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UNIVERSITE PARIS IX DAUPHINE U.F.R. Sciences des Organisations THESE pour l’obtention du titre de DOCTEUR ès SCIENCES DE GESTION (arrêté du 30 mars 1992) présentée et soutenue publiquement par Stéphanie DAMERON FONQUERNIE GENERATION DE LA COOPERATION DANS L’ORGANISATION Le cas d’équipes projet Tome I JURY Directeur de Thèse Bernard de MONTMORILLON Professeur à l’Université de Paris IX-Dauphine Rapporteurs Albert DAVID Professeur à l’Université d’Evry Yvonne GIORDANO Professeur à l’Université de Nice Suffragants Daniel MARTEAU Directeur de la coopération industrielle de Peugeot Citroën SA Pierre ROMELAER Professeur à l’Université de Paris IX-Dauphine 06 décembre 2000

GENERATION DE LA COOPERATION DANS L’ORGANISATION · 2012-03-27 · UNIVERSITE PARIS IX DAUPHINE U.F.R. Sciences des Organisations THESE pour l’obtention du titre de DOCTEUR ès

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  • UNIVERSITE PARIS IX DAUPHINE

    U.F.R. Sciences des Organisations

    THESE pour l’obtention du titre de

    DOCTEUR ès SCIENCES DE GESTION (arrêté du 30 mars 1992)

    présentée et soutenue publiquement par

    Stéphanie DAMERON FONQUERNIE

    GENERATION DE LA

    COOPERATION DANS L’ORGANISATION

    Le cas d’équipes projet

    Tome I

    JURY

    Directeur de Thèse Bernard de MONTMORILLON Professeur à l’Université de Paris IX-Dauphine

    Rapporteurs Albert DAVID Professeur à l’Université d’Evry

    Yvonne GIORDANO Professeur à l’Université de Nice

    Suffragants Daniel MARTEAU Directeur de la coopération industrielle de Peugeot Citroën SA

    Pierre ROMELAER Professeur à l’Université de Paris IX-Dauphine

    06 décembre 2000

  • Remerciements

    Alors que je suis en train de mettre un point final à quatre années de travail et que celles-ci vont

    être évaluées dans quelques semaines, le chemin parcouru me revient en mémoire. S’il se présenta

    parfois large et dégagé, il fut généralement sinueux et tortueux et j’y crus souvent m’y embourber.

    Dans ce parcours, quasi initiatique, j’ai bénéficié de nombreux secours et soutien ; certains

    ponctuels, mais essentiels, d’autres furent de tous les instants. Pour m’avoir écoutée, soutenue,

    encouragée, réorientée, calmée, consolée, merci à tous.

    Merci à Bernard de Montmorillon pour sa chaleur et son soutien sans cesse renouvelés lors de nos

    rencontres. En tant que directeur de recherche, il a su m’accorder sa confiance et elle ne s’est

    jamais démentie. Il m’a aidé à structurer ma pensée par des questionnements constructifs. Il m’a

    encouragé à poursuivre toujours plus avant ma réflexion. Pour la patience dont il a fait preuve, les

    connaissances et l’expérience qu’il a partagées, pour le temps également qu’il a su me consacrer,

    notamment cette dernière année où son emploi du temps était plus que chargé, je ne le remercierai

    jamais assez. D’autre part, je lui suis également reconnaissante d’avoir toujours soutenu ma

    candidature, que ce soit pour l’attribution d’une allocation de recherche, d’un poste de monitorat

    puis d’ATER, ou encore pour intégrer la formation du CEFAG.

    Une autre personne a également joué un rôle de tout premier plan durant ce travail de doctorat, non

    seulement par ses précieux conseils, mais aussi dans ma socialisation au sein du milieu

    universitaire. Pour m’avoir confié la coordination de l’Ecole Doctorale avec les doctorants, et pour

    avoir organisé de nombreux séminaires, notamment avec P.S. Ring sur les relations de confiance et

    de coopération, merci au directeur de l’Ecole Doctorale de Gestion de Dauphine. Pour m’avoir

    formé au sein des séminaires doctoraux du programme CEFAG, merci au directeur du CEFAG.

    Pour m’avoir nommé correspondante du réseau de recherche FROG, dirigé par Hervé Dumez que

    je remercie également, merci au coordinateur de ce réseau. Cette même personne a suivi cette thèse

    du premier document jusqu’à la présoutenance, puis la soutenance. Pour toutes ces raisons, merci

    au Professeur Pierre Romelaer.

    Les Professeurs Yvonne Giordano et Albert David ont accepté la lourde tâche de rapporteur à une

    période de l’année où l’on connaît l’effervescence du monde universitaire. Je suis très honorée de

    leur présence dans le jury de cette thèse. Je tiens également à leur exprimer ma reconnaissance pour

    leurs travaux qui ont été particulièrement utiles dans la définition de la démarche méthodologique

    de la thèse, ainsi que pour éclairer l’analyse des données du terrain.

  • Je tenais tout particulièrement à associer à cette soutenance le Directeur de la Coopération

    Industrielle du groupe PSA Peugeot Citroën, Daniel Marteau. Il m’a ouvert toutes grandes les

    portes de son entreprise et m’a laissé une grande marge de manœuvre dans la conduite et dans la

    restitution de mes travaux.

    Cette recherche demandait beaucoup au terrain. Merci au Professeur Jean-Gustave Padioleau pour

    m’avoir incité à commencer très tôt le volet empirique de cette recherche et m’avoir fait rencontrer

    le directeur du Développement d’une filiale du groupe SITA, Michel Genesco. Merci à ce dernier

    pour son accueil ainsi qu’à tous les membres des deux équipes projet étudiées et notamment

    Jacques Siegwald, directeur de Projet au sein de la société PSA. Merci pour m’avoir inclus dans

    l’aventure qu’est un projet et avoir partagé votre temps et vos réflexions. Sans eux, un tel travail

    n’aurait pu se faire et j’espère de tout cœur qu’il leur sera utile. J’espère également que nous

    garderons contact et, pourquoi pas, peut-être retravaillerons-nous ensemble.

    Je tiens également à remercier tous les membres du centre de recherche CREPA pour le soutien

    affectif, intellectuel et matériel qu’ils m’ont apporté durant ces années de recherche. Je ne peux

    malheureusement les citer tous, mais je pense notamment à Julie Tixier, Michel Barabel, Damon

    Golsorkhi, Henri Isaac, Nicolas Ederlé, Xavier Lepers, ou encore à Lotfi Karoui. Grâce à la

    dynamique de travail du centre, j’ai pu présenter régulièrement mes travaux dans les séminaires de

    suivi des doctorants, merci à tous les participants pour leurs remarques et notamment au Professeur

    Michel Kalika pour ses conseils si justes et sa disponibilité.

    J’ai pu également améliorer la fiabilité du traitement des données grâce à Judith Ryba, Alain

    Klarsfeld et Christophe Torset. Je leur suis infiniment reconnaissante d’avoir accepté sans hésiter,

    et malgré la charge de travail que cela représente, de procéder au double codage des entretiens et du

    processus. Geoffrey Carpentier a également accepté la tâche délicate et fastidieuse de relecture de

    ce document, travail qu’il a accompli avec une grande rigueur. Si des problèmes de forme

    demeurent, ils me sont d’autant plus imputables.

    L’architecture générale de cette recherche ainsi que les méthodes de collecte et de traitement des

    données ont largement bénéfic ié des séminaires du Centre Européen de Formation Approfondie en

    Gestion. Merci à la Fondation Nationale pour l’Enseignement et la Gestion des Entreprises pour

    m’avoir permis de participer à ce programme de formation de très haut niveau.

    La thèse s’inscrit dans une logique plus large, dans une évolution au sein de l’université. Je tiens

    notamment à remercier Daniel Paul pour m’avoir confié très tôt des charges d’enseignement.

    Je ne pouvais fermer cette page de remerciements sans m’adresser à ma famille et à mes proches,

    pour leur soutien sans faille et leur affection. Je tiens à remercier tout particulièrement mon mari,

    Guillaume Fonquernie. Sans sa confiance en moi, ses encouragements, sa patience et sa tendresse,

    cette thèse, telle qu’elle est aujourd’hui, n’aurait pu aboutir.

  • 4

    ~ SOMMAIRE ~

    Introduction Générale 5

    PREMIERE PARTIEPREMIERE PARTIE 19

    CHAPITRE I ~ LA COOPERATION COMPLEMENTAIRE 23

    I.A. Les fondements de la coopération complémentaire dans l’organisation 23

    I.B. L’organisation de la coopération complémentaire autour du contrat 40

    I.C. Le processus de coopération complémentaire 54

    Conclusion du chapitre I 65

    CHAPITRE II ~ LA COOPERATION COMMUNAUTAIRE 69

    II.A. Le groupe : manifestation de la coopération communautaire 70

    II.B. L’identité commune comme fondement de la coopération communautaire 80

    II.C. Le processus de coopération communautaire 92

    Conclusion du chapitre II 112

    CHAPITRE III ~ RECONCEPTUALISATION TRANSVERSALE DE LA COOPERATION

    118

    III.A. Des dimensions transversales 119

    III.B. La dynamique des relations de coopération 125

    III.C. Questions de recherche et grille de lecture des mécanismes générateurs de la coopération

    138

    Conclusion du chapitre III 144

    Conclusion de la première partie 145

  • Seconde partieSeconde partie 147147

    CHAPITRE IV ~ POSITIONNEMENT EPISTEMOLOGIQUE ET METHODOLOGIQUE

    149

    IV.A. Architecture de la recherche 149

    IV.B. La collecte des données 170

    IV.C. Les modalités de traitement des données 192

    Conclusion du chapitre IV 207

    CHAPITRE V ~ ANALYSE DES CAS 208

    V.A. Cas SITA : l’équipe projet « appel d’offre » 210

    V.B. Cas PSA : l’équipe projet « véhicule » 265

    Conclusion du chapitre V 342

    CHAPITRE VI ~ LA GENERATION DE LA COOPERATION AU SEIN D’EQUIPES PROJET

    343

    VI.A. Mécanismes générateurs propres à une forme de coopération 344

    VI.B Mécanismes générateurs du passage d’une forme de coopération à une autre 355

    VI.C. Un processus dialectique et téléologique 365

    VI.D. La génération de la coopération comme processus de structuration 379

    Conclusion du chapitre VI 391

    Conclusion générale 393

  • 6

    INTRODUCTION GENERALE

    écloisonnée et transversale, l’organisation change » titre l’un des

    derniers articles de l’Expansion Management Review1 ; « Les

    nouvelles formes organisationnelles » est le thème du numéro

    spécial de 1996 de la Revue Française de Gestion ; « L’entreprise horizontale »,

    « L’organisation créatrice »… qu’ils soient français ou anglo-saxons, les exemples

    d’articles et de livres sur le thème d’une transformation des organisations sont légions ces

    dix dernières années.

