire retrouvée, mais où

... on void quelquefois, quand la mort les appelle, Arrangez flanc à flanc parmy l'herbe nouvelle,

Bien loing sur un estang trois cygnes lamenter. (Regrets, 16)

Étang, plan d'eau inscrit dans les terres, miroir qui circonscrit l'univers et le peuple d'un oiseau platonicien, qui nage et qui marche mais qui vole.

Paysage, prochain symbole. À la Renaissance en France, le paysage littéraire, sinon le

paysage en général, tend à devenir "l'infini diminutif" 50 qu'il sera, place forte mais grande ouverte de l'homme au cœur du monde - au cœur du monde qu'il délimite, et cache et devine, tour à tour et simultanément.

50. Mon cœur mis à nu, 55, éd. André Guyaux, Folio, 1986, p. 110. Voir à ce propos les développements de Michel Collot dans L'Horizon Fabuleux, tome I, Corti, 1988, p. 77.

LA CONSTRUCTION DU PAYSAGE DANS LA PREMIÈRE SOLITUDE DE GONGORA

par Jean Canavaggia

Dans l'histoire des représentations littéraires du paysage - dès lors qu'on l'envisage du point de vue de l'hispaniste - une place essentielle revient à G6ngora et, plus particulièrement à son chef d'œuvre, les Solitudes. Composé entre 1613 et 1614, ce poème, demeuré inachevé, est apparu d'emblée comme le texte fon­dateur d'une "poésie nouvelle" que son auteur voulait instaurer 1.

Exalté par ses apologistes, critiqué par ses détracteurs, puis voué à deux siècles d'oubli avant d'être réhabilité avec éclat, en 1927, par la génération de Lorca, il inscrit le parcours d'un mystérieux "pèlerin" au sein d'une nature dont l'harmonie, parfois altérée par le caprice des éléments, s'accomplit dans un locus amoenus qui emprunte ses éléments à la lyrique gréco-latine, remodelée par la poésie de la Renaissance. Toutefois, au regard de la tra­dition qui a consacré ce lieu, on constate une subversion de l'argument du poème par le décor où il se situe. Ce peregrino dont nous ignorons jusqu'au nom et qu'un naufrage a jeté sur un rivage inhospitalier, est recueilli par des chevriers, et c'est à l'occasion d'une noce villageoise qu'il découvre les charmes et les vertus de la vie aux champs. Or, s'il faut en croire Philippe Jaccottet, à qui l'on doit une remarquable traduction de ce chef-

1. Sur la genèse des Solitudes, on consultera avec profit la récente mise au point de Robert JAMMES, dans l'introduction à son édition de Luis de GONGORA. Soledades, Madrid, Castalia, 1994, pp. 7-21.

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140 Jean CANA V AGGIO

d'œuvre, cette histoire "inintéressante" est tout au plus "un cadre à l'intérieur duquel peut déferler toute la richesse du monde: prés, plages et forêts; agneaux, lions, serpents et faucons; océans et promontoires; toutes les espèces d'eaux, de feux et de lumiè­res ; astres et vents; comme aussi bien, tous les travaux et les plaisirs des hommes, de la plus petite chose [ ... ] aux plus vastes espaces qu'il [le héros] aborde et jalonne" 2.

Cette simple énumération nous livre d'ores et déjà, sinon des paysages à proprement parler, du moins la matière d'une profu­sion de lieux qui transcende, semble-t-il, le parcours du naufragé et confère son véritable mouvement au poème. Encore convient­il de ne pas se laisser prendre au piège d'une évocation que Jaccottet, et non pas G6ngora, déploie ici sous nos yeux. Il est bien vrai que les Solitudes - de ]' aveu même de leurs premiers lecteurs - ordonnent des tableaux accordés aux pas d'un héros confronté à un monde qui lui était jusqu'alors inconnu. Mais la configuration des paysages qu'il aborde ne se réduit pas, comme nous aHons le voir, à la simple accumulation d'éléments naturels; et quant à la logique qui gouverne leur enchaînement, pour affranchie qu'elle soit des contraintes d'une "affabulation outra­geusement conventionnelle" 3, elle ne se confond pas, tant s'en faut, avec l'irruption de ces éléments arbitrairement rassemblés. Quelques exemples s'imposent ici pour éclairer cette double distinction, dont on ne saurait apprécier la portée si on se borne à isoler et à additionner des fragments détachés de leur contexte. Chacun d'entre eux requiert au contraire d'être situé, non seu­lement dans la trame de l'histoire, mais dans la texture même du poème.

2. GONGORA, Les Solitudes, traduction de Philippe JACCOTIET, Ge­nève, La Dogana, 1984, Postface. Ces quelques lignes sont reprises d'un texte antérieur, "Notes à propos de G6ngora", Nouvelle Revue Française, nO 259, 1974, pp. 67-71. Nous donnons ici, à la suite de chacun des extraits du poème que nous citons, la traduction de Jaccottet.

3. Ibidem.

LA PREMIÈRE SOLITUDE DE GONGORA 141

Une fois replacé le naufrage dans l'ample mouvement qui, avec le retour du printemps, anime les astres et le monde, le héros, après avoir remis les vêtements qu'il avait exposés au soleil, se lance à l'assaut de la falaise qui surplombe la grève où le flot l'avait jeté. C'est à ce prix que le naufragé, dans les ronces foulant des crépuscules, parvient jusqu'à la cabane - bienaven­turado albergue - où des chevriers lui offrent le vivre et le couvert. Encore lui faut-il traverser sans faiblir, guidé par l'éclat tremblant d'une indistincte lumière, une forêt qui n'est point décrite, mais dont le froid brouillard, les mugissements du vent, le craquement des arbres attestent aussi bien la crainte qu'elle inspire au lecteur, que la vaine résistance qu'elle tente d'opposer aux pas du héros. Ce n'est qu'après avoir réparé ses forces, que celui-ci, à l'aube d'une journée radieuse, reprend le lendemain sa route, sous la conduite d'un des bergers qui l'ont accueilli:

Agradecido pues el peregrino deja el albergue y sale acompanado de quien le !leva donde, levantado, distante pocos pasos dei camino, imperïoso mira la campana un esco!lo, apacible galer{a que festivo teatro fue algun dia de cuantos pisan Faunos la montana. Llego y, a vista tanta obedeciendo la dudosa planta, inmovil se quedo sobre un lentisco, verde balcon dei agradable risco (182-193).

Grâces rendues, le pèlerin

quitte l'auberge et sort, accompagné

de qui l'emmène où, dressé,

de peu de pas éloigné du chemin,

regarde la campagne, impérieux un écueil, ou paisible galerie,

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142 Jean CANA V AGGIO

qui fut un jour théâtre en fête de tous les faunes qui foulent ces monts. Il y parvint, et à si vaste vue obéissant le pied douteux, il s'immobilisa près d'un lentisque, de]' agréable roche vert balcon.

Voici que s'offre alors à ses yeux un vaste panorama: dans un déploiement qui requiert non seulement l'initiative du guide qui entraîne le naufragé à sa suite, mais la présence toute proche d'une éminence, un escollo rebaptisé apacible galerfa dès lors que le promeneur en fait un belvédère; escollo néanmoins impe­doso, du seul fait qu'il surplombe la campagne, avant que le lentisque dont il s'agrémente ne devienne à son tour un vert balcon:

Si mucho poco mapa les despliega, mucho es mas 10 que (nieblas desatando J confunde el Sol y la distancia niega. Muda la admiraci6n habla callando, y ciega lin rio sigue que, luciente de aquellos montes hijo, con torcido discurso, aunque prolijo, tiraniza los campos ûtilmente: orladas sus orillas de !rutales, quiere la Copia que su cuerno sea, si al animal armaron de Amaltea diafanos cristales ; engazando edificios en su plata, de muras se corona, rocas abraza, islas aprisiona, de la alta gruta donde se desata hasta los jaspes lîquidos, adonde su orgullo pierde y su memoria esconde (194-211 J.

LA PREMIÈRE SOLITUDE DE GONGORA

Un bref plan déploie-t-il un tel espace, que dire de ce qu'entre les brouillards le soleil trouble et la distance nie? Muet, l'étonnement parle sans mots et suit, aveugle, un fleuve qui, brillant fils de ces monts, de son discours méandreux et prolixe tyrannise les champs utilement; ses rives de vergers ourlées, l'Abondance voudrait en faire sa corne, si de cristaux diaphanes fut armé l'animal d'Amalthée; de son argent sertissant les demeures, il se couronne de remparts, étreint des rocs, emprisonne des îles, de la haute caverne d'où il tombe jusqu'aux liquides jaspes où il perd son orgueil et cache sa mémoire.

143

Du haut de ce rocher, que contemplent donc le peregrino et son guide? Plutôt qu'un tableau de genre, à proprement parler, un vaste espace, si on le mesure à leur aune, mais qui, reporté sur une carte du XVIIe siècle, où chaque détail était figuré de façon très concrète, n'occuperait finalement que peu d'étendue 4 :

ce qu'exprime l'oxymore mucho/poco [mapa), avant que le re­doublement mucho [poco mapa ... }/mucho [es mas ... } n'ordonne cet espace qui semblait incohérent: il l'élargit d'abord à tout ce que le regard découvre, à mesure que se dissipent les brumes matinales; puis à ce que ce même regard devine dans des loin­tains qui se dérobent à l'éclat du soleil, bien au-delà des acci­dents que ses rayons dévoilent peu à peu. Alors seulement l' œil des deux spectateurs, dont le silence dit l'émerveillement, se fixe

4. Nous empruntons cette observation à R. JAMMES, éd. cif., p. 238. n.194.

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144 Jean CANAVAGGIO

sur un fleuve qui en détermine en quelque sorte l'ordonnance. C'est lui dont les méandres, accordés au rythme de la silva,

unissent les monts qui l'ont vu naître aux campagnes qu'il arrose et féconde de ses eaux; c'est lui aussi qui s'orne des marques indubitables - vergers, demeures, remparts - de l'action des hommes; c'est lui enfin qui inscrit, dans cet espace ainsi re­modelé et qui s'offre tout entier au regard, une histoire toujours recommencée: celle que déroule son cours sinueux depuis le lieu de sa naissance jusqu'aux flots où il se perd.

Cette réunion d'éléments qui excluent toute localisation réfé­rentielle traduit, on le voit, un point de vue spécifique, et c'est par rapport à lui qu'ils composent une manière de paysage. Celui-ci, il faut le souligner, doit une part de son pouvoir d'évocation à un anthropomorphisme discret lié à la présence du fleuve: à peine suggéré à la naissance de celui qui n'est encore que le brillant fils

de ces monts, il se précise à travers l'enchaînement des verbes d'action dont il est le sujet - tiraniza, engazando, se corona,

abraza, aprisiona -, avant de s'achever sur le mouvement même qui le fait disparaître en se jetant dans la mer: su orgullo pierde y

su memoria esconde. Reste une dernière touche qu'introduit le discours du guide,

un discours que le naufragé écoute avec une attention ravie:

"Aquéllas que los arboles apenas de jan ser torres hoy - dijo el cabrera con muestras de dolor extraordinarias -, las estrellas nocturnas luminarias eran de sus almenas, cuando el que ves sayal lue limpio acera. Yacen ahora, y sus desnudas piedras visten piadosas yedras, que a rüinas y a estragos sabe el tiempo hacer verdes halagos" (212-221).

LA PREMIÈRE SOLITUDE DE GONGORA

Pour celles que les arbres maintenant à peine laissent être des tours - lui dit le chevrier avec de rares marques de douleur -, les étoiles étaient flambeaux nocturnes à leurs créneaux quand ce que tu vois bure était limpide acier. Maintenant écroulées, le pitoyable lierre vêt leurs pierres nues: puisqu'à toute ruine et ravage le temps offre toujours ses baumes verts".

145

Le chevrier, par ces quelques mots pathétiques, fait surgir les vestiges d'un épisode funeste, apparemment révolu, mais qu~ se perpétue dans les ruines que seul un œil ex~rcé découvre demère le lierre qui les recouvre. Ce paysage serem, apparemment. hors du temps et qu'on pourrait croire immobile, n'était le flux imnter­rompu des eaux qui le baignent, le voici désormais chargé d'une histoire de bruit et de fureur: une histoire qu'évoque, sans plus de précisions, celui qui en fut le témoin et même l'acteur. C'est en effet d'acier qu'il était naguère revêtu, et non de bure; et de ce passé de soldat il semble garder la trace, puisqu'il sus?end son discours pour se joindre au torrent d'armes et de chiens dont l'irruption annonce une chasse au loup: véritable coup de théâtre

dont s'étonne le peregrino:

JO

Bajaba entre si el joven admirando armado a Pan, 0 semicapra a Marte en el pastor mentidos que, con arte culto principio dio al discurso, cuando ... (233-236).

L'étranger descendait admirant à part soi - Pan armé, Mars à demi-chèvre -le berger fallacieux de qui la grâce donnait à ses propos si bel exorde, quand ...

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146 Jean CANA V AGGIO

Mariant les attributs de Pan et de Mars en un hybride insolite, le berger, en les incarnant, ravive les couleurs d'une mythologie que nous avons déjà vu poindre à deux reprises, comme autant de manifestations d'un même code rhétorique: d'abord, lors de la description du belvédère qui, en d'autres temps, bien avant que la guerre ne répandît ses ravages, fut un jour théâtre en fête/de tous les faunes qui foulent ces monts la faveur; puis au moment où s'esquisse la métamorphose du fleuve, aussi géné­reux que la chèvre d'Amalthée, tant il se plaît à prodiguer, comme une come d'abondance, les fruits de ses vergers.

Cette plaine spacieuse dont le héros abandonne alors la con­templation n'est pas le locus amoenus de la tradition bucolique; ce pourrait être davantage le cadre d'occupations géorgiques placées sous l'invocation du Beatus ille; mais jamais les travaux des champs ne sont véritablement à l' œuvre dans la première Solitude. Evoqués par les choeurs qui, lors des noces, invoquent le dieu Hyménée, ils constituent aussi un des motifs de l'épitha­lame qui vient clore le repas. À ce titre, ils constituent plutôt la toile de fond de l'épisode et, sur le mode optatif, le décor du bonheur paisible auquel aspirent les futurs époux.

Dans l'immédiat, au moment même où le peregrino se déta­che de ce paysage pour reprendre son chemin, une mélodie frappe son oreille et l'arrête avant que son regard ne se tourne vers celle qui a ainsi suspendu ses pas. Scène charmante qui, néanmoins, s'inscrit dans un cadre à peine suggéré:

... cuando rémora de sus pasos fue su o(do dulcemente impedido de canoro instrumento, que pulsado era de una serranajunto a un tronco, sobre un arroyo de que jar se ronco, mudo sus ondas, cuando no enfrenado [. .. f Negras pizarras entre blancos dedos ingenïosa hiere otra, que dudo

LA PREMIÈRE SOLITUDE DE GONGORA

que aun los pefiascos la escucharan quedos. Al son pues deste ru do, sonoroso instrumento, lasciva el movimiento mas los ojos honesta, altera otra bailando lafloresta (236-242; 251-258).

... quand s'embarrassa son pas dans son ouïe doucement entravée par le sonore instrument dont jouait une enfant des montagnes sous un arbre, près d'un ruisseau enroué de se plaindre, ses ondes, sinon tout immobiles, muettes [ ... ] D'ardoises noires entre ses doigts blancs si ingénieuse une autre joue que je doute si le roc même impassible l'écoute. Puis, au son de ce rude et sonore instrument, lascif le mouvement, mais honnêtes les yeux, une autre altère en dansant la forêt.

147

Le ruisseau, personnifié, doit sa présence à la plainte qui, tel un contrechant, vient doubler la mélodie que joue la jeune fille sur son rebec ou sa viole. Quant aux rochers qui font écho au son des ardoises que fait retentir sa compagne, peu s'en faudrait qu'ils ne s'animent, n'était le doute qu'exprime avec humour le narrateur anonyme, accréditant ainsi une métamorphose qui n'est plausible que dans la mesure où elle relève d'une façon de dire, de figures qui nous projettent hors du champ de l'expérien­ce sensible. Ainsi s'altère la prairie au spectacle d'une danseuse - lasciva el movimiento, mas los ojos honesta - seule capable d'accorder les contraires, dans une sorte de concordia opposito­rum. Ainsi s'élargit, à mesure que les yeux du naufragé voient

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148 Jean CANA V AGGIO

surgir de nouvelles montagnardes, un espace agreste qu'elles peuplent et qui devient la source même de la vie qui l'anime:

Tantas alfin el arroyuelo, y tantas montéiesas da el prado, que dirfas ser menos las que verdes Hamadrfas abortaron las plantas: inundacion hermosa que la montafia hizo populosa de sus aldeas todas a pastorales bodas (259-266).

Tant enfin le ruisseau, tant de bergères offre le pré que l'on dirait les vertes Nymphes moins nombreuses qu'engendrèrent les arbres: belle inondation que la montagne populeuse envoie de ses moindres hameaux aux noces des bergers.

Dans un même mouvement, les jeunes paysannes que dé­couvre le regard de tous côtés, et dont le déferlement semble naître du ruisseau comme du pré qu'il arrose, sont d'abord réfé­rées - du moins dans l'original - aux Hamadryades, c'est-à-dire aux nymphes des arbres, vouées à mourir avec ceux qui leur avaient servi de demeure depuis leur naissance. Cette référence même est issue d'une comparaison que le lecteur, cette fois, est convié à admettre: non pas comme une vérité d'évidence, mais comme une impression énoncée sur le mode hypothétique, puis­que le conditionnel dirias, rapporté à un tu plus expressif que l'impersonnel qui en est la transposition française, donne bien à entendre qu'elle est l'aboutissement d'une hyperbole, tout en faisant appel à sa complicité. Seule finalement s'impose, sans leurre aucun cette fois, une inundaci6n hermosa modulée par le

LA PREMIÈRE SOLITUDE DE GONGORA 149

changement de mètre et de rythme, à l'instant même où l'annon­ce des noces villageoises ajoute un nouveau jalon à la trame du récit: vision qui cette fois embrasse toute la montagne et, comme telle, rapportée au regard d'un témoin d'élite dont le point de vue s'énonce bientôt, au seuil d'une nouvelle séquence:

De una encina embebido en 10 c6ncavo, el joven mantenia la vista de hermosura, y el oido de métrica armonia. El Sileno buscaba de aquellas que la sierra dia Bacantes, ya que Nin/as las niega ser errantes el hombro sin aijaba ... (267-275).

D'une yeuse par le creux contenu, le jeune homme alimentait son regard de beauté et son ouïe de nombres musicaux. Il cherchait le Silène de celles que les monts firent Bacchantes, puisque les nie être nymphes errantes l'épaule sans carquois ...

C'est le respect des bieséances qui dissuade ce gentilhomme d'aborder les jeunes paysannes, contrairement au chev~li~r d~s pastourelles médiévales; mais c'est une image empruntee a Vu­gile qui nous le montre en train de se repaître de. beauté S. avant de consacrer, dans un désir impossible à aSSOUV1r, la transfigu­ration de Bacchantes dont on ne saurait cette fois trouver le Silène. Ce paysage à peine entrevu, quoiqu'inscrit dans la tradi-

5. Atque oculos pintura pascit inani (Enéide). On retrouve cette i~a­ge chez GARCILASO (lIe Eglogue, vv. 1326-1327). Voir R. JAMMES, ed.

cit., p. 252, n. 268.

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150 Jean CANA V AGGIO

tion bucolique, tire ainsi sa force d'évocation des êtres qui le peuplent: silhouettes apparemment dépourvues d'histoire, mais projetées au-delà d'elles-mêmes par une affabulation dont le mode d'énonciation institue une connivence du poète et de son lecteur, associés pour contempler et partager le ravissement du héros niché au creux de son chêne.

Dire que G6ngora s'attache à esquisser des paysages revient peut-être à pécher par anachronisme, puisqu'en castillan le mot paisaje - emprunté à l'italien par le vocabulaire de la peinture -n'est attesté qu'au début du XVIII' siècle 6. Mais est-ce commettre pour autant un abus de langage? En fait, ce qu'il brosse, mais à l'échelle du poème tout entier, ce sont bien des scènes de genre, regroupées sur une même toile à la façon d'un tableau flamand: un lienzo de Flandes, ainsi que l'observait un de ses commenta­teurs les plus pénétrants, l'abbé de Rute:

La poésie en général est une peinture parlante, et s'il en est une qui le soit, c'est bien celle-ci; car, tout comme dans un tableau flamand, on y voit peints avec art et beauté mille sor­tes d'exercices rustiques, de cabanes, de chaumières, de mon­tagnes, de vallées, de prairies, de bois, de mers, d'estuaires, de fleuves, de ruisseaux, d'animaux terrestres, aquatiques et aériens. Dans un tableau flamand, ai-je dit? Je devrais plutôt dire dans plus d'un, car ces Solitudes se composent de plu­sieurs parties ... 7

6. Très précisément en 1708, dans l'index du Museo Pictorico d'Antonio PALOMINO. Le Diccionario de Autoridades, en 1737, définit le paysage comme "un morceau de pays en peinture" ["pedazo de pais en la pintura"j.

7. "La poesia en general es pintura que habla, y si alguna 10 es, 10 es ésta; pues en ella, como en un lienzo de Flandes, se ven industriosa y hermosisimamente pintados mil géneros de ejercicios rusticos, caserios, chozas, montes, valles, prados, bosques, mares, esteros, rios, arroyos, ani­males terrestres, acuaticos y aéreos. Dije en un lienzo, digo en algunos,

LA PREMIÈRE SOLITUDE DE GONGORA 151

Vibrant éloge d'un poète attaché à des valeurs proches de celles qui, tout au long du XVIIe siècle, ont conduit un Hobbe­ma, un Van Ostade, un Van Ruysdael à observer les plus humbles détails de la vie quotidienne pour construire un monde moins hiératique, moins hiérarchisé que celui que la peinture espagnole proposait à la même époque. Eloge, aussi, d'un artiste qui, loin de "s'abaisser à copier campagnes et prairies", à la façon d'un vulgaire paisistaR, nous apparaît au contraire attentif à distinguer plans et volumes, à jouer des contrastes et des dégradés, à rendre le mouvement qui anime chaque scène, dans une tension con­stante de l'écriture entre le choix du détail précis et la vision d'ensemble 9. En un sens, G6ngora décline à sa façon la com­paraison consacrée par Horace: ut pictura poesis. Reste que rien, dans ces scènes ou ces séquences, ne ressortit stricto sensu à l'art de la description, tel que le pratiquera, une génération plus tard, un Soto de Rojas, dans son Para[so cerrado para muchos

[Paradis fermé à la multitude 1: outre que la technique de cet épigone de G6ngora enchaîne une succession de décors où chaque fois l'artifice prétend vaincre la nature, les paysages qu'il dessi­ne ne sont traversés d'aucune présence humaine, ils n'ont d'autre ordonnance que celle qu'impose une minutieuse accumulation d'éléments !O.

porque estas Soledades constan de mas de una parte ... " Francisco FER· NANDEZ de CORDOBA, Abad de RUTE, Examen dei Antidoto a las "Sole­dades", Madrid, 1614, cité par R. JAMMES, éd. cit., p. 126.

8. Ce terme - qui n'est enregistré par aucun dictionnaire - apparaît au XVII' siècle sous la plume du peintre Juan de BUTRON, dans ses Discur­sos apologéticos en que se defiende la ingenuidad dei arte de la pintura, Madrid, 1626, f. 89. V.M.J. WOODS, The Poet and the Natural World in the Age of Gongora, Londres, 1978; Antonio CARREIRA, "La novedad de las Soledades", Crepusculos pisando. Once estudios sobre las Soledades de G6n­gora, Marges, nO 16, Presses Universitaires de Perpignan, 1995, pp. 84-87.

9. V. Emilio OROZCO, Introduccion a Gongora, Barcelona, Critica, 1984, pp. 60-63.

10. V. Emilio OROZCO, "Introducci6n a un poema barroco. De las

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152 Jean CANA V AGGIO

Ce que nous dévoilent en revanche les Solitudes, c'est d'abord l'agencement d'un matériau qui a prélablement subi la patine des siècles; c'est aussi une syntaxe: la combinaison tou­jours neuve des mots, des figures et des rythmes qui préside à cet agencement même; c'est aussi le décor que celui-ci compose et qui n'est pas - il faut y revenir - le simple déferlement de prés, de plages et de forêts, fussent-ils capables d'entraîner toute la richesse du monde à leur suite. Le paysage de la première Solitude - puisque c'est de lui seul que nous avons choisi de parler - obéit à une dynamique qui épouse le mouvement du récit, tout en enchaînant dans sa trame les paysages que nous découvrons tour à tour. Nous avons vu s'animer le décor agreste du concert improvisé par les montagnardes. Or ce décor ne s'identifie pas à un lieu précis: il accompagne le peregrino dans son cheminement; et si les éléments dont il est formé demeurent essentiellement les mêmes, la conjonction de ces éléments, le point de vue qui la commande, l'atmosphère qui en émane chan­gent au fil des heures et du parcours que suit le héros, dans une progression irréversible du temps.

Dès lors, ce que découvre peu à peu le lecteur, ce n'est pas simplement une suite de tableaux qui se borneraient à inscrire dans le paysage les danses et les chants des montagnardes, les présents que leurs compagnons destinent aux futurs mariés, les mets que leurs hôtes ont apprêtés pour le repas de noces ou les exploits des champions qui se mesurent à la lutte, au saut et à la course; ce sont, bien davantage, les composantes d'une "solitu­de", au sens que ce mot avait au XVIIe siècle, quand il était pris dans son acception objective. Contrairement à ce que prétendait Juan de Jauregui, un des censeurs les plus acerbes du poème, cette acception, qu'offrait déjà l'étymon latin solitudo, s'accorde

Soledades gongorinas al Paraiso de Soto de Rojas", in Paisaje y senti­miento de la naturaleza en la poesia espafiola, Madrid, Prensa espafiola, 1968, pp. 139-228.

LA PREMIÈRE SOLITUDE DE G6NGORA 153

fort bien avec l'afflux des montagnards conviés aux noces: elle se justifie, en effet, dès lors que la vie qu'ils incarnent ignore l'agitation stérile des villes et perpétue les valeurs d'un Âge d'Or; et c'est dans cette optique que s'éclaire l'économie des quatre Solitudes qu'avait, semble-t-il, conçues G6ngora, dans une progression qui devait mener le peregrino des champs aux rivages, aux forêts et aux déserts Il. Qu'il ne nous en ait donné que les deux premières, que l'on ne puisse tenir la seconde pour véritablement achevée, tout ceci manifeste l'ampleur, sinon la démesure d'une entreprise qu'il a menée pendant près de dix ans avant de la suspendre, sans qu'on puisse démêler les raisons qui l'ont conduit à ce renoncement.

Les paysages des Solitudes ne sont donc pas des vignettes que le poète se serait plu à ciseler à la façon d'un Parnassien. Ce sont plutôt les éléments d'un univers complexe, agencés, si l'on veut, à la façon des parties d'un ample discours. Par là même, leur enchaînement est loin d'obéir à une progression purement mécanique: la logique dont il procède renvoie davantage à une métaphysique, en tant qu'elle s'identifie à la gravitation du peregrino. Philippe Jaccottet jugeait son histoire inintéressante, mais le point de vue du héros, comme nous l'avons constaté, gouverne chaque fois la mise en perspective du cadre où elle s'inscrit et, par voie de conséquence, la configuration du décor qui l'accueille. Or comment ne pas être frappé par la façon dont ce point de vue s'incarne dans un personnage dont on sait seu­lement qu'il est dédaigné, naufragé et absent? C'est cet abandon qui, finalement, détermine le profil perdu qu'il nous offre, un abandon d'autant plus douloureux à vivre qu'il s'assortit, comme il se doit, de la nostalgie du bonheur enfui: autrement dit, une solitude morale où l'on retrouve l'essence même de ce que

11. Nous renvoyons sur ce point à R. JAMMES, éd. cit., pp. 59-64, qui reproduit en particulier les arguments que l'abbé de Rute oppose à Jauregui.

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154 Jean CANA V AGGIO

l'espagnol classique appelait également soledad, mais dans une acception cette fois subjective que le portugais saudade a con­servée. On aura donc compris que la progression évoquée plus haut, et qui devait conduire le peregrino de la paix des champs à l'âpreté des déserts, appelait un corollaire tout naturel: un appro­fondissement de ce sentiment même, qu'on peut déjà observer dans ce qui nous est parvenu du poème et qui, en particulier, informe, au début de la deuxième Solitude, le chant du naufragé.

Cette soledad, nous objectera-t-on, participe d'une affabula­tion dont Philippe Jaccottet n'observait la présence que pour en limiter la portée. Mais si conventionnelle qu'elle puisse nous paraître, elle n'en commande pas moins l'architecture du poème, tout en donnant sa véritable profondeur à un paysage qui n'est plus simplement décor, dès lors qu'il se projette au-delà du tour de force artistique dont il est issu, au lieu de s'abolir dans un jeu gratuit de figures plus ou moins audacieuses. Du moins est-ce là ce que ressent et perçoit le lecteur de la première Solitude, et c'est une des raisons pour lesquelles nous avons circonscrit notre analyse à ce premier mouvement. La deuxième Solitude ou, du moins, ce que nous en conservons, n'illustre pas, tant s'en faut, la même corrélation, la même complémentarité des deux accep­tions, objective et subjective, du terme. Les paysages qui s'y dé­ploient ne semblent plus référés aussi subtilement à la soledad de celui qui les contemple, alors même que la déréliction du hé­ros, devenue explicite, lui inspire une plainte qui constitue un des sommets lyriques du poème 12. Que celui-ci soit resté ina-

12. Le paysage marin qui ouvre la deuxième Solitude a donné lieu à des essais d'identification induits de l'expérience personnelle de G6ngora et, notamment, de son séjour, en 1607, aux environs de Huelva, dans le bassin du rio Tinto, sur les terres du marquis d'Ayamonte. Voir R. JAMMES, éd. cit., pp. 70-73. D'un point de vue intrinsèque, il a fait l'objet d'une analyse de Marie-Claire ZIMMERMANN. Voir "Lieux et figures dans les Solitudes", Crepusculos pisando, pp. 236-238.

LA PREMIÈRE SOLITUDE DE GONGORA 155

chevé, que G6ngora ait renoncé à jamais à le remettre sur le métier, demeure pour nous une énigme. On s'est demandé si cet abandon ne signifiait pas que le poète avait voulu, en composant une soledad, créer un genre inédit, à moins qu'en inventant un langage nouveau, il n'ait rêvé, sans y parvenir vraiment, d'abolir les barrières et les contraintes génériques 13. On a aussi pensé qu'il avait atteint un seuil qu'il ne pouvait plus franchir: cette épaisseur métaphysique que son héros était en train de prendre, le poème ne pouvait plus désormais en rendre compte, sauf à imaginer un changement de structure désormais impensable ].J.

Autant d'hypothèses qui méritent examen, à partir desquelles pourrait être développée, sans doute, une approche plus systé­matique, plus cohérente aussi, de cette poétique du paysage dont nous avons tenté ici de poser les fondements.

13. V. Nadine LY, "Esta poesfa inutil...", Critic6n, n° 30, 1985, pp. 7-42; M. MONER, "Une traversée des Solitudes", pp. 204-205.

14. Cette idée m'a été suggérée par Marie-Claire Zimmermann, que je remercie vivement d'avoir bien voulu lire ces pages.

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1 1

DE LA MÉMOIRE À L'INSPIRATION:

LE PAYSAGE AU XVIIIe SIÈCLE

par Jean-Louis Haquette '~,

On s'accorde à reconnaître qu'au XVIIIe siècle l'innovation majeure dans le domaine du paysage est la naissance, en Angle­terre dans les années 1720-1730, du jardin paysager l, qui sous le nom de "jardin à l'anglaise" ou de "jardin anglo-chinois" 2, se répandit dans tout le continent européen, à partir des années 1760. Contrairement à certaines idées reçues, ce type de jardin n'est pas lié à un nouveau "sentiment de la nature" 3, .ù à une

1. On fait généralement de William Kent, lié au cercle d'Inigo Jones et de Lord Burlington, le créateur de ce nouveau style. D'après Walpole, "Kent leaped the fence, and saw that aIl nature was a garden", mais les historiens des jardins ont pu montrer le rôle de jardiniers comme Charles Bridgeman dans la création du nouveau style. Sur ces questions, voir: M. WILSON, William Kent: Architect, Designer, Painter, Gardener (Londres, 1984).

2. Cette dénomination est liée à une querelle nationale, certains jardi­niers français, refusant de créditer les Anglais de l'invention du style pay­sager, voulurent montrer que ceux-ci n'avaient fait qu'adapter la formule des jardins chinois. Sur cette question voir Dora WIEBENSON, The Pictu­resque Garden in France (Princeton, 1978).

3. Daniel Momet ou Paul van Tieghem ont eu recours à ce type d'explication (voir du premier Le Sentiment de la nature de Jean-Jacques Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre, 1907, et du second Le Sentiment de la nature dans le préromantisme européen, 1930). Ces deux études, dont les présupposés critiques ont été largement remis en cause ont ce­pendant le mérite d'avoir été parmi les premières à attirer l'attention en France sur la question du paysage du XVIII' siècle.

LE PAYSAGE AU XVIII' SIÈCLE 157

préférence donnée au "naturel" 4, mais bien, comme l'ont mlimtré David Streatfield ou Alain Roger S, à un changement de modèle esthétique: alors que le jardin à la française obéissait à l'archi­tecture, le jardin paysager prend la peinture pour guide 6. Il sem­blerait donc que le jardin paysager soit lié à un triomphe du visible.

Ce sur quoi je voudrais attirer l'attention ici, c'est l'importan­ce du modèle littéraire dans ces évolutions. Si l'on peut suivre au long du siècle une apothéose progressive du visible, qui s'affir­me en Angleterre avec Capability Brown puis triomphe dans le mouvement pittoresque 7, le fil du lisible permet une autre lectu­re. Il me semble en effet qu'on peut montrer que tant dans sa perception (par les voyageurs), que dans sa conception dans la réalité (par les jardiniers) ou dans la fiction (par les écrivains et par les peintres), le paysage est tissé de littérature. Dans une très large mesure, le visible n'est digne d'attention esthétiqùë que s'il est lié, d'une façon ou d'une autre, au lisible R. Il ne saurait être

4. Ce type d'opposition entre jardin à la française et jardin à l'anglaise a la vie dure. Il s'origine dans une fausse évidence visuelle, et dans le dé­bat franco-anglais sur l'art des jardins au XVIII' siècle: pour les Anglais, la formule nouvelle libère la nature du corset que lui impose le jardin à la française. Celui-ci serait le reflet de l'absolutisme et de l'artifiëe Louis­q~atorzien, alors que le jardin paysager respecte la liberté native de la nature, de même que le système politique anglais respecte la liberté indi­viduelle. On trouve ce parallèle par exemple chez Addison et Walpole.

5. Alain ROGER, Nus et paysages (Aubier, 1978), David STREATFIELD, "Art and Nature in the English Landscape", Landscape in the Literature and Gardens of the 18th Century, (University of Califomia Press, 1981).

6. Il ne s'agit pas bien sûr de dire que les jardins reproduisent gran­deur nature des tableaux de paysages spécifiques, mais que leur compo­sition veut suivre les règles de la peinture. L'essai du Marquis de Girar­din, créateur d'Ermenonville, De la composition des paysages, est le plus net à ce sujet.

7. Cf. Malcolm ANDREWS, The Searchfor the Picturesque (Aldershot, 1989).

8. Dans un autre domaine, celui de la peinture, Norman Bryson a

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158 Jean-Louis HAQUETTE

question ici d'entamer une démonstration approfondie 9; je me contenterai de proposer un parcours synthétique, en suivant trois étapes: l'imPortance du modèle textuel dans le jardin paysager, le développement des paysages d'écrivain, et l'affirmation de liens

,_ e~tre paysage et inspiration poétique. Mon propos n'échappera donc pas à la faiblesse de toute génénilisation à partir d'un petit nombre d'exemples: l'éclectisme et la simplification, mais j'espè­re qu'il permettra au moins de mettre en lumière un certain nom­bre d'enjeux du paysage au XVIIIe siècle.

Jardin paysager et modèle textuel

Si, comme je l'indiquais en préambule, le jardin paysager anglais s'approprie la peinture de paysage, ce n'est pas comme une forme vide. Les tableaux des peintres qui servent de référen­ces canoniques, Poussin, Lorrain ou Rosa JO, sont liés à un certain imaginaire textuel: comme l'a montré David Streatfield, ils étaient perçus comme des illustrations valables de ce qu'on pouvait lire dans la poésie bucolique d'Horace ou de Virgile li. A bien des égards il s'agit de paysages littéraires mis en peinture. Dans le jardin aussi il s'agira bien souvent de concrétiser, grandeur natu­re, un paysage lu. Tableaux et sites paysagers renvoient à un mo­dèle antique commun, qui est essentiellement un modèle litté-

étudié un problème similaire, celui des relations entre ce qu'il appelle le tiguratif et le discursif. Voir Word and Image: French Painting in the Ancien Régime (Cambridge, 1981).

9. Je me permets de renvoyer ici à ma thèse, Les Paysages de la fiction, à paraître aux Studies on Voltaire and the 18th Century, pour une discussion plus détaillée de ces questions.

10. Thomson a pérennisé cette triade, dans ces vers souvent cités: "Whate'er Lorrain Iight-touched with softening hue/ Or savage Rosa dashed, or learned Poussin drew" (The Castle of Indolence, Strophe 38).

Il. David Streatfield, article cité.

LE PAYSAGE AU XVIII" SIÈCLE 159

raire, et non plus mythologique, comme ce pouvait être le cas aux XVIe et XVIIe siècle 12.

Je voudrais citer un texte un peu long de Girardin, qui montre bien la spécificité du rôle de la référence littéraire dans le fon­ctionnement du jardin paysager. Il s'agit d'un passage de son traité d'art des jardins, De la Composition des paysages Il, au chapitre "Des détails", qui décrit un site possible dans un parc:

C'est dans un vallon solitaire et sombre que coule parmi des

rochers couverts de mousse le ruisseau dont on entend le bruit.

[ ... ] Quel spectacle s'offre tout à coup! A travers les cavités

obscures de rochers éloignés s'élancent de tous côtés des eaux

brillantes et rapides [ ... ] Des bois environnent la place de tou­

tes parts, leurs épais feuillages se courbent et s'entrelacent sur les eaux écumantes; des groupes d'arbres disposés de la ma­

nière la plus heureuse donnent un effet surprenant de clair­

obscur et de perspective à cette scène enchanteresse [ ... ] 1"'.

Dans un premier temps, l'aspect visuel triomphe, et le voca­bulaire devient pictural. Mais cela ne suffit pas à faire du lieu un objet artistique, il y manque, comme aux tableaux de paysage, des figures, une histoire qui lui donne son intérêt 15. C'est une inscription qui permet le passage du "pittoresque" au "poétique":

12. Au 18" siècle, les figures du panthéon olympien laissent de plus en plus la place aux personnages du monde bucolique ou pastoral.

13. De la composition des paysages, 1777, (Ed. du Champ urbain,

1979). 14. Chap. VI. 15. Jaucourt déclare dans l'article paysage de l'Encyclopédie que le

paysage sans figure humaine n'intéresse que les esprits mélancoliques. "Dans tout autre état, le paysage, fût-il du Titien ou du Carrache, ne nous intéresse pas plus que le ferait la vue d'un canton de pays affreux ou riant. Il n'est rien dans un pareil tableau qui nous entretienne, pour ainsi dire, et comme il ne nous touche guère, il ne nous attache guère".

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160 Jean-Louis HAQUETTE

Ce fut là que la belle Ismène se baignait un jour; le hasard y co~duit le jeune Hylas; à travers les feuillages, il aperçoit la mmtresse que son cœur adore en secret. Que devient-il à la vue de tant d'attraits! Embrasé de désirs, combattu par la délicates­se, ce n'est que dans une fuite précipitée qu'il peut s'arracher au délire de ses sens; mais en fuyant il laisse tomber un billet: la belle Ismène surprise du bruit qu'elle a entendu, regarde de tous côtés, aperçoit le billet; son cœur est touché de tant de délicatesse, de tant d'amour. Hylas fut aimé, Hylas fut heureux; et le souvenir de ces amants constants est encore gravé sur un chêne voisin.

Girardin inverse ici le processus de lecture du site par le promeneur: c'est à partir de l'inscription que celui-ci laisse libre cours à sa rêverie et imagine les amours d'Ismène et d'Hylas. On le voit, la référence narrative, par le biais de l'inscription, permet l'ouverture du paysage sur l'imaginaire; le lisible transcende le ~isible. Cette référence n'est pas seulement narrative, mais bien lIttéraire; derrière ce passage se profile une référence inter­textuelle précise: celle des idylles de Gessner, dont on sait le

, '16 C succes europeen . e que propose Girardin, c'est de mettre en scène le décor d'une idylle de Gessner. C'est bien ici le littéraire qui gouverne le jardin, et permet la mise en place d'une fiction paysagère.

On ne s'étonnera donc pas de retrouver dans de nombreux parcs un bosquet des poètes de la nature, qui célèbre immanqua­blement Théocrite et Virgile, parfois accompagnés, comme c'est le cas à Ermenonville, de Thomson et Gessner, leurs modernes ép!gones. Ce type de fabrique donne d'une certaine façon les cles de lecture du parc qui la contient, et indique bien quel ima-

16. Cf l'ouvrage déjà ancien de Paul VAN TIEGHEM Les idylles de Gessner et le rêve pastoral, second volume de son Sentiment de la nature dans le préromantisme européen (1930).

LE PAYSAGE AU XVIII' SIÈCLE 161

ginaire littéraire préside à la composition 17. Dans le jardin, la mémoire textuelle n'est qu'un instrument au service de l'imagi­nation, et doit permettre au promeneur d'avoir l'illusion de par­courir les lieux chantés par les poètes antiques.

Le discours théorique sur l'art des jardins, dans son vocabu­laire même, montre aussi l'importance du modèle littéraire. Watelet, comme Girardin, distingue dans la création des sites trois types de beauté, ou d'invention. Le créateur de Moulin-Joli parle d'invention "pittoresque", "poétique" et "romanesque" ; celui d'Ermenonville reprend les deux premières catégories, mais préfère, pour qualifier la troisième, l'adjectif "romantique". On le voit cette terminologie ternaire, qui est aussi une grada­tion, donne la priorité au littéraire dans l'art du jardin paysager. Au 18e siècle, le visible n'est pas en soi un objet esthétique, il lui faut une légitimation extrinsèque pour le devenir.

Le terme supérieur n'est pas, contrairement à ce qu'on atten­drait, celui qui renvoie à la poésie mais appartient au domaine de la fiction en prose. Ce renversement de la hiérarchie littéraire du système des Belles-Lettres témoigne certes de l'affirmation litté­raire du genre romanesque, mais surtout d'une conception du rapport au texte qui donne la priorité au libre jeu de l'imagina­tion. Une note de Girardin, qui explique le choix de l'adjectif "romantique", le marque bien "J'ai préféré le mot anglais ro­mantique, à notre mot français, romanesque, parce que celui-ci désigne plutôt la fable du roman, et l'autre désigne la situation et l'impression touchante que nous en recevons" 18. Il ne s'agit donc plus seulement de mobiliser une mémoire textuelle, mais encore

17. Sur cet aspect de l'esthétique du paysage, voir M.S. ROSTVIG, The Happy Man; Studies in the Metamorphosis of a Classical Ideal, 1600-1760 (Oslo, 1954).

18. De la Composition des paysages, chap XV. Cette occurrence de l'adjectif romantique est antérieure à la phrase des Confessions si souvent citée.

Il

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162 Jean-Louis HAQUETTE

de donner l'illusion d'un monde où la littérature devienne réali­té. Certes, pour Girardin, seule la nature peut fournir la beauté romantique, mais dans la description qu'il donne de ce genre de paysage, l'on reconnaît en filigrane le modèle rousseauiste de l'île Saint-Pierre sur le lac de Bienne ... 19. Les canons de la beau­té paysagère sont donc aussi des canons littéraires.

La présence du littéraire dans le discours théorique se traduit aussi dans la recherche d'antécédents valorisants: lorsqu'Horace Walpole cherche des modèles au jardin paysager, il propose le verger d'Alkinoos dans l'Odyssée, et le jardin d'Éden tel que Milton le décrit dans Le Paradis perdu 20. La démarche a de quoi surprendre: si l'on peut comprendre une lecture "archéologique" du texte homérique, on conçoit mal son application à l'épopée miltonienne. De façon significative, l'histoire même du jardin anglais s'écrit en prenant des textes littéraires comme oriGine du

b

modèle esthétique ... Ce type d'esthétique n'apparaît pas uniquement dans la sphè­

re du jardin paysager: poésie et roman mettent en scène un même type de rapport au paysage. Thomson, dans les Saisons, est très clair, lorsqu'il conseille au promeneur printanier de se laisser conduire par sa mémoire des textes virgiliens pour appré­cier pleinement le paysage:

There let the classic page thyfancy lead Through rural scenes, such as the Mantuan swain Paints in the match/ess hannony of song 21.

II est important de préciser que pour le poète anglais, la réfé­rence littéraire n'est pas une fin en soi, mais le point de départ

19. Chap. XV. 20. Horace WALPOLE. The History of the Modern Taste in Cardenillg

(1771-1780). 21. The Scasons, Spring, v. 455-457.

LE PAYSAGE AU XVIII' SIÈCLE 163

d'une rêverie heureuse, qui forme l'essentiel du plaisir du pay­

sage:

Or catch thyself the lanscape, gliding swift Athwart imagination 's vivid eye; Or, by the vocal woods and waters lulled, And lost in lonely musing, in a dream Confused of careless solitude where mix Ten thousand wandering images ofthings, Soothe every gust ofpassion into peace­Ali but the swellings of the softened heart, That waken, not disturb the tranquil mind".

Thomson, habitué des parcs paysagers et nourri de la philo­sophie de Locke, telle qu'Addison l'a popularisée, met en place dans son poème, qui connut une diffusion européenne, une esthétique du paysage qui donne le premier rôle à l'imagination. Les Rêveries du promeneur solitaire, écrites trente ans plus tard, s'inscrivent à bien des égards dans cette tradition, dont on peut suivre les avatars à travers tout le siècle des Lumières 23. Gœthe s'en fait l'écho et lui accorde une place centrale dans Werther. Walheim, le lieu de l'action a été choisi par le héros comme sé­jour parce qu'il lui donnait l'impression que l'âge d'or y sur­vivait. Dans ce texte aussi, c'est une référence littéraire qui est le point de passage entre le visible et l'imaginaire. Werther re­trouve à Walheim, de façon surprenante pour le lecteur contem­porain, la vie patriarcale évoquée par Homère dans l'Odyssée. On se rappelle d'ailleurs que Werther emporte dans ses pro-

22. Ce passage a été ajouté dans l'édition de 1744. 23. Rousseau, contrairement à une idée communément acceptée, n'est

~as l'iniateur d'un nouveau rapport au paysage. Il s'approprie une théma­tique préexistante, en lui donnant une force d'expression nouvelle. Il est Un des premiers à l'importer dans la littérature française.

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164 Jean-Louis HAQUETTE

menades une édition in-12 d'Homère, cadeau de Lotte 24. A bien des égards la perception des paysages est informée par une mémoire textuelle, bien plus que par des souvenirs visuels 25.

Tous ces textes sont révélateurs des caractéristiques de l'expérience esthétique du paysage au XVIII' siècle: celui-ci ne devient un objet artistique que si le visible est transcendé par une autre dimension, celle de l'imaginaire, ou pour employer le vo­cabulaire de l'époque, celle de la rêverie. Dans un autre domai­ne, celui de la peinture de paysage, c'est la même conception implicite du rapport au paysage qui est présente dans la critique de Diderot: il s'agit d'entrer, par l'imagination, dans l'espace du tableau. La "Promenade Vernet" du SalOIl de 1767 en est l'exemple le plus frappant. Au XVIII' siècle, le plaisir du pay­sage n'est pas tant celui du jeu des formes et des couleurs gue celui d'une pensée vagabonde, dont le point de départ est le plus souvent une évocation littéraire. Les ~scriptions des jardins paysagers ont donc un rôle essentiel: elles permettent de faire d'une vue un paysage, c'est-à-dire d'inscrire l'imaginaire au cœur du visible.

Lafigure de l'auteur dans le paysage

La présence de la littérature dans le paysage peut aussi se traduire par le souvenir des auteurs, au-delà des textes. Au cours du XVIII' siècle, se développe en effet très nettement la valori­sation de paysages parce qu'ils ont été le lieu de séjour d'écri­vains célèbres, ou qu'ils en sont le lieu de sépulture. Parmi les plus visités au XVIIIe siècle, parce qu'ils entrent dans l'itinéraire du Grand Tour, on peut citer, la tombe de Virgile au Pausilip-

24. l''" partie, Lettre du 28 Août. 25. Sur les présupposés de la perception moderne du paysage, cf. par

exemple A. CAUQUELlN, L'Invention du paysage (Plon, 1989).

LE PAYSAGE AU XVIII' SIÈCLE 165

pe 26, le village de Tivoli, l'antique Tibur, ou la Fontaine de Vau­

cluse, liée à la figure de Pétrarque. Le magistrat Dupaty décrit ce paysage dans ses Lettres d'Italie; en voici un extrait:

Vaucluse offre à la fois le tableau le plus admirable et le

phénomène le plus singulier; mais je dirai avec le poète Mais ces eaux, ce beau ciel, ce vallon enchanteur Moins que Pétrarque et Laure intéressaient mon cœur.

Ce souvenir de Pétrarque et de Laure anime tout le paysage: il

l'embellit, il l'enchante. J'ai cherché des traces de ces amants sur tous les rochers. C'est donc ici, disais-je, qu'ils venaient s'asseoir ensemble, que Pétrarque a tant aimé, a répandu tant de larmes, qu'il a poussé tous ses soupirs immortels que nous entendons encore! Je me suis assis sur la pente d'un rocher; et de là je me suis enivré pendant une heure, du bruit de ces eaux,

de la verdure de ces gazons, de l'azur de ce beau ciel, de la jeunesse, du printemps et du souvenir de Laure 27.

On le voit, le mouvement est le même que face à un site dans un parc: la contemplation du paysage visible est dépassée par une rêverie que rend possible un souvenir littéraire. Ce qui est

! nouveau ici, c'est l'apparition de la personne de l'écrivain: il ne '\' s'agit plus seulement de textes, mais d'auteurs qui sont inscrits

dans la nature et ce changement n'est pas sans incidence sur le

26. Chateaubriand rapporte pieusement des feuilles du célèbre laurier qui y poussait: la tradition le fait remonter à Silius Italicus, qui l'aurait planté pour honorer la mémoire de Virgile. Le peintre anglais Wright of Derby en a fait le sujet d'un de ses paysages littéraires. (Cf. le catalogue de l'exposition du Grand Palais, RMN, 1990).

27. Lettres sur l'Italie [1788] (1826), l'" Lettre, p. 7. Cette évocation inaugurale d'un paysage littéraire prend une valeur programmatique. A bien des égards Dupaty est un bon représentant de l'attitude face au pay­sage de l'élite cultivée française à la fin du 18' siècle. Un monde le sépare d'un autre magistrat voyageur, le célèbre président de Brosses.

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166 Jean-Louis HAQUETTE

rapport au paysage. Ce mouvement marque bien un triomphe de la littérature, puisque celle-ci n'est plus l'accomplissement de la beauté du paysage, mais son origine. Peu importe, à la limite, la beauté pittoresque du site, puisque le séjour du poète suffit à donner, de façon quasi-magique, une valeur esthétique au paysage.

L'exemple le plus célèbre de ce processus, qui traduit autant un nouveau statut de l'écrivain que la force du modèle littéraire dans l'esthétique du paysage, est bien sûr le parc d'Ermenon­ville. De façon délibérée, Girardin créa un paysage littéraire autour de la figure de Rousseau. A l'évocation des œuvres du citoyen de Genève, s'ajoutent les lieux de ses séjours, tels "1' au­tel de la rêverie", ou "la cabane du désert", et même, couronne­ment de l'ensemble, le tombeau du grand homme, sur l'île des peupliers. Rarement jardin fut autant saturé de littérature.

Dans un tel contexte, la confusion du réel et du littéraire, pré­sente implicitement dans l'esthétique du jardin paysager, s'épa­nouit pleinement: le monde des lettres se superpose parfaitement à la réalité. J'en prendrai pour exemple la façon dont l'auteur d'un des guides du parc, La Promenade d'Ermenonville, décrit la cabane de Jean-Jacques, au "désert", lieu où celui-ci n'habitait pas mais venait méditer:

L'intérieur est tout en rochers; on lit sur celui qui est en face de la porte: Jean-Jacques est immortel. [ ... ] En parcourant les environs de la maison, on trouve gravés sur plusieurs quartier de roc différents passages des écrits de Rousseau. [ ... ] Tout ici retrace à vos yeux la situation de Meillerie; tout rappelle à votre cœur l'idée de Saint-Preux écrivant à Julie, appuyé sur un quartier de roc qui lui servait de table, c'est là qu'il faut venir, au lever du soleil, lire cette lettre brûlante qui décida Julie; c'est là qu'il faut venir renouveler - le de sa maîtresse le serment de l'aimer toujours 2S:

" ~~. Promenade d'Ermenonville, in De la Composition des p{lysages. reedltIon de M. Conan (Paris, 1979) p. 161.

LE PAYSAGE AU XVIII' SIÈCLE 167

Dans ce passage, on assiste à une triple superposition, de l'auteur, des œuvres et du paysage. Le souvenir de l'auteur pro­voque l'évocation du héros de La Nouvelle Héloïse, qui fait partager sa passion au promeneur. Le site réel de la campagne du Valois disparaît devant le paysage imaginaire du Lac Léman. Cette superposition ne fait pas partie du projet de Girardin, puis­qu'un autre endroit du parc est conçu comme évocation des ro­chers de Meillerie. Le promeneur supplée ici aux indications du réel, le paysage devient purement imaginaire. Le passage s'achè­ve ainsi:

On s'éloigne à regret d'un lieu où les idées s'agrandissent et s'élèvent, en rendant hommage au brûlant auteur de l' Héloïse; le cœur est vivement ému par le souvenir que Jean-Jacques se reposait souvent dans cet endroit, après avoir herborisé aux environs: ici tout est rempli de l'idée de Rousseau. C'est le droit du génie d'imprimer un caractère sacré à tous les lieux qu'il habita.

