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APOCALYPSE et REVOLUTION Giogio Cesarano et Gianni Collu Juin-Septembre 1972 1

Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

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APOCALYPSE et REVOLUTION

Giogio Cesarano et Gianni Collu

Juin-Septembre 1972

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AVERTISSEMENT

Á Eddie Ginosa :

« Ceux-là sont nés pour une vie qui reste à

inventer ; dans la mesure où ils ont vécu, c'est sur

cet espoir qu'ils ont fini par se tuer. »

Vaneighem, Banalités de base,

Internationale Situationniste, n°7, p. 41

L'évènement motivant ce livre fut la parution de « Les limites du

développement, rapport du groupe du MIT, etc. »1 qui me provoqua littéralement,

m'incitant à synthétiser les lignes générales d'un discours auquel je travaillais depuis

longtemps et que je n'ai pas encore complété dans une rédaction plus ample,

tendanciellement plus exhaustive. Bien des points qui, sous l'effet de l'urgence et de

l'impulsion, ne sont ici qu'à peine effleurés, un discours plus vaste – une « Critique de

l'utopie capitaliste » – les affrontera par ailleurs.

« L'utopie capitaliste », que j'écrivis en 1969 avec Eddie Ginosa, contient

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déjà – même si c'est avec beaucoup d'ingénuité (surtout en ce qui concerne la

vocation « apocalyptique » du capital) – les points de départ d'une « critique de

l'utopie capitaliste ». Inclure ici ce texte, ce n'est pas « réaliser » une reconnaissance à

l'égard d'Eddie Ginosa : seule l'affirmation de notre projet communiste peut

l'accomplir.

G. Cesarano

* * *

Le rapport du MIT sur les « limites du développement » est la première

manifestation sans équivoque de la tendance dans laquelle la science néo-illuministe

se fond définitivement quoique de façon trompeuse avec l'utopie « chrétienne » et

apocalyptique. Ce fait exigerait de nous que nous approfondissions ce que, dans le

texte Transition2 nous avions défini comme domination réelle du capital. C'est tout

ce qui a été fait sous forme de notes dans les limites étroites d'une première réponse

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urgente, soit au projet « scientifique » lui-même, soit à toutes les misérables « praxis

révolutionnaires » désormais résorbées dans le projet ou en voie de l'être. Au-delà de

ce règlement de compte qui devra être poussé plus avant, le sens de tout travail futur

réside dans la redécouverte de tous les sens profonds et spécifiques de la vie qui lutte,

dans la connaissance de la vérité et du pouvoir qui existent dans les corps et leur

réalisation : du moi représentatif au moi organique, de la démocratie de l'impuissance

et de la servitude pour tous à la situation de maître sans esclaves. Donc aucune

philosophie de la « vie » – de triste mémoire – mais de la vraie « guerre » et de la

victoire.

* * *

1. SAUT PÉRILLEUX

« Ce n'est point par ses conquêtes tragi-

comiques directes que le progrès

révolutionnaire s'est frayé la voie, au

contraire, c'est seulement en faisant surgir

une contre-révolution compacte, puissante,

en se créant un adversaire et en le

combattant que le parti de la subversion a

pu enfin devenir un parti vraiment

révolutionnaire. »

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Marx, Les luttes de classes en France

1. Dans sa dernière forme possible d'expression « politique » la dialectique

radicale a définie les conditions d'existence du capital contemporain comme celles

dans lesquelles, ayant, grâce à la contre-révolution, transcru au-delà de ses modes de

domination formelle, il réalise actuellement, sur la planète toute entière et sur la vie

toute entière de chaque homme, les modes d'une colonisation intégrale de l'existant

qui se désignent par les termes de domination réelle.

« Le capital comme mode de production réalise sa domination réelle

quand il parvient à remplacer toutes les présuppositions sociales ou naturelle

préexistantes par des forme d'organisation propres qui médiatisent la soumission de

toute la vie physique et sociale à ses propres besoins de valorisation. L'essence de la

Gemeinschaft (communauté) du capital est l'organisation. Dans la phase de

domination réelle la politique en tant qu'instrument de médiation du despotisme du

capital disparaît. Après l'avoir amplement utilisé dans la phase de domination

formelle, il peut s'en passer quand il parvient en tant qu'être total à organiser

rigidement la vie et l'expérience de ses subordonnés. L'Etat, de gestionnaire rigide et

autoritaire de la forme équivalent dans les rapports sociaux (Version primitive),

devient un instrument élastique de médiation dans la sphère des affaires. En

conséquence, moins que jamais l'Etat ou la « politique » sont sujets de l'économie et,

par là, « patrons » du capital ; aujourd'hui plus que jamais le capital trouve sa force

réelle dans l'inertie du procès qui produit et reproduit ses besoins spécifiques de

valorisation comme besoins humains en général. » (Transition)

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2. Le procès de transition des modes de la domination formelle aux modes

de la domination réelle (aussi bien dans les pays de capitalisme « libéral »

qu' « étatique ») est le produit de la contre-révolution qui en a assumé la tâche

spécifique et en a totalisé tout sens « politique » en intégrant définitivement la

politique aux modes de survivance du capital devenu grâce à elle dominant.

En récupérant et en bouleversant les pulsions authentiquement

révolutionnaires telles que les exprimait le mouvement réel des deux premières

décennies du siècle, et en les détournant la contre-révolution a fonctionné

objectivement comme le mécanisme d'auto-régulation qui a permis au système

capitaliste de survivre à ses propres crises, en favorisant et promouvant la dislocation

des contradictions fondamentales inhérentes aux modes et rapports de production et

de passer du niveau originaire élémentaire d'organisation productive à des niveaux

toujours plus complexes et plus totalisants jusqu'à l'actuel mode de domination de

l'économie, tant sur toute forme de « vie » organisée sur la planète que sur toute

survivance de formes dans lesquelles la vie organique réduite à pure et simple

« matière brute » de nature extractive, à pur et simple propulseur de la machine

sociale, est forcée de se reproduire suivant cette « vie » mystifiée, énergie

« naturelle » de l'espèce.

3. Par les analyses de Marx et d'Engels, la dialectique radicale avait défini

inexorablement les contradictions contenues dans les modes et rapports de

production. Elle avait indiqué comment le processus de valorisation quantitative du

capital, avec la croissance irréversible de la domination du travail mort sur le travail

vivant, devait porter inévitablement le capital, poussé par la chute tendancielle du

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taux de profit, à un accroissement obligatoire de la production, à un affrontement

décisif avec sa contradiction fondamentale et spécifique : avoir comme limite de

développement organique ces mêmes forces productives qui sont à la base de son

propre procès organique.

4. Dit autrement, le capital nourrit en lui, dès l'origine, le vice logique, et la

limite naturelle, d'être pour la machine sociale une façon de se produire qui, tandis

qu'elle fonde sa propre dynamique en procès sur l'intégration à elle-même des

énergies organiques de l'espèce, est condamnée à alimenter irréversiblement la

croissance automatisée de la machine pour elle-même, et à réduire toujours plus la

partie de vie organique intégrée au procès, au fur et à mesure que cette partie est

transformée en accumulation croissante de travail mort, c'est-à-dire vient s'ajouter,

transformée en machine, à la machine, en en augmentant l'autonomisation et la

prépondérance quantitative. « Comme nous l'avons vu, la tendance du capital est

d'accroître la force productive du travail et de nier le plus possible le travail

nécessaire. L'effectuation de cette tendance, c'est la transformation du moyen de

travail en machinerie. Dans celle-ci le travail objectivé intervient, matériellement, en

tant que puissance dominante contre le travail vivant et en tant que domination3

active de celui-ci, il le fait non seulement grâce au procès de production réel lui-

même : le rapport du capital en tant que valeur s'appropriant l'activité valorisante est,

dans le capital fixe qui existe en tant que machinerie, immédiatement posé en tant

que rapport de la valeur d'usage du capital à la valeur d'usage de la force de travail ; la

valeur objectivée dans la machinerie apparaît en outre comme une présupposition

vis-à-vis de laquelle la force de travail particulière s'évanouit en tant qu'infiniment

petit. » (Grundrisse, p. 585 – Fondements de la critique de l'économie politique, éd.

Anthropos, t. II, pp. 212-213).

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5. La loi de la valeur montre que le profit ne peut provenir que de la plus-

value extorquée et, en même temps, que la plus-value ne peut être extraite que du

travail vivant. La composition organique du capital conduirait son propre procès de

valorisation à un court circuit dans des termes temporels relativement brefs si le

procès s'accomplissait dans le cadre d'un niveau d'organisation immobile, donné une

fois pour toutes, invariant tant quantitativement que qualitativement. Mais l'histoire

des 150 dernières années montre combien l'être capital est différent de l'image que

s'en faisaient les économistes et leurs critique vulgaires dans les premières décennies

de son processus de croissance : l'essence de la volonté d'organiser la société civile

séparée de la substance complessive de cette société, la pression devenue extrinsèque

en terme économico-politiques d'une élite de pouvoir d'entrepreneurs engagée de

façon simpliste dans une lutte pour la suprématie – la lutte de tous contre tous – aussi

bien contre les modes passés d'organisation de la société du travail qu'au sein même

de cette élite – et de la part des plus ingénieux et des moins scrupuleux (les plus

rapides à transformer et à se transformer) contre les plus engourdis et conservateurs.

Au contraire, au fur et à mesure que la lutte économico-politique a révélé ainsi

l'évidence des conditions primitives, à leur niveau d'émergence non-encore médiatisé

et rationalisé, comme capacité du capital de s'articuler en système, toujours plus

organique et tendanciellement homogène dans les modes substantiels de se

reproduire à des niveaux supérieurs de valorisation, cette essence réelle du capital est

venue toujours plus se superposer, jusqu'à coïncider avec eux, aux modes d'évolution

globale de l'espèce, elle s'est toujours plus intégrée l'existence réelle de l'organisation

de la survie à tous ses degrés d'activité manifeste.

6. Les modes de développement du capital dominant – les lois de son

procès – sont aujourd'hui lisibles en termes de théorie générale des systèmes4 (à

condition de les arracher à la philistéenne « neutralité » scientiste). Le capital

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fonctionne comme un système ouvert qui a pour limite, à cause des contradictions

spécifiques inhérentes à son développement, la tendance à se clore (à s'autonomiser,

avec l'alternative qui en découle : collapsus5 ou bien réalisation d'une économie

« cyclique-statique », « état stationnaire ») en rejetant hors de lui sa propre source

d'énergie la plus organique, l'énergie humaine, et pour cette raison créant les

prémisses de son autodestruction. Mais durant son histoire, cette tendance s'est

jusqu'à maintenant accompagnée de la capacité d'éluder le point critique du collapsus

grâce à la combinaison organique avec l'énergie naturante à un niveau d'intégration

supérieure, là où le processus a pu trouver un nouvel espace de développement sans

pour autant s'être débarrassé de ses contradictions fondamentales. Le capital a donc

pu seulement renvoyer jusqu'ici, par des dislocations spatiales toujours plus amples,

et temporelles toujours plus exiguës, le point critique du collapsus irréversible.

L'histoire du capital montre comment le procès a pu croître et s'autonomiser grâce à

un automatisme typique des systèmes s'autorégularisant capables de transcroître, par

intégration et actions rétroactives, à partir du niveau typique des systèmes

autorégularisants, capables de transcroître – au moment où s'opère une tendance à la

clôture, niveau virtuellement bloqué par une limite critique – vers un niveau

supérieur virtuellement ouvert, sans se dépouiller de leur propre collapsus jusqu'à ce

qu'ils aient atteint la limite de saturation de toute transcroissance ultérieure praticable

: le point où la contradiction matérielle elle-même et son propre fond d'énergie se

trouvent devant une telle limite.

Suivant les termes des contradictions en procès, le choc entre, d'une part

la croissance du développement et de la dévalorisation et, d'autre part,

l'accroissement de population inutile et la prolétarisation généralisée, aurait depuis

longtemps conduit le capital à un collapsus irrémédiable s'il ne s'était périodiquement

produit, devant l'imminence des crises ultimes, un « saut de qualité » qui a permis au

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capital de les éluder en garantissant au système la possibilité de franchir sa propre

limite immédiate et d'accéder, grâce à une médiation, à un niveau supérieur

d'organisation qui disloquait de nouveau aussi bien son élan spécifique de

développement que les contradictions qu'il présentait, mais dans une dimension

spatiale-temporelle « nouvelle » dans laquelle la limite de la crise se trouvait

convenablement renvoyée.

7. Le développement du capital doit moins être lu comme l'histoire de

l'expansion « horizontale » (en tache d'huile) d'un processus en soi identique, que

comme l'escalation du mode d'être d'une société spécifique et particulière – la

« société industrielle » née de la révolution bourgeoise – du degré infime d'une lutte

économico-politique déchaînée entre les classes jusqu'au degré maximum (mesurable

en termes quantitatifs d'expansion planétaire, et qualitatifs de « mode de vie ») de la

gestion globale des destinées de l'espèce, soit dans son équilibre problématique avec

les possibilités de survie de la biosphère, soit dans l'équilibre tout autant aléatoire du

propre mode de survie de cette même espèce humaine avec la substance réelle de

l'humanité en tant qu'espèce. Le capital a donc pu poursuivre son développement bien

qu'il n'ait jamais cessé de charrier en lui, également accrues, les contradictions qui le

menaçaient à l'origine, grâce à une double disponibilité historique d'espaces : les

espaces thermo-dynamiques territoriaux (économico-politique au sens strict du

terme) et les espaces biologiques/génétiques/existentiels (économie politique de la

vie au sens large).L'histoire de la double colonisation accomplie par l'économie

capitaliste – celle de la planète entière comme celle de la totalité de la vie humaine –

ne démontre rien d'autre que le processus graduel de la valorisation capitaliste, grâce

à des acquisitions toujours plus amples et généralisées et toujours plus profondes et

généralisées de niveaux d'organisation de l'existant : dans celui-ci le système peut

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relancer, en accélération croissante, aussi bien les modes et rapports de production de

la valeur que les contradictions inévitables et non-résolues que la valorisation recèle.

L'ultime période que nous vivons aujourd'hui est la période dans laquelle – étant

terminée l'œuvre de colonisation téléologique aussi bien du système

thermodynamique que du « système-homme », étant comblé tout espace subsistant et

épuisé le champs des « sauts de qualité » praticables en direction du développement

productif exprimé en termes de croissance exponentielle – le capital vient heurter ses

limites insurpassables et toute dimension ultérieure de transcroissance à des niveaux

d'organisation supérieurs vient à lui faire défaut. Parvenu à ce point-là, c'est la force

d'inertie du processus même de croissance du capital qui constitue la limite critique

contre laquelle ce dernier vient buter. Une inversion de tendance s'impose à lui : le

passage presque soudain d'un mode de développement exprimable en terme de

croissance exponentielle à un mode d'équilibre à développement zéro.

C'est cela que les scientifiques cybernéticiens du Massachusetts Institute of

Technology (MIT) – et pas seulement eux – viennent à peine de confesser avec tout le

prétendu « détachement » et toute la « neutre objectivité » feinte qui caractérisent la

fausse conscience scientifique, n'ajoutant rien de nouveau, en substance, à ce que la

dialectique radicale, avec Marx et Engels, avait prédit il y a plus d'un siècle :

l'inévitable course du capital, en tant que mode de production économico-politique,

vers une crise d'autodestruction irréversible.

8. La dialectique radicale ne peut se contenter de reconnaître, dans le

rapport des scientifiques du MIT, la confirmation cybernétique de sa propre

prévoyance. Le faux détachement, la neutre objectivité simulée avec lesquels on met

en scène le gag des spécialistes qui, la main sur le cœur et avec la face Buster Keaton,

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présentent à un capital disposé à se repentir le compte de ses erreurs, ne peuvent

tromper que ces belles âmes immédiatement disponibles, par affinité de fausse

conscience, pour n'importe quelle nouvelle fausseté. C'est précisément parce que la

critique radicale connait depuis toujours les fondements concrets de l'inévitable

règlement de comptes, qu'elle sait faire instantanément justice d'une telle fiction,

démasquer acteurs et mise en scène ; tandis qu'elle réaffirme sa propre compétence

naturelle – naturelle en tant que vécue – sur cet état de chose, elle dénonce la

machination de cette comédie pour ce qu'elle est en réalité : une initiative de l'État, ce

dernier étant compris désormais comme domination autonomisée de l'économie sur

le règne des apparences. Ayant revêtu la blouse immaculée de la science, les

rapporteurs du MIT récitent la partition de consciencieux savants, résolus coûte que

coûte à ne plus taire davantage une vérité qui brûle et ils affichent ostensiblement

leur démission de tout service à l'idéologie dominante pour finalement servir la vérité

nue : ils parlent comme dans un confessionnal. Mais leur blouse est d'une étoffe

tellement usée qu'on entrevoit par transparence, a premier coup d'œil, la vieille livrée

des maîtres-sorciers ; les sorciers de toute extermination et de tout chantage :

Auschwitz (salaire à l'os) comme Hiroshima (la solution démographique) ; ceux de la

guerre bactériologique et défoliante (désinfection comme élimination de la vie)

comme ceux de la paix névrotiquement nécrotisée (le besoin de vivre comme maladie

mentale). Si le règne de l'économie semble se disposer à l'autocritique, c'est le

moment de croire, non pas que le règne de l'économie a déjà fait son temps, mais que

c'est celui où la critique va entrer, en tant que mécanisme régulateur, au service de

l'économie. Dans les mains caoutchoutées des scientifiques-robots, la critique se

transmute en économie autocritique ; la raison radicale abandonne-t-elle sa peau aux

empailleurs ?

9. Plus que jamais, il est aujourd'hui nécessaire de rappeler, avec Marx, que

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le procès de valorisation du capital fait tout un avec le procès de développement, tant

des moyens de production que des forces productives (contradiction qui ne se

médiatise qu'au prix d'une colonisation toujours plus ample et plus profonde

d'espaces quantitatifs et qualitatifs toujours « nouveaux ») et que, si le prolétariat est

l'antagonisme naturel du capital, il l'est, déterminé à l'intérieur de sa dynamique de

développement, de laquelle il est essentiellement inséparable tant comme force de

travail active ou de réserve que comme réservoir pour l'avenir de l'exclusion terroriste

et dictatoriale, jusqu'à ce qu'il parvienne à se nier comme classe et à renverser, niant

toute classe, le pouvoir autonomisé de l'économie sur la vie. Mais l'époque dans

laquelle le capital exerçait sa domination dans la sphère exclusive de l'économie

politique, le temps de sa domination formelle, s'est éteinte en même temps que les

conditions de développement disorganiques et territorialement fragmentaires que le

capital, transcroissant les limites de ses premières crises, a laissées derrière lui (1914-

1945).

