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Geneviève nous est arrivée en 1939, par une

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maussade matinée de septembre, alors que se déclenchait une guerre atroce aux incalculables conséquences. Et ce fut Guéret qui vit son entrée dans la vie.

Pourquoi Guéret ? Parce qu’en raison des difficultés de l’heure et du départ d’un grand nombre de médecins pour l’armée, on pouvait trouver là une clinique présentant toutes les garanties. Et aussi parce que Guéret, étant la résidence de ma belle-sœur et de mon beau-frère, constituait un point de réunion familiale…

24 septembre 1939… Un coup discret frappé à la porte me réveille dans la chambre que j’occupe chez mon beau-frère… On attend l’événement…

– Albert !… Venez vite ! On vient de téléphoner de la clinique… Vous avez une fille !… Une belle petite fille !… Elle pèse sept livre et demi !…

Une fille !… A franchement parler, j’éprouve une petite déception… Une fille ? J’eusse de beaucoup préféré un garçon !… Mais qu’importe, il faut faire vite…

En peu de temps je m’habille, bâcle une courte toilette, et avale en vitesse une tasse de café avec mon

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beau-frère. Puis, à la hâte, nous voilà partis tous les deux dans sa petite auto qui nous emmène vers le Boulevard Chêne Vert.

Les rues de Guéret sont désertes. L’auto file rapidement sur la chaussée glissante et toute luisante d’humidité… Cà et là, des volets s’ouvrent. La ville s’éveille timidement, une ville en état de guerre où les prescriptions de la défense passive sont minutieusement observées…

Enfin, voilà la clinique… Elle semble sommeiller elle aussi, mais j’aperçois un rais de lumière à la fenêtre de la chambre qui donne sur la rue… Un petit serrement de cœur… C’est là qu’elles attendent… Annie et la nouvelle venue… Là que je vais voir pour la première fois ma fille !… Mon enfant !

A la fraîcheur glacée du matin succède l’atmosphère tiède, imprégnée d’odeurs de pharmacie de la clinique… Je précède déjà mon beau-frère dans l’escalier conduisant au premier…

Me voici sur le seuil. Une infirmière, fantôme blanc et indécis, se dresse dans la pénombre, mettant un doigt devant ses lèvres pour m’intimer le calme et la pondération… Ma belle-mère qui vient à notre approche discute avec nous, s’agite, fort émue des suites et des difficultés de l’opération…

Mais je suis déjà dans la chambre… Annie est là, sur son lit. Dieu, qu’elle est pâle. Ses yeux sont cernés… Je m’approche sur la pointe des pieds, violemment ému… Je risque quelques paroles, j’essaie de plaisanter afin d’attirer un sourire sur ses pauvres lèvres décolorées… Je prends la main qui pend sur le rebord du lit… Elle est faible, sans force… Oui, l’opération dut être rude…

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Le berceau est là… Une toute petite forme y gît, indécise dans l’ombre qui envahit encore la pièce… Ma fille !

Je me penche. Un léger vagissement se fait entendre. Une émotion jusqu’alors inconnue s’empare de tout mon être. Elle est loin la petite déception de tout à l’heure ! Fille ou garçon, peu importe ! Je suis papa !… Papa !… Mot dont j’apprécie pour la première fois à sa juste valeur toute la douceur et toute l’importance…

Le silence est de nouveau revenu dans la pièce. Jehan sort avec ma belle-mère et je reste immobile au chevet de ma petite, ne pouvant plus me lasser de contempler ses mains minuscules qui émergent toutes roses de la brassière, et le visage tout meurtri aux paupières closes qui se détache sur la blancheur des draps…

Les brèves déclarations du Docteur à son égard m’ont rassuré… Et je suis si heureux d’avoir une fille que je ne puis parvenir à me détacher de cette réalité palpable qui s’offre à ce moment à mes regards… Des larmes viennent perler entre mes cils. Je les sens qui coulent sur mes joues, mais je reste immobile un long moment, penché sur ce berceau qui renferme toutes mes espérances, toutes mes meilleures raisons de vivre aussi…

Nous l’appellerons Geneviève. Pourquoi Geneviève ?… C’est un nom qui recueille les suffrages d’Annie. Un nom que, de ma part, j’ai toujours aimé et qui me rappelle bien des souvenirs !