Ce paragraphe, qui fait appel aux lexiques de l'émotion et de la religion, marque bien à la fois le "sacre de l'écrivain" au tour­nant du siècle des Lumières et la subordination durable du visuel au littéraire en matière de paysage.

Le rédacteur reprend pourtant sa lucidité rationnelle, et ré­pond à l'objection qu'on pourrait lui faire du peu de proportion entre les Alpes et les collines du Valois, entre le Léman, et le grand étang d'Ermenonville:

Quelle différence, me dira-t-on, de ces monts qui s'élèvent dans les nues, de ces rochers qui se perdent dans les airs, de ces sapins vieux comme le monde, à ces objets qui sont devant moi? l'en ( -.nviens: mais ceci en est le tableau en miniature. L'imagination qui voudrait vous transporter dans des lieux consacrés par la prose de Rousseau, agrandit les objets: si le charme de la lecture de l' Héloïse ou les souvenirs délicieux de

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168 Jean-Louis HAQUETIE

cet ouvrage viennent s'y joindre, alors l'illusion est complète, et vous n'êtes plus à Ermenonville 29.

La clausule résume l'effet recherché par le jardin paysager: donner au promeneur l'illusion d'être transporté dans un autre univers, le faire entrer dans l'espace de la fiction littéraire. Le triomphe du paysage, c'est finalement sa disparition, l'efface­ment du réel devant l'imaginaire.

De l'imagination à l'inspiration

Je voudrais maintenant évoquer un exemple moins connu, en France, de paysage d'auteur, qui met e'n évidence une autre mo­dalité des liens qui s'établissent à la fin du siècle des Lumières entre littérature et paysage. Il s'agit du jardin créé par Pope à Twickenham, dans la vallée de la Tamise 30. Delille, toujours lui, l'évoque dans ses Jardins, juste après la Fontaine de Vaucluse. On retrouve la même sacralisation qu'à Ermenonville, justifiée ici par le fait que c'est le poète qui est le créateur du paysage:

Ah ! si dans vos travaux est toujours respecté Le lieu par un grand homme autrefois habité, Combien doit l'être un sol embelli,par lui-même! Dans ces sites fameux, c'est leur maître qu'on aime 3

'.

Le dernier vers reprend l'idée traditionnelle des genres épi­dictiques selon laquelle le jardin est une sorte de portrait du

29. Ibidem, p. 163. 30. Sur cet aspect de la création artistique de Pope, voir Maynard

MACK, The Garden and the City " Retirement and Poli tics in the Late Poetry of Pope (Londres, 1969).

31. Les Jardins, [1782], Œuvres de Delille (1820) Chant 3, p. 25.

LE PAYSAGE AU XVIII' SIÈCLE 169

propriétaire, mais le sens est ici spécifique, car il s'agit du jardin d'un poète. On passe de l'auteur à l'inspiration; le jardin paysa­ger est valorisé parce qu'il a été le lieu d'une création poétique. La description du paysage est comme à Ermenonville, l'occasion d'une évocation des œuvres et de la personne de l'auteur, mais surtout du travail de l'inspiration:

Je reconnais l'alcôve où jusqu'à son réveil, les doux songes du sage amusaient son sommeil; Voici le bois secret, voici l'obscure allée Où s'échauffait sa verve, en beaux vers exhalée. [ ... ] Aussi, dans ces bosquets par ta muse habités, Viennent errer souvent mes regards enchantés: l' y crois èntendre encor ta voix mélodieuse; J'interroge tes bois, ta grotte harmonieuse; Je plonge sous sa voûte avec un saint effroi, Et viens lui demander des vers dignes de toi.

Le topos antique du bois sacré est repris, mais dans un sens littéraire, et non mythique: le génie du lieu est un poète, et le paysage une source d'inspiration. À la différence d'Ermenon­ville, il ne s'agit pas d'évoquer de façon quasi magique les textes d'un auteur, pour les vivre par l'imagination, mais de trouver dans le paysage littéraire les sources d'une création nouvelle.

Même si le cas de Delille à Twickenham est particulier, on serait tenté de dire que, d'une certain~façon, la création littéraire est l'aboutissement de l'expérience du paysage au XVIIIe siècle: si le visuel est transcendé par la rêverie littéraire, il_n'est pas étonnant que celle-ci suscite l'écriture de nouveaux textes. La convergence d'un paysage et d'un souvenir textuel met en mou­vement l'imagination, qui peut alors donner naissance à mille combinaisons nouvelles de mots et d'images. Le paysage visible n'est plus alors qu'un prétexte, entre une mémoire et une écri­ture. ,1 c

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170 Jean-Louis HAQUETTE

Une romancière anglaise a illustré de façon intéressante ce processus dans ces œuvres, Ann Radcliffe. Si elle demeure célè­bre pour ses romans terrifiants, elle est aussi connue pour le nombre très élevé de descriptions de paysages dans ses romans 1~. Or, elle ne se contente pas de descriptions pittoresques, mais inscrit ses paysages dans un processus littéraire. Face au pay­sage, ses héroïnes trouvent non seulement un soulagement à la tension psychologique à laquelle elles sont soumises, mais sur­tout une source d'inspiration poétique. Le texte romanesque est ainsi parsemé de poèmes, censés être nés de la contemplation des paysages. Tout cela est bien sûr fictif, mais la représentation du paysage comme expérience poétique dans ces textes roma­nesques permet de mieux comprendre le rôle central qu'acquiert le paysage dans la poésie romantique.

Dans les textes des poètes anglais de la fin du XVIII' siècle, J'inspiration poétique est en effet médiatisée par le paysage, elle n'est plus éclair intérieur, mais sensibilité à l'harmonie du mon­de, telle qu'elle se révèle dans la nature sensible. Les souvenirs textuels disparaissent progressivement, mais J'expérience du paysage demeure littéraire: J'imagination, formée à l'esthétique du jardin paysager, en a fait un lieu poétique. Il ne s'agit plus pour écrire d'imiter les Anciens, mais de s'imprégner de paysa­ges, qui sont les véritables catalyseurs de l'inspiration. Les poè­tes anglais ont parfois fait de cette éducation poétique par le paysage, la matière de leurs œuvres: on pense ici au Minstrel de James Beattie, mais aussi évidemment aux premiers livres du Prélude de Wordsworth. Dans les deux cas la formation poétique passe essentiellement par l'expérience paysagère, qui n'est pas seulement éducation du regard, mais école de l'imagination, et donc de l'écriture poétique. Ainsi s'explique l'évolution sémanti­que de l'adjectif "romantique", qui passa du lexique du paysage

32. Les deux textes les plus significatifs à cet égard sont The Ro­mance of the Forest (1791) et The Mysteries of Udolpho (1794).

LE PAYSAGE AU XVIII' SIÈCLE 171

à celui de la littérature. Formé à percevoir, au-delà du visible, des souvenirs littéraires, la première génération romantique trouvera dans J'expérience du paysage le laboratoire de la création poéti­que, en radicalisant une esthétique qui donnait une place nou­velle et centrale à l'imagination dans le rapport au réel.

Je voudrais terminer ce parcours en évoquant la figure de Senaflcour, qui, en France, est sans doute l'auteur qui permet le mieux de comprendre cette évolution. Si l'on a pu dire qu'Ober­man était un roman de l'ennui, au sens métaphysique de ce mot, c'est aussi un roman du paysage, qui en fait, comme chez les Anglais, le lieu d'une expérience essentielle. Semblable au tou­ristes anglais, Oberman gravit les sommets, à la recherche de paysages alpins sublimes:

J'ai été jusqu'à la région des glaces perpétuelles, sur la dent du Midi [ ... ] Là l'homme retrouve sa forme altérable mais in­destructible; il respire J'air sauvage, loin des émanations so­ciales; son être est à lui comme à l'univers: il vit d'une vie réelle dans l'unité sublime [ ... ] A cette hauteur, nulle exhalai­son des lieux bas, nul accident de lumière ne troublaient, ne divisaient la vague et sombre profondeur des cieux. Leur cou­leur apparente n'était plus ce bleu pâle et éclairé, doux revê­tement des plaines, agréable et délicat mélange qui forme à la terre habitée une enceinte visible où J' œil se repose et s'arrête. Là, l'éther indiscernable laissait la vue se perdre dans l'immen­sité sans bornes; au milieu du soleil et des glaciers, chercher d'autres mondes et d'autres soleils comme sous le vaste ciel des nuits; et par-dessus J'atmosphère embrasée des feux du jour, pénétrer un univers nocturne JJ •

Encore une fois le paysage est source de rêverie, le travail de l'imagination relaye celui du regard. Certes cette rêverie a ici

33. Oberman, [1804] Lettre VII, (Folio, Gallimard, 1984, p. 43-48).

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172 Jean-Louis HAQUETIE

une toute autre portée que celle que visait à susciter le jardin paysager; elle prend une résonance ontologique et la référence littéraire explicite disparaît, mais le processus est le même et la question de l'écriture se pose à nouveau quelques lignes plus bas:

Je voudrais avoir conservé des traces plus sûres, non pas de

mes sensations générales dans ces contrées muettes, elles ne seront point oubliées, mais des idées qu'elles amenèrent et

dont ma mémoire n'a presque rien gardé. Dans des lieux si

différents, l'imagination peut à peine se rappeler un ordre de pensées que semblent repousser tous les objets présents. Il eût fallu écrire ce que j'éprouvais, mais j'eusse alors cessé de sentir d'une manière extraordinaire.

Avec cette tension typiquement romantique entre absolu et écriture, paysage et inspiration, nous voilà bien loin de l'esthé­tique néoclassique d'un Delille, et pourtant, à bien des égards, l'écriture de Senancour est issue d'une tradition esthétique qui a appris à voir derrière le visible, l'imaginaire, à percevoir au-delà des couleurs du monde, l'éclat des textes, à faire du paysage une expérience littéraire.

METTRE UN BONNET ROUGE AU PAYSAGE OU

LE MOMENT HUGO DU PAYSAGE LITTÉRAIRE

par Françoise Chenet-Faugeras

La faute à Hugo

De même qu'il y a un "moment Rousseau" du paysage litté­raire 1, il Y a un "moment Hugo" que saluent à leur façon Musset et Baudelaire. Dans la première des lettres de Dupuis et Cotonet, on apprend, en effet, que le romantisme se définit par l'introduc­tion du paysage dans la poésie 2. Baudelaire, dans le Salon de 1859, sacre Hugo "roi des paysagistes" non seulement en poésie mais aussi par ses dessins 3. Pour comprendre l'importance déci-

1. Voir Françoise CHENET-FAUGERAS, "Le paysage et Rousseau", dans Recherches et Travaux, n° 51, Hommage à Jean Oudart & Jacques Spica, Université Stendhal, Grenoble ID, 1996.

2. Retraçant l'histoire de leurs perplexités devant le romantisme, Dupuis et Cotonet remontent à ce beau jour de 1824 où ils le découvrirent dans le Journal des Débats: "Il était question de pittoresque, de grotes­que, du paysage introduit dans la poésie, de l'histoire dramatisée, du drame blasonné, de l'art pur, du rythme brisé, du tragique fondu avec le comique, et du moyen âge ressuscité". Lettres de Dupuis et Cotonet, O.C, t. 3, Œuvres en prose, "Pléiade", p. 820. Il est significatif qu'en 1836, à la date de publication de ces lettres, paysage et romantisme soient liés.

3. Baudelaire dans son article décisif sur Le Paysage dans le Salon de 1859 salue "la magnifique imagination qui coule dans [ses] dessins" dignes de celui qui "en poésie [ ... ] est le roi des paysagistes".

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174 Françoise CHENET-FAUGERAS

sive de Hugo dans l'histoire du paysage littéraire, il convient de rappeler que contrairement à la peinture, le paysage en littérature n'est pas un genre à part entière, avec ses conventions et ses normes, mais plutôt une écriture 4 qui, fortement focalisée (c'est la définition des dictionnaires), définit le rapport particulier de J'homme au monde et, littéralement, une vision du monde.

Avec lui se dépasse Je ut pictura poesis, même renversé en ut poesis pictura: la symétrie et la rivalité entre activité poétique et création picturale qui demeurent alors tendraient à prouver que c'est au fond la même chose. Or, bien que ce ne soit pas la même chose, tout se passe comme si, depuis l'invention - controver­sée - du paysage en peinture, on ne s'était pas avisé pendant près de trois siècles que le paysage en littérature posait des pro­blèmes spécifiques et, qu'en conséquence, il impliquait une autre esthétique, celle dont précisément la théorie se formule sous la plume de Hugo vers 1830.

Toutefois on se méprendrait si l'on faisait de ce repérage du "moment Hugo du paysage" une simple question d'histoire litté­raire ou d'histoire de l'art. Ce n'est pas non plus un problème d'esthétique comparée. Tenter de déterminer comment, dans quels usages, voire dans quel cadre rhétorique, le paysage écrit s'est détaché de toute référence à la peinture et a pu être évoqué sans la médiation du tableau, c'est, de fait, trouver l'articulation entre une théorie - celle que définissent la Préface de Cromwell puis William Shakespeare 5 et une pratique - celle d'un voyage,

4. Parler du paysage littéraire reste une gageure tant qu'on n'aura pas défini avec précision les usages littéraires du paysage et distingué la poésie de la prose et, dans la prose (qui peut être poétique), le roman, la lettre ou le récit de voyage, l'essai ou le texte de critique. C'est pourquoi littéraire paraissant inadéquat, il serait plus pertinent d'opposer au pay­sage pictural le paysage écrit, distinction qui n'est pas sans intérêt pour saisir la nature et la portée de l'inscription de Hugo dans l'histoire du paysage.

5. Pour respecter la chronologie et dégager l'unité de l'esthétique de

LE MOMENT HUGO DU PAYSAGE LITTÉRAIRE 175

Le Rhin en l'occurrence, dont la presse se fait l'écho. Et, sans doute, est-ce ce phénomène de résonance qui, en portant Je débat esthétique sur la place publique, fait définitivement du paysage une passion moderne. De là se dégage la dimension éthique, po­litique et pour tout dire sociale de ce qui n'était au départ qu'un banal problème de représentation.

Il y a donc quelques bonnes raisons de penser que le tournant a dû s'opérer dans ces années-là qui voient le triomphe de Juillet et du Romantisme et que, pour le coup, si le paysage nous est devenu une préoccupation si familière au point d'être un enjeu de société, ce n'est plus la faute à Rousseau mais bien à Hugo.

Ecrire la nature

Avec lui, l'écrivain n'est plus seulement ce "peintre de natu­re" 6, ni même le "poète de la nature" mais, dans une volonté de la décrire sous toutes ses faces, l'écrivain de la nature. Il prend l'humble et modeste position du scribe qui plante son écritoire en plein champ et se promène avec son album et un carnet de voyage où il note ses impressions, choses vues ou rêvées:

Maintenant, ami, si vous voulez avoir une idée complète de l'intérieur de cette ruine fameuse et inconnue, je ne puis mieux faire que de transcrire ici ce que j'écrivais sur mon livre de

Hugo, précisons que si William Shakespeare n'a été écrit qu'en 1863-1864, cette œuvre, à laquelle il faudrait ajouter ce que l'édition "Bou­quins" regroupe sous le titre de Proses Philosophiques, prolonge et amplifie la réflexion amorcée par la Préface de Cromwell (1827). Dans l'entre-deux, Le Rhin (1842-1845), est le point d'application où se vérifie et s'alimente la théorie.

6. Claude BINET. Vie de ROl1sard. (1586) et dédicace des Amours d'Antoine de Baïf: "Belleau gentil, qui d'esquise peinture / Soigneuse­ment imites la nature",

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176 Françoise CHENET-FAUGERAS

notes à chaque pas que j'y faisais. C'est la chose vue pêle­mêle, minutieusement, mais prise sur le fait et par conséquent ressemblante. [ ... ] Le vent tourne les feuillets de mon livre et me gêne pour écrire. Je vais rentrer dans la ruine. J'y suis. - J'écris sur une petite console de velours vert que me prête le vieux mur 7

Naissance du paysage littéraire: désormais, le carnet de voyage ainsi que l'album vont permettre de dissocier l'écriture et le dessin, ce dernier étant chargé d'étayer l'écriture mais, plus fondamentalement, de la relayer et ainsi de la libérer de l'exacti­tude topographique exigée par le style descriptif.

Précisons que l'idée de noter ses impressions de voyage ou de promenade à la façon dont le peintre ébauche des croquis dans un album est assez récente. Alain Corbin 8 la situe à la fin du XVIIIe siècle avec l'invention du voyage pittoresque. Cette évolution est favorisée par le développement des illustrations dont témoignent Les Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France du baron Taylor et de Nodier et diverses re­vues comme l'Artiste ou l'Illustration. Quand on ne voyage pas avec un peintre chargé de faire les relevés, on apprend soi-même à dessiner en attendant que le daguerréotype soit assez fonction­nel pour pouvoir être transporté en voyage 9.

Ayant été initié par Célestin Nanteuil lors d'un voyage en Bretagne, en 1836, Hugo est l'un des premiers écrivains à pou­voir traduire ses "impressions" de voyage aussi bien par un des-

7. Le Rhin, Lettre XV, Voyages, Laffont, "Bouquins", pp. 113-114. Le carnet contient deux dessins correspondant à cette description: La Souris - 16 7bre (1840), 4 h. et, sous un autre angle, 5h 1/4 du s.

8. Alain CORBIN, Territoire du vide, ChampslFlammarion, p. 162. 9. Voir à ce propos la lettre de Humboldt à Carus du 25 février 1839

commentée par Roland RECHT dans La lettre de Humboldt, Christian Bourgois éditeur, Paris, 1989.

LE MOMENT HUGO DU PAYSAGE LITTÉRAIRE 177

sin que par l'écriture 10. Gautier révèle cette nouvelle facette du talent du maître: "M. Hugo n'est pas seulement un poète, c'est encore un peintre" :

Quand il voyage, il crayonne tout ce qui le frappe. Une arête de colline, une dentelure d'horizon, une forme bizarre de nua­ge, un détail curieux de porte ou de fenêtre, une tour ébréchée, un vieux beffroi: ce sont ses notes; puis le soir, à l'auberge, il retrace son trait à la plume, y met des vigueurs, un effet tou­jours hardiment choisi; et le croquis informe, poché à la hâte sur le genou ou sur le fond du chapeau, souvent à travers les cahots de la voiture ou le roulis du bateau de passe, devient un dessin assez semblable à une eau-forte d'un caprice et d'un ragoût à surprendre les artistes eux-mêmes ... 11.

Et les revues publient régulièrement ses dessins. Il est aussi l'un des rares à ne pas faire de distinction entre le paysage prosaïque de la lettre de voyage, par exemple, et le paysage poétique: celui qu'on trouve dans la poésie 12, s'entend. C'est

10. Parler des dessins de voyage de Hugo serait trop long. On se contentera de souligner que si les dessins des albums appartiennent à la mimesis et sont souvent indexés par un "ce que je vois de ma fenêtre", ils sont retravaillés de façon à dégager la valeur symbolique du lieu. Hugo accuse les lignes géométriques ou les estompe, multiplie les contrastes ombre/lumière, joue sur les perpectives et mêle des projections fantasma­tiques suivant les principes d'une imagination visionnaire qui déforme spontanément la chose vue. Il convient de distinguer les dessins de voyage plus ou moins référentiels des dessins inspirés par les voyages qui, eux, sont délibérément déconnectés de la réalité même s'il portent un nom de lieu.

11. Article de GAUTIER dans la Presse du 27 juin 1838. 12. On sera sans doute étonné d'apprendre que le mot "paysage",

sinon la chose, est rare dans la poésie dans la première moitié du XIx'n~ siècle. Une seule occurrence dans l'Anthologie de la poésie française, t. 1, éditée par B. Leuilliot dans la collection "Poésie/Gallimard". On objecte-

12

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178 Françoise CHENET-FAUGERAS

d'ailleurs l'un des reproches les plus fréquents que lui fait la critique, même la plus favorable.

Le paysage en liberté

Prenons l'exemple d'Eugène de Montlaur qui publie un article sur Le Rhin dans La Revue du Progrès de mars 1842. Son article a pour nous un intérêt particulier en ce sens qu'il commen­ce par un rapide historique du paysage confondu avec l'amour de la nature, "ce poème admirable". Après avoir déploré que le XVIe siècle ait eu "les yeux fermés aux beautés extérieures" et n'ait rien su "du spectacle éternel que le poète d'Elisabeth re­traçait avec une grâce merveilleuse", il se réjouit qu'à partir de saint François de Sales, dont "les pages colorées et gracieuses respirent un parfum d'aubépines en fleurs", la littérature fran­çaise s'ouvre à l'étude de la nature et il voit dans l'œuvre de Rousseau le tournant décisif. De lui découlent Chateaubriand (aux "grandes toiles à la façon de Poussin"), Lamartine et même Alexandre Dumas qui, dans ses Impressions de voyage tant

ra Baudelaire: en fait, 3 occurrences pour Les Fleurs du Mal, plus 2 pour les pièces retranchées ou ajoutées contre 7 pour les Petits poèmes en prose (Le Spleen de Paris). Mais c'est déjà l'autre versant du siècle. Cette absence relative du mot est confirmée par le corpus de FRANTEXT qui fournit pour la poésie de la première moitié du XIX'"'' 25 occurrences dont Il dans L'Homme des Champs de Delille (1800) qui appartient encore au XVIII'''''. La poésie de Hugo d'avant l'exil en comporte 4, Lamartine, 3. Le reste se distribue entre J.-F. Michaud (1803), M. de Guérin, A. Bertrand, Th. Gautier (Albertus), A. Barbier. Le mot s'envole à partir de 1850: 91 occurrences pour la période qui va des Poèmes antiques de Lecomte de Lisle (1852) à l' œuvre de Mallarmé. Précisons que les titres ne 'font pas partie des poèmes et ne sont donc pas recensés. Qu'en conclure sinon que le mot "paysage" appartient à la prose et vient vraisemblablement du discours de la critique ')

LE MOMENT HUGO DU PAYSAGE UrrÉRAIRE 179

décriées, peut avoir des "descriptions remarquables". Hugo arrive, et le premier en France - ou presque -, il introduit mas­sivement le paysage dans la littérature, sans restriction de genre:

Cet amour pour le paysage dont M. Hugo a fait preuve tant de fois dans ses poésies, et qui lui a inspiré d'heureux vers, nous le retrouvons dans le livre sur le Rhin. On devait s'y attendre. A notre avis ce sont là les meilleures lettres, les lettres douces à relire. Il y a dans ces petites scènes si simples une finesse de dessin, un choix aimable de ton qui par moment ne laissent rien à désirer. - Quelquefois aussi une image brusque et mal choisie vient détruire à plaisir toute l'harmonie du tableau et vous faire rire très impertinemment de votre propre émotion. Ainsi dans la première lettre, rien de plus gracieux que cette facile esquisse qu'on croirait faite au crayon et sur le genou. Nous aimons cette plaine peu accidentée, "ce petit pont de pierre où viennent se rattacher les deux bouts du chemin; cet énorme roulier d'Allemagne, gonflé et ficelé, etc." Nous ne voudrions retrancher que la phrase par laquelle la description se termine. M. Hugo compare un rideau d'arbres à un grand peigne qui projette son ombre sur la route. Pourquoi cette ridi­cule image? le dessin était si bien commencé! Les tons étaient fondus avec tant d'harmonie! dans quel but donner en finissant un coup de pinceau d'une teinte si crue et qui dépare?

Bonne question. Même s'il n'est pas certain que Hugo ait eu "un but" déterminé en comparant ces arbres à "un grand peigne où il manquerait des dents" 13, l'effet produit par la note "grotes­que" que sa fantaisie a mise dans le paysage est éloquent et révèle le conformisme de ses lecteurs ainsi que l'existence d'une norme définissant un paysage "poétiquement correct", comme on dirait de nos jours. Ses paysages sont perçus comme transgressifs.

13. Le Rhin, lettre II, op. cit., p. 13.

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180 Françoise CHENET-FAUGERAS

De fait, ils participent de l'esthétique de Réponse à un acte d'accusation et de la Préface de Cromwell. Tout se passe comme si Hugo mettait un "bonnet rouge" au paysage en y introduisant des paysans qui travaillent la terre, les hauts fourneaux de M. Cockerill, des clochers comparés à des pots à eau ou à des saladiers, des poules et des canards. Son paysage est trivial et ses métaphores vulgaires et incohérentes: elles sont "réprouvées par le goût" et le bon sens. Pour tout dire, elles sont "baroques" et appartiennent au paradigme de "la plus impertinente des méta­phores" qui transforme Bauldour en bouche-anus 14.

Si Monsieur V. Hugo m'avait demandé mon avis, je lui aurais conseillé de débarrasser son paysage de ses caparaçons de ver­dure et de ses housses de velours vert, parce que ces sortes de couvertures conviennent mieux à des chevaux qu'à un pay­sage; j'aurais aussi désiré qu'il n'eût pas fait jaser les poules et les canards sur son chemin: En général les poules ont peu de sympathie pour les canards [00']. J'aurais pensé que M.V. Hugo qui a mis tant de poules dans son livre, connaissait un peu mieux les mœurs de ces oiseaux domestiques 15.

14. Le Rhin, lettre XXI, Légende du beau Pécopin, chapitre XVIII, Où les esprits graves apprendront quelle est la plus impertinente des métaphores, op. cit., p. 200. L'impertinence frise le sacrilège quand on sait que Bauldour est l'une des graphies de Bathilde, sainte et reine de France, qui a fondé de nombreuses abbayes bénédictines dont celles de Jumièges et de Chelles.

15. Le Constitutionnel, Il février 1842. Le texte commenté est le suivant: "Après Dinant la vallée s'ouvre, la Meuse s'élargit; on distingue sur deux croupes lointaines de la rive droite deux châteaux en ruine; puis la vallée s'évase encore, les rochers n'apparaissent plus que çà et là sous de riches caparaçons de verdure; une housse de velours vert, brodée de fleurs couvre tout le paysage. [ ... ] Les canards et les poules jasent sur le chemin; on entend des chants de bateliers sur la rivière; de fraîches jeunes filles, les bras nus jusqu'à l'épaule, passent avec des paniers d'her­be sur leurs têtes, et de temps en temps un cimetière de village vient

LE MOMENT HUGO DU PAYSAGE LITIÉRAIRE 181

Hugo, dans l'édition de 1845 16, confirmera et justifiera ce commentaire boutiquier et réactionnaire du Constitutionnel:

Et j'ai l'esprit fait ainsi, qu'à de certains moments un étang de village, clair comme un miroir d'acier, entouré de chaumières et traversé par une flottille de canards, me régale autant que le lac de Genève 17.

Son paysage obéit à la profession de foi de Dom Juan: "tou­tes les belles ont droit de nous charmer..." Et, libertaire, il se fait volontiers libertin:

Les grands esprits traitent la nature comme les libertins traitent une jupe (ceci ne s'imprime pas), ils la soulèvent pour voir ce qui est dessous 18.

La critique ne lui reconnaît pas plus le droit de trousser la nature que les filles 19: le paysage autorisé par la doxa se doit d'être sublime ou, à la rigueur, pittoresque sous peine d'être dé-

coudoyer mélancoliquement cette route pleine de joie, de lumière, de vie". (Le Rhin, lettre VI, op. cit., pp. 47-48).

16. Le Rhin a, en effet, deux éditions: la première, publiée en 1842, s'arrête à la lettre XXV pour le récit proprement dit (la Conclusion poli­tique étant considérée comme un énorme "appendice caudal" à part); la seconde, publiée en 1845, est augmentée de quatorze lettres et donne le texte définitif. Ces lettres correspondent à trois voyages (1838, 1839 et 1840) faits avec Juliette Drouet. Une partie importante du texte, tant pour l'édition de 1842 que pour celle de 1845, a été rédigée à Paris, à partir des notes des carnets et des albums.

17. Le Rhin, lettre XXXV, op. cit., p. 340. 18. Portefeuille dramatique, 1839-1843, Œuvres complètes, éd. Massin,

t. VI, Club Français du Livre, p. 1096. Le fragment est daté "vers 1840". 19. On devine les propos grivois que suscite dans la presse le flagrant

délit d'adultère: Léonie Biard y est désignée comme "la plus belle lettre sur le rein" de Victor Hugo ...

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182 Françoise CHENET-FAUGERAS

poétisé. Que le paysage de Hugo soit volontairement iconoclaste et ironique ne fait aucune doute. Pour preuve, l'étrange aventure du paysage dans la lettre XIX où il faut voir une parabole. Le paysage prend feu:

Le Rhin, les villages, les montagnes, les ruines, tout le spectre sanglant du paysage reparaissant à cette lueur, se mêlaient à la fumée, aux flammes, au glas continuel du tocsin, au fracas des pans de mur s'abattant tout entiers comme des ponts-levis, aux coups sourds de la hache, au tumulte de l'orage et à la rumeur de la ville. Vraiment c'était hideux mais c'était beau 20.

On y reconnaît le goût professé par la Préface de Cromwell pour l'oxymore que forme l'alliance intime du laid et du beau. Inscrit dans une structure en "double registre", cet holocauste est redoublé par celui d'un "pauvre trumeau Louis XV, avec des arbres rocaille et des bergers de Gentil-Bernard":

Enfin une grande flamme est entrée dans la chambre, a saisi l'infortuné paysage vert-céladon, et le villageois embrassant sa villageoise, et Tircis cajolant Glycère s'en est allé en fumée.

Avec "l'infortuné paysage vert-céladon", c'est le paysage académique qui flambe. Le ton alerte de la lettre dément ce que pourrait avoir de tragique "le spectre sanglant du paysage" entrevu dans les flammes et la fumée. Du reste, la fumée n'est pas connotée négativement: nourriture divine, elle est, dans le sacrifice, réservée au Ciel:

Mêlez une idée grande, lumineuse et sainte aux choses vulgai­res de la vie comme le soleil aux fumées de vos marmites et ces choses vulgaires deviendront des choses sublimes 21.

20. Le Rhin, lettre XIX, op. cit., p. 133. 21. Album de 1839, op. cit., Voyages, p. 728.

LE MOMENT HUGO DU PAYSAGE LITTÉRAIRE 183

Image de la dérision, le paysage-fumée répond à une double postulation: celle du ciel dans lequel il se fond et celle de la terre réduite au matérialisme le plus plat, le plus sordide: l'argent, puisque, comme le note Hugo au fil du voyage, le paysage se vend et fait vendre. Preuve supplémentaire que l'amour du pay­sage est passé dans les mœurs et a été transféré au site perçu ès qualités.

"De la poésie, de la vapeur et du paysage"

De là ce cri d'alarme lancé par Arsène Houssaye dans un article intitulé "De la poésie, de la vapeur et du paysage", publié dans l'Artiste du 6 février 1842. L'industrie détruit le paysage, c'est-à-dire la poésie.

Poëtes, peintres, voyageurs enthousiastes, hâtez-vous de réjouir vos yeux, bientôt il ne sera plus temps. La vapeur et l'industrie vous suivent, vous touchent, vous dévorent, vous dépassent: l'industrie qui dés sèche les marais, qui laboure les prairies, qui défriche les bocages et les collines; la vapeur qui culbute les moulins à vent, qui renverse les moulins à eau, qui coupe les montagnes, les rivières et les sentiers des rêveurs, qui plante à tout bout de champ des cheminées gigantesques dont la fumée nous gâte le peu de beau ciel que nous laisse l'orage.

C'est ainsi qu'est dévasté le "ravissant paysage du Verman­dois qu'[il] adorai[t] comme l'une des merveilles du monde": il n'y a plus que des betteraves, les cheminées des fabriques de sucre, des champs de pommes de terre et, comble de l'abomina­tion, le dernier coin préservé va être coupé par le chemin de fer qui reliera Paris à la mer:

Maintenant s'il y a encore un poëte dans ce pays déplorable, où voulez-vous qu'il aille se nicher? où voulez-vous qu'il pro-

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mène cette chaste et solitaire muse des campagnes qui chante l'aurore, le soleil, les étoiles, les bocages, les sentiers, les fon­taines? La promènera-t-il sur la grande route de la vallée ou sur les betteraves de la colline? [ ... ]

Où le poète n'a rien à chanter, le peintre n'a rien à voir: il se détournera sans regrets de ce paysage devenu célèbre par ses cheminées. Quel tableau voulez-vous qu'il fasse dans un immen­se champ de betteraves et de pommes de terre que n'ombrage pas un seul arbre ?

Il n'est pas certain que les pommes de terre dénaturent le paysage: Hugo voit, lui, un poème tout fait dans les carrés de betteraves ou de concombres ...

En fait, Arsène Houssaye sacrifie à ce lieu commun du ro­mantisme: la poésie est dans le sujet et dans l'inspiration. Pour Hugo, elle est dans la forme. En l'occurrence, dans les images et les métaphores qui donnent au paysage le plus insignifiant, le plus humble, le plus brouillé, la force d'un symbole. Le regard d'Arsène Houssaye se voile sous l'effet conjugué de la fumée, de la nostalgie et de la peur de l'avenir:

Car, il faut y penser, la fumée des fabriques a obscurci tous les horizons de notre cœur; la vapeur est dans notre âme comme elle est sur notre sol. La vie est déjà à cette heure un voyage à la vapeur. Nous n'avons pas le loisir de rien toucher au passa­ge; à peine si nous sommes effleurés par les ailes frémissantes de l'amour: nous traversons à vol d'oiseau les sentiers fleuris de la jeunesse: nous allons, nous allons comme Léonore; nous allons à la tombe avec une ardeur insensée, - comme si nous n'avions pas le temps d'arriver.

Tandis que, sur la route de Verviers, Hugo, décidément vi­sionnaire, est sensible à la "colossale entreprise [qui] percera la montagne douze ou quinze fois" :

LE MOMENT HUGO DU PAYSAGE LIITÉRAIRE 185

À chaque pas on rencontre des terrassements, des remblais, des ébauches de ponts et de viaducs; ou bien on voit au bas d'une immense paroi de roche vive une petite fourmilière noire occu­pée à creuser un petit trou. Ces fourmis font œuvre de géants 22.

A sa jubilation devant la "montagne violée" et à sa façon de compter les petits trous et les coups de barre à mine que réper­cute l'écho, on devine qu'il est fasciné par l'épopée titanesque qui fait exploser le paysage. Il se résigne assez facilement à la disparition de l'idylle falote dérangée par ces bouleversements sismiques tout en relevant qu'elle est dérangée plus encore par les accidents mortels qu'ils entraînent. Ce n'est pas sur la mort d'un certain paysage qu'il convient de s'apitoyer mais bien sur celle des hommes qui, à leur corps défendant, le font:

... les voyageurs se racontent qu'hier un homme a été tué et un arbre coupé en deux par un de ces blocs qui pesaient vingt mille, et qu'avant hier une femme d'ouvrier qui portait le café (non la soupe) a été foudroyée de la même façon. - Cela aussi dérange un peu l'idylle.

Le point de vue d'Arsène Houssaye reflète mieux, cependant, la sensibilité de ses contemporains. Il met en évidence l'espèce de renversement qui s'est opéré entre la poésie et la peinture. C'est au nom de la poésie intrinsèque du lieu qu'il faut défendre le paysage menacé. Le regard et les catégories du poète priment sur ceux du peintre, lequel ne saurait d'ailleurs avoir un juge­ment différent. On aura compris que l'autorité du poète est celle que lui confère la longue tradition des Eglogues, Bucoliques et Géorgiques. On aurait donc tort de sous-estimer dans la forma­tion du paysage littéraire l'importance des Humanités et d'oublier que tous nos écrivains ont traduit Virgile.

22. Le Rhin, lettre VIII, op. cit., p. 57.

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186 Françoise CHENET-FAUGERAS

La presse et l' "effet paysage"

Comme on l'aura constaté avec ces exemples empruntés à des articles de journaux, le "moment Hugo du paysage" coïncide avec le développement du tourisme et de la presse sous la mo­narchie de Juillet. Elle contribue à diffuser les récits de voyages qui se multiplient et atteignent les classes moyennes.

Sous l'influence de l'auteur de l'Itinéraire de Paris à Jérusa­lem, encore, les voyages prirent une valeur nouvelle; on ne se contenta pas de décrire les paysages et de raconter les aven­tures personnelles: on étudia le passé comme le présent des peuples que l'on visitait, on étudia leurs goûts et leurs mœurs, et il en ressortit un grand avantage autant pour la géographie que pour l'histoire; on s'habitua aux détails de la vie des na­tions; en un mot on rendit les lecteurs friands du pittoresque, non seulement en gravures, mais aussi en curiosités anecdoti­ques et morales 23.

Cet intérêt pour les "curiosités anecdotiques et morales", co­rollaire du développement de l'histoire mais aussi des sciences naturelles et de la géographie, désesthétise peu ou prou le pay­sage pour lui conférer une fonction plus mathésique: le paysage contient de l'information qu'il va falloir exploiter. Produit d'un regard social sur le lieu, il donne l'état exact de la société et de ses investissements tant idéologiques que culturels ou simple­ment économiques. C'est en ce sens qu'il dégage la "physiono­mie du pays" et donne une connaissance "scientifique" permet­tant de saisir les liens subtils qui unissent le "physique" et le "moral". Décrire la "physionomie", que ce soit celle des hommes ou celle des lieux, ce sera dégager la signification profonde d'un

23. Augustin Challamel, Souvenirs d'un hugolâtre, la génération de 1830, Paris, 1885, p. 277.

LE MOMENT HUGO DU PAYSAGE LITTÉRAIRE 187

ensemble où les données physiques ne sont que le reflet du caractère moral 24.

Le paysage est alors communication, volonté de transmettre des émotions, un savoir, un point de vue. Hugo, à propos du Rigi, en cerne assez exactement les enjeux:

Le touriste y vient chercher un point de vue; le penseur y trou­ve un livre immense où chaque rocher est une lettre, où chaque lac est une phrase, où chaque village est un accent, et où sor­tent pèle-mèle comme une fumée deux mille ans de souvenirs. Le géologue y peut scruter la formation d'une chaîne de mon­tagnes, le philosophe y peut étudier la formation d'une de ces chaînes d'hommes de races et d'idées qu'on appelle des na­tions 25.

Le point de vue du touriste est induit par ce qu'il faudrait appeler "l'effet paysage" auquel ont largement recours la littéra­ture de voyage et le roman populaire. On comprend que ce public petit-bourgeois se sente frustré devant les paysages dé­ceptifs de Hugo qui casse l' effet 26 pour se gausser des touristes et des limites de leur point de vue quand lui vient chercher dans le paysage le fondement d'une théorie politique de l'Europe, par exemple.

"Un sentier professeur de littérature"

Mais en vérité, toujours conformément au programme défini par la Préface de Cromwell, la déceptivité n'est que l'une des

24. l-M. LEQUINIO, Voyage pittoresque et physico-économique dans le Jura, Paris, 15 frimaire an IX (1801), pp. 423-425.

25. Lettre à Adèle, datée du 18 septembre 1839, "Suite de la prome­nade au Rigi", Voyages, op. cit., p. 675.

26. Voir supra, le reproche d'E. de Montlaur.

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188 Françoise CHENET-FAUGERAS

conséquences du sublime et de cette volonté de saisir le monde dans sa totalité, laquelle est duelle. Si "le réel résulte de la com­binaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotes­que" 27, le mot important est "combinaison". Et l'on voit s'esquis­ser ici non seulement une théorie du drame romantique - ce qui est le propos explicite de cette Préface - mais aussi du paysage, défini ailleurs comme "drame" :

"Dans le grand drame du paysage, [le grès 1 joue le rôle fantas­que; quelquefois grand et sévère, quelquefois bouffon" 28.

Du drame romantique, le paysage a toutes les caractéristi­ques: il mêle les genres, les registres et révèle, inscrit au cœur de la nature, le mouvement continu de la création faite de tensions diverses entre le visible et l'invisible, l'animé et l'inanimé, la nuit et le jour, l'ordre et le désordre, sans quoi il n'y aurait pas de drame, c'est-à-dire d'action. Ou, d'une autre façon, de poésie.

Car l'apport capital de Hugo est d'avoir compris que le pay­sage n'était pas dans des motifs - naturels ou non - mais dans leur mise en relation, dans le transport d'un niveau de réalité à un autre, c'est-à-dire, au sens propre, dans la métaphore. C'est à cette condition qu'il peut être poétique, voire poïétique, et deve­nir le miroir de la création tant divine qu'humaine. Non seu­lement la métaphore permet de résoudre l'aporie de la représen­tation - comment faire reconnaître quelque chose qu'on ne connaît pas? - mais elle opère la difficile synthèse de l'universel et du particulier en affirmant l'unité profonde du monde tout en mimant le mouvement perpétuel de sa métamorphose. Sans vouloir jouer sur les mots, on peut dire qu'elle fait sortir le pay­sage de l'univers plastique mais figé du tableau pour lui rendre sa plasticité et en faire cette forme-Protée qui, seule, comme l'a

27. Préface de Cromwell, Critique, R. Laffont, "Bouquins", p. 16. 28. Pyrénées, op. cÎt., Voyages, p. 807.

LE MOMENT HUGO DU PAYSAGE LITTÉRAIRE 189

vu Baudelaire, parle à notre imagination et restitue la présence cachée de l'Etre.

Vous savez, mon ami, que, pour les esprits pensifs, toutes les parties de la nature, même les plus disparates au premier coup d'œil, se rattachent entre elles par une foule d'harmonies secrètes, fils invisibles de la création que le contemplateur aperçoit, qui font du grand tout un inextricable réseau vivant d'une seule vie, nourrie d'une seule sève, un dans la variété, et qui sont pour ainsi parler les racines mêmes de l'être 29.

Aussi ne s'étonnera-t-on pas de trouver sous la plume de son disciple, Auguste Vacquerie, cet émouvant hommage qui vaut témoignage:

Villequier est une des plus ravissantes rencontres de ces trois choses qui font les paysages complets, les bois, le ciel et l'eau. Hier soir j'étais accoudé au bord d'un jardin que baigne la Seine: la lune neigeait sur le fleuve transparent où se reflé­taient les mâts des navires endormis, les collines se doublaient dans le miroir d'eau avec une netteté mystérieuse. Le silence des maisons déjà éteintes laissait entendre distinctement la rumeur des flots et des branches qui semblait la respiration de la nature; - et le rayon qui descendait de là-haut était si pur et si doux, que je le prenais pour le sourire de nos chers morts 30.

Ce texte est daté de Villequier, septembre 1846. Soit la pre­mière visite à Villequier du poète après la mort de Léopoldine, belle-sœur d'Auguste Vacquerie. Ce "paysage complet" 31 est

29. Pyrénées, Voyages, op. cil., p. 806. 30. Auguste VACQUERIE, "Un sentier professeur de littérature", Pro­

fils el grimaces, Pagnerre, Paris, 1864, p. 130. 31. La beauté de ce paysage justifiera, quelques années après la mort

de Léopoldine, la construction d'une route pittoresque taillée à même le

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190 Françoise CHENET-FAUGERAS

l'application de la leçon que vient de lui donner le "sentier professeur" :

Ainsi ce matin, je suivais avec Victor Hugo, le sentier qui va de Villequier à Caudebec. [ ... ] L'immortel que j'accom­pagnais me faisait remarquer quelle leçon cette profusion de la nature donne aux poètes économes qui proscrivent l'image et la couleur sous prétexte que la richesse du détail nuit à la gravité de l'ensemble. La nature n'est pas de leur avis. Sa qualité n'est pas l'avarice.

Et il faut cette générosité - de la nature et du poète - pour que soit entrevu à travers la frondaison des arbres "le sourire de nos chers morts" et que soit sentie leur respiration. Alors, le paysage psychopompe peut accomplir sa véritable mission: être l'épiphanie de l'invisible et l'écho de la "bouche d'ombre" qui rappellera obstinément au "proscrit de l'azur" que le "sentier d'autrefois qui descend vers la Seine" est désormais interdit et qu'il faut, au nom de "celle qui est restée en France", devenir "le grand œil fixe ouvert sur le grand Tout" 32.

roc et longeant la Seine. Voir également cette description de DESHA YES, Histoire de l'abbaye royale de Jumièges, Rouen, 1829:

"De cette partie [de Jumièges], on jouit, dans différents endroits, de plusieurs points de vue qui peuvent être mis au nombre des plus beaux qu'offrent les ri ves de la Seine.

En portant ses regards vers le septentrion, la perspecti ve n'est bornée que par la côte de Villequier, entre laquelle on découvre les plaines de Bliquethuit, le château, le beau parc et le bourg de la Mailleraye, et, plus près le hameau de Heurteauville avec sa tourbière, ses vergers et ses prai­ries, qui paraissent encadrés dans le circuit que trace la côte où est la forêt de Brothone, et l'œil peut suivre le cours sinueux de la Seine sur une étendue d'au moins dix-huit kilomètres (4 lieues)".

32. Les Contemplations, A celle qui est restée en France, VI.

LA NOTION DE PAYSAGE DANS LA CRITIQUE THÉMATIQUE

par Michel Collot

L'usage contemporain du mot paysage se caractérise par la multiplication de ses emplois figurés, qui touchent aux domaines les plus divers: on parle aujourd'hui couramment de paysage intérieur, de paysage politique, ou de paysage audiovisuel. On peut se demander si, ce que le mot gagne ainsi en extension, il ne le perd pas en compréhension. Ne risque-t-il pas de devenir un vocable vide de sens, où se perd de vue toute référence au paysage "proprement dit" ? Ou bien au contraire cette extension métaphorique révélerait-elle certaines propriétés inexploitées et inexplorées du paysage?

La question se pose à propos d'un usage particulier du mot qui intéresse, à travers ses représentations littéraires, la notion même de paysage. Il s'agit de l'emploi qu'en fait la critique thé­matique, et principalement Jean-Pierre Richard: le terme figure dans le titre de deux de ses ouvrages, Paysage de Chateaubriand et Pages Paysages 1. Dans ce contexte, le mot ne désigne évidem­ment pas le ou les paysages dépeints par tel auteur ou par tel texte, mais une certaine image du monde, intimement liée à la sensibilité et au style de l'écrivain: non tel ou tel référent, mais un ensemble de signifiés. Le "paysage" de Chateaubriand, par exemple, ne se réduit ni aux déserts de l'Amérique ni aux landes

1. Parus tous deux aux éditions du Seuil, respectivement en 1967 et 1984.

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192 Michel COLLOT

de Combourg; il s'agit d'une construction plus générale, qui emprunte certains de ses traits aux sites que Chateaubriand a pu rencontrer dans la vie, dans les livres ou dans les tableaux, mais résulte de leur réélaboration par l'imaginaire et par l'écriture.

Dans le Prière d'insérer de l'ouvrage, Richard fournit trois définitions successives de ce qu'il entend par "paysage": "Par­lant d'un écrivain, qu'appellerons-nous son paysage? D'abord l'ensemble des éléments sensibles qui forment la matière et comme le sol de son expérience créatrice". Il s'agit de thèmes empruntés à l'expérience sensible, qui reviennent avec insistance dans l'œuvre, et qui s'y chargent d'une signification particulière: par exemple "la hantise du vide", "la recherche des écarts", ou le sentiment de la distance. Ces thèmes privilégiés sont liés à des résonances affectives et à des valeurs subjectives, et construi­sent, en même temps qu'une image du monde, une image du moi. D'où "le deuxième sens possible du mot paysage": "le paysage d'un auteur, c'est aussi peut-être cet auteur lui-même tel qu'il s'offre totalement à nous comme sujet et comme objet de sa propre écriture".

Cette image du monde et du moi est bien sûr une construction littéraire, et le critique ne saurait la dégager qu'à travers l'étude des structures sémantiques et formelles de l' œuvre: "C'est en somme cet espace de sens et de langage dont le critique essaie de manifester la cohérence unique, de fixer le système". Je revien­drai plus en détails sur chacun des éléments de cette triple défi­nition, mais on peut dire, en une première approximation, que le paysage, selon la critique thématique, unit étroitement une image du monde, une image du moi, et une construction de mots.

Cette conception est-elle si éloignée qu'on le dit parfois de ce qu'on entend communément par paysage? Je voudrais un instant revenir sur les définitions courantes du mot en français, pour montrer que dans son sens le plus propre est inscrite la possibi­lité d'un emploi métaphorique comme celui qu'en fait la critique thématique; et que cet usage est révélateur d'une certaine évolu-

LE PAYSAGE DANS LA CRITIQUE THÉMATIQUE 193

tion moderne des pratiques littéraires et artistiques, et des con­ceptions philosophiques. Il n'intéresse donc pas seulement la critique littéraire, mais une réflexion plus générale sur la place du paysage dans notre culture et notre société; ce n'est pas un hasard si l'une des meilleures revues contemporaines de paysa­gisme, Pages Paysages, a emprunté son titre à l'un des ouvrages de Jean-Pierre Richard.

Il semble que très tôt, en français comme dans la plupart des langues européennes, le même mot ait désigné le paysage in situ et sa représentation picturale. Il n'y a jamais eu d'un côté le paysage "au sens propre", et de l'autre sa figuration: le propre du paysage est de se présenter toujours-déjà comme une confi­guration du "pays". Le suffixe-age, après un radical substantif, connote l'appréhension globale d'un ensemble: c'est le cas dans feuillage ou dans visage par exemple. Il n'est pas exclu, même si c'est plus rare après un radical substantif qu'après un radical verbal, qu'il renvoie ici aussi à l'acte même de constitution de cet ensemble: laitage ne désigne-t-il pas ce qui est produit à partir du lait? Le paysage, c'est une certaine mise en forme du pays, qui permet de le saisir comme un ensemble. Le Larousse le définit aujourd'hui comme une "étendue de pays que l'on peut embrasser dans son ensemble".

Cette saisie est liée à un point de vue, impliqué dans la défi­nition même du paysage comme "étendue d'un pays que l'on voit d'un seul aspect" (Littré), ou comme "partie d'un pays que la nature présente à l' œil qui la regarde" (Robert). Le paysage, ce n'est pas le pays réel, c'est le pays perçu du point de vue d'un sujet. Il n'appartient pas à la réalité objective, mais à une percep­tion toujours irréductiblement subjective. L'horizon, auquel je me suis naguère intéressé 2, et qui est constitutif de l'espace paysager, en révèle bien la dimension subjective: c'est une ligne imaginaire (on ne la trouve reportée sur aucune carte), dont le

2. Voir notamment L'Horizon fabuleux, Corti, 1988.

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194 Michel COLLOT

tracé dépend à la fois de facteurs physiques (relief, constructions éventuelles), et du point de vue de l'observateur.

En tant qu'espace perçu, le paysage est toujours-déjà une construction de la réalité, unissant indissociablement des données objectives et le point de vue d'un sujet. Dans son sens propre, le mot réunit donc les trois composantes qu'on retrouve dans l'usa­ge métaphorique qu'en fait la critique thématique: le monde, le moi, et la constitution d'un ensemble. On pourrait formuler l'hy­pothèse que les divers emplois figurés du mot comme les diffé­rents types de représentation du paysage tendent à privilégier telle ou telle de ces composantes. Dans des expressions comme "paysage politique" ou "paysage audiovisuel", que je citais tout à l'heure, l'idée d'ensemble paraît retenue seule à l'exclusion des autres. Une description réaliste s'attachera à détailler les composantes objectives d'un paysage, alors qu'une évocation poétique développera ses résonances subjectives.

Dans l'histoire de l'art occidental, il semble que la promotion des représentations picturales et littéraires du paysage ait coïn­cidé avec des moments d'émergence du sujet individuel. C'est probablement le cas à la Renaissance, comme l'a suggéré Marie­Dominique Legrand 3. L'esthétique romantique élargit et appro­fondit les résonances subjectives du paysage, qui affecte toutes les dimensions de la sensibilité, de l'imaginaire et de l'affecti­vité. La célèbre formule d'Amiel: "tout paysage est un état de l'âme" ne doit pas être interprétée à sens unique; elle n'exprime pas seulement la projection des sentiments sur le monde, mais aussi le retentissement de ce dernier dans la conscience du sujet. Stendhal, cité par Jean-Pierre Richard, écrivait: "les paysages étaient comme un archet qui jouait sur mon âme 4

". Le Roman­tisme tend à effacer la distinction entre intérieur et extérieur,

3. Voir ici même, p. 112. 4. Dans la Vie de Henry Brulard, Classiques Garnier, 1953, p. 16.

LE PAYSAGE DANS LA CRITIQUE THÉMATIQUE 195

comme la notion de "sentiment-paysage" chère à la poésie chi­noise, dont parle François Cheng 5.

Peut-être ces composantes subjectives trouvent-elles dans la littérature un moyen d'expression privilégié; par le biais notam­ment de la métaphore le monde extérieur est toujours "vu comme" un paysage intérieur. Même la description réaliste ne peut s'empêcher de le charger de valeurs et de significations affectives: le décor qui entoure la maison de Grandet reflète les sentiments d'Eugénie, et le paysage chez Zola est souvent éro­tisé, comme en témoigne exemplairement la nature en rut du Paradou dans La Faute de ['Abbé Mouret.

La modernité semble avoir renoncé à toute forme de descrip­tion objective, dénoncée comme illusoire, et assume ouverte­ment la dimension subjective de tout paysage littéraire; la méta­phore est ainsi selon Proust la voie d'accès à une vérité intérieu­re des choses "plus profonde, plus spirituelle que la réalité phy­sique" 6. Et le Nouveau roman, prenant acte de l'impossibilité d'une description fidèle et exhaustive, propose souvent une vi­sion éclatée du paysage, dont les éléments, dispersés en plu­sieurs points de l'œuvre, mais réunis par tout un jeu d'échos, de reprises et de variations, s'agencent désormais en une structure avant tout formelle. Ici, c'est la "construction" qui l'emporte sur la représentation du monde et sur l'expression du sujet.

On pourrait à cet égard esquisser un parallèle avec l'évolu­tion de la peinture moderne, qui, s'émancipant de la figuration, ne se détourne pas nécessairement du paysage, mais en décom­pose les traits constitutifs pour les recomposer selon d'autres lois que celles de la perspective et de la perception. On a pu parler, à propos de certains artistes, de "paysagisme abstrait", et il est particulièrement intéressant d'observer les mutations du paysage

5. Voir "Ciel Terre Homme", Le Nouveau Recueil, n° 36, sept. 1995. p.97-107.

6. A la recherche du temps perdu, Pléiade, Tome I, p. 862.

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pictural entre 1905 et 1915. Des peintres comme Kandinsky ou Mondrian, partis de la figuration, ont peu à peu réduit le paysage à quelques lignes essentielles librement réinterprétées et réagen­cées. Cette abstraction peut être lyrique comme dans les com­positions de Kandinsky datant du début des années 1910, où les éléments du paysage, encore à moitié reconnaissables, sont emportés dans un mouvement qui est à la fois musical et émo­tionnel. C'est le cas aussi dans les paysages peints et dessinés à la fin de sa vie par Nicolas de Staël: on y retrouve la structure générale de certains sites qui les ont inspirés, mais animée d'une prodigieuse intensité sensorielle et affective par le dynamisme du trait ou la vigueur du coloris, aussi peu réaliste que possible, qui fait par exemple se heurter et s'exalter mutuellement un ciel rouge et une terre jaune.