Grâce à un mécanisme d'interactions et de rétroactions bien autrement

significatif que celui que révèlent les diagrammes des rapporteurs du MIT, le capital,

tandis qu'il médiatisait ses contradictions au niveau de marchés mondiaux rendus plus

homogènes et, en même temps, liquidait physiquement au cours des deux guerres,

une bonne partie de la jeunesse prolétarienne, a pu se garantir un pouvoir

d'intégration sur la communauté humaine naturelle (Gemeinwesen) d'autant plus fort

et capillaire qu'il réussit à se montrer comme le mode hégémonique – le seul

concrètement pratique – pour la communauté humaine naturelle de se produire et

reproduire sur la planète. Au fur et à mesure que le procès de valorisation prend pour

objet exclusif la survivance autonomisée de la valeur au-delà de ses limites de crise,

celle-ci intègre en elle-même, comme composition organique de la valeur, la survie

de l'espèce comme crise en procès de vie. C'est dans cette phase d'intégration à l'être-

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capital de l'être de l'espèce (intégration formelle comme on le verra plus loin, mais

pragmatiquement opérante) que la contre-révolution entre en jeu, en tant que

mécanisme d'autorégulation au service direct de la rationalisation capitaliste.

10. Dans la phase de transition de la domination formelle à la domination

réelle du capital, on distinguera deux séries de médiations, entrecroisées mais

distinctes. Dans le premier ordre, exclusivement économico-politique, du capital

(domination formelle), il ne pouvait être question de contre-révolution : le prolétariat,

en tant que classe, incubait la croissance d'un élan directement dirigé vers la négation

des conditions matérielles de son existence, donc immédiatement révolutionnaire. Le

prolétariat comme masse, et une élite d'intellectuels déserteurs de la bourgeoise

dominante (mais non, comme on le verra, de sa culture illuministe) concourraient à

faire mûrir une conscience de classe destinée à exprimer dans l'insurrection armée la

protestation contre l'exploitation frontale de la force de travail, produite et traitée

comme marchandise, et la protestation du prolétariat contre son exclusion frontale de

la jouissance des richesses dont il était le producteur conscient. C'est dans cette phase

que le prolétariat vit l'extranéisation forcée à l'égard d'un monde de « valeurs »

transmise par la révolution bourgeoise (richesse comme liberté par rapport au besoin,

égalité comme partage de l'opulence, fraternité comme émancipation de la misère

génératrice de haine) qui lui apparaissent réalisées par la seule classe dirigeante,

c'est-à-dire objets de jouissance pour elle au prix intolérable de son propre travail. Le

sujet de la valorisation, le prolétariat, se représente à lui-même comme exclu de la

jouissance des valeurs : sans les critiquer, il les revendique, se proposant lui-même

comme étant la force historique destinée à en recueillir l'héritage, en l'universalisant.

C'est aussi dans cette phase que la politique a déjà altéré la vision de la dialectique

radicale, en lui cachant la vérité millénaire de l'identité entre culture et modes

d'oppression, en lui niant le droit de voir, de reconnaître, dans le processus de

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valorisation de la culture, non pas le « patrimoine » du genre humain, mais le plus

antique, le plus ancestral mode génétique de production de la communauté humaine

comme machine sociale où la vie organique est asservie à la conservation et au

développement de la valeur inorganique ; où l'inorganique est le métal dans le timbre

duquel vibre la voix du pouvoir ; où la vie est asservie au labeur « rationnel » de se

poser soi-même comme énergie. La tâche historique de la dialectique radicale, celle

de libérer l'espèce du travail, ne pourra être réalisée que le jour où deviendra clair à

l'esprit de tous ce qui, depuis toujours, est déjà dans la corporéité organique, niée, de

tous : la destruction nécessaire de la domination de l'idéologie, la libération

nécessaire à l'égard du premier et du moins naturel des travaux : le sacrifice de la

libre expressivité organique à la langue du devoir-être, à la capture de la « raison »

naturelle mise au service de la « ratio » aliénée, à la vente du sens vivant au profit de

l'éternisation du sens mort.

11. Toujours dans cette même phase, la dialectique radicale, prise comme

otage par la « ratio » politique, se représente le prolétariat révolutionnaire comme un

parti formel : le parti non plus historique mais historisé, de l'abolition des classes. Le

point de vue de la totalité, qui avait permis à Marx et à Engels de saisir dans son

essence réelle le procès de valorisation comme négation du procès de vie en tant que

bien naturel, est déjà, dans le corps à corps de la ratio politique avec les raisons d'État

(l'État, sous le capital, est toujours l'état des choses et sa raison est toujours un corps

d'hommes armés) le point de vue de la totalité brisée en fragments de sphères

lenticulaires qui, si elles rapprochent les détails spécifiques des luttes en cours et si

elles procurent à la vision politique une lumineuse compétence en matière de

tactique, font payer cette intimité toujours plus étroite avec les méthodes utilisées par

l'ennemi par la perte de la dimension propre à la stratégie et celle de la compétence

totale à l'égard de l'enjeu. Plus l'intelligence spontanée du refus de toute condition qui

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introduit la mort dans la vie se plie aux exigences de la survie – même si c'est la

survie pour lutter – plus elle se transforme en intelligence spontanée avec l'ennemi.

La tactique est toujours la face raisonnable de la contre-révolution.

12. L'explosion révolutionnaire russe, si elle projette en apparence sur la

scène planétaire le spectacle triomphal (et terrorisant pour la bourgeoisie) d'un

prolétariat qui est parvenu à incarner sa propre subjectivité libérée, n'en met pas

moins bien vite en scène, realiter, et dans les formes désormais purement fictives de

la révolution au pouvoir, la médiation récupératrice et substantiellement restauratrice

de la contre-révolution puissante. Chassés sanguinairement par le bas, modes et

rapports de production essentiellement capitalistes, retombent de façon sanguinaire,

après avoir été introduits d'en haut par décrets-loi, sur les têtes illusionnées (mais pas

toutes) du prolétariat révolutionnaire. Le prétexte – et c'est ici qu'apparaît pour la

première fois le pouvoir éblouissant de la « ratio » scientifique médiatrice du capital

– est celui de la nécessité de conquérir, au cours d'un long et dur procès de

« transition » soi-disant socialiste, les bases matérielles pour la réalisation du

communisme. Ce n'est pas ici le lieu où perpétuer la semi-séculaire polémique anti-

léniniste ; de même cela n'a pas davantage de sens de s'interroger une fois de plus sur

ce qu'auraient pu être les alternatives alors praticables : la lutte révolutionnaire vit

toujours le présent comme champ de lutte entre un projet de futur auquel est lié le

sort de l'espèce et la somme de ses défaites passées, qui n'ont une importance

seulement qu'en tant qu'elles indiquent les pièges dans lesquels on ne peut plus

tomber. Par contre c'est bien ici qu'il faut attester à quel point le capital international

apprit et fit sienne cette leçon de réalisme, à son avantage exclusif et automatique.

Une telle leçon l'autorisait à ne plus craindre aucune force au monde capable de

détruire son essence aussi longtemps qu'il réussirait à apparaître comme le seul mode

matériel pour la communauté humaine de se produire.

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Le capital apprit par ses propres crises à se dépouiller de son passé pour

relancer ses modes de production à des niveaux d'organisation plus élevés, plus

intégrants, plus totalisants. Il apprit surtout, sous n'importe quel drapeau, à couler

comme une eau nécessaire et à assumer aussi bien la forme que la substance d'un

mode d'être basilaire et neutre, semblable ainsi à la vie et à la nature au point de

pouvoir en revêtir les apparences. En se faisant médiateur lors de heurts sociaux au

cours desquels aurait pu couler la plus grande quantité de sang prolétarien, le capital

apprit qu'il pouvait se transformer en des modes d'être toujours moins spécifiques à

une classe et toujours plus intrinsèques à un peuple, dépassant ainsi un premier degré

(un premier niveau ou seuil de limites) de ses contradictions con-naturelles.

13. Dès ce moment, le prolétariat ne se présenta plus aux yeux du capital

exclusivement en tant que force de travail par lui-même produite et traitée à l'égal

d'une marchandise, mais commença à lui apparaître comme son peuple le plus

proche. Il n'est donc plus, dans la forme et dans la substance, pure matière brute,

substance propulsante à tenir en vie tant qu'elle fournit de la force ; mais il est, dans

la forme, la matière vivante de son propre corps (corps social, serviteur docile du

cerveau social incarné par le capital devenu science) et il est dans la substance le

propulseur naturel d'un procès d'autonomisation qui s'en serait d'autant plus

naturellement séparé comme d'une scorie qu'il se serait montré capable de l'intégrer

profondément et par capillarité aux mécanisme de la machine valorisatrice. Le procès

d'émancipation du capital à l'égard du premier stade critique de son développement

(le premier niveau de clôture du système dans ses propres limites avec la conséquence

inévitable d'une « prise en bloc ») passe donc par l'émancipation fictive de son

antagoniste naturel, l'émancipation fictive du prolétariat, enrôlé grâce à la subjectivité

autoresponsable de la production de travail. Dès ce moment, tandis que le capital voit

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dans le prolétariat son peuple futur – et entrevoit lui-même la chance de médiatiser

toute contradiction par l'intégration dans son propre « esprit », dans sa propre

subjectivité subrepticement socialisée, le corps même de l'espèce devenu son corps –,

le prolétariat, aveuglé par la contre-révolution, voit dans le développement du capital

son propre futur, médiatise sa propre intolérance en nouvelle patience, se donnant

comme perspective historique la tâche de réaliser à ses dépens, mais de façon

volontaire, les bases matérielles pour la réalisation d'un capitalisme néo-chrétien :

« socialiste ».

14. L'opposition tout à fait fictive et spectaculaire, des deux blocs de l'Est

et de l'Ouest, où, dans les deux cas, mais à l'aide de réalisations formelles différentes,

le développement capitaliste et la contre-révolution s'incarnent dans le même sujet

fascinant, polarise pour des décennies – tandis que le sang prolétarien continue de

couler – l'imagination toute idéologique de la « pensée » révolutionnaire en la

bloquant dans une grotesque rixe pour l'enrôlement sous les drapeaux différents du

même procès. La contre-révolution mime tous les lieux communs de la dialectique,

dégradée à une comédie d'équivoques ; tandis que le besoin insatisfait de vivre

vraiment et la fatigue du travail « vertueux » nourrissent sous la cendre, dans les

corps du prolétariat battu plus que dans les esprits (ou aliénés ou drogués par la

politique) le feu vital qui jaillira, après 50 années de latence, dans les premiers

incendies de Mai 68.

Mais l'intégration a été si profonde, la chaîne si solide, que ceux qui

apparurent avec la torche au poing ne furent pas ceux qui, abrutis, touchent en heures

d'abrutissement le salaire qui leur permet de remplir leur « devoir de vivre » : comme

toujours les premiers à agir furent les déserteurs de l'esprit dominant, les exclus de la

chaîne de montage, les émigrés et les proscrits. A Paris, comme un peu partout en

18

Page 19: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

Europe, les étudiants inadaptés, les hippies et blousons noirs, aux États-Unis les

mêmes plus la « race » des exclus, les noirs des ghettos, les ex-esclaves sauvés de la

cueillette du coton pour tomber dans celle des immondices. Pour rejeter l'horreur de

la non-vie, tout d'abord deux groupes qualitatifs, deux « compétences » diverses,

mais qui fraternisent rapidement et chez qui les qualités sont renforcées du fait de

leur extériorité vis-à-vis du cœur le plus dur du procès : les voyeurs d'en haut de la

machinerie sociale, les étudiants (dans toutes les facultés on enseigne la faculté de

diriger l'acter d'être dirigé), les voyeurs d'en bas, de la société des rebuts et qui les

consomme, les exclus ; se révoltent, d'une part, « l'imagination » avant d'être cooptée,

d'autre part, la vitalité dénudée après avoir été humiliée.

15. D'un côté la politique prend en charge le rôle de médiatrice du procès,

en mettant tout en discussion sauf les fondements qui la soutiennent, en faisant passer

– de conserve avec la publicité – pour bon, excellent, super-extra, aussi bien le

développement suicidaire de la production que le modèle de vie qui en est le réel

produit. De l'autre côté, la lucidité planificatrice (« scientifique ») du capital voit se

profiler toujours plus clairement devant elle le seuil d'une nouvelle limite que seul un

saut périlleux peut lui permettre de dépasser. La limite toujours plus proche de son

expansion planétaire impose au capital d'inventer un nouveau monde alors que le

monde est sur le point de « finir ». Guerres, guérillas, campagnes de libération

nationale, bagarres électorales pour l'élection (ou l'exécution capitale) de tel ou tel

fonctionnaire super-star – tous également utilisables en tant que fonctionnels –

s'amoncellent pêle-mêle sur les écrans de ses oracles de verre, en une mêlée où

s'enchevêtrent au même titre les carnages du week-end, ceux des Indiens et ceux du

DDT, les carrousels concernant la nouvelle qualité de la vie, les débats sur cette

qualité, les psychodrames sur la perte de cette qualité. Au service d'une politique qui

troque la critique de tout contre la victoire du Rien, des engrenages fictifs et réels,

19

Page 20: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

indiscernables les uns des autres, entraînent dans leurs mécanismes, en même temps

que les corps d'un prolétariat toujours plus surabondant, l'imagination en lambeaux

qui voulut vivre une vraie vie, l'illusion morcelée de se battre pour une question de

vie ou de mort, tandis que c'est la mort qui gagne du terrain, inaperçue dans la survie

quotidienne de chacun.

16. Aux heurts toujours plus accélérés contre ses contradictions classiques,

le capital répond avec élasticité en imitant les cris de son peuple, en prenant sur lui

les raisons du désespoir croissant, mais en le métamorphosant en la voix de la

promesse et de l'espérance immanentes. Si la domination formelle avait pris dans le

capital les traits orgueilleux et féroces d'une classe qui avait conquis le pouvoir par

une révolution ; si la bourgeoisie, encore force vive, n'avait pas eu honte de défendre

ses privilèges exactement dans la mesure où elle pouvait les apprécier – pour peu de

temps encore – comme le bien de la terre en discussion, offrant d'elle-même, malgré

ses luttes économico-politiques internes, une image dans laquelle la richesse justifiait

le prix de la misère, la transition à la phase de domination réelle porte le capital vers

la production accélérée d'une politique – la nouvelle image de lui-même qui lui

permet de passer en contre-bande – d'autant plus élastique et cooptante que

formellement disposée à se mettre en discussion, à se rendre problématique. Mais les

problèmes à l'ordre du jour, dans les formes apparentes de l'ouverture vers

expériences et besoins du peuple, sont toujours les problèmes du capital. Le peuple

est toujours plus le capital en personne : le peuple qui vote, qui se représente, qui a le

« privilège » de la parole, assume sans s'en rendre compte le rôle du pantin qui parle

avec la voix et couvre les mains du ventriloque.

17. La quantité est le règne exclusif de la valorisation qui consiste en ceci :

20

Page 21: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

la production de qualités apparentes au sommet desquelles gît toujours une quantité

de travail donnée. Depuis que le capital se limitait à vanter la qualité de ses

marchandises, il est passé tout le temps nécessaire pour emprisonner totalement

chaque forme de vie dans la forme marchandise, de telle sorte qu'aujourd'hui on peut

discuter de la « qualité de la vie » après que derrière toute « vie » produite gise une

quantité de travail donnée, de vie dévalorisée. Ceci est la nouvelle conquête du

capital anthropomorphe: avoir colonisé pour la valeur chaque trait de la vie en

société, s'être lui-même recomposé au-delà du seuil d'explosion de ses vices

organiques dans la composition organique du capital-vie, avoir réalisé sa

transcroissance du règne de l'intoxication des marchandises-rebuts de l'extériorité au

règne survivant de l'intériorité d'autant plus dégradée qu'elle a été déterrée et mise au

rang de nouvelle aire du marché. Une archéologie macabre est sollicitée pour

ressusciter, dans les morts-vivants, l'âme phénicienne des commerces aventureux,

mais sous les constellations du déluge les âmes mortes ne peuvent trafiquer que de

reliques : la mort des désirs est l'équivalent général qui informe de sa valeur toutes les

monnaies de la « personnalité » dépressive. Laissons les morts enterrer leur « vie ».

1 Ce document a été publié en France sous le titre de « Halte à la croissance », éd. Fayard,

1972.

2 Invariance, série I, n°8, 1969

21

Page 22: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

3 Dans le texte allemand : « als aktive Subsumtion derselben unter sich » qui indique la

soumission du travail vivant au travail objectivé, mort, donc au capital.

2. LA PRÉHISTOIRE COMME PRÉSENT

« La copule dit : c'est ainsi, pas autrement ; l'acte de la

synthèse pour qui elle intervient, manifeste qu'il ne doit pas en être

autrement, sinon elle ne serait pas accomplie. Dans chaque synthèse

la volonté d'identité travaille ; en tant que tâche a priori, immanente à

la pensée elle apparaît positive et souhaitable : le substrat de la

synthèse serait concilié par elle avec le moi et, de ce fait, il serait bon.

Cela permet promptement l'impératif moral que le sujet puisse plier la

force du jugement (Einsicht) à son élément hétérogène, et à quel point

la chose est sa chose. L'identité est la forme originelle de l'idéologie.

On en jouit en tant qu'adéquation à la chose réprimée. L'adéquation a

toujours été assujettissement à des fins de domination et, dans cette

mesure, sa propre contradiction. [...] L'idéologie doit sa force de

résistance à l'illuminisme (Aufklärung), à la complicité avec la pensée

identifiante, à la pensée en général. La pensée révèle par là son côté

idéologique : elle ne tient pas la promesse que le non-moi sera à la fin

le moi ; plus elle saisit le moi, plus le moi se trouve complètement

réduit à objet. L'identité devient l'instance d'une doctrine de

l'adaptation où l'objet selon lequel le sujet doit s'orienter rend à celui-

22

Page 23: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

ci ce que le sujet lui a infligé. [...] A cause de cela la critique de

l'idéologie n'est pas quelque chose de périphérique ou

intrascientifique [...] mais philosophiquement central : critique de la

conscience constituante elle-même. »

Adorno, Dialectique négative.