Sainte Geneviève, patronne de Paris ! Paris n’est-elle pas la cité où se fit chez moi la lumière ?… Paris, ville incomparable et souveraine où je vécus pendant vingt-cinq ans !…

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En cette date tragique de 1939 où la ville semble menacée d’un danger quotidien, il me semble lui rendre un hommage en donnant à ma fille le nom de sa sainte et vénérée patronne… Oui, Geneviève, le nom est doux à prononcer. Il rappelle un des épisodes les plus touchants, les plus réconfortants aussi de notre Histoire…

L’état de guerre a fait naître des difficultés que l’on ne pouvait soupçonner quelques semaines auparavant. De plus, des organismes se sont constitués pour parer à toutes éventualités provoquées par le déclanchement des hostilités. Le Comité des Réfugiés est de ceux-là. J’en fais partie à Chambon, et j’en suis même nommé régisseur. Il convient donc de partager mon temps entre Chambon et Guéret, ce qui n’est pas précisément chose aisée en raison des quelques cinquante kilomètres qui séparent les deux villes.

Pendant tout le temps qu’Annie restera à la clinique, je ferai donc le va-et-vient, attendant non sans impatience le moment où petite Geneviève pourra faire son entrée à la maison, sa maison !…

La distance est longue entre la clinique et l’Avenue Gambetta où habite mon beau-frère et où je loge au cours de mon séjour à Guéret. La température ne se montre pas clémente. Comme je dois traverser la ville dans toute son étendue, il faut affronter rafales et coups de vent de septembre sous un ciel plus que jamais maussade. La marche n’est pas mon fort à la suite de l’accident qui m’est survenu quelques trente ans auparavant et qui m’a laissé impotent. Je fais de mon mieux malgré tout, et j’emporte les linges et les langes que l’on fait laver chez mon beau-frère… J’en rapporterai d’autres le soir…

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Le grand inconnu de l’avenir s’étend désormais devant nous… Je l’envisage avec confiance, et, si troublée qu’apparaisse la situation, si incertaines que s’annoncent nos possibilités matérielles, j’envisage demain avec la plus absolue confiance. Si petite, si frêle qu’elle soit, et encore toute meurtrie par les fers du forceps, Geneviève sera notre guide, notre petite étoile dans une existence qui commençait à s’annoncer monotone et bien vide de sens !…

Mais l’enfant est venu !… Des vers de Victor Hugo me viennent à la mémoire tout en marchant. Dieu soit loué !… Bien que Geneviève nous arrive après quatre ans de mariage, nous ne verrons pas la maison sans enfant !

Qui eût cru que le biberon, la toilette, le biberon de bébé présenterait une telle importance pour Annie et pour moi ?… Nous ne songeons qu’à cela pourtant, et quand arrive l’infirmière, une vivante et intelligente bretonne, nous n’avons d’yeux que pour Geneviève qu’elle manie, nettoie, couche, démaillote avec une dextérité qui traduit sa longue pratique des tout jeunes enfants.

Et comme elle n’engendre pas précisément la mélancolie, c’est entre nous trois un échange de propos et de réflexions qui viennent rompre agréablement avec l’atmosphère plutôt monotone de la clinique…

On ne parle que fort peu de la guerre, cette drôle de guerre où l’on se borne à se surveiller de part et d’autre de la Ligne Siegfried à la Ligne Maginot.

Geneviève, son poids, ses rations de lait quotidiennes, ses moindres gestes, font tout naturellement les habituels sujets de nos entretiens…

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Et, sans perdre une seule seconde car elle a plusieurs autres bébés à soigner, l’infirmière plaisante, rit…

On s’amuse beaucoup de l’article d’un illustré, France Magazine, qui imprime chaque mois des prédictions concernant le destin des personnes nées tel jour ou tel mois… Il se trouve que Geneviève, née le 24 septembre, se voit agrémentée d’un destin hors-série. Annie plaisante. Je ris aussi, mais l’idée que ma fille soit une créature supérieure ne m’est pas désagréable, loin de là… Tandis qu’elle s’agite et qu’on l’enveloppe, je la considère avec une infinie tendresse…

L’état d’Annie s’améliore. Le Docteur qui la visite matin et soir me dit toute sa satisfaction et m’annonce qu’elle pourra réintégrer Chambon à brève échéance. J’en suis positivement enchanté, cette vie en camp volant n’ayant rien pour moi de précisément agréable. Il me tarde de me retrouver sous notre vieux toit qui vit vivre tant de générations et qui, depuis bien longtemps, n’a point abrité le sourire et le sommeil d’un petit enfant.