    Les mutations des organisations prennent la forme d’alliances et de partenariats (Blanchot

    1997)2, de réseaux d’entreprises et d’organisations en réseau (Josserand, 1998)3, de

    management par la qualité (Isaac, 1998)4 ou encore d’équipes plurifonctionnelles dédiées

    temporairement à un projet (Midler, 1993)5.

    Selon le numéro spécial de l’Academy of Management Journal (1995) consacré aux

    relations coopératives intra et inter-organisationnelles, ces évolutions organisationnelles

    ont un point commun : elles développent des relations de coopération entre des entités

    interdépendantes afin d’entreprendre une action commune. La compétitivité des entreprises

    dépend alors de leur capacité à développer et exploiter des relations coopératives non

    seulement avec l’externe, mais aussi en interne.

    1 M. Kalika et alii, Décloisonnée et transversale, l’organisation change, L’Expansion Management Review, n°98, septembre 2000, pp. 68-80. 2 F. Blanchot, Modélisation du choix d’un partenariat, Revue Française de Gestion, n°114, juin-juillet-août 1997, pp. 68-82. 3 E. Josserand, L’intégration des unités périphériques dans les entreprises en réseau, Thèse de doctorat en Sciences de Gestion, Dauphine, 1998. 4 H. Isaac, Les référentiels normatifs de qualité dans les services professionnels : une lecture des pratiques au travers de la théorie des conventions, Finance, Contrôle, Stratégie, vol. 1, n°2, 1998. 5 C. Midler, L’auto qui n’existait pas ; management des projets et transformation de l’entreprise, InterEdition, Paris, 1993.

    « D

  • INTRODUCTION GENERALE

    7

    Cependant, la nécessité de mettre en œuvre cette « compétence relationnelle » n’est pas

    tout à fait une nouveauté. La volonté de développer des relations de coopération dans

    l’organisation est en effet présente dès les premiers écrits en management.

    Pour l’ingénieur américain F.W. Taylor (1911) par exemple, la coopération entre les

    ouvriers et le management est un des quatre principes qui fondent l’organisation

    scientifique du travail. De même, le principe « d’Empowerment », qui repose sur la

    responsabilisation des employés pour favoriser la coopération entre les niveaux

    hiérarchiques, peut être retrouvé dès le début du XXème siècle. La politologue M.P. Follett

    (1918) évoque ainsi déjà le « pouvoir coactif » pour désigner la capacité de faire les choses

    en commun, et préconise le développement des équipes de travail dans les entreprises.

    La nouveauté réside en fait dans l’institutionnalisation des relations coopératives

    transversales dans les organisations, entre employés de même rang hiérarchique, provenant

    de différentes fonctions. Il apparaît ainsi de plus en plus délicat de schématiser par des

    organigrammes une structure organisationnelle d’une complexité croissante sans la

    dénaturer. Si les relations coopératives dans les organisations avaient un caractère diffus et

    essentiellement vertical, elles apparaissent maintenant au cœur même de la coordination

    des activités d’une entreprise. Les raisons de cette mutation sont multiples et ont été déjà

    maintes fois évoquées. Elles peuvent se résumer en deux points : l’exigence de réactivité

    face à une intensité concurrentielle croissante et au pouvoir grandissant des clients

    premièrement et, deuxièmement, le développement de nouvelles technologies favorisant

    les échanges tant à l’intérieur d’une organisation qu’avec l’extérieur.

    La capacité à comprendre, et donc à maîtriser, comment ces relations de coopération

    inter et intra-organisationnelles se développent est ainsi une nécessité pratique.

    Or, si la coopération entre organisations fait l’objet de nombreuses recherches depuis une

    dizaine d’années, l’étude spécifique des relations coopératives à l’intérieur de

    l’organisation n’apparaît pas comme un champ de recherche balisé et reste même encore

    peu explorée de manière explicite. Pourquoi ?

    Les fondements de cette différence entre les recherches sur la coopération intra et inter-

    organisationnelles sont à rechercher dans ce qui définit la frontière d’une organisation, ce

    qui distingue l’intérieur de l’extérieur. Etablir le périmètre organisationnel, c’est interroger

    la spécificité de l’organisation.

  • INTRODUCTION GENERALE

    8

    La notion d’organisation est probablement un des termes les plus difficiles à cerner et les

    définitions qui en sont données sont souvent critiquables. Les organisations possèdent

    cependant des traits communs et se différencient d’autres groupements sociaux comme les

    foules ou la famille et plus largement des marchés. Dans son usage courant, l’organisation

    est définie comme la « façon dont un ensemble est constitué en vue de son

    fonctionnement » (Dictionnaire Le Robert). Dans une volonté de synthèse, les chercheurs

    en gestion G. Charreaux et J.-P. Pitol-Belin (1992 :258) retiennent la définition suivante :

    « les organisations sont des systèmes sociaux créés par des individus afin de satisfaire,

    grâce à des actions coordonnées, certains besoins et d’atteindre certains buts »6.

    L’économiste C. Ménard (1995 :48), propose une conception de l’organisation comme

    « un ensemble structuré de participants, coordonnant leurs ressources en vue d’atteindre

    des objectifs »7. Quelle que soit la définition, la première caractéristique d’une organisation

    est d’être orientée vers un but : produire des biens, instruire et former, soigner ou encore

    conquérir le pouvoir politique. Sa deuxième caractéristique est d’assurer la coordination

    des actions individuelles. Selon C. Ménard (1995, op. cit.), et d’un point de vue formel,

    cette coordination est fondée sur la hiérarchie, sur la subordination du pouvoir de décision

    à d’autres acteurs, mécanisme incité par le rapport salarial. Par ce principe de

    subordination, la hiérarchie introduit une relation d’ordre entre les membres d’une

    entreprise, ceux-ci occupant un rang dans l’organisation. Toujours selon l’économiste,

    l’organisation se distingue par ce principe hiérarchique, contrairement au marché qui est,

    lui, régi par le prix. Le périmètre d’une entreprise peut donc, dans un premier temps, être

    défini par ce rapport de subordination précisé dans le contrat de travail.

    En définissant le périmètre d’une organisation, nous avons dans le même temps pointé une

    différence fondamentale entre la coopération entre organisations et celle ayant lieu dans

    l’organisation. Lorsque deux entreprises coopèrent, les parties en collaboration n’ont pas

    un supérieur hiérarchique commun qui peut imposer ses décisions, au sein d’un même

    rapport salarial.

    Cette différence fondamentale met en exergue la difficulté, voire l’incohérence, de la

    juxtaposition de deux logiques qui paraissent antagonistes : coopération et hiérarchie ne

    6 G. Charreaux & J.-P. Pitol-Belin, « Les théories des organisations », in J.-P. Helfer & J. Orsoni (eds), Encyclopédie du Management, Vuibert, 1992. 7 C. Ménard, L’économie des organisations, La Découverte, Collection Repères, première édition 1990, p. 24.

  • INTRODUCTION GENERALE

    9

    semblent pas faire bon ménage et étudier la coopération dans l’organisation paraît

    paradoxal. Peut-il y avoir des relations de coopération sous la contrainte hiérarchique, le

    rapport de subordination est-il compatible avec le développement d’une collaboration ?

    Finalement, le fait de parler de coopération dans l’organisation a-t-il un sens ?

    Pour répondre à cette question arrêtons-nous un instant sur la notion de coopération. Le

    terme coopération vient de l’association de la racine operare et du préfixe co, c’est-à-dire

    travailler ensemble, conjointement. Cette notion de travail conjoint peut être précisée avec

    le Robert pour lequel « la coopération implique dépendance et solidarité vis-à-vis d’un

    groupe », tandis que le Larousse ajoute une autre dimension, téléologique, par le fait de

    « concourir à une œuvre commune ».

    La coopération est donc du domaine de « l’agir » ; la coopération, c’est de l’action

    collective finalisée. Parce qu’elle est une construction empirique finalisée, elle

    nécessite, au niveau de l’individu, de partager consciemment une tâche commune

    dans des relations de réciprocité avec les autres individus au sein d’un groupe donné.

    R. Boyer et A. Orléan (1997) précisent cette « conscience » de la coopération, en y faisant

    présider une certaine intentionnalité8.

    Nous pouvons tirer deux conséquences de ces deux niveaux de définition de la

    coopération : sa nature fondamentalement dynamique tout d’abord, et ses relations avec la

    hiérarchie ensuite.

    En se situant sur le plan de l’action, la coopération est fondamentalement un processus, une

    dynamique. Face à l’institutionnalisation de cette dernière dans les structures

    organisationnelles, la question qui se pose est celle du développement de relations

    coopératives, de leur « génération ».

    Selon le dictionnaire Le Robert, la notion de génération renvoie à l’ « action de faire

    naître », Le Larousse précise le terme en le définissant comme les « fonctions par

    lesquelles les êtres organisés se reproduisent ». La génération renvoie aux mécanismes de

    8 R. Boyer & A. Orléan, “Comment emerge la cooperation? Quels enseignements des jeux évolutionnistes”, pp. 19-44, in Les limites de la rationalité, Colloque de Cerisy, B. Reynaud (eds), La découverte, 1997.

