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Ghettos et marginalité urbaine, Michel Kokoreff, Publié dans Revue française de sociologie 2009/3 (Vol. 50) 1. Éléments de définition 1. Ghetto communautaire, hyperghetto et anti-ghetto 2. Le ghetto, un contre-monde segmenté 2. Dimensions d’analyse 1. Les dimensions sociales et urbaines 2. Les dimensions ethniques et raciales 3. Les dimensions de genre 3. L’épreuve du terrain 1. Insuffisances empiriques 2. Le problème de la montée en généralisation Au cours de ces vingt-cinq dernières années, la production sociologique sur les transformations des quartiers pauvres des banlieues françaises a été aussi abondante que diversifiée. Bien que l’on ne saurait prétendre en faire ici la synthèse, ni les réduire à ce seul thème, la question de savoir si ces espaces urbains cumulant les difficultés sociales étaient en passe de devenir des ghettos a été récurrente depuis le début des années 1990 ; cela, dans un contexte social et politique marqué par une vague d’émeutes urbaines (en particulier celles de Vaulx-en-Velin en 1990), l’institutionnalisation de la politique de la ville (illustrée en particulier par la loi d’orientation sur la ville de 1991, dite « loi anti-ghetto ») et l’amorce d’un tournant sécuritaire des politiques publiques partout manifeste en Europe. Un certain nombre de chercheurs occupant une position d’observation à la frontière des deux pays ont dénoncé l’amalgame entre le ghetto noir américain et les banlieues populaires françaises (Wacquant, 1993a, 1993b ; Body-Gendrot, 1993). Sans nier les spécificités de la structure sociale et de la frontière raciale aux États-Unis, d’autres sociologues ont souligné les similitudes en termes de processus structurels à travers « l’isolement d’une population pauvre marquée ethniquement » (Dubet et Lapeyronnie, 1992, p. 85), ainsi qu’à l’échelle locale, comme par exemple à La Courneuve, où la forte présence de populations d’origine étrangère et plus largement musulmane donne à ce quartier « un caractère marqué de ghetto contemporain » (Lepoutre, 1997, p. 69). Par la suite, sans atteindre l’importance qu’elle a depuis longtemps aux États-Unis, tant dans les débats académiques que dans les controverses politiques [1] Le livre de Wilson (1987) est une bonne illustration... [1] , cette question est devenue un thème important. On s’est intéressé, par exemple, à « l’émergence, aux portes des grandes villes, de véritables ghettos électoraux » (Braconnier et Dormagen, 2007), ou encore de « ghettos scolaires », tant d’un point de vue « social » qu’« ethnique » (Felouzis, Liot et Perroton, 2005). L’irruption des émeutes de 2005 a cristallisé et donné à voir ces processus, sans néanmoins qu’il y ait accord unanime parmi les sociologues [2] Voir, par exemple, les pos itions contrastées de Mucchielli... [2] . De façon plus générale, d’autres chercheurs ont mis en valeur le poids des logiques de l’entre-soi (Donzelot, Mevel et Wyvekens, 2003) et les effets de l’agrégation des semblables dans les « beaux quartiers » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2007), d’aucuns allant jusqu’à parler d’un processus de « séparatisme généralisé » concernant l’ensemble de la structure sociale dès lors que ce sont les divers groupes sociaux qui cherchent à se fuir les uns les autres (Maurin, 2004). 2

Ghettos Et Marginalité Urbaine

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Ghettos et marginalité urbaine, Michel Kokoreff, Publié dans Revue française de sociologie 2009/3 (Vol. 50) 1. Éléments de définition 1. Ghetto communautaire, hyperghetto et anti-ghetto 2. Le ghetto, un contre-monde segmenté 2. Dimensions d’analyse 1. Les dimensions sociales et urbaines 2. Les dimensions ethniques et raciales 3. Les dimensions de genre 3. L’épreuve du terrain 1. Insuffisances empiriques 2. Le problème de la montée en généralisation

Au cours de ces vingt-cinq dernières années, la production sociologique sur les transformations des quartiers pauvres des banlieues françaises a été aussi abondante que diversifiée. Bien que l’on ne saurait prétendre en faire ici la synthèse, ni les réduire à ce seul thème, la question de savoir si ces espaces urbains cumulant les difficultés sociales étaient en passe de devenir des ghettos a été récurrente depuis le début des années 1990 ; cela, dans un contexte social et politique marqué par une vague d’émeutes urbaines (en particulier celles de Vaulx-en-Velin en 1990), l’institutionnalisation de la politique de la ville (illustrée en particulier par la loi d’orientation sur la ville de 1991, dite « loi anti-ghetto ») et l’amorce d’un tournant sécuritaire des politiques publiques partout manifeste en Europe. Un certain nombre de chercheurs occupant une position d’observation à la frontière des deux pays ont dénoncé l’amalgame entre le ghetto noir américain et les banlieues populaires françaises (Wacquant, 1993a, 1993b ; Body-Gendrot, 1993). Sans nier les spécificités de la structure sociale et de la frontière raciale aux États-Unis, d’autres sociologues ont souligné les similitudes en termes de processus structurels à travers « l’isolement d’une population pauvre marquée ethniquement » (Dubet et Lapeyronnie, 1992, p. 85), ainsi qu’à l’échelle locale, comme par exemple à La Courneuve, où la forte présence de populations d’origine étrangère et plus largement musulmane donne à ce quartier « un caractère marqué de ghetto contemporain » (Lepoutre, 1997, p. 69). Par la suite, sans atteindre l’importance qu’elle a depuis longtemps aux États-Unis, tant dans les débats académiques que dans les controverses politiques [1]   Le livre de Wilson (1987) est une bonne illustration... [1]  , cette question est devenue un thème important. On s’est intéressé, par exemple, à « l’émergence, aux portes des grandes villes, de véritables ghettos électoraux » (Braconnier et Dormagen, 2007), ou encore de « ghettos scolaires », tant d’un point de vue « social » qu’« ethnique » (Felouzis, Liot et Perroton, 2005). L’irruption des émeutes de 2005 a cristallisé et donné à voir ces processus, sans néanmoins qu’il y ait accord unanime parmi les sociologues [2]   Voir, par exemple, les pos itions contrastées de Mucchielli... [2]  . De façon plus générale, d’autres chercheurs ont mis en valeur le poids des logiques de l’entre-soi (Donzelot, Mevel et Wyvekens, 2003) et les effets de l’agrégation des semblables dans les « beaux quartiers » (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2007), d’aucuns allant jusqu’à parler d’un processus de « séparatisme généralisé » concernant l’ensemble de la structure sociale dès lors que ce sont les divers groupes sociaux qui cherchent à se fuir les uns les autres (Maurin, 2004).2La publication de deux ouvrages importants invite à revenir sur ce débat. Dans son dernier livre, composé d’articles et d’analyses déjà publiés ou présentés outre-Atlantique entre 1989 et 1999, auxquels s’ajoutent un prologue et une postface à l’édition française, Loïc Wacquant [3]   Loïc Wacquant, Parias urbains. Ghetto – banlieues... [3]  prolonge son travail d’analyse critique des figures du ghetto. Il aborde les bouleversements structurels et urbains survenus dans les métropoles aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. Il propose une théorie de ce qu’il appelle la « marginalité urbaine avancée », construite à partir d’une double perspective : celle, d’une part, d’une analyse structurale des transformations qu’ont connues l’économie et les métropoles étasuniennes suite à la vague d’émeutes raciales des années 1960 ; celle, d’autre part, d’une analyse comparée des différences et similitudes du ghetto noir américain et des banlieues ouvrières françaises. Ces dernières seraient moins des « ghettos » que des « anti-ghettos ». Quatre caractéristiques les distinguent en effet : les mécanismes d’exclusion sociale en jeu, le caractère multiethnique de leur peuplement, des niveaux de violence et de criminalité sans commune mesure, et enfin le rôle soutenu de la puissance publique et de l’État. Pour étayer sa démonstration, il s’appuie sur un matériau diversifié de données de seconde main (données statistiques, monographies, etc.) et de ses propres investigations sur le terrain conduites à Chicago et à La Courneuve, au début des années 1990. Il montre, enfin, comment ces caractéristiques s’inscrivent dans une reconfiguration plus large des régimes de marginalité urbaine au sein de la « métropole dualisée », laquelle s’inscrit dans la logique du système néolibéral qui secrète l’instabilité et l’hétérogénéité croissante du rapport salarial, et s’en nourrit.3Didier Lapeyronnie [4]   Didier Lapeyronnie (avec la collab. de Laurent Courtois),... [4]  défend lui avec force la thèse de la formation du ghetto dans la société française et ses périphéries urbaines en particulier. Depuis le milieu des