Et ce sont pour moi des commissions d’un genre tout nouveau : tout en assurant la liaison avec l’Avenue Gambetta où se poursuit régulièrement le lavage des langes, je visite les différentes pharmacies afin d’approvisionner Geneviève en lait Nestlé… L’état de guerre fait en effet craindre une raréfaction de l’approvisionnement. Il importe donc de ne pas être pris au dépourvu… Décidément, je connais maintenant Guéret comme ma poche ! Le client des libraires que j’étais naguère franchit beaucoup plus souvent le seuil des épiciers et des pharmaciens, et c’est avec un sourire heureux que je rejoins la

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clinique où Annie, de mieux en mieux, reçoit enfin les visites de ses parents et de ses amis.

Que fait Geneviève pendant ce temps ? Toute petite, elle ne connaît de la vie qu’ombres et lumières… Des silhouettes se penchent sur elle, vers qui elle tend ses petits bras comme pour demander protection. Souvent, elle se blottit contre sa maman qui ne peut l’allaiter. Avec quel regard de fierté Annie la considère-t-elle !… Maintenant, ses souffrances et ses angoisses sont oubliées. Elle ne vit plus que pour cette petite chose vivante qui geint, s’agite ou s’immobilise… Il est si doux, si inestimable d’être maman !…

Les cicatrices des fers qui défigurent notre petite semblent devoir s’atténuer. Toutefois, je ne puis m’empêcher de déclarer en contemplant son faciès tout meurtri :

« Elle ressemble à Wallace Beery ! » On sait que Wallace Beery est un acteur de cinéma

américain spécialisé dans les scènes de bagarre et de violence… A la fin d’un combat de boxe reconstitué dans un film présenté jadis à Paris, je l’ai vu assez mal en point… Mais cette comparaison me fait sourire… Et je compte les heures qui nous séparent encore du retour à Chambon, Chambon où je dois aller auparavant afin de participer aux réunions du Comité des Réfugiés.

Doit-on réquisitionner telle ou telle maison ? En cas d’évacuation de réfugiés, quelles mesures d’hébergement doivent-elles être prises ? On discute à perte de vue pour résoudre ces problèmes…

Nous sommes une dizaine installés dans le cabinet du maire… Et chaque matin, à onze heures, sous la présidence de Monsieur Tardif, on hasarde les

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suppositions les plus diverses, on discute, on propose ou ergote… La drôle de guerre continue. Tout semble calme, mais ce calme semble à tous signe précurseur de cyclone ou de cataclysme…

Les Alsaciens sont hébergés en Dordogne… On nous annonce le cas échéant pour Chambon des réfugiés venant du Jura, mais est-on bien fixé ? Sait-on quelque chose ?

Au milieu de toutes ces discussions, ma pensée se porte souvent vers le berceau de Geneviève… Les heures s’égrènent… Encore un peu de temps et elle sera chez nous !… J’évoque les visages de nos chers disparus, de ceux qui aimaient tant la maison et qui seraient si heureux de l’y accueillir.

Et la discussion reprend. « Combien de lits dans la maison Montagne ?… »

* * *

Enfin, le grand jour est arrivé. Geneviève, Guérétoise par accident, Geneviève va devenir Chambonnaise.

C’est notre voiture qui va l’y emmener, la Celta qui nous conduisit, Annie et moi, à travers la France aux jours heureux de la paix… Avec quelle joie je vais quitter ces rues et ces places qui m’ont semblé si longues à parcourir ! Avec quel soulagement je verrai ma femme et ma fille enfin sorties de la clinique et de retour chez elles !…

Bien enveloppée, Geneviève est dans l’auto. Elle ouvre ses petits yeux noirs, les referme, inconsciente du déplacement qui se prépare. J’éprouve un

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soulagement profond quand je franchis le seuil de la clinique. Je dirais presque une impression de délivrance. Et Geneviève accomplit son premier voyage bercée par le ronronnement du moteur. Parfois je me retourne pour adresser un regard à cette petite chose emmitouflée… Inconsciente, elle dort pendant que les kilomètres succèdent aux kilomètres.