18. L'apparition de l'outil, apparition de la communauté humaine et du

mode de se produire et de se représenter, apparition de la subjectivité sociale,

coïncident en tant que fondements matériels spécifiques – reliés les uns aux autres par

des déterminations fonctionnelles réciproques – d'un cours évolutif qui n'a jamais

cessé de se dialectiser intérieurement en un mouvement d'interactions et rétroactions,

d'affirmations formelles (idéologiques) et de négations substantielles (pragmatiques)

que le point de vue radical, ou de la totalité, définit depuis longtemps comme

préhistoire, et qui a procédé jusqu'ici par intégrations successives (colonisations)

d'espaces toujours plus vastes et toujours plus profonds de l'univers naturel, jusqu'au

seuil actuel de la « conquête » advenue de la planète comme « espace naturel » de la

communauté-espèce-humaine ; ce seuil découvre les limites du développement, non

pas tellement et seulement de la technologie et de l'économie politique que, et

précisément, de la préhistoire même, parvenue à une alternative qui, d'un côté impose

un saut qualitatif (son dépassement comme préhistoire, le début de l'histoire, la

réalisation du rapport équilibré et cohérent entre l'espèce et le monde –

23

Page 24: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

Gattungswesen – l'abolition de la subjectivité anthropocentrique aliénée) et de l'autre

lui indique comme son fait et sa conclusion l'avènement de la prophétie contenue

dans toutes les mythologies religieuses, l'apocalypse comme fin de la corporéité

humaine.

19. L'apparition de l'outil ne peut être comprise comme un simple et

magique surgissement d'un prolongement du corps, de ses facultés, et qui serait, de

façon évolutive, venu améliorer les prestations et « enrichir » les chances (les modes

de production) d'une communauté humaine préexistante : une communauté de corps

« nus ». L'outil signe tout court1 l'apparition de l'homme comme tel : comme différent

de l'animal, comme mutant sui generis. Dans l'outil il ne faut pas tant voir un

perfectionnement technologique du corps que le mode d'être du corps en tant que

membre du social : le corps combiné dans lequel l'outil-prothèse, en s'incorporant

l'énergie organiquement naturelle de la corporéité « biologique » l'unit

inséparablement comme telle – comme corps combiné – à la communauté et à ses

modes spécifiques de se produire et de se représenter. Ce n'est pas tant le corps qui

s'approprie l'outil que l'outil qui s'approprie le corps. Dans l'outil-prothèse ce n'est

pas tant une nécessité de l'être corporel, individu, qui se matérialise, ce n'est pas tant

la créativité occasionnelle et aventureuse du corps-individu en tant que médiation

improvisée et géniale de la riposte au « défi de la nature », que s'explicite au contraire

le mode de production de la communauté constituée, qui érige immédiatement son

ensemble instrumental, son système-prothèse de médiations de soi cristallisées en soi,

en seuil d'inclusion/exclusion de son être naturel, tout de suite normatif et tout de

suite impératif. C'est la nécessité sociale de l'outil qui s'agrège le corps. Le principe

de nécessité sociale ne naît que de la confrontation avec le milieu. C'est de la

confrontation du corps « désarmé » (l'outil arme) avec la communauté des corps

armés que naît le principe de la nécessité ; c'est dans la sphère de la collectivité qu'il

s'affirme comme puissance individuelle transcendante : la nécessité de l'outil-

24

Page 25: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

prothèse s'affirme comme paradigme social de la puissance.

20. Dans le corps combiné la prothèse est tout de suite également

prothèse de sens : dans l'outil le signe est explicite, dans le faire qu'il implique et

subsume matériellement et symbolise, s'explicite une obéissance de l'agir au sens qui,

dans l'outil, se condense et s'impose. L'outil est un entonnoir de sens qui capture et

réduit toute imagination en scotomisant la portée alternative : dès qu'il entre en ligne,

l'outil s'interpose entre le sujet total et l'objet total, réduisant sujet et objet à ses

particularités et en en aliénant réciproquement les totalités. C'est ainsi que toute

subjectivité humaine ne se connaît que par l'intermédiaire de la prothèse, qui la réduit

à son propre attribut. Et c'est ainsi que la totalité « organismique » dans laquelle toute

subjectivité est consubstantiellement immergée apparaît dans l'optique du corps

combiné comme la pure objectivité, appartenant au contexte d'une action qui, dans

l'illusion de la dominer, s'en sépare opérativement.

21. Intériorisé, l'outil-prothèse devient l'UT2 qui sert de médiation à

toute créativité particulière, la finalité hétérodirigée qui s'incorpore, soumet à la

subjectivité plurale de la communauté corporelle tout mode singulier d'agir et le

rapport soi-autres, en normalisant celui-ci et en le subordonnant à un savoir-être

immédiatement converti en un devoir-être. L'UT est le fondement sur lequel la

sujétion de la subjectivité organique du sens vivant à la subjectivité inorganique du

sens cristallisé (et, dans ce sens, mort) se cloître, dictant, à l'intérieur de chaque

« moi » les conditions d'existence sociale, ainsi que tout mode d'agir comme de tout

mode de s'exprimer, de n'importe quelle pratique de sa théorie symbolisée : elle est le

« moi » qui parle dans la langue sociale alors que c'est le corps combiné dont ce

« moi » est le représentant qui agit dans les modes de production de la communauté

corporelle ; en s'entremettant comme médiation nécessaire entre tout sujet et tout

objet, l'UT est l'articulation-presse qui fonde l'Ego et l'Autre.

25

Page 26: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

22. Le moi primitif ne peut être encore ni le moi titanesque de la

spéculation philosophique, ni de l'Ego titubant de l'affabulation « psychique », mais il

en est sûrement le point de départ. Dans la prothèse qui devient langue (code

normatif, mais « in progress » reflet cristallisé de l'ensemble instrumental et de ses

agrégations contraignantes des corps, mais aussi critique dynamique de ses

insuffisances à tous les niveaux sur la pensée opérative, superfétation théorique

immédiate de la praxis en acte) vient se greffer la pensée spéculative, la pensée qui se

pense, conscience malheureuse de l'incommensurabilité entre la plurisignification

toujours fuyante du tout et le caractère univoque toujours en dépassement de

l'instrument-signe. Le « Moi » qui réfléchit sur soi est le « Moi » incertain de soi.

C'est cette incertitude qui rend fragile et changeante toute assertion historique du

« moi » de l'espèce, du « moi » en tant que représentant-champion de la communauté

en procès. Mais de même que derrière la « figure » sociale (la « personne » au sens

antique de « masque », de « persona ficta ») du corps combiné, il y a toujours la

substance vitale du corps « simple », la corporéité niée en tant que telle, engloutie

sous la surface des conditions de production, de même s'oppose toujours, à

l'incertitude chronique du « moi » la certitude tendant à s'insurger,

« insurrectionnelle », du sujet réel de la vie, le corps en devenir de l'espèce. Le Ça

trouve ici son explication et son fondement matériel. Mais, ce qui est plus important,

la dialectique entre génotype et phénotype, la dialectique qui lance en avant le

chemin « en progrès » de la préhistoire, tient toute dans ce rapport dynamique entre

le moi fictif (agent de la « langue » sociale entendu comme code normatif) et le sujet

réel de l'existence, entre le corps combiné de la communauté fictive (les modes, en

continuel dépassement, de la production de l'être social, dans le domaine de sa

présence insoluble et conflictuelle avec l'univers naturel et son mouvement

organique) et le corps réel de l'espèce, en devenir vers un stade d'ordre finalement

historique, un état d'équilibre et d'échange organique cohérent avec le mouvement

cyclo-dynamique de l'univers naturel. Le mouvement réel est, dans le cours de la

26

Page 27: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

préhistoire, la part que le corps social a prise dans sa lutte contre la domination de la

prothèse, contre la domination du sens mort et de ses modes de production obsolètes

et nécrotisants, sur le sens vif et sur les chances de vivre outre (le contraire

dialectique de « survivre ») latents dans l'organisme en devenir de l'espèce.

23. Au-delà d'un certain seuil, la spécialisation adaptative cesse son

interaction dynamique avec le milieu et finit par emprunter les touts petits rameaux

d'une subordination perdante. Un excès d'adhésivité aux conditions ambiantales lie

l'organisme trop finement spécialisé à la substance de ces mêmes conditions par

lesquelles il est subjugué. La plasticité qui est capable de résister, non seulement ne

s'identifie pas à la spécialisation irréversible, mais au contraire s'exprime dans

l'épaisseur élastique d'une dialectique évolutive qui empêche l'espèce d'adopter sans

réserves des options adaptatives excessivement intégrantes. Le patrimoine de chances

évolutives victorieuses est inversement proportionnel à l'intégration du phénotype

social, à l'option adaptative imposée par les conditions ambiantales ; il est

directement proportionnel à la contre-poussée que l'évolution réelle de l'espèce est

capable de développer en réagissant par un dépassement dialectique, une

transformation, aux conditions ambiantales obsolescentes, sans cependant être

impliquée par la désagrégation de leur assise. En ce sens le mouvement réel

s'identifie à la poussée évolutive historiquement vitale, en tant qu'elle est l'expression

historique du dépassement nécessaire des phases adaptatives saturées, devenues

disfonctionnelles. Il est évident dans ce cadre que la prothèse est, dans une première

phase, toujours la riposte instrumentalisée de l'espèce aux conditions ambiantales ;

tandis que, en s'autonomisant, cette riposte tend, en une seconde phase, à s'intégrer à

ces mêmes conditions et ainsi, dans une troisième phase, à coïncider totalement avec

leur domination transcroissante. Le corps est le « locus » où murissent aussi bien la

poussée adaptative évolutive aux conditions existantes – qui s'expriment

positivement dans la riposte instrumentalisée de la prothèse (première phase) – que la

27

Page 28: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

résistance dialectique à l'autonomisation de la prothèse (seconde phase), qu'enfin la

poussée réactive au rejet de la domination de la prothèse automatisée (troisième

phase). La révolution part du corps.

24. Ce qui a permis à l'espèce de conserver intégralement sa plasticité

génétique c'est l'articulation de la prothèse sur le corps. La combinaison autorise des

degrés très raffinés de spécialisation instrumentale sans conditionner essentiellement

et de façon irréversible le génotype. Dans l'espèce humaine, le phénotype est

identifiable à la prothèse dès lors qu'on a bien compris la tendance totalisante de cet

appareil adaptatif qui, au degré le plus élevé de son développement – présentement –

coïncide tout court3 avec le milieu (colonisé en tant qu'habitat et fonctionnalisé en

vue de la survie de l'espèce), mais transcroît au-delà de la limite de sa fonction en

s'autonomisant de façon incohérente. Ce que les généticiens n'ont pas réussi à saisir

c'est la différence effectivement spécifique, basilaire, entre les modes de l'évolution

humaine et ceux des espèces non-humaines : la fonction dialectique de la prothèse. Et

c'est pour cette raison qu'ils n'ont pas su reconnaître les mutations fondamentales de

l'espèce humaines. Pour cause4: dans leur jargon « mutation » est un terme qui

désigne invariablement aberrations ou biopathies, alors que les « variations » en

cours, bien qu'on les revendique en toute occasion ne laissent voir, dans les cartes et

les diagrammes, que les traits les plus superficiels de la phénotypie en mouvement.

Le préjugé qui enferme la science génétique dans les frontières rigoureuses de la plus

banale morphologie corporelle, cache à sa vue la réalité du procès. Même sur ce

terrain, la « découverte » tardive de rétroactions et d'interactions ne sert qu'à

pourfendre des moulins à vent idéologiques. Plus le microscope électronique nous

rapproche des mécanismes élémentaires du procès, et plus le procès vivant, bien que

turbulent sous les fenêtres des laboratoires et palpitant sous la blouse des

observateurs, reste invisible à leurs loupes.

28

Page 29: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

25. Historiens et économistes perçoivent le développement de la

préhistoire en cours comme l'approche progressive d'une « société du travail ».

L'apologie du travail, en tant qu'activité scientifiquement humaine, activité de

l'humain, est explicite dans cette légende. Ni les animaux ni les Dieux ne travaillent.

Travailler est le fait des hommes, et c'est là « l'activité » qui, d'un côté les hisse au-

dessus de la condition animale et, de l'autre, les pousse vers la condition de « pareils

aux Dieux ». Marx lui-même, qui ne fut jamais ni un historien ni un économiste,

mais un critique de « l'histoire » et de l'économie, décrit le développement des forces

productives comme le passage obligé vers le communisme, la condition des hommes

« pareils aux Dieux » : libérés du travail. Il subsiste donc dans la conception du

« travail » un double sens, une ambiguïté dialectique dont le point de vue radical,

dans le développement présent de la préhistoire, peut anticiper la solution. Depuis

l'apparition de l'outil-prothèse, et donc de la communauté humaine, être a coïncidé

avec faire, et faire avec produire. La communauté humaine a toujours eu besoin de se

produire, elle n'a jamais simplement été. Une communauté qui cesse de se produire

cesse d'être. Puisqu'il n'y a jamais eu « d'homme » sinon dans le social, tout homme

qui ne se produit pas en tant que personne sociale n'est pas. Son être pour soi, sa

subjectivité proprioceptive, jouit, c'est vrai, d'une liberté dans le milieu de sa

particularité circonscrite ; mais il s'agit d'une liberté surveillée et conditionnée, et,

comme nous le verrons, destinée dans le cours du développement de la préhistoire à

se réduire, toujours plus profondément assiégée par les mécanismes d'extraction

d'énergie vive afin de perpétuer de façon croissante le sens mort, et ceci jusque et au-

delà des limites de l'abolition de l'homme vivant en soi par les conditions de la

production. Mais la production des communautés historiques est une production en

tant que telle ; elle est l'autoreproduction des sociétés dans leurs modes globaux ; elle

inclut toute modalité de la présence collective ; elle totalise en elle-même toute

espèce et tout temps de l'être social ; elle en charge et ordonne hiérarchiquement les

comportements ; elle en exprime le normatif et le code dans la langue, à tous ses

niveaux. On doit saisir de ce mode de production de la communauté un trait qui

29

Page 30: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

empêche de le lire comme pure activité génériquement humaine : la sujétion du sens

prédéterminé et donc déterminant, la dépendance de tout faire social à l'égard des

sens et buts qu'impose l'outil-prothèse (la langue même est l'outil sui generis qui

concentre en lui, tel une prothèse de sens global, le sens de toute « utilité » et

« finalité » particulières). En ce sens, toute activité productrice est plus exactement

une passivité de son sujet à l'égard de la subjectivité de la subjectivité impersonnelle

des modes de production matérialisés dans la prothèse dominante. En ce même sens

on distinguera la volonté subjective d'agir et de s'exprimer, la spontanéité de l'être de

chacun en soi et pour soi, du contexte matériellement opératif dans lequel il se

réalise. Dans ce contexte, ce qui se voit coïncide avec ce qui est : co-production du

social, reproduction dans le détail des modes de production existant. L'activité, c'est

le latent, le particulier, le « secret ». Le patent socialisé, c'est la passivité et, en ce

sens, dans le sens classique du travail comme damnation, toute société a été jusqu'ici

une « société du travail », où être et produire ont coïncidé dans la sujétion de l'être

aux modes de production.

26. C'est ainsi que l'espèce des hommes a échappé à tout écroulement

possible, a évité jusqu'au bout (aujourd'hui nous sommes à ce bout) de se fixer dans

un habitat exclusif, a réussi à accomplir son destin génétique à la dimension de

l'entière planète : à en rejoindre les confins et, désormais, à les dépasser. Dans cette

perspective, qui plonge dans le passé le plus lointain les racines de l'aut-aut le plus

immédiat, le mode d'être du capital doit être déchiffré comme la dernière domination

possible de la prothèse sur le corps avant que le corps organique de l'espèce, en s'en

libérant, puisse assumer son équilibre organique définitif : un équilibre de cohérence

en procès, avec la totalité de l'univers organique en mouvement. Pour que cela puisse

advenir, il faut que le corps de l'espèce – les conditions nécessaires pour le

dépassement de toute terreur génétique ayant mûri et, étant bien connu, finalement, la

dynamique interne d'un « milieu » ressenti depuis des millénaires comme énigme

30

Page 31: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

naturelle et règne de la mort immanente – ayant payé jusqu'au dernier banknote de

malheurs le racket d'une religion de la mort qui a sacralisé la non-vie, parvienne, en

tant que corps organique, à la réconciliation avec le monde organique, dissolve sa

propre subjectivité terrorisée en s'unissant à la totalité de la vie en tant que sujet

global, conquière son émancipation par rapport à la domination de la prothèse-

machine qui a transcru au-delà de sa fonction tolérable. La machine sociale a bouclé

son cycle utile au moment où il est possible – et aujourd'hui la dialectique radicale

sait que cela est possible – de libérer le corps de l'espèce de sa domination incarnée

dans le capital-machine-homme producteur de l'aliénation autonomisée. Le corps

peut recomposer l'organicité de son être avec l'être organique naturel seulement à la

condition de domestiquer la machine en la réduisant à la limite de sa fonctionnalité

effective, de servo-commande. La sujétion du corps à l'outil-prothèse, de la

communauté humaine naturelle à la machine sociale, de la langue de l'expressivité

organique à la langue du devoir-être, ayant occupé tout le temps de la préhistoire, a

fait tout son temps et doit disparaître. Cette sujétion est la logique encore dominante

du capital, mais dominant au-delà de ses probabilités de résister sans entraîner avec

elle, dans sa mort nécessaire, le corps vivant de l'espèce. C'est de cette façon que la

machine entre dans le corps : pour ne pas mourir. Mais c'est aussi de cette façon que

le corps risque d'en périr. Entrevoir aujourd'hui le capital dans la nouvelle assise qu'il

tend à assumer, critiquer à sa naissance sa nouvelle utopie, c'est – tout court – voir

comment l'être-capital s'insinue dans l'être-homme afin de s'y transfigurer, de même

que sa loi de valorisation, comment la composition organique du capital, faite de

domination du mort sur le vivant, tend à coïncider avec la composition organique de

la « vie », devenu son produit par excellence. Le Moi-capital est la nouvelle forme

que la valeur veut assumer à la suite de la dévalorisation. En chacun de nous le

capital appelle au travail la force vive : la prothèse intériorisée jusqu'au bout y

engendre une infection mortelle. Mais une fièvre de rejet secoue le corps de l'espèce.