  • INTRODUCTION GENERALE

    10

    (re)production, aux forces causales d’un processus (Abbot, 1992)9. B.P. Pentland (1999) la

    caractérise comme la structure sous-jacente à un processus10. Questionner la génération de

    la coopération, c’est interroger les « moteurs » de son processus ; c’est à la fois chercher à

    comprendre le contenu de l’action coopérative et sa dynamique. Pour H. Tsoukas (1999),

    la notion de « generative mechanisms » est au cœur de l’explication dans les études

    « qualitatives », elle implique la recherche des conditions qui permettent l’actualisation

    d’un phénomène11. Une recherche sur la coopération comme action nécessite donc de

    s’interroger sur la nature de sa génération, les conditions de son développement et son

    évolution dans le temps.

    Nous abordons maintenant la seconde implication de notre définition de la coopération,

    c’est-à-dire la possibilité de son existence dans l’organisation hiérarchique.

    Parce qu’elle apparaît fondamentalement intentionnelle, la coopération ne semble pouvoir

    se construire sous la contrainte ; elle paraît brimée par la hiérarchie, incompatible avec le

    lien de subordination ; son existence entre deux individus de même rang semble même à

    proscrire pour le bon fonctionnement d’une organisation. Selon A. Breton & Wintrobe

    (1982)12, les relations coopératives transversales ne sont pas productives pour une

    organisation ; elles portent en elles le risque de non soumission, elles peuvent aller à

    l’encontre de l’autorité hiérarchique et entraîner un blocage des ressources de

    l’organisation. Cette proposition semble même être vérifiée par la recherche sur les

    relations entre département de C. St John et L. Rue (1991) : la hiérarchie est corrélée

    négativement aux mécanismes de coordination coopératifs, favorisant la collaboration

    entre les divisions13.

    Pourtant les actes de coopération sont nombreux dans l’organisation et, sans eux, le

    fonctionnement d’une organisation productive ne pourrait être assuré. Ce fameux lien de

    9 A. Abbot, From causes to events, notes on narrative positivism, Sociological methods and research, vol. 20, n°4, pp. 428-455, mai 1992. 10 B.P. Pentland, Building process theory with narrative : from description to explanation, Academy of Management Review, vol. 24, n°4, pp. 711-724, 1999. 11 H. Tsoukas, The validity of idiographic research explanations, Academy of Management review, vol. 14, n°4, 1989, pp. 551-561. 12 A. Breton & R. Wintrobe, The logic of bureaucratic conduct, Cambridge University Press, 1982. 13 C. St John & L. Rue, Research notes and communications: Co-ordinating mechanisms, consensus between marketing and manufacturing groups and marketplace performance, Strategic Management Journal, vol. 12, pp. 549-555, 1991.

  • INTRODUCTION GENERALE

    11

    subordination, constitutif de l’organisation, ne peut lui-même être compris sans faire

    référence à la notion de coopération. Pour qu’il puisse s’exercer, ce lien doit en effet être

    auparavant reconnu comme légitime par l’employé. L’individu s’impose lui-même cette

    autorité, l’acte structurant de la relation d’emploi est bien la signature du contrat de

    travail ; il peut être considéré comme le premier acte d’une coopération entre l’employeur

    et l’employé.

    P. Romelaer (1998 :2)14 évoque ainsi un niveau minimum de coopération nécessaire au

    fonctionnement de l’organisation. Cette « coopération contrainte » est fondée sur un

    “ degré minimum de bonne volonté que toute personne, dans toute organisation, manifeste

    ou doit manifester pour que l’organisation fonctionne ”. Parce que le contrat de travail est

    fondamentalement incomplet, tout individu doit « s’accomoder un minimum des

    incertitudes, des ambiguïtés et des incohérences qui existent dans le travail qui lui est

    prescrit ». Cette coopération n’existe pas seulement dans le cadre de la relation entre

    employeur et employé ; elle se développe également entre salariés comme « le degré

    minimal de communication et d’entraide nécessaire pour que le salarié ne soit pas rejeté

    par les personnes et les groupes parmi lesquels sa vie de travail se déroule. » (Romelaer,

    1998 :3, op. cit.).

    Avec le développement de logiques transversales dans l’organisation, différentes

    compétences d’un même niveau hiérarchique sont désormais combinées pour la réalisation

    d’un travail ponctuel. La coopération se construit dans la réalisation d’un produit commun

    et s’achève en même temps que son objet. Elle n’est pas simple échange mais processus de

    production de valeur. P. Romelaer (1998 :5, op. cit.) qualifie cette forme de coopération

    d’autonome, car les acteurs « définissent leur propre loi commune » tout en se coordonnant

    avec le reste de l’entreprise. Son objectif premier n’est pas de faire face ponctuellement à

    l’incertitude, mais de réaliser une mission, un projet, au travers duquel le groupe se

    construit en tant qu’équipe et développe des référentiels communs.

    Si des relations de coopération sont compatibles avec le lien hiérarchique et existent dans

    le fonctionnement d’une organisation, les transformations actuelles placent la coopération

    au centre de l’organisation et nécessitent ainsi d’autant plus son étude.

    14 P. Romelaer, Atelier 1 : la coopération, groupe permanent de réflexion, CNAM, journée de travail du 27 mai 1998.

  • INTRODUCTION GENERALE

    12

    Besoin pratique et nécessité théorique s’additionnent pour légitimer une recherche

    sur la génération de la coopération dans l’organisation. C’est l’objet de cette thèse.

    Mais comment faire ? Comment aborder les relations coopératives dans l’organisation ?

    L’équipe de travail, et plus particulièrement l’équipe plurifonctionnelle centrée sur un

    projet peut constituer notre « cheval de Troie ».

    L’équipe est en effet la structure coopérative par nature ; elle est définie par Le Robert

    comme « un groupe de personnes unies dans une tâche commune », elle évoque des

    images d’élan, d’effort collectif, de solidarité (Maisonneuve, 1999)15. Assez souvent, le

    système d’équipe reste plutôt une aspiration, un idéal, voire une invocation quasi magique

    à partir du mot lui-même et reste conditionnel : il faudrait, dit-on, promouvoir un

    « véritable travail d’équipe ».

    Le caractère incantatoire du terme pousse d’ailleurs les psychosociologues à utiliser plutôt

    la notion de groupe dont l’équipe est l’horizon. Le terme de groupe est en effet

    essentiellement descriptif tandis que le mot équipe inclut un aspect normatif positif : les

    deux notions sont souvent associées comme synonymes, l’une et l’autre étant les deux

    extrémités d’un même continuum (Maisonneuve, 1999, op. cit.). En ce sens, le terme

    équipe implique un processus de développement, un apprentissage du travail en commun

    qui ne connaît pas de fin.

    De manière générale, l’équipe est une clé de l’organisation traditionnelle du travail16. Dans

    sa genèse et son management tout d’abord, derrière le terme générique « d’entrepreneur »

    se cache souvent une équipe participant aux fondations et à la direction d’une entreprise.

    Dans son fonctionnement ensuite, tout département ou atelier s’organise suivant un travail

    d’équipe effectif réunissant des individus, en principe égaux, autour d’un chef détenant une

    autorité quasi complète. Depuis le milieu des années 80, se développe cependant une autre

    forme d’équipe, plurifonctionnelle, centrée autour d’un projet et donc temporaire.

    15 J. Maisonneuve, La dynamique des groupes, Collection Que sais-je ?, PUF, 1ère édition 1968, 13ème édition corrigée, 1999. 16 F.D. Hertog & T.Tolner Merit, Groups and teams, International Encyclopedia of Business and Management, vol. 2, Routledge, 1996, pp. 1705-1715.

  • INTRODUCTION GENERALE

    13

    Les équipes projet sont fréquemment citées lorsque les mutations organisationnelles sont

    énumérées. Leur caractère novateur réside dans l’intégration, au sein d’un même collectif

    de travail, des processus de conception, de fabrication et de commercialisation le temps du

    développement d’une innovation. Dans ce cas, le travail conjoint, et non plus séquentiel, de

    plusieurs départements sur un même projet innovant est présenté comme propice à une

    conception plus rapide, mieux adaptée aux contraintes des différents acteurs de l’entreprise

    et comme un moyen de répondre efficacement aux besoins du client. Des acteurs porteurs

    de compétences diverses sont ainsi impliqués le plus en amont possible d’une innovation

    sous la tutelle d’un directeur de projet, puissant acteur transversal.

    L’équipe projet présente plusieurs intérêts pour l’étude de relations coopératives. Elle est

    tout d’abord temporaire. La dynamique des relations coopératives peut donc être située

    dans le temps. Elle réunit ensuite des acteurs porteurs de compétences différentes et de

    même niveau hiérarchique, elle cherche explicitement ainsi à favoriser des relations de

    coopération entre fonctions. Elle est enfin centrée sur un projet concret qui peut jouer le

    rôle de « miroir » de la dynamique des relations coopératives à travers celle des savoirs

    collectifs.

    De plus, cette équipe est pour l’instant essentiellement étudiée de manière statique. En

    effet, plus que les équipes projet, c’est la gestion de projet qui est l’objet d’analyses et qui

    est d’ailleurs en train de constituer un véritable champ de recherche. Selon une étude de B.