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années 1990, s’est produite une série de transformations sociales qui se sont traduites par divers phénomènes aujourd’hui bien documentés : l’aggravation des problèmes sociaux dans certaines zones urbaines, le creusement des écarts entre ces dernières et les communes de référence, la perte de légitimité des institutions (en particulier l’école, le travail social, la police et la justice), le rôle marqué de la discrimination et du racisme, les usages de la violence, la banalisation de l’économie souterraine, etc. Mais le ghetto ne se réduit pas à ces déterminations sociales. Il est aussi un mode d’organisation sociale construit à partir de valeurs morales et de normes spécifiques. La question n’est donc pas de savoir si ces quartiers réputés « sensibles » sont devenus des « cités-ghettos ». Elle est de décrire ce qui « fait ghetto », d’expliquer les mécanismes sociaux qui participent à sa construction et d’en comprendre les logiques à partir du point de vue des habitants qui y vivent. Prenant modèle sur les grandes enquêtes d’anthropologie urbaine conduites aux États-Unis [5]   En particulier White (1953), Gans (1962), Clarke (1965),... [5]  , l’auteur s’appuie sur une enquête réalisée de 2004 à 2007 dans un quartier d’une ville moyenne de province – restée anonyme – associant diverses méthodes (interventions sociologiques, entretiens, histoires de vie, observations ethnographiques), qui fait suite à une enquête menée dans plusieurs quartiers d’habitat social de l’Est et du Nord de Paris (Lapeyronnie, 2005).4Tout conduit à lire ces ouvrages comme l’expression de deux points de vue radicalement opposés, de deux positions dans le champ des sociologies contemporaines françaises, et donc à prendre soi-même position dans cette controverse. On se gardera bien, néanmoins, de durcir cette lecture. Tout d’abord parce que, on le verra, l’objet traité et la perspective esquissée par l’un et l’autre auteurs ne sont pas exactement les mêmes. Ensuite, parce que, là comme ailleurs, les divergences d’approches ne doivent pas masquer les convergences empiriques. Enfin, parce que le travail d’enquête et la montée en généralité qu’il autorise, bien que complémentaires à bien des égards, méritent dans les deux cas discussion. La première partie revient sur quelques éléments de définition de la notion de « ghetto ». La deuxième porte sur les différentes dimensions d’analyse mobilisées. La troisième aborde les conditions d’administration de la preuve et leurs limites.

Éléments de définition

5Commençons par essayer de clarifier la définition du ghetto. Wacquant et Lapeyronnie définissent le ghetto comme un type idéal : il est davantage questiondu ghetto que des ghettos. Le ghetto n’est pas un lieu ou une entité géographique, ni même un agrégat de familles pauvres. S’il résulte d’un phénomène d’isolement social, il est avant tout défini comme une institution, qui exerce une fonction sociale, comme l’avait bien montré Louis Wirth ([1928] 2006) à propos de la communauté et du ghetto juifs. Ce qui conduit à décrire et à analyser les « formes institutionnelles » du ghetto, le type de régulation informelle qu’elles exercent, quels en sont les acteurs. Les deux socio-logues s’accordent sur ce point, s’inspirant cette fois de Kenneth Clark (1965), pour lequel le ghetto est à la fois une « cage » et un « cocon » : là où Wacquant considère le ghetto comme une « institution à double face » en ce sens où il remplit des fonctions opposées de confinement pour la catégorie domina nte e t de prote ction pour la c atégorie dominée (2005, p. 12), Lapeyronnie prend en compte les facteurs externes et les facteurs internes qui participent à la construction sociale du ghetto. Celui-ci est donc appréhendé à partir des significations qu’il prend pour les groupes qui y vivent, significations qui sont de l’ordre de l’indignité, du mépris ou de l’injustice. De même, dans les deux cas, il s’agit bien de prendre pour objet le caractère dissymétrique des rapports sociaux qui sont aussi des rapports de pouvoir. Si le ghetto est un univers caractérisé par la fermeture ou la relégation, le monde extérieur y pénètre, il est paradoxalement un « lieu ouvert ». En cela, il est le site de processus sociaux plus généraux plutôt que l’expression d’une « culture de la pauvreté » ou une « culture de la rue » trouvant en elle-même son explication. À partir de ce fonds commun, il est possible de mieux saisir par où passent les différences d’approches et les divergences d’analyse.Ghetto communautaire, hyperghetto et anti-ghetto6Wacquant s’efforce de reconstruire la « trajectoire institutionnelle » conduisant aux formes du ghetto contemporain. Il distingue pour cela deux formes. « Le ghetto communautaire de l’immédiat après-guerre, compact, clairement délimité, et accueillant l’éventail entier des classes sociales noires liées entre elles par une conscience collective unifiée, une division sociale du travail pratiquement complète et des instruments de mobilisation et de représentation jouissant d’une large assise sociale, a été supplanté par ce que l’on peut appelerl’hyperghetto de la fin de siècle. » (2006, p. 51). Le ghetto qui s’est constitué entre 1900 et 1940 dans les métropoles du Nord [6]   Voir notamment l’historique présenté par Massey et... [6]  a perdu sa fonction de réservoir de main-d’œuvre non spécialisée et de rempart contre la domination des Blancs. Ces phénomènes sont le produit d’un double processus de contraction de l’économie de marché et de retrait de l’État social. À ces deux facteurs s’ajoutent la ségrégation résidentielle raciale et le déclin des politiques urbaines, sociales et sanitaires, qui, en dépit de l’amorce d’une politique de déségrégation après les émeutes raciales des années 1960, se sont