31

Page 32: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

27. Le capital parvenu à la domination réelle totalise dans son procès de

valorisation tout sens de l'être-là : l'être du capital coïncide avec l'être – de tout

homme – non plus et seulement le citoyen du monde dont la production de valeur

l'enrôle à la solde de la survie, mais le monde en miniature où la production de valeur

trouve son espace extrême de survie, sa « quatrième dimension ».Si l'aliénation

génétique, en fixant dans la langue et dans la « pensée » verbalisée la coupure

fondamentale entre subjectivité et objectivité, avait séparé les hommes de leur

monde, faisant en sorte que l'extirpation de chacun de ce monde se renverse à

l'intérieur de chacun dans la croissance biopathique d'un spectre halluciné du monde,

le capital, aujourd'hui, greffe sur cela – qui était le prix provisoire payé par l'espèce

pour se survivre – plus-value et profit.

En français dans le texte

UT = mot latin qui signifie afin que d'où, en latin, utor = utiliser, utensilia = outel, ustensile en italien, utilis = utile en français comme en italien.

En français

Idem

3. LE SACRÉ PROFANÉ

28. Le sacré est la mémoire aliénée du sens vivant, le fantôme de la

32

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corporéité du sens comme essence vivante, le spectre désincarné du corps perdu

comme instant et comme destin.

29. Le sacré est le sens promis à la subjectivité qui ne connaît rien d'elle-

même sinon la faim de sens ; mais le sacré est le faux de cette même subjectivité ; il

est le produit aliéné et autonomisé cependant qu'il en est le statut et la constitution.

30. A côté de l'outil-prothèse, l'égarement des hommes, face à la totalité

organique perçue comme énigme terrifiante, a matérialisé, dès le début, l'excroissance

des fétiches-prothèses. A la prétention de tout signifier que le monde des outils et leur

code normatif (le monde de la langue comme médium-fixateur de tout mode de

production) revendiquaient en se posant comme la pensée opérante – idolâtrie de la

praxis transcrue du geste naturel à la répétitive âpreté du devoir-être – tout l'autre que

l'intelligence sensorielle des corps non-encore désensibilisés, non-encore totalement

dé-érotisés, pressentait comme non-résolu, tout l'autre, bien plus vaste que le rayon

d'action de l'instrument, bien plus simple que la mécanique en action et bien plus

complexe que « sa » pensée mécanisée, répondait par la fascination du « sacré ». La

magie retenait dans le monde des primitifs tout ce que la technologie fuyait

aveuglément.

31. Le climat délicatement émotif, « érotique », désintéressé, dans lequel le

sacré se manifestait (hiérophanie) comme puissance de la force universelle

(cratophanie) emplit de pathos les modes dans lesquels sont pratiqués le sacré, le

« sentiment » immédiat de l'énigme, l'intuition panique de la totalité et de son mystère

perdu avec la partie de la corporéité totale, la sortie du règne animal et avec la

constitution de l'espèce en tant que communauté de corps combinés. Dans l'approche

33

Page 34: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

primitive du sacré, dans le monde des fétiches et rituels magiques, la séparation

forcée entre la perception émotive, corporellement « organique » et la réalisation

sociale (« expression », « communication », donc condivision), voit immédiatement

se scinder le sens vivant et le sens mort. L'apparition du sacré est, sous chaque aspect,

une pure aventure de l'être. Elle est l'aperception extatique du mystère (la vie de

l'univers organique comme énigme, altérité consubstantielle, lien inexpliqué mais

certain entre subjectivité corporelle et subjectivité intercorporelle) et, en tant que

telle, elle est la théorie pratique, l'intuition en soi exhaustive de l'essence absolue,

essence dans laquelle chaque être est. Dans le fétiche – outil sui generis – et dans le

rituel – mode de production sui generis – le sacré est évoqué, activement poursuivi :

potentiellement re-connu. Fétiches et rituels reproduisent les conditions dans

lesquelles le sacré (hiérophanie, cratophanie) s'est manifesté. Ils ne sont pas par eux-

mêmes sacrés : ils sont les présuppositions théologiques de la sacralité. Au-delà des

spéculations historiciennes sur la primauté chronologique ou structurelle de la magie

sur la religion, on donne ici pour acquis que la sphère de la magie se limite à la

pratique des conditions et présuppositions de la sacralité, sans sacraliser les

instruments dont elle se sert, qui restent par eux-mêmes profanes, sans parvenir, pour

cette raison, à être profanants.

32. La dialectique sacré-profane n'est pas de la magie. La magie est

opérative, elle associe simplement, par affinité d'efficacité, le fétiche à l'outil[1]. Si le

faire qui commande l'outil est le règne du profane (quand et dans les limites où il

l'est) il n'est profane qu'en tant qu'il se campe au-dessous de la sacralité. Mais il ne lui

est pas antithétique. Du reste la sacralité peut apparaître dans la sphère des outils et

elle peut les investir du rôle supplétif de fétiches. L'imagination symbolique surcharge

d'efficacité les fétiches bien plus qu'elle n'en investit les outils : l'effectivité

pragmatique condense en elle une « valeur » symbolique sur la base de son économie

34

Page 35: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

opérante. Mais précisément en ce que la sacralité est l'espace du mystère laissé vide

par l'économie opérante et qui lui est immédiatement complémentaire, le transfert du

sacré sur le profane est encore un événement du probable, ni dramatique, ni

contradictoire.

33. Tandis qu'à la fierté simpliste des instruments se joint l'humanité

« bricoleuse »[2] mais dense de toute l'angoisse non-résolue des fétiches surchargés

de l'imagination symbolique, tout, dans la combinaison corps-prothèse entraîne la

domination du symbole sur le geste : univers des outils et univers des fétiches

s'instituent dès le début complémentaires l'un de l'autre. Mais alors que la pensée

opérante s'imagine de brûler dans l'efficacité tout reste de mystère, condensant dans

l'instrument la puissance du geste résolutoire, la pensée magique abandonne

immédiatement l'efficacité mécanique et, médiatisant dans l'objet tout le pouvoir du

non-résolu, s epose comme l'efficacité des puissances supérieures.

34. Á partir de là, la technologie prête à la magie le truc déjà essayé de

l'objectivation, la magie prête à la technologie la foi recueillie dans l'objet-symbole.

La valeur est déjà, dans l'univers composite des symboles, « travail » en procès. Dans

les objets-symboles (et dans les mots qui les fixent comme mode de production du

sens) se conduise déjà sens mort, savoir-être converti en devoir-être. La vie est déjà

« travaillé », le corps déjà mis en cage derrière des grille de signification obligatoire,

l'expérience organique vivante est déjà canalisée dans le procès valorisation de

l'inorganique, la communauté est déjà intégrée à l'ensemble instrumental des corps

vifs, de même que la nature vivante à laquelle ils rattachent par des correspondances

enfouies, est déjà matière première propulsante, force extractive, énergie capturée

pour être convertie en « travail ». Être c'est déjà valoriser.

35

Page 36: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

35. L'investiture de « valeur » dans le fétiche qui se fait symbole tendis

qu'elle sacralise les fétiches et le rituel pour soi, éloigne le sacré de l'expérience

extatique et de l'aventure émotivement corporelle, singulière, « vécue » : elle campe

le sacré dans le « céleste », dans l'ouranique et l'hyper-ouranique ; en l'absolutisant,

elle le fige dans la catégorie abstraite de la sacralité inaccessible en soi, dont les

fétiches et les rituels sont les évocations statiques consacrées. Des hiérophanies et des

cratophanies, immédiates ou rappelées par les fétiches et rituels mis en place comme

présuppositions attributives, le passage à la hiérocratie (le pouvoir du sacré) et à la

hiérarchie du sacré est marqué par la valorisation de la liturgie. C'est le passage de le

magie à la religion : de l'aventure extatique à l'organisation statique (rigide,

systématique) de la foi en une normative qui désincorpore les symboles de leur

intimité « ontophanique » avec le sacré, et les assume comme idoles, abstraites

personnifications du sacré. La religion est révélée et la révélation est subie par la foi.

La religion est organisation et hiérarchie, répétition rituelle, obéissance opérationnelle

dans son sens strictement normatif (religio = religo = relier) brillante superfétation

des modes de production dans leur assise itérative, conservatrice, immobiliste ;

encore que toute religion inclut, explicitement ou implicitement, un principe

dynamique dans l'attente, ou du Messie, ou du jugement, mais un principe dynamique

toujours – par rapport au vivant « profane » - élusif ou apocalyptique : en perdant la

corporéité. Toute religion est une théorie de l'apocalypse.

36. Les Dieux sont les patrons. La révélation est autoritaire, impérative et

normative ; leur volonté est loi, la sujétion est devoir. Le sacrifice est tribut, et dans le

sacrifice est déjà présent, implicitement, l'échange prestation/survie. La dialectique

sacré/profane met déjà en route un procès qui, sécularisant d'un côté tout vécu comme

tel est, élevant de l'autre au-delà de la vie terrestre le sacré et sa « valeur », fonde les

présuppositions d'une profanation toujours plus intégrale de la vie et, en même temps

36

Page 37: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

d'une sacralisation toujours plus abstraite de sa « valeur » : dans les premières

séparations entre la sacralité et la vie, la dialectique profane de la civilisation

marchande trouve, en germe, ses fondements.

37. La « théorie » oubliée par les cultes[3], est le sens vivant tout court[4]

c'est-à-dire la théorie vraie et propre. Le rite autonomisé, qui a « oublié » sa propre

théorie, et la pratique idéologique : le profane par excellence. Toute idéologie est

profanation.

38. L'intuition de la culture alchimiste médiévale (Bacon, etc.) saisit dans la

magie l'aspect actif, cognitif et opérationnel : l'esprit de conquête, grâce à une

technique sui generis, de l'inconnu et de l'énigmatique, grâce à des expérimentateurs

audacieux qui ne subissent pas la révélation mais, armés de leur volonté, agissent

empiriquement sur l'énigme afin qu'elle se dénoue et se révèle, alliant ainsi de fait

l'animus de la magie et celui de la science, dont l'idéologie alchimiste est

indubitablement la matrice. La persistance de l'idéologie « magique » dans la culture

du Moyen-Age finissant (la pseudo-hérésie tolérée)) est l'option de réserve que

l'axiomatique religieuse conserve en vue de sa propre mise à jour future. La mise à

jour triomphant de la religion c'est le capital qui le réalisera, en profanant

définitivement toute sphère du sacré avec la sacralité toute « séculière » de sa valeur.

39. La tradition ésotérique, l'hérésie gnostique-hermétique ou « haute

magie » passe au contraire en dessus et contre toute la culture du passé et conserve,

des pratiques magiques (et surtout de la « magia sexualis ») l'aspect opératif dans le

sens de la réalisation de la puissance à travers la fin de toutes les séparations (Cf. les

« évangiles » gnostiques). La passion, l'aventure, la « vraie guerre » (celle de

37

Page 38: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

l'affirmation au plus haut degré de sa propre force latente, de sa propre « divinité »)

en sont les caractéristiques fondamentales. La littérature médiévale de la passion,

avec ses « aventures », en chanta publiquement, dans un mode ambigu, le sens le plus

caché et le plus authentique : « l'aventure » est toujours celle du sexe (vis sexualis,

véritable force cosmique) et toute praxis véritable ne peut pas ne pas y être ramenée.

Les « Frères du libre Esprit » (hérésie adamique)[5] furent en ce sens la réalisation

effective de tout ce qui se trouvait caché dans la littérature de la passion et de la

« chevalerie ».

40. La religion est magie transcrue, mais pas cela seulement. Elle est aussi

technologie transcrue de la pensée opérant à la pensée spéculative. Dans la religion,

la pauvreté bricoleuse[6] du fétiche, sa référence à un système intuitionné hors d'elle

et évoqué par associations « infantiles », « innocentes », fait place à l'astuce de la

raison. Le principe d'efficacité concède toujours moins d'espace à la pure foi et

s'associe toujours plus à la mécanique de la logique formelle. La religion repousse

d'elle-même l'improvisation imaginative et encore « naturelle », tandis qu'elle tend à

s'intégrer ce système de sens occultes que la magie se contentait d'évoquer,

l'intuitionnant hors d'elle-même. La religion est systématique, elle s'organise par

insertions d'opérations logiques rapidement formalisées. Causes et effets

transcendants répètent toujours plus le dessin devenu abstrait du levier et de son point

d'appui, de la roue et de la pompe.

Si « l'objet » de la religion reste en dehors d'elle, s'il est clair qu'il est

« l'objet » insaisissable par excellence (le mystère de l'être, le point de vue

autoréflexif de la totalité en procès), la religion croit résoudre tout mystère en

institutionnalisant le mystérieux dans son objet, en se faisant production organisée du

sens du mystère.

38

Page 39: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

41. Pour tout le temps durant lequel il reste aux modes de production un

certain espace autour de soi et un certain espace à l'intérieur de soi (dans l'épaisseur

de la vie des corps non-encore colonisés par la survie contre la vie), la religion

occupe virtuellement tout espace en y installant les symboles de la sacralité du

mystère. Et c'est de cette façon que tout nouveau mode de production – tout sacrifice

nécessaire aux exigences de la survie d'une organisation de la prothèse tombée au-

dessous de sa fonctionnalité – trouve dans la religion le pont sur lequel la

conservation des valeurs, du sens mort accumulé dans l'histoire, passe, inaltérée, dans

toute nouvelle société. Mais au fur et à mesure que les modes de production de la

communauté corporelle se compliquent intérieurement, atteignent toujours plus dans

la profondeur de la corporéité organique les énergies qui alimentent la machine

sociale, vient à pousser sur le procès une pensée « propre » au mode de production

nouveau, toujours plus hégémonique et productrice du sens de la certitude acquise

qui, peu à peu, ôte du terrain à la production du sens du mystère. L'idéologie de la

science tend à remplacer l'idéologie religieuse. Peu importe qu'elle démontre ne pas

savoir conjurer définitivement l'erreur ; jusqu'à ce qu'elle ait conquis tout le savoir sur

une nature qui lui est muette ; elle est disposée à accepter l'erreur comme sa seconde

nature. La science est l'institutionnalisation de l'erreur la plus improbable.

42. Par l'allusivité omnicompréhensive du fétiche-pensée et de sa

symbologie (mais la pensée verbalisée est toujours symbole extrait d'une cohérence

sensorielle aliénée : tout mot est interdiction d'un autre), on ne change pas seulement

le sens pour un plus utile en valorisant la pensée-outil, la pensée opératoire. Si la

religion est le réseau, la grille de la logique formelle prête à capturer en soi tout reste

du mystère du monde pressenti comme extériorité inexpliquée, à ce sens du mystère

correspond un vide d'intériorité inexpliquée que la rationalité globalisante des modes

39

Page 40: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

de production, parfaitement cohérentes avec le principe d'objectivation, ne peut se

retenir d'extraire de l'informe non-relaté, ne peut s'abstenir de formaliser. L'art en est

la réalisation spécifique. L'art sacralise les formes, tandis qu'il est formalise la

sacralité intériorisée. De même que la religion est la forme que l'inexpliqué présent

assume en tombant sur le terrain de la valorisation, de même l'art est la forme

qu'assume, en remontant à la surface des modes de production, l'inexpliqué, le

« reste » de l'être qui, de l'intérieur de la corporéité ne peut s'expliquer dans le fait

d'être de la corporéité instrumentalisée, affleure à la superficie des modes de

production. L'esthétique c'est la cicatrice du « beau », c'est-à-dire de ce qui est

signifiant total en soi, extirpé de la vie. Mais immédiatement, ce qui jaillit comme

médiation entre le sens vif instrumentalisé et le sens vif non révélé, entre le devoir-

être des corps prisonniers des modes de production et le vouloir-être de la vie du

corps libéré, se fixe comme miroir de la valeur qui s'y modèle.

Dans la peinture égyptienne comme dans la sculpture grecque,

l'imagination met moins en forme les modèles des dieux, qu'elle ne taille les formes

auxquelles ce qui manque aux hommes doit se modeler pour compter comme prière

exaucée par le tout : tout symbole ment sur l'essence. Si l'économie politique – et

toute science dans son rôle de projection pragmatique est de l'économie « in

progress » – ment en se faisant passer pour la dimension du tout, si la religion ment

en se faisant passer pour l'anticipation du sens de tout, si l'art ment en se faisant

passer pour ce qui manque à tout : ce qui lui manque pour être vrai. En consacrant la

ressemblance, l'art occulte le vide dont il naît. Et c'est ainsi que, se renvoyant de l'une

à l'autre la preuve, clef interchangeable des valeurs, rétroagissant sur les matrices de

l'une à l'autre, les trois sphères de la « pensée » socialisée réussissent à à composer,

dans une fantasmagorie de dislocations s'enchaînant l'une l'autre, et aux dépens de

l'unitaire prison de l'être, l'apparence de la totalité en mouvement, la totalité fictive

40

Page 41: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

d'un cycle en procès. Le pool de l'activité aliénée arbore l'enseigne de la Vie de

l'Homme.

[1] Cf. M. Mauss, Théorie générale de la magie.

[2] En français dans le texte.

[3] Cf. M. Eliade, Traité d’histoire des religions.

[4] En français dans le texte original.

[5] Leurs membres se réunissaient nus pour retrouver l’état d’innocence d’Adam [N.d.t.T].

41

Page 42: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

[6] En français dans le texte.