    Ulri et D. Ulri (2000), la vision nord-américaine de ce champ est essentiellement centrée

    sur les outils de la gestion de projet17. En Europe, la recherche sur la gestion de projet est

    plutôt centrée sur son mode de fonctionnement et son impact sur les structures

    organisationnelles18. Lorsque la dynamique de l’équipe projet est étudiée, c’est pour

    s’intéresser aux modes d’apprentissage qui permettent la combinaison de différents savoirs

    et la production de connaissances (Nonaka, 1994 ; Hatchuel, 1994, Charue-Duboc, 1995 ;

    Friedberg & de Terssac, 1996)19, les recherches se concentrent alors sur la co-élaboration

    17 B. Ulri & D. Ulri, Le management de projets et ses évolutions en Amérique du Nord , juin-juillet-août 2000, pp. 21-31. 18 Les travaux du CRG et du CGS, déjà cités, apportent des éclairages très importants dans ce domaine, notamment dans l’industrie automobile, précurseur dans le développement de cette gestion de la conception. Une revue de cette littérature où le caractère novateur de ce type d’équipe est développé, peut être trouvée dans S. Dameron, Equipes projet, relation d’emploi et performance, mémoire majeur, DEA 101, 1996. 19 I.Nonaka, A dynamic theory of organizational knowledge creation, Organization Science, vol. 5, n°1, pp. 14-37. A. Hatchuel, Apprentissages collectifs et activités de conception, Revue Française de Gestion, juin-juin-août 1994. F. Charue-Duboc (dir.), Des savoirs en action, l’Harmattan, 1995. G. de Terssac & E. Friedberg (dir.), Coopération et conception, Octares Edition, 1996.

  • INTRODUCTION GENERALE

    14

    du projet mais sans décortiquer la dynamique relationnelle dans ses mécanismes de

    génération.

    Dans les recherches sur la gestion de projet, il semble ainsi manquer un pont, un lien, entre

    la structure qui articule les compétences et la production de nouveaux savoirs ; ce lien peut

    se trouver dans l’étude de la dynamique relationnelle.

    L’équipe projet est donc la structure sur laquelle nous allons nous appuyer pour

    comprendre la génération de relations coopératives dans l’organisation. Nous la

    définissons comme l’horizon d’un groupe inséré au sein d’une organisation

    productive, elle est constituée d’un leader et d’acteurs porteurs d’expertises

    différentes réunis durant la réalisation du projet.

    La question posée est donc celle de la génération de la coopération dans l’organisation,

    avec pour point d’entrée l’équipe projet comme une des formes structurelles de cette

    coopération intra-organisationnelle. La problématique générale de la recherche est ainsi la

    suivante :

    Comment la coopération se « génère »-t-elle dans l’organisation ?

    Pour répondre à cette problématique, notre processus de recherche est caractérisé par des

    aller-retours entre le terrain et la théorie, aller-retours qui sont explicités dans le chapitre

    méthodologique.

    Le point d’achoppement dans la restitution de ce type de recherche est la grille de lecture.

    Sa construction est en effet au cœur du travail d’aller-retour entre la revue de littérature, la

    collecte et les premiers traitements des données. Dans la présentation écrite de la thèse,

    quelle grille de lecture présenter au lecteur avant la restitution de l’analyse des données ?

    Celle initiale à la démarche de collecte des données, même si elle est finalement dépassée

    et qu’elle n’est pas utilisée dans le traitement des données empiriques ? Ou la grille de

    lecture finale, même si elle présente, par son enrichissement, des éléments essentiels de

    résultats de la recherche ?

  • INTRODUCTION GENERALE

    15

    Dans ce travail de restitution de la recherche, nous avons choisi la seconde solution. Nous

    défendons une thèse, et ceci tout au long de ce document. Nous défendons l’idée qu’il

    existe deux formes de coopération dans l’organisation, et que ces deux perspectives ne

    peuvent être pensées l’une sans l’autre lorsque l’on rentre dans la dynamique

    coopérative. Expliquons notre démarche de restitution.

    La thèse est scindée en deux parties.

    La première partie se découpe en trois chapitres et présente la justification théorique de la

    grille de lecture finale de la recherche, les lunettes en quelque sorte que nous avons

    chaussées pour traiter nos données. Cette grille de lecture est un des résultats de la

    recherche et un des éléments essentiels de notre thèse.

    En effet, face à la polysémie de la notion de coopération, mot à la mode donc sujet à

    projection, associations, emplois métaphoriques, l’ordonnancement de la littérature en

    gestion s’avérait une tâche délicate, en soi originale, et dans le même temps nécessaire.

    Dans l’analyse théorique des organisations, nous avons repéré une première forme de

    coopération générée par une rationalité calculatoire ; elle repose sur la complémentarité des

    ressources et soulève la problématique de la congruence des intérêts individuels. Nous

    l’avons qualifiée de « coopération complémentaire. ». L’étude de ce que peut nous

    apporter la littérature sur ses modalités et conditions de génération, ainsi que son

    déroulement, est l’objet du premier chapitre.

    Mais si la littérature en gestion se concentre sur les relations stratégiques et

    institutionnelles dans les rapports coopératifs, une première analyse des données a fait

    émerger une seconde forme de coopération générée par le besoin identitaire,

    d’appartenance à un groupe. Un retour à la littérature, en psychosociologie plus qu’en

    gestion, nous a permis d’ordonnancer des modèles théoriques qui donnent des pistes de

    réflexion sur les fondements, les conditions de potentialisation et le déroulement de cette

    coopération. Nous l’avons ainsi qualifiée de « coopération communautaire ». Son ancrage

    théorique est l’objet du deuxième chapitre.

    Nous avons donc construit, théoriquement, deux formes de génération de la coopération

    dans l’organisation. Mais si les deux perspectives théoriques sont contrastées dans la

    détermination des fondements et des conditions de génération de la coopération dans

    l’entreprise, elles deviennent en revanche ambivalentes quand on rentre dans son

  • INTRODUCTION GENERALE

    16

    processus. Comprendre la génération de la coopération nécessite de dépasser le dualisme

    théorique.

    Le troisième chapitre présente comment nous avons agencé ces deux formes de

    coopération ; nous justifions ainsi le cadre conceptuel qui a guidé la collecte des données et

    la grille de traitement de nos données sur la génération de la coopération au sein d’équipes

    projet. Ce chapitre propose en effet de dépasser le dualisme apparent de la coopération

    complémentaire et de la coopération communautaire en définissant trois dimensions

    transversales aux deux perspectives. Cette re-conceptualisation transversale de la

    coopération permet de préciser la problématique qui se décline en trois questions

    principales de recherche centrées sur le dualisme apparent des deux modes de génération

    de la coopération. Elle donne également le cadre conceptuel de cette recherche en

    définissant à la fois la grille de collecte des données et la grille de traitement des données

    qui va servir de guide dans la présentation et l’analyse des données.

    L’objet de cette première partie théorique est ainsi de proposer une grille de lecture

    originale des mécanismes générateurs de la coopération dans l’organisation, par un

    ordonnancement d’une littérature foisonnante, mais partielle en gestion, et éparpillée. Sa

    construction permet dans le même temps de préciser la problématique de la recherche et de

    la décliner en questions de recherche.

    La seconde partie de cette thèse se décompose également en trois chapitres et propose de

    démontrer la capacité descriptive et explicative de cette grille de lecture.

    Le quatrième chapitre présente l’architecture générale de la recherche. Nous cherchons à

    explorer et à réconcilier deux formes d’action coopérative dont les fondements

    épistémologiques s’opposent ; notre positionnement cherche à sortir du clivage entre

    l’individu et la structure pour interroger les interactions entre acteurs. Nous présentons

    ensuite notre stratégie de recherche. L’aspect multidimensionnel de la notion de

    coopération et le fait de s’intéresser à un processus fait d’interactions entraînent l’adoption

    de méthodes qualitatives et plus particulièrement de l’étude longitudinale de cas avec

    observation participante. Dans la détermination de notre niveau principal d’analyse, nous

    montrons explicitement l’intérêt et la représentativité théorique des équipes projet pour

    répondre à nos questions de recherche : elles constituent notre point d’entrée dans la

    coopération au sein d’une organisation. La démarche de collecte des données est présentée.

  • INTRODUCTION GENERALE

    17

    Elle s’étend sur plus de 16 mois, avec près de 50 journées d’observation retracées dans un

    journal de bord, la participation à des réunions et séminaires et la conduite formalisée de

    36 entretiens d’une durée moyenne d’une heure trente. Le traitement des données suit deux

    voies qui s’alimentent mutuellement. Une analyse de contenu, qualifiée de

    « dimensionnelle », permet de saisir l’interprétation des interactions par les acteurs. Une

    analyse processuelle de ces mêmes interactions a pour objet de repérer leur déroulement

    dans le temps.

    Sur les trois équipes suivies initialement, chacune dans une organisation différente, deux

    équipes projet sont finalement retenues pour leur congruence avec notre échantillon

    théorique et rendues typiques en fonction du projet qui les détermine et de leur

    configuration structurelle. La première équipe étudiée est constituée au sein du groupe

    SITA, filiale environnement de la société Lyonnaise des Eaux, afin de répondre à un appel

    d’offre concernant le retraitement des déchets de la région Rhône Alpes. La seconde se

    situe dans l’industrie automobile, chez PSA, société exemplaire dans la mise en place de la

    gestion de projet ; elle a en charge le développement d’un nouveau moteur HPi, à injection

    directe essence, qui est le pendant du moteur HDi diesel ; sa réussite peut constituer le

    début d’une nouvelle génération de moteurs dans les gammes de produits proposées par le

    constructeur. Ces deux cas traitent des équipes projet telles que nous les avons définies,

    mais se distinguent par leur contexte et leur structure.

    Dans le chapitre cinq, chacun des deux cas est analysé suivant les mêmes procédures et en

    trois temps. Tout d’abord le contexte organisationnel dans lequel est insérée chaque équipe

    est étudié afin de comprendre comment leur action se coordonne avec le reste de

    l’entreprise. Nous le verrons, cela n’est pas sans incidence dans la construction de leurs

    propres interactions, dans la génération d’une forme de coopération plutôt qu’une autre.

    Ensuite, l’analyse suit une double voie. Dimensionnelle, elle permet d’illustrer et de

    compléter notre grille de lecture, ce qui constitue le lien coopératif au cœur de la

    coordination de cette action collective. Processuelle, elle saisit les étapes, détours ou

    passages obligés dans la construction de ce lien. Ainsi les mécanismes générateurs de la

    coopération, à la fois état et processus, sont compris dans leurs deux acceptions,

    inséparables l’une de l’autre.

    Cette grille d’analyse commune entre les cas permet de comparer dans un sixième et

    dernier chapitre nos différentes situations, typiques de cette forme d’action collective.