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renforcés. Telles sont les principales causes qui expliquent que l’hyperghetto soit le réceptacle des fractions les plus marginalisées du néo-prolétariat urbain noir.7Considéré dans cette perspective dynamique, le ghetto est donc défini de la manière suivante : « Pour être bref, un ghetto peut être caractérisé de façon idéal-typique comme une constellation sociospatiale bornée, racialement et/ou culturellement informe, fondée sur la relégation forcée d’une population stigmatisée […], territoire au sein duquel cette population développe un ensemble d’institutions propres qui opèrent à la fois comme un substitut fonctionnel et comme un tampon protecteur de la société environnante. » (Wacquant, 2006, p. 54). Il s’agit d’une définition multidimensionnelle dont il faudrait pouvoir reprendre un à un les critères (fermeture spatiale et raciale, relégation, stigmatisation, institutionnalisation) afin d’observer leur variation dans différents contextes urbains. Elle s’applique par définition au ghetto noir – manière de ne pas en « déracialiser » ni « dépolitiser » la définition. Les Noirs-Améri-cains sont en effet le seul groupe à avoir jamais été ghettoïsé dans la société étasunienne, au sens où un ensemble de quartiers étaient habités exclusivement par les membres de ce groupe. C’est un fait qui est particulièrement bien documenté par les enquêtes sur la ségrégation raciale dans les métropoles. Au plan analytique, il contribue à justifier la distinction entre ghetto et enclaves ethniques. Ainsi, les populations hispaniques entreraient dans la seconde catégorie plutôt que dans la première. De même, il y aurait en France des enclaves plutôt que des ghettos.8L’objection que l’on peut faire à cette définition porte sur son exemplarité. Pour des raisons tant historiques que morphologiques, le ghetto noir de Chicago est un cas sinon « atypique » [7]   Voir notamment la discussion de Duneier (1992, p.   49... [7]  du moins « extrême ». En témoignent son étendue, les effectifs qui y sont regroupés, les taux de ségrégation observés et la séparation plus forte des Noirs et des Hispaniques que dans d’autres métropoles. Si le South Side a été maintes fois étudié, on sait le rôle que la tradition d’anthropologie urbaine à Chicago a joué dans cette prééminence. Dans sa critique de Wacquant, Mario Luis Small (2008) pointe le fait que sa caractérisation du ghetto comme étant doté d’une faible densité organisationnelle et institutionnelle est davantage propre à Chicago qu’elle n’est représentative de tous les quartiers pauvres noirs. Il montre, à partir de données quantitatives, que les variations des quartiers caractérisés par une forte concentration de Noirs-Américains sont plus importantes que celles concernant les autres quartiers. Dans ce sens, c’est l’hétérogénéité du ghetto aux États-Unis qui serait caractéristique, conduisant ainsi à abandonner une conception forte du ghetto.9Mais, dans l’économie générale de sa démonstration, la définition homogène du ghetto permet à Wacquant de mieux caractériser les quartiers pauvres des banlieues françaises. Il s’emploie ainsi à décrire les similitudes et les différences de ces « formations sociospatiales » à partir des enquêtes menées à Chicago et La Courneuve. Les similitudes résident, d’un côté, dans l’évolution morphologique de ces zones urbaines définies comme des enclaves à forte concentration de minorités, marquées par une dépopulation et une surpopulation juvénile sur fond de « désindustrialisation régressive » ; de l’autre, dans le vécu des populations caractérisé par la relégation synonyme d’échec, la stigmatisation résidentielle, le sentiment d’infériorité et d’indignité collectives. S’il existe bien des correspondances structurelles, elles ne doivent pas masquer les disparités. Celles-ci sont d’abord d’ordre écologique. Le South Side de Chicago compte en effet près de 400 000 habitants et s’étend sur plusieurs centaines de kilomètres carrés, là où la cité des 4 000 était habitée par 13 000 personnes. L’inscription dans l’espace urbain dans un cas est rendue impossible au profit de l’investissement d’une véritable « ville dans la ville » ; dans l’autre cas, il existe des rapports fonctionnels entre concentrations résidentielles pauvres et centre économique [8]   Quoiqu’il y aurait beaucoup à dire sur les «   effets... [8]  . Les différences sont aussi raciales dès lors que le ghetto est exclusivement noir, alors que les banlieues sont « pluriethniques ». Par ailleurs, les taux de pauvreté sont sans commune mesure, comme le suggère la part de la population salariée (16 % des 50 000 habitants de Grand Boulevard étaient salariés contre près de 50 % de la population de la cité des 4 000), comme celle vivant principalement de l’assistance publique, ou encore des familles monoparentales (60 à 80 % selon les secteurs à Chicago contre 6 % à La Courneuve). Une autre dimension importante concerne la criminalité et la délinquance. Si, du côté de Chicago, les éléments rapportés sont impressionnants, il reste que – on y reviendra – la comparaison tourne court avec La Courneuve, faute de données statistiques précises de part et d’autre, et à l’échelon local. Enfin, le cadre de vie des habitants du ghetto est assimilé à des « zones de guerre » ; l’abandon des politiques urbaines y est pour beaucoup, alors que, par contraste, l’intervention des pouvoirs publics dans les banlieues françaises a évité le pire. Selon Wacquant, ce sont tous ces éléments qui font des banlieues des « anti-ghettos ».Le ghetto, un contre-monde segmenté10