4. Chirurgie esthétique

« Toutes les idéologies qui veulent mettre en

avant l'homme par rapport au monde physique et

lui donner sur ce dernier un empire qui le libère

de la détermination, même quand elles ne le

disent pas, ne pensent pas à l'homme-espèce,

mais à l'homme-personne. »

A. Bordiga, Contenu original du programme

communiste

43. Sous la domination du capital réellement totalitaire, le règne de la

séparation est contraint de se dépasser, de se fondre dans une unité du réel où un

unique mécanisme centralisé – le mécanisme d'éternisation de la valeur – assume le

contrôle synthétisé de toute forme dans laquelle l'être-capital doit apparaître sous les

42

Page 43: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

aspects fictif des « formes de vie ». Le capital qui s'empare des moyens de l'espèce de

se produire, totalise en soi, matérialisés, les règnes autrefois distincts de la science, de

la religion et de l'art, fondus dans une circulation accélérée du sens, assujetti comme

argent sui generis à la réalisation de la valeur. Autant la synthèse que le capital opère

sur toute production de sens est solidaire, bloquée, monolithique, autant se multiplient

les formes dans lesquelles le sens se convertit en valeur. En réalisant de façon

renversée et à la fin de l'histoire la genèse religieuse, le capital a acquis la certitude

d'une chose : la nécessité de se produire à l'image et à la ressemblance de l'homme

qu'il veut faire sien. Il voit dans chacun le collecteur de sens, l'archétype miniaturisé

d'une société produite en série, dans laquelle le procès de valorisation accomplit en

entier sa circulation : l'iter ultra-nouveau qui rattache les canaux de la valorisation

extériorisée aux canaux de la valorisation intériorisée. Chaque jour de chacun est un

cycle complet. En chacun règne l'identique au tout.

44. L'essence aventureuse et totalisante de la vie comme expérience

sensorielle de son propre rapport actif avec le monde n'est pas, dans le « monde » de

la production, détruite, simplement effacée : elle est transformée en son contraire.

Toute pratique respectueuse d'une norme est une liturgie ; toute liturgie est la

cristallisation organisée du sens vivant profané : réifié en symboles, signifié. Déjà en

réduisant l'activité du travail, la communauté sociale, qui a accumulé en elle le sens

cristallisé de tout « faire », réduit chacun de ses composants à un pur agent

reproducteur d'une expérience prédéterminée, et donc fictive. En l'ordonnant officiant

du sens communautaire, elle le subordonne en tout : en tout son être ordonné au faire

de la communauté. Dans cette condition il subsiste, dans l'idéologie « mathématisée »

de l'échange entre travail et survie, un reste de la positivité ancestrale renforcée dans

l'activité purement animale, purement naturelle, dont le corps combiné conserve sa

composante la plus voisine de l'être biologique, le projet non-oublié d'une praxis

43

Page 44: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

ayant pour but l'échange organique (espèce-nature ; horde-habitat ; homme-monde

dans la subjectivité proprioceptive) – mais il y survit déjà mystifié. Cumulant en soi

tout sens du faire, la communauté, sous le regard scotomisé de ses membres, se fait

monde, totalité en soi organique au sein de laquelle l'entreprise « terrifiante » de la

survie se réduit à la pratique paisible de l'échange.

45. L'ordination de chacun au faire communautaire mystifie, derrière

l'idéologie de l'échange travail/survie, la praxis d'une sujétion totalitaire de l'être

individuel à la survie de la communauté comme telle. En ce sens, non seulement les

espaces et les temps de la gestualité spécifique du travail sont pris dans leur valeur de

travail productif, mais tout le temps et l'espace de l'être, pour autant qu'il apparaît

dans la sphère du social, se déterminent en fonction directe de la valorisation de la

survie communautaire ; tout l'être de tous est productif pour autant qu'y existe du

social, de la vie sociale, dans sa totalité. Néanmoins, et même dans les limites de ce

rapport fixé, il exista, dans les espaces et les temps de la vie individuelle, aussi

longtemps que cela fut possible, une circulation des sens spécifiques, une persistance

du sens de chaque faire qui conservait à la subjectivité de chacun non pas tant

l'illusion (l'iconographie programmée et diffusée par les centres de pouvoir) qu'une

réalité circonscrite d'effective expérience indépendante, libre à l'égard d'une

« liberté » conditionnée mais opérante. La machine sociale consentait à ses organes –

les hommes actifs qui la constituaient – un « jeu », et un espace que seules la

contraction ultérieure des temps productifs et l'extraction plus approfondie de tout

résidu d'énergie vitale, auront successivement réduit à rien : à la coïncidence

micrométrique, de haute précision, de chaque mode d'être et de chaque espace et

temps avec la dynamique de la production. Ou bien, naturellement, à tout, à

l'insurrection, grâce au renversement dialectique, au surgissement brûlant de la vie

contre la mort de la volonté d'être contre les conditions de la préhistoire.

44

Page 45: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

46. La production capitaliste en série, en introduisant la « figure » du

travailleur combiné réduit tout être individuel, durant le temps et sur le lieu de la

prestation de travail, à la parcelle punctiforme et obsessivement itérative d'un faire qui

désormais transcende, tout à fait explicitement, les limites de la subjectivité opérante.

En ce sens, la praxis productive capitaliste propose une épreuve sportive, très

concrète et nullement métaphorique, de « l'esprit » qui domine la machine sociale.

Mais la réduction de l'activité de chacun (du travail) au fragment « humiliant » et

obsessif d'une répétitivité générale n'est pas du tout le point saillant de la dégradation

de l'homme à une particule d'un ensemble qui le transcende avec une brutalité

finalement explicite. Au contraire de ce que pensent tous les moralistes apologètes du

« travail humanisé » et de sa mortification présumée de la part d'un capitalisme

excessivement cynique, la clef logique de la production en série tient toute dans la

modification du rapport travail/survie, dans la manipulation du bilan de l'échange

ancestral : elle tient toute dans la qualité et la spécificité de ce qui est offert au

travailleur « atomisé » en échange de sa prestation. C'est là que le caractère

effectivement anti-humain du capital moderne montre son vrai visage. La sérialité

non seulement ne se conclue pas dans la répétition parcellaire du geste de travail mais

au contraire, et bien qu'elle tire de là le centre de son agression, se retrouve dans tout

le reste du vécu social qui en est la projection, comme les figures mouvantes d'un film

sont celles de l'image dont la pellicule matrice est impressionnée. La répétition

phantasmatique dans laquelle chacun reproduit dans le quotidien le parcours

obligatoire de sa mésaventure est le produit réel de son auto-production complessive :

c'est là que la survie, présentée comme contre-valeur du sacrifice productif, révèle sa

nature réelle de matière effective du travail qui est le fait de vivre, valorisation de

chaque soi dans le sens prédéterminé que lui imprime la machine sociale, rotation du

petit monde de chacun autour du pivot de l'identité sérielle, âme profonde de cette

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Page 46: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

magie sans enchantement.

47. Ce sont précisément les chirurgiens esthétiques comme Mansholt ou

Galbraith qui se préoccupent de refaire un visage à la « qualité de la vie ». Ils ont

encore besoin de faire croire que la survie promue au grade de « vie » est la contre-

valeur substantielle du travail comme sacrifice nécessaire, en occultant le plus

longtemps possible la vérité patente de la vie comme travail. La « vie » sera d'autant

moins horrible que chacun de ses co-producteurs s'y investira d'autant plus pour s'y

valoriser, que d'autant plus le capital à visage humain réalisera en chacun sa valeur.

Mais de même que l'horreur du cancer ne peut se cacher quand la néoplasie est en

train de le nécrotiser, de même la face nécrotique du capital ne peut que se refléter

dans l'horreur de la vie de chacun. Entre la propagande pour la « vie » et les traits

indéniables de la mort qui est la réalité en procès, le capital voit avec son horreur

s'imprimer le futur.

Défonçant le mur d'une subjectivité déjà emprisonnée par l'histoire,

l'économie politique déborde à l'intérieur de chaque être ; rapidement elle comble tout

vide, en le cachant tout simplement. Au moment où l'identique se reproduit de façon

homogène, il perd les traits de la prison qu'il a toujours été, et prends les traits de

l'entreprise capitaliste. Chaque entreprise productive est un hôtel des monnaies depuis

que l'argent s'est transsubstantialisé en crédit, et le capital fictif valorisé grâce au

« bon » renom de l'entreprise. Chaque entreprise frappe sa monnaie inexistante ; on lit

par transparence, au-delà de la façade, l'addition truquée de son château d'escompte.

De la même façon en chacun le capital crée un entrepreneur de lui-même : en fondant

toute « personnalité » à l'image d'une entreprise, la lançant dans la circulation

apoplectique du crédit, là où il n'y a pour circuler que la généralité du non avoir. Le

capital qui se fait homme fait de chaque homme le capital, de toute vie l'entreprise de

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Page 47: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

la valeur, de chaque « personne » une firme débitrice en permanence de son sens,

créditrice en permanence du non-sens généralisé.

48. L'anthropomorphose du capital recompose à l'intérieur de la

« personnalité » le procès de la valorisation. Pour y parvenir, elle réduit la vie de

chacun à ses propres termes : elle y reproduit sa propre composition organique. Sur le

terrain de l'économie productrice de marchandises, le capital se valorise en

accumulant du travail mort qui intègre à lui-même du travail vivant : la force-de-

travail est attirée dans le procès du simple racket de la survie, et c’est ainsi qu’elle se

transforme, convertissant sa propre énergie en travail mort, en force de valorisation de

l’appareil appropriateur. La dévalorisation est le mécanisme d’auto-régulation avec

lequel le capital tend à réduire l’accroissement grandissant du travail mort vis-à-vis

du travail vivant aux limites d’une dynamique de récupération qui lui permette de

maintenir la force d’attraction du travail mort à l’égard du travail vivant, engendrant

en même temps la chute tendancielle du taux de profit. Le capital greffe son procès de

valorisation sur les présupposés sociaux ou naturels existants : la valeur d’usage, de

même que la force-de-travail aliénée n’est que la transcroissance de la créativité

humaine instrumentalisée.

En s’intériorisant, le procès s’installe dans la sphère de l’existence

subjective en un mode identique : il en vient à se greffer sur des présupposés

psychologiques (la société intériorisée) ou organique (la nature intérieure)

préexistants. Même ici le capital trouve son terrain préparé par l’histoire ; même ici il

ne fait que planter se dents dans une jugulaire pulsante. La « personnalité », ou la

« personne sociale » de laquelle le capital s’empare immédiatement est déjà en soi un

produit historiquement déterminé. A partir des modes les plus élémentaires de

production de la communauté primitive, à travers la médiation de cette prothèse sui

47

Page 48: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

generis que constitue la langue sociale, tandis qu’elle étouffe et dévie la

communication organique entre le corps pris comme organes sensoriels globaux, la

combinaison du corps avec l’outil-prothèse fonde sur la surface même des modes de

production sociale un niveau d’organisation forcée de la communication

intercorporelle intégralement symbolisée. Le simple accès à ce niveau d’organisation

forcée fonctionne comme un seuil d’inclusion/exclusion : tout ce qui ne se conforme

pas au modèle obligatoire est expulsé, nié comme inexistant. C’est ainsi que la langue

sociale s’annexe toute activité des corps : en les intégrant dans la normative générale

dont elle est le code-protocole, en les enrobant pour qu’ils se signifient dans le

répertoire exclusif des gestes institués comme signifiants, mais en excluant en même

temps de sa propre sphère, donc du pouvoir de signifier, n’importe quel autre mode

d’être des corps qui ne s’accorde pas fonctionnellement à elle. La langue sociale se

rapporte à la corporéité globale qu’elle sous-tend de la même façon qu’elle se

rapporte à l’univers naturel dans sa totalité : en annexant à ses schémas ce qu’elle est

en mesure de nommer ou d’exorciser. En ce sens également, la corporéité niée est,

aussi bien que la totalité naturelle, objectivée et distanciée, niée dans sa cohérence et

perçue en même temps comme réserve d’énergie et source d’énigmes mortifères :

pour tout se qui se manifeste en elle d’irréductible à la totalisation de la production

aliénée. Néanmoins la production puise « progressivement » dans ce puits.

49. L’anthropomorphose des lois du capital marche de pair avec

l’intensification des formes pathologiques complessives dont la vie quotidienne de

chacun tend à n’être qu’une simple liste ou résumé. Aussi devient-il possible de

dégager sans aucune équivoque, telle qu’elle est, la pathogenèse sociale de toute

forme de « maladie mentale » en tant que maladie spécifiquement capitaliste. Quand

l’individu se trouve pris comme première personne par le procès de valorisation et de

dévalorisation, sa fonctionnalité nerveuse en devient simplement un double. (Tandis

48

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que dans la sphère de l’extériorité objective la domination réelle s’intègre à tout être,

en le réduisant à son propre organisme, dans la sphère de l’intériorité colonisée l’être-

capital réduit à lui-même la fonctionnalité de l’organisation égoarchique, mais ne

réussit pas à s’emparer de l’essence organique. Sur ce terrain l’être-capital ne réussit

pas à aller au-delà d’une phase de domination formelle. Dans l’essence organique se

polarise désormais la subjectivité antagoniste du prolétariat révolutionnaire).

Dans le cycle de la marchandise la valeur produite doit circuler en

accomplissant diverses métamorphoses, sous les séduisantes dépouilles d’une

quelconque valeur d’usage, pour parvenir à se réaliser et donc à se valoriser ; il en est

de même pour l’individu réduit à fragment du mouvement complessif de la valeur et

qui doit, en un continuum obsessivement contraint (question de « vie » ou de

« mort »), valoriser sa propre survie qui doit, en tant qu’image ayant apparence de

valeur d’usage, ou se réaliser en devenant la matrice d’une série, ou aller au-devant

du désastre de la valorisation. Ce que la domination réelle du capital cherche à

programmer dans ce circuit, c’est une « circulation simple » des différentes formes de

survie, dans touts les cas projetées ou confectionnées, où la compétition soit

totalement en vigueur. L’Ego-valeur, qui devient petite entreprise opérant sur le

marché selon le schéma classique de la loi de la valeur (échange de pseudo-

équivalents), est le sujet de l’ultime utopie « proud’honnienne » du capital, la société

du libre-marché de la survie.

Le cycle maniaque euphorique et le cycle dépressif, qui constituent

désormais les moments focaux et caratérisant du non-vécu quotidien et en règlent le

rythme émotif renversé, sont désormais les reflets évidents, l’un de la valorisation

réalisée de la valeur – obtention d’une dignité ontologique tout à fait irréelle – l’autre

d’une banqueroute toujours partiellement mortelle. La cyclothymie s’impose comme

49

Page 50: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

destin collectif.

50. Accéder à la langue sociale ne signifie pas seulement s’enrôler comme

sujet parlant : cela signifie être produit comme tel, être, comme disent certains

sémiologues, « parlés » par la langue ; de même qu’être producteur de marchandise

signifie, comme Marx le démontre, être produit en tant que marchandise. De même

que la langue est un système de symboles cristallisés – qui commande à son tour et

ordonne un système d’activités symboliques et de symboles réifiés (se coordonnant

réciproquement selon une autorégulation rétroactive) – de même le Je qui parle est

immédiatement un symbole de soi. C’est ici que naît la « personne », personne

(masque) sociale, séparée de la totalité de son corps, qu’elle re-présente : personne

économico-sociale par excellence.

Les modes selon lesquels se produisent, dans l’histoire, les

communautés sociales ont fait fonctionner l’économie politique de la « personne »

dans des connexions de subordination pseudo-naturelle avec l’économie globale

chaque fois en vigueur. Le pouvoir politique, le pouvoir religieux, le pouvoir culturel

ont enrôlé la personne à leur service pour ce qu’elle était : la représentante

« officielle » d’une corporéité dont la force était nécessaire au pouvoir, mais

« naturellement » médiatisée par la liberté d’apparaître sous le masque d’un rôle

social. Il suffisait aux pouvoirs de s’assurer l’intégration à la communauté de

l’énergie vitale des corps, et il leur était facile de l’assurer au moyen des rôles

productifs que les « personnes » pouvaient s’imaginer assumer ou subir selon que

dominait en elles-mêmes (au niveau de la hiérarchie sociale dans laquelle elles se

trouvaient) et dans la communauté corporée, l’idéologie des libres chances ou, plus

antique et plus humiliante, la religion du fait impénétrable. Dans les divers modes, le

mécanisme d’autorégulation qui gouvernait la communauté comme système en

50

Page 51: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

procès se plaçait encore à l’extérieur de l’être individuel. La colonisation de l’existant

se mouvait encore en direction extrojective, de l’intérieur vers l’extérieur de la

corporéité de l’espèce, contre la « nature ». Ce que l’intériorisation automatique de la

nature comportait d’aliénation et de réification à l’intérieur de la corporéité, se

cachait encore dans l’obscurité de l’intériorité non-violée, d’où l’art seulement, dans

sa clairvoyance aveuglée, pouvait tirer le timbre dont vibraient drames et tragédies.

Les artistes étaient les seuls « spécialistes », discrédités par le couronnement

poétique, de l’intériorité. En éternisant l’art, qui était la voix bouleversée du corps

emprisonné, ils en faisaient passer les messages au-dessus des têtes captives.

51. C’est à cette guerre de conquête de l’univers extérieur que les pouvoirs

enrôlaient les corps, appelés par la conscription obligatoire d’un apprentissage se

déroulant durant l’enfance qui, tandis qu’il leur impose « l’uniforme » d’un mode de

parler, c’est-à-dire de se produire, leur fournit l’équipement basilaire d’une

« personnalité », nécessité militante dans le corps social auquel cette dotation le

destine. Aucun modèle de « personnalité » ne peut être étranger à la fonctionnalité du

« corps armé » du système : armé de toutes les variétés de fonctions dans lesquelles la

prothèse complessive s’articule en son intérieur. Quel que soit le rôle auquel la

combinaison de son énergie organique corporelle avec la « dotation » qui se l’agrège

la destine, toute « personnalité » accède à la production sociale de sens.

Dans cette phase, l’intimité entre les pouvoirs centraux et les corps

s’arrête au seuil, rigidement formalisé, de la « personne sociale ». La personne

sociale fonctionnait dans le système global comme simple mécanisme extracteur-

régulateur qui, tandis qu’il prenait à l’extérieur, en l’émettant dans la circulation du

système, l’énergie nécessaire emmagasinée par le corps vivant, réglait, à l’intérieur de

celui-ci, l’équilibre d’afflux en les rapportant aux exigences dynamiques de

51

Page 52: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

l’économie complessive. La vie était encore « mystère » utile : aussi longtemps que la

survie se posait comme le combat engagé entre le corps de l’espèce et le milieu qui

l’entourait ; le temps et l’espace, non encore enfermés dans des rythmes et des

quantités de production, pouvaient apparaître infinis.