    Cette comparaison est au cœur de la construction des outils conceptuels et de la

  • INTRODUCTION GENERALE

    18

    modélisation nécessaire à la compréhension de la génération de la coopération dans les

    équipes de projet.

    Nous concluons ce travail par ses apports théoriques et l’utilisation managériale qui peut

    en être faite pour le pilotage des équipes projet. Nous mettons en exergue les principales

    difficultés et limites de cette recherche qui permettent dans le même temps d’envisager des

    voies de recherche futures.

    Ce qu’on voudrait donc proposer ici, c’est en quelque sorte une conceptualisation

    dynamique du lien coopératif dans l’organisation, en l’appliquant au cas des équipes projet.

  • INTRODUCTION GENERALE

    19

    Présentation de la démarche de la thèse

    Introduction

    • Développement des modes de coordination coopératifs au sein des organisations • L’équipe projet comme «cheval de Troie» pour analyser la coopération au sein d’une organisation

    Comment la coopération se génère-t-elle dans l’organisation ?

    PARTIE I

    VERS UNE GRILLE DE LECTURE DE LA COOPERATION DANS L’ORGANISATION

    Chapitre 1 La coopération complémentaire

    Chapitre 2 La coopération communautaire

    Conclusion Apports conceptuels et managériaux Limites et voies futures de recherche

    Chapitre 3 Reconceptualisation transversale de la coopération

    PARTIE II

    LA GENERATION DE LA COOPERATION AU SEIN D’EQUIPES PROJET

    Chapitre 5 Analyse des cas

    Chapitre 6 Mécanismes générateurs

    Chapitre 4 Positionnement épistémologique et méthodologique

  • 20

    PREMIERPREMIERE PARTIEE PARTIE

    « Notre devoir est-il de chercher à devenir un être achevé et

    complet, un tout qui se suffit à soi-même, ou bien au contraire

    de n’être que la partie d’un tout, l’organe d’un organisme ? »

    Emile Durkheim (1930), De la division du travail social, PUF, 1996, page 4.

  • Introduction à la Première Partie

    21

    Le développement de logiques transversales dans les organisations positionne le lien

    coopératif au cœur des transformations actuelles. La mise en place pour une durée

    déterminée d’équipes plurifonctionnelles en charge d’un projet d’innovation dans

    l’organisation est exemplaire de cette tendance. Afin de pouvoir gérer ce capital

    relationnel, la connaissance des mécanismes générateurs de la coopération, qui à la fois la

    constitue et la dynamise, est une question essentielle à laquelle certaines analyses en

    gestion, mais aussi en économie, en sociologie et en psychosociologie, peuvent nous

    donner des éléments de réponse.

    Parce que la notion de coopération est le fondement de toute société en ce qu’elle donne

    sens aux relations entre individus, elle est centrale dans la réflexion en sciences sociales.

    Or il existe deux grands paradigmes du lien social : le paradigme holiste, considérant la

    société comme une totalité, et le paradigme individualiste, l’analysant comme une

    collection d’individus autonomes (Boudon & Bourricaud, 1982)20. Cette dichotomie va

    nous servir de trame et guider la réflexion sur les mécanismes générateurs de la

    coopération.

    L’évidence de cette distinction existe dès la Politique d’Aristote où l’auteur décline sa

    perception centrée sur l’individu dans la vie de la Cité et critique la vision collectiviste de

    la République de Platon. Cette dichotomie se retrouve avec des concepts similaires dans la

    sociologie européenne où le sociologue allemand F. Tönnies distingue la Société, pure

    juxtaposition d’individus ayant des relations passagères et apparentes, de la Communauté

    d’obligations partagées et de liens irréductibles. M. Weber (1917) s’en inspire

    explicitement lorsqu’il différencie la socialisation sociétaire, comme relations émergentes

    établies de façon purement rationnelle par finalité, de la socialisation communautaire, issue

    du respect de valeurs partagées et présupposant une collectivité d’appartenance21. A la

    20 R. Boudon & F. Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, 1982. 21 M. Weber (1917), Economie et société, Plon, 1971.

  • Introduction à la Première Partie

    22

    même époque, le sociologue français E. Durkheim (1930) distingue la solidarité organique

    de la solidarité mécanique22.

    L’objet de cette première partie est ainsi de repérer les mécanismes générateurs de la

    coopération dans l’organisation en suivant la même dichotomie. Présentons brièvement

    cette dichotomie de la relation coopérative.

    Durkheim appelle organique une solidarité fondée sur la différenciation des individus par

    analogie avec les organes de l’être vivant qui, remplissant chacun une fonction propre et ne

    se ressemblant pas, sont tous également indispensables à la vie. Cette solidarité est issue de

    la division du travail et fonde une forme de coopération qui se développe suivant des

    modalités contractuelles. Cette coopération est stratégique ; elle repose sur des calculs

    d’intérêts individuels dans la relation à autrui ; la coopération dure tant que ses gains

    excèdent ses coûts. L’individu, dans sa rationalité calculatoire, est ici au centre de

    l’analyse. Nous qualifions cette forme de coopération de complémentaire : c’est la

    complémentarité des fonctions divisées qui pousse les individus à coopérer.

    La solidarité mécanique en revanche est basée sur la ressemblance ; les individus

    s’assimilent au groupe et diffèrent peu les uns des autres ; ils adhèrent aux mêmes valeurs,

    éprouvent les mêmes sentiments et partagent les mêmes objectifs. Cette solidarité renvoie à

    la conscience collective définie comme « l’ensemble des croyances et des sentiments

    communs à la moyenne des membres d’une société » (Durkheim, 1930 :46, op. cit.). Cette

    solidarité fonde une forme de coopération qui se développe dans la construction, la

    protection et la défense de cette identité. On s’intéresse ici à la rationalité identitaire de

    l’individu, et c’est le groupe, comme entité porteuse de l’identité commune, qui est au

    centre de l’analyse. Nous qualifions cette forme de coopération de communautaire : c’est la

    préservation et la défense de cette communauté des croyances qui poussent les individus à

    coopérer.

    Bien entendu les deux formes de coopération peuvent se retrouver à des degrés divers dans

    toute action organisée. Ce qui nous intéresse ici c’est d’analyser la pertinence de cette

    typologie dans l’analyse des mécanismes générateurs de la coopération dans l’organisation.

    Cependant, le développement de formes organisationnelles coopératives comme les

    équipes projet, nécessite de dépasser le dualisme entre ces deux formes de coopération. Si

    22 E. Durkheim (1930), De la division du travail social, PUF/ Quadrige, 1996. La première publication de sa

  • Introduction à la Première Partie

    23

    les deux perspectives s’opposent dans la détermination des fondements de l’action

    coopérative, elles se rejoignent dans son caractère intrinsèquement dynamique et

    deviennent même ambivalentes dans la caractérisation de son processus. Pour sortir de ce

    dualisme, une reconceptualisation transversale de la coopération est nécessaire afin de

    réconcilier la tension entre complémentarité et homogénéité. Nous pouvons alors proposer

    une grille de lecture des mécanismes générateurs de la coopération dans l’organisation.

    Nous nous situons ainsi dans la problématique traditionnelle, mais qui n’a jamais été autant

    d’actualité, de la différenciation et de l’intégration initiée par P. Lawrence & J. Lorsch

    (1967)23.

    thèse date de 1898 ; 1930 correspond à une version retravaillée et modifiée de sa thèse initiale. 23 P. Lawrence & J. Losch (1967), Adapter les structures de l’entreprise, Collection “Les classiques”, Les Editions d’Organisation, 1994.

  • 24

    Chapitre I

    LA COOPERATION COMPLEMENTAIRE

    La mise en place de structures qualifiées de « coopératives » dans l’organisation reflète

    l’intérêt croissant pour le développement de relations de coopération à l’intérieur d’une

    entreprise. Pour maîtriser ces relations, nous cherchons à déterminer des mécanismes de

    génération de la coopération dans l’organisation.

    Certains courants s’intéressent à la question de la coopération autour de la différenciation

    des ressources et des compétences. Nous qualifions cette forme de coopération de

    « complémentaire », car elle est fondée sur le partage de ressources complémentaires ; elle

    se développe si ses gains excèdent ses coûts, dans un calcul d’intérêts dans la relation à

    autrui. L’individu, dans sa rationalité calculatoire, est ici au centre de l’analyse.

    L’objet de ce chapitre est ainsi de construire théoriquement cette forme de coopération, à la

    fois dans son principe générateur, son organisation et son processus.

    Dans l’organisation économique, la coopération commence dès la signature du contrat de

    travail, se soumet à une relation fondamentalement hiérarchique, et se construit dans des

    rapports de contribution-rétribution. Elle se déploie dans la pratique dans des

    comportements stratégiques, dans une recherche de gains de pouvoir (section I.A) . Les

    modalités structurelles de cette forme de coopération cherchent à résoudre la

    problématique de la divergence des intérêts individuels autour de mécanismes d’incitation

    spécifiques (section I.B). La coopération complémentaire se construit alors dans un

    processus de négociation dépendant de la répétition des interactions (section I.C).

    I.A. Les fondements de la coopération complémentaire dans

    l’organisation : une coopération contrainte et stratégique

    Au sein d’une organisation, le partage d’une tâche commune dans des relations de

    réciprocité peut se réaliser du fait de la complémentarité des ressources individuelles.

  • Chapitre I ~ La coopération complémentaire

    25

    Certains courants en théorie des organisations permettent de construire théoriquement cette

    forme de coopération. Suivant une perspective historique, la recherche des mécanismes

    générateurs de la coopération se concentre dans un premier temps sur la relation entre

    employeur et employés, notamment avec les analyses de F. Taylor (1911) et C. Barnard

    (1938), pour s’étendre à toute l’organisation avec la contribution de la sociologie de

    l’acteur (Crozier & Friedberg, 1977).

    I.A.1. Une coopération verticale assurée par des lois scientifiques

    Une première réflexion sur les formes de coopération au sein d’une organisation

    productive voit le jour avec l’école classique24.