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Selon Lapeyronnie, les quartiers populaires n’étaient peut-être pas des ghettos dans les années 1980, mais ils le sont devenus. Le quartier du Bois-Joli en offre une illustration parmi d’autres. Composé de 5 000 habitants au sein d’une ville qui en comprend 50 000, il cumule les handicaps : il est tout à la fois situé à l’écart de la ville et fortement enclavé, en proie à la paupérisation sociale, stigmatisé par la presse locale, qui alimente l’image d’un « quartier de voyous », mais aussi racisé, apparaissant comme un « quartier d’Arabes ». Pour autant, ces phénomènes ne suffisent pas à rendre compte des logiques et de l’expérience du ghetto. Car le ghetto est un monde social à part, un « contre-monde ». « Il est aussi un lieu où cette population a fini par fabriquer des modes de vie particuliers, des visions du monde organisées autour de valeurs qui lui sont propres, bref une forme d’organisation sociale qui lui permet de faire face aux difficultés sociales et d’affronter les blessures infligées par la société. » (2008, p. 11). Cette organisation sociale se traduit de bien des manières : par la remise en cause de l’image du quartier diffusée par les élites locales et les médias, la hiérarchie morale et l’échelle de dignité qui conduit à redéfinir des barrières entre « eux » et « nous ». Le racisme est un opérateur central : il ne s’impose pas seulement de l’extérieur, il est aussi construit de l’intérieur pour matérialiser des lignes de clivage. On comprend mieux du même coup en quoi l’ambivalence est la caractéristique essentielle du ghetto, comme l’avait montré Clarke (1966, p. 14). Dans ce sens, Lapeyronnie décrit et explique les multiples dilemmes auxquels sont confrontés les habitants du ghetto, entre rejet et attachement, compétition et solidarité, mépris et respect, adhésion stricte aux normes familiales et construction d’un mode de vie propre. Autrement dit, ce qui est en jeu, c’est la dissociation dans laquelle sont pris les habitants du ghetto, qui rend impossible l’individuation en dehors des groupes tout autant que l’identification positive à ceux-ci.11Le ghetto n’est pas un espace homogène. De nombreux habitants peuvent vivre dans le quartier « sans vivre le ghetto ». C’est que ce dernier n’est pas une situation. « Il est une catégorie d’action dans un ensemble de rapports sociaux » (2008, p. 23). Ainsi, un des apports majeurs de Ghetto urbain est de se concentrer sur les habitants que l’on ne voit pas et dont on parle trop peu dans les médias ou la littérature spécialisée. On aurait en effet presque tendance à l’oublier, tant la focalisation sur le personnage du « jeune de cité » est forte : ces quartiers de la politique de la ville sont composés dans leur majorité d’adultes [9]   Voir, sur le thème des «   invisibles   », Liebow (196... [9]  . Ce sont des « gens normaux, des gens qui travaillent, vivent leur vie de couple, élèvent leurs enfants, des retraités, des familles » (p. 48). Il ne s’agit pas pour autant d’une « population », homogène par ses conditions ou niveaux de vie, encore moins d’une classe ou d’une communauté. Il s’agit d’un monde segmenté ou cohabitent différentes strates. Lapeyronnie en distingue quatre : les « stables », les « précaires », les « assistés » et les « cas sociaux ». Prendre en compte ces différentes strates moins solidifiées que séparées par des frontières poreuses et floues est une nécessité afin de restituer la physionomie des rapports sociaux. Cela permet d’en comprendre les conflits internes, ce type de lien social paradoxal que constituent les « embrouilles », la violence des relations entre jeunes et adultes, familles immigrées et familles françaises, Blancs et non-Blancs, hommes et femmes. L’enjeu est aussi de reconstruire les hiérarchies internes du ghetto, où la quête de respect et de dignité prend sens par rapport à la disparition du monde du travail et à l’hypocrisie des classes supérieures [10]   Sur la tension entre les styles de vie des habitants... [10]  . Dans ce sens, le ghetto est un « ordre social segmenté ».12Cette analyse rejoint le constat établi par des enquêtes récentes sur les transformations internes aux classes populaires (Beaud et Pialoux, 1999 ; Collovald et Schwartz, 2006 ; Cartier et al., 2008). Ces dernières sont en effet travaillées par toute une série de lignes de fragmentation, qu’elles soient de type social (entre salariés stables, précaires, sans-emplois), générationnel (entre « jeunes » et « vieux », « première », « deuxième » ou « troisième » générations de l’immigration), sexué (hommes et femmes), national-racial (entre Français et « étrangers », « blancs » et « non-blancs »), ou encore de type « attitudinale » (de rupture et de contestation, ou de participation) [11]   Me rklen fait l’hypothè se que c e dernier type agit... [11]  . Ces constats autorisent-ils pour autant à parler de « ghetto » ? C’est toute la question. Au fond, on pourrait très bien considérer que les logiques sociales attribuées au ghetto recoupent étroitement celles qui régissent le monde des cités populaires, en tout cas certaines d’entre elles. Et, de fait, au fil de la lecture, le glissement est parfois insensible du ghetto à la cité ou au quartier de Bois-Joli. On pourrait considérer plus largement que la fragmentation (sociale, urbaine, culturelle) est transversale à ces appellations territoriales. De sorte que c’est la plasticité de la définition du ghetto qui s’avère problématique. Il ne s’agit pas d’un lieu d’exil ou de pauvreté mais d’un monde plein, avec ses codes et ses logiques propres ; ni simplement d’une institution mais aussi d’un « lieu de mots » (Lapeyronnie, 2008, p. 43) qui se construit contre ceux qui le nomment. De même, Lapeyronnie analyse le ghetto comme un univers construit autour d’un « vide politique » d’un côté ; de l’autre, il montre que tout y est « central » (la relégation, l’éducation et la scolarité des enfants, le bizness, l’articulation entre la race et la féminité, etc.).

Dimensions d’analyse

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Là où Wacquant insiste sur les dimensions structurelles ou macrosociologiques de la marginalité urbaine, Lapeyronnie s’intéresse davantage aux dimensions subjectives de l’expérience du ghetto. Mais les divergences d’approches ne doivent pas masquer les convergences analytiques et empiriques. On pense notamment aux pages consacrées par les deux auteurs au fonctionnement des services publics dans les banlieues ouvrières en déclin, aux relations de dépendance exercées via les travailleurs sociaux avec les familles pauvres, à la place des économies souterraines dans l’ambiance des quartiers et les relations de voisinage, à la place et à la fonction sociale de la violence, aux expériences vécues de l’indignité, du mépris et de l’injustice et à l’incapacité de convertir ces sentiments en action collective. Les thèmes du stigmate urbain, de la « communauté impossible » (Wacquant, 2006, pp. 188-189) ou de la « communauté à l’envers » (Lapeyronnie, 2008, p. 461 sq.) étayent ces convergences. En revanche, à côté de ces dimensions sociales et urbaines, les dimensions raciales et les dimensions sexuées traduisent une vraie divergence de vue.Les dimensions sociales et urbaines14À elle seule, la 63e rue dans le Woodlawn, sur le South Side de Chicago, donne la mesure de la violence pandémique sociale qui règne dans cet environnement, laquelle serait à l’œuvre selon Wacquant dans tous les ghettos noirs de l’Amérique. Au délabrement s’ajoutent le danger et l’insécurité : les habitations ne sont pas plus sûres que la rue ; les parcs sont devenus des « zones interdites » ; les bus qui traversent le South Side sont escortés par des escadrons de police spéciaux ; une demi-douzaine de stations de métro ont été fermées à l’entrée ; les écoles ressemblent de plus en plus à des bunkers, sans éviter les « folies meurtrières » commises à l’extérieur ; les enfants vivent dans la peur de la violence des gangs et sont très tôt les témoins de fusillades ou de meurtres. Dans ce contexte de violences, les Noirs sont plus que jamais perçus par la société dominante comme des criminels ou des fauteurs de troubles. Pourtant, ces violences ne sont qu’une des manifestations de surface d’une transformation plus profonde du tissu socioéconomique et institutionnel du ghetto : « En 1950, plus de la moitié des adultes vivant au cœur de la ceinture noire du South Side avaient un emploi rémunéré […] En 1980, le nombre de résidents disposant d’un emploi avait chuté de 77 %, de sorte que près de trois personnes sur quatre âgées de 16 ans et plus étaient au chômage. » (2006, pp. 64-65).15Sans doute ces situations sont-elles sans commune mesure avec celles qui sont observées dans les banlieues françaises. Pour autant, la dégradation de la situation socioéconomique des « quartiers » au cours de ces dernières années ne doit pas être sous-estimée. L’enquête de Lapeyronnie le montre de façon convaincante. Portée par un secteur industriel important qui a attiré une forte population d’ouvriers, la ville où se situe le quartier du Bois-Joli a connu une crise profonde avec son déclin, synonyme de licenciements et de délocalisations. Il existe un contraste important entre les quartiers populaires de la périphérie où se sont installées des familles ouvrières et les beaux quartiers où la bourgeoisie locale vit dans un entre-soi protecteur des menaces incarnées par les logements HLM. Dans ce contexte, la pauvreté pèse lourdement sur la vie sociale. Elle désigne une situation faite de difficultés matérielles, de précarité des revenus et des statuts, d’incertitude. Elle est vécue par les habitants comme une distance et un isolement social. Distance accrue avec les classes moyennes, la ville centre, la société. Isolement plus ou moins prononcé en termes de contacts sociaux développés avec le monde extérieur. Mais la signification sociale de la pauvreté reste floue. Les témoignages le montrent bien, à commencer par ce jugement répandu aujourd’hui faisant de l’euro le responsable d’une « véritable régression ». Les statistiques attestent des niveaux élevés de pauvreté. En effet, 75 % des locataires ont moins de 1 000 euros pour vivre, 51 % des allocataires de la Caisse d’allocations familiales sont en dessous du seuil de pauvreté, 31 % des ménages ont des revenus inférieurs à 518 euros par unité de consommation. Tous ne sont pas également démunis, ni n’ont connu les mêmes trajectoires. « Mais ils doivent accepter la situation de pauvreté intrinsèque au ghetto et l’impossibilité d’en sortir réellement » (2008, p. 57). En se définissant les uns par rapport aux autres, « les gens du quartier » rendent impossible une communauté, au sens où Richard Hoggart en parlait.16L’enquête de Lapeyronnie rejoint les observations réalisées dans d’autres quartiers pauvres périphériques, que ce soit en région parisienne dans les départements des Hauts-de-Seine (Asnières, Gennevilliers, Nanterre), de Seine-Saint-Denis (Aulnay-sous-Bois, Clichy-sous-Bois, Montfermeil, Saint-Denis), des Yvelines (Mantes-la-Jolie, Poissy), ou dans d’autres régions fortement touchées par la spirale de la paupérisation et de la ségrégation, comme dans la métropole lilloise, au cœur de l’agglomération marseillaise (cité Bellevue, quartiers du 14e et 15e arrondissements), ou encore dans les périphéries de Toulouse (Le Mirail, La Reynerie-Bellefontaine), pour ne citer que quelques exemples [12]   Pour une première ébauche de ce travail de comparaison... [12]  . Ces territoires ont en commun une forte dégradation tant du cadre bâti et des parties communes que des conditions et de l’expérience de vie. Certes, ces ensembles urbains ne sont sans doute pas statistiquement « représentatifs » de l’ensemble des quartiers populaires (Préteceille, 2009). Mais les problématiques qui s’y concentrent à l’échelle