Dans la distribution massive des rôles, tendant d’autant plus à une

homogénéisation substantielle qu’ils sont plus formellement et spectaculairement

différenciés, quelques uns accèdent à une position privilégiées exceptionnelle. Le

« sens commun », la logique tout de suite facile et répétitive des modes de production

existants, ne pouvaient s’instaurer comme une cycléité définie (et définissant le

rapport entre la communauté sociale et son milieu) sans risquer de se cristalliser en

une conservation-suicide. Dans la communauté humaine – où le système symbolique

fonctionne comme un servocommande qui « intériorise » incessamment le rapport

tandis qu’il le contrôle et le reproduit – toute incohérence entre les modes de

production exprimés dans l’ensemble instrumental-prothèse et l’essence organique de

la dynamique réelle se manifeste dans les termes de la contradiction économique-

politique de la tension sociale. Toute révolution n’est que l’insurrection de la vie

organique en procès contre la structure bloquante qui inhibe l’évolution de son mode

de se produire en cohérence spontanée avec les mutations survenues dans le rapport

qualitatif entre le corps de l’espèce et son habitat, intériorisé par la médiation du

système symbolique.

52. Le système symbolique fonctionne en deux directions contradictoires

en apparence seulement : d’un côté, au niveau normalisant de la production et de la

circulation de sens commun, il agit comme mécanisme de fixation et de perpétuation

des modes de production existants ; d’un autre côté, au niveau « exceptionnel »

d’élaboration d’un nouveau sens, il a fonction de censeur des contradictions

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Page 53: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

croissantes et d’incubateur de solution fournissant une issue. D’un coté il intériorise

les raisons d’Etat, en les projetant à l’intérieur de l’individualité séparée ; d’un autre

côté il extériorise l’état de la raison naturelle, en extrayant de l’intérieur de la

corporéité organique vitale les pulsions des désirs et des besoins essentiels, et en les

projetant, transubstantialisées dans la rationalisation verbalisée, sur l’écran

omnicompréhensif de la culture sociale. A cette seconde fonction spécifique du

système symbolique participent inconsciemment tous les individus, mais sous forme

d’efficacité et à des degrés d’incidence pragmatique aussi différenciés que le sont les

niveaux de la hiérarchie sociale auxquels ils se trouvent placés et qui la déterminent.

Mais, comme pour chacune de ses fonctions essentielles, le système condense la

subjectivité exclusive et privilégiée de la production de « sens nouveau » en des

« personnes » investies d’un rôles autonomisé : à chaque fonction du règne, le règne

de ses fonctionnaires.

De même que pour l’homme antique, le sens de la magie se condensait

en s’incarnant dans la « figure » prometteuse du shamane ou du sorcier, ainsi le savoir

être moderne condense dans les « figures » prometteuses du savant et de l’artiste le

sens anticipé de ce qui manque à la « vie » pour qu’elle se sente vraiment exprimée.

53. La science du savant, la pénétration de voyant propre à l’artiste

jaillissent toutes les deux d’une émergence de la négation. S’ils montrent qu’ils

savaient ce que personne d’autre sait c’est parce qu’ils se démontrent capables de nier

l’intégralité de ce que chacun croit savoir. Les savants savent surtout que le savoir ne

sait pas du tout. Par essais et erreurs, ils parviennent à la connaissance de fragments

d’inconnu, démontrant en même temps la relativité de la certitude et la

complémentarité toujours fuyante de l’ignoré. Avant tout autre chose, les savants sont

dans la communauté pour représenter le doute ne procès qui corrode dans l’intériorité

53

Page 54: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

de tout individu séparé, les fondements sur lesquels la « personne sociale » se

construit dans l’obéissance aux règles générales. La sacralité qui investit la figure du

savoir provient de la certitude du non savoir ensevelie dans chacun et qui s’y reflète

renversée.

54. Patron de la science depuis que savoir et produire coïncident, le capital

en a tiré tous le itinéraires de son chemin vers la conquête de la planète aussi

longtemps que la dernière carte de la planète conquise ne lui a pas fourni le

diagramme de sa fin immanente. Des terminaux et des ordinateurs affluent, vers le

cerveau du système, les sommes de son histoire : les comptes se font, mais ce sont

ceux de Marx. Comme on l’a vu, c’est le moment auquel la critique de l’économie

politique fait son entrée dans le temple : c’est la mâchoire d’âne dans le poing de

Samson. Le dernier profil net de la science progressiste est la confirmation

cybernétique de la perte de tout progrès possible.

55. Si le capital devenu espèce rencontre, dans les limites

thermodynamiques de la planète et dans la croissance de l’espèce les limites de son

développement quantitatif, la ruse de l’erreur l’incline à renverser la tendance : à

conquérir à l’intérieur du corps de l’espèce l’espace que, jusque là, il a

désastreusement conquis à l’extérieur, et à trouver ainsi, dans l’intimité des corps, la

dernière qualité à convertir en quantité. Il ne s’agit, une fois encore, que de mettre à

l’œuvre l’automatisme de la contre-révolution. La critique radicale avait indiqué, il y

a plus d’un siècle, non pas en tant que limites mais en tant que contradictions, les

traits, qui définissaient l’être-capital : déshumanisation du travail aliéné, fétichisme

de la marchandise, domination du travail mort sur le travail vivant, dévalorisation

nécessaire (le gaspillage utile au capital), autonomisation de la valeur en procès,

dynamique circulaire de la valeur d’échange (à laquelle la valeur d’usage prête sa

54

Page 55: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

mémoire des besoins organiques sous-jacents). La nouvelle utopie capitaliste ne peut

prospecter une réalisation ressemblante de l’équilibre valorisation/survie qu’en

appelant à elle la raison critique, en l’intégrant à sa propre perpétuation et en

assignant à l’art, promu au rang de science de l’imagination programmée, le rôle de

modeler la valeur intériorisée.

56. Le capital « illuminé » (illuminé par les éclairs du déluge) qui a fait

sienne la critique de l’économie politique, s’impose de liquider au plus vite les

contradictions du développement quantitatif. Pour le faire, il vise l’équilibre en virant

brusquement de la rhétorique de l’optimisme progressiste aux prophéties du

pessimisme millénariste ; il tente de se soustraire à l’inondation intoxicante des

marchandises, à la dérive de la dévalorisation ; il passe du terrain de la nature en voie

d’épuisement à celui de la nature enfouie dans la corporéité survivante. C’est là qu(il

se promet d’atteindre une nouvelle qualité sur laquelle il transcroîtra de nouveau, en

la quantifiant. Tout le monde sur le pont aux postes de manœuvre ! Tandis que les

scientifiques scrutent les contours du typhon qui s’approche rapidement, les artistes

maîtres de la hache préparent le radeau de la Méduse.

57. A bas la production de marchandises inutiles et trop rapidement

périssables, à bas la croissance incontrôlées de nouvelles entreprises, à bas la

dévalorisation accélérée, à bas l’extraction insensée d’énergie naturelle en voie

d’épuisement, à bas l’industrialisation concentrée en quelques nations, à bas la

production polluante, à bas l’exploitation déséquilibrée de la terre ; mais surtout il

faut expulser de la vie de l’homme-capital de travail producteur seulement de

marchandise. Ceci est la quintessence des recommandations qui concluent le rapport

du MIT, et ceci est le sens explicite des suggestions de Mansholt. Mais si le capital

renonce à se surproduire, s’il déconsacre l’eucharistie des consommations, à quel

55

Page 56: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

nouveau saint va-t-il se vouer ? C’est facile à prévoir : le règne de l’abondance

matérielle pour quelques uns est révolu, vive le règne de l’ascèse spirituelle pour tous.

Qu’on abaisse les heures de travail à la machine de 40 à 20 par semaines, qu’on soit

davantage au service des « services personnels » ; qu’on augmente le temps libre, que

« fleurissent » dans ce nouveau temps libres (de la liberté d’être inutiles) la culture et

la poésie, qu’on se socialise au plus vite, en faisant de la vie une école du devoir

permanent, esthétique et philosophique ; qu’apparaisse chez tout homme le poète de

sa survie. Le capital à visage humain a besoin d’un peuple plus policé.

5. L’art de vivre

« Hélas, mes frères ! De

chacun on sait quelque chose

de trop ! Certains nous

deviennent transparents, mais

nonobstant cela, nous

sommes loin de les avoir

vraiment pénétrés. Il est

difficile de vivre avec les

hommes parce que se taire est

tout autan difficile. Et ce

n’est pas envers celui qui

nous inspire de la répugnance

que nous sommes les plus

injustes, mais bien à l’égard

56

Page 57: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

de celui dont rien ne nous

importe. »

F. Nietzsche,

Ainsi parlait

Zarathoustra

58. Il n’est pas un seul point du « paysage » sur lequel notre regard puisse

se poser sans rencontrer un symbole réifié. Jetés tout vifs à la fin de la préhistoire,

nous nous mouvons dans l’épaisseur de tous les codes stratifiés. Hors de nous comme

en nous, la nature naturelle est enfouie depuis longtemps, remplacée par la jungle des

signifiés. C’est le moment de comprendre que les « choses » que regardent les

linguistes, avec leurs yeux faussement ingénus de robinsons tombés dans l’enfance,

ne sont que celles que la langue a programmées et modelées, ne sont que de la langue

réalisée ; c’est maintenant que le « référent » se démasque comme l’objectif parlant

qu’il est, comme « Verbe » impersonnel du devoir-être réifié. C’est maintenant que

« la pensée linéaire » et sa fausse perspective, l’infinité apocryphe des chaînes

causales, nous donne son adresse (que la dialectique radicale a d’autre part déjà

rendue publique et fait connaître comme le mode de se reproduire de l’idéologie

dominante) ; c’est maintenant qu’elle se constitue prisonnière de la police scientifique

jusque sur ce dernier bastion de la sacralité du Verbe, déjà désacralisée par n’importe

quel enfant qui sait reconnaître de prime abord dans une chansonnette aussi bien la

raison sociale de l’entreprise qui l’a produite quel a substance de la marchandise à

laquelle elle renvoie.

57

Page 58: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

Nous sommes tous en train d’apprendre que la « réalité » est la langue de

fer dans laquelle s’exprime le pouvoir du sens mort, contre la vie comme sens ; de

même que nous sommes tous en train d’apprendre que la langue est le béton dans

lequel se meurt notre besoin de nous exprimer vivant, en le rivant à ce fer, en le

pétrissant avec cette mort. La spirale va du « réel » à nous et y retourne en nous

emportant avec elle, accrochée à son sens. Seulement en se reflétant en nous,

l’organisation spectrale des apparences peut nous apparaître, aux instants enchaînés

par le rythme de la survie dans lequel notre être se transmute en valeur. Mais plus la

spirale s’élargit plus le ressort devient faible. A force de mentir sur tout, le tout

devenu mensonge est en voie de perdre toute force.

59. « Comment montrer à l’aide de phrases que ces signes dénoncent

l’organisation phraséologique de l’apparence ? »[1]. Les signes sont enfouis en nous,

cachés sous la pierre tombale que l’organisation de l’apparence étend sur la vie niée

des corps emmurés vivants. Mais ils affleurent par explosion, jaillissent du ciment qui

se crevasse. Les professeurs des hôpitaux psychiatriques, les aliénistes-gardiens de

l’aliénation d’Etat ne sont plus les seuls à le savoir ; ils n’apparaissent plus seulement

sous les traits de la schizophrénie « privée », du « cas clinique », du détraquement

accidentel des appareils-corps, même affectés du vice de fabrication d’un excès de

vie : dans la « folie » de masse, de même que dans les « névroses » sociales, est en

train d’exploser le signe de la vie qui s’insurge contre la cage des « signes » de pierre

et de fer, l’acide – tel l’acide lysergique – capable de corroder et de briser le métal qui

arme le ciment de la survie.

Chacun est sur le point de devenir le « fou de la maison » s’il ne l’est

déjà. C’est fini le temps où la « folie » était le mal honteux et secret dont quelqu’un

de temps à autre venait à être atteint, caricature insupportable de la « personnalité »

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Page 59: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

comme de la « créativité », bouleversement sarcastique de la propriété privée de la

pensée. L’époque va finissant où, dans de rares familles « marquées par Dieu », on

pleurait le fou de la maison, au secret dans l’hospice comme mort à la vie. La société

des déchets remélange sa matière en enfonçant toutes les limites, en battant tous les

records ; tous les indices se cabrent dans des croissances exponentielles. La folie a

rompu les barrières, le délire s’est socialisé. Mais pour mieux montrer, avec la force

désespérée de la vie qui ne veut pas entendre parler de se rendre, quelle est la vraie

folie, quel est le délire socialisé. N’importe quel hospice est un lieu de méditation

absorbée, tout comme une chaîne de montage, un bureau, une ville, un lieu de

villégiature, une queue de retour de week-end. Les médications

psychopharmaceutiques ne parviendront pas à arrêter la dénonciation collective de la

folie obligatoire. Les architectes peuvent se dispenser de projeter de nouveaux

hospices : une cascade ne tient pas dans une boîte.

60. Désormais tout pouvoir le sait : il ne peut pas durer. Et il le dit, en

espérant exorciser ainsi les échéances qui le minent. Il le dit avec la voix de la

conscience la plus fausse qui a jamais été infligée à un peuple acculturé en

couillonneries. Au fur et à mesure que la « réalité », cette construction emberlificotée

et maniaque, faite d’assemblages d’irréalités laquées – qui subitement s’écaillent –

recouvre de son armature chaque point du « paysage » étendu entre chaque Moi et

l’horizon ; au fur et à mesure que les impératifs de la production y tracent les flèches

directrices des itinéraires obligatoires tant pour le « travail » que pour le

« divertissement », tous deux inséparablement liés au procès de valorisation et de

dévalorisation ; au fur et à mesure que les yeux, contraints de mesurer, se remplissent

d’abord d’effarement et d’incrédulité, puis de désespoir et enfin de rage, la bande

sonore du « Carosello[2] » enjoint de ne pas croire à ses propres yeux, menace de

mort les pauvres d’esprit qui prétendent « être » tous ici, tous dans la matière de la

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Page 60: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

communauté devenu matérielle. Pour mieux enchaîner chacun à la machine, la

conscience malheureuse nie toute substance aux fers de la machine. La conscience

malheureuse sait que la réalité délire mais ne sait proposer que son propre délire

comme réalité de substitution. Elle tente de redonner à la langue la dignité de se

signifier autre chose que les choses ; mais la langue-chose la tourne en dérision en

l’engloutissant comme le crapaud engloutissant le papillon. Elle décante l’incolore en

couleurs, en distille le reste de sens vivant qui y gît prisonnier ; mais tout de suite le

tapis roulant de la chaîne de montage conduit dans l’incolore de ces couleurs, amène

dans le non-sens ce sens recapté, échappé des souterrains et ressaisi aux étages

supérieurs. De même qu’au cours du sommeil le rêve crie l’impérieux besoin de vivre

du corps enfermé dans les souterrains de la « personne » (et la personne tente de s’en

libérer en le confiant à l’analyste-policier qui en fait l’usage le plus efficace pour

renforcer le cauchemar de la veille quotidienne), de même la conscience malheureuse

élève sur le dépôt des choses désertes la voix arrachée au corps qui sont ces choses :

c’est ainsi qu’on fabrique toujours de nouvelles personnes-choses, en produisant dans

la chambre séparée de la fausse conscience les matrices du dépassement fictif de la

« choséité », pour en reproduire comme si elle était vivante la force d’attraction sur la

vie.

61. La conscience malheureuse a toujours fait ce métier-là : elle a toujours

été un entrepreneur d’une négation fictive de l’existant formalisée dans les modes

parfaits de la confession esthétique, dont la séparation statutaire de la vie réelle des

contradictions en actes – l’unique « vécu » dont une humanité dépossédée de toute

réalité peut compter sur sa peau les traces cicatrisées – est sanctionnée par sa propre

croissance, dans une langue d’autant plus ésotérique que pénétrante et poignante, au-

dessus des niveaux d’échange de la langue qui normatise tout échange. La conscience

malheureuse puise ses thèmes dans le cachot d’où tout corps souffre de ne pouvoir

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Page 61: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

sortir sinon pour tirer de lui l’énergie qui alimente la machine, le cachot scellé au-

dessus de la surface sur laquelle court, dans et pour les modes de production, la

fausse vie de l’échange généralisé, frappée de l’empreinte des valeurs d’usage de la

langue ; mais au lieu d’injecter ces thèmes dénudés dans le terrain même de la langue

de l’échange, au lieu de permettre et de promouvoir l’assaut du sens emprisonné au

non-sens emprisonnant, elle les tire à elle vers une hyper-langue qui est son ghetto

tout désigné, garanti par la séparation ; et là les thèmes de la vie niée passent en

survolant l’irréalité sans même l’égratigner. De ce ciel inutile et en tape-à-l’œil, ils

retombent comme fall-out sur le sol des modes de production, dans les formes

triturées, dégradées, des modes culturelles : rien d’autre que de nouvelles couleurs,

rien d’autre que de nouvelles impressions de détails secondaire, fignolages utiles pour

un seul instant dans la ressemblance de la vie produite, graissage d’engrenages déjà

graissés, nouvelle flexibilité des articulations, nouveaux pignons pour les dérailleurs

capables de faire apparaître plate la plus raide des montées.

62. « Comment montrer à l’aide de phrases ces signes qui dénoncent

l’organisation phraséologique des apparences ? ». Quelle chose garantit à cet écrit

qu’il échappe à l’intégration automatique, la mise à zéro qui fond sur tout discours

prononcé dans les formes disqualifiées de la culture ? Rien du tout. La culture a

l’omnivoracité de l’avide qui sait avoir derrière lui le vomitorium. Mais la dialectique

radiale peut se moquer des risques qu’elle court : elle ne parle pas de la vérité à

quelqu’un, mais elle parle de la vérité de chacun ; elle ne demande pas à être écoutée,

divulguée, traduite en détails, mais elle prétend se vérifier ; elle sait être consciente et

si elle parle, c’est qu’elle fait de la culture l’usage que l’enragé fait de la rue et de la

vitrine : l’expression de sa propre colère créatrice.