Des paysages familiers se déroulent. Je me sens heureux, profondément, à mesure que nous nous rapprochons de Chambon… Geneviève va retrouver notre maison, devenue sa maison… Mémé et Maria l’attendent avec impatience tandis que Mamé l’accompagne, assise auprès de sa maman. Le temps est beau. Un beau soleil d’automne parfois voilé par quelques nuages floconneux semble se mettre à l’unisson et éclairer la première randonnée de notre petite…

Et voici Chambon, Chambon qui me connut presque aussi petit qu’elle. Si la petite ville ne fut ni mon berceau, ni mon lieu de naissance, elle est par contre un nid de souvenirs bien chers à mon cœur ! J’y connus tant de mois heureux ! Grand-père et Papa reposent dans le cimetière placé à flanc de colline, et tant d’autres aussi que j’ai connus et que j’ai aimés…

C’est dans la vieille abbatiale de Sainte Valérie, trésor et parure de Chambon, que je me suis marié… Et, depuis que les temps sont incertains, j’ai quitté Paris pour me réfugier dans la vieille maison de famille.

Déjà l’auto s’engage à travers le lacis des vieilles rues qui traversent le quartier Saint Martial… La voilà la vieille maison… Elle arbore fièrement comme un titre de noblesse sa date de construction : 1610 !… Que de générations ont vécu sous son toit,

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laborieuses et paisibles !… Mais qu’il y a longtemps qu’elle n’avait abrité un enfant !

Geneviève franchit le seuil entre les bras de sa grand-mère… Mémé et Maria approchent, le visage épanoui… Rip, le cocker familial, est sorti de sa caisse, un peu interdit, et regarde cette nouvelle venue qu’on emmène furtivement pour éviter le froid de ce début d’Octobre… Geneviève, inconsciente, dort toujours. On la dépose bientôt dans la chambre, dans le berceau tout rose où se poursuivront désormais ses beaux rêves…

La vieille maison semble toute rajeunie. Le feu souffle dans le poêle. La Celta revenue au garage, je monte tout doucement, sur la pointe des pieds, et je me penche :

« Geneviève, tu es désormais chez toi ! » Et il me semble que tout autour de moi, les chers

disparus sourient et souhaitent la bienvenue à notre chère petite princesse… Jamais, je le répète, je n’eusse pu supposer qu’un tout petit être pût occuper une place aussi considérable dans ma vie !… Le biberon, le sommeil, la santé de Geneviève, le moindre de ses vagissements, de ses sourires, tout cela nous préoccupe !…

Et, jour après jour, ce sont les visites des parents, des amis… Chacun tient à rendre hommage à la nouvelle venue. De longue date, la chambre n’a vu défiler autant de personnes… Geneviève sourit, ferme les yeux, agite ses petites mains potelées, et, parfois, s’impatiente !

J’éprouve une très grande fierté quand on vante ses yeux noirs, si beaux, son teint, sa santé, son poids enfin qui ne fait que s’accentuer ! Et la pesée est devenue bien vite une véritable affaire d’état.

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Pourtant, à ses quatre mois, un détail nous inquiète. Geneviève demeure toujours aussi beau bébé, mais, le matin, elle est brûlante. Sa température dépasse 38 pour s’abaisser vers le soir. On s’étonne de cette fièvre anormale. Mamé et Papé, qui sont venus à Chambon pour les fêtes, déclarent qu’on ferait mieux de jeter par la fenêtre le maudit thermomètre qui procure ainsi inquiétude et perturbation, d’autant plus que Geneviève est en superbe forme.

Tous s’accordent pour vanter ses belles apparences qui font d’elles un très beau bébé. Avec cela, elle manifeste un solide appétit, biberons et bouillies sont rapidement expédiés.

Les nuits sont calmes et les promenades se succèdent. Quand le temps le permet, chaudement emmitouflée dans sa petite voiture que pousse le plus souvent Maman et parfois Mémé, Geneviève effectue ses premières sorties. Et beaucoup s’approchent pour la mieux voir. Beaucoup se sentent charmés par sa gentillesse et son sourire… Cette enfant n’aura pas de peine à conquérir Chambon tant on parle d’elle et tant elle semble intéresser bien des gens !