Cette manière, propre à chaque artiste ou écrivain, de recons­truire la réalité selon les lignes de force d'une sensibilité et d'un style, c'est cela que la critique thématique nomme un paysage. Il n'est pas étonnant que son domaine de prédilection soit la litté­rature moderne et contemporaine, et notamment celle qui, depuis le Romantisme, noue l'écriture à l'expérience sensible. Il est temps de revenir à la définition spécifique qu'elle propose du paysage, afin d'en dégager les implications théoriques et métho­dologiques.

Vous vous souvenez que le paysage d'un écrivain, c'est d'abord, selon Richard, "l'ensemble des éléments sensibles qui forment la matière et comme le sol de son expérience créatrice". Avant d'être informé par les représentations culturelles, le pay­sage est, nous l'avons vu, construit par la perception. Celle-cl est donc déjà une expérience créatrice, en tant qu'elle investit le sensible d'un sens propre à un sujet. "C'est par la sensation que tout commence", selon Richard: "au cœur du sensible, l'écrivain cherche en tous sens son paysage vrai" 7. Ce paysage d'élection

7. Prière d'insérer de Littérature et sensation, collection Points/Seuil.

LE PAYSAGE DANS LA CRITIQUE THÉMATIQUE 197

est fait de tout ce qu'il valorise positivement ou négativement, car le sentir est inséparable d'un ressentir: "Il y a autour de chacun de nous, en nous tout aussi bien, un certain ordre des choses qui lui est propre ( ... ) Cet ordre peut se décrire catégo­riellement en termes de préférences et de répuslions: comme un cadastre tout personnel du désirable et de l'indésirable ( ... ) C'est la singularité d'une telle grille sensorielle que je nomme, un peu abusivement sans doute, un paysage" 8. À travers l'expérience sensible et ses résonances affectives le sujet constitue une image du monde qui est aussi une construction de soi: "Choses, corps, formes, substances, humeurs, saveurs, tels seront donc, et même pour Mallarmé, les supports et les moyens d'expression premiers du mouvement par lequel il s'invente ( ... ) Car l'objet décrit l'esprit qui le possède; le dehors raconte le dedans ( ... ) C'est dans le monde sensible que la spiritualité la plus pure traverse son épreuve, fixe sa qualité" 9.

L'importance accordée par Richard à l'expérience sensible peut paraître étrange, surtout s'agissant de Mallarmé, si l'on considère l'écriture comme une activité purement intérieure, qui n'a rien à voir avec le monde extérieur. Cette hypothèse de lectu­re rejoint pourtant toute une tendance de la création littéraire et de la pensée modernes. C'est Proust qui le premier, dans son Contre Sainte-Beuve, a montré comment certaines "sensations subjectives" pouvaient contribuer au sens même d'une œuvre: ainsi du "sentiment de l'altitude" chez Stendhal, ou de la couleur pourpre dans Sylvie. C'est à partir de telles sensations privilé­giées que l'artiste élabore cette "qualité inconnue d'un monde unique" dans laquelle le narrateur de la Recherche voit la mar­que distinctive du génie. Ce qu'on a appelé parfois le "réalisme subjectif" en littérature repose sur l'idée que la conscience ne saurait s'exprimer qu'à travers une certaine vision des choses.

8. Microlectures, Seuil, 1979, p. 7. 9. L'Univers imaginaire de Mallarmé, Seuil, 1961, p. 20.

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198 Michel COLLOT

Dans cette perspective, il n'y a pas de coupure entre la percep­tion, qui est toujours déjà sélective et significative, et l'imagi­nation, qui en prolonge le travail. Aragon parlait de "l' imagina­tion des sens" JO, et Julien Gracq, dans un entretien intitulé signi­ficativement "Les yeux bien ouverts", insistait sur la contribu­tion de l'expérience sensible à la création littéraire: "Quand on a dit que les choses parlent à ['imagination, on a tout dit, je crois, pour l'écrivain" Il. Et toute une part de la poésie moderne se propose d'interpréter ce langage des choses: Francis Ponge par exemple entend exprimer "les idées qui (lui) sont venues par la perception sensible" 12.

Ces pratiques et théories littéraires rencontrent un courant de la philiosophie modenre, issu de la phénoménologie, qui redé­finit la conscience par sa relation aux choses, son être au monde, et qui voit dans l'expérience sensible le lieu d'émergence de la signification, une première forme d'expression. Merleau-Pon ty, dont Richard me semble particulièrement proche, évoque très souvent le paysage comme le modèle de "cette unité naturelle et antéprédicative" de la conscience et du monde, par quoi il redé­finit la corrélation noético-noématique chère à Husserl. Le pay­sage est en effet inséparable du sujet qui le perçoit: "je suis la source absolue du paysage", "car c'est moi qui fais être pour moi ( ... ) cet horizon dont la distance à moi s'effondrerait, puisqu'elle ne lui appartient pas comme une propriété, si je n'étais pas là pour la parcourir du regard". Mais réciproquement, "le paysage me touche et m'affecte", "il m'atteint dans mon être le plus singulier" 13. Et la conscience ne saurait se saisir elle-même et

10. Dans Le Paysan de Paris, Œuvre poétique, Livre Club Diderot, t. III, p. 88.

Il. Préférences, Corti, 1961, p. 68. 12. Lettre à Bernard Groethuysen, citée par Ph. Sollers dans Francis

Ponge, collection Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1963. 13. Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, Collection

TEL, p. 465.

LE PAYSAGE DANS LA CRITIQUE THÉMATIQUE 199

s'exprimer sans se projeter au-dehors: "l'essence de la conscien­ce est de se donner un ou des mondes, c'est-à-dire de faire être devant elle-même ses propres pensées comme des choses, et elle prouve sa vigueur ( ... ) en se dessinant ces paysages" 14.

Merleau-Ponty n'a cessé d'insister sur le rôle du corps dans cette relation qu'entretient la conscience avec le sensible. C'est par son incarnation que le sujet participe à la "chair du monde" : "son corps et les lointains participent d'une même corporéité ou visibilité en général, qui règne entre eux et lui, et même par delà l'horizon, en deçà de sa peau, jusqu'au fond de l'être" 15. La per­ception du paysage n'est jamais purement et simplement vi­suelle, elle engage tous les sens et tous les mouvements du corps: "nous voyons la profondeur, le velouté, la mollesse, la densité des objets, - Cézanne disait même: leur odeur" 16. La littérature est particulièrement apte à exprimer cette polysensorialité du paysage, que Richard n'hésite pas à associer à la vie la plus in­time du corps et à l'affectivité profonde du sujet: "Le paysage m'apparaît ( ... ) comme lié au radical organique d'une humeur; il est ce qui se voit, s'entend, se touche, se flaire, se mange, s'ex­crète, se pénètre ou pénètre, le débouché et l'aboutissement, le lieu de pratique aussi, et d'autodécouverte, d'une libido com­plexe et singulière" 17. C'est cette prise en compte de la corpo­réité du paysage et de cette incarnation de la conscience qui a orienté la critique richardienne, comme la phénoménologie mer­leau-pontienne, vers un dialogue avec la psychanalyse.

Toutes ces résonnances sensorielles, corporelles et affectives donnent sens au paysage, elles tracent selon Richard "les direc­tions significatives d'une présence au monde" 18. Elles participent

14. Ibidem, p. 151-152. 15. Le Visible et l'Invisible, Gallimard, 1964, p. 195. 16. Sens et non-sens, Nagel, 1966, p. 26. 17. Microlectures, Seuil, 1979, p. 8. 18. Proust et le monde sensible, Seuil, 1974, p. 7.

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200 Michel COLLOT

à l'émergence de ce que Merleau-Ponty appelle une "idéalité d'horizon": "une idée qui n'est pas le contraire du sensible, qui en est la doublure et la profondeur", comme "les notions de la lumière, du son, et du relief" qui sont, selon Proust, "les riches possessions dont se diversifie et se pare notre domaine intérieur" 19.

Il y a pour la critique thématique comme pour la phénoméno­logie "un sens des sens", selon l'expression d'Erwin Straus que Richard cite dans le Prière d'insérer de ses Etudes sur le Roman­tisme. Lorsqu'il parle de l'aéré ou du velouté chez Proust, ces adjectifs substantivés définissent à la fois des qualités sensibles et des sortes d'essences concrètes qui font sens dans son œuvre. Le paysage sensible est toujours déjà symbolique.

Avant lui, Bachelard puis Sartre avaient montré comment les propriétés matérielles du monde sont porteuses d'un sens: "les significations matérielles, le sens humain des aiguilles de neige, du grenu, du tassé, du graisseux ( ... ) sont aussi réelles que le monde, ni plus ni moins, et venir au monde, c'est surgir au mi­lieu de ces significations" 20. La sémiotique contemporaine prend très au sérieux ces significations qui procèdent de la rencontre entre le corps et le monde sensible, et propose d'y voir le pre­mier accès à "l'univers du sens": "c'est la perception comme interaction de l'homme et de son environnement qui est la pierre de touche de nos efforts pour comprendre le monde du sens", écrivent Greimas et Fontanille dans Sémiotique des passions 21.

C'est dans la mesure où "elle implante un sens dans ce qui n'en avait pas" que "toute perception, et toute action qui la sup­pose, bref tout usage du corps est déjà", selon Merleau-Ponty, "expression primordiale" 22; "toutes les possibilités du langage y sont déjà données" 23. Organisant le sensible en configurations

19. Le Visible et l'Invisible, p. 195-196. 20. SARTRE, L'Etre et le Néant, Gallimard, 1943, p. 691. 21. Sémiotique des passions, Seuil, 1991, p. 324. 22. Le Visible et l'Invisible, p. 199. 23. Le Visible et l'Invisible, p. 203.

LE PAYSAGE DANS LA CRITIQUE THÉMATIQUE 201

porteuses de sens, elle est déjà une forme de langage; elle a un "style", révélateur d"'une certaine manière de se rapporter au monde". Il y a donc pour Merleau-Ponty une filiation entre l'ex­périence sensible et la création artistique et littéraire. Celle-ci relève selon lui d'une "pensée fondamentale", dont les idées, à la différence des concepts abstraits, "ne se détachent jamais tout à fait des spectacles" dont elles sont issues. L' œuvre littéraire est "un essai d'expression intégrale du monde perçu ou vécu"; "il s'agit de produire un système de signes qui restitue par son agencement le paysage d'une expérience, il faut que les reliefs, les lignes de force de ce paysage induisent une syntaxe profon­de, un mode de composition ( ... ) qui défont et refont le monde et le langage usuel" 24.

La construction du monde qu'inaugure l'expérience sensible se poursuit dans l' œuvre à travers une architecture de formes ou de signes. On touche ici au troisième aspect de la défintion ri­chardienne du paysage, à "cet espace de sens et de langage" dont la critique thématique "essaie de manifester la cohérence unique, de fixer le système". La configuration que la perception impose aux éléments du paysage trouve son prolongement dans leur re­figuration par l'écriture. Le "paysage" d'un écrivain ne se réduit à aucun des sites où il a vécu, voyagé ou travaillé. Il n'est pas même un composé plus ou moins subtil de ces référents géogra­phiques et biographiques, mais une constellation originale de signifiés produits par son œuvre.

Un des éléments constitutifs du "paysage" de Chateaubriand, c'est par exemple, selon Richard, le thème de la distance. Non pas une distance objective et mesurable, mais une distance res­sentie et formulée comme indissociablement spatiale et tempo­relle, intérieure et extérieure. Elle se charge de valeurs affecti­ves, liées à une interrogation sur la mort et sur la mémoire. Elle n'est pas pour autant un symbole abstrait, car elle s'incarne tou-

24. Résumés de cours, Gallimard, 1968, p. 40.

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202 Michel COLLOT

jours dans une série de motfis concrets récurrents comme l'hori­zon, la colonnade, l'aqueduc, l'écho ou le brouillard. Et sa signi­fication dépend du contexte où elle apparaît, et de la relation qu'elle entretient avec d'autres thèmes essentiels: la ruine, le vent, le vide ...

Le "paysage" de Chateaubriand c'est l'ensemble de ces mo­tifs et de ces thèmes, qui ne se rencontrent jamais tous au sein d'un même site ou d'une même description, mais dont la critique thématique se propose de construire le réseau, de dégager la convergence, révélatrice d'une attitude fondamentale à l'égard du monde. Richard propose d'y lire "les grandes lignes d'un projet" d'existence et d'écriture: celui de renaître au lieu même de la négativité. La cohérence de cette architecture, bien que d'un autre ordre, est analogue à celle du paysage perçu, puis­qu'elle repose sur un point de vue subjectif, qui organise les données de l'expérience en structures porteuses de sens.

La tâche du critique consiste donc à "lire, ou plutôt à suivre le trajet d'une signification originale à travers le jeu de certaines formes regroupées" 25. Ces formes, pour reprendre la distinction précieuse de Hjemslev, ce sont à la fois celles du contenu (les thèmes), et celles de l'expression, qui leur sont étroitement liées. Le sens d'un texte littéraire, comme celui d'un paysage est in­dissociable de son support sensible, à savoir de ses signifiants. La démarche de la critique thématique se fonde sur l'hypothèse d'un style commun entre une certaine manière d'être au monde et une certaine façon de manier le langage: ainsi Richard dit avoir cherché à "comprendre Mallarmé globalement, de rejoin­dre en lui l'esprit à la lettre, le "fond" à la "forme" ( ... ) À tous les niveaux où une même conscience poursuit un même projet d'être, il a voulu retrouver des lignes identiques de développe­ment, des principes parallèles d'organisation" 26.

25. Prière d'insérer des Études sur le Romantisme, Seuil, 1970. 26. L'Univers imaginaire de Mallarmé, p. 14-15.

LE PAYSAGE DANS LA CRITIQUE THÉMATIQUE 203

Dans cette perspective, les figures de l'écriture sont à mettre en rapport avec la configuration des données de l'expérience: ainsi "à l'examen de chacune des figures" préférées d'un auteur, "devrait pouvoir correspondre aussi l'analyse d'une figure de paysage, car la forme du contenu ( ... ) est en évident parallélisme avec la forme de l'expression verbale. Au paysage de la rhéto­rique pourrait correspondre alors une rhétorique du paysage" 27.

Les figures, prises au pied de la lettre, donnent corps à l'énoncé, et introduisent l'espace dans le langage: Richard intitule une étude sur Saint-John Perse "Figures avec paysages" 28.

Le sentiment de la distance décelé dans le paysage de Chateau­briand s'exprime aussi à travers certains procédés de composi­tion et d'écriture: par exemple l'habitude de convoquer dans un même lieu des événements très éloignés dans le temps. Richard suggère que le travail de la métaphore et de la comparaison re­coupe celui du souvenir involontaire en rapprochant des signi­fiants appartenant à des champs sémantiques distants. Et Roland Barthes voyait dans la pratique de l'anacoluthe, si fréquente dans La Vie de Rancé, la mise en œuvre d'une "poétique de la distance".

C'est pour mieux démêler les liens qui nouent l'une à l'autre la forme et la signification dans "le tissu sensoriel et scriptural" 29

d'un texte que Richard a changé d'échelle dans ses Microlectu­res: au lieu de parcourir l'œuvre entier d'un auteur pour dégager une convergence globale entre les grandes lignes d'un univers à la fois imaginaire et littéraire, il s'y attache à étudier comment, dans le détail d'un texte observé au microscope, lettre et sens s'informent mutuellement. De ce point de vue, la moindre page devient tout un paysage: "dans leurs dispositifs littéraux, leurs reliefs ou pentes d'écriture, les pages peuvent se contempler

27. Études sur le Romantisme, p. 192. 28. Pages Paysages, p. 157. 29. L'expression apparaît dans le Prière d'insérer des Études sur le

Romantisme.

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204 Michel COLLOT

comme des paysages; et les paysages à leur tour, à travers leurs configurations sensorielles, leur logique, leur ordre secret, se comprendre, se lire comme autant de pages" JO.

Ce beau chiasme richardien n'est pas un simple artifice rhéto­rique. Il résume l'ambition de la critique thématique, qui est de montrer comment, dans la création littéraire, l'écriture s'entrela­ce à l'expérience sensible, et le sens de celle-ci s'incarne dans le jeu des signifiants. Je n'aborderai pas ici les implications métho­dologiques de cette conception du paysage; ce dernier est bien sûr aussi construit par l'acte critique lui-même, qui suppose à la fois un point de vue subjectif et une mise en rapport des données objecti ves du texte JI.

Au-delà de la pertinence que l'on peut reconnaître à la thé­matique dans le champ de la critique, quel intérêt sa démarche peut-elle avoir pour une réflexion plus générale sur le paysage? Elle nous confirme d'abord qu'il est lié à une expérience sen­sible, qui n'est pas seulement visuelle, mais polysensorielle, affective, et significative. Qu'il peut donc être présent dans une œuvre sans y être nécessairement représenté. La crise de la description ou de la figuration n'implique ainsi nullement que le paysage ait purement et simplement disparu de l'art et de la litté­rature modernes. Il peut s'y trouver refiguré selon une organisa­tion qui n'a plus rien de mimétique, mais s'avoue plus ouverte­ment lyrique, symbolique ou esthétique.

Mais en prenant ainsi plus de liberté avec les conventions de la représentation, ces pratiques révèlent certaines dimensions constitutives du paysage lui-même; car celui-ci n'est pas une donnée objective qu'il s'agirait de reproduire aussi fidèlement que possible; il est toujours pour une part produit par le point de vue d'un sujet qui lui donne un sens chaque fois nouveau. L'art

30. Pages Paysages, p. 7. 31. Voir mon article sur "Le thème selon la critique thématique",

Communications, n° 47, 1988, p. 79-91.

LE PAYSAGE DANS LA CRITIQUE THÉMATIQUE 205

et la littérature témoignent de la richesse des significations, des formes et des valeurs qu'un sujet créateur peut élaborer à partir de cette expérience. Autant que les représentations culturelles, celle-ci contribue à façonner le visage du monde, à le rendre habitable. Au moment où nos paysages sont menacés ou désertés par une urbanisation qui met aussi la ville elle-même en péril, et par un art qui privilégie trop exclusivement l'abstraction ou la réalité virtuelle de l'image, la critique thématique, au même titre que la phénoménologie, nous invite à ne pas négliger le potentiel de sens et de création inscrit dans le sensible.

Le recours au paysage n'a rien d'un retour en arrière; s'il permet à l'homme de renouer les liens qui l'unissent à son envi­ronnement, ce ressourcement est aussi la chance d'un renouvel­lement. Car le paysage change à chaque regard, qui est pour nous l'occasion d'ouvrir un autre horizon, de nous découvrir et d'inventer des formes nouvelles.

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II

Arts

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LA PEINTURE DE PAYSAGE EN HOLLANDE AU XVIIe SIÈCLE:

UN SYSTÈME DE SIGNES POLYSÉMIQUES?

Par Christian Michel

Mon propos est d'aborder, à travers un des cas les plus com­plexes, les problèmes du paysage en peinture. Comment peut-on rendre compte relativement fidèlement - ou du moins vraisembla­blement - de sites, et surtout pourquoi le faire en un temps où, selon ce qu'admettent la plupart des historiens, la peinture a des fins bien autres que mimétiques ou formelles? Il s'agit donc d'essayer de comprendre ces tableaux comme le reflet d'une civilisation, éventuellement d'un regard sur la nature, et non comme une reproduction de la nature elle-même.

Or la question se pose dans des termes assez particuliers en ce qui concerne les œuvres exécutées dans les Sept-Provinces et particulièrement en Hollande. Dans une civilisation dont le cara­ctère exceptionnel a été reconnu même par ceux qui y partici­paient 1, est née une peinture de paysage qui rompait avec les con­ventions employées aussi bien dans les Pays-Bas du Sud, que dans le reste de l'Europe. La démarche de la plupart des historiens d'art a donc été d'essayer de rendre compte de la spécificité d'une pein­ture de paysage par la spécificité d'une civilisation 2.

1. S. SCHAMA, L'embarras des richesses, La culture hollandaise au Siècle d'Or, 1987, trad. française, Paris, Gallimard, 1991.

2. Les dernières synthèses ont été réalisée dans les ouvrages suivants: w. STECHOW, Dutch Landscape Painting of 17th Century, Londres, 1966;

14

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210 Christian MICHEL

La notion la plus largement utilisée pour analyser le paysage hollandais est celle de "réalisme". Paradoxalement, la plupart des historiens actuels jugent bon de se référer aux Maîtres d'autre­fois d'Eugène Fromentin, parus en 1876 3 dont, il est vrai, la tra­duction américaine de 1963 a été préfacée par Meyer Schapiro. Fromentin établit un lien entre un "état nouveau" et un "art nouveau" (p. 163). Son discours se construit sur la ressemblance entre les sites de Hollande et les tableaux des maîtres; Ruysdael est un "grand œil ouvert sur tout ce qui vit. Son œil a la propriété des chambres noires: il réduit diminue la lumière et conserve aux choses l'exacte proportion de leurs formes et de leur coloris" (p. 252). La principale préoccupation des peintres aurait été d'exécuter un tableau ressemblant à leur pays, et ils s'en seraient donné les moyens en raisonnant en termes de technique. Toute­fois Fromentin, à la différence de ceux qui l'utilisent, considérait que le "réalisme" hollandais n'était pas une transcription méca­nique des effets de la nature, mais avant tout de la peinture et que ses enjeux étaient surtout formels 4.

La question qui s'est posée depuis a été d'articuler cette notion de réalisme - largement réduite à une simple transcription du monde visible - avec celle d'une peinture qui permettrait de connaître les structures mentales d'une civilisation dont la connaissance s'est affinée. Les différentes tentatives d'analyse permettent de mieux comprendre les enjeux du paysage en peinture, et c'est à

exposition Dutch Landscape, The Early Years, Londres, National Galery, 1986; exposition Masters of 17th Century Dutch Landscape Painting, Amsterdam, Boston, Philadelphie, 1987-88.

3. E. FROMENTIN, Les maîtres d'autrefois Belgique-Hollande, Paris, 1876; j'utilise la 12'me édition de 1902.

4. "Je ne serais pas surpris, écrit-il après une critique implicite des Impressionnistes, que la Hollande nous rendît encore un service, et qu'après nous avoir ramené de la littérature à la nature [l'École de 1830], un jour ou l'autre, après de longs circuits elle nous ramenât de la nature à la peinture". Op. cit., p. 289.

LA PEINTURE DE PAYSAGE 211

ce titre que je les présenterai et tenterai d'en montrer les limites dans une première partie, avant de m'interroger sur la notion de réalisme comme système de signes, dans une seconde partie.

Débats sur le sens des paysages hollandais

La question de la peinture de paysage, comme, du reste, des autres genres en Hollande, a été largement posée dans de nou­veaux termes depuis les années 1960, et surtout depuis l'article fondamental d'Edy de Jongh en 1971 5

• Ce dernier a cherché à démontrer que la peinture hollandaise se référait essentiellement à une conception biblique et morale du monde. Dans les pay­sages "moralisés", "la forme est empruntée à la réalité tandis qu'il est en même temps question d'une abstraction réalisée" (p. 151). Les différents éléments qui constituent le tableau sont souvent exécutés d'après nature (naar het leven), mais les fina­lités sont totalement externes à la peinture ou au plaisir de l'imi­tation. Ces hypothèses, assez fécondes, ont suscité une foule de recherches; on en prendra pour exemple un travail publié à plu­sieurs reprises 6, celui de J. Bruyn qui utilise alternativement ver­sets bibliques et proverbes pour analyser le pseudo-réalisme de plusieurs tableaux, avant de conclure que le paysage est un art "essentiellement idéographique, dont la structure iconographique ressemble beaucoup à celle de l'emblème".

5. "Réalisme et réalisme apparent dans la peinture hollandaise du XVII' siècle", catalogue de l'exposition Rembrandt et son temps, Bru­xelles, 1971, p. 143-194.

6. J. BRUYN, "Le paysage hollandais du XVII' siècle comme méta­phore religieuse", in catalogue Masters of 17th Century Dutch Landscape Painting, 1987-88, p. 84-103, traduit en hollandais dans le catalogue Platenalbum. Onze meesters van het Landshap, Amterdam, 1987-88, p. 28-64 et en français pour le colloque Le paysage en Europe du XVI' au XVl/l' siècle, 1990, éd. Paris RMN, 1994, p. 67-88.

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212 Christian MICHEL

Les limites du caractère systématique de ces lectures ont été l'objet d'une analyse récente 7, ce qui me dispense d'y revenir de façon détaillée. Ce qui est largement remis en cause, c'est la recherche d'un signifié universel, somme toute assez banal, que l'on rètrouverait dans tous les tableaux de paysage. Je m'arrê­terai juste sur le cas des tableaux de paysages intégrés dans d'autres œuvres. Dans des peintures comme celles de Vermeer (1632-1675) (La lettre d'amour, Amsterdam, Rijkmuseum ou Femme à son virginal, Londres, National Gallery), la présence de Marines évoque sans conteste les charmes - ou les dangers, ce qui n'est pas la même chose - de l'amour; en effet, dans la plupart de ses autres tableaux, les images pendues au mur sont porteuses de sens 8. Toutefois quand son contemporain, Peter Jansens Elinga (1623-av 1682), multiplie les paysages aux murs des maisons qu'il peint, ou quand, dans les maisons de poupées du XVII< siècle encore conservées, on voit figurer dans certaines salles des tableaux de paysage, il est beaucoup plus difficile de leur chercher un sens moral.

La même recherche d'un signifié, ou d'un système d'inter­prétation qui rendrait compte de l'essentiel de la production de peinture de paysage, a conduit les historiens dans d'autres voies. Il serait impossible naturellement de toutes les présenter ici, mais je voudrais m'arrêter sur certaines de celles qui, à la façon d'E. de Jongh, mais dans d'autres domaines, associent la pein­ture de paysage et différentes formes de la culture néerlandaise.

Je ne m'attarderai pas sur une voie assez riche qui n'a donné lieu, à ma connaissance, qu'à un bref essai, celle qui cherche à lier à la peinture le sentiment de la nature tel que le traduit la poésie descriptive 9. Ce travail présente une qualité notable, il

7. O. MANDEL, The Cheeifulness of Dutch Art; A rescue operation, Davaco, Doomspijk, 1996.

8. VoirD. ARASSE, L'ambition de Vermeer, Paris, A. Biro, 1993, p. 51-75. 9. M.A. SCHENKEVELD-VAN DER DUSSEN, "Nature and landscape in

LA PEINTURE DE PAYSAGE 213

admet la polysémie du texte et donc de l'image, et surtout ne présente pas un système d'explication qui se veut universel.

Svetlana Alpers propose un autre système pour rendre compte des intentions des peintres: les tableaux hollandais seraient descriptifs et non narratifs; les artistes - renonçant à l'Ut Pictura poesis cher aux Italiens - chercheraient à traduire une nouvelle culture scientifique; ils représenteraient non la nature, mais le regard humain sur la nature 10.

Pour le spécialiste de la culture intellectuelle et matérielle des Pays-Bas du Siècle d'or, Simon Schama Il, le "réalisme" s'expli­querait par une forme de désenchantement du monde, conduisant à chercher dans la peinture de paysage, non une évasion, mais des préoccupations contemporaines. Il s'agit de lire la peinture de paysage comme une histoire contemporaine du pays ou une géographie patriotique. Les détails représentés en priorité ren­verraient pour la plupart à l'histoire récente et correspondraient aux préoccupations d'une clientèle.

Dans tous ces cas, il s'agit de chercher un signifié, si possible universel, à la peinture de paysage afin de rendre compte d'un Zeitgeist. Mais il est frappant que soit éliminée, non seulement des analyses, mais même parfois du champ de la peinture hollan­daise, une partie notable de la production, celle des peintres italianisants. D'une certaine façon, a été complètement intégré dans ces quêtes d'une herméneutique, le discours qu'avait tenu Constable en 1836: "Both et Berchem, par un mélange incongru

Dutch Literature of the Golden Age", catalogue Dutch Landscape, The Early Years, Londres, 1986, p. 72-78; texte nourri de la thèse de Th. J. BEENING. Het landschap in de Nederlandse letterkunde van der Renais­

sance, Nimègue, 1963. 10. S. ALPERS, L'art de dépeindre, 1983, trad. française, Paris, Galli-

mard,1990. 11. Simon SCHAMA, "Dutch Landscapes: Culture as Foreground",

catalogue Masters of 17th Century Dutch Landscape Painting, 1987-88, p.64-83.

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214 Christian MICHEL

de goûts hollandais et italien, ont produit un style bâtard de paysage, dépourvu de l'excellence de leurs deux modèles. Leur art est privé de sentiment poétique à cause de sa fausseté". Il ne s'agit pas de se débarrasser de leurs œuvres, mais de les brûler 12.

L'holocauste est ici heureusement symbolique: on ne parle pas des peintres qui ont repris des stéréotypes italiens. Même Simon Schama, qui élimine de ses réflexions des peintres comme Poelenburgh, Breenbergh et Both, explique le réel succès des italianisants ou des formules empruntées à l'Italie après 1650 - ce succès est d'ailleurs bien antérieur -, par le nouveau cosmo­politisme d'une Hollande sûre d'elle-même et par la place ren­forcée des propriétaires terriens. C'est l'effondrement de ce que seraient les authentiques valeurs hollandaises qui seul peut justi­fier une telle peinture. D'une certaine façon, toute lecture de la peinture de paysages hollandaise repose sur quelques œuvres ou quelques peintres que l'on juge plus caractéristiques que d'autres. Il est frappant que Cuyp, sous prétexte qu'il n'a jamais quitté la Hollande, est intégré dans certaines analyses, quand sa façon de peindre est assez proche de celle de Jan Both, Karel Dujardin ou Claes Berchem, dont en revanche il n'est jamais question quand il s'agit de rendre compte de la peinture de paysage en Hollande.

Or les travaux menés sur le marché de l'art, les prix et les collectionneurs 13 conduisent à nuancer bien des certitudes. Assez paradoxalement, si l'on considère que le "réalisme" et la repré­sentation de la Hollande sont une préoccupation majeure du nou­vel esprit des Sept-Provinces, les paysages flamands du début du siècle atteignent des prix très élevés, certains paysages italiani-

12. Cité dans J. ROSENBERG, S. SUVE and E.H. TER KUILE, Dutch Art and Architecture, 1600-1800, Pelican History of Art, 3"'" éd., 1977, p. 295.

13. Alan CHONG. "The Market for Landscape Painting", catalogue Masters of 17th Century Dutch Landscape Painting, 1987-88, p. 104-120; J.M. MONTIAS, Le marché de l'art aux Pays-Bas (XV'-XVllI' siècle), Paris, Flammarion, 1996.

LA PEINTURE DE PAYSAGE 215

sants se vendent très bien, en moyenne beaucoup mieux que les paysages vernaculaires. La clientèle abondante des peintres de paysage semble avoir des goûts très éclectiques, rendant ainsi difficile de rechercher un Zeitgeist dans les tableaux. En même temps, la possession de tableaux par presque toutes les couches de la société, rendrait peu vraisemblable une analyse qui se limiterait aux seuls enjeux formels, c'est-à-dire à un intérêt dominant pour les problèmes de représentations ou de façons de peindre. Plutôt que d'étudier ces milliers de tableaux pour leur trouver une fina­lité commune, il peut être utile de revenir aux textes contempo­rains pour essayer de mieux saisir les préoccupations des peintres.

Le paysage comme condensation de signes

Celui qui consacre l'étude la plus longue au paysage est Karel van Mander dans son Grand Livre des Peintres, paru en 1603-1604, antérieur donc à l'émergence du "réalisme" hollandais 14.

Néanmoin,s il permet de rendre compte de tableaux qui lui sont ultérieurs, d'autant plus que son influence sur la réflexion hollan­daise sur l'art est indiscutable; il a été réédité en 1618 et 1764 et surtout il est systématiquement réutilisé par tous les théoriciens de l'art hollandais de l'âge classique 15. Il peut donc aider à com-

14. Karel VAN MANDER, Het Schilder-Boek waer in voor eerst de leerlustighe iueght den grandt der edel vry Schilderconst in verscheyden deelen Wort voorhedraghen, Harlem, 1604; Amsterdam, 1618; 1764; trad. française Paris, 1884-85; édition critique: Karel VAN MANDER, Den grandt der edel vry schilder-const, éd. Hessel Miedema, Utrecht, 1973, 2 vol. et, en cours, Lives of the illustrious Netherlandish and German Pain­ters, par H. MIEDEMA. Davaco Publisher, Doornspijk, depuis 1993.

15. Sur Van Mander, voir les introductions et les références données par H. MIEDEMA dans ses éditions signalées dans la note précédente, ainsi que]' article du même auteur "Karel van Mander: did he write art littera­ture ?", Simiolus, t. 22, 1993/94, n° 112, p. 58-64.

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216 Christian MICHEL

prendre certaines préoccupations des peintres de paysages. Ce poème didactique fort long mériterait une analyse détaillée qui n'a pas sa place ici. Je me contenterai d'analyser les trois derniers huitains 16.

Il convient ici de vous parler de Ludius qui a vécu sous le règne de l'empereur Auguste, il fut le premier à inventer une façon de peindre tant sur les murs extérieurs que dans les sal­les, faisant preuve d'un vrai talent artitique. Ses mains habiles pouvaient peindre ce que l'on souhaitait, les chaumières, les fermes, les vignobles, les routes de campagne, les forêt profon­des, les hautes collines, les étangs, les torrents, les rivières, les ports et les plages. Dans ces paysages, il plaçait des gens qui se distrayaient par des promenades. D'autres passaient leur temps agréablement sur l'eau. Dans les paysages sans eau, il aurait peint des chariots et des chars dans les champs et les prés, près des mai­sons et des cours defermes, et d'autres instruments agricoles. Dans certaines occasions, il aurait montré des gens attrapant des poissons à l'aide de lignes ou de filets, ou d'autres se ré­jouissant d'attraper des oiseaux ou chassant des lièvres ra­pides ou des cerfs ou des sangliers, ou encore vendangeant. Cela menait à son terme son projet de peindre, d'une main ha­bile, les choses de la campagne. Un don artistique nous rend capable defaire des choses remarquables. La réalisation qui lui valut les plus hautes louanges de son temps fut la peinture d'un paysage plat et marécageux, dans laquelle il peignit deux fermes et un chemin glissant et boueux presque inaccessible. Il montra ceci très clairement en repré­sentant des femmes glissant et tombant.

16. Ma traduction repose en partie sur la version anglaise qui figure dans le catalogue Dutch Landscape, The Early Years, Londres, 1986, p. 35-43. Une collation par rapport au texte original a été opérée grâce à l'aide de Peter Führing et de Jan Blanc, que je tiens à remercier.

LA PEINTURE DE PAYSAGE 217

Il en a peint quelques unes marchant très péniblement, trem­blant dans la peur de tomber brutalement, tandis que d'autres debout, se penchaient en avant comme si elles portaient quel­que chose de lourd au dessus de leurs têtes et de leurs épaules. Bref, il savait comment disperser dix mille détails dessinés dans son œuvre. Maintenant je vous laisse en inventer autant. (Karel VAN MANDER, Het Schilder-Bœk waer in voor eerst de leerlustighe iueght den grondt der edel vry Schilderconst in verscheyden deelen Wort voorhedraghen, Harlem, 1604).

La source avouée de ce texte est Pline l'ancien dont voici le passage sur Ludius - ou Studius selon les manuscrits.

Il ne faut pas léser Ludius, contemporain du divin Auguste, qui le premier inventa une façon très agréable (amoenissimam) de peindre les parois; il représentait des villas et des ports ainsi que des sujets de paysages, comme des bosquets, des forêts, des collines, des étangs, des canaux, des torents, des rivages, adaptés aux souhaits de chacun; ainsi que des figures variées, se promenant à pied ou en bateau, se rendant sur la terre à

leurs maisons de campagnes à dos d'âne ou en charettes, parfois pêchant, attrapant des oiseaux ou chassant ou même vendangeant. Les exemples les plus célèbres sont des œuvres figurant des villas entourées de marécages, où se rendent des femmes qui ont engagé des porteurs; ceux-ci trébuchent à la

frayeur de celles qu'ils portent. Il a peint beaucoup d'autres anecdotes expressives, pleines de piquant. Il a aussi inventé de peindre sur des murs à l'extérieur des cités maritimes, œuvres

à l'aspect fort agréables et d'un faible coût. PLINE l'ancien, Histoires naturelles, XXXV, § 116-117; tra­

duction revue à partir de celle de J.-M. Croisille dans la Collec­tion des Universités de France et celle d'A. Rouveret (Histoire et imaginaire de la Peinture ancienne, Rome, 1989, p. 329.)

Le passage du texte de Pline à celui de Karel van Mander est

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assez éclairant, les exemples retenus de topiara opera connais­sent une inflexion, qui n'est pas tant liée aux sites des Pays-Bas méridionaux ou septentrionaux, mais aux tableaux exécutés au XVIe siècle par les peintres que le critique loue amplement dans son ouvrage, Brueghel, Coninxloo. Les différentes formes de chasses sont détaillées; en revanche l'utilisation de porteurs dans des zones marécageuses est omise. Quoi qu'il en soit, Mander propose une théorie assez usuelle de l'imitation. Il ne s'agit pas ici de légitimer la peinture de paysage par l'exemple romain, mais de montrer comment Ludius a obtenu la célébrité par l'insertion dans ses tableaux de détails observés; il conclut par le conseil d'en ajouter encore au répertoire que lui-même, sans le dire, a accru 17.

Ainsi ce qui prime dans la peinture de paysage hollandaise, si l'on s'attache au Livre des Peintres, n'est pas tant la signification d'ensemble, que la conjugaison d'un certain nombre de signes mimétiques, aussi bien choisis que possible. Tous les conseils que donne d'ailleurs Van Mander avant le passage sur Ludius, sont en fait ceux d'observer dans la nature des effets qui feront bien dans un tableau. Il s'agit pour un peintre de paysage de charger sa mémoire avant de construire un tableau à l'aide d'un certain nombre de conventions plastiques.

La place des dessins préparatoires, comme des recueils de gravures doit être analysée en grande partie dans ce sens. Il s'agit d'aides-mémoire, qui contribuent à l'élaboration d'un ta-

17. Il est d'ailleurs frappant de voir que la démarche reste la même chez Samuel Hoogstraten, lecteur de Van Mander plus que de Pline, qui parle aussi de Ludius: "La représentation de paysages, Ludius l'a, du temps d'Auguste, comme nouvellement fait apparaître: car il créa une nouvelle manière de peindre, sur les murs, des maisons de campagnes, des fermes, des plantes, des fleurs, des bosquets et des lieux sauvages, des collines, des ruisseaux, des rivières, des ports, des plages et tout ce que l'on désirait" (Samuel VAN HOOGSTRATEN, lnleyding tot de hooge Schoole der Schilder­konst, Rotterdam, 1678, IV, 5, p. 136-137). Je dois cette référence à Jan Blanc, qui est aussi l'auteur de la traduction, ce dont je tiens à le remercier.

LA PEINTURE DE PAYSAGE 219

bleau; ils présentent un répertoire de signes, toujours utilisables. Si parmi les quelque huit cents dessins répertoriés de Jan Van Goyen 18 on ne peut en mettre que bien peu en rapport avec ses 1200 tableaux conservés, c'est bien que leur rôle était de fournir des signes, non des éléments de compositions. On a largement mis en avant le rôle des recueils de gravures publiés - ou repu­bliés et copiés - dans les années 1610-1620, dans l'élaboration du "réalisme" hollandais, sans vraiment tenir compte de la diffé­rence de genres. Il ne s'agit pas, dans la civilisation du début du XVIIe siècle, de considérer que toute gravure est une œuvre d'art en soi. La plupart ont une portée documentaire et peuvent ainsi -du moins en théorie - n'être pas l'objet d'un travail de construc­tion en fonction d'un certain nombre de conventions picturales 19

; en revanche ces recueils sont souvent censés être destinés aux peintres qui réintègrent dans leurs compositions les signes qu'on leur a fournis 20.

18. Voir le catalogue Jan Van Goyen 1596-1656, Conquest of space, Amsterdam, Waterman Galery, 1981 et Hans-Ulrich BEeK, Jan van Goyen, 1596-1656,2 vol, Amsterdam, 1972-73.

19. J'excluerai toutefois de ces affirmations, les gravures attribuées -parfois à tort - à Peter Brueghel, où la réputation du dessinateur sert d'argument de vente. Les rééditions de planches de Brueghel sont nom­breuses au début du XVII' siècle (voir T. GERSZI, "Brueghel Nachwirk­ung auf die niederHindischen Landschaftmaler un 1600", Oud Holland, 90, 1976, p. 201-229). Il s'agit aussi de fournir des souvenirs de paysages du sud des Pays-Bas, désormais non visitables par les artistes protestants, alors que la tradition picturale les a largement considérés comme intéres­sants. Le titre du recueil du "maître des petits paysages", publié sous le nom de Brueghel par Claesz Jansz Visscher (Regiunculae et villae aliquot ducatus Brabantiae a P. Bruegelio delinatae et in pictorium gratiam a Nicolao Joannis Piscatora excusae, Amsterdam, 1612) souligne bien que cette publication est faite en faveur des peintres.

20. Voir 1. de GROOT, Le paysage dans la gravure hollandaise du XVII' siècle, Fribourg, 1981 ; on trouvera de nombreuses gravures et recueils dans les catalogues Dutch Landscape, The Early Years, Londres,

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Il est frappant que les titres des deux recueils parmi les plus utilisés (Claesz Jansz Visscher, Villarum varias facies, variosque viarum/ Cernere qui gaudes anfraetus, undique amoenos/ His avidos planis oeulis, age, pasee tabellis;/ Silvosa Harlemi tibi quas vicinia praebet, Harlem, ca 1612-1613 et Jan Van de Velde, Amoenissimae aliquot regiuneulae et antiquorum monumentorum ruinae, Amsterdam, 1615) insistent sur le caractère amoenus des sites hollandais. Jan van de Velde (le cousin d'Esaias dont la place dans l'élaboration du paysage hollandais est fondamentale) met d'ailleurs sur le même pied les paysages très agréables des cantons hollandais et les ruines antiques de l'Italie, qu'il n'a pas vues.

La multiplication au XVIIe siècle de dessins, voire des gravu­res de paysage, nous ramène effectivement aussi à cet intérêt marqué pour les signes, y compris les moins pittoresques. Quand Rembrandt grave ses paysages, en laissant voir des tailles qui ressemblent à des traits de plume, il n'a en aucun cas la volonté de faire illusion, mais de montrer que les objets les moins pitto­resques de la campagne hollandaise peuvent entrer dans le champ du représentable. Si "réalisme" hollandais il y a, c'est effective­ment l'insertion de signes faisant référence à l'expérience quoti­dienne qui contribue à le faire apparaître. Les signes hollandais viennent donc s'ajouter aux signes flamands ou italiens, sans les remplacer. La construction d'un tableau doit répondre au princi­pe de variété, et réunir différents éléments qui tous doivent être beaux ou piquants.

Van Mander, une nouvelle fois peut nous guider pour com­prendre la construction de ce système de signes qu'est un tableau de paysage: "Il y a des nations qui nous blâment de ne jamais illustrer un temps plaisant, et de toujours montrer au contraire un ciel pluvieux avec des nuages. Réduisons donc, pour faire taire ces critiques, le nombre des nuages, et parfois même, montrons

1986 et Dawn of the Golden Age. Northern Netherlandish Art 1580-1620, Amsterdam, 1994.

LA PEINTURE DE PAYSAGE 221

un ciel parfaitement clair, en utilisant le plus pur bleu de l'azu­rite ou du smalt dans sa partie haute". C'est ce que font les pein­tres italianisants si violemment critiqués par Constable, Both et Berchem, dont la gamme chromatique devient alors très proche de celle utilisée par Claude ou Dughet.

Toutefois, si l' on admet que les signes faisant référence à la Hollande sont plaisants, les peintres qui les utilisent doivent les intégrer dans un contexte vraisemblable, c'est-à-dire dans un tableau qui ne contient aucune figuration de relief escarpé. Les paysages à vue d'oiseau, tels que les avaient pratiqués Brueghel et encore Avercamp, sont aussi difficilement compatibles avec des signes faisant référence à l'expérience quotidienne du specta­teur. L'invention du "réalisme hollandais" est surtout une recher­che de moyens de regrouper ces signes grâce à de nouveaux stéréotypes. Il ne s'agit pas ici de reprendre une nouvelle fois l'analyse des solutions formelles mises en œuvre entre 1610 et 1660. Le passage par une peinture tonale, la réflexion sur les effets de la vision ont visé à intégrer dans une œuvre vraisem­blable ce qui avait été l'objet d'une étude locale, voire d'un pro­jet emblématique ou politique. Les figures, les fabriques doivent être observées, éventuellement dessinées naar het leven, mais l'œuvre doit être monumentalisée. La réussite des peintres hol­landais tient à la façon dont ils ont su donner aux chaumières ou aux moulins une ampleur comparable à celle des montagnes dans les paysages italiens.

Il ne s'agit pas cependant de refuser toute signification aux détails observés. Van Mander soulignait que des figures cour­bées chez Ludius, servaient à indiquer qu'un chemin était glis­sant, ou que le fardeau qu'elles transportaient était lourd. Il faut ranimer l'attention du spectateur par des détails qui font de la peinture un art qui touche l'esprit par l'intermédiaire des yeux. Hoogstraten, citant aussi Pline dans un passage que je n'ai pas pu retrouver, suggère aussi d'insérer dans les tableaux des signes d'ingéniosité, que le spectateur doit arriver à décrypter: "Bien

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que la peinture soit grande en elle-même, dit Pline, les trouvail­les profondes et les raisons secrètes que l'on peut parfois y dé­couvrir ne nuisent nullement à sa valeur particulière: l'intelli­gence profonde du maître s'y manifeste certes; c'est donc rele­ver la splendeur des tableaux que de les revêtir de telle ou telle signification instructive" 21.

Une conception purement descriptive ou formelle de la pein­ture de paysage en Hollande serait assurément réductrice. Les peintres sont amenés à stimuler l'imagination du spectateur, à le conduire à des mises en relations entre les signes qu'ils insèrent dans leurs tableaux et ses expériences quotidiennes. Comme l'explique au début du XVIIIe siècle l'abbé Du Bos, des tableaux uniquement bien peints "ne sont point regardés aussi longtemps que ceux où le mérite du sujet est joint avec le mérite de l'exé­cution"22. Chacun doit pouvoir trouver dans tel ou tel tableau, les sentiments qu'il éprouve devant la nature, qu'ils soient patrio­tiques, scientifiques, moraux, religieux, voire liés à une notion de goût. Dans un pays où existe un marché de l'art relativement développé, où les artistes ne travaillent pas pour un patron ou pour une clientèle précise, mais pour des boutiques, des foires ou même des ventes publiques 23, supposer qu'il n'y a qu'un seul type de paysage qui soit véritablement représentatif de la civili­sation hollandaise, ou qu'il n'y a qu'un seul signifié possible dans un tableau de paysage n'est guère convaincant.

Le marché ouvert de la peinture, avec des importations massi­ves, conduit à une relative spécialisation des tâches. Les paysages mythologiques sont importés d'Anvers, d'Italie, voire de France à

21. S. van HOOGSTRATEN, Inleyding tot de hooge Schoole der Schilder­konst, Rotterdam, 1678, p. 88, cité par E. de Jongh, op. cit., p. 146.

22. loB. Du Bos, Réflexions critiques sur la Poésie et sur la Peinture (1719), 7'"" éd., 1770, 1, fi 10, t. l, p. 69-72.

23. l-M. MONTIAS, Le marché de l'art aux Pays-Bas (XV'-XVIII' siècle), Paris, Flammarion, 1996.

LA PEINTURE DE PAYSAGE 223

la fin du siècle, et jouissent d'une réputation qui dissuade apparem­ment les peintres hollandais de s'y consacrer après les années 1620. En revanche, un peintre comme Paul Post (1612-1680) qui séjourna au Brésil entre 1636 et 1644, put exploiter toute sa vie durant les études qu'il y avait faites et jouir d'un quasi-monopole sur les paysages exotiques. De même Allart van Everdingen (1621-1675) alla chercher, lors de courts voyages en Scandinavie et dans les Ardennes, des escarpements rocheux qui ressemblaient à ceux de son maître R. Savery, et sut en tirer profit dans l'essen­tiel de ses toiles. Toutefois, qu'il s'agisse de vues de Hollande, de Flandre, d'Italie, de Rhénanie, du Brésil ou du Danemark, les peintres des Sept-Provinces pratiquent le même type de "réalis­me" en figurant des détails instructifs ou plaisants.

Il me semble toutefois difficile d'évaluer l'importance de ces signes dans la peinture de paysage. S'agit-il d'éléments constitu­tifs ou de simples figures ornementales, destinées à donner plus de variété à une production? Dans le premier cas, les tableaux ne seraient qu'un moyen de regrouper vraisemblablement des sig­nes. S'il en est ainsi, la conception d'une peinture de paysage, mettant l'accent sur l'évocation de sites naturels, vraisemblables ou extraordinaires, n'est pas pertinente. Il faudrait alors suivre les lectures emblématiques et considérer que les signes priment sur le tout-ensemble (pour reprendre une notion chère à Roger de Piles, et empruntée au théoricien hollandais Francescus Junius).

En revanche si la figuration d'un paysage est au cœur des préoccupations du peintre, les signes ne deviennent que des moyens de différencier les tableaux les uns d'avec les autres, voire de ser­vir de marques de fabrique aux peintres. Ce type de lecture est celle que les différents auteurs de catalogues depuis le XIX' siècle ont proposée, dotant les tableaux de titres tels que Paysage avec ... , ou Vue de ... A travers cette question, à laquelle, à mon sens, aucune réponse n'est totalement satisfaisante, c'est pourtant la dé­finition du paysage comme genre autonome qui est .en cause.

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LA MUSIQUE DU PAYSAGE AU CINÉMA

par Laurence Schifano

"L'élément le plus libre du film": c'est ainsi que S.M. Eisenstein définit le paysage au seuil des 300 pages d'une érudi­tion foisonnante et fantasque qu'il consacre à "la musique du paysage et (au) devenir du contrepoint du montage à l'époque nouvelle" 1. Rédigé au terme de son œuvre et de sa vie, ce chapi­tre particulièrement développé de La Non-indifférente nature (1945-47) s'inscrit dans une activité réflexive et théorique cara­ctéristique du génie d'Eisenstein. Mais quelque chose de plus se fait jour sous la plume de cet artiste de plus en plus suspect au régime: la volonté de dresser lui-même le bilan de son œuvre, d'en révéler l'exemplaire cohérence et la nécessité "organique", d'en gommer le formalisme intellectuel et d'en souligner au con­traire les racines vivantes en même temps que la portée révolu­tionnaire tant au plan politique qu'au plan poétique. Ce qui explique qu'à partir d'une thèse simple (le paysage muet du Potemkine, en 1925, préfigure la complexe écriture polyphoni­que d'Ivan le Terrible en 1943-46), l'essai prenne des propor­tions hors normes et adopte une composition toute musicale: se centrant sur l'évocation d'une brève séquence descriptive, le port d'Odessa embrumé (moins de deux minutes au début de la 3ème partie du Potemkine), Eisenstein élargit son analyse, l'entre­lace de motifs et de références encyclopédiques, met ce prélude

1. S.M. EISENSTEIN, La Non-indifférente nature / 2 in Œuvres IV, coll. 10/18, n° 1276, Union Générale d'Éditions, Paris, 1978.

LA MUSIQUE DU PAYSAGE AU CINÉMA 225

"endeuillé", accompagnement paysager de la mort du marin Vakoulintchouk, en rapport avec des traitements cinématogra­phiques audiovisuels plus récents - l'aube de la bataille sur les glaces dans Alexandre Nevski (1938), le désespoir d'Ivan dans la cathédrale, lors des funérailles d'Anastasia -, et il mêle à ses considérations sur le paysage nombre d'apparentes digressions sur les sujets les plus divers, des plaisirs de la chasse et du ro­man aux subtilités rythmiques de la graphologie en passant par le travail de composition chez Prokofiev et la modernité du monologue chez Joyce ... Au bout du compte, c'est un extraordi­naire monument à l'art cinématographique, à l'art d'Eisenstein, et à l'art en général, saisis tout ensemble dans leurs racines et leur devenir.

Autre chose retient l'intérêt: la présence sous-jacente et ici bien visible de ce démon théorisant qui n'a cessé d'accompagner, de contredire, de remettre en question les certitudes et les choix d'Eisenstein, cette "perpétuelle reconsidération des principes" de ses œuvres qui, confesse-t-il, "constitue bien ma croix" 2. Et le paysage, "élément le plus libre du film", dont l'intrusion est susceptible d'entraver le mouvement narratif et de trahir les sa­vants rituels de la mise en scène, apparaît bien être de nature à ébranler les "principes", les choix et l'illusoire assurance de maî­triser totalement le réel, privilège accordé aux cinéastes d'anima­tion, à Walt Disney par exemple, mais non "à nous autres, obligés de courir après les effets de la nature réelle et de lui mendier à genoux les éléments des symphonies des couchants et des levers de soleil, des aubes brumeuses ou des fuites de nuages ... ".