Rien de plus, mais absolument rien de moins. Personne ne délire plus à

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Page 62: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

propos des « courroies de transmission », que les intellectuels enrôlés à titre de

pédagogues. Tout simplement chacun fait du lieu auquel il est lié le terrain de son

insurrection : l’important est de ne pas s’en satisfaire, l’important est que tout lieu

brûle, chaque lieu de sa propre vie comme chaque lieu de la non-vie de tous. A cela

doivent se réduire tous les rôles : au feu de la passion qui les brûle la dialectique

radicale ne jette pas les mots comme des bouteilles vides : une commune sagesse

enseigne chaque jour aux insurgés de quel usage créatifs se chargent les bouteilles.

C’est cette même sagesse qui prend la parole : elle n’a rien à indiquer aux autres que

sa cible. La fraternité de la colère n’a pas besoin de docteurs. Nous savons tout de

nous-mêmes dès que nous savons que chacun de nous est simplement le contraire de

ce qui le nie. Dans la dialectique radicale parle une conscience qui se sépare pour

toujours du malheur. Elle sait parler aussi contre elle-même dès qu’elle se voit ré-

englobée dans le malheur.

63. Plus grise, plus misérable, plus répétitive, plus dégradante, plus vide

était la vie de chacun et plus le film de l’aventure était rutilant de sens séquestré,

exclusif, sublimant, débordant. Il suffit de circonscrire les fragments d’une vie

quelconque, dans la mosaïque qui en expurge la tristesse d’être authentiquement non

vécue, pour saisir d’un seul coup toutes les qualifications avec l’absence desquelles

elle est constituée. Ceci est la leçon que le capital à visage humain veut apprendre de

l’art, pour la transfuser immédiatement dans le corps emprisonné derrière ce visage.

Que chacun soit l’entrepreneur d’une transcendance généralisée. Que chacun saisisse

son sens valorisé dans les dividendes des Actions Imaginaires. Un petit effort et tu ne

seras plus le toi qui se connaît comme pauvre de tout et soumis à tout, mais seras le

héros des aventures du sens centralisé, duquel tes sens sont en permanence créditeurs.

Tu seras l’amant magnifique d’une amante magnifique et vice-versa, à condition que

tu ne croies plus un mot de ce que tes sens savent. Discrédite tes cauchemars

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Page 63: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

d’esclave et tu seras le roi des cauchemars, finalement supérieur à tous les autres,

enfermés chacun dans leur supériorité. Tu seras le puissant producteur du film de ta

vie, à condition d’oublier que c’est toi qui ne vis pas. Tu seras le spectateur

enthousiaste de toi-même, il suffit de que tu ne prétendes pas t’élever. Tu seras la

banque centrale du sens du tout, à condition de e jamais te regarder dans le miroir de

la vérité : en toi-même qui te renvoie l’image d’un mendiant d’un morceau de sens

avec lequel survivre. Tu seras tout, à condition de ne pas voir que tu es un soldat du

Rien.

64. Maintenant que le capital se trouve confronté à l’entreprise très

nouvelle de se donner un tel peuple de stoïques, seul le rêve peut continuer à être

surabondant. Partant en guerre contre la bande pullulante de ses « choses »

dégradées, le capital appelle à lui, en la faisant sienne, la conscience malheureuse

dans le double rôle de liquidatrice du règne des choses, et de planificatrice du règne

de la valeur transubstantialisée. Il ne s’agit pas tant – comme les présentateurs du

MIT, Mansholt, Laborit[3], et tous les propagandistes d’une inversion contrôlée de la

tendance voudraient le faire croire – d’enlever la valeur aux choses pour ressusciter

un humanisme qui soit la renaissance de la Valeur de l’Homme, que d’enlever les

choses à la valeur, en vue d’une renaissance de l’homme-valeur.

L’important, pour le capital, c’est que les « choses » dans lesquelles la

valeur s’est jusqu’ici réalisée ne disparaissent pas en fait de l’horizon réel, mais

opèrent bien au contraire une transmigration tant des formes sous lesquelles elles

apparaissent aujourd’hui que des lieux dans lesquelles elles apparaissent et son

produites. Au moment où le développement du mode de production existant, exprimé

en termes de croissance exponentielle, se heurte à la décroissance des ressources et

rencontre, parvenu aux limites de la surproduction, tant l’augmentation de la

63

Page 64: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

population inutile que celle de la pollution, le capital ne peut espérer s’émanciper du

procès de valorisation et dévalorisation des « objets » dans lequel s’effectue la

circulation qu’en éloignant de son cœur et en la reléguant en marge, la production

rendue équilibrée de marchandises et en restructurant son propre métabolisme

organique sur la production intensifiée des services.

Qu’avec de tels obstacles, et avec autant d’opposition politique, le projet

du capital illuministe soit destiné à entrer en conflit, aussi bien avec la faction la plus

immédiatiste du capital ultra, qu’avec les mouvements ouvriers traditionnels et leurs

caricatures groupusculaires, nous le verrons plus loin ; de même que nous verrons,

dans cette même perspective, la fonction qu’assume, dans la lutte inter-capitaliste, la

production in vitro d’un climat de guerre civile qui, tandis qu’il voit s’affronter les

bras armés (même inconscients) des deux factions du capital, relance un vieux mode

de survie de la « politique » au-delà de sa désagrégation naturelle, en le nourrissant

du sang des carnages. Avant d’examiner les nouvelles formes de contradictions en

procès et de dévalorisation incontrôlée, il est nécessaire de prévoir, à leur naissance,

les formes nouvelles dans lesquelles la valeur tend à se réaliser, contrainte d’atteindre

un niveau d’organisation de sa propre production supérieur à celui existant, dans la

mesure où cela lui suffit pour relancer ses chances de perpétuation au-delà de la crise.

65. L’anthropomorphose du capital déplace l’axe de la valorisation de la

production quantifiée de marchandises à la production quantifiée de marchandises à

la production quantifiée valeur-homme. L’équilibre valorisation/dévalorisation, et

l’équilibre espèce/planète, peut être compris comme un but que seul peut atteindre un

capital-homme qui, tandis qu’il a fait de chacun l’entrepreneur de sa propre

valorisation, efface fictivement de son mode d’être la quantification extériorisée pour

la reproduire, à un niveau supérieur de mystification, à l’intérieur de la valorisation de

64

Page 65: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

l’Ego. Ce ne sont pas tant les quantités de « biens » de consommation et de « statues-

symboles » dans lesquels chacun a été sollicité jusqu’ici à se dévaloriser qui doivent

compter que, dans une civilisation néo-chrétienne d’égalitarisme bureaucratique, les

quantités de soi, réalisées comme valeurs dans la circulation restreinte, mais

multipliées en infinité d’identiques, des rapports d’échange entre « personnalités »

entrepreneuses.

Ainsi, tout comme le capital producteur d’objets réclamait ces

« conditions et présuppositions déterminées pour sa propre valorisation : 1/ une

société dont les membres concurrents s’affrontaient comme personnes qui ne sont en

présence que comme possesseurs de marchandises, et seulement comme telles entrent

en contact réciproque (chose qui exclut l’esclavage, etc.) et 2/ que le produit social

soit produit comme marchandise (ce qui exclut toutes les formes dans lesquelles,

pour les producteurs immédiats, la valeur d’usage est le but principal et où, au

maximum, l’excédent du produit se transforme en marchandise, etc.) », le capital

producteur d’hommes-valeurs demande, comme conditions et présuppositions

déterminées : 1/ une société dont les membres concurrents s’affrontent comme

personnes qui ne sont en présence que comme possesseurs de « personnalité » et

seulement comme telles entrent en contact réciproque (chose qui exclut l’aliénation

aux « choses », comme symboles de valeur et d’autoréalisation) et 2/ que le produit

social soit produit comme valeur de la marchandise « personne » (ce qui exclut toutes

les formes dans lesquelles, pour les producteurs immédiats, la valeur d’échange des

« choses » est le but principal et où au maximum, l’excédent du produit se transforme

en dévalorisation).

66. C’est seulement si l’on a bien compris comment le comment de la

65

Page 66: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

circulation des marchandises est dans le procès de valorisation un lieu seulement de

communications grâce auquel A se transforme en A’, qu’on peut considérer sans

scandale, du point de vue de la rationalité capitaliste, le projet de l’économie

autocritique. Les commentateurs progressistes du rapport du MIT et des propositions

de Mansholt ont tort quand ils affirment que le capital ne peut subsister sans accroître

continuellement la production de marchandises, substrat de sa valorisation, s’ils

entendent par marchandises uniquement les « choses ». Peu importe la nature de la

marchandise, si elle est « chose » plutôt que « personne ». Pour que le capital puisse

continuer à s’accroître en tant que tel, il suffit que, au sein de la circulation, subsiste

un moment où une marchandise quelconque assume la tâche de s’échanger contre A

pour s’échanger ensuite contre A’. Ceci est, en théorie, parfaitement possible, pourvu

que le capital constant, au lieu d’être investi en majorité dans les implantations aptes

à produire exclusivement des objets, le soit dans les implantations aptes à produire

des « personnes sociales » (services sociaux et « services personnels »).

67. Le capital a dès le début transformé les hommes en marchandises, en

les produisant comme forces de travail incorporées aux choses. L’aliénation consistait

en ceci : être chacun un attribut de la marchandise, vivre sa propre subjectivité niée et

se voir agrégé, comme chose au procès de croissance sur soi-même d’une subjectivité

impersonnelle et aliénée, qui s’en approprie la force en en rejetant comme scorie

inutile la substance humaine. En inversant la tendance, le capital ne fait que réinvestir

dans la subjectivité de chacun, subordonnant la production de marchandises-choses à

sa propre survie, au lieu de subordonner la vie de chacun à la production des

marchandises. C’est ainsi qu’il peut tenter, en greffant sur chacun un répétiteur de sa

propre volonté, de dépasser le point critique où production de marchandises-choses et

survie deviennent inconciliables, où réduction du travail vivant et incrément de

population inutile forment un mélange détonnant, où pollution et décroissance des

66

Page 67: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

ressources énergétiques minent la survie de son régime.

68. Aux adulateurs les plus obtus de l’économie et de la politique, ce saut

périlleux apparaît déjà, dans les formulations jetées sur le marché par le capital

illuministe, comme un pur délire métaphysique. Georges Marchais, digne idéologue

du PCF, n’a-t-il pas parlé de « malthusianisme à outrance » et de « programme

monstrueux » ? Marchais a déchiré le voile du silence que la politique des politiciens

mettant toujours d’accord les antagonismes lorsqu’il s’agit de taire la vérité, avait

tendu sur le rapport du MIT et sur les propositions de Mansholt, mais Marchais l’a

déchiré par calcul électoral : à la foire aux mots tous agitent quelque fragments de

vérité, mais c’est ainsi que la vérité est neutralisée. Opportunément, Marchais s’est

rangé derrière la défense de la production la plus effrénée, du côté même du capital

ultra, démontrant ainsi sous quel drapeau se bat en fait le parti des travailleurs. Mais

le PCF ne fait pas l’histoire, ni même le spectacle. Bien plus divertissant, dans le

genre « western spaghetti », promet d’être le grand gala du gauchisme ultra-gauche,

auquel le capital vole toujours son cheval. Il est certain que même sur le présent écrit

jouera le vieux truc du silence ; mais « Que faire ? » quand la réalité, déjà

abondamment préfigurée dans les débats télévisés et dans les « pages sérieuses » des

quotidiens et des illustrés, montrera le nouveau projet capitaliste au travail dans la vie

quotidienne de tous ?

69. Aux modes classiques de phallophorie[4] ultra-gauche – quand, dans la

parole du chef charismatique, se coagulaient les orgasmes sublimés des disciples – on

est en train de substituer la phallophorie de l’arme clandestine. Corrodés pas la

pollution de l’idéologie, les phallus se cachent, mais pour se montrer par-dessous plus

gros. Pourvu qu’il dure au-delà de sa fin nécessaire, le Moi-politique, le camelot le

67

Page 68: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

plus discrédité du marché, accepte de s’enchaîner à son ultime argument, et se décore

du martyre donné ou subi. Plus la non-vie régnante resserre son étreinte, plus elle

contraint chacun à prendre en charge son besoin de vivre et à se défaire de toute

idéologie qui le lui cache, plus le Moi-politique sent que son lot est la mort. Juste au

moment où il y a tout à désapprendre dans la désagrégation de la politique militante,

et tout à apprendre dans l’émergence convulsive et dramatique de la survie

« militaire », enfin dénudée (tous soldats du Rien), les valorisateurs les plus endurcis

du Moi-politique, sautant le fossé à pieds joints, volent creuser des fosses.

70. C'est en ce sens que la fondation, dans la personne telle qu'elle est –

produit historique des modes de production classiques – des conditions et

présuppositions idoines à l'accroissement d'une nouvelle forme de valorisation,

devient le point crucial de la transition capitaliste vers un mode de production

« supérieur ». Il est nécessaire avant tout au capital de transformer son rapport à la

personne, en transformant le mécanisme qui intégrait la personne-objet à la

subjectivité du capital en un mécanisme systématiquement opposé. Pour que le

capital puisse croître à l'intérieur de son peuple, en s'intégrant complètement les

modes de se produire de l'humanité comme espèce, il faut que la « personne » se

dispose à intégrer à sa propre subjectivité la subjectivité valorisatrice du capital. Et

pour que cela survienne il faut que la forme de la valeur coïncide, à l'intérieur de la

« personne » avec son centre propulseur même, avec l'EGO. En

s'anthropomorphisant, le capital assume dans l'intériorité de la personne le Moi

comme quantité en procès autonomisé, pur reflet de la valeur parvenue à la

décomposition, dans le règne de l'extériorité, de sa propre concentration.

71. Concentre-toi : tu seras la valeur. Après que, durant tout le temps

68

Page 69: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

nécessaire à vider les hommes d'eux-mêmes, le règne des choses s'est approprié leur

essence, maintenant que le règne des choses se décompose et pourrit, il ne reste plus

qu'à ramener ce fumier dans l'enveloppe de la « personne ». On ne demandera plus à

personne de se renier comme personne pour pour se dépenser en tant que quantité

d'énergie : au contraire, on demandera à chacun de se produire énergiquement comme

quantité personnifiée de valeur. Sobriété dans les choses extérieures, richesse dans

l'intériorité faite chose. Mansholt signale l'habillement spartiate mais coloré des

« jeunes » comme bon exemple d'une autre qualité de la vie. L'apologie de l'esprit

néo-chrétien prélude la relance d'un artisanat de l'âme, mais selon le principe fourni

par la boite de montage. Fais de toi ce que tu veux, les morceaux et modèles sont en

catalogue, la gamme des vernis a tout pris à la nature. Colore-toi, sois imaginatif,

produis de l'imagination : il y a faim de sens. Fais ce que tu veux pourvu que cela

passe par la valorisation socialisée de toi-même. Concentre-toi : l'école obligatoire te

parquera le plus longtemps possible encore plus longtemps possible, encore plus

longtemps si tu es un leader ; après, seule la carrière d'une « personne » t'attend. C'est

seulement de personnes concentrées en elles-mêmes que peut être nourrie la

décomposition organique de la communauté appelée à s'autorégulariser. L'arme

ultime pour exorciser l'autogestion généralisée c'est l'égoarchie généralisée. Tous pour

l'un qui est en tous, afin que survive encore un peu l'Aucun.

72. A l'aide de ses mass-media, le capital millénariste bombarde son

peuple d'avis de mort avec la même vélocité avec laquelle il bombarde les

« politiques » d'actes d'accusation ; la cible réelle est la même : subjuguer la créativité

restante d'une espèce parvenue au seuil de la libération ou de la mort en l'enchaînant

à l'idéologie de la survie, dans laquelle survit également, glorifié par le martyre, le

masque de l'antagonisme politique, le seul antagonisme que le capital a toujours

démontré savoir intégré automatiquement à sa propre rationalisation. Il est nécessaire

69

Page 70: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

de comprendre jusqu'au bout de ce jeu cynique et subtil. A la totalisation capitaliste –

la domination réellement absolue de la production de l'existant – le mouvement réel

répond par la totalisation organique de sa propre révolte radicale : le contraire de la

mort pour tous ou de la survivance de la mort dans la non-vie de tous, est la

revendication ultime de la vie libérée de la prothèse inorganique, de la vie rendue

pour toujours organique à la liberté de tous. Le contenu réel de l'alternative en jeu est

apocalypse ou révolution : c'est cela que le corps de l'espèce sait instinctivement, en

tant qu'il ne s'agit plus, pour tous, que de vivre finalement ou de mourir enfin. Toute

solution intermédiaire est pur mensonge. La révolution de la vie contre la mort est

une révolution totale, une révolution biologique définissant de façon irrévocable le

sort de l'espèce. La libération vis-à-vis de la mort immanente, coïncide avec la

libération du corps de l'espèce vis-à-vis de la « machine » aliénée, qui s'est emparée

de ses modes dévolution et les transforme en pièges mortels.

73. La révolution biologique ne passe plus par une quelconque médiation

rationnelle, par aucune politique possible. Il ne s'agit plus de discuter sur des

questions de distribution, sur des arguments de richesse ou de pauvreté, sur la

moralité d'expropriateurs ou d'expropriés, quand il n'y a plus personne qui vive

vraiment, quand tous, indifféremment, risquent de mourir. Ceci est la connaissance

simple et terrible qui serpente vélocement partout, et dont nous voyons chaque jour

exploser, toujours plus fréquents et plus proches, encore espacés pour peu de temps,

les incendies. C'est la matrice d'une révolte indomptable et irrécupérable. Plus aucune

contre-révolution ne pourra transformer la puissance de la négation en énergie de

reproduction positive ; plus aucune contre-révolution ne trouvera l'espace nécessaire à

ses automatismes intégrateurs, lorsque chacun aura compris jusqu'au bout qu'il n'y a

plus rien à comprendre sinon que c'est ainsi qu'on meurt. Et de cela les ultimes

puissants ont une juste terreur. C'est pour cela que les plus astucieux parmi eux

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Page 71: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

liquident prestement leur figure d'omniscients, soldent en gros autocritiques et

contrition : pour rendre crédible l'ultime contre-révolution – mais elle est déjà perdue

au départ, celle qui sonne le rappel de tous les fidèles de la Sainte Famille, tandis

qu'elle ouvre le feu sur les ennemis du « progrès » repérés un par un par les mémoires

électroniques des équipes politiques.