La drôle de guerre continue. Le calme dont jouit le pays peut à bon droit paraître anormal. Français et Allemands terrés de part et d’autres dans leurs lignes ne se livrent que de rares combats de patrouille… Mais, du fait des hostilités, Chambon ne possède plus de médecin, l’un et l’autre se trouvant mobilisés. Par bonheur, le Docteur Montagne revient à Chambon chaque Dimanche. Toujours dévoué, il passe ce répit à visiter ses malades. Nous l’alertons. Il nous arrive en uniforme, son éternel sourire aux lèvres…

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Geneviève rechigne un peu à se laisser consulter, mais le docteur est si aimable, il a depuis si longtemps l’habitude de consulter les enfants qu’elle se résigne. Et l’on ne remarque rien d’anormal. Etant donné l’état superbe de la petite, cette température a de quoi surprendre le praticien le plus averti…

Bien que Geneviève n’ait que quatre mois, on met cela sur le compte des dents… Une cure de Rubiosol et tout sera dit. Ceci décidé, le Docteur nous quitte en nous félicitant du bon état de notre enfant. Voilà donc nos inquiétudes dissipées, mais, pendant quelques jours encore, le thermomètre s’obstine. Il lui répugne terriblement de descendre… Les gencives et la gorge de Geneviève ne sont pas rouges… Peste soit de la température !… Nous ne la prendrons plus jusqu’à nouvel ordre, d’autant plus que l’enfant continue de se porter comme un charme !…

L’existence continue… Un jour, Annie tient à s’assurer si la température reste toujours la même. Cette fois le thermomètre marque 37… Nous voilà enfin complètement rassurés… Geneviève a mis ses premières dents… Tout va pour le mieux.

Geneviève sourit à la vie, inconsciente de la tragédie qui se joue dans le monde… Autour d’elle se penchent ses familiers, sa petite cour qui la traite comme une véritable souveraine. Maman, si tendre, si empressée à la soigner, vers qui elle tend ses petits bras… Papa, plus emprunté, mais combien ému chaque fois qu’il embrasse ou veille ce petit bout de femme de rien du tout dont les magnifiques yeux noirs pétillent déjà d’intelligence. Mémé, compagne de certaines promenades. Enfin Maria, la fidèle Maria vers qui la petite se sent attirée dès les premières semaines. Un secret instinct lui apprend en effet que

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Maria, Yaya comme elle dira bientôt, est prête à se soumettre à ses moindres volontés.

Et puis, il y a les immobiles, les jouets… Tout d’abord un petit chien en caoutchouc qu’a apporté Mémé. Puis des hochets qu’en quelques instants, Geneviève, qui a la poigne solide, n’hésite pas à mettre en pièces en les frappant contre le rebord de son berceau. Timide et Blanche Neige, deux imitations de caoutchouc des célèbres créations de Walt Disney…

Geneviève fait joujou, sourit et s’amuse à mesure que crient les pantins que l’on presse… Elle est heureuse, bat des mains, puis, sans vergogne, porte Timide ou Toutou à sa bouche et se met à les mordiller avec délices.

29 Octobre 1939 – Baptême

En ce jour ensoleillé d’Octobre, Geneviève fera son entrée dans la vieille abbatiale. Portée par Mémé, chaudement recouverte, elle va devenir chrétienne !

Toute la famille est là, en particulier tante Loulou, la marraine, et oncle Marcel, le parrain… Dans la lumière estompée de grisaille qui envahit le vieux sanctuaire, Geneviève s’énerve, pleure tout d’abord. Il faut la promener de long en large dans la nef.. On attend groupés autour du bénitier que le curé arrive… Le voilà, accompagné du sacristain. Ce dernier, toujours très « grenadier de la vieille garde », laisse traîner ses chaussures sur les dalles…

– Vous l’appelez Elisabeth ? me demande Monsieur le Curé…

– Pas du tout !… Geneviève ! Et la cérémonie s’accomplit le mieux du monde.

Geneviève devient chrétienne sans même esquisser de

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grimace quand le prêtre lui met le sel sur la langue. Et c’est au grand carillon des cloches que l’on rejoint la vieille maison tandis que mes neveux jettent à poignées des dragées et des sous aux enfants groupés sur le porche…

Les jours passent. Nous allons vers le printemps. De plus en plus l’enfant prend contact avec la nature, s’émerveille à la vue des animaux les plus divers qui approchent de la voiture au hasard de ses promenades.