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microlocale, la fermeture institutionnelle de ces zones, où la présence de l’État est bien souvent inexistante, l’ambiance de ces quartiers longtemps dominée par la toxicomanie, l’héroïne, le sida, aujourd’hui davantage par la délinquance en miettes et les embrouilles liées aux petits trafics, nécessitent d’aller plus loin dans l’analyse. De même, si la violence publique atteint des sommets aux États-Unis, on se gardera bien d’une vision angélique du monde des cités en France, où les situations ont beaucoup évolué depuis les années 2000, dans un contexte d’inflation législative, de durcissement des politiques répressives et de dégradation des rapports entre les forces de l’ordre et les populations. Ainsi, de nombreux faits divers comme des observations ethnographiques l’illustrent, les usages d’armes à feu dans le cadre de règlements de compte ou de rivalités interquartiers se sont banalisés lors de ces dernières années. Bref, il n’est nul besoin de dramatiser la situation pour reconnaître les effets de cette spirale négative dans laquelle sont entraînés ces territoires, les populations qui y vivent et les acteurs qui y interviennent.Les dimensions ethniques et raciales17Un des arguments centraux de Wacquant pour réfuter la thèse du ghetto en France réside dans l’opposition entre division raciale et exclusion sociale. Or, cette idée paraît discutable au regard des travaux récents ayant mis en valeur les processus de déstructuration des classes populaires (Beaud et Pialoux, 1999) ou encore l’affirmation de logiques de « fraction de classe » bien mises en valeur lors de mobilisations collectives récentes (Lagrange et Oberti, 2006). Plus encore, la situation sociale et ethnique des quartiers a profondément changé depuis le milieu des années 1990, traduisant une transformation plus générale des rapports sociaux et des appartenances collectives au sein de la société française en particulier. De marginale et tabou, on peut dire pour aller vite que la question des discriminations est devenue centrale et banale, tant dans les débats publics et les affrontements idéologiques que dans les controverses scientifiques (Fassin et Fassin, 2007).18Alors que Wacquant évoque à plusieurs reprises la « fluidité et l’étonnante diversité de leur composition ethnique » (2006, p. 163 ou encore p. 190), on pourrait en effet faire l’hypothèse que ce constat correspond à un moment donné de la trajectoire des banlieues populaires en France. Les quartiers d’habitat social sont en effet restés longtemps des bastions ouvriers peu ouverts aux familles d’origine immigrée. Ce n’est qu’à partir des années 1980 qu’elles y ont accédé progressivement pour y devenir surreprésentées (Masclet, 2003). Dans le cas du quartier de Bois-Joli, « une comptabilité par cage d’escalier et sur la base des noms fait apparaître une répartition fortement déséquilibrée : 50 % des familles résidentes sont maghrébines, 20 % sont originaires d’Afrique noire et 30 % sont “blanches” » (Lapeyronnie, 2008, p. 333 sq.). Si l’on prenait en compte la taille des familles, le déséquilibre serait plus fort encore.19Cette situation est-elle exceptionnelle ou plus courante que l’on ne l’imagine ? Il faut bien admettre que nous manquons de données solides pour mesurer la distribution des populations selon l’origine ethnique des individus. Néanmoins, ce sont les logiques du racisme et leurs significations sociales qu’il importe de prendre en compte. Lapeyronnie y consacre de longs développements. Produit socialement davantage par un ensemble de choix collectifs qui fabrique de l’isolement, de l’évitement, le ghetto est aussi produit de rapports de pouvoir dissymétriques de type néocoloniaux entre les groupes sociaux. Les habitants du Bois-Joli se définissent moins comme des pauvres ou des exclus qu’ils ne se vivent comme des « colonisés », ou encore des « parias », définis par les catégories extérieures et dominantes qu’ils intériorisent. Il s’agit donc d’un groupe dominé et racialisé, où le stigmate racial vient renforcer le stigmate social. L’auteur décrit ainsi les « impasses de la République », ses paradoxes, ses effets pervers. Il analyse aussi le racisme « vu d’en bas » (2008, p. 342), ses différents registres et lieux d’expression, la hiérarchie des mépris et les segmentations raciales entre Blancs, Arabes et Noirs. Mais il montre surtout la rationalité des conduites en jeu. Ainsi en va-t-il des tensions entre la famille et la rue, qui, « toutes deux hostiles au monde extérieur et aux institutions qui leur sont fermées », cherchent à imposer leur contrôle sur le monde interne. Elles alimentent en cela leur pression contradictoire. Plus, en effet, l’emprise des rôles traditionnels et de l’autorité est forte, plus grande est la tentation pour les jeunes garçons de s’éloigner de la famille et de construire autour du groupe de pairs un monde qui, par le jeu des embrouilles et de l’interconnaissance, participe à la définition d’une « morale de la cité » (p. 481).Les dimensions de genre20Une troisième dimension fait le lien entre racisme et sexisme. Elle conduit à intégrer dans l’analyse la coupure entre univers masculin et univers féminin, qu’il s’agisse des jeunes hommes et des jeunes femmes, des pères et des mères. Ce thème classique des études sur le ghetto [13]   Voir notamment, les chapitres 4 et 6 du livre de Hannerz... [13]  , quasi absent dans le livre de Wacquant, constitue sans doute la partie la plus originale de celui de Lapeyronnie. Plus encore que la description de la « place » des femmes dans le quartier, des pressions multiples