    Le point commun à ces travaux est l’accent mis sur la rationalité des modes d’organisation

    et la formulation des principes d’un management efficace, que ce soit dans le domaine de

    l’organisation scientifique du travail25, du contenu de la fonction d’administration avec

    l’unité de commandement26, ou de la bureaucratie27. Dans une démarche pragmatique,

    F.W. Taylor et son contemporain H. Fayol (1916) définissent des préceptes dans la

    recherche de l’efficacité de l’organisation du travail. Si la coopération transversale est

    considérée comme contre-productive, Taylor, notamment, s’attache à favoriser les relations

    de coopération entre employeur et employés : l’auteur cherche en effet à déterminer des

    lois scientifiques assurant la réciprocité des gains d’une meilleure productivité.

    I.A.1.a) L’organisation du travail selon H. Fayol et F. Taylor28

    Le développement des premières théories de l’organisation est lié à l’essor de la production

    de masse qui nécessite des innovations organisationnelles autant que des innovations

    techniques. A la fin du siècle dernier, la situation est en effet caractérisée par le faible

    24 « L’école classique » en théorie des organisations désigne les « premiers » écrits relatifs au management, qui datent de la fin du 19ème siècle au début du 20ème siècle. Cependant, cette naissance des théories des organisations est à relativiser. Les travaux d’Adam Smith au XVIIIème siècle, avec son célèbre exemple de la fabrique d’épingle, sont déjà précurseurs. 25 F.W. Taylor, Les principes de la direction scientifique des entreprises, 1911. 26 H. Fayol, Administration industrielle et générale, 1916. 27 M. Weber, 1917, op. cit.. 28 Ce paragraphe s’appuie notamment sur l’analyse historique de D. Chabaud des formes d’équipes dans l’organisation dans Equipes et coûts de transaction, une analyse néo-institutionnelle de l’organisation du travail dans l’industrie automobile, Thèse en Sciences Economiques, Université Paris I Sorbonne, 1998.

  • Chapitre I ~ La coopération complémentaire

    26

    contrôle de l’organisation par les propriétaires (Chandler, 1977)29. Ces derniers

    s’interrogent peu sur les méthodes de direction des usines, les ateliers sont régis par des

    systèmes de sous-traitance interne dans lesquels le contremaître a la haute main sur la

    gestion des processus de production et de gestion du personnel30. Ce système de contrats

    internes conduit le chef d’entreprise à se focaliser sur la coordination entre les groupes, via

    ses relations avec les contremaîtres, mais fait négliger la coordination au sein des groupes

    de salariés. F. Taylor (1911, op. cit.) souligne alors un phénomène de « flânerie

    collective », qui se traduit par la définition collective d’une norme de rendement, et est

    symptomatique de la collusion : la maîtrise de la coordination intra-groupe apparaît donc

    essentielle.

    Dans ce contexte, la recherche de F. Taylor (1911, op. cit.) se présente comme une

    démarche rationnelle de conception de l’organisation qui vise à éliminer le contrôle des

    ouvriers sur le processus de production. Elle se base sur la détermination de règles perçues

    comme universelles propres à assurer le meilleur rendement des ouvriers. Quatre principes

    sont à l’œuvre dans cette « gestion scientifique » marquée fondamentalement par la

    croyance dans l’importance de la spécialisation du travail et l’évitement de tout phénomène

    coopératif entre ouvriers, phénomènes systématiquement porteurs pour l’ingénieur de

    collusion à l’encontre du patronat.

    La spécialisation du travail, au centre des principes de cette organisation du travail, est à la

    fois verticale et horizontale. Elle consiste tout d’abord en un clivage entre la conception et

    l’exécution du travail ; la première est assurée par la direction, via le bureau des méthodes,

    la seconde par les ouvriers. Elle repose aussi sur la décomposition des tâches en séries

    d’opérations, cette parcellisation permet d’étudier la technique propre à chaque opération,

    et de transmettre par une formation systématique la technique à l’ouvrier.

    Cette spécialisation se retrouve même au niveau du commandement, le contremaître se

    démultiplie en autant d’experts spécialisés qu’il y a de fonctions. C’est sur ce dernier point

    qu’H. Fayol (1916, op. cit.) est en désaccord avec la conception taylorienne. Selon

    l’entrepreneur français, cinq principes de direction et douze principes de fonctionnement

    29 A.D. Chandler (1977), La main visible des managers, Economica, 1998. 30 Ce système constitue pour un ouvrier qualifié (contremaître) à s’engager par contrat à livrer un nombre déterminé de pièces pendant une période définie. Le titulaire du contrat recrute et paye sa propre main d’œuvre. Le propriétaire s’engage de son côté à fournir au contractant l’appareil de production et les matières premières. Le contremaître touche un salaire en tant que chef d’atelier et d’une partie du bénéfice généré par la production. (D. Chabaud, 1998, op. cit.)

  • Chapitre I ~ La coopération complémentaire

    27

    doivent guider les entreprise efficaces ; parmi les premiers, le principe d’unité de

    commandement, selon lequel un individu ne doit obéir qu’à un seul chef, ouvre le débat sur

    la modalité optimale d’encadrement des ouvriers. A l’impossibilité de trouver un supérieur

    universel connaissant tout et étant en mesure de statuer sur tout est opposé le risque de

    confusion et d’incohérence engendré par un commandement à plusieurs têtes. La

    conception de H. Fayol (1916) semble l’emporter à la fois sur le plan de la pratique et des

    idées (Chabaud, 1998, op. cit.)

    Atomisation des tâches et description précise a priori du poste de travail s’accompagnent

    ainsi de l’unicité de la supervision hiérarchique. Ces deux principes fondent l’organisation

    hiérarchique du travail qui prévaut encore aujourd’hui.

    I.A.1.b) Conséquences sur la perception de la coopération

    L’apport de Taylor (1911, op. cit.) est d’avoir perçu la nécessité d’une répartition nouvelle

    du travail par la préparation des tâches à accomplir. Tout travail doit subir une analyse

    préalable qui se fera à travers un examen minutieux de l’existant, décomposition la plus

    poussée possible des gestes préalables. Son erreur, pointée par P. Bernoux (1985)31, est

    d’avoir imposé une pratique sur le modèle de l’analyse ; de la décomposition des tâches,

    nécessaire à l’étude préalable, on est passé à la tâche décomposée.

    Ce cloisonnement a pour objet d’empêcher toute forme de coopération transversale,

    porteuse, selon F.W. Taylor (1911, op. cit.), du risque de collusion entre ouvriers qui

    cherchent à s’entendre pour s’écarter des procédures de contrôle. Cette vision de la

    coopération est proche de la théorie X de l’être humain considéré comme intrinsèquement

    paresseux et cherchant par tous les moyens à travailler moins tout en gagnant plus (Mc

    Gregor, 1960)32. Le regroupement des ouvriers est alors, pour l’auteur, un de ces moyens.

    Dans l’organisation scientifique du travail, l’ouvrier est un individu isolé, jamais situé à

    l’intérieur d’un groupe. Toute coopération transverse va ainsi à l’encontre de la bonne

    collaboration entre ouvriers et patronat.

    En effet, l’auteur ne cesse d’affirmer concevoir une organisation du travail qui permette

    une coopération verticale, entre les ouvriers et la direction. La direction doit fournir des

    moyens de stimulation au travailleur pour qu’il accomplisse sa tâche selon la meilleure

    31 P. Bernoux, La sociologie des organisations, Editions du Seuil, 4ème édition corrigée, 1990. 32 D., Mc Gregor, The human side of enterprise, McGraw Hill, 1960.

  • Chapitre I ~ La coopération complémentaire

    28

    méthode et à une bonne cadence. L’ingénieur américain souligne l’importance de la

    coopération patronnat-travailleurs : « Le système de direction scientifique a pour base la

    ferme conviction que les deux parties, patrons et ouvriers, sont uns et identiques ; que la

    prospérité de l’employeur ne peut exister d’une façon durable si elle n’est pas

    accompagnée de celle du salarié et, inversement, qu’il est possible de donner à l’ouvrier

    ce qu’il recherche ardemment de son côté » (cité par D. Chabaud, 1998 :24)33.

    Pour cela, le rôle de la direction est de rassembler les connaissances détenues de prime

    abord par les ouvriers, de les enregistrer, de les classer et de les réduire en règles et lois.

    Ces lois scientifiques, donc non discutables selon Taylor (1911)34, sont les vecteurs de la

    coopération entre les ouvriers et la direction, en assurant l’intérêt commun de la

    collaboration : « Quand ces lois sont appliquées dans le travail journalier des entreprises,

    grâce à la coopération intime et cordiale de ceux qui appartiennent à la direction, elles

    entraînent invariablement, tout d’abord, une production unitaire beaucoup plus

    importante, qui est d’une qualité bien meilleure, ensuite l’entreprise peut payer des

    salaires plus élevés aux ouvriers et elle peut elle-même gagner un bénéfice plus

    important » (cité par P. Bernoux, 1985 :66).

    Selon cette perspective normative, la coopération doit être uniquement verticale, entre les

    ouvriers et la direction35. Elle se fonde sur la diffusion et le respect des lois scientifiques de

    l’organisation du travail qui permettent de retirer un gain pour les deux parties.