Il y a tout d’abord le vieux et fidèle Rip que sa petite main ne néglige pas d’effleurer quand il s’approche de la voiturette… Rip est un beau jouet vivant, mais on le trouve plutôt grognon. Par ci par là, tout autour, il y a les moutons sur les côtes, les vaches dans les prairies. Intriguée, Geneviève considère ces points blancs. Papa ou Maman la prennent parfois au cou pour lui montrer un cheval, un bœuf… Longuement elle les regarde, toute heureuse.

Mais c’est au cours de ses promenades au Moulin Marais qu’elle semble le plus intriguée. Il y a là en effet une véritable ménagerie : des chiens qui aboient, des canards, des poules qui caquettent, des pigeons qui roucoulent ou qui volent de toit en toit pendant qu’un chat somnole accroupi au pied d’un chéneau… Ce brouhaha, cette réunion d’animaux si divers, le grondement sourd des machines du moulin, tout cela l’intéresse énormément ! Et le moulin de Monsieur Marais deviendra par la suite une des promenades les plus appréciées…

Nous voici au 4 mai 1940.

Une fois encore, Geneviève nous a fait une de ces poussées de fièvre dont elle possède le secret. Mais la

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température ne l’a pas obsédée longtemps. Cette fois, comme elle met des dents, l’explication semble toute trouvée.

D’ailleurs, un événement vient accaparer l’attention générale. Non point la guerre, certes. Bien que l’on soit au printemps, les fronts sont toujours aussi immobiles, du moins aux frontières de France, car en Pologne, au Danemark, en Norvège, il y a eu du nouveau. Nous pourrions préciser de l’inquiétant nouveau.

Mais la Norvège et Narvik sont loin. Tandis que les deux rivières qui arrosent Chambon, la Tardes et la Voueize se trouvent toutes proches, gonflées par les pluies diluviennes qui n’ont cessé de tomber au début de ce mois de Mai, elles sortent de leur lit, et, pour la première fois depuis au moins un siècle, envahissent la ville !… Seuls les hauts quartiers sont épargnés. Un véritable torrent déferle à travers les routes et les rues…

Notre vieille maison n’a rien à craindre… Et Geneviève fera sa promenade jusqu’aux abords de l’usine Pouzols environnée de tous côtés par les flots. Un peu ébahie, elle fixera la masse d’eau envahissante, s’étonnera de l’affluence des promeneurs, puis, tout tranquillement, reviendra chez elle car il importe de respecter les heures de ses repas.

Paisible la nuit, elle sommeillera sans être troublée par le grondement de la rivière qui, fort heureusement, décroîtra et rentrera dans son lit, laissant dans sa retraite des ruines et des destructions nombreuses.

Chambon est en émoi.

Huit jours après l’inondation, le calme factice qui semblait devoir s’éterniser aux frontières laisse place à l’attaque brutale des Allemands contre la Belgique, la

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Hollande et le Nord de la France… Maintenant, et durant les jours qui suivent le 10 Juin, nous croisons, en promenant Geneviève, à travers les chaussées et dans les environs immédiats de Chambon, les premières voitures des réfugiés qui filent vers le Sud, Belges pour la plupart. Une famille belge loue deux pièces chez mes beaux-parents… Une fébrilité de plus en plus apparente règne sur les routes. Les nouvelles sont mauvaises. L’ennemi a percé. C’est l’invasion !…

L’ablation d’un orteil qui fait souffrir Annie de plus en plus rend indispensable une intervention à Guéret… Annie doit partir là-bas avec Geneviève. Cette double absence ne manque pas de me préoccuper étant donnée la tournure très grave que prennent les événements.

Après la chute de Dunkerque et la destruction des armées du Nord, les Allemands attaquent en direction de Paris et semblent devoir gagner sérieusement du terrain. Les réfugiés se multiplient sur les routes, et déjà leurs voitures portent les numéros des départements du Nord, des Ardennes et de Normandie. Au Comité des Réfugiés on s’inquiète de préparer les locaux destinés à abriter les réfugiés. On parle même de réquisitionner les maisons vacantes.

Annie et Geneviève partent pour Guéret… Les circonstances et mes fonctions de régisseur du Comité des Réfugiés m’empêchent de rester avec elles comme je le voudrais.

C’est une ruée maintenant sur les routes, et, déjà, à Chambon les réfugiés affluent. L’inquiétude gagne. En de pareilles circonstances, je voudrais bien avoir ma femme et ma fille à Chambon, auprès de moi… Je ne puis attendre plus longtemps. Je vais chercher Annie et Geneviève à Guéret, avec la Celta conduite par