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qui s’exercent sur elles et des résistances qu’elles manifestent, il explique les enjeux des rapports sociaux de sexe dans ce contexte urbain. Les hommes, victimes directes du racisme, réaffirment leur dignité par le contrôle étroit imposé aux femmes, lesquelles, moins soumises aux effets du racisme, paraissent participer à la dévalorisation de leur identité sexuelle et raciale. D’où une forte ségrégation des genres, qui se traduit dans les rumeurs et réputations propagées par les garçons sur les filles, la territorialisation des interdits sexuels, mais aussi le rôle des familles, qui contribuent au repli sur soi tout en veillant sur le marché patrimonial. Cette ségrégation s’est à l’évidence renforcée, lors de ces dernières années, dans les cités. Elle permet de comprendre l’enjeu de la formation des groupes de pairs, l’importance des fratries, mais aussi les ressources qu’offrent les violences sexuelles et conjugales, qui sont aussi socialement une manière de « recadrer » la réalité par rapport aux représentations traditionnelles. Au fond, le ghetto est travaillé par un double mouvement de désexualisation/resexualisation. Les jeunes hommes ne cessent de « désexualiser » le corps des femmes, d’expulser la féminité du ghetto, associée aux femmes « faciles », « blanches », « francisées », à la prostitution ou au bordel, où est dépensée une part importante de l’argent des trafics. De la sorte, ils conservent le contrôle des femmes de la « communauté » (2008, p. 556) tout en se conformant à leur futur rôle familial, viril et paternel. Alors que les femmes s’émancipent plus facilement du racisme et du patriarcat par leur féminité, cette émancipation alimente une forme de solidarité raciale et sociale. Il leur faut donc résister à ces normes et affirmer une morale de l’amour au service de leur construction personnelle. C’est ainsi qu’elles n’ont de cesse de se « resexualiser », c’est-à-dire de se réapproprier leur corps et leur sexe pour devenir des femmes (p. 561). Si l’on suit ce raisonnement, le ghetto ne cesserait de s’interposer entre l’individu et le groupe.21Sa description conduit à mettre en scène le sort d’individus dont la fatigue et l’invisibilité contrastent singulièrement avec l’énergie et la surexposition des « jeunes ». Mais ces derniers n’échappent pas non plus à ce travail de « désajustement » de l’individu qui est comme « coupé en deux », « clivé », entre l’image déformée des médias et la réalité de sa vie quotidienne, l’héritage migratoire et familial et les codes de la rue. De même que la pauvreté est une aliénation qui sépare l’individu de lui-même et de son passé plus ou moins idéalisé, de même la définition du sexe des filles participe de leur incapacité à jouer leur rôle social et à être soi. Les deux portraits sur lesquels se termine Ghetto urbain sont révélateurs. D’un côté, Samia, 26 ans, employée, partie vivre en Angleterre pour échapper aux conditionnements sociaux, aux pressions de la cité et à l’héritage familial ; de l’autre, Malek, 29 ans, présenté comme une figure légendaire et charismatique du quartier, apprécié et reconnu pour son parcours autant que pour ses conseils. Dans les deux cas, le ghetto apparaît comme un monde social saturé de sens, qui offre peu d’alternatives : soit s’en éloigner, quitte à y revenir, soit jouer son rôle jusqu’à la caricature.

L’épreuve du terrain

22La discussion autour de la pertinence de la notion de « ghetto » et de ses dimensions d’analyse ne peut être complètement dissociée du niveau de plausibilité (pour parler comme Robert K. Merton) des observations rapportées. Rappelons que ces deux livres n’ont pas exactement le même objet, ni la même perspective. D’un côté, il s’agit d’une analyse comparative à l’échelle internationale qui dessine une analyse globale des processus de marginalisation urbaine dans les métropoles dualisées ; de l’autre, d’un travail relevant davantage du genre monographique qui propose une analyse approfondie des différents domaines de la vie sociale au sein d’un quartier, et s’applique à la France actuelle. Deux points seront discutés ici : les insuffisances d’ordre empirique et les conditions de montée en généralité.Insuffisances empiriques23Les observations sur lesquelles s’appuie Wacquant datent pour l’essentiel du début des années 1990. On peut évidemment se demander si, depuis près d’une vingtaine d’années, les situations observées dans le South Side et dans la cité des 4 000 n’ont pas évolué significativement, et dans quelle mesure l’évolution constatée pourrait modifier la thèse générale qu’il soutient. Ainsi, s’il est vrai que le retrait de l’État fédéral aux États-Unis a joué un rôle fondamental dans le processus d’hyperségrégation des années 1980, il est aussi vrai que de nombreuses actions et initiatives de revitalisation urbaine à l’échelle locale ont vu le jour depuis les années 1990 afin de compenser ses effets dévastateurs. Ces politiques locales mériteraient donc un examen plus serré que l’on ne peut le faire ici. On pourrait presque lire dans la situation française un processus inverse. Au fourmillement des actions et expérimentations locales qui a caractérisé les politiques de développement social des quartiers a, en effet, succédé l’institutionnalisation par l’État central de la politique de la ville – avant que celle-ci soit vidée peu à peu de son contenu par la figure hybride de l’« État sécuritaire-rénovateur ». Quoi qu’il en soit, le rôle de l’action publique est survolé dans Parias urbains. Il est surprenant de le voir valorisé comme un trait distinctif (par exemple, p. 169), alors que la dénonciation de la panique morale sur les « cités-ghettos » par les politiques est