Tous les cinéastes, il est vrai, n'ont pas montré de telles ambi­tions picturales et musicales pour le 7e Art. "Des origines à la 'Triangle' et aux chefs d'œuvre suédois, remarque H. Langlois, le cinéma fut un art de paysagistes. Mais quel rôle jouait avant

2. S.M. EISENSTEIN, "Les bolcheviks rient" (1937) in Reflexions d'un cinéaste, Éditions de Moscou, 1958.

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Les proscrits (V. Sjostrom, 1917) le paysage d'un film? Celui d'un fond de théâtre, puis celui d'un fond de tableau" 3. C'est contre le théâtre et d'une certaine façon contre la peinture que le paysage conquiert une expressivité plastique et émotionnelle au sein de l'avant-garde française des années 20 (G. Dulac, L. Delluc, M. L'Herbier, A. Gance, J. Epstein), chez les Russes (Poudovkine, Koulechov, Vertov, Eisenstein) dans les années 25. L'école suédoi­se a particulièrement contribué, par les œuvres de M. Stiller (Le Trésor d'Arne, 1919) et de V. Sjostrom (Le Vent, tourné aux États­Unis en 1927), à intégrer le paysage à la dramaturgie filmique et à déprécier les artifices théâtraux, les conventions narratives et les codes trop lisibles. En pleine vague expressionniste, les paysages naturels de Nosferatu (Murnau, 1922) - campagnes herbeuses mais désolées, cimes lointaines et menaçantes, torrents dévalant des rochers escarpés, vagues puissantes, irrésistibles, composent une "symphonie de l'horreur" musicalement plus que visuelle­ment orchestrée à partir de tonalités lumineuses, d'ombres sou­daines, de rythmes ralentis ou étrangement accélérés, de vibra­tions, d'ambivalences imperceptibles et troublantes. Ce qui fait dire à M. Bouvier et J.L. Leutrat que les paysages de Nosferatu "résistent à leur insertion dans un procès de signification"4.

Forme d'opacité qui rejoint ce niveau le moins saisissable, "obtus", du sens, caractéristique, selon R. Barthes, du "filmique", et dont il relève la présence dans certains plans du Potemkine et d'Ivan riches de "ce qui ne peut être décrit", de "ce qui commen­ce seulement là où cessent le langage et le métalangage articulé" 5.

Ainsi, dès lors que le paysage et ses composantes vivent de leur vie propre, comme c'est le cas chez tous les cinéastes qui lient

3. H. LANGLOIS, "L'avant-garde française" in Cahiers du Cinéma n° 202, juin-juillet 1968.

4. M. BOUVIER, lL. LEUTRAT, Nosferatu, éd. Cahiers du Cinéma Gallimard, 1981.

5. R. BARTHES, "Le troisième sens. Notes de recherche sur quelques

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leur art à une saisie documentaire du monde, une dimension particulière - "libre" - s'ajoute à la représentation filmique. Comme le remarque J. Mitry, "si l'on excepte les éléments inté­grés dans le montage, les objets devenus signe ou symbole ( ... ), c'est par le décor naturel, par le paysage, que le film échappe d'emblée à la signification verbale et à l'expression scénique ... "6.

Mais l'enjeu n'est pas seulement d'ordre poétique: admira­teur du cinéaste des Rapaces (E. von Stroheim 1924), Jean Re­noir accorde l'âpreté des paysages de Toni, La Grande illusion, La Bête humaine, voire La Règle du jeu (réalisés entre 1934 et 1939) à un réalisme qui servira de modèle aux futurs néo-réa­listes italiens impatients de rompre avec le carton-pâte, les tulles et l'irréalité hollywoodienne du cinéma mussolinien. C'est autant en référence à Renoir qu'aux auteurs d'Ombres blanches (W.S. Van Dyke et R. Flaherty, 1928), Tabou (Murnau, 1931), Tempête sur l'Asie (Poudovkine, 1929) et Que viva Mexico! (Eisenstein, 1931-32) que G. De Santis exprime en 1941 dans la revue "Cine­ma" et sous le titre emblématique "Pour un paysage italien", les aspirations de ceux qui vont, avec des films comme Ossessione (Visconti, 1942), Gente dei Po (Antonioni, 1942), Paisà (Rossellini, 1946), La terre tremble (Visconti, 1947), Riz amer (De Santis, 1949), redonner son vrai visage à l'Italie en lui restituant ses paysages.

Ainsi et aussi incomplet que soit un tel survol, peut-on voir se dessiner deux types d'enjeux dans la question du paysage ciné­matographiques, des enjeux identitaires-nationaux en réaction con­tre les occultations des réalités socio-politiques d'un pays (Italie) ou en concordance avec une période de révolution (Union sovié­tique); et d'autre part des enjeux poétiques chaque fois que, sous la poussée des avant-gardes, se réaffirme la quête du "filmique".

photogrammes de S.M. Eisenstein" in L'Obvie et l'obtus, Essais critiques 1II, coll. Point Essais, éd. Seuil, 1992.

6. J. MITRY, Esthétique et Psychologie du cinéma, II Les formes, éd. Universitaires, 1965.

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Ce ne sera donc pas de la convergence de ces deux enjeux chez Eisenstein que l'on pourra s'étonner. Mais de l'accentua­tion manifeste du rôle qu'il reconnaît au paysage "dans tous (ses) films", citant, en plus des Brumes potemkiennes "le paysa­ge citadin nocturne de Petrograd dans Octobre, les quatre sai­sons du paysage dans L'Ancien et le nouveau, le paysage du Me­xique dans Que viva Mexico!, la blancheur des espaces glacés de Nevski, sous la voûte sombre des nuages menaçants" 1. Lui qui vient "du théâtre ultra théâtral 'de gauche', de son aile extré­miste du cirque" l, lui qui est le plus pointilleux des metteurs en scène et le plus scrupuleux des monteurs fonde contre toute attente sa réflexion dernière sur douze plans du Potemkine, pris par hasard, et pas par lui-même. "Cette brume de hasard, filmée sans but" par son opérateur Edouard Tissé, un de ces jours de désœuvrement où "le brouillard colle à la lentille comme de la ouate aux dents" 7, ces voiles de gaze grisâtre peu à peu dissipés par le soleil, vont donner sa tonalité funèbre et fantomatique au glissement silencieux le long des coques noires de navires, avant le lamento sur le corps de Vakoulintchouk. "Les notes du met­teur en scène comportent plusieurs pages pour la réalisation des funérailles de Vakoulintchouk à partir d'un lent travelling des détails du port, confie Eisenstein. Mais par l'effet du hasard, ce sont les détails d'une journée de brume qui glissent doucement à travers le port. Leur timbre affectif s'insère exactement dans la conception initiale des funérailles" 7. L'auteur laisse l'initiative aux images dans la mesure où il peut "les repenser avec le cœur" : "Un tri s'opère dans les détails. Des séquences s'ébauchent, embryons d'accords pour une marche funèbre d'images"7.

Tout le matériel visuel se mue en "accords", en "sonorités", en "timbres", en une musique sensible au "cœur": "C'est un grand bonheur, et c'est tout un art qLtè de savoir entendre et com-

7. "Les douze apôtres" (1945) in Reflexions d'un cinéaste, Éditions de Moscou, 1958.

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prendre ce que vous soufflent la nature ou les détails imprévus d'un décor que vous avez conçu, que de savoir écouter ce que vous disent, en s'ajustant, les bouts de film à monter, les scènes qui vivent à l'écran de leur vie propre en crevant parfois les cadres de la pensée d'où elles sont issues ... " 7. Précisons qu'à la différence de Murnau par exemple 8, Eisenstein recherche moins dans les plans de paysage un au-delà de l'image - la suggestion de présences invisibles - qu'une consonance émotionnelle que seul le paysage peut lui fournir parce qu'il est, écrit-il, "le moins chargé de tâches narratives et le plus docile lorsqu'il s'agit de transmettre les émotions, les sentiments, les états d'âme. En un mot tout ce qui, dans sa figuration fluide, floue, confusément saisissable, ne peut être pleinement restitué que par la musique". Mettant l'accent sur une des contradictions ou plutôt sur la richesse de sensibilité et d'expression du cinéaste russe, R. Barthes note que son art "n'est pas polysémique" 5, qu"'il choisit le sens, l'impose, l'assomme" 5, mais qu'en deçà de leur sens informatif et symbolique, nombre de ses plans - dans Potemki­ne, dans Ivan - retiennent et laissent affleurer, "évident, errati­que, têtu, un troisième sens" 5. Troisième sens autonome par rap­port à la trame narrative et dont R. Barthes remarque qu'il se relie directement à l'ouïe: "Dans le paradigme classique des cinq sens, le troisième est l'ouïe, (le premier en importance au Moyen-Age); c'est une coïncidence heureuse car il s'agit bien d'une 'écoute' ; d'abord parce que les remarques d'Eisenstein ( ... ) proviennent d'une réflexion sur l'avènement de l'auditif dans le film; ensuite parce que l'écoute ( ... ) détient en puissance la métaphore qui convient le mieux au 'textuel' : l'orchestration (mot de S. M. E.), le contrepoint, la stéréophonie" 5.

Ouverte mais non laissée au hasard, cette recherche d'une

8. Voir les analyses consacrées au paysage de Nosferatu in M. Bou­vier et lL. Leutrat, Nosferatu, ch. 3, éd. Cahiers du Cinéma Gallimard, 1981.

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dimension musicale est très consciente chez le cinéaste: "Il faut être, écrit-il, assez méticuleux pour connaître avec une exactitu­de parfaite la sonorité qu'on recherche, en même temps que de jugement assez libre pour ne pas se priver des matériaux et des procédés imprévus susceptibles de fournir cette sonorité" 7.

Depuis longtemps attiré par les idéogrammes et par les concor­dances ou divergences entre matériel visuel et sonore (dans la poésie chinoise notamment), il place rétrospectivement son pay­sage des Brumes d'Odessa sous le signe de la grande tradition des peintures T'ang et Song au point d'affirmer que, quoiqu'ils n'aient pas exercé d'influence sur lui à l'époque du Potemkine, "les principes de la construction du paysage chinois, paysage musical, émotionnel, "non indifférent", correspondent le plus nettement du monde aux méthodes qui ont permis de bâtir les paysages de la 'suite' des brumes" 1.

Tout l'invite à défendre cette analogie: l'attitude créatrice, cette intériorisation du paysage "repensé avec le cœur" avant d'être recomposé sur la table de montage; le support des tableaux rouleaux chinois, "ruban interminable se déroulant à l'horizonta­le (presque un ruban de pellicule cinématographique !) en une vue panoramique du paysage" l, le traitement monochrome; l'orientation du regard au gré de la succession changeante des reliefs, des scènes, des plans; les variations tonales obtenues à partir d'un petit nombre d'éléments qui combinent le fluide et le solide, le terrestre et l'aérien, le proche et les lointains, le plein et le vide, les ombres et la lumière, l'opaque et le transparent. Autant de motifs imposés dont la disposition et le tracé à l'encre sur la soie portent le paysage de sa fonction mimétique apparen­te à une puissance émotionnelle et musicale réelles.

U sant largement des métaphores musicales, Eisenstein "lit" le paysage muet à la manière d'une "partition", d'une composi­tion "en son caché" parcourue d"'échos", de "carillons de mo­tifs", de "pulsations des éléments de la gamme des tons sombres" ou clairs qui s'organisent en préludes, fugues, variations, sym-

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KAO K'O-KONG (1248-1310) - Brumes dans des montagnes boisées­encre et couleur sur papier (1 ,60; 0,755" - Formose, colI. du gouverne­ment national Chinois).

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phonies ... " Ce qui se situe le plus près de la musique, affirme-t­il, c'est le paysage" 1 ; mais il précise: "l'ai recours au paysage chinois (car) ce qui m'intéresse, ce n' est pas seulement le côté émotionnel du paysage, mais en premier lieu sa musicalité, c'est-à-dire cette variété de la non-indifférente nature où l'effet émotionnel est obtenu non seulement par le choix des éléments représentés mais surtout et avant tout par l'élaboration musicale et la composition de ce qui est représenté" 1.

Un autre terme revient dans cette recherche de la musicalité du paysage muet: la "résonance" de l'image qui lui semble éma­ner, par des effets rythmiques et non froidement géométriques, des paysages de brumes avec leurs suggestions d'éloignement ou de proximité, de dissolution ou de surgissement qui créent une scansion particulière de l'espace et déterminent une organisation tonale - et non picturale, en perspective - des surfaces planes. "Curieusement, avance-t-il, les exemples de paysages les plus 'sonores - sont des paysages associés aux brumes" 1 et il cite l'exemple d' un rouleau intitulé "Carillon du soir d'un temple lointain" dans lequel "le silence et les lointains carillons de gongs semblent ruisseler à travers les détails plastiques surgis­sant du néant brumeux d'un fond monochrome" 1; mais, ajoute-t­il, "cela vaut tout autant pour les Symphonies brumeuses de Whistler inspirées pour beaucoup des Japonais" 1: Le flou des contours joue non seulement sur la vue mais il détermine aussi une sorte d'assourdissement, de dissolution des sons dans les lointains ("Ausklang des sonorités") que l'opérateur Tissé, dans le Potemkine, a renforcé en ajoutant au "tulle naturel des brumes réelles, le tulle et les trames placés devant l'objectif pour donner du flou aux profondeurs" 1. Un procédé que Visconti reprendra pour créer la magie particulière, de neige et de nuit, de son adap­tation des Nuits blanches de Dostoievski (1957).

Si une image peut ainsi "résonner" ("l'image née de la musi­que tend inévitablement à résonner" 1), la musique du paysage relève bien davantage de la composition et donc du montage,

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instrument didactique et poétique majeur d'Eisenstein dont il a tiré des effets de plus en plus subtils en rêvant d'atteindre à "une polyphonie aussi invisible et homogène que chez Tchekhov". Selon lui les brumes potemkiennes inaugurent cet usage du mon­tage et, dans la limite des moyens expressifs du cinéma muet (c'est-à-dire d'un "travail en son caché", d'une "musique plasti­que dissimulée"), préfigurent les recherches audiovisuelles de Nevski et d'Ivan. Ce qui est dans la logique des choses puisqu'à l'époque du muet, remarque Eisenstein, "le montage n'avait pas seulement pour fonction de gérer la marche de l'image, mais aussi de réaliser en même temps un dessin rythmique et son battement réel et physique, c'est-à-dire ce qui, aujourd'hui, dans le cinéma sonore, appartient entièrement à la bande-son" 1.

L'étonnant est la part d'instinct et d'improvisation qui entre­rait dans la recherche et la découverte de ce dessin rythmique, de cette "stricte ciselure de la forme nette" qui "opère la transpo­sition de la vague 'sensation' émotionnelle de la scène" et "cor­respond à l'émotion de l'auteur" 1. Dans les Brumes du Potem­kine, ce dessin prend la forme d'une rigoureuse construction poétique: un quatrain central fragmenté, en plans fixes rappro­chés, tout en horizontales et en scintillements, s'encadre de deux quatrains traités par plans généraux ou d'ensemble, animés et liés par un léger mouvement de travelling latéral et organisés autour de sombres et solennelles lignes et masses verticales. Agencement et tempo suspendu parfaitement concertés. Pour­tant, s'opposant à Vertov sur ce point, il dit "tout ignorer de la longueur métrique des divers fragments composant (ses) mon­tages": "Ces fragments, je ne les monte pas le mètre à la main, mais au jugé. Jamais je ne vérifie rien avec des chiffres" 9.

Soucieux de donner une image authentique de son attitude

9. S.M. EISENSTEIN, Au-delà des étoiles in Œuvres 1 - "Extraits d'un cours sur la musique et la couleur dans Ivan", coll. 10/18 n° 1738, Union Générale d'Éditions, Paris, 1974.

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créatrice et des "vraies voies de l'invention" 10, l'auteur large­ment incompris d'Ivan le Terrible n'entend pas laisser enfermer son art dans l'unique formule esthétique du montage par colli­sions et chocs d'images qui a fait la gloire du Potemkine et du "russian cutting" qu'il relie, dans sa préface à The Film sense (1942) à un théorème historique: "En étudiant l'histoire des mon­tées et des retombées de l'intensité des méthodes de montage à travers une histoire des arts, on en vient à la certitude que le re­lief de la méthode et de l'écriture du montage pâlit invariable­ment aux époques de la stabilisation sociale, lorsque l'art s'appli­que avant tout à refléter la réalité. Et inversement, durant les périodes d'une intrusion active dans le démantèlement, édifica­tion et restructuration de la réalité, durant les périodes d'une reconstruction active de la vie, le montage prend dans les métho­des de l'art une intensité et une importance sans cesse accrues". Aussi ne craint-il pas de relever les excès et l'arbitraire du mon­tage intellectuel dans La Grève, Octobre, L'Ancien et le Nouveau et, suivant "le cheminement évolutif des formes du montage", de poursuivre "sous le signe de l'homogénéité et de l'harmonie croissante de la polyphonie" la voie ouverte en ce sens par la "suite" musicale du paysage des Brumes potemkiennes. Séquen­ce dans laquelle, précise-t-il, "nous trouvons l'exemple d'une structure contrapuntique 'liée' et non mise à nu, contrairement au 'nerf dénudé' du montage dans les autres 'scènes-chocs' du film" 1.

Le principe de composition se déplace, s'intériorise. Presque insensible dans la fluidité et la continuité des douze plans silen­cieux et voilés du Potemkine, "le battement des chocs du mon­tage" autrefois mis en relief "passe au travers de la mélodie d'une fluidité continue ou fragmentée" 1. Dès lors l'accent ne porte plus sur les fractures extérieures, mais sur la complexité et l'unité internes des plans: "Avec le passage au montage audiovi-

10. S.M. EISENSTEIN, Mémoires/3 in Œuvres VI, coll. 10/18 n° 1738, Union Générale d'Éditions, Paris, 1985.

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suel, le centre de gravité fondamental de la composante visuelle du montage se transfère à l'intérieur du fragment, aux éléments inclus dans l'image elle-même. Et le centre de gravité n'est plus l'élément 'entre les plans' -le choc -, mais l'élément 'en dedans du plan' -l'accentuation à l'intérieur du fragment - c'est-à-dire le soutènement même de la construction de la représentation" 1.

Moins heurté et moins mécanique, le dynamisme - ce "dyna­misme de la ligne, du devenir des lignes ainsi que des phénomè­nes et leur passage de l'un à l'autre qui, écrit-il, resteront ma passion de toujours" 1 prend des formes complexes dont Eisen­stein propose lui-même l'analyse en mettant en perspective la suite endeuillée des brumes et le deuil d'Ivan. A partir d'élé­ments simples (dans Potemkine l'eau, l'air, la terre et le mort) ou variés (dans Ivan l'intérieur de la cathédrale, les groupes de personnages et les individus isolés, les voix et le choeur, le corps de la tsarine), les motifs s'entrelacent, s'opposent et s'épousent, se désenchevêtrent "comme diverses voix agissant en ramifi­cation d'un tout unique" jusqu'à leur fusion (Potemkine) ou leur dépassement final (Ivan). Polyphonie, effets subtils de contre­point, conflits et interactions se jouent différemment au niveau des éléments naturels et des personnages. Plus que les personna­ges du drame humain, les composantes du paysage naturel sem­blent disposer de la presque insaisissable et baroque capacité de se métamorphoser et se fondre jusqu'à ce que, écrit Eisenstein au terme de son analyse du Potemkine, "les différences de factu­re des divers éléments, de même que ces éléments eux-mêmes composent un ensemble pareil à ce qu'est un orchestre qui unit instruments à vent et instruments à cordes, bois et cuivres dans la simultanéité et la continuité !" 1.

Ainsi peut-il - à la lumière d'Ivan le Terrible comme à celle de la tradition picturale chinoise - voir dans les Brumes potem­kiennes "un des exemples les plus élaborés et les plus achevés du paysage musical", paysage qui joint le réel et l'émotion dans une unique et nécessaire représentation. C'est à partir de Potem-

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kine, dira-t-il, que "la rigueur d'une telle écriture est entrée dans notre chair et notre sang" 1. Il n'en épousera pas pour autant l'attitude contemplative que suppose l'art du paysage chinois dont il fait l'éloge au point d'affirmer que "c'est l'Orient qui est le plus près de la nature cinématographique" 1. Paysages en deve­nir, paysages du devenir, tels sont les décors naturels qu'il intè­gre à ses drames historiques et tels sont les lieux que, loin des soies fanées de la Chine, il recherche en Russie, en Amérique, au Mexique. Tout en exposant ses affinités avec les peintres chinois primitifs, il rejette ce qui, dans la vision orientale, lui semble définitivement dépassé, ce sentiment extatique de fusion avec la nature, lié à une époque révolue, d'avant la Révolution. "Pour le moment, écrit-il, cette harmonie fictive et imaginaire n'est possi­ble que sous la forme de l'autodestruction ... L'art se dédouble sous le signe des différences de visées qu'il poursuit. Une de ses ailes - l'aile du rêve abstrait - se joint au rêve du religieux, et, dans cet 'opium pour le peuple', avoisine le haschisch, la vodka et le protoxyde d'azote ... " Entre les deux "pôles" de la sensibi­lité artistique, "le pathétique actif" (du Greco, de Van Gogh, de Picasso) et "l'Orient, plongé dans l'autodissolution du nirvâna", la voie concrète et moderne reste pour lui celle du "peintre frénétique qui concasse le monde visible pour le refondre à l'image et à la ressemblance de ses conceptions ... Picasso!" 1.

On pourra voir dans ce goût constant d'Eisenstein pour "le pathétique actif" une des raisons de "la radicale opposition" qu'a professée à son égard un autre grand artiste du cinéma russe, comme lui en butte aux tracasseries d'une administration et d'un système obtus, comme lui fasciné par Pouchkine et par l'art oriental, comme lui en quête d'un cinéma "organique", émotion­nel et poétique: A. Tarkovski. Lui aussi explore, et plus encore, les voies expressives du paysage; à travers une intériorisation encore plus marquée dès les plans initiaux du prégénérique de son premier long métrage, L'Enfance d'Ivan (1962), cet admira­teur de Bresson, de Bergman, d'Antonioni et de Kurosawa fonde

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une part majeure de sa poétique sur le paysage. Un paysage dont il déplore que les spectateurs ne sachent plus le voir et qu'il restitue dans sa vierge, imposante et muette beauté sur un fond de plus en plus sourd de menace atomique (Stalker, 1979; Le Sa­crifice, 1986). "La pluie, écrit-il, le feu, l'eau, la neige, la rosée, les bourrasques au ras du sol sont chacun un élément du milieu matériel dans lequel nous vivons, soit de la vérité de nos vies. Je suis par conséquent étonné d'entendre que lorsque des gens voient la nature à l'écran, et qu'elle n'est pas montrée de maniè­re indifférente, ils ne peuvent plus en jouir simplement, mais essaient d'y trouver quelque signification cachée". Chez Tarkov­ski, l'inscription du drame humain dans le paysage, omniprésen­te, marque le lien énigmatique entre l'instant et l'éternité. Il est moins de l'ordre de l'Histoire que de celui du Sacré. Ainsi écrit­il de la mort de la jeune fille violée dans La Source (1959) de Bergman -dont il se souviendra pour ses séquences hivernales de L'Enfance d'Ivan: "Un soleil printanier traverse les branches ... A travers elles nous distinguons son visage ... mourante, ou déjà morte ... mais qui semble ne plus ressentir sa douleur ... Notre pressentiment est en suspens, comme une note solitaire ( ... ) Et il se met à neiger, cette neige unique de printemps ( ... ), les flocons s'accrochent à ses cils, et restent là... Le temps scelle sa trace dans le plan. Comment alors s'interroger sur la signification de cette neige, quand c'est elle, dans la durée et le rythme du plan, qui a mené notre perception émotionnelle jusqu'à son point cul­minant?" Il.

C'est le rythme des choses, et non le montage, qui dicte la mesure du plan. On pense encore à la peinture chinoise, et à la définition que donna de l'art un peintre taoïste de l'époque T'ang: "la vie de l'esprit par le rythme des choses". Cette pré­occupation majeure du rythme qu'on peut dire commune à Eisenstein et à Tarkovski trouve une résolution opposée chez les

Il. A. TARKOVSKI. Le Temps scellé, éd. Cahiers du Cinéma, 1995.

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deux artistes, toute imprégnée qu'elle est d'orientalisme chez l'auteur d'Andrei Roublev: "Le rythme au cinéma, remarque-t-il se transmet au travers de la vie visible et fixée de l'objet dans le plan. Et de même que le tressaillement d'un jonc peut définir le courant d'un fleuve, de même nous connaissons le mouvement du temps par la fluidité du cours de la vie reproduit dans le temps ... Il Une fluidité à laquelle les segmentations du montage portent définitivement atteinte. Pour Tarkovski, "l'image est ciné­matographique si elle vit dans le temps et si le temps vit en elle, dès le premier plan tourné ... " Il.

Musique, montage, rythme, vision contemplative ou délibéré­ment athée, pour peu que la question du paysage soit posée et portée à l'écran par des poètes comme Eisenstein, R. Bresson ou J.L. Godard, elle engage autant leurs choix esthétiques que leur vision du monde. "Le paysage, remarquait Eisenstein, n'est rien moins qu'un catalogue d'arbres, de lacs et de cimes de montag­nes" 1. Assez largement négligé, réduit à des fonctions pittores­ques et routinières, souvent figé en poncifs aussi éculés que les clairs de lune romantiques, le paysage entre pour beaucoup dans l'atmosphère et la magie du film le plus banal: ainsi des reliefs aventureux des westerns, des quais de brumes où se perdent les amants, des noires géométries urbaines des polars, des déserts qui nourrissent à l'infini l'imaginaire cinématographique. Il est en tout cas frappant de constater combien la rencontre entre un paysage et un poète du 7' art peut donner naissance aux œuvres les plus audacieuses et les plus personnelles. Ainsi du Tabou de Murnau, de La terre tremble de Visconti, du Profession: reporter d'Antonioni (1975), trois exemples de cet équilibre atteint entre fiction et documentaire qui, selon lL. Godard, signale l'authen­tique maîtrise d'un cinéaste 12. Et il est tout aussi frappant de voir cet élément paisible, docile, "musical" révéler soudain ses poten-

12. "Tous les grands tïlms de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction. Ivan le Terrible tend à

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tialités novatrices en tirant pleinement parti de cette "liberté" que lui reconnaissait Eisenstein. Ainsi dans L'Avventura (1960), cessant de conférer au paysage un rôle émotionnel - ce qu'il avait fait avec efficacité dans Le Cri (1957) -, Antonioni lui octroie soudain une fonction de premier plan en laissant une île éolienne battue par les flots et les vents prendre la vedette aux personnages et renverser les codes dramaturgiques les mieux établis. C'est par le paysage, de même, que Tarkovski et Wenders ont conquis leur temporalité et leur univers narratifs; et c'est aussi dans une présence toujours accrue du paysage que Godard procède à l'incessant renouveau de son écriture, jusque dans son dernier autoportrait, J. L. G.

Au cinéma comme ailleurs, on peut donc dire avec Eisenstein (citant Novalis) que "le paysage est un corps idéal pour un genre particulier de l'esprit". Mais sans doute convient-il d'ajouter: pour un genre particulier d'époque. Non seulement parce que l'intérêt pour le paysage se relie aux inquiétudes et aux élans des périodes de crise où se redéfinissent les liens avec la nature et avec le monde - ce que captent des films comme Le Désert rou­ge (Antonioni, 1964), Le Sacrifice (Tarkovski, 1986), Jusqu'au bout du monde (W. Wenders, 1990). Mais aussi parce que la poé­tique du paysage s'enrichit de nouvelles dimensions optiques et sonores (tant dans l'évocation des paysages invisibles à l'œil nu, souterrains, aux confins du réel et de l'imaginaire - dans Eraser­head (1976) de D. Lynch par exemple - que dans l'exploration de l'espace dont les paysages du 2001, Odyssée de l'espace (1968) de S. Kubrick ou du Solaris (1972) de Tarkovski fournissent les modèles déjà canoniques. Quant aux "musiques du paysage" à venir, l'expérimental Jusqu'au bout du monde de Wenders en fournit un avant-goût: égarantes, décentrées, syncopées et néces­sairement polyphoniques ...

Que viva Mexico et vice versa, Arkadin à lt's ail true et réciproquement". J.L. Godard. Cahiers du cinéma n° 94, avril 1959.

PAYSAGES CINÉMATOGRAPHIQUES: ANTONIONI AVEC WENDERS

par Francis Vanoye

L'actualité cinématographique, après les producteurs, a rappro­ché deux cinéastes paysagistes de la modernité européenne, Michelangelo Antonioni et Wim Wenders, pour un film, Par­delà les nuages (1995). Wenders a tourné les scènes d'intro­duction, de conclusion et de liaisons entre les quatre histoires prises en charge par Antonioni, histoires presqu'entièrement ins­pirées de textes tirés de son recueil intitulé Rien que des men­songes (1983-1985). Tout, outre l'amitié (parfois problématique, mais serait-ce autrement de l'amitié?) et malgré la différence d'âge (ou grâce à elle: on connaît l'attachement de Wenders pour les "anciens", John Ford, Nicholas Ray, Samuel Fuller, Bernhardt Wicki ... ), tout semble rapprocher les deux cinéastes: leur goût pour les paysages, notamment, urbains, maritimes, in­dustriels, ruraux ou sauvages, pour les espaces laissés à l'aban­don, plus ou moins délabrés, désertiques ou "déconnectés", pour reprendre le mot de Gilles Deleuze, leur prédilection pour le dépaysement, l'errance au fil du temps et des paysages lointains (États-Unis, Espagne, Afrique, Chine, Australie ... ), mais aussi pour le retour ou la visite au pays natal (le Rhin, Berlin, le PÔ, Ferrare), leur amour de l'architecture, de l'urbanisme, de la pho­tographie et de la peinture, le soin extrême qu'ils apportent à l'image, au cadre, à la composition interne et à la dynamique du plan, aux affects et aux significations portées par le visuel, sur fond d'intrigues assez lâches privilégiant les personnages, les

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espaces, les temps faibles, les individus en mal d'identité. Ce qui reste d'une première vision des films d'Antonioni et de Wenders, outre sans doute des visages, ce sont des vues accordées à des climats: plaine du PÔ (Le Cri), Turin (Femmes entre elles) ou Milan (La Notte) , Lisca Bianca et Notto (L'Avventura), désert Tchadien ou Vallée de la mort (Profession: reporter, Zabriskie Point), bords du Rhin (Au fil du temps, Faux Mouvement), désert américain (Paris, Texas), Berlin (Les Ailes du désir), Lisbonne (Lisbonne story). Fleuves, villes, déserts ...

Cependant, à la première vision de Par-delà les nuages, il m'a semblé percevoir une différence importante, voire essen­tielle, entre les paysages de Wenders et ceux d'Antonioni, dans leur manière d'être articulés à une fiction, à un ou plusieurs points de vue (visuels ou narratifs), composés par les cadrages et le découpage, intégrés dans une dynamique temporelle, puisque le paysage cinématographique est nécessairement soumis au temps. Henri Alekan observe que si le déroulement du temps peut être "comprimé" dans un tableau par superposition d'états de lumière successifs, il sera étalé par le cinéaste, ou manipulé (raccourcis, dilatations, etc.). Il évoque aussi, dans Des lumières et des ombres, les façons de lutter ou non avec les cadres et les formats imposant "une vision à prédominance horizontale, avec tout ce que cela comporte de terrestre, de matérialiste et de concret": "L'évasion vers le spirituel ne peut s'atteindre qu'en brisant les limites forcées par les parallèles horizontales du cadre et, à défaut d'écran variable, en recréant, par la composition et la lumière, un espace à dominantes verticales" 1. Mais la dynami­que des mouvements de caméra et le montage peuvent égale­ment contribuer à l'édification de cet espace spiritualisé.

1. H. ALEKAN, Des lumières et des ombres, Éditions du Collection­neur, p. 218.

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Le paysage-aventure: Blow-up (1966)

Thomas, jeune photographe londonien, pénètre dans un parc quasi-désert, prend quelques photos, surprend un couple qu'il photographie à son insu, jusqu'à ce que la jeune femme alertée vienne lui réclamer le rouleau de pellicule. A l'instar de son per­sonnage, ce qui intéresse Antonioni est moins le paysage en lui­même (Thomas, désœuvré, photographie machinalement le parc) que ce qu'il dissimule, que sa capacité à receler une histoire. Dans un texte intitulé Sans titre, Antonioni décrit d'abord un paysage (la rive d'un fleuve, une bande verte, une maison rouge, une autre, couleur brique, une façade jaune), puis: "Je suis sûr qu'il y a une histoire dans cette masse de volumes. Des histoires il y en a partout, mais ici la composition est trop insolite et les volumes s'articulent d'une façon trop secrète pour ne pas cacher quelque chose de particulier" 2. Dans un autre texte, Un film à faire, il contemple la pinède de Ravenne, des pins bruns, la lu­mière hivernale de la mer venant des chemins forestiers: "Et j'ai soudain l'idée d'une situation et d'un dialogue" J.

De même, des frondaisons du parc de Blow-up observées par Thomas surgissent "les personnages: un homme et une femme", et c'est alors que le photographe prend vraiment intérêt à ce qu'il capte. Toutefois l'histoire, les personnages, s'ils semblent émaner du paysage, restent relativement indépendants de lui, comme ils restent indépendants de l'observateur, même s'il pa­raît en être l'inventeur. D'ailleurs ne surgit-il pas, à son tour, aux yeux du couple, des feuillages où il s'efforce de se dissimuler? La diversité des angles de prise de vue, la largeur des plans ten­dent à envelopper les personnages et l'observateur dans le pay­sage, à souligner les distances, à suggérer la possible réversibi­lité des points de vue. Les protagonistes de la scène sont des

2. M. ANTONIONI, Rien que des mensonges, J. CI. Lattès, 1983-85. 3./bidem, p. 217.

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figures apparaissant et disparaissant sans affecter profondément le paysage. On songe au titre d'un film un peu oublié de Joseph Losey, Figures in a landscape (Deux hommes en fuite pour la "traduction" française, 1970), photographié par Henri Alekan ... : deux hommes y couraient, poursuivis par des agresseurs mysté­rieux, traversaient des paysages, finissaient par en être "effacés".

Le paysage antonionien vit sa vie propre. Dans la séquence qui nous retient, celle-ci est suggérée de trois manières: par la couleur ("épaisseur", densité, intensité du vert), par le mouve­ment des feuillages agités par le vent, par le son, surtout, qui amplifie le bruit des feuilles et du vent, jusqu'à donner la sen­sation du souffle, d"'une étrange subjectivité invisible" (G. Deleuze). "Comment", se demande Dominique Villain dans L'œil à la caméra, "un paysage, l'ambiance d'un paysage, et l'ambiance de celui qui le filme, imposent-ils un cadrage?,,4.

On voit, dans cette séquence de Blow-up, que c'est d'abord le sentiment (ou le désir) que le paysage fomente une histoire qui conduit à des cadrages tâtonnants, multiples, composés à partir du mystère ou du secret suintant du parc; puis ce sont les figu­res, leurs mouvements qui imposent les cadrages, sans que ceux­ci soient toutefois strictement subordonnés aux personnages, puisque le paysage garde son indépendance, sa présence autono­me. Thomas lui-même est filmé de loin, s'intégrant à l'ensem­ble, figurant peut-être l'un des dangers du paysage, sans confu­sion de point de vue entre le cinéaste (ou la caméra) et le pho­tographe.

La série des clichés, développés et agrandis par Thomas, don­ne lieu, plus tard, à un véritable montage. Le paysage s'y trouve atomisé au gré des grains de la pellicule; sa couleur disparaît; il devient le cadre d'une action, d'un meurtre, révélant une main armée d'un pistolet, un corps étendu. Cependant il résiste à la manipulation, on peut encore entendre, en tendant l'oreille, la

4. D. VILLAIN, L'œil à la caméra, Cahiers du cinéma, 1984, p. 124.

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rumeur du souffle qui le traversait. Plus tard, Thomas, retournant au parc, découvre bien un corps, mais ensuite celui-ci disparaît, ainsi que les photos. Le temps de l'histoire et le temps du pay­sage ne se sont recouverts, recoupés que provi.soirement. Le pa~­sage dure, persiste, après l'effacement des fIgures. On connaIt les paysages vidés d'Antonioni. Ils font songer à l'ironie du soleil qui éclaire tout, tombe sur tout "comme la neige de Joyce, sur tous les vivants et les morts" (La jeune fille et le crime 5,

repris dans Par-delà les nuages), ce soleil que le héros d'Identi­fication d'une femme (1982) contemple après que la seconde femme s'est effacée du paysage vénitien, le rendant à sa soli­tude, et qui inscrit les paysages d'Antonioni dans une dimension cosmique, absentant radicalement les personnages: "En même temps je regardais le paysage tout autour. Je le connaissais bien, c'était celui que je voyais tous les jours, rien n'avait changé. Et je pensais que, comme ce paysage était celui de toujours, il n'y avait aucune raison pour que nous, nous changions et que de vivants nous devenions des morts. Cette incrédulité si naturelle me fit sourire. Rien n'avait changé effectivement dans ce pay­sage sauf une chose, la minuscule roue qui avant était attachée au dessous de nous, maintenant ne s'y trouvait plus" (La Roue: récit d'un atterrissage de fortune pendant le tournage de Za­

briskie Point 6).

Difficile appropriation du paysage: Alice dans les villes (1973-74)

Philip Winter, journaliste allemand, prend au polaroïd des vues de paysages américains. Les photographies semblent ne jamais correspondre à ce qu'il a vu (et que nouS voyons avec lui). Chez Wenders, le paysage et l'observateur sont tous deux

5. ANTONIONI, Rien que des mensonges, op. cit., p. 112.

6. Ibidem, p. 209.

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porteurs d'une histoire. Le drame est dans la confrontation de ces deux histoires, de ces deux mémoires, de ces deux cultures. Philip Win ter (interprété par Rüdiger Vogler, alter ego de Wen­ders dans sa trilogie des années 70 et que l'on retrouvera dans Lisbonne Story en preneur de sons) échoue à saisir les paysages américains parce qu'il lui faut d'abord accepter de retrouver les paysages allemands. Son entreprise s'apparente quelque peu à celle de Walker Evans, photographe appointé par la Farrn Security Administration dans les années 1935-37 pour rassem­bler des documents photographiques sur les États-Unis de la Grande Dépression aux fins d'illustrer et argumenter le program­me Roosevelt de lutte économique.

On sait que Wenders et son opérateur attitré, Robbie Muller, se sont directement inspirés du style des photographies de Wal­ker Evans pour Alice et Au fil du temps (1975). Mais on mesure alors ce que peut avoir de nostalgique et de désespéré un tel mo­dèle pour qui vient d'un pays "qui a une méfiance insondable à l'égard d'images et de sons parlant de lui-même, un pays qui, pour cette raison, a avidement absorbé trente ans durant toutes les images étrangères, du moment qu'elles le détournaient de lui­même" (écrit en 1977, Emotion picturesf.

"Vouloir être chez soi et être d'ailleurs": ainsi Wenders résu­mait-il la problématique du film de Nicholas Ray, The Lusty Men (Les Indomptables), qui constitue, par ailleurs, selon lui, "un documentaire sur l'Amérique au début des années cinquan­te". Dans la trilogie (Alice dans les villes, Au fil du temps, Faux Mouvement) on peut observer cette volonté de dresser l'état des paysages allemands, mais il ne s'agit pas seulement de docu­mentaire: étant d'ailleurs, il s'agit de se (re)trouver chez soi. Les liens du paysage avec le héros wendersien sont romantiques, à plus d'un titre: ils disent l'accord perdu et désiré, la souffrance de ne pas être suffisamment relié, de ne pas savoir saisir le

7. W. WENDERS, Emotion Pictures, L'Arche, 1986-87, p. 132.

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paysage, d'être à côté, devant plutôt que dedans, mais ils suggè­rent aussi des résonances, fugitives et profondes, au gré du mi­roitement de la mer, des lumières nocturnes, des tonalités grises, du défilement rapide des panoramas filmés depuis divers véhi­cules. Loin de l'effacer, Wenders rattache obstinément son per­sonnage au paysage: toujours la caméra revient à lui, ou il revi­ent dans le film, dans l'histoire. Que de retours, que de reve­nants, chez Wenders ... Mais pas de fantômes, comme chez Anto­nioni.

Le cinéaste Wim Wenders est solidaire de son personnage, il ne l'abandonne pas dans sa quête, leurs points de vue sont pro­ches, se recouvrent fréquemment. A la fin de Profession: Re­porter, Antonioni nous donne à contempler un dernier paysage, alors que Locke est mort, à la fin de L'État des choses (1981) le noir se fait, le magasin de la caméra s'épuise au moment même de la mort du cinéaste.

Wenders se réfère à Walker Evans, Edward Hopper, John Ford, Nicholas Ray, à des artistes qui tout à la fois ont contribué à révéler les paysages américains et ont conté les luttes et les souffrances de ceux qui tentaient de s'y inscrire. C'est ainsi que l'ange Daniel s'obstine à pénétrer dans le temps et dans l'espace du paysage berlinois (Les Ailes du désir, 1987). L'observateur ne peut se contenter longtemps de seulement contenir le paysage dans l'image, avec plus ou moins de bonheur, il lui faut aussi jouer un rôle, agir dans, et peut-être sur, le paysage, fût-ce mo­destement. L'enjeu de cet effort, de cette lutte? Faire pièce à d'autres images, d'autres paysages, façonnés pour le pire.

Dans Identification d'une femme il est question de "vivre avec une femme comme avec un paysage". Dans la contempla­tion d'une présence, dans l'attente de ce qui va surgir, dans l'acceptation de ce qui s'évanouira. Voeu pieux: le plus souvent, le personnage antonionien ne peut s'empêcher de vouloir quel­que chose de la femme, comme dans le film cité ou dans l'épi­sode Vincent Pérez-Irène Jacob de Par-delà les nuages. Mais

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248 Francis V ANOYE

cette petite phrase nous en dit finalement plus sur la relation au paysage que sur la femme. Les références plastiques d'Antonio­ni, ce seraient plutôt De Chirico, Mondrian, Tapiès ... Et je rap­procherais volontiers son entreprise esthétique des souhaits de Thomas Hardy, tels qu'ils s'explicitent dans ces lignes rappor­tées par Florence Emily Hardy:

"Je ne souhaite pas voir des paysages, c'est-à-dire une manière de peindre les paysages qui en fait des décors, parce que je ne souhaite pas voir les réalités originelles - en tant qu'effets optiques. Je souhaite voir les réalités plus profondes qui sous­tendent le décor, l'expression de ce que l'on appelle parfois des imaginations abstraites (abstract imaginings). Ce qui est simplement naturel n'a plus d'intérêt. Pour susciter mon inté­rêt, il me faut aujourd'hui la façon de peindre folle, tant dé­criée, du dernier Turner"S.

Ou, autrement dit: mettre la nature en scène non comme une Beauté, mais comme un Mystère.

8. Th. HARDY, cité par Florence Emily HARDY dans The Life of Tho­mas Hardy, ouvrage lui-même cité dans la présentation par Antoine JACCOTTET des Contes du Wessex, Imprimerie Nationale, 1996, p. 26-27.

DES PALAIS DE MÉMOIRE AUX PAYSAGES VIRTUELS: LE RÔLE DU PARCOURS

DANS LES PAYSAGES URBAINS IMAGINAIRES

par Isabelle Rieusset-Lemarié

Voir dans la communication "en temps réel" des réseaux pla­nétaires une forme d'ubiquité et d'immédiateté, qu'on s'en féli­cite ou qu'on le déplore, semble tenir lieu de constat, voire de nouvelle doxa. Les cités virtuelles planétaires actualiseraient le fantasme ubiquitaire des cités utopiques dont elles reproduiraient la réversibilité totalitaire. Sous couvert de nous affranchir des contraintes de l'espace et du temps, cet univers abolirait l'expé­rience fondamentale de la distance et du diffère ment, mettant ainsi en cause les fondements mêmes de la dimension symbo­lique.

Mais sous cette forme absolue, la configuration ubiquitaire n'est qu'un leurre dans la réalité virtuelle. Si certains de ses développements semblent tendre vers une forme limite d'atopie et d'uchronie, d'autres expériences auxquelles elle donne lieu permettent au contraire aux usagers, non seulement de s'immer­ger dans une espace-temps, mais de s'y orienter par la pratique d'un parcours personnalisé.

L'expérience peut-être la, plus privilégiée à ce titre est celle que peuvent nous offrir les paysages virtuels en tant qu'ils per­mettent non seulement une immersion mais une véritable déam­bulation dans un paysage urbain imaginaire. Le rôle fondamental de cette pratique s'éclaire si on la situe dans la tradition histori­que dont elle peut légitimement revendiquer l'héritage, celle des

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palais de mémoire. Ce que cette pratique nous révèle, c'est la fonction mnémotechnique privilégiée, non seulement du paysage urbain imaginaire en tant que tel, mais de la déambulation à laquelle il se prête qui permet d'organiser symboliquement, se­lon la logique d'un parcours, les images fixées sur le support de son architecture virtuelle.

Le rôle mnémotechnique de la déambulation dans le paysage urbain des palais de mémoire

Enseignée dès l'antiquité grecque et latine dans les cours de rhétorique, la pratique des palais de mémoire s'inscrit dans la tradition des arts mnémotechniques dont l'origine, selon le De Oratore de Cicero n, est attribuée à Simonide et dont la mise en œuvre sera précisée par Quintilien:

Pour former une série de lieux dans la mémoire, il faut, dit-il, se rappeler un bâtiment, aussi spacieux et varié que possible, avec l'atrium, la salle de séjour, les chambres à coucher, les salons, sans omettre les statues et les autres ornements qui décorent les pièces. Les images qui doivent rappeler le dis­cours [ ... ] sont alors placées en imagination dans les lieux qui ont été mémorisés dans le bâtiment 1.

Dans un premier temps, on peut supposer que c'est l'immo­bilité de la structure architecturale qui permet de fixer les images et de leur assurer ainsi une permanence mnémotechnique plus forte. Mais en fait la possibilité de retrouver les images que l'on a rangées dans son palais de mémoire dépend de la pratique quo­tidienne d'une déambulation dans cette architecture imaginaire:

1. Cf. QUINTILIEN, Institutio oratoria, XI, II, 17-22 (trad. franc. D. Arasse, in F. YATES, L'art de la mémoire, Gallimard, 1975, pp. 14-15).

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quand il faut raviver la mémoire, on part du premier lieu pour les parcourir tous, en leur demandant ce qu'on leur a confié et que l'image rappellera. Ainsi, aussi nombreux que puissent être les détails qu'il faut se rappeler, ils sont tous liés les uns aux autres [ ... ] et celui qui suit ne peut pas divaguer par rapport à celui qui précède 2.

Ce qui est mémorisé, avant toute chose, c'est l'ordre d'un parcours orienté par la topologie d'une architecture. On se dépla­ce ainsi, non seulement d'une pièce à l'autre d'un palais de mé­moire mais d'un palais de mémoire à un autre dans une déam­bulation qui se déroule au sein d'un véritable paysage urbain imaginaire :

Ce dont j'ai parlé pour une maison, on peut le faire aussi dans un bâtiment public, un long voyage, une promenade dans une ville, ou avec des peintures 3.

L'incitation à une promenade dans la ville n'est pas ici invi­tation à l'errance mais à une exploration méthodique ordonnée par un itinéraire. Le Ad Herennium préconisait déjà un véritable système de balisage en plaçant un signe distinctif tous les cinq lieux de ce parcours 4. Quelle que soit la méthode utilisée, c'est la pratique même du parcours qui permet la mise en mémoire et

2. Ibid., XI, II, 20 (trad. franc. D. Arasse, op. cit., pp. 34-35). 3. Ibid., XI, II, 21. 4. Longtemps attribué à Cicéron, le Ad Herennium (écrit par un auteur

inconnu vers 86-82 av. J.c.), est le seul traité de rhétorique latin complet conservé sur les arts de la mémoire dont il expose la méthode avec préci­sion comme le rappelle F. Yates: "Pour être sûrs que nous ne nous trom­pons pas en nous rappelant l'ordre des loci, il est utile de mettre tous les cinq lieux un signe distinctif. Nous pouvons par exemple distinguer le cinquième lieu avec une main d'or, et placer au dixième l'image d'une de nos con­naissances qui s'appelle Decimus" (cf. L'art de la mémoire, op. cit., p. 19).

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la transformation de ce paysage urbain imaginaire en un vérita­ble paysage mnémonique. Dès lors il ne reste plus au sujet qu'à décrypter la mémoire des choses ou des mots qu'il a lui-même transcrite en images sur le support de cette architecture virtuelle. Le parcours mnémotechnique devient ainsi le parcours d'une lecture dans un paysage urbain imaginaire qui se présente comme un paysage scriptural dont chaque élément visuel peut donner lieu à un déchiffrement.

Comme le souligne J. Roubaud, certains prodiges comme Cherechevski, qui manifestaient des capacités mnémotechniques exceptionnelles, avaient recours à une méthode similaire:

Le plus souvent [ ... ] il distribuait ses images le long d'une rue qu'il se représentait visuellement dans son esprit. Parfois c'était une rue de sa ville natale, sa maison et la cour dans laquelle il avait joué enfant... ou bien il choisissait une rue de Moscou. Il se mettait à marcher mentalement dans la rue Gorki, par exemple, en commençant par la place Mayakovski et il avançait lentement, "assignant" une à une ses images à des murs de maison, à des portes cochères, à des vitrines de magasin 5.

L'importance de la déambulation dans la capacité mnémo­technique de ce paysage imaginaire est paradoxalement mise à nu dans l'une des rares erreurs qu'a commises Cherechevski:

Et voilà qu'un jour, après dix ans, dans une très longue série de mots, il oublia le mot "crayon". Quand Louria le lui fit re­marquer, il réfléchit un moment, reparcourant en son esprit, plus lentement, le parcours mnémonique et il dit: "j'avais mis l'image de ce crayon près d'une palissade, vous vous souve­nez, celle qui était en bas de la rue Gorki; à ce moment-là on y

5. Cf. Jacques ROUBAUD, L'invention du fils de Leoprepes, Poésie et mémoire, Circé, 1993, p. 40.

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faisait des réparations. Mais elle était un peu dans l'ombre et elle se confondait avec un des pieux; et quand je suis repassé, je ne l'ai pas vue" 6.

L'anecdote de ce crayon caché dans l'ombre d'une palissade montre que pour être mentales, ces déambulations n'en sont pas moins vécues de façon très concrète. Le Ad Herennium recom­mandait déjà une précision visuelle parfaite dans la représenta­tion des lieux parcourus:

Ils ne doivent pas être trop brillamment éclairés parce que les images scintilleront et éblouiront; et ils ne doivent pas être non plus trop sombres car les ombres obscurcissent les images. Les intervalles entre les loci doivent être mesurés, une dizaine de mètres environ "car comme l' œil externe, l' œil interne de la pensée perd de sa puissance quand on place l'objet de la vision trop près ou trop loin"'.

Pour être imaginaires, ces paysages urbains n'en doivent pas moins avoir la même acuité visuelle que des images réelles. Celui qui les conçoit doit apprendre, tel un peintre, à donner l'illusion d'un paysage réel, grâce aux jeux de lumière. Il doit même tenir compte des effets de focalisation afin que l'œil se trouve à la distance idéale pour voir les moindres détails du pay­sage. Sans avoir profité de l'enseignement des maîtres de l'art de la mémoire, Cherechevski parvient, de façon empirique, à corri­ger les défauts de lumière de son paysage, pour obtenir un effet de réel auquel il se laisse lui-même prendre. Le fait qu'il ait choisi le paysage urbain du quartier de son enfance comme mo­dèle de son paysage imaginaire renforce encore cet effet de réel. Les palais de mémoire étaient eux-mêmes souvent conçus à

6. Ibid., p. 44. 7. Cf. F. YATES, L'art de la mémoire, trad. française, Gallimard,

1975, pp. 19-20.

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partir de monuments réels, à telle enseigne que cette correspon­dance a permis à F. Yates de retrouver la configuration du Globe Theatre de Shakespeare: "L'architecture imaginaire de l'art de la mémoire a préservé le souvenir d'un bâtiment réel, mais depuis longtemps disparu" 8. Dans ce cas précis, la reproduction virtu­elle d'un édifice a ouvert la voie à sa reconstruction 9.

Ainsi, que l'on reconstitue la réplique d'une chose grâce à son double virtuel ou que l'on ancre ce dernier dans la mémoire grâce à l'impression visuelle réelle qui lui a donné forme, l'effi­cacité mnémonique d'une image tiendrait à ce statut singulier qui articule étroitement la dimension virtuelle symbolique d'une représentation à l'effet de réel d'un référent. Or si cette articula­tion éclaire le fonctionnement de la mémoire, elle suggère aussi des interrogations quant au statut singulier du paysage. On peut se demander en effet si la polysémie qui permet de désigner par le terme de paysage aussi bien un site naturel ou urbain que leur représentation picturale n'est pas symptomatique d'une ambiguï­té qui n'est pas seulement sémantique. Tout se passe comme si ce que l'on désigne comme paysage n'appartenait ni tout à fait à la réalité ni tout à fait à l'ordre de la pure représentation, mais suggérait l'existence d'un mode de réalité autre, d'une réalité virtuelle qui serait la dimension spécifique du paysage et qui fonderait comme telle sa potentialité à la fois mnémotechnique et esthétique.

Que cette même qualité puisse être riche à la fois d'un point de vue mnémotechnique et esthétique n'a pas lieu d'étonner. En effet, si les arts de la mémoire n'ont pas a priori une visée artisti-

8. Ibid., p. 9. 9. F. Y ATES parle de son "enthousiasme à reconstruire le Globe à

partir de Fludd" (cf. L'art de la mémoire, op. cit., p. Il). Depuis lors, Sam Wanamaker ne s'est pas contenté de cette reconstruction virtuelle. Il a rebâti le nouveau Globe sur le modèle de l'ancien (cf. l'article de J.L. Perrier in Le Monde, 26/7/1996).

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que, ils n'ont cessé de souligner la permanence mémorielle des impressions esthétiques capables de frapper les sens par "une beauté exceptionnelle ou une laideur particulière" 10. Mais il est intéressant de noter qu'ils ont privilégié à ce titre le sens de la vue. L'efficacité des palais de mémoire se fonde sur le renfor­cement du pouvoir mnémonique spécifique de l'image par son inscription sur le support architectural d'un paysage urbain imaginaire. L'architecture virtuelle serait à ce titre la structure mnémotechnique idéale car elle préserverait la tridimensionalité de l'architecture tout en lui conférant la nature purement virtu­elle de l'image qui permet de renforcer l'inscription symbolique et non plus seulement matérielle d'une trace mnésique.