    33 F. Talor, 1911, op. cit., page 21. 34 F.W. Taylor est marqué par la vision, à cette époque dominante, de la science comme bienfait de l’humanité, vision sublimée par M. Berthelot dans Science & Morale, en 1897, qui est contemporain de l’auteur. Les écrits de K. Popper, positionnant la capacité de réfutation au centre des critères de scientificité, sont postérieurs de plus d’un demi siècle. 35 On retrouve cette dichotomie entre relation horizontale et relation verticale dans les travaux de A. Breton & R. Wintrobe, The logic of bureaucratic conduct, Cambridge University Press, 1982. Les partenaires sont immergés dans des réseaux informels de confiance, compris comme un actif stockable, que l’on peut développer mais aussi laisser dépérir. Selon les auteurs, les stocks de confiance verticaux entre supérieurs et subordonnés sont des transactions efficaces alors que les réseaux horizontaux sont des transactions inefficaces tendant à abaisser la productivité. Pour reprendre l’analyse de B. de Montmorillon & J.-P. Pitol-Belin, ceci « proviendrait du fait que dans les réseaux horizontaux, les agents ont tout intérêt à se coaliser pour capter le maximum de ressources à leur profit collectif et donc particulier, tandis que, dans les réseaux verticaux, l’avantage particulier de l’individu passe par la satisfaction des objectifs du supérieur et donc in fine de l’organisation », Organisation et gestion de l’entreprise, Litec, 1995, p. 217. L’analyse de A. Breton et R. Wintrobe complète la perspective de F. Taylor sur la coopération en l’étendant aux relations informelles. Plus récemment, certains articles ont opposé hiérarchie (relation verticale) et coopération (relation horizontale), il est alors montré que l’intensité des contacts hiérarchiques sont inversement corrélés avec la fréquence des relations entre les départements ; C. St John & L. Rue, Research notes and communications :

  • Chapitre I ~ La coopération complémentaire

    29

    Cependant, cette « coopération intime et cordiale » semble délicate, à la fois du côté de la

    direction qui devra faire appliquer le plus rigoureusement possible les lois, et du côté des

    ouvriers qui se retrouvent dépossédés des connaissances qu’ils avaient. Un des objectifs du

    système est de supprimer la négociation, or peut-il y avoir coopération sans négociation ?

    L’effet pervers du système taylorien est de donner tout pouvoir à la direction en attribuant

    à ce pouvoir l’épithète de scientifique. La seule raison de la coopération est ici le salaire ;

    mais s’il est une condition nécessaire, il ne peut être une condition suffisante. Ainsi, selon

    P. Bernoux (1985 :66, op. cit.), « le reproche principal fait au taylorisme d’être l’antithèse

    d’une collaboration (principe que Taylor pourtant ne cesse d’affirmer) est justifié »36.

    En ce sens, cette vision du travail confère une place limitée à une manifestation structurelle

    de la coopération transversale : l’équipe (Chabaud, 1998, op. cit.). Elle n’est qu’une

    instance de base du contrôle hiérarchique, l’équipe est l’unité au bas de l’organisation,

    premier lieu de surveillance et de transmission des ordres. Le terme équipe est en fait

    usurpé. Elle reste en effet un simple groupe tant les potentialités relationnelles de celle-ci

    sont abhorrées par cette conception du travail. L’équipe, par définition porteuse de

    coopération transverse, est donc ici potentiellement source de conflits et son

    développement est fortement limité37.

    L’analyse de C. Barnard (1938) place au contraire l’équipe au centre de la structure

    organisationnelle en conceptualisant l’organisation comme système de coopération, tout en

    positionnant le dirigeant au cœur de ce système38.

    I.A.2. Dirigeants et systèmes d’incitations au centre des rapports

    coopératifs

    Le questionnement sur la nature des motivations des parties prenantes à collaborer entre

    elles est au cœur des théories organisationnelles ; c’est l’objet des analyses sur la relation

    d’emploi, sur la relation contribution-rétribution entre employés et employeurs, qui

    co-ordinating mechanisms, consensus between marketing and manufacturing groups, and marketplace performance, Strategic Management Journal, vol. 12, 1991, pp. 549-555. 36 P. Bernoux, op. cit. page 66. 37 Encyclopédie du management, article Groups and teams. 38 C. Barnard (1938), The functions of the Executive, Harvard University Press, 1968.

  • Chapitre I ~ La coopération complémentaire

    30

    dépasse largement la seule interrogation sur le salaire. Chez C. Barnard (1938, op. cit.), la

    réflexion questionne explicitement la notion de coopération au sein de l’entreprise et tente

    sur cette base de fonder une théorie globale de l’organisation.

    I.A.2.a) L’entreprise comme structure complexe de coordination

    L’auteur analyse l’organisation complexe qui repose sur la combinaison d’un ensemble de

    groupes élémentaires de travail. « Toute organisation de caractère complexe naît

    d’organisations petites, simples. La masse [des participants] doit être décomposée en

    petits groupes avec des chefs de groupe ». Or l’important dans le groupe est la structure

    d’interactions, dans un système fondé sur la nécessaire volonté de coopérer : « le système

    d’interactions apparaît être la base pour le concept de « groupe » dans le sens où ce mot

    est employé en connexion avec les systèmes coopératifs. » (Barnard :1938, 70, op. cit.) La

    coopération est au centre du fonctionnement de l’organisation.

    Quelle qu’elle soit, « l’organisation, simple ou complexe, est toujours un système

    impersonnel qui coordonne les efforts humains ; il y a toujours un but comme principe

    unificateur et coordinateur ; il y a toujours une capacité de communiquer ; il y a toujours

    la nécessité d’une volonté personnelle de participer et de maintenir l’efficacité par rapport

    à l’objectif défini et la continuité des contributions. »

    Capacité de communication, objectif commun et volonté personnelle fondent ainsi la

    coopération dans l’organisation, où l’équipe est l’unité élémentaire de travail. La capacité

    de communiquer est multipliée par la combinaison de structures simples, elle est la

    contrainte structurelle de la coopération. En revanche, but commun et volonté de participer

    fondent plutôt les ressorts de la motivation à coopérer. Développons ces trois dimensions.

    D’une part, l’auteur se préoccupe du fonctionnement de ces unités élémentaires, qui

    s’apparentent pour nous à des équipes, et de leur insertion au sein de l’organisation

    complexe, en soulignant les nécessités de la communication. En effet, la structuration de

    l’équipe doit permettre une économie des coûts de communication, et pour cela doit limiter

    le nombre de canaux. Ainsi préconise-t-il de placer le leader de l’équipe au centre de celle-

    ci, comme canal central de communication. Cependant « un tel leader est limité en temps

    et en capacité de communication » (Barnard, 1938 :112, op. cit.) ; les besoins et les

    difficultés de communication déterminent alors la structure de coopération, plus

    précisément la taille de l’équipe afin que le leadership reste efficace.

  • Chapitre I ~ La coopération complémentaire

    31

    Les exigences de communication comme contrainte structurelle positionnent ainsi l’équipe

    comme unité élémentaire de travail, sa taille est limitée suivant les capacités du leader à

    centraliser les informations. Cependant, si la capacité de communication est une condition

    nécessaire de la coopération, elle n'est pas suffisante ; les individus doivent être d’autre

    part motivés pour coopérer. Selon le manager américain, cette motivation repose sur un

    calcul coût-avantage de l’intérêt de la participation.

    La décision de coopérer dépend d’un calcul rationnel de l’individu : celui-ci participe dès

    lors qu’il en retire une satisfaction. C’est la capacité de l’organisation à satisfaire les

    besoins de ses employés qui est la source de leur coopération, tout repose alors sur les

    systèmes d’incitation mis en place.

    Au cœur de la coopération de l’employé avec l’organisation, se tient ainsi le jeu des

    récompenses et des sanctions sur lequel le détenteur de l’autorité ou du pouvoir s’appuie

    pour obtenir les comportements désirés. Le rôle du dirigeant est alors au centre du système

    contribution-rétribution. Le dirigeant contrôle les stimulants parce qu’il sert

    d’intermédiaire dans le processus d’échange ; c’est par ses efforts que des contributions

    sont obtenues, coordonnées et converties en stimulants. Il est le pivot de ce système, et tous

    les échanges passent par lui.

    L’organisation est ainsi un système coopératif distribuant des récompenses incitatives, où

    le dirigeant a une position centrale.

    I.A.2.b) Une coopération qui demeure toutefois essentiellement verticale

    La contribution de C. Barnard (1938, op. cit.) au développement d’une étude spécifique

    des organisations est non seulement centrale, mais également unique. L’auteur établit

    l’importance d’une analyse des organisations distincte d’une conception soit strictement

    technique, dans le prolongement de la doctrine taylorienne, soit strictement administrative

    telle que trouvée les travaux de H. Fayol (1916). C. Barnard (1938, op. cit.) conçoit

    l’organisation comme un système social d’interactions complexes et place la coopération

    entre ses membres au centre de la permanence des organisations ; H. Simon (1945)

    s’inspire ainsi de l’auteur lorsqu’il écrit : « la cohésion de l’ensemble humain que constitue

    une organisation et la cohérence des actions individuelles qu’elle requiert sont le produit

  • Chapitre I ~ La coopération complémentaire

    32

    d’un consensus et de la coopération qui s’instaure entre ses membres. »39 Contrairement à

    l’approche de F. Taylor (1911, op. cit.), l’auteur reconnaît l’existence d’une dimension

    informelle dans la structure organisationnelle ; le management est alors, avant tout, la

    capacité d’intégrer les composantes formelles et informelles des organisations.

    La notion de coopération allie donc ces deux dimensions. La première plus formelle est

    celle de la contrainte structurelle liée aux capacités de communication ; l’équipe, centrée

    autour d’un chef, est la réponse à cette contrainte. La seconde interroge les ressorts de la

    motivation autour d’un but commun et de la volonté de participer.

    Le second apport de l’auteur dans la compréhension de l’organisation complexe est d’avoir

    mis l’accent sur les facteurs qui peuvent inciter les employés à mobiliser leurs capacités au

    service des buts de l’organisation. En parlant de système de coopération, C. Barnard met

    au centre de ses propos la relation d’emploi, unissant employeur et employé au travers du

    système de contribution et de rétribution. Sa vision de la coopération est ainsi proche de la

    notion de contrat psychologique définit par E.H. Schein au travers duquel s’articule le

    consentement des membres d’une organisation au système d’autorité en vigueur : « Mon

    hypothèse centrale est que l’efficacité du travailleur, l’ardeur et le dévouement qu’il

    manifeste à l’égard de l’organisation et des buts qu’elle poursuit, la satisfaction qu’il tire

    de son travail dépendent dans une large mesure de deux conditions : 1° du degré de

    concordance entre ce qu’il pense pouvoir attendre de l’organisation et lui devoir, et ce

    qu’elle compte donner et recevoir ; 2° cette concordance étant supposée, de la nature de

    l’échange : salaire en échange du temps de travail ; satisfaction des besoins de sécurité

    […] ; ou diverses combinaisons de cela et d’autres choses »40

    Cependant, tout comme l’ingénieur américain, C. Barnard analyse la génération de

    relations coopératives comme dépendante d’un un calcul rationnel identifié dès le contrat

    de travail. Tout l’accent est mis sur les systèmes d’incitation.