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une constante (p. 153), comme celle de la bureaucratisation des structures étatiques et des politiques publiques (p. 230).24Il en va de même à propos de l’hétérogénéité de la composition ethnique des quartiers HLM, affirmation qui reste peu étayée empiriquement. L’absence ou le manque de statistiques sur l’origine « ethnique » incite, on l’a dit, à la prudence. En revanche, les observations de terrain contredisent dans bien des cas le constat d’une hétérogénéité ethnique. Si l’on considère divers quartiers dont nous avons une connaissance directe, on observe en effet dans les rues, les écoles, les centres sociaux, les commerces, les transports qu’une large part de la population est d’origine immigrée, et/ou composée de « non-Blancs ». Cette réalité, trop souvent sous-estimée par une partie des élites et des sociologues, est toutefois omniprésente dans l’expérience et le discours des habitants des cités. Un tel décalage participe ainsi au sentiment de ces derniers d’être parqués dans des « ghettos ». Avant de s’empresser de faire de l’ethnicité un écran de fumée détournant des « vrais problèmes », il conviendrait donc de disposer d’instruments de mesure et d’outils d’analyse plus fins.25Une seconde réserve concerne la faible exploitation du travail de terrain réalisé par Wacquant. L’enquête ethnographique sur le South Side est étrangement peu mobilisée. Dans le cas de la cité des 4 000, on conviendra que « plusieurs visites de terrain » (2006, p. 207) ne font pas une enquête ethnographique ! Ce qui ne peut qu’affaiblir la thèse sur les banlieues comme « anti-ghettos ». Et cela d’autant plus que les observations citées ne sont pas croisées avec des données statistiques solides, comme c’est le cas pour Chicago. Or, plusieurs thèmes importants auraient mérité d’être approfondis. Ainsi en va-t-il des divisions sociales internes, qui ne résident pas seulement entre les « jeunes » et les autres mais sont plus transversales. De même, l’opposition entre l’ambiance de « guérilla urbaine » qui règne dans le ghetto et l’ambiance conviviale des quartiers (p. 167) est un peu étonnante au regard de l’insécurité vécue dans bien des cités en France, qui ne saurait être réduite à un fantasme. Le travail de la police et les rapports entre les forces de l’ordre et la population des quartiers sont évoqués de manière bien allusive, alors qu’il s’agit d’un thème central de la dégradation de la vie sociale et des récentes émeutes urbaines. Du coup, on vient à repenser aux règles de la méthode sociologique énoncées de manière péremptoire par Wacquant en introduction de son ouvrage, et plus longuement encore dans une longue note critique publiée dans l’American journal of sociology(Wacquant, 2002) [14]   Cette note portait sur trois ouvrages d’Elija h Ander... [14]  .26Le livre de Lapeyronnie est d’une grande richesse empirique, habité qu’il est d’un bout à l’autre par la parole des habitants du Bois-Joli, parole qui traduit cette épreuve du langage où les dominés sont à la fois piégés par les mots et s’en servent contre les dominants. Il est fait une large place aux divers matériaux recueillis sur le terrain, ce qui traduit de façon générale une évolution remarquable de la sociologie française de ces quinze dernières années. Le croisement entre les discussions collectives, les entretiens plus intimes et les portraits de famille permet de croiser les points de vue et de les mettre en relation les uns avec les autres pour faire surgir la complexité et les ambivalences des conduites de ghetto. On pourra néanmoins objecter que ces matériaux ne sont pas toujours resitués dans leur contexte de production collective ou individuelle. De même, la « parole » de certains acteurs institutionnels pèse bien peu face à celle des habitants, qu’il s’agisse des bailleurs sociaux, des enseignants ou des policiers. Il s’agit certes d’un choix de méthode. Néanmoins, ce sont les logiques de peuplement des organismes HLM qui sont laissées dans l’ombre, ainsi que leur rôle direct ou indirect dans les mécanismes de discrimination ethnique et raciale. C’est de façon plus générale les liens entre mobilité résidentielle et mobilité sociale qui sont ignorés. Or, de deux choses l’une : soit l’on a affaire à une population captive pour l’essentiel, avec un faible apport de familles extérieures, donc un confinement spatial ; soit il s’agit de vagues successives qui suggèrent que la relégation est très relative – ce qui reste à démontrer dans les deux cas.27Choisir une ville moyenne de province n’est pas sans incidences. On échappe ainsi non seulement au tropisme francilien mais aussi au « syndrome métropolitain ». La plupart des enquêtes sur les banlieues et quartiers populaires se situent dans des grandes métropoles comme Marseille, Lyon, Lille ou Toulouse. Néanmoins, bien des villes de moindre envergure semblent connaître des situations plus « rugueuses » [15]   C’est ce que pourraient notamment suggérer les récentes... [15]  . La question qui se pose est donc de savoir si les processus de ségrégation et de discrimination y sont plus accentués que dans les métropoles par ailleurs sous les feux des projecteurs et davantage étudiées par les chercheurs. Les situations rapportées dans Ghetto urbain suggèrent que cette localisation de l’enquête joue un rôle important. Or, l’absence de comparaison systématique dessert la démonstration. Certes, il faut bien admettre que le caractère non cumulatif des monographies de quartiers constitue une des faiblesses de leur sociologie. De plus, seules les enquêtes statistiques permettent de prendre la mesure de l’étendue de ces phénomènes. Mais le choix d’un autre site aurait pu mettre en relief les dimensions

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spatiales en jeu dans la construction du ghetto, par exemple en montrant que l’enfermement qui caractériserait le ghetto est relatif, qu’il dépend de toute une série de variables (bassin d’emploi, rapport centre/périphérie, structure du parc de logements sociaux et en copropriétés, desserte de transports, politique municipale en matière de culture et de loisirs, etc.).Le problème de la montée en généralisation28Cette discussion pose un problème classique : comment généraliser à partir d’enquêtes de terrain ? Il ne va pas de soi d’appuyer la démonstration du caractère irréductible du ghetto noir et des banlieues populaires françaises sur les seuls cas du South Side et des 4 000. C’est en effet passer un peu vite sur la diversité des configurations socio-urbaines et des contextes locaux. On retrouve ce problème de montée en généralité à propos des villes européennes. On ne peut nier qu’il existe un certain nombre de tendances transversales qui se trouvent alimentées par la fragmentation du marché du travail, la réorientation des politiques publiques et la montée des inégalités urbaines – ce que Wacquant appelle la « brésinialisation » des métropoles de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Il n’en demeure pas moins des spécificités nationales et territoriales qu’une analyse serrée de villes comme Londres, Milan ou Berlin permettrait d’étayer. Bien sûr les chercheurs ne doivent pas être aveuglés par la diversité, mais il importe de prendre en compte la conjugaison des effets des dimensions structurelles et des dimensions territoriales, ce qui nécessite de mobiliser des échelles suffisamment fines pour éviter les généralisations hâtives.29En un sens, c’est aussi faute de prendre en compte ces échelles spatiales que la démonstration de Lapeyronnie a un caractère inachevé. Si l’hypothèse du ghetto peine parfois à convaincre, ce n’est pas seulement parce que l’auteur s’appuie sur un exemple idéal-typique qui – comme le South Side ou la cité des 4 000 – pourrait s’avérer un cas extrême ; c’est aussi du fait de l’absence de comparaisons internes [16]   Voir le dernier livre de Wilson et Taub (2006), qui... [16]  ou de moyen terme entre « le » quartier et « la » société. Au fond, les logiques du ghetto pourraient avoir assez de consistance sans être hégémoniques. De même, les zones les plus dégradées, où les populations ont le sentiment d’être confinées et immobilisées sans espoir de s’en sortir, pourraient être comparées à des zones où la mobilité sociale est possible, qu’elle soit incitée par les opérations de rénovation urbaine ou les logiques du marché privé.30Ces réserves ne retirent rien à l’intérêt des analyses et interprétations contenues dans ces deux livres. Elles viennent souligner la nécessité pour la sociologie d’en approfondir la connaissance en s’appuyant sur des enquêtes multisites, aussi bien à l’échelle nationale et internationale. On pourrait alors construire une typologie des zones de marginalité urbaine qui prenne en compte la variation des situations afin de mieux appréhender les effets des politiques publiques.31Ce débat sur le ghetto illustre les profondes transformations qui ont affecté les quartiers populaires devenus impossibles à nommer de façon neutre, sans en dire « trop » ou « pas assez ». Ce qui a changé, c’est indissociablement le type de regard porté par les sociologues sur ces territoires et les populations qui y habitent. Dans ce sens, on ne peut pas continuer à faire comme si nous étions confrontés aux mêmes configurations et problématiques que dans les années 1980. Il y a manifestement deux interprétations possibles pour comprendre ce processus. L’une consiste à prendre acte des formes de paupérisation sociale et de marginalisation urbaine qui travaillent les espaces de relégation dont certaines cités et grands ensembles sont le symbole, sans aller jusqu’à considérer que la radicalisation de cette situation conduit au ghetto, mais sans non plus occulter le poids de l’histoire sociale de l’immigration et du racisme. L’autre hypothèse franchit le pas, considérant que, face aux effets conjugués de la pauvreté, de la relégation et de la discrimination, le racisme ne vient pas donner sens à cette logique : il participe à la formation du ghetto, ce qui renvoie à la logique coloniale. De ce point de vue, mettre au centre de la compréhension les rapports entre sexe et race, comme le propose Lapeyronnie, c’est inscrire la logique raciale au cœur de la « culture » française. Il s’agit d’y lire un puissant déterminant de la vie sociale et urbaine plutôt que la construction par les acteurs de tensions fondamentalement « sociales ». C’est ce qui distingue fondamentalement son diagnostic de celui de Wacquant, dont le raisonnement semble ne pas être le même pour les deux pays qu’il compare. S’il reconnaît en effet le poids de la division raciale et de l’origine ethnique dans un cas, il tend à dénier la réalité des processus de racialisation et d’ethnicisation des rapports sociaux dans l’autre, au risque de perdre l’acuité du regard global qu’il porte. Sans doute l’échelle de dégradation de la situation sociale et la désolation urbaine sont-elles sans commune mesure lorsque l’on passe des rues du South Side aux allées de la cité du Bois-Joli. Mais le rapprochement des formes sociales conduisant à une « fermeture » des quartiers populaires interroge. Certes, le principe d’égalité républicaine et les politiques publiques de mixité sociale constituent un garde-fou idéologique contre les formes institutionnalisées de