Le domaine de prédilection des arts de la mémoire est donc l'image en trois dimensions et c'est à ce titre que la réalité virtu­elle est en position privilégiée pour en reprendre l'héritage. En tant qu'elles se sont donné pour vocation d'enrichir le potentiel de la mémoire humaine grâce à l'utilisation de "l'intelligence artificielle", les techniques informatiques pouvaient déjà être considérées comme les héritières de la mnémotechnique qui s'est consacrée, dès l'antiquité, à doter les hommes d'une "mé­moire artificielle" Il. Mais l'apport spécifique des techniques de la réalité virtuelle permet d'envisager la mise au point de véri­tables "Palais de Mémoire Assistés par Ordinateur". Non seule­ment on peut réaliser des architectures virtuelles mais, grâce à un costume de données, on peut même ressentir physiquement l'expérience d'une déambulation dans ce paysage urbain imagi­naire. Or ce que nous enseignent les arts de la mémoire, c'est que la pratique d'un parcours serait mnémotechnique ment enco-

10. Cf. Ad Herrenium, III, XXII (trad. franc. D. Arasse, op. cit., p. 22). 11. Si la faveur pour l'artificiosa memoria développée par l'Ad He­

rennium sera encore très grande jusqu'au moyen âge grâce à la scolasti­que, de nombreux humanistes seront très critiques à l'égard de la "mémoi­re artificielle" (cf. F. YATES, L'art de la mémoire, op. cit., pp. 142-143).

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re plus efficace si cette déambulation est purement virtuelle. Elle permet en effet d'associer l'orientation nécessaire dans un espace tridimensionnel organisé et l'immersion dans un univers pure­ment virtuel fondé sur le pouvoir mnémonique spécifique de l'image.

Le paysage urbain virtuel apparaît dès lors comme le paysage mnémonique par excellence.

Cependant le caractère virtuel du paysage urbain imaginaire des palais de mémoire n'est pas de la même nature que celui des paysages des cités virtuelles dont il nous reste à envisager les enjeux spécifiques.

Dans la réalité virtuelle, on peut créer un paysage urbain ima­ginaire qui ne soit plus un pur paysage mental. Toutefois, on a vu que dans les palais de mémoire, les images mentales présen­taient une qualité visuelle et un effet de réel saisissants. La spé­cificité des techniques du virtuel ne réside donc pas essentielle­ment dans la capacité de simulation réaliste qu'elles offrent. La conséquence majeure de la nature purement mentale des palais de mémoire c'est que seul peut y déambuler celui qui les a con­çus dans son esprit. Cet espace n'est pas partageable. Au contrai­re, la matérialisation de cette architecture virtuelle sur un support externe permet à d'autres de la visualiser, voire d'y déambuler grâce à un costume de données. On peut techniquement conce­voir des "Palais de Mémoire Assistés par Ordinateur" munis d'un mot de passe, mais la jouissance exclusive de cet espace virtuel est dès lors affaire de choix et non plus de contrainte. Un invité peut visiter votre palais de mémoire et en tirer parti pour concevoir le sien. On peut envisager un environnement virtuel où chaque sujet se réserve l'accès à son propre palais mais où les rues et les forums soient des voies de déambulation ouvertes à tous.

Dès lors se dessinent les contours non pas seulement d'un paysage urbain imaginaire mais d'une véritable cité virtuelle. Le caractère urbain de ce paysage ne tient plus seulement à la pré­sence d'éléments architecturaux. Entre les bâtiments privés peut

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s'y développer un espace public où la déambulation peut donner lieu à des rencontres. Muni d'un gant de données, on peut éprou­ver la sensation de serrer la main d'un autre promeneur. Grâce aux capteurs analogiques, on peut même faire évoluer son propre clone en temps réel dans cet environnement virtuel où il peut interagir avec d'autres clones. Déambuler dans le paysage urbain de ces cités virtuelles requiert dès lors un véritable code d'urba­nité pour régler le jeu de ces interactions. La régulation des mul­tiples parcours des promeneurs qui en empruntent les chemins ne relève plus du seul agencement de l'architecture virtuelle mais d'une véritable conception urbanistique d'ensemble qui soit à la mesure de cette cité virtuelle. Il ne s'agit plus de se con­tenter, comme dans les palais de mémoire, d'organiser des par­cours singuliers mais il faut en outre les articuler à un réseau ur­bain qui a désormais vocation à être planétaire.

Le nouveau défi spécifique de la réalité virtuelle est dans cette régulation du local et du global, y compris dans l'organisa­tion de la mémoire qui doit être à la fois singulière et collective et développer la fonction privilégiée mnénonique du parcours à cette double échelle. Il s'agirait d'inscrire des "Palais de Mémoi­re Assistés par Ordinateur" dans de véritables cités virtuelles planétaires. Mais les potentialités de la réalité virtuelle distribuée des réseaux sont-elles à la mesure de ce défi?

Le rôle du parcours dans le paysage urbain des cités virtuelles

Si l'on en croit Paul Virilio qui n'a cessé d'analyser, en sa qualité d'urbaniste, les conséquences de la communication en temps réel dans les réseaux planétaires, ces derniers, loin de créer les conditions du nouveau paysage urbain des cités virtu­elles menaceraient de disparition non seulement la cité, mais la possibilité même de tout urbanisme faute de la dimension sans laquelle il ne peut s'actualiser, à sa voir l'espace :

17

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Grâce aux satellites, la fenêtre cathodique apporte [ ... ] la présence des antipodes. Si l'espace c'est ce qui empêche que tout soit à la même place, ce brusque confinement ramène tout, absolument tout, à cette "place", à cet emplacement sans emplacement..., l'épuisement du relief naturel et des distances de temps télescope toute localisation, toute position. [ ... ] L'instantanéité de l'ubiquité aboutit à l'atopie d'une unique interface. Après les distances d'espace et de temps, la distance vitesse abolit la notion de dimension physique. [ ... ] L'ancienne agglomération disparaît alors dans l'intense accélération des télécommunications [ ... ] là où la polis avait inauguré jadis un théâtre politique, avec l'agora, le forum, il ne reste plus aujourd'hui qu'un écran cathodique où s'agitent les ombres, les spectres d'une communauté en voie de disparition où le cinématisme propage la dernière apparence d'urbanisme, la dernière image d'un urbanisme sans urbanité Il.

En tant qu'elle met à nu les conséquences logiques d'une configuration, cette analyse est pertinente. L'abolition absolue des distances rend caduques non seulement la notion de dépla­cement mais la dimension même de l'espace. P. Virilio a raison sur ce point: l'ubiquité est bien une forme d'atopie.

Mais l'environnement de la réalité virtuelle distribuée relève­t-il vraiment de cette cohérence ubiquitaire? Si tel était le cas, on pourrait y voir l'actualisation du fantasme utopique qui, sous couvert d'une visée eutopique, nous priverait de toute inscription singulière dans l'espace et dans le temps, de toute distance qui puisse donner lieu à la possibilité d'un parcours ou d'un point de vue.

Mais que ce soit dans la tradition des cités utopiques ou dans le développement des cités virtuelles, cette tentation ubiquitaire,

12. Cf. Paul VIRILIO, L'espace critique, Christian Bourgois Editeur, 1984, pp. 19-21.

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loin d'être exclusive, s'oppose à un autre type de modèle fondé sur une organisation de l'espace qui permet des jeux de perspec­tive, des effets de distance, et laisse un champ ouvert à la focali­sation et à la déambulation.

Certaines cités utopiques étaient même conçues comme de véritables palais de mémoire qui devaient être déchiffrés par un parcours initiatique 13. La filiation des cités utopiques aux cités virtuelles a donc joué aussi bien dans le sens du modèle ubiqui­taire que dans le sens du rôle fondamental de la déambulation dans un paysage urbain imaginaire et c'est pourquoi nous de­vons examiner cette double postulation contradictoire.

Faute de pouvoir véritablement s'actualiser comme atopie 14,

comme non lieu, le paysage urbain utopique s'est voulu ubiqui­taire. L'ubiquité suppose en effet une négation de l'espace en tant que cette dimension ne peut être perçue qu'à partir d'un point de vue, d'une focalisation. Dès lors le paysage utopique se verra privé d'un horizon qui focaliserait la perspective sur un point de fuite échappant à cette visée ubiquitaire quasi divine. Cependant, m~me si cette réticence à doter le paysage utopique d'un horizon ou d'une focalisation est la trace de sa prétention à un modèle de perfection idéal, ses effets totalitaires n'en seront que plus terrifiants. Le fantasme ubiquitaire s'y révèle comme tentation de faire disparaître non seulement tout point de vue, mais à travers lui, toute marque d'altérité, tout dehors. Par sa fermeture absolue, le paysage utopique va générer une logique concentrationnaire. Entourée de sept murs d'enceinte, la Cité du Soleil de Campanella ne laisse aucun angle qui permettrait un

13. Cf. F. YATES, L'art de la mémoire, op. cÎt., p. 405: "Comme je l'ai dit plus tôt, on pouvait se servir de la Cité du Soleil comme d'un système de mémoire occulte qui permettait d'apprendre tout rapidement, en utilisant le monde "comme un livre" et comme "mémoire locale" ".

14. Etymologiquement utopie et atopie (de topos, lieu, et de Olt, non, et a, préfixes privatifs) veulent tous deux dire non lieu.

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point de fuite sur un horizon, sur un dehors. Dans la cité uto­pique de l'architecte Ledoux, tous les bâtiments, transparents, doivent pouvoir être transpercés du regard par l'œil scrutateur du maître qui peut voir en tous lieux, à tout instant, du haut du "Temple de la surveillance" 15.

Cependant cette visée ubiquitaire n'est pas le seul héritage de la tradition utopique où se sont manifestées des œuvres qui ont au contraire privilégié le rôle du point de vue, voire du point de fuite, au sein même du paysage d'une cité utopique. L'œuvre la plus exemplaire à ce titre est le tableau intitulé la Cité idéale attribué à Urbino. H. Damisch le décrit en ces termes: "Une vue d'architecture [ ... ] où le regard [ ... ] ne réussit pas vraiment à trouver son ancrage mais doit procéder [ ... ] par glissements alter­nés et - comme on le dirait d'une monture - aller l'amble: ren­voyé qu'il est constamment du centre à la périphérie" 16.

Que le parcours du regard imposé par le tableau soit comparé à un mouvement de jambe déterminant une allure particulière est significatif. Qu'il invite à une déambulation mentale ou qu'il sollicite le mouvement du regard par le point de fuite d'une pers­pective, le paysage urbain imaginaire s'ouvre à la focalisation d'un point de vue.

Déambulation et focalisation apparaissent dès lors comme les deux modalités par lesquelles le paysage s'offre à la découverte d'un parcours qui détermine un point de vue et partant une alté­rité. Ouvert à cette altérité, le paysage urbain utopique ne nous confronte plus à un espace fermé centralisé qui se refuse à toute focalisation. Les effets de dissymétrie et de distorsion de la pers­pective déroutent le parcours du regard et contribuent à son dé­centrement :

15. Cf. la cité utopique de Ledoux in Georges JEAN, Voyages en uto­pie, Découvertes/Gallimard, 1994, p. 77.

16. Cf. Hubert DAMISCH, L'origine de la perspective, Flammarion. 1987, p. 158.

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nous avons pointé le lieu, dans l'ouverture de la porte du tempio, où paraissait devoir se situer le point de fuite: non pas exactement, nous semblait-il, sur l'axe médian, mais légère­ment sur sa droite, à la hauteur qui aurait été celIe de l'œil d'un observateur qui se serait tenu là, se dissimulant à demi derrière le battant fermé de la porte, et dirigeant sur nous un regard cyclopéen. [ ... ] Soit un écart, encore une fois minuscule, mais qui suffit à faire que le spectateur soit convoqué, en tant que sujet voyant, au lieu même d'où le tableau le regarde, depuis l'intérieur du tempio 17.

Ce jeu sur la perspective déconstruit le leurre ubiquitaire du paysage urbain des cités utopiques et le transforme en espace interactif par lequel deux regards se croisent: celui du tableau et celui du spectateur.

Nous voyons donc s'opposer deux schèmes contradictoires dans la tradition utopique des paysages urbains imaginaires. Or cette tension entre un fantasme ubiquitaire et le privilège donné à un point de vue interactif se retrouve au cœur même des enjeux de la réalité virtuelle.

On a vu que pour P. Virilio, l'accélération des télécommuni­cations qui s'opèrent à la vitesse de la lumière tendait à abolir toute distance, et partant tout jeu de perspective. On serait donc voué dans l'environnement de la réalité virtuelle à un modèle ubiquitaire, privé d'horizon, qui ne pourrait pas même prétendre constituer un paysage. Mais certains artistes, tout en tenant compte de cette nouvelle détermination fondamentale de la vi­tesse, ont pourtant tenté de créer des paysages interactifs qui évoluent au rythme du temps réel des réseaux. La vitesse, au lieu de jouer le rôle de facteur annihilateur dans une perspective spa­tiale, devient le nouvel horizon d'un paysage interactif dont le point de fuite est déterminé par une perspective temporelle. Tel

17. Ibid., pp. 312, 315.

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est l'enjeu du "Générateur poïétique" qu'Olivier Auber a d'abord conçu comme un "paysage télématique" avant de l'installer sur le réseau d'Internet:

Nous sommes en effet confrontés depuis un siècle à un phéno­mène sur lequel la perspective classique n'offre aucune prise, [ ... ] la vitesse. [ ... ] Le point de fuite de la perspective tempo­relle est aussi doté de sensiblement les mêmes attributs que celui de la perspective spatiale: il est le lieu théorique de la construction de la représentation. Bien que sa position, dépen­dant du point de vue de l'auteur du dispositif, soit connue des acteurs-spectateurs, aucun d'entre eux, ni qui que ce soit d'au­tre, pas même l'auteur lui-même, n'est en mesure de contrôler la narration qui en émerge. [ ... ] Pour cela, l'auteur de l'œuvre doit s'effacer pour laisser place à un pur point de vue 18.

Comme dans le paysage urbain d'Urbino, le point de fuite de la perspective réintroduit non seulement un dehors mais une altérité. Il devient un point d'interaction. Mais sa position n'est plus du ressort du seul choix de l'auteur. Elle est la résultante de l'interactivité que permet le réseau entre les acteurs-spectateurs. Chacun d'eux se voit assigner par le modérateur une position locale précise sur l'écran, en l'occurence un carré dont il peut mo­difier la couleur. Les différentes figures de l'image globale dé­pendent de la capacité des acteurs de cette communauté en réseau à s'entendre sur une couleur pour faire émerger une forme cohé­rente. Ainsi, sans se présenter comme un paysage urbain tradition­nel, ce paysage virtuel se présente comme une initiation à l'urba­nité particulière que requiert la pratique conviviale d'un réseau.

On peut envisager un dispositif analogue où les acteurs­spectateurs pourraient modifier non plus seulement un paysage

18. Cf. Olivier AUBER. "Essai sur la position théorique du Générateur Poïétique" (texte consultable sur Internet à l'adresse: http://www.enst. fr/-au ber).

DES PALAIS DE MÉMOIRE AUX PAYSAGES VIRTUELS 263

abstrait en deux dimensions mais l'architecture virtuelle d'un paysage urbain interactif en trois dimensions. Le principe ~e nombreux jeux virtuels d'immersion est du même ordre. MaiS touS les jeux qui se présentent comme une cité virtuelle n'offrent pas forcément cette possibilité d'interaction en~re différents acteurs. Tel est le cas du serveur "S.P.Q.R.", accessIble sur Inter­net 19, qui propose à un joueur solitaire d'évoluer, en "cliquant" d'une image à l'autre, dans un paysage urbain imaginaire inspiré de la Rome Antique, pour y découvrir des rouleaux de papyrus et déjouer ainsi un complot visant à détruire cette cité. Même si le recours à un costume de données et à des images en trois di­mensions pourrait améliorer la simulation de la déambulation, ce type d'utilisation ludique d'un paysage urbain a?tique .n'est. pas véritablement innovant. S'il se fonde sur la representabon VIrtu­elle d'une cité du passé, il ne constitue pas pour autant une cité

virtuelle. Plus encore que dans la création de jeux interactifs qui se pré-

sentent comme des paysages virtuels en deux ou en trois dimen­sions et miment les paysages urbains traditionnels, les véritables nouveaux paysages urbains de la réalité virtuelle sont dans l'espace hypertextuel interactif qu'elle développe. La structure hypertextuelle permet de créer ses propres parcours dans l'ex­ploration de ce paysage virtuel multimedia où l'on se déplace d'une image à l'autre en cliquant sur tel ou tel lieu de l'écran qui se présentent comme autant de fenêtres ou de portes et permet­tent de déambuler dans la structure labyrinthique du réseau, non sans risquer parfois de s'y perdre. Par la visualisation en trois dimensions de cette architecture complexe, les techniques du virtuel pourront contribuer à transformer cette "navigation hyper­textuelle", encore trop souvent hasardeuse, en une exploration

19. Le jeu "S.P.Q.R." ("SENATUS POPULUSQUE ROMANUS") accessi­ble par Internet (à l'adresse: http://pathfïnder.com/twep/rome) a été dé­veloppé par la société Cyber Sites Inc.

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264 Isabelle RIEUSSET-LEMARIÉ

plus méthodique permettant d'organiser de véritables itinéraires sur les nouvelles autoroutes numériques 20 qui traverseront ce paysage urbain réticulaire. Mais d'ores et déjà, grâce à la mise en œuvre du système hypermédia distribué World Wide Web sur Internet, vous pouvez aussi bien participer à un forum planétaire qu'aller faire du "shopping" ou visiter une exposition dans le musée virtuel d'une cité elle-même virtuelle.

Là est le véritable paysage urbain de la réalité virtuelle qui s'explore par la pratique de parcours hypertextuels. Il se donne comme un paysage interactif dont la configuration se modifie se­lon le parcours singulier que vous avez choisi d'y faire. Nonob­stant le fantasme ubiquitaire fondé sur la possibilité des commu­nications en temps réel, cette pratique de la déambulation et des parcours hypertextuels dans la réalité virtuelle, en réintroduisant à la fois la distance spatiale et le diffère ment du temps, réinscrit un dehors et une altérité et fait évoluer le modèle de la cité uto­pique d'une conception centralisée et ubiquitaire à un espace ouvert et interactif. L'ubiquité n'y est plus le gage de l'universa­lité. Les cités virtuelles permettent de concevoir un paysage ur­bain utopique qui ne soit plus forcément homogène et laisse libre cours à l'interaction de points de vues et de parcours personna­lisés.

Ce défi exige une nouvelle conception réticulaire des paysa­ges urbains à l'échelle de la planète. Mais si la modification de notre paysage urbain par la réalité virtuelle des réseaux exige de nouveaux urbanistes, voire de nouveaux concepteurs de cités utopiques à une échelle internationale, elle appelle surtout l'avè­nement de nouveaux artistes qui nous rendent sensible, par une relation esthétique, la nouvelle perspective propre à orienter nos

20. Sur l'importance du parcours et des itinéraires dans les autoroutes numériques, cf. I. RIEUSSET-LEMARIÉ, "Un milieu conducteur: le réseau des inforoutes", in Cahiers de Médiolagie n° 2, deuxième semestre 1996, Gallimard pp. 215-223.

DES PALAIS DE MÉMOIRE AUX PAYSAGES VIRTUELS 265

parcours dans ces paysages urbains planétaires qui nous décon­

certent. En effet, comme G. Simondon en a eu l'intuition, seule la di­

mension esthétique est capable d'articuler le local et le global "sans pourtant anéantir l'eccéité de chaque noeud du réseau: là, en cette structure réticulaire du réel, réside ce qu'on peut nom­mer mystère esthétique. [ ... ] La médiatisation entre l'homme et le monde devient elle-même un monde, la structure du monde"21.

Telle apparaît la vocation esthétique privilégiée du paysage dans le nouveau contexte planétaire de la réalité virtuelle. Pour que la médiation entre les parcours singuliers de chaque sujet et le nouvel espace urbain des cités virtuelles fasse monde, il ne suffit pas que ces dernières se développent à une échelle plané­taire. Il faut qu'elles puissent être appréhendées dans la dimen­sion spécifiquement esthétique du paysage qui seule peut les structurer comme un véritable monde.

21. Cf. Gilbert SIMONDON, Du mode d'existence des objets techni­ques, AubierlRes, coll. "L'invention philosophique", 1958, pp. 201,181.

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III

Sciences humaines

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PAYSAGE ET ESPACE CORPOREL UNE DOCTRINE MÉSOAMÉRICAINE

par Jacques Galinier

Comment restituer l'expérience du paysage que pourraient avoir les membres d'une société ne disposant d'aucun terme susceptible d'en rendre compte, même de manière approchée? Ou pire encore, lorsque dans la pensée de ces derniers, les caté­gories de l'espace et du temps se trouvent en implication mutu­elle au point qu'il est impossible, hors contexte, de décider du sens de la phrase: nubu pçjs ra hyati, "l'endroit d'où émerge le soleil", ou bien "le moment où émerge le soleil"? (c'est-à-dire de l'élément aquatique qui entoure le monde). À l'époque pré­hispanique, rappelaient les scholiastes aztèques, étaient concep­tualisés des espaces et des temps différents (Soustelle, 1940: 79). Il en allait de même chez les Otomi. Pour rendre encore plus obscure cette aporie, comment mettre au jour une notion aussi problématique, pour nous ethnologues, que celle de "paysage" par référence à un système de pensée qui ne parvient pas à éta­blir de départ entre le corps et le monde? Une pensée qui postule une sorte d"'exterritorialité" de la personne, comme nous le ver­rons, dont certaines des composantes se situent au-delà des fron­tières du corps propre, dans ce "paysage" qui se déploie sous le yeux du visiteur occidental. C'est donc ce défi que nous lancent des sociétés amérindiennes qu'il nous faut bien tenter de relever. La présence de l'une d'entre elles, dans ce forum, par le truche­ment d'un ethnographe qui a pu l'étudier, nous place devant l'alternative suivante: soit l'on s'engage sur le versant du relati-

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270 Jacques GALINIER

visme, et le débat devient aussitôt sans objet - il n'existerait pas de "paysage" au sens occidental du terme dans les sociétés indi­gènes du Mexique - soit l'on emprunte résolument la voie uni­versaliste, et alors il convient de retrouver, à travers des grilles, des codes symboliques, des catégories générales de l'entende­ment indigène susceptibles de rendre compte de cette construc­tion singulière de l'espace qui est l'objet de notre discussion. Soit elle serait conceptualisable partout, soit nulle part, mais nous n'entrerons pas ici dans ce débat.

Mon expérience de terrain en pays otomi, menée depuis 1969, n'a jamais fait surgir dans mon esprit l'idée que le territoire pourrait être composé d'une série de segments s'offrant au re­gard et que l'on appellerait "paysage". Sans compter le fait qu'à aucun moment, je n'ai entendu un informateur émettre la pro­position: *mahotho nuna ra hoi, "ce lieu, cette terre est belle". Cette absence d'esthétisation de l'environnement est une carac­téristique fort répandue dans les sociétés amérindiennes en gé­néral. Par où donc aborder le problème? Nous l'avons dit, il existe bien d'un côté le corps, de l'autre le monde, mais les deux sont en constante interaction, voire même se recouvrent parti­ellement. Penser l'un sans l'autre est chose impossible. Tout un jeu de métaphores se trouve d'ailleurs à disposition pour présen­ter l'univers comme une entité anthropomorphe, simhoi, l'''en­veloppe de la terre", c'est-à-dire le Diable. Rappelons que toutes ces sociétés qui composent l'ensemble mésoaméricain ont été évangélisées, avec des succès divers, depuis l'époque de la Con­quête. Dans le monde otomi, le Diable représente une sorte de canopée, sous laquelle se sont réfugiées des cohortes d'images, de concepts, lourd héritage de la religion préhispanique, et dont il assure la préservation - avec beaucoup de bienveillance d'ail­leurs - puisqu'il touche essentiellement au sexe et à la mort (Galinier, 1990: 59). Ainsi, se déploie d'un côté un monde­Diable, de l'autre, un corps, qui, à l'instar de celui de la femme enceinte, enferme en son sein un microcosme, sorte de commu-

PAYSAGE ET ESPACE CORPOREL 271

nauté miniaturisée: "elle contient un village", ya pi hnini, dit-on. Rappelons par ailleurs que, conformément au modèle préhispa­nique, l'univers présente une structure feuilletée: trois couches au dessus (le ciel), trois couches en dessous (l'inframonde), plus la terre que nous foulons, notre environnement. L'inframonde contient un double du territoire communautaire, dont les proprié­tés sont inverses de celles du monde du dessus. Cette réversibi­lité des propriétés indique le passage du monde diurne au monde nocturne, lequel ne connaît ni mesure, ni norme, et qui apparaît gouverné essentiellement par ce principe d'inversion.

Bref, plutôt que de tenter vainement de se dégager de cette dialectique englobant/englobé, corps/monde, il me paraît plus sage de "faire avec", c'est-à-dire de suivre la pente naturelle de la logique indigène, et d'arriver progressivement à un tableau descriptif de ce que nous appellerons provisoirement hoi, c'est­à-dire la "terre". En d'autres termes, d'évoquer les grands traits de l'orographie et de l'écologie indigène, afin de voir comment celles-ci mettent en évidence des propriétés symboliques inhé­rentes à l'environnement.

La région sur laquelle a porté mon étude correspond à un vaste secteur de la Sierra Madre orientale, au Mexique. La zone otomi s'étire des marches de l'Altiplano central, à plus de 2000 mètres d'altitude, jusqu'au piémont côtier de l'état de Veracruz. En se dirigeant d'Ouest en Est, on traverse une steppe semi-dé­sertique constellée d'agaves et de figuiers de Barbarie, qui vient butter sur les contreforts de la Sierra, dont les hauteurs abritent une forêt sclérophyle, de pins et de sapins (Galinier, 1990: 106-110). Une lande pierreuse plus au nord sert de pâturage aux troupeaux de moutons. En poursuivant notre trajet vers l'Est, on entre dans le domaine des espèces tempérées, des chênes et des liquidam­bars, envahi de fougères arborescentes et de plantes épiphytes.

Si l'on s'engage dans les vallées encaissées dominées de fa­laises jurassiques et crétacées, on pénètre, en dessous de 1500 mètres, dans un secteur floristique très riche, encombré de plan-

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272 Jacques GALINIER

tes parasites, telles que la cuscute orangée, et dominé par les frondaisons majestueuses des "ceibas". C'est là, à l'ombre des "chalahuites", que se dissimulent les caféières. Contrairement à l'Altiplano, où seule n'est possible qu'une seule récolte de maïs par an, la région en autorise le double. Elle permet également le développement d'une riche horticulture de fruits tropicaux, ainsi que de la canne à sucre. En dessous de 800 mètres, le paysage s'ouvre sur les collines molles de la Huasteca, voisinant des "tables" de basalte, les "mesas", règne de la forêt tropicale sub­sempervirente, où la caféiculture entre en compétition avec les grandes propriétés d'élevage controlées par les métis. Ce terri­toire étagé, le long d'une déclivité de plus de 2000 mètres, apparaît d'une extrême diversité écologique, du fait de la combi­naison des critères de latitude (nous sommes en région intertro­picale) et d'altitude. Mais du point de vue indigène, la seule césure pertinente est celle qui sépare "terres chaudes" (hpa haï) et "terres froides" (sé hai), en fonction du nombre de récoltes de maïs obtenu. Cette opposition renvoie à celle, plus générale, entre haut et bas, dont il nous faut maintenant expliquer le méca­nisme. C'est là qu'intervient un des présupposés fondamentaux de la pensée indigène, à savoir l'existence d'une dichotomisation de l'univers entre une partie haute, céleste, et une partie basse, chthonienne, parfaitement congruente avec celle qui découpe le corps humain. Cet isomorphisme n'est pas simplement de nature topologique, il repose essentiellement sur la conviction qu'à chacune de ces provinces correspondent des propriétés, des qualités sensibles distinctes. De fait, sous ces deux grands para­digmes viennent se distribuer des catégories antithétiques sous forme de paires contrastives: chaud/froid, masculin/féminin, dur/mou, diurne/nocturne, etc ... Plus encore, les Otomi instru­mentalisent sociologiquement ce dualisme asymétrique (qui survalorise la partie basse, "lourde", féminine) pour lui donner une application dans le champ de la représentation de l'espace, et de manière à y affilier un principe de classification sociale.

PAYSAGE ET ESPACE CORPOREL 273

C'est ainsi que les villages à organisation dualiste sont fondés sur l'opposition entre une moitié du haut et une moitié du bas, qui, naguère, gouvernait un régime de stricte endogamie. L'un de ces villages possédait même la particularité de mettre directe­ment en correspondance l'opposition haut/bas et l' échelonne­ment des étages écologiques, entre hautes terres ("de la tête") et basses terres ("du bas"), ou Huasteca. Précisons que ce modèle dualiste fondé sur le binôme haut/bas, mais plus sûrement sur un autre, mâle/femelle, se double d'une projection cosmique sous la forme d'un antagonisme entre les dioscures célestes majeurs, que sont Soleil et Lune.

Il apparaît donc maintenant que ce type de société projette sur l'environnement les catégories d'une pensée classificatoire, en établissant des dichotomies se chevauchant en contexte, en . fonction de la représentation qui est retenue par le locuteur. Dans l'idiome de la religion catholique, par exemple, le contraste cieVenfer apparaît surdéterminant: d'un côté, la moitié de Notre Seigneur Jésus Christ, Santfsima - confondu avec le numen solaire - de l'autre la moitié du bas, règne du démon, l'infra­monde. Nous avons vu que cette géométrisation de l'espace s'appuie directement sur un modèle corporel. Or il ne s'agit pas seulement de classer, mais de mettre aussi en évidence des pro­priétés communes au corps et à son environnement. Répétons ici que les frontières de la personne, dans le système de pensée otomi, ne s'arrêtent pas au limes que constitue la peau; elles englobent des périphéries qui en sont dépendantes, sous forme d'entités animiques, ayant pour support corporel un animal dont le cycle de vie est parallèle à celui de l'homme. Lorsqu'un homme naît un animal apparaît en même temps; à sa mort, celui­ci disparaît et vice versa. Cette relation ombilicale est fondatrice du rapport entre l'homme et son environnement. Par ailleurs, le monde végétal lui aussi, est porteur d'énergie, à travers sa "peau", à laquelle les Otomi accordent des propriétés remarqua­bles en tant que support de puissance. Les peaux végétales sont

18

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274 Jacques GALINIER

donc des points d'imputation de celle-ci: elle est activée par le chamane, lorsque celui découpe des personnages en papier dans le liber du ficus. Il anthropomorphise littéralement la nature.

En fait, c'est une sorte de géométrie souple qui régit les dé­coupages des territoires dont les Otomi nous signalent les con­tours. La communauté est toujours inscrite à l'intérieur de limi­tes invisibles mais bien définies. Elle possède de surcroît des séparations invisibles internes, entre hameaux, ou bien entre groupes de voisinage, voire de "moitiés" de village. Parfois, la frontière d'un état à l'autre peut servir de support à des pro­cédures chamaniques, visant, par exemple à "décontaminer" un territoire: les gens de San Lorenzo Achiotepec, Hidalgo, vien­nent rejeter sur le versant veracruzain les paraphernalia rituels encore actifs, au terme d'un rituel de demande de la pluie. De fait, les Otomi appuient leur conception générale de l'espace sur l'idée de l'opposition entre un "centre du monde", l"'ombilic de l'univers" (s'a ra simhai), le vi1\age, point de fusion des direc­tions cardinales, et sa périphérie. Au centre, se dresse une fois par an, le mât du Volador, l"'échelle du ciel", avec son rituel spectaculaire des hommes volants. Mais il existe d'autres "cen­tres", à l'échelle régionale, les lieux de culte, sorte de démulti­plication de ce dernier.

On le voit, le territoire de la communauté est parfaitement conceptualisé en fonction des grands principes de la cosmologie indigène. Il est à lui seul, le support d'une représentation du monde. On sait que partout, en Mésoamérique, les sociétés indi­gènes privilégient le local au détriment du global, cela parfois à travers une très riche symbolique du costume (féminin essentiel­lement), la survalorisation des différences dialectales, et d'un modèle de "paysage" bien circonscrit, celui de la hai, la "terre" d'où l'on est issu. Nulle trace d'esthétisation de cet espace, avons-nous dit, dans les exégèses de nos informateurs, même si le village fait toujours office de prototype du monde civilisé, là où l'on naît et où l'on doit impérativement revenir à l'heure de

PAYSAGE ET ESPACE CORPOREL 275

sa mort. À cela, plusieurs raisons. Tout d'abord, parce que le paysage que nous contemplons depuis le village (toujours situé sur un tertre) apparaît comme hostile, dangereux. C'est là que sont versés les instruments chamaniques, que des entités pathogènes circulent, les doubles, des avatars du Diable. C'est une nature chargée d'énergie, donc potentiellement néfaste. La langue otomi ne peut exprimer la beauté, sunha, sans signifier en même temps qu'elle est toujours mortifère, à l'images des créatures européen­nes à la chevelure blonde qui ornent les murs des "cantinas". La terre, avec son support végétal, est une femme, l'instance pré­datrice par excellence, parsemée d'anfractuosités, de gouffres, d'avens, autant de leurres, de pièges, dans lesquels elle entraîne l'homme imprudent. Elle est le lieu de tous les dangers.

Cette anthropomorphisation du paysage est incessamment rappelée par les Otomi : telle falaise déchiquetée évoquera la tête d'un ancêtre, te1\e roche érodée portera la marque d'une entité prédiluvienne. Rappelons que dans un cycle antérieur au nôtre, l'univers était peuplé de géants, colosses au pied d'argile abattus par le moindre souffle de vent, et métamorphosés en pierres.

Abordons maintenant le domaine de la mythologie. Curieu­sement, les récits cosmogoniques ne font que très rarement référence à des acteurs précis, en dehors de Soleil, de Lune, du Diable, de la Vierge, du Christ ou de Sirena. Il s'agit de héros standard, condamnés à une succession de catastrophes. Moins encore est-il fait référence à des espaces nommés. Le cadre apparaît toujours flou, indéfinissable. Aucun village n'est men­tionné. Les épisodes sont éminemment transposables d'un endroit à un autre. Prenons l'exemple du récit qui rapporte le parcours du Christ, de sa naissance à sa résurrection, récit "to­pologisé" en quelque sorte, puisque l'on voit le héros parcourir les lignes de crête qui surplombent le village de San Miguel, là où le mythe m'a été rapporté. Il aperçoit dans le fond de la vallée les diables affairés à "jouer", c'est-à-dire à se livrer à des acti­vités déshonnêtes durant le Carnaval. L'apercevant, ces derniers

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276 Jacques GALINIER

tentent de le rattraper, en vain. L'opposition hautlbas mise en évidence dans le mythe, recouvre d'autres unités paradigmati­ques: pureté/souillure, lumière/ténèbres, religion chrétienne/tra­dition indigène, mais encore espace ouranien/espace infrachtho­nien, soit moitié supérieure vs. moitié inférieure du corps. Cette alternance entre un domaine des apparences, de l'ordre, et celui de la réalité profonde des phénomènes, est projetée sur la totalité des objets de l'environnement. Tel individu que l'on croit être un familier, rencontré sur un chemin, s'avère être un ancêtre, ou un double métamorphosé. On se gardera donc d'éclairer le visage du passant nocturne avec une lampe torche, de peur de révéler son identité. La nuit est en effet propice aux voyages oniriques, à l'errance de redoutables prédateurs, avides d'hémoglobines.

On pourrait ainsi poursuivre longuement cette lecture mytho­logique des "paysages". Dans tous les cas de figure, elle renvoie à autre chose qu'à ce dernier, en l'occurence au corps mais aussi aux produits de l'activité psychique. Je pense ici en particulier aux représentations oniriques. Le cadre spatial est un des para­mètres fondamentaux à partir duquel l' onirocritique otomi peut être mieux comprise. À Temoaya, par exemple, les Indiens de la communauté m'ont rapporté des séries de rêves qui font appa­raître des ravins, des gorges, lieux de rencontres à haut risque (généralement de femmes européennes aux charmes vénéneux). Selon mes informateurs, des charges émotionnelles différentes apparaissent liées à des particularités topographiques bien pré­cises: les rêves agréables ont pour cadre un paysage vallonné, ou de plaine, un territoire cultivé; les cauchemars sont toujours si­tués dans les endroits les plus inaccessibles et tourmentés des montagnes environnantes. De fait, paysages oniriques et paysa­ges mythiques apparaissent superposables; ils caractérisent tou­jours des espaces inhabités, lieux de récréation du monde. Mais pour les Otomi, il n'existe pas de solution de continuité entre le paysage qui se déploie sous nos yeux, celui du mythe et celui du rêve. On peut y pénétrer grâce à des "visions", ces brutales alté-

PAYSAGE ET ESPACE CORPOREL 277

rations des états de conscience, et qui font immédiatement bas­culer dans le "monde de l'autre côté ", tâkwati. En fait, les acteurs du rêve sont censés passer dans la scène du théâtre nocturne et vice versa. Le monde de la nuit, c'est le monde de la fusion cosmique, à l'instant de l'effacement des catégories, du haut et du bas. À l'intérieur du monde, se trouve un "village", comme dans le monde du dessus, mais grouillant de vie, car il s'agit d'un lieu de recréation de l'humanité. Région décrite comme un Éden tropical, à l'image des terres chaudes, lieu d'abondance, territoire du Diable, tel que l'on imagine l'intérieur des grottes (desquelles nul n'est censé revenir), là où tout pousse au delà de toute mesure. Conformément aux principes-clés de la logique indigène, le bas pays, la Huasteca, imaginée comme recouverte d'une végétation exubérante, est le pays où le Diable a établi ses quartiers, un Diable maître de la végétation folle, des lianes, de tout ce qui tend, relie, enveloppe, et donc possède un caractère lunaire, à l'image de hprasu, la "femme folle d'amour", qui re­monte chaque année du bas pays, pour s'accoupler avec l'ancê­tre fondateur dans les villages de la Sierra (au moment du Car­naval). À vrai dire, la brousse qui entoure le village possède éga­lement ces propriétés. Elle est une sorte de prolongement de l'espace du bas, une périphérie de la Huasteca comme de l'infra­monde. Ainsi, on ne peut jamais détacher le paysage tel qu'il s'offre à la vue, de ce paysage virtuel, mais bien présent, soumis à une mécanique invisible, où s'agitent des forces mettant à tout moment en péril l'existence des humains. En vérité, il suffit de consulter l'arsenal utilisé par les chamanes dans les opérations thérapeutiques, pour comprendre à quel point l'espace se trouve quadrillé d'instances nommées, affectées d'un statut et de fonc­tions bien particulières. En effet, avant chaque séance, le pra­ticien découpe des dizaines de personnages en papier (d'écorce ou industriel) qui repésentent les puissances anthropomorphes dis­posées dans le paysage. Les "maîtres" des semences (maïs, caca­huètes, haricots, piments, etc.), les entités animales (jaguars, coyo-

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te, aigle), ou bien des personnages ayant une juridiction spatiale bien précise: juge du cimetière, du puits, du chemin, etc. Toutes ces forces sont distribuées en fonction d'un principe pyramidal, hiérarchique, analogue à celui qui gouverne l'ordre communautaire.

l'ai indiqué au début de cet exposé les particularités orogra­phiques du territoire occupé par les Otomi orientaux, qui s'étage de l'Altiplano central (steppe semi-désertique en dehors des zo­nes irriguées) jusqu'au piémont côtier. Or, les gens du haut, en dépit de leur implantation dans des écosystèmes radicalement différents de ceux du bas pays, n'en conservent pas moins un schéma idéologique similaire. Dans le village de San Pedro Tlachichilco, situé à plus de 2000 mètres d'altitude, on rapporte que naguère, dans la partie basse du village, prospéraient des cultigènes issus des terres chaudes. Un jour, la divinité de l'eau (hmuthe), prit le chemin du bas pays, suivie des semences. À partir de ce moment là, le paysage prit l'aspect désolé qu'on lui connaît aujourd'hui. Ainsi, la perception de l'environnement apparaît "précontrainte" en quelque sorte, dans le dispositif cosmologique élaboré par cette société, en vertu d'une logique sans failles, pliant en quelque sorte la perception du réel à la mécanique des catégories de la pensée.

Les Otomi ont donc à leur disposition deux séries de "cartes mentales", pour employer une terminologie fixée par les géogra­phes, avec le "cognitive mapping" (Downs, Cox, Golledge, 1981 ; Brody, 1981). D'une part, celles qui leur permettent de déchif­frer l'environnement tel qu'il apparaît à chacun dans l'expéri­ence "diurne", et celles qui se dévoilent dans les moments parti­culiers que sont le rêve ou la "vision". Restons un instant sur cette question des "visions", car elle permet de comprendre comment l'espace apparaît constellé de zones d'excitation. La "vision" traduit la décharge énergétique induite par la rencontre de deux éléments, généralement antithétiques, sexuellement opposés (tels qu'un héros culturel et Sirena). Mais les Otomi parlent aussi de "vision", voire même de "vision claire" (nu-

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mâho) à propos de l'orgasme, ou de "connaissance du monde" (pâdi ra simhoi), seule expérience de la vie pendant laquelle se dévoile véritablement la "beauté de l'univers", c'est-à-dire son caractère mortifère, conformément à une logique de la prédation généralisée, et dont le moteur est un vagin denté, thème récur­rent dans la mythologie locale. Expérience du corps et "vision du monde" au sens littéral du terme sont donc indissociables (Galinier, 1994: 67). On comprend mieux dans ces conditions la place accordée à la "topographie" des expériences d'altération des états de conscience. Nombre de remarques incidentes sont là pour en témoigner. Observons par exemple le tracé des chemins: un chemin qui monte est signe de bonne fortune, un chemin qui descend entraîne vers des lieux dangereux. Comme à l'époque préhispanique, les carrefours sont considérés comme des espaces à haut risque, lieux de mauvaises rencontres.

On conçoit également l'intérêt que les Otomi portent aux zones transitionnelles, aux points d'entrée dans l'inframonde. Ainsi, les ouvertures des grottes sont conçues comme des fron­tières dangereuses, entourées d "'armes" (s' aphi, c'est-à-dire de "canines"), à l'image du vagin denté, également les points de passage entre des roches symplégades que l'on franchit avec crainte. Les rivières sont toujours considérées comme éminem­ment dangereuses. Non seulement parce qu'elles communiquent avec les espaces souterrains, entraînant les hommes dans d'irré­sistibles tourbillons, mais aussi parce qu'à proximité se tient Si­rena, déesse des eaux et de l'amour. C'est pourquoi le franchis­sement d'un cours d'eau peut faire l'objet de procédures chama­niques: on sait qu'un chien psychopompe est apte à les franchir, pour conduire l'âme des défunts (conformément à la croyance d'origine préhispanique) jusqu'à sa dernière demeure.

En résumé, le "paysage" otomi - si l'on tient à conserver ce terme - peut se lire à la fois comme une carte d'état major, mais aussi comme une carte mentale, dont certains points, à très forte valence énergétique, apparaissent à la fois comme des marqueurs

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mnésiques et sensoriels, investis d'expériences passées qui vien­nent resurgir inopinément dans le présent (raison pour laquelle, dans certains sites sacrés, on obture avec une toile et des pieux une ouverture pour empêcher le passage de "l'air mauvais", c'est-à-dire au fond de toute l'histoire psychique de la commu­nauté). Cela parce que le paysage n'est conçu que comme une province de l'image du corps, d'un corps dont il possède les mêmes propriétés: à preuve l'anthropomorphisation des points sensibles de l'espace. Plus que d'un isomorphisme entre le corps et le monde, il s'agit plutôt d'un domaine à interactions multi­ples, entre des éléments en apparence fort différents quant à leur morphologie (un homme n'est ni un arbre, ni un animal) et dont pourtant les propriétés intrinsèques sont semblables. De la sorte, on devine mieux les voies de passage entre paysage corporel, paysage environnemental et paysage onirique. Le "paysage" (au sens occidental du terme) devient alors la représentation d'un corps-dans-Ie-monde, une sorte de Weltleib, qu'une sémiologie extrêmement mouvante permet de reconnaître peu à peu, d'appri­voiser, et de transformer.

Références

BRODY, H., Maps and dreams, Indians and The British Columbia Fronteer, London 1 Boston, 1981.

DOWNS RM., Cox K.R, GOLLEDGE RG., eds, Cognitive mapping: a thematic analysis in behavioral problems in geography revi­sited, London, New York: Methuen, "University Paperbacks", 1981.

GALINIER, 1., La mitad dei mundo - Cuerpo y cosmos en los rituales otom{es, Mexico, UNAM-CEMCA-INI, 1990.

À fleur de peau, le sacré - Les indiens Otomi devant l'étran­ger, Diogène, Gallimard, 1994: 64-69.

SOUSTELLE, J., La pensée cosmologique des anciens Mexicains - Re­présentation du monde et de l'espace, Hermann, 1940.

LA MÉMOIRE DU VOYAGEUR socIÉTÉs ET ESPACES LmORAUX DES XVIIè""_XIXèn~ SIÈCLES

par Alain Cabantous

Tout historien du social rencontre toujours, à un moment ou à un autre, la question des représentations, cette traduction des sentiments retransmise par le voyageur, de tout ordre, qui déter­mine les modalités de l'observation du monde, de la société, de soi 1. Ce système participe ainsi au tracé des figures qui finissent par dessiner le contour et la composition de communautés hu­maines. Essentielle, cette approche historique n'est pas aisée pour autant. En effet, le travail sur les représentations s'appuie sur un matériau hétéroclite, produit d'impressions personnelles, d'influences culturelles, marquées par l'excès, les redites ou les lacunes, variables à l'extrême selon le statut, la sensibilité, le projet de celui qui observe et rapporte.

Un autre problème demeure plus spécifique aux types de société dont j'ai privilégié l'étude. En travaillant sur les sociétés maritimes puis littorales d!! XVIPme au début du XIXème siècle, j'ai été confronté assez rapidement au rapport étroit de l'homme

1. Ch. AVOCAT, "Essai de mise au point d'une méthode d'étude des paysages", Lire le paysage, lire les paysages, C.I.E.R.E.C., Saint-Étien­ne, 1984, p. 11-23; R. CHARTIER, "Le monde comme représentation", Annales, Économie, Société, Civilisation, n° 6, 1989, p. 1505-1520; J.c. GILMORE, "Fisherman stereotypes: sources and symbols", Identité Mari­time Identity, Canadian Folklore Canadien, vol. 12-2, 1990, p. 17-38; A. CORBIN, "Le vestige des foisonnements", Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, janvier-mars 1992, p. 103-126.

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avec l'espace maritime qui marque si fortement les réalités dé­mographiques, socio-économiques, religieuses, culturelles. Mais cet espace est double puisqu'il se compose de l'océan et de l'interface des géographes: le rivage. C'est autour des repré­sentations de ce milieu particulier, de ce paysage dans le paysage marin, mêlant intimement nature et culture, que je voudrais m'interroger en prenant comme point d'appui cette mémoire du voyageur qui décrit et perçoit tout à la fois. Se sou:,enant et discourant sur le "littoral" à quoi renvoie-t-elle? A quelles images? Celle d'un milieu naturel, d'une communauté plus ou moins vaste? Les deux à la fois? Et selon quelles formes combi­natoires ? Plutôt que de répondre à ces interrogations dans leur ensemble, cette rapide présentation tentera de poser quelques jalons analytiques en lien avec l'origine et la nature de sources qui nous permettent de percevoir ces paysages littoraux comme porteurs de réelles spécificités dans l'Europe de la modernité.

Une question' préliminaire concerne la personnalité de ces lecteurs du littoral, ces voyageurs des grèves. Dans son approche méthodique du Paris des Lumières, Daniel Roche estime que les observateurs du peuple s'organisent en trois ensembles princi­paux 2 et d'évoquer les littérateurs, les économistes moraux et les médecins. Cette proposition tripartite qui vaut pour toutes les classes populaires de la capitale au 18ème siècle, mérite d'être adaptée pour les littoraux. Plusieurs raisons suggèrent cette re­distribution. L'objet historique est très sensiblement différent, mêlant société et espace distincts, le temps, de 1600 à 1830, est plus étendu, les sources enfin obligent à une autre mise en ordre.

L'approche méthodique impose préalablement une définition du terme de voyageur qui désignera ici ceux qui se déplacent réellement vers les côtes pour poser un regard venu de l'extéri­eur et ceux qui sont déjà à l'intérieur, qui appartiennent au monde

2. D. ROCHE, Le peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au 18''''" siècle, Aubier, 1981, p. 41 et sq.

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littoral 3• On pourrait englober dans une première catégorie tous

les individus qui, pourtant étrangers au monde de la mer par leurs fonctions ou leur origine, s'y intéressent. Parmi eux, se distinguent trois sous-ensembles:

- les représentants de l'ordre politique ou moral: officiers ou commissaires royaux, puis sous l'Empire préfets ou autres fonc­tionnaires, mais aussi certains membres du clergé, à l'exemple des missionnaires de l'intérieur au temps de la contre-Réforme triomphante;

- ensuite - et là est le point commun intéressant à relever avec Paris - les hommes de santé, chirurgiens, médecins, qui, dans la seconde moitié du 18èrnc siècle, multiplient les observa­tions nosologiques et thérapeutiques, fascinés par l'eau et l'in­fluence qu'elle exerce, et diffusent leurs remarques par la publi­cation des multiples topographies médicales;

- enfin les vrais voyageurs, ceux du plaisir, de la curiosité et de la découverte, voire de la création. Parmi eux, il faudrait don­ner une place importante aux littérateurs et surtout aux peintres, grands consommateurs d'espaces littoraux.

Le second ensemble de témoins sollicités concerne les hommes de l'intérieur, ceux qui vivent au cœur des milieux mari­times. Trois groupes, là encore, se dégagent:

- les usagers directs du littoral, autrement dit les gens de mer eux-mêmes dont on saisit l'opinion très fragmentaire de manière toujours épisodique. Seuls, peut-être, les cahiers de doléances de 1789, sous bénéfice de critique sérieuse et avec les réserves classiques que l'on connait, permettraient de saisir une partie de ces représentations "endogènes";

- viendraient ensuite les usagers "secondaires": armateurs, hôtes-bourgeois, préoccupés surtout par des questions économi-

3. Pour un développement plus précis, cf. A. CABANTOUS, Les ci­toyens du large. Les identités maritimes en France (17''''''-19''''" siècles J, Aubier, 1995.

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ques ou techniques, les hommes et les paysages se trouvant souvent relégués au second plan; puis les échevins et les édiles, soucieux de maintenir l'ordre public face à des événements inattendus;

- le dernier groupe toucherait ceux qui vivent au contact étroit des populations riveraines: curés de paroisse, commis des clas­ses, bourgeois des villes. Ils peuvent, à l'occasion d'une situa­tion particulière, d'une sollicitation extérieure, fournir des don­nées, émettre des opinions, développer des points de vue. On pense par exemple aux réponses transmises par les curés des pa­roisses du Léon à leur évêque, Mgr de La Marche, dans l'en­quête sur la mendicité de 1774 4.

À travers ce rapide panorama du monde des voyageurs du littoral, il n'est pas difficile de deviner l'extrême variété des sources disponibles. La pratique de l'observation fugace ne lais­se pas les mêmes traces que la réflexion argumentée, pourvoyeu­se inégale de rapports officiels, d'instructions diverses, d'enquê­tes, voire des données statistiques dans le premier 19ème siècle. Le "voyage littoral" est aussi à l'origine de supports iconiques nombreux (peintures, gravures, levées de plan) et d'une docu­mentation plus "littéraire" à travers les notes de voyage, les ré­cits du souvenir. C'est d'ailleurs ce foisonnement archivistique qui soulève un premier type de difficulté et qui, par sa diversité d'origine, nécessite des traitements parfois très différents.

En effet, l'utilisation fructueuse de ces documents suppose, si possible, de connaître les intentions qui sont à la source de leur élaboration. La motivation des "voyageurs" permet de mieux comprendre le sens des observations exposées, de cerner les rai­sons qui président au choix des sujets traités, au développement dont ils bénéficient ou au silence qui les entoure.

4. F. ROUDAUT, D. COLLET, J.L. LE FLOCH, Les recteurs léonards parlent de la misère (1774), Société Archéologique du Finistère, Quim­per, 1988 ; cf. les exemples de Landunvez, Molène, Ouessant, Porspoder.

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Dans les cahiers de doléances des villages littoraux de Ca­miers ou de Wissant (sénéchaussée de Calais), d'Octeville ou de Carterêt (bailliage du Cotentin), de Penmarc'h (sénéchaussée de Quimper), l'insistante dénonciation de l'agression marine, celle des sables qui envahissent les champs, des vents qui brûlent des cultures, de la mer qui inonde les terres, accentue l'image d'une offensive permanente de l'Océan à l'égard du paysage riverain et

. de ses habitants, totalement incapables de lutter contre cette mi­sère annoncée dont la gravité doit être connue du monarque 5.

Tenter de comprendre les visées qui sous-tendent les discours mais aussi essayer de discerner la personnalité de celui ou de ceux qui les produisent constitue une démarche indispensable, lorsqu'elle est possible. Le républicanisme raisonnable de Cam­bry, en voyage dans le Finistère pendant la Convention 6, lui permet de dénoncer moins la violence des éléments que le climat culturel "superstitieux" qui préside en partie aux relations socia­les des gens de la côte et peut faire obstacle à une franche adhé­sion aux principes de la Révolution.

Deux siècles plus tôt, sous le règne d'Henri IV, le magistrat de Lancre avait lui aussi vilipendé et rageusement combattu les pratiques superstitieuses des populations littorales basques soup­çonnées de faire le lit de la sorcellerie. Il justifiait alors la répres­sion féroce qu'il avait menée en désignant dans cet espace de l"entre deux qu'était le Pays Basque la rusticité des gens et la dépravation de leurs mœurs comme autant de pratiques diaboli­ques, largement soumises à l'influence de la "rudesse des côtes" et de la nocivité de l'océan 7. Ce paysage littoral renvoyant alors aux pratiques hétérodoxes.

L'écart entre ces deux jugements ne tiens pas seulement aux

5. A. CABANTOUS, Les citoyens ... , op. cit. 6. J. CAMBRY, Voyage dans le Finistère, an VIII, Brest, rééd. 1836. 7. P. DE LANCRE, Tableau de l'inconstance des mauvais anges et des

démons, Paris, éd. 1613, livre 1", discours I.

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personnes, à leur fonction, à leur objectif. Au-delà de la déprise de l'obsession démoniaque, il reflète aussi l'influence sensible de la théologie naturelle qui, en Angleterre puis en France dès la fin du 17èmc siècle, prépare à la domestication des rivages et atté­nue peu-à-peu la perception négative que les choses de la mer avaient pu engendrer jadis 8. Ce faisant, auteurs et descripteurs analysent évidemment ce qu'ils voient à partir de leur propre culture, de leurs propres schèmes, y cherchant souvent la confir­mation de ce qu'ils croient déjà savoir. D'où parfois, la répéti­tion de topoi" relatifs aux comportements des gens de mer ou des autres, l'enrichissement factice de jugements par simple sédi­mentation des images, par simple reproduction du modèle: "l'inertie des pratiques langagières incite à continuer à dire ce que l'on n'éprouve plus" 9.