    Si l’intuition forte que la coopération dans l’entreprise n’est pas le fruit spontané d’un

    quelconque lien communautaire est un apport indéniable, la thèse du manager américain

    demeure abstraite. Elle ne décrit en effet pas des formes organisationnelles facilitant ou

    non ce système de coopération, elle ne rentre pas dans le processus, et n’explicite pas les

    39 H.A. Simon, Administrative behavior, New York, The Free Press, 1945 ; trad. : Administration et processus de décision, Paris, Economica, 1983. 40 A. Desrumeaux (1998, op. cit.) cite E.H. Schein, Psychologie et organisations, Hommes & Techniques, 1971, page 69.

  • Chapitre I ~ La coopération complémentaire

    33

    problèmes de mesure des contributions et rétributions. Ainsi, dans l’unité élémentaire de

    travail qu’est l’équipe, si le système d’interactions est présenté comme central, seul le rôle

    du leader est explicité.

    En outre, le dirigeant est présenté comme omniscient et omniprésent, au centre du système

    d’incitation, distribuant des stimulants à ses collaborateurs selon l’importance de leur

    contribution. Cependant, s’il est juge, l’analyse oublie qu’il est en même temps partie de ce

    système. Comme tous les autres collaborateurs, le dirigeant apprécie généralement

    l’organisation non pour ce qu’elle est, mais pour les récompenses qu’elle lui apporte

    (Gergiou, 1973)41 ; en ce sens, il se peut que son engagement soit considérablement

    inférieur à celui des autres membres de l’organisation, notamment dans l’entreprise

    managériale au sens de Berle et Means (1932)42.

    Enfin, cette glorification du dirigeant est erronée lorsqu’elle place ce dernier à la source

    des récompenses organisationnelles. La plupart des échanges ne passent en effet pas par lui

    et même ont lieu sans qu’il en ait connaissance, voire contre son gré. En développant le

    modèle des incitations : « l’organisation dans son ensemble est constituée d’une série

    complexe d’échanges ramifiés et entrecroisés entre les individus et les groupes, ayant pour

    but de maximiser les récompenses qu’ils tirent de l’organisation » (Gergiou, 1973 , op.

    cit.). Le pouvoir des collaborateurs dépend des contributions qu’ils font aux autres

    individus et groupes plutôt que de l’appréciation du dirigeant quant à leur contribution à la

    survie de l’organisation.

    L’ingénieur et le manager américain placent ainsi la rationalité calculatoire au cœur de la

    génération de la coopération dans l’organisation. Cependant, leur apport à notre

    construction théorique, la coopération complémentaire, reste intrinsèque au modèle

    hiérarchique ; cette dernière est envisagée uniquement dans une perspective verticale, dans

    la relation employeur-employé. Elle ne permet pas de comprendre les relations de

    coopération qui peuvent se construire entre employés. C’est une coopération contrainte qui

    repose sur le soutien des employés aux chemins donnés par la direction générale, une

    forme de bonne volonté construite et entretenue.

    41 P. Gergiou, The goal paradigm and notes toward a counter paradigm, Administrative Science Quaterly, 18 (3), sept. 1973, pp. 291-310, traduit dans J.-F. Chanlat & F. Seguin, L’analyse des organisations, une anthologie scientifique, Gaëtan Morin, 1992. 42 A.A. Berle & G.C. Means, The modern corporation and private property, Macmillan, New York, 1932.

  • Chapitre I ~ La coopération complémentaire

    34

    En ce sens, la méfiance à l’égard des relations horizontales semble perdurer ; de manière

    générale, pour l’entreprise, l’équipe est une force à son service, mais qui peut se retourner

    contre elle. D’où la circonspection à l’égard de la notion de coopération au sein de

    l’équipe : tout groupe qui s’isole est un groupe qui conspire, ou qui peut conspirer (Azieu

    & Martin, 1997)43.

    I.A.3. Une vision plus stratégique de la coopération intra-organisationnelle

    Les approches précédentes permettent de placer la rationalité calculatoire au cœur de la

    coopération complémentaire. Dans le même temps, elle mettent l’accent sur des

    mécanismes de coordination et d’incitation à mettre en œuvre pour s’attacher la

    coopération des salariés, ceci en vue d’atteindre les objectifs des dirigeants. Elles cherchent

    alors à définir des modes de coordination et d’incitations.

    L’approche de M. Crozier et E. Friedberg (1977) suit le mouvement inverse ; elle

    privilégie l’intention stratégique de l’acteur sur les déterminismes structurels44. Si les

    auteurs reconnaissent l’influence des modes d’organisation du travail, ces derniers ne sont

    pas l’objet de l’analyse mais y servent plutôt de cadre : les stratégies des acteurs sont

    étudiées en fonction de l’organisation dans laquelle elles se déploient. De plus, les

    sociologues étendent le champ d’analyse de la coopération dans l’organisation aux

    relations entre acteurs et leurs réflexions dépassent le seul cadre de la relation de l’employé

    avec son employeur. La grille de lecture des deux sociologues permet de relire la

    coopération dans l’organisation ; elle devient « stratégique » suivant la terminologie de P.

    Romelaer (1998)45.

    I.A.3.a) L’intention stratégique : entre liberté et déterminisme

    Au-delà d’une vision mécaniste de l’organisation comme « problème technique », comme

    une machine qu’il faut agencer rationnellement, l’organisation est ici considérée comme un

    43 D. Anzieu & J.-Y. Martin, La dynamique des groupes restreints, PUF, treizième édition 1997, première édition 1968. De la même manière, on peut comprendre la méfiance que la plupart des civilisations ont témoignée aux petits groupes spontanés, ou encore la méfiance des églises à l’égard des sectes. 44 M. Crozier & E. Friedberg, L’acteur et le système , Editions du Seuil, 1977 45 P. Romelaer, Atelier 1 :la coopération, miméo, groupe permanent de réflexion, CNAM, journée de travail du 27 mai 1998, p. 4. Le terme « coopération stratégique » lui est emprunté.

  • Chapitre I ~ La coopération complémentaire

    35

    lieu de confrontation des rationalités partielles, locales. L’individu joue son rôle attendu,

    appris tout au long des processus de socialisation, mais il n’est jamais enfermé dans celui-

    ci. En tant qu’acteur, il ne joue d’ailleurs pas seulement son rôle mais aussi avec son rôle ;

    il est capable d’interprétation en mettant à profit les ambiguïtés et contradictions que celui-

    ci recèle.

    Comme C. Barnard (1938, op. cit.), les auteurs articulent relations formelles et informelles.

    Surtout, leur questionnement est centré sur les phénomènes de coopération dans l’action

    collective comme construit social. Mais contrairement au manager américain, les

    sociologues ne se limitent pas aux phénomènes de coopération verticale, à l’acceptation du

    système d’autorité ; ils élargissent son étude à l’ensemble des interactions au sein d’une

    organisation. Dès l’introduction de L’acteur et le système, les auteurs posent ainsi

    clairement le problème : les modes d’organisation « ne constituent rien d’autre que des

    solutions toujours spécifiques, que des acteurs relativement autonomes, avec leurs

    ressources et leurs capacités particulières, ont créées, inventées, instituées pour résoudre

    les problèmes posés par l’action collective et notamment, le plus fondamental de ceux-ci,

    celui de leur coopération en vue de l’accomplissement d’objectifs communs, malgré leurs

    orientations divergentes » (Crozier & Friedberg, 1977 :15, op. cit.).

    De plus, et c’est là la divergence fondamentale avec les visions antérieures de la

    coopération, les auteurs dénoncent la rationalité a priori du modèle

    contribution/rétribution : « l’acteur ne se détermine pas du tout en fonction d’un bilan qu’il

    établirait, de ce qu’il a donné et de ce qu’il a reçu, mais, au contraire, en fonction des

    opportunités qu’il distingue dans la situation et de ses capacités à s’en saisir » (Crozier &

    Friedberg, 1977 :49, op. cit.). L’acteur saisit dès qu’il le peut les opportunités d’obtenir un

    profit, une augmentation, un promotion ; les arguments pour justifier ses demandes sont

    généralement découverts chemin faisant, voire après coup. Le modèle contribution-

    rétribution est alors une rationalisation a posteriori d’une argumentation en vue d’obtenir

    un profit. Les auteurs opèrent ainsi un retournement, l’équilibre contribution-rétribution

    n’est plus la cause de l’action collective mais bien un de ses produits.

    M. Crozier et E. Friedberg opposent une seconde critique à ce modèle ; cet équilibre a un

    sens si les deux notions de contribution et de rétribution sont mutuellement exclusives, or

    l’opacité du contexte organisationnel « oblige les acteurs à des compromis, à des détours

    dans leur action, les forçant à la limite à tricher avec leurs propres objectifs ou « biaiser »

    avec les « besoins » de leur personnalité » (Crozier & Friedberg, 1977 :50, op. cit.). Si elle

  • Chapitre I ~ La coopération complémentaire

    36

    s’inscrit dans le cadre d’une rationalité procédurale, cette critique repose aussi sur la

    volonté des auteurs de montrer la nature artificielle de la séparation conceptuelle entre

    l’idée d’organisation et celle d’acteur. On ne peut comprendre l’une sans l’autre ; il en va

    alors de même pour les notions de rétribution et de contribution.

    Quatre postulats président ainsi à l’analyse stratégique : l’organisation est un construit

    contingent, l’acteur est relativement libre, il existe un écart entre les objectifs