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ségrégation et de discrimination. Mais l’on sait combien l’écart entre l’idéal républicain et les pratiques institutionnelles effectives alimente le « retour du refoulé » et nourrit le ressentiment des « minorités visibles ».32En dépit de ces lectures très différentes, ces deux ouvrages n’en partagent pas moins un point commun : ils dessinent un tableau extrêmement sombre des questions sociales et urbaines. Il semble, en effet, y avoir peu de place pour les contrastes. Il est ainsi frappant à cet égard de constater l’indifférence relative manifestée à l’égard des formes positives de relations sociales et de résistances collectives opposées aux logiques de la domination, dans les quartiers populaires comme ailleurs. Marginalisation et dépolitisation sont censées aller de pair. Les pouvoirs publics et les institutions semblent dans l’incapacité de faire face à ces problèmes sociaux et urbains. Le désenchantement règnerait-il aussi parmi les sociologues ? Ou est-ce une manière d’échapper à la « bonne conscience », sans donner de lot de consolation au lecteur, pour poursuivre un but indissociablement sociologique et politique ? On attend pourtant aussi de la sociologie qu’elle puisse contribuer à sortir de l’impuissance.

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Wilson W. J., 1987. – The truly disadvantaged : the inner city, the underclass, and public policy, Chicago (IL), The University of Chicago Press [trad. : Les oubliés de l’Amérique, Paris, Desclée de Brouwer, 1994].

Wilson W. J., Taub R. P., 2006. – There goes the neighborhood. Racial, ethnic, and class tensions in four Chicago neighborhoods and their meaning for America, New York (NY), Vintage Books.

Wirth L., [1928] 2006. – Le ghetto, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble.

Notes[(1)]Le livre de Wilson (1987) est une bonne illustration du lien entre débat scientifique et controverses publiques. Notons un colloque récent consacré aux apports conceptuels et à la trajectoire de recherche du ghetto (City and community, 2008). Je remercie Bruno Cousin de m’avoir signalé cette référence.[(2)]Voir, par exemple, les pos itions contrastées de Mucchielli et Le Gaoziou (2006, pp. 24-29), Lagrange et Oberti (2006, p. 205 et sq.), ou encore Castel (2007, pp. 28-34).[(3)]Loïc Wacquant, Parias urbains. Ghetto – banlieues – État (2006).[(4)]Didier Lapeyronnie (avec la collab. de Laurent Courtois), Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté dans la France actuelle (2008).[(5)]En particulier White (1953), Gans (1962), Clarke (1965), Liebow ( 1967) e t H annerz (1969). Un éditeur serait bien avisé d’envisager la traduction de certains de ces ouvrages fondamentaux et pourtant peu connus en France, ce qui per mettrait de relativiser l’apport de la production hexagonale s ur certaines thématiques sans cesse « redécouvertes ».[(6)]Voir notamment l’historique présenté par Massey et Denton (1995, pp. 35-86).[(7)]Voir notamment la discussion de Duneier (1992, p. 49 sq.).[(8)]Quoiqu’il y aurait beaucoup à dire sur les « effets de territoire », qui se déploient à différentes échelles. Dans le cas de la région parisienne, la dis tinction entre « petite couronne » et « grande couronne » est essentielle. On a af faire à des c onfigurations socio-urbaines très différenciées en termes de localisation géographique ( rappor t centre/ périphérie) et d’accessibilité urbaine (offre de transport), de bassin d’emploi et de logiques de peuple ment. À l’é chelle dépar tem enta le et communale, la diversité et la complexité des situations est une constante, comme le montre la comparaison de certaines communes des Hauts-de-Seine (Asnières, Nanterre), de Seine-Saint-Denis (Saint-Denis, Clichy-sous-Bois) ou du Val-d’Oise (Gousainville, Villiers-le-Bel).[(9)]Voir, sur le thème des « invisibles », Liebow (1967).[(10)]Sur la tension entre les styles de vie des habitants du ghetto et les normes de la société dominante, voir Hannerz (1969).[(11)]Me rklen fait l’hypothè se que c e dernier type agit « comme une combinaison possible de tous ces clivages », pour traduire le conflit entre ceux qui ont encore l’espoir de « s’en sortir » et ceux qui sont enfermés dans une situation sans issue (2006, p. 133).[(12)]Pour une première ébauche de ce travail de comparaison à partir de données chiffrées et d’observations, voir Kokoreff (2007).[(13)]Voir notamment, les chapitres 4 et 6 du livre de Hannerz (1969).[(14)]Cette note portait sur trois ouvrages d’Elija h Ander son, Mitchell D uneier et K atherine Ne wman, et a été s uivie par la réponse des auteurs dans cette même livraison de mai 2002 de l’AJS. Dans sa conclusion, Wacquant considère que ces travaux, fondés sur une approche ethnographique, ont tendance à confor ter les idées r eçues au lieu de les déconstruire, à contribuer à leur enracinement au lieu de nous faire réfléchir sur celles-ci. Ainsi reposent-ils, selon lui, sur une analyse des groupes et sous-groupes qui se définissent comme des paires antithétiques (les « bons » et les « mauvais pauvres », les honnêtes gens et les gens de la rue, leur inscription dans l’économie illégale ou dans l’économie légale, etc.), sans arr ive r à contextua liser leur objet, c’est-à-dire à le situer dans une perspective globale. On pourra lire avec intérêt la note critique proposée par Mitchell Duneier (2006) à propos du livre de Loïc Wacquant, Corps et âme(2000). Celle-ci discute de la capacité de l’auteur à r épondre à de telles am bitions théoriques, et montre en quoi l’ouvrage est « miné » par un problème classique en ethnographie : le caractère biaisé de l’exposition des preuves.[(15)]C’est ce que pourraient notamment suggérer les récentes « émeutes » survenues dans des petites villes (Saint-Dizier, Vitry-le-François, Romans-sur-Izère).[(16)] Voir le dernier livre de Wilson et Taub (2006), qui compare quatre quartiers de Chicago.

RésuméCette note critique porte sur deux livres discutant de la pertinence de la notion de « ghetto » afin de caractériser les transformations des quartiers pauvres des banlieues françaises. Dans Parias urbains, Loïc Wacquant propose une analyse comparative des nouvelles formes de marginalité urbaine aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. Dans ce cadre, il dénonce l’amalgame entre le ghetto noir américain et les quartiers ouvriers en déshérence en France, et soutient que parler de « ghetto » dans ce dernier cas est un double « contre-sens », historique et sociologique. Dans Ghetto urbain, Didier Lapeyronnie développe la thèse forte selon laquelle le ghetto serait devenu une réalité sociale dans l’Hexagone. Il en analyse les mécanismes tant externes qu’internes, son organisation sociale propre, et interprète le rôle du racisme et de la discrimination comme opérateur du ghetto. Nous proposons une lecture croisée soulignant les divergences et les convergences en termes de définition, de dimensions d’analyse et d’administration de la preuve.

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