La littérature ID comme la peinture Il n'échappent pas à l'in­fluence de la rhétorique des formes, en parlant d'abord d'elles­mêmes. Avec leurs propres codes, leurs normes, elles ne doivent pas égarer le scrutateur d'archives qui essaie de ne pas confon­dre information et illusion, imagination et réalités. Pour l'épo­que qui nous occupe, c'est moins le roman "maritime", malgré Smolett, Bernardin de Saint-Pierre ou Chateaubriand, que la peinture des écoles hollandaise, française ou anglaise qui doit retenir notre attention. De de Vlieger à van Ostade, de Vernet à Turner, les représentations de scènes de tempête ou de naufrage véhiculent d'abord une symbolique de plus en plus laïcisée de la

8. A. CORBIN, Le territoire du vide. L'Occident et le désir de rivage, Aubier, 1988.

9. A. CORBIN, art. cité, p. 123. 10. J.M. GOULEMOT, "Histoire littéraire", dans La Nouvelle Histoire,

sous la direction de J. Le Goff, R. Chartier et 1. Revel, Paris, Gallimard. 1978.

Il. L. MARIN, "Le sublime classique: les "tempêtes" dans quelques paysages de Poussin", dans Lire le paysage, op. cit, p. 201-220.

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tragédie ou de la destinée. Il serait alors vain d'y rechercher une quelconque information réaliste; par exemple, la manière dont les hommes des rivages pouvaient organiser les secours. Ce gen­re pictural qui autorise même le peintre à quelques audaces éroti­ques (voyez Loutherbourg jouant avec le corps des naufragées) renseigne donc bien peu sur l'attitude des populations littorales devant l'évènement dramatique. Par contre, les scènes de genre, nombreuses chez les peintres du Nord aux 17ème et 18èmc siècles peuvent être d'un autre intérêt sur lequel je reviendrai.

L'analyse de la création picturale comme support documen­taire doit enfin tenir compe du marché et des commanditaires. La Navigation dans la rade d'Amsterdam de L. Bakhuizen qui dégage une impression de puissance navale, d'animation mar­chande dans un port dominé par la barrière de la ville et de ses monuments, était une commande de Messieurs les bourgmestres d'Amsterdam, destinée à être offerte à Lionne en 1666.

Ainsi, ce que l'on pourrait appeler succinctement la culture d'environnement, ce faisceau d'éléments qui influence et modi­fie le regard du voyageur, demeure un facteur fondamental dans l'approche analytique des "paysages".

Une illustration assez probante nous est encore fournie par la lecture des discours sur le peuple des villes ou des campagnes. Ses permanences comme son évolution entre les 17èmc et 18èmc

siècles pèsent à leur tour sur les réalités qu'interprète le voya­geur. Comme une antienne, les administrateurs en poste dans les villes littorales, les armateurs mais aussi les esprits éclairés qui abreuvent les bureaux de Versailles de leurs conseils, se plaisent à souligner l'insouciance, la légèreté, le désordre ou le libertina­ge des populations côtières. On ne peut manquer de rapprocher ces appréciations du discours organisé et général de la culture savante sur le sujet. Même si le contenu s'affine au long du 18èmc

siècle, selon des critères de dépendance 12 ou de rapports à la pro-

12. D. ROCHE, Le peuple ... , op. cit., p. 51 et sq.

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duction, les élites ont toujours dénoncé les mêmes tares à l'en­droit du populaire où qu'il se trouvât. Imprévisibles, crédules, insoucieux, prêts à passer bien vite de la soumission à la sédi­tion, les gens de peu restaient partout des adultes "inachevés" pour lesquels il convenait de maintenir le besoin et "la pauvreté digne", seuls capables d'assurer leur contrôle économique, so­

cial ou moral 13.

Appliqués aux gens des littoraux, ces désignations qualitati-ves perdent ainsi une part de leur spécificité. Ces populations, et plus particulièrement les gens de mer, ce "peuple à part dans le grand peuple" 14, se voient alors soumises aux mêmes apprécia­tions que les classes laborieuses de Lyon ou d'Orléans. C'est la raison pour laquelle, en bonne méthodologie, le travail sur les représentations sociales doit toujours tenir compte des systèmes globaux d'interprétation et être rapproché des productions cultu­relles traditionnelles ou conjoncturelles afin de distinguer l' ori­ginalité des analyses de la répétition brute ou adaptée des lieux communs qui façonnent l'opinion.

Dans la production du discours écrit surtout, les descriptions ou les observations apparemment stéréotypées peuvent pourtant ne pas tout à fait évoquer les mêmes sentiments, les mêmes approches. L'étude des textes sur les représentations littorales in­citent alors à proposer une analyse lexicale réduite, dans un pre­mier temps, à un comptage simple des occurrences significatives à partir d'un certain nombre de critères. Quels termes privilégie-

13. G. FRITZ, L'idée du peuple en France (XVll'n"-XIX<n" siècles), Istra Strasbourg, 1988; P. ROUZEAUD, Peuples et représentations sous le règne de Louis XIV, Aix-en-Provence, 1988; Images du Peuples, Actes du col­loque du Centre Aixois d'Études et de Recherches sur le XVIII'"'" siècle, Paris, 1973; P. BURKE, Popular culture in early modern Europe, Scolar Press, Cambridge, éd. 1994, en particulier, ch. 1: The Discovery of

People. 14. LA LANDELLE (de), Les gens de mer. Les Français vus par eux-

mêmes. Encyclopédie morale du XIX'"'' siècle, Paris, 1842.

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t-on pour désigner les paysages marins: la mer, l'océan, les va­gues ou toute autre métaphore? De quoi parle-t-on plus volontiers: du rivage, de la mer, du port, de la côte, des falaises, des plages, des marais, des grottes, du ciel ou de l'eau? Les hommes, à leur tour, sont-ils qualifiés grâce à des termes génériques (gens de mer, gens des côtes, riverains), à des vocables plus spécifiques (navigateurs, marins, types de pêcheurs, paysans côtiers ... ) ou ne bénéficient-ils d'aucune nomination particulière? Ces relevés à la fois qualitatifs et quantitatifs (qu'il faut systématiser), proba­blement variables d'un siècle à l'autre, d'un rivage à un autre (entre Ponant et Levant mais aussi à l'intérieur d'une zone côtiè­re uniforme en apparence) sont révélateurs à plus d'un titre. Ils dévoilent en effet les manières de lire les paysages (naturels ou construits) ou les façons de saisir les individus qui les animent à travers des expressions parfois spécifiques.

Quand, à la fin du 18ème siècle et au début du suivant, les gens de la capitale se rendent en Normandie pour se confronter à l'espace océanique puis déclarent, comme Marmontel après un séjour à Dieppe, qu'''ils n'ont pas vu la mer" 15, il faut entendre par là qu'ils n'ont pu assister à une tempête. Voir la mer, c'est d'abord jouir paisiblement d'un spectacle furieux, d'une lutte frissonnante et cruelle dont on connaît l'issue. La représentation du paysage littoral est alors si attachée au déchaînement des for­ces océanes, à la vague tempétueuse et au naufrage que l'obser­vation attendue et rapportée ne peut que s'inscrire dans un re­gistre tumultueux. Cette recherche de sensations rudes fait du peintre l'un des initiateurs privilégiés de cette dramaturgie pré­visible. Théoricien pictural, Valenciennes, à la fin du 18èmc siècle, suggère aux futurs créateurs tentés par le thème du naufrage de situer cette séquence en pleine mer, loin de rivages dont la pré-

15. "Je suis allé à Dieppe et je n'ai pas vu la mer", cité par A. CORBIN, "L'émergence du désir de rivage", Il uomo e il mare nella civiltà occiden­tale, Convegnio di Genova, Gênes, 1994, p. 233.

IQ

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sen ce affaiblirait l'intensité douloureuse de la scène. "Le specta­teur, écrit-il, voit (les naufragés) dans une position cruelle; il les suit de l'œil; son cœur s'attendrit et se navre; les larmes lui viennent aux yeux; la peine qu'il éprouve ne lui laisse pas même concevoir l'espérance que ces malheureux pourront aborder un rivage d'où la Providence semblera leur tendre la main pour les retirer de l'abyme et sauver les jours qui peuvent être précieux à leur enfants et utiles à la patrie" 16. Désormais, face à la mer comme devant les toiles de Vernet ou de Loutherbourg, on ne vient plus admirer l'archéologie du Déluge, on vient tenter de trouver des sensations, des impressions fortes et nouvelles. Diderot s'inscrit bien dans cette tendance. Devant les œuvres de J. Vernet et sa série des Ports de France, il écrit dans le Salon de 1767: "Et comment ces compositions n'étonneraient-elles pas? Il (Venret) embrasse un espace infini, c'est toute l'étendue du ciel sous l'horizon le plus élevé, c'est la surface d'une mer, c'est une multitude d'hommes occupés au bonheur de la société, ce sont des édifices immenses qu'il conduit à perte de vue" 17. Pour l'auteur du Neveu de Rameau, le paysage du port est et reste une marine, pareil à un tableau de Claude Gellée. Il est un spectacle conduisant de l'homme au plus grand espace. Pourtant Vernet, suivant en cela les directives de son commanditaire Marigny, veut d'abord faire connaître les ports, leurs activités marchandes ou militaires, leurs mœurs, leurs traditions pour conforter le roi dans l'idée d'une mer nécessaire, actrice dynamique de sa gloire et mettre ainsi le paysage portuaire au service de la puissance monarchique. Il propose alors une lecture esthétique et didacti­que, pittoresque et politique.

Au-delà des poncifs et des accumulations d'images, cet

16. P.H. VALENCIENNES, Éléments de perspective, (1796), cité par A.

Corbin, Le territoire, op. cit., p. 272. 17. Cité par 1. GURY, "Images du port", La mer au siècle des Encyclo­

pédies, colloque de Brest (1984), Droz, Genève, 1987.

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exemple montre aussi que l'observation peut se réduire bien sou­vent à la recherche d'un spectacle saisi de la terre. Dès lors, les représentations qui affleurent des récits, des témoignages et des peintures ne sont pas suggérés par l'expérience de la navigation ou par le contact douloureux avec l'élément. L'ensemble des voyageurs possède en commun la vision continentale d'un espa­ce et d'une population, fragmentée ou partielle, qui n'acquiert une dimension générique que par un processus de répétition des figures. Pour l'homme de la ville venu du cœur des terres, rien ne ressemble plus à un marin qu'un autre marin et la mer, avec ses caractéristiques semblables un peu partout, ne finit-elle pas par uniformiser les paysages?

À ces lectures apparemment cohérentes dans leur attente et leur traduction, se juxtaposent des approches plus diversifiées dans la mesure où chacun, devant le spectacle du paysage rive­rain et de ses habitants, ne vient pas chercher exactement la même chose. Car le spectacle littoral justement, c'est-à-dire l'ani­mation multiple du paysage, met toujours en scène deux person­nages: l'espace dual (la terre et la mer) et l'homme. C'est le trai­tement variable de leur confrontation et leur combinaison, qui offrent des perspectives différentes. À l'exception des sujets auto­nomes comme la tempête ou le naufrage, on s'aperçoit que bien des peintres aux 17ème et 18èmc siècles donnent au rivage une importance iconique essentielle. La grève devient un théâtre pri­vilégié d'activités multiples. Même si, chez Esselens, van de Capelle ou Porcellis 18, le littoral n'est en rien aménagé, il reste le lieu du contact, de l'échange, de la rencontre d'abord pacifi­que, du travail collectif ou solitaire (cf. Les représentations de pêcheurs chez Avercamp, Vitringa ou de Vlieger). Le retour des bateaux, la vente du poisson, à même le sable, les distractions aussi font de la plage l'espace mêlé du jeu et du labeur, de la

18. ESSELENS, Vue d'une plage, (1659), 1. VAN DE CAPELLE, Bateaux près de la côte, (1651); A. V AN DE VELDE, Plaisirs de la plage, (1663).

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permanence de la routine et du surgissement de l'inédit avec, par exemple, l'échouement d'un bateau ou d'un animal, la baleine de préférence. En cela, ce type de documentation picturale gomme tous les instants d'agressivité maritime auxquels l'homme de la côte se voit directement et quotidiennement confronté et qui trouvent un écho si fort dans les plaintes des riverains auprès des amirautés ou dans les cahiers de doléances de 1789. Ce genre de tableaux n'évoque qu'un moment privilégié où la nature sauvage se prête docilement à l'activité des hommes.

Une seconde approche iconique du rivage préfère le cadre de la totale organisation de l'espace et de sa soumission. Flaubert, en évoquant le port de Brest parle de "ces quais qui contiennent une mer sans mouvement et sans accident, une mer assujettie qui ressemble aux galères" 19.

Sans évidemment se référer aux œuvres de Claude Gellée, on peut penser aux tableaux de Bakhuizen, de J. Vernet, de lFr. Hue ou de Bonington 20 qui enserrent le littoral dans un environ­nement urbain ou portuaire en soulignant, par une construction souvent précise des faits et gestes, l'imbrication de la ville et de la mer domestiquée, comme immobile. Le lieu de contact n'est plus l'estran, partiellement sauvage, mais le quai où se mêlent là aussi les activités et les loisirs. Les promeneurs bourgeois, les moines mendiants se retrouvent aux côtés des débardeurs, des rouleurs de tonneau, des trieuses de poisson ou des pêcheurs au repos ou en discussion.

19. G. FLAUBERT, Voyage en Bretagne. Par les champs et les grèves, Bruxelles, éd. Complexe, 1989.

20. L. BAKHUIZEN, Vue d'Amsterdam près de la tour des empaqueurs de harengs (1665); 1. VERNET, Vue de Dieppe, (1762), J. Fr. HUE, Vue du port de Brest (1794); R. BONINGTON, Marché aux poissons près de Bou­logne, (1824), L'arrière-port de Dieppe (1824). On pourra aussi consulter le dossier présenté par Ph. HENWOOD sur "L'Arsenal de Brest de Louis XIII au Second Empire", Le Chasse-Marée, n° 65.

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Certaines de ces compositions présentent un intérêt majeur pour l'historien. Je reviens à l'un des tableaux de J. Vernet Vue du port de Dieppe, le seul de la série des quatorze ports où, avec celui de Marseille, la ville est vraiment saisie de l'intérieur. Les costumes différents des harenguiers, les gestes affairés des re­tours de pêche, l'agencement topographique du quartier du Pol­let, la présence intéressée du frère capucin, par exemple, fournis­sent une information de première main qui peut alors être con­frontée ou corroborée par des sources écrites: archives d'amirau­té, "histoires" de la ville 21, archives ecclésiastiques. Cette com­plémentarité de l'écrit et de l'image n'est, hélas! pas toujours possible 22. Elle autorise cependant à estimer les tableaux "tona­listes" hollandais ou ceux de l'école française des années 1800 comme des sources importantes, eu égard aux réserves formu'­lées plus haut.

Domination de l'espace naturel d'un côté, primeur des hom­mes de l'autre, il existe néanmoins une troisième façon d'appré­hender le littoral en privilégiant le rôle influent de la nature sur le comportement des hommes. C'est le support écrit qui devient alors premier. Des missionnaires de l'intérieur à Chateaubriand en passant par Montesquieu, Cambry, Masse ou Brousmiche 23,

21. D. ASSELINE, Les Antiquités et chroniques de la ville de Dieppe (J080-1684), Dieppe, 1685, rééd. Dieppe, 1884; M.CI. GUIBERT, Mémoi­res pour servir à l'histoire de la ville de Dieppe, Dieppe, 1740 (?), rééd. Paris, 1977; J. Ant. DESMARQUETS, Mémoires chronologiques pour ser­vir à l'histoire de Dieppe, Dieppe, 1785.

22. Le peintre Hogarth, en résidence à Calais au milieu du 18'~ siècle, esquissa un certain nombre de scènes littorales et consigna nombre de ses observations par écrit. Cf. A. CABANTOUS, Dix mille marins face à l'Océan. Les populations maritimes de Dunkerque au Havre (vers 1660-1794), étude sociale, Publisud, 1991, p. 491-492.

23. J. Fr. BROUSMICHE, Voyage dans le Finistère en 1829, 1830, 1831, 2 t., rééd. Quimper, 1978; E.M. MASSE, Mémoire historique et statistique sur le canton de La Ciotat, Marseille, 1842.

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chacune offre un faisceau d'informations et d'affirmations et tente de cerner le rapport étroit qui se joue sur la côte entre les sociétés et les lieux en décrivant la manière dont ceux-ci asser­vissent celles-là. Bien sûr, une fois encore, les idées dominantes sont à prendre en considération et le courant néo-hippocratique qui se dessine puis s'impose avec le 17ème siècle finissant n'est pas étranger à cette vision des choses. Mais, plus précisément, il fournit une explication spécifique au comportement des popula­tions riveraines, comme si le fait d'être indociles, instables ne résultait pas uniquement de leur appartenance aux milieux popu­laires mais bien de leur agrégation à l'environnement marin.

Le phénomène obéit donc pour une part à ce que d'aucuns ont appelé la théorie des climats. Comme l'évoque Michelet lorsqu'il trace le tableau peu amène des populations des rivages armoricains, il existe une correspondance étroite entre nature et culture. "L'homme est dur sur cette côte. Fils maudit de la créa­tion, vrai Caïn, pourquoi pardonnerait-il à Abel? La nature ne lui pardonne pas" 24. Moins catégoriques, les administrateurs royaux ou les missionnaires de l'intérieur qui évangélisent le Poitou au l8

ème siècle voyaient dans la fugacité et le libertinage de ces

populations le reflet pur et simple de l'instabilité de la nature océanique 25. D'autres encore, de Lancre, T. Barbault 26 puis Cambry ou Chateaubriand 27 associèrent l'imprévisibilité des flots à celle des riverains, l'agitation permanente de la mer à

24. 1. MICHELET, Tableau de la France, livre III de L'Histoire de France, Ed. Rencontre, Lausanne, 1963, p. 330.

25. Cf. P.F. HACQUET, Mémoires des missions (1740-1779), éd. L. Pérouas, Paris, 1964; A. CABANTOUS, Le Ciel dans la mer. Christianisme et civilisation maritime ( 16'""-19''''' siècles), Frayard, 1990.

26. Th. BARBAULT, Prières pour ceux qui voyagent sur la mer, Amsterdam, 1688.

27. CHATEAUBRIAND, Mémoires d'outre-tombe, éd. P. Clarac, Le Livre de poche, t. 1, p. 249 et sq.

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l'effervescence continue des villes portuaires. La brutalité, la fougue, la démesure entretenues en permanence par la vague se trouvaient ainsi directement traduites dans le comportement des hommes du rivage.

Plus positivement, les zones littorales paraissent avoir favori­sé la fécondité des peuples. L'armateur granvillais Augrain vers 1760 attribuait à "la salure de l'air" la facilité avec laquelle "l'homme et la femme étaient portés à se réunir plus souvent" 2R.

Montesquieu regardait le petit nombre de crises frumentaires, propres aux côtes, comme l'effet des générosités bordières qui offraient toujours la possibilité d'une cueillette, d'une pêche susceptibles d'éviter la "vraie" faim. "On voit dans les ports de mer, écrit-il, plus d'enfants qu'ailleurs. Cela vient de la facilité de la subsistance. Peut-être que les parties huileuses du poisson sont plus propres à fournir cette matière qui sert à la génération" 29.

Là encore, et au-delà du néo-hippocratisme ambiant, il faut rapprocher cette remarque de la crainte généralisée d'un dépeu­plement progressif du royaume au l8ème siècle que serait venu contredire le comportement démographique des sociétés littora­les, prolixes comme les richesses de l'océan.

L'étude des représentations nécessite, on le constate, le re­cours constant au croisement de références culturelles, à des courants de pensée contemporains ou anciens, susceptibles d'éclairer certaines analyses, certains jugements, de comprendre certains choix. Elle oblige aussi à procéder à une confrontation permanente de ces constructions personnelles et générales avec d'autres documentations, parfois plus distanciées, souvent diffi­ciles à débusquer et à interpréter pour l'historien. Avant d'être soumis à la taxinomie botanique, zoologique ou géologique du 19ème siècle, le littoral demeure un objet d'histoire, parce qu'il s'impose comme lieu de rencontre, d'opposition, de vie et de

28. Archives Nationales, fonds Marine, C'-48. 29. De l'Esprit des Lois, livre XXIII, chapitre 13.

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mort, d'uniformité et de diversité. Espace esthétique autant que milieu social, le littoral est un paysage regardé, senti avant d'être lu et expliqué. Façonné autant par les sociétés qui vivent à son contact que par ceux qui le côtoient épisodiquement, il constitue l'un des éléments fondateurs de l'identité des populations mariti­mes et riveraines à la fois.

UNE GÉOGRAPHIE TRAHIE PAR SES PAYSAGES

par Guy Burgel

Le paysage est à la mode dans les sciences sociales, et les Français reprennent goût à la promenade. Dans ces subtiles alliances des idées et des réalités, des représentations et des objets, la géographie pourrait n'être pas trop mal placée pour démêler le subterfuge et la raison, l'engouement passager et l'attachement fidèle. Description et explication de la différen­ciation des espaces ou science de l'organisation des territoires à différentes échelles, la géographie ne s'impose-t-elle pas d'elle­même pour décrypter les strates et les horizons successifs d'un paysage, les rendre lisibles, puis intelligibles, bref les compren­dre, après les avoir embrassés du regard? Rien n'est moins sûr. 'Et on peut se demander au contraire si les amours contrariées du géographe et du paysage ne dévoilent pas les ambivalences de la notion et du terme: le paysage serait-il un concept aussi mou que sa perception paraît immédiate? En guise de parcours initiatique, une perspective cavalière sur un siècle de géographie française montrera en trois plans principaux les étapes de construction d'un savoir, qui s'élabore autant en communion qu'en rupture avec le paysage commun de l'observateur, de l'écrivain ou du peintre.

La description littéraire "objective" de la géographie naturalo-historique

Jusque dans les années cinquante, la géographie humaine

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298 Guy BURGEL

classique, l'École française de géographie, celle qu'on a coutu­me d'appeler vidalienne, du nom de son fondateur incontesté, Paul Vidal de la Blache, nourrit avec les paysages de la terre - paysages physiques et humanisés - un mélange d'admiration et de méfiance. Œuvre de littéraires, souvent normaliens (outre Vidal de la Blache, de Martonne, Demangeon, Perpillou, pour ne citer que les noms les plus célèbres attachés à la longue saga des manuels scolaires et des cartes murales), la description minutieu­se et élégante des formes du relief, des modes d'occupation, na­turelle ou anthropique, de l'écorce terrestre, des types d'inscrip­tion du peuplement dans un territoire concret, constitue le pas­sage obligé de la démarche du géographe, après la découverte physique, pédestre même, de l'espace étudié. Savoir rendre sensi­ble par les mots, éventuellement le croquis, l'organisation ration­nelle de la nature et des civilisations fonde la pédagogie de la discipline, dans la formation de ses élèves, comme dans la déli-~rance de son message scientifique. Bons ou mauvais géogra­phes se reconnaissent d'abord à leur talent de présentation et de représentation du paysage.

Pourtant, signe des temps et héritage d'un positivisme scien­tiste dont la géographie a toujours eu du mal à se défaire, la des­cription doit faire oublier le descripteur. Paradoxe de ces géo­graphes, écrivains de vocation et explorateurs de métier, tout ce qui pourrait ressembler à une évocation personnelle, à un sou­venir d'égotisme, ou à une sensibilité individuelle, doit être sus­pecté, voire méprisé. La terre est un donné, suffisamment riche, pour que la figure de son inventeur-découvreur s'efface avec hu­milité devant la création. Cette attitude de soumission au pay­sage sensible, mais en même temps de méfiance devant une sub­jectivité impressionniste, explique le goût du géographe pour des reconstructions codifiées, et donc anonymes, de la face de la terre: le bloc-diagramme pour le modelé de la morphologie na­turelle, la carte topographique pour les occupations humaines et végétales, représentent des cheminements méthodologiques illustra-

UNE GÉOGRAPHIE TRAHIE PAR SES PAYSAGES 299

tifs de ces conduites d'attraction-évitement. Pour s'arrêter à la carte, la figuration sur une feuille de papier plane de taille ma­niable d'une portion d'un espace terrestre à trois dimensions, comportant donc des conventions d'échelle, de rendu des déni­vellations hypsométriques (hachures ou courbes de niveau), de sélection et de déformation contrôlée de l'information, par une série de traits, de symboles ou de couleurs (largeur des routes, figuré des constructions, tracé des limites naturelles ou admini­stratives), constitue à cet égard une démonstration pérenne de ces rapports ambigus et originels que le géographe entretient avec le paysage. Jusqu'à aujourd'hui, la "lecture" et "l'explica­tion" de carte demeurent l'épreuve initiatique - début dans la carrière et intronisation douloureuse - de tout étudiant en géo­graphie. Elles finissent par tenir lieu de découverte du monde et expliquent ce renversement caricatural qu'un de mes maîtres m'enseignait avec humour au début des années soixante: la géo­graphie se faisait avec ses pieds, elle devient science de bureau.

En fait, ces reconstructions abstraites cachent une défiance plus intellectuelle encore devant les tromperies du paysage. La véritable erreur est moins d'y mettre son âme que de penser qu'il traduit directement les rapports profonds de la nature et de la culture. La crainte est toujours de céder aux vieux démons du déterminisme, avec lesquels la géographie française ne cesse à la fois de jouer et de ruser: le calcaire, pour expliquer, avec ses sources peu nombreuses, mais abondantes, l'habitat groupé, les contraintes collectives, et pourquoi pas l'inclination républicai­ne, le granite et l'argile, et ses ruissellements superficiels, pour la dispersion et l'enfermement des pays de bocage, l'individua­lisme des habitants ... et la chouannerie. On voit bien ce que le paysage traduit alors d'illusion et de simplification abusive. Un article célèbre, dont il faut citer le titre exhaustif (Roger Dion, "La part de la géographie et celle de l'histoire dans l'explication de l'habitat rural du Bassin parisien", Publications Société de Géographie de Lille, 1946), montre bien le bon usage du paysa-

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300 Guy BURGEL

ge. La dégradation des territoires d'openfield dans le sud du Bassin parisien (Gâtinais autour de Pithiviers notamment), avec maintien d'un habitat groupé, mais de faible taille, comme invo­lué, de finages ouverts, mais de dimensions réduites, conduit à la reconstruction explicative de la différenciation des espaces: la rencontre entre l'outillage mental et social de peuples d'agricul­teurs-éleveurs aux fortes habitudes communautaires et des terres légères du plateau lorrain entraîne de véritables conditions opti­males d'implantation d'une civilisation agraire, qui façonne du­rablement la France de l'Est, son avancée vers des terres plus lourdes au Sud et à l'Ouest limite l'extension et l'épanouisse­ment du modèle. Dans cette perspective, le paysage est un fait brut, qu'il faut critiquer, reconstruire, pour le faire parvenir, au terme de patientes inductions, au statut de fait scientifique abstrait et sélectif.

Une telle conception ne s'applique bien qu'aux espaces agri­coles ou à la marqueterie des unités territoriales élémentaires de la France rurale - les "pays" - dont l'assemblage compose les ensembles régionaux et nationaux. C'est dans ces paysages de faible densité démographique et de forte présence d'une nature humanisée de longue date, avec le laniérage de ses champs, le dessin de ses forêts, le quadrillage de ses chemins et la disper­sion de ses villages, que le géographe excelle à recomposer la lente élaboration de l 'histoire d'un peuplement et d'un site. Que la concentration des hommes et des activités augmente, que l'espace en proportion se rétrécisse et surtout se minéralise à peu près complètement, bref que l'on passe de la campagne à la ville, et la géographie classique est quasi muette devant des paysages pourtant pétris de temporalités et de sociabilités, mais où il de­vient plus difficile de lire les dialogues possibles, et non détermi­nés, de la nature et de la culture. Il n'est pas étonnant qu'à la même époque, mais dans l'échelle plus ample des civilisations agraires de l'Asie des moussons, le géographe Pierre Gourou crée le concept "d'encadrement", où le patrimoine agricole du

UNE GÉOGRAPHIE TRAHIE PAR SES PAYSAGES 301

riz, le régime des pluies, les techniques d'irrigation, et les plai­nes alluviales de larges deltas fluviaux, élaborent un équilibre stable de fortes densités humaines et de campagnes soigneuse­ment maîtrisées. Dans une vision presque platonicienne, nature et histoire sont les véritables "idées" du théâtre "d'ombres" que déroule le paysage visible.

L'irruption du sujet: le paysage "perçu" ou l'espace "vécu"

Après la deuxième guerre mondiale, dans la mouvance certai­ne d'une France qui se transforme rapidement en rattrapant à rythmes forcés ces retards d'urbanisation, d'espaces ruraux qui se rétractent, d'une société qui va bientôt basculer dans la contesta­tion soixante-huitarde des jugements collectifs, objectifs et univo­ques, le regard du géographe sur le paysage s'inverse. Il s'agit moins de s'intéresser à une espèce de neutralité de l'objet regardé ou reconstruit qu'à l'idéologie de l'observateur et surtout à la psychosociologie des acteurs qui interviennent sur la scène géo­graphique. Sous l'influence d'universitaires marxistes formés dans les combats de la résistance, puis de la reconstruction économique du pays, une contagion fréquente s'institue entre l'engagement politique dans la cité et la perception privilégiée de certains pay­sages jusque là négligés (le monde de l'usine, les banlieues ou­vrières), tandis qu'à une autre échelle d'analyse, le surgissement du tiers monde et des théories de la dépendance chasse les pho­tographies naturalistes - ou les clichés naïfs - de la vieille géo­graphie coloniale. Dans une large mesure, cette naissance de la géographie sociale se fait en négation d'un paysage unique, objectivement reconstruit. Comme la planète est divisée en pays capitalistes, pays socialistes et tiers monde, le regard que le géo­graphe jette sur la terre dépend de sa conception "métagéogra­phique" de l'univers. Sans tomber évidemment dans les travers lissenkistes d'une "science bourgeoise" et d'une "science prolé-

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302 Guy BURGEL

tarienne", il devient admis que géographes de gauche et géogra­phes de droite n'observent pas les mêmes paysages.

De façon analogue, même si l'inversion ici porte plus sur les comportements individuels et collectifs des hommes-habitants que sur la perception par le chercheur des antagonismes de clas­ses ou des conflits d'intérêts entre nations riches et pauvres, la promotion d'un "espace vécu" marque aussi une certaine faillite du paysage. La thèse d'Armand Frémont sur L'Élevage en Nor­mandie (Caen: 1967) passe à cet égard pour pionnière, même si on peut en trouver des accents prémonitoires sous des cieux plus exotiques, quand, par exemple, un Pierre Monbeig décrit la psy­chologie des Pionniers et planteurs de Sao Paulo (1952), ou que Renée Rochefort s'intéresse au Travail en Sicile (1961). Mais un texte sur la Normandie frappe plus l'imagination. Voilà un écrit en apparence classique, par ses qualités littéraires et son objet rural métropolitain, qui ne s'intésesse plus pourtant au comparti­mentage du bocage et à la trame des chemins creux, mais aux genres de vie des éleveurs du Pays d'Auge, pour en déterminer des types socio-économiques, donc des évolutions différentielles pour les exploitations, pouvant entraîner des conséquences sur le paysage physique: maintien des haies vives, ou arrachage sous l'effet du remembrement. La boucle est bouclée. Le paysage n'est plus un donné naturel, reconstruit scientifiquement par le géographe, c'est un produit social historiquement daté.

Les meilleures théories pèchent par leurs applications. L'amé­nagement autoritaire du territoire des années soixante, dans la foulée de la DATAR et des métropoles d'équilibre, n'a pas peu contribué à ruiner la conception d'un espace objectif dont les disparités pouvaient se régler à coups de décrets, de primes vo­lontaristes et d'infrastructures commandées du centre. Avant même l'effondrement des systèmes communistes et le démantè­lement du mur de Berlin, l'échec, plus près de nous, des "luttes urbaines" prônées par la sociologie marxiste ou plus modeste­ment de la participation des habitants pour s'investir dans l'éla-

UNE GÉOGRAPHIE TRAHIE PAR SES PAYSAGES 303

boration des Plans d'Occupation des Sols (POS) et modeler les visages futurs de la cité, a signifié une certaine faillite de l'espace vécu. Le "changer la vie, changer la ville" est une belle incanta­tion déclamatoire. Elle n'a pas survécu aux bouleversements de la société et de l'économie, qui s'accélèrent depuis deux décen­nies: la ville a changé, mais pas nécessairement sous l'effet de ceux qui la vivaient, ni à leur bénéfice d'ailleurs.

Le paysage normatif des aménageurs: un arbitrage de pouvoirs?

Du coup, le paysage classique du géographe s'en trouve réha­bilité. Mais sa signification change. Ce n'est ni un donné, ni un perçu, mais un construit. Cette évolution tient sans doute à la conjonction de deux processus distincts. D'une part, la mondiali­sation de l'économie et des idéologies, loin de ramener la géogra­phie au nivellement d'une globalisation déterritorialisée, remet au contraire en valeur le local, le régional et le national, comme mode d'interprétation des mécanismes universels. L'objectif est moins de décrire les différenciations spatiales que d'analyser l'adaptation et le droit à la différence des groupes sociaux et des collectivités localisées. Le fait qu'Augustin Berque ait proposé le terme de médiance pour désigner dans le paysage d'une civi­lisation l'interface entre nature et culture n'est certainement pas innocent par rapport à sa longue familiarité avec le Japon: l'étranger et le lointain deviennent des clefs de compréhension du général, comme l'étaient naguère l'openfield et le bocage proches. Est-on d'ailleurs si loin - proximité asiatique sans dou­te - de la mixité consubstantielle du physique et du social déjà évoquée pour l'encadrement de Pierre Gourou.

D'autre part, l'intervention de plus en plus fréquente et in­cessamment recherchée de la norme pour conserver, restaurer ou créer un paysage, entraîne une exigence analogue d'intermédia­tian, mais cette fois entre acteurs sociaux et économiques:

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l'aménageur ou le paysagiste non seulement tend à s'effacer derrière son œuvre ou son regard, mais son métier tient moins à l'équilibre à maintenir entre facteurs naturels et conditions techniques, économiques ou sociales de son action, qu'au souci de cohérence ou d'arbitrage entre intérêts différents, et souvent contradictoires. Ainsi, l'aménagement d'une place ne met-il pas uniquement en cause le choix des matériaux, la forme et la disposition des bancs, la sélection des espèces végétales, mais plus largement les priorités à accorder aux circulations - pié­tonnes ou automobiles -, à la promenade ou au rassemblement. Un même espace peut ainsi révéler plusieurs paysages possibles. La récente transformation des contre-allées des Champs-Élysées, avec la suppression du stationnement et son habile assemblage de minéralités et de lumières propice à la flânerie, témoigne, dans la pérennité d'un site séculaire, de la mutation, finalement rapide en quelques lustres, des arbitrages entre les usages de la voirie livrée à la voiture et un retour à une consommation beaucoup plus ludique de la ville.

En fait, dans un même temps, et malgré la communication et l'échange des idées, des modes et des conceptions paysagères, les choix et les réalisations sont souvent conduits par des habitudes culturelles et des histoires sociales longues. Ainsi, la vogue des parcs naturels, bien plus ancienne aux États-Unis qu'en France, paraît, tout en s'inspirant des mêmes principes de protection de l'environnement et de satisfaction d'une demande citadine, fonc­tionner sur une inversion de l'aménagement de l'espace et de ses pratiques. En France, que l'on pense aux forêts périurbaines (Parc Naturel Régional de la Vallée de Chevreuse, près de Paris) ou aux grands parcs nationaux montagnards, alpins ou pyrénéens, il s'agit souvent de rendre à l'état de nature des territoires de longue date socialisés par des usages agricoles, pastoraux ou de collecte de fruits ou de bois. Sans revenir à des chocs civilisationnels aussi forts que les oppositions classiques entre cultivateurs sédentaires et bergers, on voit souvent les communautés rurales installées s'oppo-

UNE GÉOGRAPHIE TRAHIE PAR SES PAYSAGES 305

ser à l'extension ou à la protection absolue du parc, et des citadins lointains y rechercher sur des sentiers de grande randonnée un mode de loisirs le plus proche possible de la nature.

Ce serait caricature d'affirmer que c'est exactement l'inverse dans les parcs nationaux aux États-Unis. Mais la réalité n'est pas trop éloignée. On paraît y vouloir domestiquer complètement une nature demeurée historiquement à l'état quasi sauvage. Ainsi, dans les Appalaches, en Virginie, le Shenandoah National Park offre à l'observateur un contraste saisissant entre la beauté des paysages naturels, la richesse de la flore et de la faune en liberté, et la banalité du mode de vie urbain américain le plus commun: les visiteurs ne quittent guère les larges routes asphal­tées et l'égrenage des points de vue régulièrement signalés que pour des parkings où les attendent d'affligeants fast food. Et quand l'étranger s'arrête pour observer - et réciproquement - un ours aventuré aux abords de la route, la voiture des gardes n'est pas loin pour le rappeler à la circulation. Mode anecdotique, mais point trop menteur, pour illustrer l'inversion des cultures dans l'élaboration et la pratique du paysage.

Cette diversité des réponses culturelles renvoie en définitive aux deux cadres classiques de la pensée géographique, que sont l'espace et le temps. Un paysage, c'est d'abord un patrimoine, avec sa double connotation contradictoire des durées et des valeurs: un héritage et un legs du passé qu'il faut maintenir en l'état, un ca­pital qu'il faut réinvestir et transformer pour le faire fructifier dans l'avenir. Il ne peut donc y avoir dans une même civilisation, ni fi­xité, ni irréversibilité du paysage. Une expérience menée sur vingt­cinq ans en Messara crétoise m'a convaincu tout à la fois de la mobilité des perceptions dans un espace aussi chargé d'histoire que la Méditerranée et... d'une certaine modestie de l'analyse géo­graphique (Pobia, étude géographique d'un village crétois, Athè­nes, 1965, Pobia, étude d'un village crétois, Architectures, Nanter­re, 1994). Dans les années soixante, l' habitat et l'économie descen­dent, comme cent ans plus tôt dans les régions méditerranéennes

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françaises: le "mauvais" pays, c'est la montagne, le "bon" pays, la plaine, avec la circulation plus facile et l'irrigation des champs par gravité. Et voilà une communauté rurale qui perd son paysage et l'altitude de ses points de vue: dans la plaine méditerranéenne, l'hOrizon est à cinquante mètres, limité par la haie de cyprès ou les frondaisons d'oliviers. Deux décennies plus tard, le versant est re­conquis, le panorama est retrouvé, riches et puissants dominent à nouveau le plat pays: à la faveur du nivellement de larges terras­ses et de l'accessibilité des voitures tout terrain, l'habitat est re­monté; grâce à l'aspersion sous pression, l'agriculture de versant sous serre est devenue spéculative. En fait, la modernisation des techniques n'a fait ici que servir le vieux fond méditerranéen d'acropole et d'oppidum, encore plus symbole cosmogonique que nécessité défensive. Le paysage vu de l'extérieur, comme vécu de l'intérieur, est une histoire sociale.

C'est aussi la mise en œuvre d'un jeu d'échelles, qui reste un des principaux apports de l'analyse spatiale du géographe. Ainsi, le caractère d'une ville ne se juge-t-il pas seulement à la qualité esthétique de ses monuments, mais à sa capacité à signifier et à se laisser pénétrer de proche en proche à travers ses paysages et ses panoramas. Agglomération laide et sans importance au niveau de ses trottoirs, l'Athènes contemporaine devient une belle ville, quand elle déroule son site incomparable de montagnes et de mer à partir de la colline du Lycabette, plus encore que de l'Acropole. Moins jolie et moins maniérée que Prague, Budapest apparaît d'une in­comparable puissance et d'une suprême majesté, quand le Danube scintille au pied du château de Buda. Et les emmarchements de marbre blanc de l'Arche de Spreckelsen à La Défense seraient fi­nalement de mièvres recherches formelles, si dès l'Étoile, cette por­te monumentale ne signifiait pas à la fois fermeture et ouverture de l'axe majeur du pouvoir parisien, économique, social et politique. La géographie retrouve alors sa vertu première: approcher par la matérialité d'un territoire et d'un paysage la symbolique d'une so­ciété, de ses niveaux hiérarchiques et de ses liens communautaires.

LE PAYSAGE DU GÉOGRAPHE ET SES MODÈLES

par Jacques Van Waerbeke

Je voudrais revenir ici sur la question du "paysage des géo­graphes" en essayant de mettre en valeur, conformément au thème de ce colloque, les enjeux communs ou les divergences entre les pratiques des géographes et, de manière plus générale, les prati­ques paysagères occidentales.

Les géographes sont en fait très partagés sur la question du paysage, souvent de façon critique, parfois polémique. Certains la considèrent comme majeure, d'autres la rejettent comme un obstacle à la construction de la connaissance géographique. Ces oppositions se sont manifestées avec une force toute particulière au cours des 30 à 40 dernières années. Pour ma part, je pense que la réflexion ne gagne pas à poser le problème de façon trop globale. Quelle que soit l'intelligence paysagère des géographes, leurs pratiques professionnelles sont souvent en décalage par rapport à ce que l'on sait de leurs prises de position sur la question. Il y aurait donc une sorte d'hiatus entre la sensibilité paysagère indéniable d'un certain nombre de collègues et une pratique scientifique qui reste à préciser. C'est donc au niveau d'une ana­lyse précise des problématiques et des pratiques de recherches qu'il convient d'avancer. Je le ferai essentiellement à partir des démarches mises en œuvre par les géographes français; quitte à faire allusion ici ou là à telle ou telle spécificité de certaines autres écoles géographiques.

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Une solution de continuité décisive

Je ne reviendrai pas sur la distinction de trois périodes opérée par Guy Burgel ; je soulignerai néanmoins un aspect concernant la période centrale. Après la grande époque de la géographie classique qui s'étend sur toute la première moitié du siècle, les années 1950-60 constituent effectivement un temps de rupture majeure. Il convient cependant de remarquer le fait que la question du paysage n'est qu'un aspect secondaire de la rupture en question. Cette dernière concerne d'abord la remise en cause du modèle même d'une géographie classique qui s'était construite à partir d'un questionnement de type possibiliste concernant le rapport homme-milieu. La question de la perception du réel, avec ou sans approche paysagère, celle encore des méthodes de travail, ne sont qu'induites par la question du renouvellement du paradigme. On voit alors triompher les analyses en termes de différenciation spatiale, avec leur cortège de méthodes hypothético-déductives. L'approche paysagère devient fort suspecte pour tout un ensem­ble de raisons: son caractère inductif et empirique, le fait qu'elle privilégie les grandes et moyennes échelles, au détriment des petites, l'occultation des flux immatériels (ce qui d'ailleurs peut se discuter). Quoiqu'il en soit le paysage se trouve alors écarté du courant porteur des développements de la recherche 1.

À partir des années 1970, nous assistons à un retour des pré­occupations paysagères. Tout un ensemble d'interrogations amè­ne à ouvrir de nouveaux champs de réflexion et de pratiques. Ce retour s'opère en partie par réaction à certaines dérives quantita­ti vistes et spatialisantes, mais surtout en raison de l'affirmation de nouvelles logiques de recherches. Je pense qu'il convient d'insister sur ce point.

La réalité n'est cependant pas si simple. Car sensibilités et

1. Voir: Jean MARÉCHAL, "Paysages et géographies, d'hier à aujourd'­hui", Mélanges offerts à V. et L. Marbeau, AFDG, 1992.

LE PAYSAGE DU GÉOGRAPHE ET SES MODÈLES 309

pratiques paysagères passent par des personnes. Les théories sont portées par des femmes et des hommes. Les carrières des chercheurs ne s'inscrivent pas dans des périodisations simples et strictes. Il en résulte des chevauchement et des inerties. De fait, il n'y a jamais eu de véritable solution de continuité mais plutôt une solution de continuité relative au cours de laquelle les prati­ques paysagères se sont trouvées à l'écart de la part la plus vi­vante des questionnements du champ scientifique.

Quoi qu'il en soit, cette ellipse liée aux bouleversements des années 1960, a facilité la redéfinition des problématiques en ma­tière d'approche paysagère. Elle nous conduit à considérer deux grandes logiques: l'une relevant des problématiques classiques, toujours présente, quoiqu'on dise, dans nombre de pratiques, l'autre, en cours de définition, beaucoup plus diversifiée, relevant des interrogations actuelles. Je conduirai donc mon exposé en fonc­tion de cette opposition, en insistant tout d'abord sur la période classique dont les logiques se sont avérées très prégnantes du fait des inerties auxquelles je viens de faire allusion. Je terminerai en essayant de dégager un sens quant aux dynamiques paysagères actuellement en œuvre dans la communauté géographique.

Les géographes classiques et le paysage

Au cours de cette période classique, qui s'étend, pour l'essen­tiel, sur toute la première moitié du XXc siècle, le paradigme majeur renvoie à des démarches de type idiographique, parfois désignées comme "régionales". Il s'agissait en fait, d'une logi­que de confrontation entre les parts respectives de la sphère des faits naturels et de l'apport des sociétés. Le point vaut d'être souligné car la question de ce rapport s'inscrit justement au cœur de la relation paysagère.

Pour en venir à Vidal de La Blache, le père fondateur que tant de géographes se plaisent à se donner, je ne pense pas que le

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Jacques Van WAERBEKE

"paysage" soit son outil fondamental de travail. Marie-Claire Robic a su attirer l'attention sur l'importance de ce qu'elle dé­signe, avec Vidal lui-même, comme le "dossier". Il s'agit d'un ensemble de données diverses (géomorphologiques, climatiques, statistiques ... ) destinées à mettre en évidence le caractère idio­graphique de l'ensemble étudié. En 1905, dans sa préface à l'Atlas général, Vidal précise qu'il va ainsi pouvoir "mettre en lumière le principe de connexité qui unit les phénomènes géo­graphiques". Je serai tenté de placer le paysage, chez Vidal, en seconde position, dans un second temps du travail de construc­tion de la connaissance. Même s'il s'agit d'un lieu privilégié d'appréciation de certains aspects de la résultante du "principe de connexité", nous pouvons nous interroger sur la place qu'il tient effectivement par rapport à ce dernier. Mais tournons-nous vers les textes.

Par goût du paradoxe, je le ferai à partir de l'œuvre d'un géographe que l'on n'a guère l'habitude de percevoir comme exemplaire sur le plan de la sensibilité paysagère. Voici comment Pierre George, au tout début de sa carrière universitaire, décri­vait en 1938 les paysages calcaires en région méditerranéenne:

La rocaille grise moutonne à perte de vue. On devine seu­lement les gorges entaillant le plateau en observant les oiseaux de proie qui planent et virent toujours au même endroit, au dessus des sillons frais où se rassemble le gibier. La végétation est des plus pauvres [ ... ]. L'homme cependant a attaqué ce sol: de petits creux contenaient un peu de terre rousse au milieu des pierrailles; on y travaille, exhaussant chaque année davantage le muret de pierres sonores où l'on entasse tous les fragments de calcaire que déterre le soc minuscule de l'araire ... 2.

2. Pierre GEORGE, Études géographiques sur le Bas-Languedoc, Paris, H.-G. Peyre, 1938.

LE PAYSAGE DU GÉOGRAPHE ET SES MODÈLES 311

Retournons maintenant à Vidal lui-même, cité d'ailleurs par Pierre George en préambule à une description du bocage: "Sous le réseau d'arbres, les brouillards s'épaississent et entretiennent l'humidité du sol". Il s'agit, d'entrée de jeu, de rideaux d'arbres, mais à l'évidence de rideaux d'arbres travaillés, puisqu'ils sont partie intégrante du bocage; non pas une nature brute, mais une nature reprise et recomposée. Et le texte de poursuivre: "Les divers plans du paysage se détachent dans la brume, s' estom­pent en dentelures boisées, les unes derrière les autres. Partout, à travers les arbres brille la prairie" 3. Le mouvement de ce bref extrait paysager, sert constamment l'idée de fabrication du pay­sage, et, de façon de plus en plus précise, la liaison de celle-ci avec l'activité agricole. Dans la logique de connexité vidalienne, des éléments aussi diversifiés que le travail des hommes, les agencements des météores ou ceux du relief ont un caractère beaucoup plus indissociables qu'on ne le dit parfois.

Science faite ou science en élaboration?

Il me semble cependant que la question majeure est à cher­cher plus concrètement dans les pratiques même de la recherche. Je le ferai en partant d'un texte de Gilles Sautter qui est certaine­ment parmi nos collègues, l'un de ceux qui a réfléchi avec le plus d'intelligence et de pertinence sur la question du paysage et des pratiques paysagères des géographes:

Le concept de paysage régional exige toutefois d'être précisé et nuancé. TI n'est sans doute pas inutile d'insister sur la distinc­tion à faire entre cette vue immédiate que l'œil prend des cho-

3. Paul VIDAL DE LA BLACHE, extrait cité par Pierre GEORGE, Trois rivières de bocage, en collaboration avec F. GUILLOT et 1. HUGONNOT, Éd. USHA, Aurillac, 1935.

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ses [ ... ] et le paysage, auquel on serait tenté d'accorder un grand "P", tel que petit à petit il s'élabore dans l'esprit du géo­graphe: un lent travail de décantation s'opère, à partir des ima­ges successivement enregistrées, une sorte de synthèse visu­elle, qui retient les éléments les plus caractéristiques, dans leurs relations de position habituelles. Il est d'ailleurs presque tou­jours possible de trouver un point privilégié, d'où se découvre effectivement une vue conforme à cette représentation. Rares sont cependant les régions qu'un seul paysage type suffit à caractériser 4.

Autrement dit, le paysage du géographe serait d'abord une construction mentale susceptible, dans un second temps, de faire éventuellement l'objet d'une reconstitution - un peu comme un archéologue reconstitue un modèle d'organisation à partir d' élé­ments dispersés sur plusieurs sites - par repérage dans la réalité observable. D'une façon générale, c'est tout le problème de l'oppo­sition entre une science en train de se faire, dans la recherche, et une science déjà construite, telle qu'on peut l'exposer dans les ouvrages. L'activité paysagère géographique relèverait plutôt du second volet. C'est ce qui explique son importance plus évidente dans la transmission des connaissances géographiques, y com­pris universitaires, que dans l'activité des chercheurs. La prati­que paysagère des géographes relève d'abord du pédagogique. Pour preuve, l'importance de l'excursion géographique, consi­dérée comme un moment privilégié, pour ne pas dire un rituel, de la formation universitaire d'un étudiant. Ce moment où l'on se rend "sur le terrain" est en fait surtout, dans le cadre d'une formation, le moment par excellence de confrontation du discours du maître à la réalité observable.

4. Gilles SAUTTER, 1961, "L'étude régionale, réflexions sur la formu­le monographique en géographie humaine", cité dans Parcours d'un géo­graphe, 1993, p. 263.

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Bien entendu, toute la formation ne peut se faire sur le terrain et dans la mesure où il était hors de question de se priver de cette référence aux réalités paysagères, la projection de diapositives a très tôt constitué un succédané. Impossible de ne pas évoquer ici l'autorité de Jean Brunhes, qui faisait usage, pour ses cours au Collège de France, des documents collectés dans le cadre de l'opération des "Archives de la planète" dont le mécène Albert Kahn lui avait confié la Direction.

Me tournant vers des pratiques plus quotidiennes, je soulig­nerai plutôt un point qui me semble évident à l'observation des conduites d'enseignement ou des pratiques éditoriales: la persi­stance d'une tension entre d'une part, le discours scientifique qui trouve surtout sa place dans le texte écrit ou parlé, et d'autre part la présentation des réalités paysagères dont le terrain d'élection se trouve dans l'illustration photographique. Afin de clarifier les notions, je forcerai le trait en disant que nous sommes en pré­sence d'une rupture entre deux référents: d'un côté le textuel, se déroulant en référence à l'édifice de la connai ssance scientifi­que, de l'autre l'iconique, se posant banalement en attestation du monde trivial, du monde quotidien, du monde de tout le monde. De ces images, le discours géographique extrait, avec plus ou moins d'habileté et d'à propos, des éléments qui lui permettent de construire des agencements d'objets géographiques: telle photographie nous permet d'évoquer de faibles densités en milieu urbanisé, telle autre, inversement, de prendre note de l'existence de campagnes fortement peuplées ...

La gestion d'une rupture référentielle

Globalement, je dirai que la tendance a plutôt été à l' évacua­tion du problème. C'est évident lorsqu'on regarde le dispositif, souvent repris, d'initiation pédagogique à la carte à partir de l'observation d'une réalité paysagère. Ici encore Jean Brunhes

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fut un précurseur; retournant à la source, c'est donc à lui que j'emprunterai mon exemple 5

: Il s'agit d'une succession de trois représentations d'un même lieu, en l'occurence un centre indus­triel à Louvroil. L'élève est invité à observer une vue aérienne oblique, ce qui élimine d'entrée de jeu la question de la ligne d'horizon. Il est ensuite conduit à retrouver les éléments du pay­sage sur une vue aérienne verticale à partir de laquelle il passe à l'abstraction codée de la carte. L'objectif est donc bien de pren­dre comme point de départ une réalité paysagère, référée à l'ex­périence quotidienne sensible, pour parvenir à la compréhension des relations entre les faits géographiques. La tension liée à la rupture référentielle est évacuée dans la mesure ou tout se trouve rapporté in fine à la construction de la connaissance en référence au discours scientifique.

Cette rupture ne me semble pas avoir été gérée de la même façon par tous les champs de la recherche géographique. Les spécialités liées à l'étude de la géographie physique, tout parti­culièrement la géomorphologie, se sont plutôt mieux tirées d'affaire pour une raison que l'on a trop tendance à négliger: ce secteur de la recherche a toujours été producteur de modèles graphiques synthétisés par le dessin. Je citerai, pour mémoire et parmi bien d'autres, la "cuesta", les profils de pentes, les profils de falaises ou les transects d'associations botaniques. Le savoir scientifique, avec son cortège de classifications et d'analyses, s'est donc directement construit à partir d'observations visuelles de la réalité dont il n'a cessé de s'efforcer de simplifier la com­plexité. Les références spécifiques au "savoir scientifique" et au "monde réel" se sont articulées sans difficulté dans le cadre d'une disposition de présentation de variables à partir d'un clas­sement de modèles identifiés et étiquetés comme tels. Cette pro-

5. Il s'agit de l'extrait d'un manuel à destination du cours élémentaire repris dans: Jean Brunhes, autour du monde, regards d'un géographe, Paris, Vilo, 1993, p. 281.

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pension au visuel a facilité, en ce qui concerne la géographie physique, la gestion de la question de la description paysagère.

Inversement, la géographie humaine s'en sortait plutôt moins bien. Les faits géographiques observables apparaissaient plus isolés dans le cadre d'une expression paysagère banale rapportée par la projection photographique. Il s'avérait possible d'observer et de décrire simplement tel type d'habitat, tel type d'activité, mais un système d'organisation spatiale complexe nécessitait très vite d'autres formes de traitements. Nous retrouvons ici la nécessité du "lent travail de décantation" auquel faisait allusion Gilles Sautter dans le texte cité supra.

J'avance que cette disposition du référentiel scientifique de la géographie physique à s'approprier le champ de la représenta­tion paysagère, en raison de l'importance de son activité de mo­délisation graphique, constitue un facteur décisif de l'importance prise progressivement par cette même géographie physique dans les descriptions paysagères géographiques au cours de la période classique.

Car là réside l'un des constats majeurs. Tout comptes faits, les descriptions paysagères géographiques, si elles existent, sont relativement moins fréquentes que l'on pourrait le penser, y compris dans le cadre de la géographie classique, y compris sous la plume d'auteurs dont il est manifeste qu'ils ont une authenti­que sensibilité paysagère. Mais surtout, les descriptions ou nota­tions paysagères les plus fournies relèvent de la géographie phy­sique. Les hommes ne trouvent alors place dans le discours que plus loin, dans le cadre d'une partie ultérieure de l'exposé, rele­vant de l'organisation démographique, spatiale, sociale, écono­mique ou autre.

Contrairement à ce que l'on dit habituellement 6, plus on avan­ce vers la fin de la période classique, plus le paysage physique

6. Voir encore, par exemple, le récent petit ouvrage de François BÉGUIN, Le paysage, Flammarion, 1995.

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prend de la place dans les descriptions paysagères. Le schéma qui voudrait que les géographes soient partis du paysage décri­vant le milieu naturel pour y ajouter, par la suite, la présence des hommes, est une vue de l'esprit. Il renvoie à d'autres aspects de la production du savoir géographique et non pas aux pratiques d'évocation paysagère telles qu'on peut les percevoir à la lecture attentive des ouvrages. Le court extrait de Vidal de La Blache, cité plus haut, peut être versé au dossier de l'affirmation précoce de la présence et de l'action de l'homme dans la fabrication du paysage. Le "principe de connexité" induit une richesse d'expres­sion paysagère plus évidente que nombre de productions posté­rieures. Le dispositif s'est appauvri au cours des années.

Cette dérive est intéressante à souligner du point de vue des "enjeux du paysage". Si la pratique paysagère telle qu'elle s'est imposée en Occident depuis la Renaissance, c'est-à-dire à l'épo­que de la modernité-classique, se caractérise par une mise à distance de l'objet, avec mise en retrait du sujet?, peut-on dire qu'il en va de même du paysage des géographes? Je citerai une nouvelle fois Gilles Sautter évoquant un "individu [ ... ] magnifié par la vue dominante qu'il prend du paysage à ses pieds. Le géographe se prenant pour Dieu-le-Père, et disposant librement, pour les organiser à son gré, des vues concrètes de l'espace que lui livre les paysages" 8.

La pratique paysagère liée au développement de la géogra­phie classique s'inscrit totalement dans le modèle de la moder­nité-classique.

Cependant, du fait de la dérive que je viens de mettre en avant, cela va plus loin. Nous constatons un appauvrissement progres­sif par réduction de plus en plus sensible des évocations paysa-

7. Voir les travaux d'Augustin BERQUE dont: Les raisons du paysage, Hazan,1995.

8. Gilles SAUTIER, 1985, "Paysagismes", cité dans Parcours d'un géographe, 1993, p.608.

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gères au profit du seul paysage "naturel". Un appauvrissement d'autant plus paradoxal que nous savons par ailleurs que la rela­tion société-milieu était la question centrale du paradigme de la géographie classique.

Sens de la reprise des problématiques paysagères

Qu'en est-il des nouvelles interrogations paysagères qui se dé­veloppent depuis les années 1970? Comment s'inscrit ce regain par rapport à la question essentielle de l'appauvrissement des re­présentations paysagères au cours de la période classique? Retrou­ve-t-on cette même mise à distance de l'objet paysager, accentuée par la prééminence des aspects naturels? l'évoquerai très rapide­ment trois des principaux courants porteurs de ces interrogations.

Tout d'abord les tendances dénommées "sociales" ou "radi­cales". Le retour d'une réflexion paysagère à partir des problé­matiques des chercheurs de ces familles a de quoi surprendre; il n'en est que plus intéressant à observer. Pour ces courants, par ailleurs très composites, le paysage constitue un enjeu social; il est un lieu d'expression et d'inscription de conflits 9. Le cher­cheur doit donc s'efforcer de traquer les intérêts catégoriels que pourrait masquer une prétendue harmonie paysagère. Il doit tou­jours s'interroger pour savoir où sont les décideurs, qui sont les usagers, à qui profite le paysage.

Du point de vue des pratiques, les géographes qui traitent des questions d'aménagement du territoire, quelles que soient leurs options théoriques ou idéologiques, se trouvent directement con­frontés à des problèmes de cette nature. Ils sont en effet amenés à participer à la production d'un espace de qualité, en réponse à

9. Voir par exemple Renée ROCHEFORT, "Pourquoi la géographie so­ciale ?,', dans Sens et non-sens de l'espace, Collectif Français de Géogra­phie Urbaine et Sociale, Paris, 1984.

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des attentes et demandes sociales. Ils ne sauraient donc ignorer ces questions.

Le second courant porteur d'interrogations paysagères, s'affir­me à partir de la géographie physique et plus précisément de la biogéographie. La géographie française classique, à la différence des géographies soviétique et allemande, n'avait jamais vraiment développé de recherches du type de celles de la "Landschaftgéo­graphie". L'effet cumulé de la montée en puissance de la sensi­bilité écologique et des turbulences épistémologiques liées à la refonte en cours du paradigme géographique a conduit les bio­géographes à porter une attention renouvelée aux paysages, à partir d'approches de type systémique. Mais cette dynamique se traduit par des pratiques qui n'ont pas toutes la même intensité de sens quant à la question cruciale de la place des hommes dans les dispositifs étudiés: ceux-ci peuvent être tenus en marge de ces derniers; ils peuvent y être associés du fait d'une prise en compte des procédures anthropiques; George Bertrand, quant à lui, va jusqu'à insister sur le fait que "le paysage est à la fois sujet et objet, réalité écologique et produit social" 10.

Le troisième grand courant est encore plus composite que les précédents. J'y inclurai les géographes intéressés par les faits de perception ou par l'étude de "l'espace vécu", les phénoménolo­gues, ou encore ceux que l'on appelle parfois, dans la mouvance des géographes américains ou anglais, les "géographes huma­nistes". Ici encore toute une classification par degré doit s'opé­rer. Il est impossible de mettre sur le même plan une approche trop strictement phénoménologique, aux perspectives il faut bien le dire assez limitées, et un concept tel que celui de "médiance" avancé par Augustin Berque Il qui incite à chercher dans le pay-

10. Georges BERTRAND, "Le paysage entre la nature et la société", Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, 1978.

Il. Augustin BERQUE, Médiance, de milieux en paysages, Reclus, Montpellier, 1990.

LE PAYSAGE DU GÉOGRAPHE ET SES MODÈLES 319

sage, le sens de la relation entre le phénoménologique et le factuel.

Un premier constat s'impose. Contrairement à la période pré­cédente, le fait paysager entre enfin de plain-pied dans les pro­blématiques mêmes et les objets de la recherche. Le fait est d'importance. Mais je voudrais insister, pour conclure, sur un autre point.

Ces trois grand courants, évoqués trop rapidement, ont en commun, du moins dans leurs démarches les plus ambitieuses et les plus riches à mes yeux, de mieux replacer les hommes, le plus souvent perçus en tant que groupes sociaux, au coeur des procédures d'organisation et d'utilisation du fait paysager.

Il me semble que nous devons lire dans ce revirement des interrogations paysagères des géographes, l'œuvre d'une dyna­mique équivalente à celle qui travaille la redéfinition des prati­ques actuellement courantes et, plus encore, celle des matrices esthétiques paysagères. L'un des points essentiels me semble être celui de la place du fait social. Tout en reprenant le disposi­tif global de mise à distance propre à la modernité classique, les pratiques paysagères de la géographie classique ont, de facto, assez largement vidé ce dernier de l'une de ses dimensions ma­jeures: la mise en espace scénique du rapport du sujet à la socié­té et à la nature. Les nouvelles interrogations paysagères portées par la géographie, du moins dans leurs formes les plus réfléchies et les plus exigeantes remettent le social au cœur de la relation paysagère.

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DE PEUPLES EN PAYS OU LA TRAJECTION PAYSAGÈRE

par Augustin Berque

Paysage et écoumène

La géographie s'étant instituée au siècle dernier comme science positive, elle a dans l'ensemble traité le paysage en tant qu'objet: la forme extérieure des choses qui peuplent l'étendue. Même lorsque la question du regard l'effleurait, c'était dans le cadre de l'alternative moderne: ou bien la réalité objective, ou bien les représentations subjectives. Ce n'est qu'à partir de l'essai précurseur (et largement prématuré pour la discipline) d'Eric Dardel, L'homme et la terre, paru en 1952, que la géographie, commençant à s'ouvrir à la phénoménologie, s'est mise à douter de ce paradigme inébranlable. La mue n'est pas encore achevée. Bien que science dite humaine, la géographie est en effet encore loin d'avoir pleinement accepté l'idée que les milieux humains, donc les paysages qui les révèlent, sont d'un autre ordre de réa­lité que ce dont s'occupent le géophysicien (la planète) et l'éco­logue (la biosphère). , .

Or les milieux humains, donc les paysages, ne relevent fil

seulement de la planète, ni seulement de la biosphère; ils relè­vent de l' écoumène*, qui est la relation de l'humanité à l'éten-

* Ce vieux mot grec (oikoumenê) a retrouvé ces dernières années le genre féminin, qui lui est dû autant qu'à la Terre et à l'humanité, dont il représente l'entre-lien trajectif.

DE PEUPLES EN PA YS 321

due terrestre. Certes l'écoumène suppose la biosphère, qui à son tour suppose la planète; mais elle ne s'y réduit pas, car elle sup­pose aussi, d'emblée, la subjectité de l'être humain.

Le premier à avoir posé clairement cette essentielle distinc­tion entre milieu humain et environnement physique (ou écolo­gique) n'est pas un géographe, mais un philosophe japonais: Watsuji Tetsurô, dans un ouvrage paru en 1935, Fûdo (Le milieu humain). Watsuji s'inspirait de Heidegger, mais il lui reprochait d'avoir sous-estimé la dimension spatiale et sociale de l'existen­ce humaine. C'est à partir de cette critique qu'il a défini la no­tion de fûdosei, ce que j'ai traduit par médiance et que nous interpréterons ici comme le sens de la relation d'une société à son environnement (relation qui est un milieu). C'est une notion très proche, bien que le vocable diffère, que Dardel a nommée géographicité une vingtaine d'années plus tard. Dardel ignorait les thèses de Watsuji, mais il a été lui aussi directement influen­cé par Heidegger.

Dans cette perspective, l'étude de l'écoumène implique une approche herméneutique. Dire en effet qu'une médiance empreint l'écoumène, ce n'est pas autre chose que définir celle-ci comme la relation douée de sens de l'habiter humain sur Terre. C'est dans cette relation que le paysage exprime une certaine médian­ce, laquelle sera propre à certains milieux mais non à d'autres, porteurs d'un autre sens.

Écosymboles et trajection

La caractéristique essentielle de l'écoumène étant cette mé­diance que lui confère la subjectité humaine, la dualité ontologi­que du sujet et de l'objet, posée par Descartes et invoquée par le positivisme, est radicalement incapable d'en saisir la réalité. C'est que les milieux humains (dont l'ensemble forme l'écou­mène) sont à la fois écologiques et symboliques; ils sont éco-

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symboliques. Cela signifie que, dans l'écoumène, rien n'existe en soi, mais exclusivement en tant que doué d'un certain sens (une médiance) par l'écosymbolicité du lien écouménal; ce qui est bien davantage que les trophismes de la biosphère, quoique le lien écouménal les suppose. Les choses, dans l'écoumène, sont en effet elles-mêmes et toujours aussi autre chose, à commencer par un nom. Un arbre est lui-même (un étant végé­tal) mais aussi autre chose: "arbre" (ou "Baum", "tree", "ki" , etc., i.e. un étant verbal), plus la série virtuellement infinie des usages humains auxquels il renvoie; et c'est de cet ensemble de renvois écosymboliques que, dynamiquement, procède la réalité de son être dans l'écoumène.

Or le positivisme veut saisir l'être des étants comme tels, autrement dit sans y voir autre chose que ce qu'ils sont en eux­mêmes. Tâche impossible dans l'écoumène, puisque tout y ouvre toujours sur autre chose. Du reste, même la science est obligée de saisir les étants à travers des symboles; et, pour univoques que soient (ou devraient être) ces symboles, ils ont ainsi à ja­mais, déjà, dédoublé l'en-soi des choses pour en faire une réalité humaine.

C'est dans ce mouvement d'ouverture que s'instaure l'écou­mène, à partir de la biosphère et de la planète qui ne sont que ses matières premières. Et c'est dans cette trajection - ce déploie­ment contingent de l'écoumène entre les deux pôles théoriques du sujet et de l'objet -- qu'est apparue la notion de paysage, d'abord en Chine au IVe siècle, puis en Europe à la Renaissance. Contingence il y a en effet, car le paysage eût pu ne pas naître: comme auparavant et comme ailleurs, les sociétés chinoise et européenne auraient continué de percevoir la réalité de leur envi­ronnement dans d'autres termes que celui de paysage. Cette con­tingence du paysage est inhérente à la trajectivité de l'écoumène.

En ne faisant du paysage qu'une réalité objective, la géogra­phie positive s'est ainsi condamnée à n'en pas saisir l'essentiel: son écosymbolicité. En revanche, c'est sur cela même que porte

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ce que j'appelle mésologie, ou "point de vue de la médiance", dans le sillage de la phénoménologie et des épistémologies cons­tructivistes (avec le bémol que l'on verra plus loin). De ce point de vue, le paysage relève à la fois du physique et du phénomé­nal, de l'écologique et du symbolique. Cela non pas dans une simple juxtaposition du subjectif et de l'objectif; mais trajecti ve­ment, c'est-à-dire au-delà de l'alternative moderne du sujet et de l'objet.

La réalité de l'écoumène - que le paysage traduit en termes sensibles - conjoint en effet trajectivement ce que la chose est en elle-même et ce qu'elle est pour nous. Loin de l'universion visée par le positivisme (réduire le monde au pur en-soi de la chose, sous le regard objectif d'un sujet transcendant), mais plus loin encore de la confusion prémoderne entre le subjectif et l'objec­tif, il nous faut donc essayer de comprendre cette trajectivité. S'agissant de milieux et de paysages, cela suppose effectivement une mésologie; c'est-à-dire une géographie qui, au lieu de l'uni­version positiviste, tenterait de comprendre le lien écouménal : cela qui fait qu'un arbre n'existe jamais en soi seulement, mais toujours aussi en tant qu'il est "un arbre" (du moins en français), ainsi que beaucoup d'autres renvois écosymboliques.

La mésologie suppose donc une logique outrepassant le prin­cipe du tiers exclu. Dire qu'une chose (par exemple un arbre) est toujours aussi autre chose (par exemple le symbole verbal "un arbre"), c'est en effet dépasser le principe aristotélicien qu'A n'est pas non-A. Certes, il ne s'agit pas de se lancer à tout va dans la métaphore, en répudiant tout bonnement le principe du tiers exclu (lequel vaudra toujours pour la recherche de l'en-soi des choses, qui est la motivation de la science); mais de reconnaî­tre, une bonne fois pour toutes, que ce principe, à lui seul, ne peut rendre compte de la trajectivité de l'écoumène, donc du paysage.

Cela entraîne toutes sortes de paradoxes, dont l'un peut se résumer ainsi: le paysage, comme nous allons le voir, est une emp re inte/matrice.

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Les prises écouménales

Qu'il s'agisse ou non d'une civilisation paysagère (c'est-à­dire possédant la notion de paysage, et le représentant comme tel verbalement, littérairement, picturalement, jardinièrement), tous les peuples habitent la Terre selon une certaine médiance. Ils s'approprient un territoire et s'y approprient, dans une relation trajective de co-institution; à savoir une certaine territorialité. C'est cela qui fait les pays, comme cela fonde les sociétés. (On prendra soin de ne pas confondre cette relation trajective avec la physicalité d'une portion objective de l'étendue terrestre: il y a aussi une territorialité des diasporas, par exemple celle du peuple juif, dont la dispersion ne change rien au fait qu'il s'agit d'une forme, parmi d'autres, de relation de l'humanité à l'étendue terrestre. De même, la médiance des nomades n'est pas celle des sédentaires, mais les uns et les autres n'en participent pas moins de l'écoumène).

Dans cette relation trajective, l'environnement est perçu se­lon des termes propres à chaque médiance; par exemple celui de paysage, qui détermine la nôtre depuis la Renaissance. "Détermi­nation" veut dire, ici, que depuis la Renaissance, c'estforcément en tant que paysage que nous percevons notre environnement. Cela tout aussi naturellement (vu de l'intérieur), et tout aussi arbitrairement (vu de l'extérieur), que la langue française nomme cela "paysage", au lieu par exemple de "landscape", "shanshui", etc. Il en allait autrement de la médiance médiévale, où la notion de paysage n'existait pas. Cet "en-tant-que" du paysage n'est qu'une instance, parmi bien d'autres, de l'en-tant-que écoumé­nal qui fait la réalité des milieux humains.

L'en-tant-que écouménal (paysager en l'occurrence) fonction­ne comme le rapport entre noèse et noème (ou entre activité mentale et représentations mentales); c'est-à-dire dans un co­engendrement des formes formantes et des formes formées. En effet, comme l'ont montré les sciences cognitives, notre cerveau

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ne se contente pas d'enregistrer, telles quelles, les données opti­ques de l'environnement objectif; il les crée dans une certaine mesure, dans un travail de structuration qui les fait advenir à la perception. De ce fait, on perçoit par exemple pleinement une table même quand on n'en voit qu'un bout. La chose vue n'est donc pas l'objet optique en lui-même: c'est un noème, qui résulte d'une noèse. Celle-ci, en l'occurrence - la perception de la réa­lité - suppose tout autant l'existence physique de la table que l'activité de structuration mentale qui produit le noème "table". Aussi - comme toutes les choses de l'écoumène - la réalité "ta­ble" n'est-elle ni seulement physique (ou objective), ni seulement mentale (ou subjective); elle est trajective. C'est un écosymbole, qui nous met en prise avec le monde: une prise écouménale.

La trajection peuple/pays

Comme cet exemple le montre, les prises écouménales parti­cipent à la fois de formes physiques (celles des objets qui nous entourent) et de formes mentales (celles des noèmes qui les pré­sentent à notre conscience). Elles sont à la fois d'un côté les choses (les res extensae de Descartes, en tant que formes dans l'espace), de l'autre l'activité de notre esprit (la res cogitans, dans la temporalité de l'acte de penser). Les prises écouménales sont donc spatio-temporelles: elles sont engendrées par la con­jonction de ces deux termes, c'est-à-dire de l'espace et du temps.

C'est cela que signifie la notion de trajectivité. L'on voit qu'il s'agit de tout autre chose qu'une projection univoque des représentations mentales sur l'environnement physique, c'est-à­dire allant seulement du sujet vers l'objet, et qu'il ne s'agit pas non plus de "données" qui iraient, à l'inverse mais de manière tout aussi univoque, de l'objet vers le sujet. Dans notre relation au monde, la perception trajecte sans cesse entre le sujet et l'objet: les noèmes sont engendrés d'un côté à partir des formes

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extérieures (qui en cela sont des matrices de la perception) mais aussi à partir d'une structuration endogène effectuée par notre esprit; laquelle, à travers eux, fait de ces formes extérieures des formes perceptibles (et de ce même fait, donc, des empreintes de l'activité noétique). Et ainsi de suite: indéfiniment, comme sur une bande de Moebius, les matrices deviennent des empreintes, qui deviennent des matrices, qui deviennent des empreintes ...

Cette trajection n'est cependant jamais circulaire; elle évolue en spirale, car tant le sujet que l'objet changent aussi, respecti ve­ment, selon une logique intrinsèque à eux-mêmes, ce qui induit l'essentielle contingence de l'en-tant-que où ils se rencontrent. L'environnement peut changer pour des raisons purement phy­siques (par exemple l'éruption du Vésuve en 79), et le regard du sujet pour des raisons purement humaines (par exemple, devant un même lac, celui du poète après la mort de l'être aimé).

À l'échelle de l'histoire, cette contingence peut engendrer de remarquables changements du rapport de la société à son envi­ronnement, et corrélativement de significatifs changements de médiance. Tel est par exemple le cas de l'exurbanisation contem­poraine, qui, dans notre pays, voit l'habitat humain se desserrer toujours davantage, dans une quête indéfinie de la nature. Les sociétés, en effet, aménagent leur environnement en fonction de la perception qu'elles en ont, et réciproquement elles le perçoi­vent en fonction de l'aménagement qu'elles en font. Cette règle de la relation écouménale relève des mêmes principes que ceux que l'on vient de voir à l'échelle de la perception individuelle.

En l'affaire, la société, tout en agissant sur elle-même, agit sur les formes de l'environnement au double titre du physique et du mental: elle perçoit celles-ci (elle les institue noématique­ment) en tant que ceci ou cela - schématiquement il peut s'agir de ressources, de contraintes, de risques ou d'agréments -; elle les transforme en fonction de cet en-tant-que ; et en retour, ces formes transformées transforment les noèmes du regard social (les représentations collectives). Par exemple, en Bretagne, la

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destruction du bocage sous l'effet du remembrement, durant les Trente Glorieuses, a ces dernières années valorisé les haies à un degré inconnu dans le passé, pour des raisons qui ne sont pas seulement écologiques mais aussi esthétiques; ou encore, la dé­sintégration des formes urbaines dans la seconde moitié du XX, siècle, sous l'effet du mouvement moderne en architecture et en urbanisme, a provoqué en retour l'émergence de la notion de paysage urbain, dans les années soixante, et un profond change­ment des pratiques urbanistiques à partir de la décennie suivante.

Il y a donc trajection de la société dans son environnement, et de celui-ci dans celle-là. Ainsi, dans la spirale écosymbolique des empreintes et des matrices de la relation écouménale, le pay­sage - qui nous concerne ici au premier chef - devient un motif constitutif du lien social: il motive l'être-ensemble de la société, tant comme forme contribuant à former celle-ci (une matrice moti­vante) que comme forme formée par elle (une empreinte motivée).

Il faut naturellement, dans le détail de cette trajection, distin­guer toutes sortes d'échelles spatiales et temporelles; mais cela sans jamais oublier qu'il n'est de paysage que dans l'époqualité (la prégnance de l'avenir et du passé dans le présent) et la mé­diance (la prégnance de l'autre dans le même et de l'ailleurs dans l'ici) de la relation écouménale. Ces échelles différentes se résol­vent trajectivement dans une même réalité. Par exemple, la re­montée isostatique du bouclier scandinave, depuis la dernière gla­ciation, se poursuit à un rythme qui n'est pas du même ordre que celui des modes vestimentaires ou dévestimentaires des baigneurs suédois; pourtant, ces rythmes différents trajectent en l'unité pay­sagère de cette crique du Gotaland, à tel moment de l'été ...

Conclusion: l'enjeu du paysage

La trajection apparaît donc comme le mouvement réversible (cyclique mais pas circulaire !) de la mise en forme du monde,

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dans l'appropriation réciproque d'un peuple et d'un pays, de l'humanité et de la Terre.

DanS cette relation, la société et son environnement sont simultanément empreinte et matrice l'un de l'autre, comme la noèse l'est des noèmes, et ceux-ci de celle-là. Autrement dit - pour ce qui nOUS COncerne -, sous forme-empreinte et sous forme-matrice de paysage, les pays dOnnent aux peuples matière à être autant qu'à agir. Contrairement à la vulgate des sciences sociales contemporaines (dans laquelle la réalité tend à devenir plire construction du discours social), il n'y a pas d'action socia­le, ni d'acteurs sociaux, sans l'en-tant-que d'un paysage; pas plus qu'il n'y a de noèse sanS noèmes, de pensée sans concepts, de sujet sanS environnement, d'histoire sans géographie, ni d'époque de Philippe II sanS Méditerranée. Certes, il n'y a pas non plus de paysage, ni d'écoumène en général, sans acteurs sociaux et sans sociétés humaines (car alors il n'y aurait que des écosystèmes dans la biosphère); mais ni les acteurs indi­viduels, ni les sociétés, ne performent leur subjectité que par trajection des empreintes et des matrices de leur être-au-monde, c'est-à-dire selon Une certaine médiance (paysagère en l'occur­rence).

Insistons simplement, pour terminer ce bref manifeste, sur le fait que la surface de la terre n'est habitable humainement que parce qu'elle est écoumène, c'est-à-dire que la réalité qui nOUS entoure est imprégnée du sens même qui nous fait être. Watsuji exprima cette idée en posant, dans la première phrase de Fûdo, que la médiance est "le moment structurel de l'être-humain" (ningen sonzai no kôzô keiki, c'est-à-dire la motivation foncière qui fait que nOUS sommes humains, et pas seulement vivants).

C'est pour cette même raison que le paysage, expression sen­sible d'une certaine médiance, est générateur de lien social: il nous donne à percevoir le sens du monde où nous sommes, et que nous sommes aussi en ce sens-là (qui est la médiance de notre milieu); d'où son importance vitale, car de même qu'on ne

DE PEUPLES EN PA YS 329

saurait être humain sans motivation de l'être, nulle société ne saurait se maintenir dans un monde privé de sens.

Commencer d'admettre ces choses a ouvert une étape déci­sive de la géographie, des études paysagères, et de toutes les disciplines qui ont quelque chose à voir avec l'aménagement des milieux humains. La mésologie a de beaux jours devant elle.

Références

BERQUE Augustin (1990), Médiance. De milieux en paysages. Mont­pellierlParis, RECLUS et Documentation française.

BERQUE Augustin (1995), Les Raisons du paysage. De la Chine anti­que aux environnements de synthèse, Paris, Hazan.

BERQUE Augustin (1996), Être humains sur la Terre. Principes d'éthi­que de l'écoumène. Paris, Gallimard.

BRUNET Roger et DOLLFUS Olivier (1990), Mondes nouveaux (Géo­graphie universelle, t. 1). ParislMontpellier, BelinIRECLUS.

DARDEL Éric (1952, 1990), L'Homme et la terre. Paris, Editions du Comité des Travaux historiques et scientifiques.

HEIDEGGER Martin (1993) (1927), Sein und Zeit (Être et temps), Tü­bingen: Niemeyer.

LE MOIGNE Jean-Louis (1995), Les épistémologies constructivistes. Paris, PUF (Que Sais-je).

KIMURA Bin (1988), Aida (L'entre-lien), Tokyo: Kobundo. PINCHEMEL Philippe et Geneviève (1988), La face de la terre, Paris,

Armand Colin. ROUGERIE Gabriel et BEROUTCHACHVILI Nicolas (1991), Géosystè­

mes et paysages: bilan et méthodes, Paris, Armand Colin. W ATSUJI Tetsurô (1935, 1979), Fûdo. Ningengakuteki kôsafsu (Le

milieu humain. Étude humanologique), Tokyo, Iwanami bun­ko. Le chapitre essentiel de cet ouvrage a été traduit en fran­çais dans Philosophie, n° 51 (septembre 1996), p. 3-30.

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ENTRE GÉOGRAPHIE ET PAYSAGE, LA PHÉNOMÉNOLOGIE.

par Jean-Marc Besse

Géographie, paysage, et phénoménologie

Je partirai d'un propos d'Henry Maldiney traduisant, mais d'une traduction qui est en même temps un commentaire, un texte d'Erwin Straus: "L'espace du paysage est d'abord le lieu sans lieux de l'être perdu. Dans le paysage [ ... ] l'espace m'en­veloppe à partir de l'horizon de mon Ici, et je ne suis Ici qu'au large de l'espace sous l'horizon duquel je suis hors. Nulles co­ordonnées. Nul repère. "Du paysage il n'y a pas de développe­ment qui conduise à la géographie; nous sommes sortis du che­min; comme hommes nous nous sentons perdus". [ ... ] Sans doute pouvons-nous sortir du paysage pour entrer dans la géo­graphie. Mais nous y perdons notre Ici. Nous n'avons plus de lieu. Nous n'avons plus lieu" 1.

1. H. MALDINEY, Regard, parole, espace, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1973, p. 143. Le texte d'Erwin STRAUS cité par Maldiney est extrait de Du Sens des Sens. Contribution à l'étude des fondements de la psycholo­gie, maintenant traduit aux éditions Jérôme Millon, Grenoble, 1989 (p. 515). E. Straus (1891-1975), neuropsychiatre allemand installé aux États-Unis, développe une critique de la psychologie objective et propose une psychologie phénoménologique. Le livre d'Erwin Straus, publié en 1935, exerce une influence certaine sur Merleau-Ponty dans la Phénomé­nologie de la perception.

ENTRE GÉOGRAPHIE ET PAYSAGE 331

Je reviendrai plus tard sur la position développée par Maldi­ney à propos du paysage, et surtout par celui qui fonde cette position: Erwin Straus. l'aimerais dans un premier temps soulig­ner cette distinction, voire cette opposition, qui est faite entre paysage et géographie: le paysage ne conduit pas à la géogra­phie, la géographie perd, oublie, ou manque, le paysage comme tel 2. Cette affirmation, disons-le tout de suite, est doublement intriguante, voire choquante, pour qui s'intéresse à l'histoire de la géographie, à son épistémologie, et aux relations que la géo­graphie entretient avec la philosophie (et en particulier avec la phénoménologie). Intriguante en effet, pour deux raisons:

1) La géographie classique (celle qui est contemporaine de Straus) entretient avec le paysage et plus précisément avec la fréquentation visuelle du paysage, et ceci depuis au moins Goethe et Alexandre de Humboldt, un rapport de proximité, voire d'inti­mité, réel. "Si on ne suit pas son imagination, dit Goethe dans son Voyage en Italie, mais si on prend la région (Gegend) dans sa réalité, telle qu'elle est, elle reste la scène (Schauplatz) décisi­ve, qui conditionne les grands faits et c'est ainsi que, jusqu'ici, j'ai toujours utilisé un regard de géologue et de paysagiste (geo­logischen und landschaflichen Blick), pour étouffer l'imagina­tion et le sentiment et conserver une vision libre et claire des lieux" 3. Du point de vue d'une métaphysique de la géographie,

2. On connaît le mot de PÉGUY: "Ils prennent toujours l'histoire pour l'événement, la carte pour le terrain, la géographie pour la terre", Note conjointe sur M. Descartes, Paris, Gallimard, 1935, p. 282. À propos du paysage chez Péguy, je me permets de renvoyer à: J.-M. BESSE, "Dans les plis du monde", Bulletin de l'Amitié Charles Péguy, 1992, 58, p. 91-102.

3. Le 27 octobre 1786. Goethe ajoute un peu plus loin: "Je tiens les yeux toujours ouverts et je me grave bien les objets dans le cerveau. Je ne voudrais porter aucun jugement, si c'était seulement possible". On notera que les mots Gegend et Schauplatz sont hérités du cours de géographie de Kant. Cf. J.-M. BESSE, "Vapeurs dans le ciel. Le paysage italien dans le voyage de Goethe", Revue des Sciences Humaines, 1988, 209, p. 103-124.

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la sortie vers le paysage, et la rencontre, d'abord visuelle, avec le paysage, constituent comme la garantie d'authenticité et de véri­té du savoir géographique. C'est ce dont témoigne par exemple Julien Gracq, évoquant dans les Carnets du grand chemin les excursions géographiques auxquelles il participait durant ses années d'étudiant: "Le sentiment de tenir sous le regard un en­semble d'une complexité vivante, d'y sentir jouer encore, sans se laisser emprisonner ni dessécher dans le réseau des chiffres, mille interactions organiques, avait de quoi passionner" 4.

Plus encore, les géographes contemporains d'Erwin Straus sont conscients de la différence entre carte et paysage, et s'ils vont au paysage, c'est justement pour pallier aux insuffisances d'une représentation seulement cartographique des territoires. La géographie, à cet égard, se présente et se veut comme un exerci­ce du regard. "En quoi consiste l'esprit géographique 7", deman­de Jean Brunhes qui répond: "Qui est géographe sait ouvrir les yeux et voir" 5. "Rien ne vaut la vue, ajoute Ardaillon 6

, et l'étude directe des phénomènes sur le terrain. L'observateur exercé peut y saisir des rapports multiples entre les facteurs physiques et l'homme, qui échappent à la description par le livre ou à la re­présentation par la carte. Mais vous pensez bien que pour être capable de faire ces observations sur le vif, il est nécessaire de savoir voyager, et de savoir regarder". Le dispositif visuel qui se déploie dans la fréquentation des paysages possède un caractère fondateur pour le savoir géographique classique.

2) Le second motif d'étonnement, quant à la position de Maldi­ney/Straus, tient à cette constatation, que la géographie contem­poraine, celle du temps présent, entretient des relations étroites

4. J. GRACQ, Carnets du grand chemin, Paris, Corti, 1992, p. 150. 5. J. BRUNHES, La géographie humaine, Paris, Librairie Felix Alcan,

1912, p. 683. 6. "Les principes de la géographie humaine", Bulletin de la Société de

Géographie de Lille, 1901, t. 35, p. 19.

ENTRE GÉOGRAPHIE ET PAYSAGE 333

avec la phénoménologie, en particulier avec les courants phéno­ménologiques qui se développent au sein des sciences sociales. Elle y a trouvé des théories et des méthodes qui lui ont permis de renouveler ses objets, ses discours, ses pratiques. Pour dire la chose de façon plus explicite, les géographes, lorsqu'ils se sont intéressés à la phénoménologie et s'en sont appropriés les pro­blématiques, n'ont apparemment pas été découragés par ce qu'ils lisaient, et en particulier par cette critique de la géogra­phie, qui selon les phénoménologues manquerait le paysage.

À l'intérieur du champ de recherches propre à la géographie, la perspective phénoménologique s'est développée comme une réponse critique (une réaction) à l'hégémonie du positivisme (tout comme, au fond, la position de Straus par rapport à la psychologie est une critique de l'objectivisme). Comme on sait, dans les années 50/60, un nouveau paradigme s'est installé dans la discipline, cristallisé par le concept d'espace. La géographie est devenue, de façon générale, l'étude des lois de l'espace. Elle a adopté des procédures des modélisation et de théorisation, développé des techniques de quantification, et mis en place des règles d'administration de la preuve, analogues à celles qui sont connues dans les sciences de la nature 7. La géographie, dans sa version positive, est devenue une science sociale qui étudie les distributions spatiales, les structures spatiales, les circulations spatiales, les comportements spatiaux d'acteurs supposés ration­nels et partant modélisables.

La phénoménologie est apparue dans les études géographi­ques comme l'effet d'une série d'interrogations sur l'objet et la méthode de la discipline: le seul objet possible est-il l'espace de l'analyse spatiale? La seule méthode est-elle la méthode déduc­tive-nomologique telle qu'elle est héritée des sciences de la na-

7. Cf. J.-M. BESSE, "Axiomes et concepts de l'analyse spatiale", dans Encyclopédie d'analyse spatiale, (dir. J.-P. Auray, AS. Bailly, P.-H. De­rycke, J.-M. Huriot), Economica, 1994, p. 3-11.

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ture ? La phénoménologie a permis de promouvoir une attitude plus ouverte et plus souple dans la définition des objets et le choix des méthodes. Ce dont témoigne par exemple ce propos de D. Lowenthal, à certains égards libérateur par rapport à une con­ception restrictive du métier de géographe: "Ceci n'est pas une étude de la signification ou des méthodes de la géographie, mais plutôt un essai de théorie de la connaissance géographique. Les traités méthodologiques de Hartshome analysent et développent les principes logiques de la géographie comme science profes­sionnelle, "une forme de connaissance, écrit-il, qui est différente des voies de l'instinct, de l'intuition, de la déduction a priori OIJ

de la révélation". Ma recherche épistémologique, à l'opposé, a aff­aire à toute pensée géographique, scientifique ou non: comment elle est acquise, transmise, modifiée, et intégrée à des systèmes conceptuels; et comment J'horizon de la géographie varie selon les individus et les groupes. De façon spécifique c'est une étude qui relève de ce que Wright appelle géosophie: "la nature et l'expression des idées géographiques dans le passé et le pré­sent. .. les idées géographiques, vraies et fausses, de toutes sortes de gens - pas seulement géographes, mais aussi fermiers et pê­cheurs, hommes d'affaires et poètes, romanciers et peintres, Bé­douins et Hottentots" 8.

Le point de vue phénoménologique en géographie a permis d'ouvrir de nouveaux champs de recherche, en suscitant J'intérêt pour les perceptions, les représentations, les conduites vis-à-vis de l'espace. Il a rendu possible, en outre, J'utilisation de nouvel­les méthodes, faisant appel aux ressources de l'interprétation, de la description, de l'introspection, ou de l'analyse des conversa­tions. Il a fait apparaître, enfin, de nouveaux corpus: les "dis­cours", les traditions littéraires, philosophiques, religieuses, ou

8. D. LOWENTHAL, "Geography, Experience, and Imagination: Towards a Geographical Epistemology", Annals AAG, 1961, p. 241.

ENTRE GÉOGRAPHIE ET PAYSAGE 335

encore les arts plastiques, sont considérés aujourd'hui comme porteurs de savoirs et de significations géographiques.

Dans cette perspective renouvelée, que peut signifier le pay­sage? Il est compris moins comme un objet que comme une représentation, une valeur, une dimension du discours et de la vie humaine, ou encore une formation culturelle. Le paysage "réel" même (le "paysage-grandeur-nature") est relatif à une opé­ration de "paysagement": l'idée que le paysage "réel", visible, est le produit, parfois contradictoire, d'un ensemble d'actes et d'intentions humains, rend possible J'application des méthodes iconologiques à l'étude du paysage.

Au total, tout se passe donc comme si la distinction et l' oppo­sition entre géographie et paysage, que soutiennent Maldiney et Straus, ne correspondaient pas à la pratique réelle des géogra­phes, ni aux problématiques qu'ils mettent en œuvre. Cette cons­tatation nous invite à faire apparaître de façon plus explicite ce que vise la phénoménologie philosophique, en particulier dans la version qu'en donnent Straus et Maldiney. Quel est J'enjeu de cette distinction entre paysage et géographie? Quel est l'enjeu du paysage pour la phénoménologie?

Le paysage chez Erwin Straus

1. Le paysage phénoménologique, au-delà de l'épistémologie Jusqu'à présent nous avons, sur l'exemple de la géographie,

envisagé le paysage avant tout du point de vue de ses enjeux épistémologiques. Cependant, une interrogation sur le paysage, dans la perspective phénoménologique, doit excéder le domaine circonscrit de l'épistémologie. Et ceci parce que le paysage, dans cette perspective, n'est pas essentiellement ni prioritairement un objet de science 9.

9. Je renvoie sur ce point aux analyses d'Eric DARDEL, qui dans

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Il serait sans doute possible de montrer que le paysage, dans le discours phénoménologique, intervient au moment stratégique où il s'agit de fixer la spécificité de la démarche phénoménologi­que. C'est le cas, par exemple, dans les premières pages de la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, dans les­quelles celui-ci développe une réflexion générale sur la signifi­cation philosophique de la phénoménologie husserlienne. Il est clair, dans l'horizon ouvert par Husserl et prolongé par Merleau­Pont y, que l'épistémologie doit être dépassée par le point de vue proprement phénoménologique, et que le paysage, dans ce dé­passement, est du côté de la phénoménologie. Pour Merleau­Pont y en effet, après Husserl, il s'agit de revenir à une vue pre­mière du monde qui est la présupposition de toute science, et qui fournit à l'entreprise scientifique son véritable sens.

La conception scientifique du monde est considérée, par Mer­leau-Pont y comme par Husserl, comme abstraite, et probablement insensée, si elle ne se saisit pas elle-même comme le prolonge­ment et l'expression d'un mouvement originaire, qui débute dans la perception muette des choses et du monde et conduit jusqu'au langage. Il s'agit donc de revenir, philosophiquement parlant, d'un retour non régressif, à ce monde d'avant la science dont la science est issue mais dont elle repousse au loin la présence. Il s'agit de restituer à la science sa dépendance par rapport au "monde de la vie" dont elle prétend illusoirement s'abstraire, tout comme la géographie est dépendante, dit Merleau-Ponty de fa­çon significative, "à l'égard du paysage où nous avons d'abord appris ce que c'est qu'une forêt, une prairie, ou une rivière" 10. La

L'homme et la terre (Paris, 1952, rééd. 1990), a tenté de fonder philoso­phiquement, du point de vue phénoménologique, la géographie. Cf. J.-M. BESSE, "La terre et l'habitation humaine: la géographie phénoménologi­que après Eric Dardel", dans Logique du lieu et œuvre humaine, A. Berque et Ph. Nys (dir.) Bruxelles, Ousia, 1997.

10. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, Avant-propos, p. III.

ENTRE GÉOGRAPHIE ET PAYSAGE 337

phénoménologie a pour tâche de restituer à la conscience savan­te du géographe la dimension ou la profondeur primitive de sa présence au monde, telle qu'elle la découvre dans son existence terrestre. Et, pour cette raison, elle revient au paysage, qui est comme une géographie originaire.

2. Le paysage d'Erwin Straus E. Straus, comme nous l'avons vu, est à l'origine de la distinc­

tion entre géographie et paysage, que nous venons de retrouver chez Merleau-Ponty, et il est, jusqu'à un certain point celui qui a fondé cette intimité entre le discours phénoménologique et la no­tion de paysage. La question du paysage est abordée et dévelop­pée (de façon définitive dit Maldiney) par E. Straus dans le cha­pitre 7 de Du Sens des Sens, où l'auteur travaille la différence entre le sentir et le percevoir ". Sans entrer dans le détail de l'analyse que Straus consacre au paysage, on peut tenter d'en fi­xer les traits principaux.

"L'espace du monde de la sensation est à celui du monde de la perception comme le paysage est à celui de la géographie", dit Straus (p. 511). La géographie est du côté de la perception, le paysage du côté du sentir. La perception est du côté de la scien­ce, elle est science commençante. Elle suppose en effet, dit Straus, une distinction du sujet percevant et de l'objet perçu, ainsi que la mise en place d'une relation générale à la chose: "Le monde de la perception est un monde de choses avec des propriétés fixes [ ... ] dans un espace et un temps objectif et universel" (p. 511). Straus développe une conception intellectualiste de la perception et une conception phénoménologique du sentir. L'espace de la perception est, dans cette perspective, un espace géographique (p. 513), parce qu'il définit des états, des positions et des situa­tions à l'intérieur d'un espace/temps muni de coordonnées géné-

11. Cf. note 1.

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raIes et de repères généraux. L'espace de la perception est de l'ordre de la cartographie, il est objecti vable, il est objectif.

À l'inverse, le paysage est synonyme d'absence d'objectiva­tion. Il précède la distinction du sujet et de l'objet et l'apparition de la structure d'objet. Le paysage est de l'ordre du sentir, il est participation à et prolongement d'une atmosphère, d'une ambi­ance (Stimmung). Le paysage, à la différence de l'espace de la perception, est donné originairement. Plus précisément, il corres­pond à la donne originaire de l'être. Le paysage, en tant qu'il est paysage originaire, paysage de la fusion ou de la communication originaires de l'homme et du monde, précède donc toute orienta­tion et tout repère. Le paysage est désorientation radicale, il sur­git de la perte de tout repère, il est une manière d'être envahi par le monde. Nous retrouvons la phrase de Maldiney, dont nous sommes partis: "L'espace du paysage est d'abord le lieu sans lieux de l'être perdu. [ ... ] Nulles coordonnées. Nul repère. [ ... ] Nous sommes sortis du chemin; comme hommes nous nous sen­tons perdus. [ ... ] Nous n'avons plus de lieu. Nous n'avons plus lieu" .

Que signifie ce rapport désorienté, perdu, à l'espace? Que signifie cet espace sans lieu ni route? Qu'est-ce, au fond, qu'être perdu, et que veut dire "se perdre" 12? Straus développe ce point en faisant trois remarques:

1. Le paysage est lié fondamentalement à l'existence d'un horizon. À l'inverse, l'espace géographique est sans horizon: "Lorsque nous cherchons à nous orienter quelque part, lorsque nous demandons notre chemin à quelqu'un ou même lorsque nous utilisons une carte, nous établissons notre Ici comme un lieu dans un espace sans horizon" (p. 513).

2. La conséquence immédiate de la présence de cette struc-

12. PÉGUY encore: " ... le petit poucet marchait à travers bois et il ne suivait point une route" (Note conjointe, p. 306). Le paysage: ce qui déroute.

ENTRE GÉOGRAPHIE ET PAYSAGE 339

ture d'horizon est que le paysage signifie absence de totalisation ou de synthèse surplombante, pour reprendre une expression de Merleau-Ponty 13. L'ouverture propre au paysage signifie que dans le paysage nous nous déplaçons de partie à partie. Il n'y a de paysage que local. Plus exactement nous nous déplaçons de lieu en lieu "à l'intérieur du cercle de la visibilité" (p. 513). Ce qui veut dire qu'il n'y a pas de paysage sans une coexistence de l'ici et de l'ailleurs, coexistence du visible et du caché qui définit l'ouverture sensible et située au monde. À l'inverse l'espace géo­graphique est fermé parce que systématisé: "chaque lieu de cet espace est déterminé par sa situation dans l'ensemble, et finale­ment par sa relation au point zéro de cet espace découpé selon un système de coordonnées" (p. 513-514).

Ceci vaut, ajoute Straus, pour tous les espaces géographiques, y compris pour l'espace dit "des primitifs". Cette remarque "anthropologique" est à vrai dire décisive pour notre propos. Le paysage ne correspond pas seulement, en effet, pour Straus, à une opposition entre d'une part l'espace géographique, cartogra­phique, espace de la représentation, et d'autre part l'espace "vé­cu", espace de l'usage, espace préréflexif. Cette opposition, qui n'est pas illégitime, est en réalité le prolongement d'une opposi­tion plus profonde: s'il y a une primitivité du paysage, celle-ci précède toute notion d'une "culture primitive" telle qu'elle pour­rait être déterminée dans le cadre d'un discours anthropologique. Le paysage selon Straus n'est pas une catégorie, et encore moins une expérience, anthropologique. Il est pré-culturel, pré-anthro­pologique.

Le paysage est l'espace du sentir, soit le foyer originaire de toute rencontre avec le monde. Nous sommes au paysage dans le cadre d'une expérience muette, "sauvage", dans une primitivité qui précède toute institution et toute signification.

La conception développée par Straus est, on le voit, en ruptu-

13. op. cir., p. 380.

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re avec la conception "classique" qui fait du paysage une "éten­due de pays qu'on peut embrasser d'un seul regard". Le paysage signifie participation plutôt que prise de distance, proximité plutôt qu'élévation, opacité plutôt que vue panoramique. Le pay­sage, parce qu'il est absence de totalisation, est avant tout l'expé­rience de la proximité des choses.

3. C'est la troisième remarque de Straus qui donne finale­ment le sens de cet "être perdu" qui s'exprime dans le paysage.

Dans l'espace géographique il y a un centre arbitraire et conventionnel, qui va cependant prendre une valeur absolue et relativiser ma position: "Je ne suis plus au centre du système spatial comme dans le paysage entouré d'un horizon" (p. 514). La détermination d'un centre "objectif" (celui des coordonnées géographiques) provoque le décentrement et la remise en cause de la centralité ori?inaire du sentir, c'est-à-dire du corps-propre, dans le paysage. A vrai dire, dans le paysage on ne sait pas à proprement parler où se situer, on ne sait pas où on est. On ne rapporte pas sa position à un ensemble panoramique, on est soi­même le centre originaire, qui ne peut être référé à un autre centre sans perdre sa dimension d'originarité.

Qu'est-ce donc, finalement que "se perdre"? Et en quoi se perd-on dans le paysage? Se perdre, c'est habiter autrement l'espace, ou le temps, c'est errer de lieu en lieu, sans présuppo­sition ni finalisation. Le paysage signifie l'absence de plan et de programme (p. 516), c'est le dépaysement. Le paysage, dit enco­re E. Straus, est comme le chant des oiseaux, avant que nous y percevions une mélodie: c'est une glissade de note en note, sans commencement ni fin.

Cette errance possède une dimension ontologique, ou plutôt non ontologique: "Dans le paysage il n'y a pas d'images unitai­res, il n'existe pas d'être permanent" (p. 512). Il faut mettre cette indication sur la dimension non ontologique du paysage en re­lation avec ce que dit Straus de la peinture de paysage. Il est diffi­cile de peindre le paysage, pour des raisons de nature: c'est

ENTRE GÉOGRAPHIE ET PAYSAGE 341

qu'en effet le paysage est invisible par essence. La peinture de paysage authentique selon Straus ne représente pas ce que nous voyons, elle "rend visible l'invisible, mais comme chose déro­bée, éloignée" (p. 519).

Le paysage est l'inobjectivable, l'irreprésentable. Il ne peut par conséquent être représenté, si cela est possible, que comme en excès par rapport à la représentation. La peinture de paysage authentique est celle qui exprime cet excès même: le paysage est non-savoir. "Le paysage est invisible parce que plus nous le con­quérons, plus nous nous perdons en lui. Pour arriver au paysage, nous devons sacrifier autant que possible toute détermination spatiale, objective. [ ... ] Dans le paysage nous cessons d'être des êtres historiques, c'est-à-dire des êtres eux-mêmes objectivables. Nous n'avons pas de mémoire pour la paysage, nous n'en avons pas non plus pour nous dans le paysage. Nous rêvons en plein jour et les yeux ouverts. Nous sommes dérobés au monde objec­tif mais aussi à nous-mêmes. C'est le sentir" (p. 519).

Il n'est pas possible, du point de vue de Straus, de parler d'un savoir du paysage, dès lors que la rencontre du paysage signifie la déroute de tout savoir préalable et final, dès lors, surtout, et plus radicalement, que le paysage remet en cause toute installa­tion historique et tou~e habitation du monde. Car il faut aller jusqu'à cette extrémité de la position de Straus, qui en fait aussi l'étrangeté: le paysage n'est pas un séjour, cette glissade incho­ative de lieu en lieu qui l'exprime est proprement inhabitable. Toute volonté de savoir le paysage, tout effort pour l'habiter, le manquent essentiellement. Comme s'il n'y avait de paysage possible que dans l'exil.

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POUR UNE HERMÉNEUTIQUE DU PAYSAGE

par Philippe Nys

Le projet d'une herméneutique et d'une phénoménologie des lieux de l'habiter

Après une introduction destinée à situer le projet d'une herméneutique et d'une phénoménologie des lieux de l'habiter, une seule proposition - méthodologique si l'on veut -, sera présentée, celle de l'élargissement de l'herméneutique, élargisse­ment dont un certain nombre d'enjeux seront ici seulement posés et énoncés à partir de l'art des jardins et de son moment grec: tous deux font signe - centralement - vers la question du pay­sage.

Un mot d'introduction pour situer le projet général de la construction et de l'élaboration d'une herméneutique et d'une phénoménologie des lieux de l'habiter. Ce cadre philosophique appelle, dans un même geste, une double perspective. Une pers­pecti ve philosophique proprement dite d'abord, interne et spéci­fique, où l'herméneutique, cet art de l'interprétation des textes, s'élargit à ce qui ne relève pas de l'ordre du texte mais à l'ordre du visuel ou de l'image d'une part et conduit à l'ordre du sentir ou du corps propre d'un point de vue phénoménologique d'autre part. Une perspective externe ensuite, celle de pratiques, de champs de connaissances et d'esthétiques spécifiques que sont le jardin, l'architecture et le paysage. Cette perspective induit des conséquences internes au statut de l'herméneutique, par exemple l'interrogation de certaines notions centrales comme celle de

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"représentation" (Darstellung) 1 liée à celle de jeu, d'expérience et d'application (Anwendung), notions qui sont toutes impliquées dans une interprétation théorique et pratique des lieux de l'habi-

1. Le concept de Darstellung est fondamental chez Gadamer, il per­met de dégager l'expérience esthétique du point de vue kantien d'une conscience esthétique. Plus important encore - particulièrement pour la question du paysage -, est le rapport entre la chose et le mot qui la nomme, autrement dit la manière dont une culture considère la langue dans son rapport à la vérité du discours. Sur ce point, la position fonda­mentale de Gadamer est que "la constitution ontologique de l'expérience herméneutique de l'être révèle que l'être est langue, c'est-à-dire autopré­sentation", H.G. GADAMER, VélÏté et Méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophie, édition intégrale revue et complétée par Pier­re Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Seuil, 1996, p. 512. De plus, si le mot rend présent la chose en tant que la chose est dite de manière juste et vraie - "le mot est juste quand il amène la chose à la présentation (Darstellung), donc quand il en est une présentation (mimèsis)" (ibid., p. 433) -, il ne s'agit pas d'interpréter le mot comme instrument ou langage technique traduisant une chose de manière juste, ni même comme spiritualité accomplie, mais "dans le fait que le sens d'un mot est mani­feste dans le son" ( ... ). L'apparition de la vérité ne réside pas dans l'usa­ge, juste, des mots mais dans le logos qui articule les choses et par là les interprète" (ibid., p. 434-435). Cette perspective définit l'abîme radical qui sépare la conception primitive grecque du langage, un logos poïéti­que, de toute conception instrumentale et scientifique du langage, débou­chant nécessairement sur une conception du mot comme adéquation ou comme dévoilement. Loger la possibilité d'un discours vrai sur le monde dans la structure et la sonorité première même de la langue, c'est situer d'emblée l'enjeu au niveau de la plasticité et le travail d'un matériau et ensuite seulement dans ses significations. Sans fabriquer le mythe d'une langue grecque originaire et authentique, il faut rappeler qu'en grec, la lettre n'est pas seulement signe phonétique et notation musicale, elle est aussi et simultanément nombre et élément. La conception du logos en découle, qui signifie d'abord rapport. La théoria, la contemplation, c'est d'abord considérer des rapports et non calculer, mesurer. Considérer la beauté et l'organisation du monde (cosmos), c'est le considérer, le voir, le comprendre comme une danse, une chorégie, une orchestration.

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ter. Un tel cadre philosophique a aussi pour fonction de (re)cons­truire les domaines considérés non seulement comme des pra­tiques, des représentations ou des objets de savoir, mais aussi et d'abord comme des polarités motrices qui doivent être organi­sées et pensées ensemble, tant du point de vue historique et culturel que du point de vue esthétique et poïétique. Il implique également que les lieux de l'habiter contiennent, au moins po­tentiellement mais la plupart du temps implicitement, leur propre herméneutique régionale, c'est-à-dire leurs descriptions et repré­sentations, et donc leur phénoménologie, c'est-à-dire la mise en œuvre de rapports au monde spécifiques, notamment par la mise en jeu d'un corps "aisthétique" inscrite dans l'expérience hermé­neutique d'un monde possible et cela dans l'horizon du paysage.

Ce cadre ainsi posé cherche à créer les conditions de possibi­lité d'interprétation entre des champs aujourd'hui profondément divisés des savoirs et des pratiques dont il ne s'agit pas de cons­truire une impossible et mythique unité mais de penser les multi­ples articulations et agencements, les dispositions fondamenta­les. Je propose de le faire à partir du "jardin" mais tendu vers le paysage et l'architecture en tant que le ')ardin" est un paysage idéal construit tout autant intérieur qu'incarné et transposé in situ, dans la mesure où cet art et ce lieu condensent et libèrent, dans le même geste, les aspects multiples de la question de l'ha­biter, incarnant ainsi un centre fondateur et mobile de l'entrepri­se générale. D'un point de vue philosophique et esthétique, sa phénoménologie, c'est-à-dire le rapport au monde qu'il institue, demande à être développée en fonction de la question de la mé­tamorphose du point de vue des formes qui le composent et des stratégies de la construction des regards qui en sont la part la plus lisible et visible du point de vue de la perception mais qu'il faut resituer par rapport à un corps "aisthétique" dont le jardin in situ serait la "révélation", dans un narcissisme quasi fondateur. Quant aux herméneutiques spécifiques de l'architecture et des paysages, a fortiori leurs possibles phénoménologies, elles sont

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directement impliquées par l'axe imposé par l'art des jardins et les noeuds théoriques centraux que ce choix implique, par exem­ple, la question de la mimèsis, caractéristique du tournant des XVIIIe et XIXe siècles en architecture et la structure d'horizon, caractéristique de la question du paysage aux XIX' et XX, siè­cles comme l'a montré M. Collot à partir d'un corpus de textes poétiques et littéraires et, cela, d'un point de vue phénoméno­logique et herméneutique, perspectives qu'il convient d'élargir aux sites construits eux-mêmes ainsi qu'aux représentations non strictement littéraires.

Le cadre ou le programme d'une herméneutique et d'une phénoménologie des lieux de l'habiter construit ou, plus précisé­ment, vise ainsi à construire une mise en situation herméneuti­que telle qu'elle permet d'accéder à des moments clés et des situations exemplaires de la tradition occidentale comme la Grèce antique ou le XVIIIe siècle européen. Cette perspective peut s'élargir potentiellement à "toute" situation historique et culturelle fondatrice de l'historicité propre à l'Occident ouvrant ainsi une interprétation de notre propre situation historique dans la mesure où elle vise le déploiement et la profondeur d'horizons de sens où l'histoire vient à s'inscrire. Par une universalité proje­tée en avant de soi qui peut provoquer la rencontre d'autrui dans son étrangeté, cette perspective permet d'accéder à d'autres tra­ditions culturelles depuis notre propre position et, en les inter­prétant, de se comprendre soi-même. Notre position historique se constitue dans son identité propre dans le mouvement et le moment mêmes où elle s'ouvre à autrui: il peut s'agir de la tradition orientale de l'art des jardins et des paysages tout autant que des cultures qualifiées de "sans paysage" ou de la tradition interne propre à l'Europe. Cette attitude conduit à une réflexion qui relève d'une anthropologie générale de l'habiter telle qu'elle permet de répondre à la situation babelienne présente. On recon­naîtra ici l'horizon de l'herméneutique propre à Gadamer tel qu'il l'a thématisé avec les notions de fusion des horizons et de

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conscience historique en tant que "travail de l'histoire" (Wirkungs­geschichte 2), attitude humaniste et critique qu'il s'agit d'agir explicitement, mais sans volonté de puissance, dans la construc­tion mentale et effective des lieux de l'habiter. De ce point de vue, si l'application est bien le moment de reconquête de l'her­méneutique qui contient et révèle le problème central de toute herméneutique dans la mesure où ce moment est constitutif et inhérent à tout acte du comprendre, de la même manière, si la structure d'horizon est impliquée dans tout rapport perceptif au monde, le travail de la structure d'horizon - et non plus seu­lement la structure d'horizon d'un côté ou le travail de l'histoire de l'autre - peut être considéré, dans le moment contemporain, comme le problème central d'une herméneutique des lieux de l'habiter en tant qu'elle est historique: ce travail définirait une relation fondamentale à la construction des sites incluant dès lors celle des jardins et des paysages. Le moment de l'application serait l'articulation de l'un -le jardin - à l'autre - le paysage, le noeud de ce travail de la structure d'horizon. Or, il est tout à fait significatif de relever que le moment de l'application s'inscrit au coeur de Vérité et méthode sous la conduite d'un mouvement de la pensée conçu comme élargissement (Ausweitung).

2. Le terme a été traduit de diverses manières. Un exposé en a été donné par J. GRONDIN dans L'horizon herméneutique de la pensée con­temporaine, Vrin, 1993, p. 214 et sq. Grondin propose les traductions de "travail de l'histoire" pour Wirkungsgeschichte et de "conscience du travail de l'histoire" pour wirkungsgeschichtes Bewu.fJtsein. Nous nous inspirons de cette traduction pour la transposer sur la question de l'ho­rizon et construire ainsi la notion de "travail de la structure d'horizon" pour rendre compte du mouvement de compréhension herméneutique d'un lieu. Celle-ci inclut le travail de la perception intriqué à celui de l'historicité de cette perception. Cette expression fait également appel, de manière directe, au "travail du rêve", central dans l'art des jardins et la manifestation du paysage.

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L'élargissement de l'herméneutique à l'art des jardins et au paysage

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L'élargissement de l'herméneutique se fait ici dans deux sens, le premier depuis l'herméneutique philosophique vers de nouveaux objets ou champs pour constituer des herméneutiques régionales comme ont pu ~tre ainsi qualifiées les herméneutiques philologique, juridique et théologique, toutes trois fondamenta­les et profondément reliées entre elles par le moment de l'appli­cation comme "instant concret de l'interprétation" 3. Le deuxiè­me est inverse mais complémentaire et lui est intrinsèquement lié (c'est là une des difficultés d'exposition inhérente à l'hermé­neutique phénoménologique ici projetée 4): il se fait depuis les lieux de l'habiter mais considérés anticipativement et de manière non encore explicite comme des herméneutiques régionales po­tentielles dirigées vers leur phénoménologie et inscrites dans une herméneutique philosophique générale. Une telle visée - celle d'une herméneutique générale de l'habiter -, se trouve alors con­frontée aux origines historiques de l'herméneutique, à l'interpré­tation des textes, sacrés et épiques, à celle des mythes mais aussi - et cela est sans doute le point le plus délicat pour les domaines ici concernés -, à celle des signes non verbaux, matière première des rapports et des liens que les cultures établissent et entretien­nent avec un quasi monde, un monde non encore humain, les matières inanimées et le monde des êtres animés et vivants non humains dont le mélange avec les hommes et leurs techniques compose la chair du monde et en dispose les divers éléments, définissant ainsi autant de manières d'habiter et d'être au monde.

Élargir l'herméneutique en incluant ces domaines et cette

3. H.G. GADAMER, op. cit., p. 330. 4. Sur ce point, voir mon article "Le paysage comme herméneutique",

dans le numéro consacré au paysage de la revue lnteifaces, responsable de publication, M. Baridon, Université de Bourgogne, 1997.

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perspective implique de réfléchir le statut du signe et de ce qui peut faire sens, sans nécessairement et finalement relever d'une parole ou d'une parole écrite, conduite par le modèle du texte. Domaines "magiques" des mantiques réfléchies par Platon (dans le Phèdre par exemple) de manière à dégager le statut d'une pa­role, philosophique et poétique, qui donne et ouvre un accès à la vérité et à la beauté. Origines transcendantales où il n'est pas seulement question de méthode ou de chemin mais de l'établis­sement d'un rapport à la Vérité, au Beau et au Juste, notions qui deviendront autant d'allégories mises en scène dans les arts et centralement dans les jardins in situ où se met en scène et en jeu une expérience esthétique qui fonde un sentiment de la situation et son "dépassement" dans l'expérience sans laquelle tout homme ne pourrait construire son humanité.

Sans doute peut-on voir percer dans cette notion d'élargisse­ment une insatisfaction née des concepts trop limitants de l'his­toire de l'art et des multiples disciplines qui compartimentent et séparent des domaines, sur le modèle dominant des sciences hu­maines, elles-mêmes longuement dominées par le modèle des sciences exactes. Ce clivage, comme on le sait, vient de loin et s'est institué tout au long du XIX' siècle, il constitue une des pierres de touche de l'argumentation de Gadamer dans Vérité et Méthode. Sans doute acquiert-on plus de méthode(s) à comparti­menter des domaines, à affiner des approches spécifiques, sans doute augmente-t-on des savoirs et accumule-t-on des connais­sances. Une question massive surgit pour les domaines qui nous occupent et centralement pour l'art des jardins et la question du paysage à partir du moment où l'on tente d'en construire l'her­méneutique. Pourquoi en effet les philosophes, les grands histo­riens de l'art des XIXe et XXc siècles, les diverses spécialistes des sciences humaines ne se sont-ils pas intéressés, de près ou de loin, à l'art des jardins et aux paysages in situ alors même que de grandes réalisations sont célébrées depuis la Renaissance, que leurs symboles sont actifs sous diverses formes, modes d'expres-

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sion et de représentation littéraires et picturaux depuis l'Anti­quité - point de vue esthétique -, actifs aussi d'un point de vue moral, spirituel et politique - point de vue éthique -, centrale­ment dans les cultures du monde où règne une religion mono­théiste (avec la Bible comme texte sacré fondateur), actifs enfin du point de vue anthropologique et existentiel de manière quasi universelle par où le "jardin" communiquerait à la question du paysage d'un point de vue herméneutique et phénoménologique?

Un grand historien de l'art peut nous guider pour comprendre cette attitude et sortir des impasses d'une théorie de l'art qui se voudrait scientifique, d'une philosophie qui se voudrait seule­ment esthétique, d'un savoir qui se limiterait à constituer un objet, d'une pratique seulement constructive. Il s'agit de Aloïs Riegl, dont le parcours professionnel et intellectuel, les intérêts et les méthodes pourraient être utilement "reportées" sur les do­maines qui nous occupent et qui concernent, en partie, indirecte­ment son œuvre. Dans une œuvre assez vaste 5, cet historien de l'art autrichien, mort au début de ce siècle, s'est en effet profon­dément attaché à des arts dits mineurs, particulièrement la tapis­serie dont il a analysé les motifs à travers le temps et des cul­tures diverses, à la limite de l'hétérogénéité. Hl'a fait d'une ma­nière que l'on pourrait qualifier tout à la fois de pré-structuraliste et d'herméneutique puisqu'il a cherché à dégager une "grammai­re des arts plastiques", c'est-à-dire des constantes de formes et une volonté d'art (le Kunstwollen) 6, une intentionnalité qui cher­che à se dire à travers les matériaux et les codes propres à une

5. Pour une présentation de la problématique de Riegl, voir l'article de R. LABRUSSE, "De Rome à Byzance: Aloïs Riegl et la question du sens", Critique 570, Éditions de Minuit, novembre 1994.

6. Ce terme reste problématique et sujet à interprétation. Les traduc­tions en témoignent: volonté d'art (D. Arasse), volonté artistique (E. Kauf­holz), le vouloir artistique (D. Wieczoreck), le terme allemand pouvant aussi être gardé (K.W. Forster).

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époque, une culture, un style, un artiste, une œuvre. C'est à par­tir de cette intentionnalité que Riegl cherche à retrouver l'uni­versalité, conquise au cours de l'histoire de manière germina­toire, de l'ornementation ou de l'ornement, dont Henri Focillon dira qu'''(i\) est peut-être le premier alphabet de la pensée hu­maine aux prises avec l'espace" 7.

Or le motif et l'histoire du "jardin" sont étrangement et signi­ficativement dans la même position que celle de la tapisserie et de l'ornementation, ne fût-ce que du point de vue de la puissance métaphorique du tissage et de l'écriture. Il est considéré, péjora­tivement, comme un ornement, un décor, à ce qui serait le mo­teur, la chair et le sens de l'habiter, c'est-à-dire l'architecture, le bâti, le permanent, les fonctions et l'utilité ou les matières pre­mières, informes, des "pays" qu'il artialise in situ et in visu mais dont il ne parviendrait pas à restituer le moment "pathique" (i.e. le paysage) en raison de son caractère nécessairement construit et artificiel, exhibé ou caché. Le jardin est ainsi considéré comme "marginal", périphérique, ou comme un supplément même si on lui reconnaît une valeur "éternelle", une puissance poétique in­comparable, d'ailleurs relativement peu étudiée dans ses rap­ports de traduction avec l'in situ. Du point de vue de la hiérar­chie construite par l'antique division des savoirs transmise par le Moyen Age - le tri vium et le quadri vium (dont l'origine est l'unité mathématique et poétique, cosmologique et psychique, de la "mousikè" grecque) - ou, à partir de la Renaissance, par les différents systèmes des Beaux-Arts qui ont perduré au moins jusque dans l'immédiat après-guerre dans les réflexions esthé­tiques et philosophiques -, l'art des jardins se retrouve absent, classé dans l'agriculture, l'économie ou l'agronomie, sous la do­mination du modèle de l'architecture (Hegel), celle, beaucoup plus problématique, de la peinture (Kant) pour finalement se retrouver dans les arts décoratifs à la fin du XIX" dans l'art

7. H. FOCILLON, Vie desformes (1943), QuadrigelPUF, 1984, p. 27.

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urbain au début du XX, ou dans une position intermédiaire dans le système des Beaux-Arts d'Alain et, bien entendu, dans les histoires de l'art des jardins. Cette position flottante et indécise revient souvent à reconduire des stéréotypes omniprésents, nés des histoires de l'art des jardins, comme la séquence historique, esthétique et "nationale" des jardins italiens, français, anglais. Ces diverses classifications impliquent une profonde méconnais­sance historique et l'oubli de pans entiers de l'histoire des jar­dins 8, elles engendrent surtout - et cela est fondamental pour l'herméneutique ici recherchée - des malentendus théoriques tant que l'on reste dans l'histoire interne au domaine, même si l'on peut viser à lui conférer le statut esthétique de la synthèse des arts 9. Il en va autrement à partir du moment où l'on tente d'élargir et de faire travailler entre eux les différents domaines impliqués par l'expérience de l'espace et des lieux et d'en cons­truire les polarités.

Dans le contexte structuraliste américain de la critique d'art contemporain, la notion d'élargissement a été rendue explicite­ment opératoire par R. Krauss, il y a presque vingt ans, lorsqu'elle explorait la sculpture contemporaine par rapport à l'architecture et au paysage, espace qu'elle a défini et élaboré conceptueIle­ment comme "champ élargi" 10. Elle montrait que les "installa-

8. L'exploration souhaitable de ces pans oubliés ne doit cependant pas occulter une question théorique et structurale, celle de la "pauvreté" des modèles spatiaux de l'art des jardins, pointée par R. CAILLOIS dans Pierres réfléchies, Gallimard, 1975, p. 20.

9. Voir l'article de M. MaSSER, "La réunion des arts est dans le jar­din", Le progrès des arts réunis 1763-185, D. RABREAU et B. TOLLON dir., Actes du colloque international d'histoire de l'art, 1992.

10. R. KRAUSS, "La sculpture dans le champ élargi", L'Originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, traduit de l'américain par J.-P. Criqui, Macula, 1993, p. 111-127. La définition du champ élargi s'écarte explicitement d'un point de vue historiciste pour construire un point de vue structurel et logique inspiré du structuralisme.

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tions" cherchent à atteindre ce qu'il convient d'appeler un sujet de la perception actif, un acteur impliqué, dans la mesure où elles cherchent à provoquer une "expérience émotionnelle de l'espace" Il, irréductible aux espaces quotidiens, au monde commun, à l'habiter et non interprétable selon les catégories "classiques" et historicistes du système divisé des Beaux-Arts. Or, R. Krauss réfère les œuvres in situ à la complexité de certains espaces exemplaires comme les labyrinthes ou les jardins zen c'est-à-dire des espaces d'expériences privilégiés, en quelque sorte cristallisés, dans ces formes ou configurations spatiales. Celles-ci ont pour caractéristique essentielle, du point de vue du regard, de ne pouvoir être appréhendés d'un seul coup d'œil et donc d'échapper à l'emprise d'un regard de survol mais, du point de vue d'un corps "aisthétique", elles engendrent un par­cours proprement herméneutique et quasi existentiel dont les processions et rituels sont autant de manifestations récurrentes d'un point de vue anthropologique 12. Ces configurations sont construites, elles peuvent être pensées d'un coup 13, mais leur expérience dépasse une quelconque saisie conceptuelle, une cap-

11. Nous reprenons ici le titre de l'ouvrage de P. KAUFMANN, Vrin, 1968.

12. Voir par exemple l'article de L. MARIN, "Une mise en signifi­cation de l'espace social: manifestation, cortège, défilé, procession", De la représentation, Hautes Études, Gallimard, Le Seuil, 1995, p. 47-61.

13. Dans le contexte d'une approche du modèle réduit qu'est la pro­duction artistique, il est symptomatique de relever que, dans La pensée sauvage, Lévi-Strauss indique également l"'exemple" des jardins japo­nais mais pour pointer un fonctionnement inverse, ou plutôt complémen­taire, de l'expérience, celui de la saisie globale d'un tout avant toute ex­périence, saisie qui, précisément, rend possible l'expérience "dans le réel". Cette saisie globale "en pensée" est une pensée synthétique qui connaît le tout avant ses parties, elle est pensée synthétique mais non une pensée de synthèse qui naît, elle, par le rassemblement, après coup, des parties d'un tout analytiquement recomposé.

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tation intellectuelle, elles apparaissent dans le mouvement, notam­ment dans le mouvement d'un corps qui spatialise un espace et, ce faisant, rend possible et ouvre une expérience. On reconnaîtra là les échos - mais les échos seulement -, de l'expérience esthétique du sublime tel que Kant l'a pensée, mais aussi l'expé­rience "aisthétique" telle que H. Maldiney la définit, moment d'un "sentir" qui permet, selon lui et à la suite de E. Straus, de ca­ractériser le moment quasi fondateur de la relation au paysage comme un mouvement de captation en même temps que de dé­prise, ouverture d'un écart, d'une béance constitutive de notre rapport au monde mais, ajouterons-nous, où l'on ne peut séjour­ner. Expérience dont nous n'arrêtons pas faire le tour, de parcourir les plis et qui nous situe plutôt que nous ne pouvons la situer 14.

Une herméneutique des lieux de l'habiter se trouve ainsi confrontée aux différents modes de présence et de représentation des lieux et des œuvres qui limitent la portée des textes et du con­cept comme modèle de référence. Elle s'élargit aux domaines. de l'image et, fondamentalement, à la question adressée par un SIte. Cette expérience peut être caractérisée comme une interruption des langages et modes de représentation, renvoyés et situés par rapport à un dehors. C'est bien ce qu'une œuvre cherche à susc.iter ou à éveiller dans les lieux de l'habiter, lorsqu'ils sont exemplaires ou "vécus" dans et par une expérience esthétique, apparemment non fondée, mais qui, subie, emporte le sens hors de tout code. C'est bien là que l'expérience du paysage prend corps, avant de devenir un paysage 15. La construction d'une telle herméneutique

14. Outre l'article de J.M. BESSE dans le présent volume, voir éga­lement l'article de J. DEWITIE "Espace du paysage et espace géogra­phique", Lire l'espace, J. POIRIER et J.J. WUNENBERGER dir., Recueil! Ou si a, 1996 ainsi que Ph. NYs, "Le paysage et la question du sentir", paru dans Géographie et cultures n° 9, 1994, p. 107-126, article qui intro­

duit et situe la question. 15. Ce passage - ce saut - entre l'expérience du paysage ou d'un lieu et

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phénoménologique ne peut donc se faire uniquement à partir des textes puisqu'un constant dépassement s'opère là, provoquant cet élargissement de l'herméneutique à ce qui n'est pas de l'ordre du texte, même dans un sens métaphorique. Le détour, nécessaire, par le texte (re)conduit à rendre compte d'une herméneutique engen­drée par les lieux eux-mêmes: tel jardin emblématique comme Vaux-le-Vicomte, tel jardin japonais comme la villa Katsura, tel lieu renaissant comme la villa d'Este, telle configuration et ex­périence spatiale d'ensemble incarnée par la Grèce antique.

Le moment grec du paysage

J'évoquerai le "moment grec" de cette herméneutique des lieux de l'habiter dans la mesure où il est peut être considéré comme le soubassement (l'horizon) nécessaire de l'ensemble théorique ici projeté et comme le "moment exemplaire" d'une mise en situation herméneutique, tant du point de vue de l'histoi­re, de la langue (et des textes) que de l'organisation et de la per­ception de l'''espace'' et des lieux. Ce moment est ancré dans l'histoire de la Grèce historique que l'on peut situer depuis le VIlle siècle environ, avec Homère, jusqu'au IJ<-IVe après JC, avec la seconde sophistique et, au delà, avec ses prolongements dans le monde byzantin. Il peut être considéré comme créateur d'une division première explicite entre une attitude pré-moderne et une attitude moderne qui trouve à s'exprimer dans l'élabora­tion d'un discours de la raison mais aussi, dans le même mouve-

sa perception s'éclaire d'une formule employée par Straus pour nommer la différence entre le cri et le mot. Le cri m'atteint dans mon ici et maintenant tandis que le mot peut m'atteindre n'importe où et n'importe quand. Autre­ment dit, le cri est circonstanciel et le mot, universel. Le cri est du côté de la sensation, le mot du côté de la connaissance. L'expérience de la ren­contre d'un paysage peut arracher un cri ou rendre muet, le discours arrive ensuite et devrait reconduire au cri ou au silence, c'est-à-dire à la vision.

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ment, comme récit des origines. Cette division dessine une ligne et détermine un partage jamais acquis de manière définitive, un partage qui doit toujours être reconquis, raconté, transmis et transcrit, même (et surtout) au cœur de ce qui peut être considé­rée comme le produit de la raison, à savoir les sciences et les techniques puisque, en leur sein, ce sont précisément les fantas­mes de la toute puissance et de la connaissance qui sont à l'œuvre. Moment historiaI sur une part de lui-même sans doute mais aussi et surtout, moment d'une historicité que nous pou­vons nous réapproprier en nous efforçant de "devenir grec".

Dans la tradition occidentale de l'art et des théories esthéti­ques' le moment grec est fondateur, particulièrement pour la re­lation entre nature et art, conduite par la théorie de l'imitation, opérante de manière créatrice et renouvelée jusqu'au cœur du XVIIIe siècle, notamment dans la manière dont les différentes discussions et positions théoriques reprennent, déplacent et inter­prètent les positions platoniciennes (l'art imite la nature) ou aristo­téliciennes (l'art accomplit l'œuvre de la nature (comme phusis). Celles-ci sont affectées du poids des œuvres et de l'histoire qui ont profondément bouleversé le statut social de l'art et des artistes ainsi que d'une longue réflexion critique allant jusqu'à une auto­critique radicale dont nous sommes les héritiers. Au rejet plato­nicien de l'imitation, au rôle fondamental de la catharsis dans la mimèsis aristotélicienne, s'ajoutent en effet le rôle éminemment démiurgique et créateur de l'artiste reconnu comme génie, génie exprimant les tourments les plus profonds de son âme ou pro­duisant ce que les autres, le commanditaire, une cour, un "public" attendent. Cette situation conduit à un élément clé de l'herméneu­tique de Gadamer et au-delà à la question du jeu comme repré­sentation (Darstellung), il s'agit de "la métamorphose en figure" dont la question du paysage peut être aujourd'hui considérée comme exemplaire pour notre époque 16.

16. Sur ce point, je me permets de renvoyer à Ph. NYs: "Paysage et

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Or, le moment grec se caractérise par un profond rapport au paysage qu'il construit et institue par l'architecture, le choix du site des villes, leur configuration d'ensemble, l'expérience spa­tiale, politique et théâtrale mise en scène et en jeu dans le lan­gage. Du point de vue des jardins et du paysage, le moment grec se caractérise par deux éléments opposés, l'absence d'un art des jardins in situ, mais la présence d'un vocabulaire extrêmement riche, détaillé et précis qui qualifie les lieux et témoigne d'en­jeux poétiques, rhétoriques et philosophiques extrêmement pro­fonds où le "jardin" joue un rôle moteur et la question d'une matrice originelle - la chôra platonicienne - un enjeu fondateur. Si un art des jardins n'existe pas en tant que tel en Grèce, ce n'est pas seulement en raison de la dévalorisation platonicienne des arts, et centralement de la peinture (et de l'écriture) mais aussi parce que le réel auquel renvoient les termes relève à la fois des signes du sacré et du statut de la parole qui dit, nomme et fabrique le monde. C'est tout le rapport ontologique à ce que nous appelons, d'un terme latin, la nature qui est en question, en grec, phusis. Cet enjeu est loin d'être pouvoir réduit à des ques­tions techniques ou esthétiques. Du point d'une herméneutique de l'art des jardins, le noeud de la question réside dans le terme, intraduisible et d'ailleurs non traduit, de leimôn. Ce terme a été recouvert par le mot d'origine perse, pardès, traduit en grec par paradeisos, le terme gréco-latin d'ars topiaria dans la Rome antique et celui de jardin, d'origine germanique qui domine toute la tradition européenne depuis le XIVe siècle jusqu'à nos jours 17. Ces recouvrements ne nous indiquent pas ce que veut

re-présentation: la Terre comme paysage", Géographie et cultures nO 13 Spécial Paysage, L'Harmattan, printemps 1995, repris dans Le paysage et ses grilles (Actes du colloque de Cerisy Paysages? Paysage? - 1992), textes réunis et présentés par Fr. CHENET, L'Harmattan, 1996.

17. Sur les questions de sémantique, voir l'article de J.-Cl BOUVIER, "Ort et Jardin dans la littérature médiévale d'oc", Vergers et jardins dans

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dire leimôn ni pourquoi les Grecs n'ont pas pensé et mis en œuvre un art des jardins et corrélativement n'auraient pas accédé au paysage, ce en quoi le moment grec doit aussi être pensé ou situé par rapport à la question de l'invention du paysage: le mo­ment grec tient ainsi lieu de la position d'une société et d'une culture sans jardin et sans paysage si l'on suit les thèses de A. Berque. Or le leimôn permet de penser et de lever une partie de l'énigme, de voir surgir la question de l'émergence d'un rapport des hommes au monde par où nous tentons de déplacer les élé­ments de définition du paysage et de son invention tels qu'ils sont formulés et posés par A. Berque. Le leimôn est le lieu des métamorphoses des formes du monde et de l'engendrement du multiple. Il est un lieu de (la) phusis, de la révélation et du sur­gissement de l'Être. Lieu poétique par excellence depuis Homè­re, particulièrement dans l'hymne à Déméter IR, lieu de fécondité, de lumière chatoyante et des apparences, d'une moire ou moira, surgissement des profondeurs de l'enfer et des puissances de l'oubli, lieu d'une pulsion érotique, lieu symbolique tellement surchargé de significations qu'il devient le lieu abyssal d'une inquiétante étrangeté radicale et polymorphe, le re-présentant d'une puissance symbolique tout à la fois fabricatrice et destruc-

l'univers médiéval, Senefiance n° 28, 1990, p. 41-53. Voir également X. RAVIER "Sur les dénominations des jardins en gallo-roman méridio­nal", Jardins et vergers en Europe occidentale (VIlle-XVIIie siècles), Fla­ran 9, 1987, p. 269-280.

18. HOMÈRE, Hymnes, texte établi et traduit par Jean Humbert, Les Belles lettres, 1976, p. 26-58. Voir également la réécriture de l'hymne qui constitue le point de départ du livre de Robert CALASSO. Les noces de Cadmos et Harmonie (1988), Folio/Gallimard, 1991. Pour une mise en perspective herméneutique du leimôn, je renvoie à mon article, "La plaine de vérité", Le Jardin, art et lieu de mémoire, M. MOSSER et Ph. Nys dir., Éditions de l'Imprimeur, 1995, p. 21-53 ainsi qu'à l'ensemble des con­tributions du volume pour les relations entre l'art des jardins et l'art de la mémoire.

Page 180: Collot_Les Enjeux Du Paysage

358 Philippe NYS

tri ce , lieu d'un combat essentiel dont le coeur se situe entre mé­moire et oubli pour l'âme humaine sans doute, mais aussi lieu de combat pour le statut du fantasme, de l'image (eikôn) comme vrai­semblable pour la communauté humaine. Par la Grèce antique, le jardin acquiert ainsi le statut herméneutique d'un manque fonda­teur engendrant une historicité interne à cet art dans la tradition occidentale dans les différents modes ou modalités de formes et de mediums d'incarnation, qui sont réglés par les processus comple­xes de la traduction. Ce manque acquiert une valeur d'origine transcendantale, une valeur exemplaire, centrale, d'une puissance de symbolisation à l'œuvre dans les lieux, au-delà dans l'expé­rience de tout jardin et, par là, à toute expérience du lieu.

Au-delà du choix de la Grèce historique, il y a donc des ques­tions théoriques, ontologiques et politiques cruciales. La situa­tion grecque nous renvoie aux différents modes d'expression des lieux, aux différentes matrices ou schèmes opératoires, principa­lement sous la forme du récit ou de la description dont l'ekphra­sis antique et les discours encomiastiques de célébration consti­tuent une part essentielle, fondatrice d'une tradition qui se res­source perpétuellement jusqu'à nos jours. Une des sources histo­riques principales des jardins, des architectures, des villes, de manière plus problématique, des paysages - tous lieux ou réali­tés envisagées sous l'angle de l'in situ -, est en effet la présence (ou l'absence) de descriptions, à travers elles le statut du dis­cours mais, plus encore, la possibilité même d'un discours sur les choses de ce monde. On devine les multiples clivages, hiérar­chies et oublis ou, au contraire, les rêves et incarnations qui se sont inscrits dans l'histoire des lieux et l'on connaît, ou plutôt l'on devine aisément les multiples stratégies et mises en scène rhétoriques, poétiques, philosophiques, politiques et scientifi­ques qui se sont mises en place pour dire le monde des dieux, des choses et des hommes. N'en mentionnons qu'une seule mais elle est centrale et fondatrice puisque sont en jeu l'apparition et l'existence même d'un monde humain ainsi que son organisation

POUR UNE HERMÉNEUTIQUE DU PAYSAGE 359

politique, évoquées dans le Timée (l7c) et le Critias (108d et ss). Il s'agit du récit - mais Platon emploie le terme de logos et non celui d'ekphrasis ou de muthos - prononcé avec le secours de la déesse Mémoire (108d) de trois "modèles" de la Cité par Platon dans le Critias, l'Athènes primitive détruite par l'érosion (llOb), l'Atlantide son ennemie, détruite par les eaux (l OSe) et l'Athè­nes à faire - la nôtre donc - mais dont on ne connaîtra pas la teneur puisque le manuscrit du Critias est mutilé ou interrompu volontairement par Platon mais dont on peut avoir quelque idée à travers les autres dialogues comme la République et, surtout, les Lois. Ce n'est pas seulement dans les éléments descriptifs que gît l'intérêt de ce récit - notamment la description des embellissements successifs apportés par les cinq générations des rois à l'Atlantide où l'on peut deviner l'équivalent de ce que l'on appellerait aujourd'hui un art urbain -, c'est d'abord dans la langue qui les décrit que se dépose un enjeu. En effet, pour ren­dre commune la chose décrite aux personnages du dialogue en présence, Critias va donner des noms grecs aux Barbares et à ce qui est barbare. Il reprend là l'attitude de Solon: "Solon, voulant utiliser ce récit (celui de l'Atlantide) dans ses poèmes, demanda quel était le sens de ces noms. Il découvrit que les Egyptiens, qui, les premiers avaient écrit l'histoire, les avaient transcrits dans leur idiome. Lui-même, ayant trouvé la signification de chaque nom, les retraduisit une deuxième fois dans notre langue, pour les écrire" 19. On ne saura donc jamais dans quelle langue ni avec quels mots les Barbares décrivaient leur cité, ni même s'ils la décrivaient. Quelle importance, me direz-vous, puisque tout cela relève de fables, de continents disparus, de mythes. Précisé­ment. Il s'agit là de faire place à un manque fondateur, de donner de la place à un discours, creusement qui, seul, rend possible l'inscription et l'accueil du présent. Mais creusement ne veut pas dire éradication des fondements, croissance du désert et nihilisme.

19. PLATON, Critias, ll3a-b.

Page 181: Collot_Les Enjeux Du Paysage

360 Philippe NYS

Le faire signe

D'un point de vue herméneutique, un des aspects impliqués par ce contexte relève de ce que Gadamer a analysé comme la question des préjugés. Il a dénoncé l'illusion, néfaste, d'une croyance en l'absence de tout préjugé, plus même, l'horizon (si tant est que le terme puisse encore convenir) nihiliste de la nécessité d'éradiquer les préjugés pour connaître enfin le réel et ses lois. Contre cette illusion destructrice de tout sol, Gadamer a réaffirmé la nécessité de prendre en compte l'existence de pré­jugés positifs, moteurs de l'interprétation en ce qu'ils renvoient à un élément essentiel, sans doute le plus difficile à prendre en compte, que Gadamer mais aussi Heidegger et surtout Jaspers ont appelé le sentiment de la situation. Celui-ci précède ce que Heidegger a défini comme la structure du comprendre du Dasein et ce que Gadamer appelle la Wirkungsgeschichte, la conscience de l'histoire de l'efficience. L'homme est un être situé, il est un être du langage et de langages multiples. Il est toujours déjà situé, fondamentalement par la langue comme milieu. Cette "essence" ou cette situation (que Heidegger interprète comme être-jeté-dans-le-monde) conduit à une dernière question, centra­le, qui est l'énigme du sens qui pousse de manière irrépressible mais irréductible au désir, à la violence et aux excès de l'inter­prétation mais aussi à ses limites, celles de la langue qui nous parle tout autant que nous la parlons, au-delà, aux limites des langages et à ce qui est hors langage.

La question de l'élargissement de l'herméneutique rejoint ainsi un point évoqué par Heidegger dans le dialogue avec le Japonais et qui permet d'approcher, sinon de définir, le statut de l'herméneutique phénoménologique ici recherchée 20. Le Japo­nais demande à Heidegger pourquoi il a abandonné le terme

20. M. HEIDEGGER, "D'un entretien de la parole entre un Japonais et un qui demande", Acheminement vers la parole, Gallimard, 1976.

POUR UNE HERMÉNEUTIQUE DU PAYSAGE 361

d'herméneutique et le projet d'une herméneutique de la facticité. Au-delà de la réponse donnée quant à la question "technique" de l'herméneutique comme méthode, deux autres éléments nous intéressent ici. Heidegger propose une interprétation de l'hermé­neutique en recourant à un jeu de la pensée (et non un jeu de mots) sur l'étymologie. Il invoque Hermès pour écarter l'origine académique, officielle et scientifique de l'herméneutique, c'est­à-dire l'interprétation des textes, l'exégèse. Il y a donc là de la part du fondateur de l'herméneutique contemporaine un premier élargissement du sens de l'herméneutique qui désigne une autre origine, parallèle à celle de l'histoire, et sur lequel nous nous appuyons pour poser l'hypothèse d'un autre élargissement de l'herméneutique visant l'interprétation des signes non textuels. Dans la question de l'habiter, ces signes sont les éléments de la "nature", le sol, l'eau, le vent, la lumière, les végétaux, les élé­ments d'un monde avant qu'ils ne soient précisément caractéri­sés et qualifiés comme tels, nommés par exemple paysage. Ces signes innommables, non encore nommés et donc barbares, se­ront l'objet d'une herméneutique "occidentale" spécifique dont l'objet n'est pas le texte mais les signes "de la nature", une géo­mantique dont on peut situer l'origine de manière assez précise chez Hippocrate, dans le traité Des airs, des eaux, du lieu, par ailleurs matrice d'une classification et d'une typologie des for­mes de l'eau qui ont perduré dans toute l'histoire de la tradition occidentale, constamment reprises par les traités d'horticulture et d'agronomie et mises en œuvre, de manière esthétique, dans l'art des jardins, matrice également d'une typologie des formes du vent reprise, elle, dans les traités d'architecture et notamment dans les passages où il est question du choix des sites propices pour l'édification 21. Mais il y a plus. Le deuxième élément est qualifié de "déploiement de la parole" par Heidegger quand il

21. Nous avons présenté une perspective de cette question dans " 'Des airs, des eaux, des lieux'. À propos d'un traité d'Hippocrate", Le

Page 182: Collot_Les Enjeux Du Paysage

362 Philippe NYS

parle du "faire signe" (Winken). Faire signe ne renvoie pas au signe dans un sens divinatoire, hermétique et magique, encore moins dans un sens sémiologique où il devient pur renvoi ou même à une philosophie herméneutique de l'interprétation infi­nie, mais au geste qui donne à voir et avertit, par exemple d'un danger, avec un mouvement du corps, un signe d'alerte qui inter­rompt et semble suspendre le cours des choses. Il s'agit là d'un premier geste, celui d'un corps alerté, rendu alerte, "éveillé à".

Nous y voyons la direction d'une phénoménologie hermé­neutique qui reconduit à l'ouvert, au dehors et permet de définir l'art des jardins et paysage comme un art du lieu, par excellence, des lieux de l'habiter, un lieu d'éveil. Cet art des sites s'accom­plit dans son œuvre, son opéra in situ, non en tant que tous les signes qui s'y trouvent rassemblés se retournent en quelque sorte à l'intérieur d'eux-mêmes, de manière quasi solipsiste, mais en tant qu'ils "font signe" vers le sens, en tant que l'in situ renvoie à la vérité du souvenir, en tant que lieu de l'ouvert, alètheia qui, de toujours, nous habite avant que nous ne naissions au monde et ne le peuplions de nos rêves et qu'il nous faut dire, raconter, fabuler, si nous ne voulons pas que le monde reste prisonnier de la puissance des cauchemars, sans cesse renaissants. Le jardin et son art, amplifiées aujourd'hui à la question des paysages et au retour de la métaphore d'une planète terre à cultiver comme un jardin, sont une sorte d'accomplissement paradoxal de ces forces antagonistes. C'est de ce combat infini qu'ils tirent leur toute puissance de symbolisation et qu'ils construisent nos manières d'habiter la terre, de la dire et, la disant, de la montrer, et, la montrant, d'en métamorphoser les cauchemars les plus monstru­eux pour en faire naître - possiblement - une belle planète, un monde comme-un.

sens du lieu, M. MANGEMATIN, Ph. NYS et Chris YOUNÈS dir., Recueil,

Ousia, 1996.

NOTICES BIO-BIBLIOGRAPHIQUES

Suzanne SAlO, ancienne élève de l'ENSJF de Sèvres, est Professeur de litté­rature grecque aux Universités de Paris X-Nanterre et Columbia. Elle a publié notamment La faute tragique (Maspéro, 1978), Sophiste et Tyran (Klincksieck, 1985), La littérature grecque d'Homère à Aristote (avec M. Trédé) et La Littérature grecque d'Alexandre à Justinien ("Que sais-jeT', PUF, 1990), Approches de la mythologie grecque (Nathan, 1990), Histoire de la littérature grecque (avec M. Trédé et A. Le Boulluec, PUF, 1997). Elle prépare actuelle­ment un ouvrage sur les rêves en Grèce ancienne (avec D. Auger) et un livre sur les représentations du pouvoir féminin en Grèce ancienne.

Anne VIOEAU est Maître de Conférences de Latin à l'Université de Paris X-Nanterre. Traductrice, spécialiste de poétique et de poésie latines, elle a publié notamment Les Tristes d'Ovide et la tradition élégiaque romaine (Klincksieck, 1991).

Françoise FERRAND est Maître de Conférences de Littérature française à l'Université de Paris X-Nanterre. Elle a publié notamment les Œuvres poéti­ques de Jean Parmentier (Droz, 1971), Poèmes d'amour des XII'"'' et X/Il''''' siècles, et Chansons des XV''''' et XV/'m, siècles (avec E. Baumgartner, coll. 10/18, 1983 et 1986), Quatre siècles de poésie, la lyrique médiévale du Nord de la France (Corps Neuf, 1993), Histoire de la musique, Le Moyen-Âge, (Fayard, 1983). Elle dirige actuellement deux ouvrages sur la musique du Moyen-Âge et de la Renaissance, à paraître chez Fayard.

Catherine FRANCESCHI, géographe, prépare une thèse sur "La notion de pay­sage en Europe, de ses origines à nos jours", à l'EHESS, sous la direction d'Augustin Berque.

Marie-Dominique LEGRAND est Maître de Conférences de Littérature fran­çaise à l'IUFM de Versailles et à l'Université de Paris X-Nanterre. Auteur de Lire l'Humanisme (Dunod, 1993), elle a collaboré à l'édition de Cinq Ban­quets d'Erasme (Vrin, 1981) et à celle des Œuvres complètes de Bernard Palissy (Éd. InterUniversitaires, SPEC, 1997). A publié plusieurs articles touchant à la question du paysage, notamment: "La Loire dans L'Olive de J. Du Bellay" (Loire Littérature, Presses de l'Université d'Angers, 1989);

Page 183: Collot_Les Enjeux Du Paysage

364 NOTICES BIO-BIBLIOGRAPHIQUES

"La référence picturale dans l'œuvre de J. Du Bellay" (Du Bellay, même édi­

teur, 1990).

Jean CANA VAGGIO, ancien élève de l'École normale supérieure, est Professeur à l'Université de Paris X-Nanterre et directeur de la Casa de Velazquez (Madrid). Auteur de Cervantès dramaturge: un théâtre à naître (PUF, 1977), ainsi que d'un Cervantès (Fayard, 1997), il a coordonné une Histoire de la littérature espagnole (paris, Fayard, 1993-1994). Il dirige actuellement une nou­velle traduction des œuvres en prose de Cervantès, à paraître dans la Pléiade.

Jean-Louis HAQuETfE, ancien élève de l'École normale supérieure, Maître de Conférences à l'Université de Reims Champagne Ardenne, a soutenu une thèse de Littérature comparée sur "Les paysages de la fiction: création roma­nesque et arts du paysage au tournant du siècle des Lumières (France-Angle­terre, 1760-1820), à paraître dans les Studies on Voltaire (Voltaire Founda­tion). Ses domaines de recherches sont: les rapports entre littérature et arts visuels au XVIII""o siècle, l'articulation entre Lumières et Romantisme (for­

mes littéraires et idées esthétiques).

Françoise CHENET est Maître de Conférences à l'Université Stendhal-Greno­ble III. Spécialiste de Victor Hugo, elle a publié Les Misérables ou "l'espace sans fond" (Nizet, 1995), et les Actes d'un colloque sur Victor Hug~ et l'Europe de la pensée (Nizet, 1995). Travaillant aussi sur les représentat~ons du paysage, elle a publié les Actes du colloque Le paysage et ses grilles (L'Harmattan, 1996) et de nombreux articles sur cette question, ~otamment : "L'invention du paysage urbain" (Romantisme, n° 83,1994), et "A l'enseigne du paysage" (Esprit, Juillet 1995).

Michel COLLOT est Professeur de Littérature française à l'Univetrsité de Paris III. Il anime une équipe de recherche interdisciplinaire et interuniversitaire sur les représentations du paysage, et préside l'association Horizon Paysage. Spécialiste de la poésie française moderne et contempor~ine, il lui a consa,c~é plusieurs essais, notamment L 'Horizon fabuleux (Cort!, 1988), La Poesie moderne et la structure d'horizon (PUF, 1989), Francis Ponge entre mots et choses (Champ Vallon, 1991), La Matière-émotion (PUF, 1997), et a publié deux recueils de poèmes: Issu de l'oubli (le Cormier, Bruxelles, 1997), Chaos­

mos (Berlin, 1998).

Christian MICHEL est Professeur d'Histoire de l'art à l'Université de Paris X­Nanterre. Il travaille sur les rapports entre la création artistique et le discours sur l'art. Il a publié notamment un ouvrage sur Charles-Nicolas Cochin et l'art des Lumières (École française de Rome, 1993) et les Actes d'un collo-

NOTICES BIO-BIBLIOGRAPHIQUES 365

que sur La Naissance de la théorie de l'art en France (1650-1720) (Revue d'esthétique, n° 31, 1997). Il prépare une édition des Conférences de l'Aca­démie royale de Peinture et de Sculpture.

Laurence SCHiFANO est Maître de Conférences à l'Université de Paris X­Nanterre, où elle enseigne la littérature comparée et le cinéma. Elle a publié notamment Luchino Visconti. Les feux de la passion (Plon-Perrin, 1987; rééd. Champs Contre-champs Flammarion, 1989, Grand Prix de l'Académie fran­çaise pour la biographie); Le Guépard, (Nathan, 1991); Le Cinéma italien de 1945 à nos jours. Crise et création (Nathan Université, 1995, rééd. 1997).

Francis V ANOYE est Professeur de littérature et cinéma à l'Université de Paris X-Nanterre. Directeur de la collection "Synopsis" chez Nathan, il a publié notamment Récit écrit - Récit filmique (Nathan, 1989), Scenarios modèles. Modèles de scenarios (Nathan, 1992).

Isabelle RIEUSSET-LEMARIÉ est Maître de Conférences en Sciences de l'Infor­mation et de la Communication à l'IUFM de Versailles et à l'Université de Paris X-Nanterre. Elle a publié en 1992 aux Éditions Actes Sud Une fin de siècle épidémique, et termine actuellement un second essai, La société des clones à l'ère de la reproduction multimédia, à paraître aux mêmes éditions. Que ce soit dans ses travaux universitaires ou dans les revues d'art contem­porain et les catalogues auxquels elle a contribué comme critique, elle explore le rôle croissant de la dimension esthétique dans la communication par ré­seaux.

Jacques GALINIER, Directeur de Recherches au CNRS, est membre du labo­ratoire d'Ethnologie et de sociologie comparative de l'Université de Paris X­Nanterre, où il enseigne. Ses travaux ont principalement porté sur les rituels et les cosmologies des Indiens du Mexique. Il est l'auteur de La Moitié du monde. Le corps et le cosmos dans le rituel des indiens Otomi (PUF, 1997), et de divers articles sur les religions méso-américaines.

Alain CABANTOUS, Professeur d'histoire moderne à l'Université de Paris X­Nanterre, est spécialiste d'histoire religieuse et culturelle. Il travaille actuelle­ment sur les rapports entre sociétés et espaces naturels du XVII'm, au XIXèm, siècles. Il a publié notamment Les Côtes barbares (Fayard, 1993), Les Ci­toyens du large. Les identités maritimes en France (Aubier, 1995).

Guy BURGEL est Professeur d'histoire moderne à l'Université de Paris X­Nanterre. Il dirige le Laboratoire des Organisations Urbaines Espaces Socié­tés Temporalités (LOUEST, CNRS) et la collection "Villes au pluriel", pu­bliée par le laboratoire de Géographie urbaine de l'Université de Paris X-

Page 184: Collot_Les Enjeux Du Paysage

366 NOTICES BIO-BIBLIOGRAPHIQUES

Nanterre. Il a publié notamment La Ville aujourd'hui (Hachette Pluriel, 1995, rééd. 1997).

Jacques VAN W AERBEKE est géographe, Maître de Conférences à l'IUFM de Créteil et chargé de conférences à l'EHESS. Il a consacré une thèse d'urba­nisme aux "Images d'espaces de la banlieue de Paris (XIXème et XXè~ siècles)", et publié deux articles sur ce sujet dans la revue Géographie et cultures (L'Harmattan, 1993 et 1996). Il travaille actuellement sur la question du sens conféré aux lieux par les dispositifs de représentations paysagères, principalement à partir des supports filmiques et photographiques.

Augustin BERQUE, géographe, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales. Né en 1942, il a publié plusieurs ouvrages sur le Japon, ainsi que sur la question du lieu et du paysage en général, parmi lesquels Du geste à la cité: formes urbaines et lien social au Japon (Gallimard), Être humains sur la Terre: principes d'éthique de l'écoumène (Gallimard) et Les raisons du paysage: de la Chine antique aux environnements de synthèse (Hazan).

Jean-Marc BESSE, né en 1956, philosophe, chargé de recherche au C.N.R.S., directeur de programme au Collège International de Philosophie. Dernières publications: "Représenter la ville, ou la simuler? (réflexions autour d'une vue d'Amsterdam au XVI'n" siècle)", Ligeia, 19-20, 1997; "Les sens de la nature dans les discours philosophiques", dans Nature et environnement (éd. J.-M. Besse), Paris, L'Harmattan, 1997; "L'épistémologie du Tableau de la géographie de la France", contribution au volume collectif consacré au Tableau de Vidal de la Blache (éd. M.-C. Robie), Paris, C.T.H.S., 1997.

Philippe NYs, philosophe, directeur de programme au Collège international de philosophie (CIPh), à Paris. Enseignant à Paris VIII et à Paris 1 (Sorbonne) en arts plastiques, il intervient également régulièrement dans les écoles d'architecture. Il a co-dirigé et publié plusieurs ouvrages collectifs dont Le jardin, art et lieu de mémoire (collection Jardins & paysages, Editions de l'Imprimeur, 1995) et Le sens du lieu (collection RecueiUOusia, 1996). Ses recherches développent une herméneutique des lieux de l'habiter, thème sur lequel il a publié divers articles dans des revues générales et spécialisées, notamment "Paysage et représentation. La terre comme paysage", Le paysage et ses grilles (L'Harmattan, 1997) et "Le paysage comme herméneutique" (Revue Interfaces nO 11-12, Dijon, 1997). Il achève un ouvrage théorique sur l'art des jardins (à paraître aux Editions de l'Imprimeur).

'1 TABLE DES MATIÈRES

Présentation, par Michel Collot ................................ . 5

1. Littérature

Suzanne SAÏD, Le paysage des Idylles bucoliques 13 Anne VIDEAU, Fonctions et représentations du paysage

dans la littérature latine ................................. 32

Françoise FERRAND, Le paysage dans la littérature médié-

vale des XII et Xillèmes siècles. . ........... . . ..... ....... 54 Catherine FRANCESCHI, Du mot paysage et de ses équiva-

lents dans cinq langues européennes ........... ....... 75

Marie-Dominique LEGRAND, De l'émergence du sujet et

de l'essor du paysage à la Renaissance............... 112 Jean CANA V AGGIO, La construction du paysage dans la

Première solitude de G6ngora ... ... ... .. . .. . .. . ... ... 139 Jean-Louis HAQUETIE, De la mémoire à l'inspiration: le \

paysage au XVillème siècle.... ............. ............. 156 Françoise CHENET, Mettre un bonnet rouge au paysage,

ou le moment Hugo du paysage littéraire ............ 173

Miche~h~~~~~:~ ~~. ~~~~~~. ~.~. '''~~~.~~~.~':. ~~~.~ .~~. ~~~~:~~ 191 )\

2. Arts

Christian MICHEL, La peinture de paysage en Hollande au

XVIIème siècle: un système de signes polysémiques? 209 Laurence SCHIFANO, La musique du paysage .... ........... 224

Page 185: Collot_Les Enjeux Du Paysage

368 TABLE DE MATIÈRES

Francis V ANOYE, Paysages cinématographiques: Antonioni avec Wenders ............................................ .

Isabelle RIEUSSET-LEMARIÉ, Des palais de mémoire aux paysages virtuels ......................................... .

3. Sciences humaines

Jacques GALINIER, Paysage et espace corporel: une doc-trine mésoaméricaine ................................... .

Alain CABANTOUS, La mémoire du voyageur: sociétés et espaces littoraux des XVIIème_XIXème siècles ........ .

Guy BURGEL, Une géographie trahie par ses paysages ..... . Jacques VAN W AERBEKE, Le paysage du géographe et ses

modèles .................................................. . Augustin BERQUE, De peuples en pays, ou la trajection

241

249

269

281 297

307

paysagère ................................................ 320 Jean-Marc BESSE, Entre géographie et paysage, la phéno­

ménologie (E. Straus).................................... 330 Philippe NYs, Pour une herméneutique du paysage.. . ... . . . 342

NOTICES BIO-BIBLIOGRAPHIQUES..................... 363

B.U. PARIS Iii CENSIER

UNIVERSITE

SORBONNE NOUVELLE

SERVICE COMMUN

DE LA DOCUMENT ATlON

Pensez aux autres lecteurs prenez soin de ce livre

COLLECTION RECUEIL Dirigée par Philippe Nys

1. L'Expérience du Temps (Mélanges J Paumen)

2. Phénoménologie et Politique (Mélanges JTaminiaux) sous la direction de D. Lories et B. Stevens

3. Le Temps ct l'Espace sous la direction de L. Couloubaritsis

4. l.a Couleur sous la direction de L. Couloubaritsis et J-J WU;lenburger

5. Le Sens du Lieu sous la direction de M. Mangematin, Ph. Nys et Ch. Younès

6. Lire l'Espace sous la direction de J Poirier et J.-J \jIju~e~burger

7. Logique du Lieu et Œuvre humaine sous la direction de A. Berque et Ph. Nys

8. Les Enjeux du Paysage sous 12 direction de M. Collot

9. L'Architecture au Corps sous la direCTion de Ch. Younès, Ph. Nys

et M. Mangematln

À PARAÎTRE

10. Conceptions de la Science: hier, aujourd'hui, demain sous la direction de R.M Burian et J Gayon

ISBN 2-87060-063-1