74. Nous verrons, vivants, la victoire de la vie : la partie a son issue fixée.

Il ne s’agit plus de luttes pour un futur qui ne nous appartient pas, mais au contraire,

de se battre sur place pour quelque chose qui est en train de se produire, dans nous

comme hors de nous, et dont la fin et le principe sont et seront campés dans notre vie

et celle de nos fils. C’est aussi pour cela que la férocité croît de jours en jours et pour

cela que toute astuce se fait, au travers de se échecs continus, continuellement plus

rusée. En peu d’années, les cris scandés par les insurgés de Berkeley et de Paris se

sont transmutés en verset de l’autocritique capitaliste, un fil rouge lie les ordres du

jour des équipes lancées dans l’œuvre de récupération aux assemblées des facultés

occupées ; les têtes sur lesquelles s’abat la matraque du pig[5] n’ont pas le temps de

cicatriser que déjà elles pensent à l’unisson avec les gestionnaires de la science. Ceci

est le sort de la raison verbalisée : là où la parole s’empare de tout le sens, le sens

dominant a tôt fait de s’emparer de toutes les paroles. Il n’en advient pas ainsi lors des

insurrections où s’exprime autrement la raison des corps : les insurgés de Detroit,

Newark, Battipaglia, Reggio de Calabre, Dantzig, Stettin n’ont pas vu se transformer

leurs gestes dans le plomb des paroles imprimées, mais ils ont eu et donné du plomb

et des promesses de plomb.

75. En peu d’années, l’esprit de la presse underground a montré sa

faiblesse intrinsèque : celle d’être, comme tout esprit, apparenté au pouvoir des

71

Page 72: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

spectres. Il y a une façon de se présenter libéré qui dévoile un « underground » en

plus de la prison. Il fallait s’y attendre : cette « jeunesse » aussi imaginative, créative,

liquidatrice des « choses », stoïque, fraternelle, rêveuse, plastique, colorée, adepte du

jeûne, c’est déjà le modèle idéal de la civilisation de la Famine. La fin de la

prohibition des drogues légères se profile déjà alors que les drogues lourdes

alimentent le profit d’un capital « mafioso » et désignent, à la manière de la politique,

les faciles ennemis. Tandis que ceux qui mangent à plusieurs râteliers s’enrichissent

en remettant en circulation la drogue confisquée – qui accomplit ainsi un second,

énième circuit d’hypervalorisation – le fichier de la police s’enrichit de nouvelles

victimes prédestinées. S’il est vrai que la drogue représente l’épine fichée au cœur de

l’apologétique spectaculaire – personne ne montre de façon aussi définitive ce que

coûte la peine de vivre – et si, en ce sens, un seul de ses sourires met plus de froid

dans le dos qu’une quelconque dénonciation révolutionnaire – il est pourtant vrai que

la voie de la drogue est le second canal qu’utilise le pouvoir pour que se canalise la

lave de la subversion. « Politiques » et drogues voilà les ennemis qui plaisent à la

CIA.

76. C’est ainsi que le capital se rajeunit : en capturant les jeunes dans ses

séminaires, dans ses zones de parcage pour le tricotage mystique-culturel, dans leur

embrigadement à la frontière problématique-politique ; ou encore dans les fichiers de

la police – et même tout ensemble : une nouvelle forme de mobilité sociale. Ou avec

lui ou contre lui, mais toujours en lui. Ce n’est pas ainsi que cela ira, ce n’est pas ainsi

que cela est en train d’aller : pas uniquement. La banqueroute du règne des choses ne

se renverse pas aussi aisément dans l’équilibre de l’intériorité auto-réglée. On ne

manipule pas les comptes de la faillite en libérant tout simplement ce qui jusqu’ici a

été enfermé, en investissant de valeur ce qui jusqu’ici a été la contre-valeur par

excellence : en appelant à la valorisation de soi le troupeau des corps placés jusqu’ici

72

Page 73: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

sous le joug de la valorisation de l’autre. Le corps de l’espèce n’a pas été

suffisamment intégré au cerveau central pour que celui-ci puisse espérer se

redistribuer comme corps vraiment vivant. Des ordinateurs serviront à la

concentration et à la redistribution des connaissances nécessaires, l’automation

libèrera la plus grande partie du travail, et certainement de surtravail, les

communautés s’autorégularisant seront une réalité vivante : mais de l’espèce libérée.

Ceci est sûrement le futur, mais non du capital. Ce qui nous en sépare, c’est sa fin

nécessaire.

77. Il n’est pas fortuit que les commanditaires du Rapport du MIT, mal

dissimulés sous le sigle arcadien du Club de Rome, soient les vedettes du capital

européen, comme ce n’est par hasard si le rapport a été confectionné dans le principal

nid de la culture néo-illuministe étasunienne : sous l’apparente neutralité scientifique

et avec la force d’une vérité irréfutable le rapport est un véritable coup direct asséné

au capital impérialiste américain. Les instruments destinés à « éviter l’apocalypse »

qui sont proposé et définis au terme du rapport, sont devenus de façon foudroyante,

avec tous les sacrements officiels, la propriété de la presse et des chevaliers

d’aventure (les politiciens les plus prompts à flairer la puanteur du futur) manœuvrés

par un capital européen qui ressurgi définitivement des cendres de la seconde guerre

mondiale, exige désormais de manière immédiate la fin de l’hégémonie des Etats-

Unis. Tout est maintenant mis en accusation : la « société de consommation » d’un

côté, le sous-développement de l’autre, sont des produits nés, sans équivoque

possible, du leadership étasunien sur le capital mondial. C’est seulement en des temps

relativement récents que ce leadership a commencé à être remis en cause par les

luttes de « libération » dans les pays sous-développés et, ailleurs, par la

« contestation » ; mais ce qui l’a miné c’est surtout la compétitivité des autres aires de

développement. Le heurt, après longue maturation, s’annonce désormais comme

73

Page 74: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

inévitable, et c’est précisément sur cette base que la lutte se déchaînera entre la

culture néoilluministe d’une part (qui a ses principales têtes de pont au cœur même de

l’Amérique jeune et progressiste) et d’autre part le terrorisme nihiliste des réalisateurs

pratiques de l’apocalypse (qui, à son tour, a son centre dans les têtes masquées des

homes de la CIA et dans celles, galonnées, du Pentagone). En fait, ce ne sont pas

deux « idéologies américaines » qui s’affrontent, mais la force matérielle et les

perspectives différentes de développement des deux continents économico-

politiques : l’Europe sociale-démocrate-soviéto-gaulliste et les Etats de l’apocalypse

par excellence, de la guerre nucléaire et du gaspillage écologique.

78. L’idéologie de la « Nouvelle Europe », au-delà de la propagande

millénariste pour le sauvetage écologique, se définit, dans ses perspectives, comme

projet de décentralisation de son propre développement contrôlé dans les principales

aires sous-développées, parallèlement à la restructuration écologique et thérapeutique

de son propre cercle de survie. Cela veut dire que les moments fondamentaux de la

production de marchandises avec la relative incidence indispensable du travail vivant,

appliqué aux machines, viendront tendanciellement à se disloquer et à mieux

fonctionner ailleurs, par rapport à leurs zones d’origine et de décrépitude, dans

lesquelles, pour le « peuple rajeuni », se prépare, avec la civilisation de la Famine,

une libération mystifiée à l’égard du travail et de la marchandise : non pas l’adamique

« jardin des délices », mais le parc d’une gigantesque maison de cure pour la

séculaire intoxication du « progrès ». Le néo-illuminisme du capital européen cherche

à débiter sa « ratio » réformatrice comme dernière chance de salut.

79. L’hypothèse capitaliste sur ce futur tombera au cours de la lutte que

déchaîne contre lui non seulement l’espèce faite classe, l’humanité réunifiée dans sa

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Page 75: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

dernière bataille pour la vie, mais également la fraction ultra du capital lui-même. La

« ratio » illuministe n’a même pas converti tous les puissants. Il y a parmi eux celui

qui est résolu à tout résoudre en semant le carnage, se défendant jusqu’à aujourd’hui

d’une humanité qu’il conçoit non comme troupeau mais comme horde, et ce avec les

armes expérimentées au Vietnam (même sur ce dernier les faux ennemis nouent des

accords par-dessus les têtes martyrisées d’un peuple de cobayes, mais même ici les

corps qui se battent pour ne pas mourir réussissent à railler la technologie de la mort).

Des années troubles et sanglantes s’approchent. Cela nous devons le

savoir d’autant mieux que nous refusons plus résolument de nous rendre à la dernière

figure de la mort en nous enrôlant sous son drapeau. Capital illuministe et capital

terroriste, confondant toutes les cartes, s’affronteront dans une confusion effarante

jusque dans nos corps, jusque dans nos vies mêmes. Les partisans de la vie ne se

laisseront pas « pacifiquement » tuer, mais ils ne permettront pas à la mort de

s’emparer de leur passion. Laissons les suicidaires ensevelir les assassins.

80. Terrorisme : le léninisme de la société du spectacle. Point

d’intersection entre le nihilisme anarchiste russe – ressentiment romantique –

décadent européen – et la pratique politique dans la phase de domination formelle du

capital, le léninisme se sublime, dans sa phase de domination réelle, en se plaçant à

l’intersection entre « l’instinct de mort » - qui opèrent socialement à un niveau

presque ontologique – et « besoin de valorisation » de chaque militant nihiliste, qui a

désormais expérimenté que tous ses moyens de sublimation : l’abnégation politique,

la culture, l’art, etc., n’ont plus le prestige des marchandises. Dans la phase de

domination formelle, l’intellectuel importait « de l’extérieur » dans le prolétariat

l’idéologie-mensonge, en se transformant, selon les degrés de son abnégation

sacrifiée, en bureaucrate politique et militaire opérant réellement au niveau de

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Page 76: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

l’organisation sociale. Dans la phase domination réelle, quand il n’y a plus aucun

mensonge idéologique à apporter à qui que ce soit, et encore moins quelque chose à

organiser (tout à déjà été fait, il ne reste rien d’autre, pour qui a accédé à la

consommation du rôle-retardataire-d’intellectuel-d’avant-garde, et qui veut en rester

là, qu’à se poser, en concurrent désespéré et bilieux des omnipuissantes centrales de

production d’images : se faire engager comme acteur ou comparse. Acteur ou

comparse non payé ou, réellement, de quelque façon, liquidé : en cela réside

précisément la différenciation « qualitative » béatifiante et convoitée ; la liturgie du

sacrifice réel et sanglant reste toujours la structure ancestrale et préhistorique de toute

composition organique de la valeur (sacrum) : la valeur homme-quantité n’échappe

pas, au début de son « aventure » à la logique en vertu de laquelle le « nouveau »

jaillit du sang des héros du passé. Dans le thrilling à suspens des extrémistes opposés,

dans ce spectacle spécial projeté en mondovision, extrême astuce de la contre-

révolution et ultime métamorphose d’une « conscience de classe » léniniste à

importer de l’extérieur au prolétariat en lutte contre les conditions existantes (la

« vie »), se trouve en action le but occulte visant à transformer l’émergence de la

révolution en la bloquant dans l’infâme spectacle de la guerre civile. Ainsi un parti

léniniste vraiment pseudo-révolutionnaire peut subsister aujourd’hui seulement

comme « avant-garde armée » : ou il apportera au prolétariat le spectacle spécial ou il

ne sera pas. Il n’existe pas d’autre rôle : ou réformistes ou terroristes. L’ultra-gauche

traditionnelle n’a plus aucun espace. Les récentes diatribes du gauchisme européen à

ce sujet[6] sont la plus complète manifestation de sa mort réelle.

81. Dans leur fonctionnalité au service de la survie et de la relance du

dessein du capital, l’identité des gangs des « extrémistes opposés » se manifeste

paradoxalement, au-delà de l’identification commode répandue avec insistance par la

propagande fasciste sociale-démocrate : la somme des mensonges, à un degré

76

Page 77: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

suffisamment intégré de mystification interactive, donne pour résultat la plus

exécrable des vérités. On peut très bien retrouver, point par point, l’idéologie et la

pratique nazies dans la pathologie des « terroristes rouges »[7]. On voit dans le livre

du terroriste néo-nazi Freda, La désintégration du système, authentique manifeste

œcuménique du « parti de la dissolution », la conception « guerrière » et « héroïque-

sacrée » qui s’oppose à la conception qui, selon l’auteur, réunit, non seulement au

niveau « objectif », comme disent les réformistes, mais aussi et surtout au niveau

« subjectif », les néo-nazis et les « avant-gardes armées du prolétariat ». Au-delà des

différences chronologiques mythiques auxquels ils peuvent se référer, conclut Freda,

il ne reste à tous les « guerriers » qu’à reconnaître leur propre identité réactionnaire.

82. Les « nouveaux martyrs », les seuls bolcheviks modernes possibles,

doivent être démasqués et dénoncés aux yeux du prolétariat révolutionnaire comme

ses plus insidieux ennemis. Tandis que toutes les autres activités « militantes »

tombent dans le trou noir indifférencié de la même paresse avec laquelle on les

pratique et on les comprend, le « spectacle spécial », dûment gonflé par les organes

compétents, est effectivement une des dernières chances du système pour tirer de la

catalepsie la sensibilité émotivement indifférente des jouisseurs de mass-media, en

les galvanisant par le contact avec une politique concentrée en électrochocs. Aucune

place, ni sur le terrain pratique, ni sur le terrain théorique, ne peut être concédée aux

commis-voyageurs de la fabrique de mort : la restauration du « sacrum » authentique

et ancestral, qui ramène en arrière ; préhistoire, idéologie et rite du sacrifice sanglant,

qui relancent la religion, doivent être mis à nu dans tous leurs détails et mis au pilori.

Ceci est aujourd’hui une tâche de première importance pour la dialectique radicale.

83. Parfaitement consciente de l’enjeu, l’internationale contre-

77

Page 78: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

révolutionnaire joue toutes ses cartes sur l’occultation encore possible des termes

réels du heurt. A aucun prix le corps prolétarien de l’espèce ne doit percevoir sa

dimension et sa puissance ; à tout prix le schéma réducteur et opaque de la politique –

la persistance mystifiée de tous les passés perdus – doit régner et dominer (dans

l’imagination collective comme dans sa matrice sociale : la représentation planifiée

des images). La guerre civile doit continuer à usurper les lieux, les modes et les temps

de la révolution.

84. Là où les guerres civiles sont encore réelles, dans les termes d’un

retard historique qui se justifie et s’explique par l’usage stratégique du retard comme

arme défensive de l’internationale contre-révolutionnaire[8], le heurt est en cours

entre deux appareils alternatifs de pouvoir, chacun d’eux représentant un immédiat

futur possible, qui, en tout et pour tou, dépend des options stratégiques du capital.

Pacheco-Areco-Tupamaros ; Allende-Droite militaire-Gauche-Mir ; Whitelaw-IRA

provisoire-IRA officielle ; Hussein-Al Fatah ; comme précédemment De Gaulle-OAS,

et ainsi de suite ; nous voyons là, de face, l’endroit et l’envers de la même carte : la

carte de la conservation du pouvoir en tant qu’appareil, dont se posent comme seules

variables en jeu l’idéologie de couverture et les gangs concurrents de ses

fonctionnaires. Mais là où cela n’est plus possible et appartient à un passé historique

définitivement distancé par la dynamique de désagrégation de l’idéologie politique

(les mythes putréfiés de la « Résistance ») l’internationale contre-révolutionnaire

déploie tout le remastiquage inventif de ses metteurs en scène secrets afin de

ressusciter artificiellement le spectre de la guerre civile. C’est seulement ainsi qu’elle

peut espérer attirer à la politique, et à son jeu de parties, la force croissante d’une

révolte qui, assumant comme étant sa partie la négation définitive de toute vie

politique en prenant le parti de la vie, rapproche chaque jour davantage le capital de

l’échéance de sa contradiction avec la vie. La guerre civile produite in vitro est le

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narcotique auquel le capital confie ses rêves : sustenter sa propre durée en multipliant

les cauchemars des prolétaires, faire en sorte que ses aires de domination se

définissent comme camps retranchés, que ses citoyens fidèles s’identifient à ses

policiers et que, par contre, et systématiquement, tout homme qui ne se reconnaît pas

dans le pouvoir soit poussé vers la « position » qui se trouve du côté des bouches à

feu ou du côté d’autres fusils : selon « son » choix.

85. Ou bien la termitière de Mao, ou bien un ghetto suffisamment vaste

pour entourer les palais d’hiver à la manière d’un océan, et sur tout cela le fer et le

feu. En attendant, on commence à faire feu, de façon expéditive, même sur les otages

(Attique 1971, Lod et Munich 1972, et coetera) : la surabondance d’esclaves délient

les mains. Au terrorisme de révolutionnaires ingénus qui s’imaginent pouvoir troquer

la vie de quelques gardes ou de quelque champion contre la liberté de s’envoler vers

un « pays non-impérialiste », terrorisme capitaliste répond de façon cohérente en

transperçant sur place avec la même broche, otages et « bandits ».

86. Le processus révolutionnaire ne pourra plus jamais prendre les traits

exclusifs de la guerre civile, ceux de la Commune ou du mouvement de Makhno.

Mais il devient toujours plus probable que la production « in vitro » de la guerre

civile, le spectacle pyrotechnique et sensationnel du terrorisme téléguidé, obtiendra

un relatif succès, et, par conséquent un relatif ralliement du prolétariat révolutionnaire

dans sa pratique aliénée. C’est précisément à travers l’expérience vécue de cette

aliénation qu’apparaîtra toujours plus clairement la nécessité du passage à la phase

ultimative du procès : la désagrégation activement poursuivie, la liquidation armée

(avec toutes les armes nécessaires) de l’univers concret dans lequel le capital

absolument dominant réalise sa propre valorisation. La véritable guerre civile se

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Page 80: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

déchaînera en commençant à l’intérieur de chaque être : dans la maturation accélérée

d’une conscience qui arrache l’être au paraître, le vrai à l’apparent, la réalité en

procès à la représentation en dissolution, une conscience qui refusant en même temps

l’essence sauvage de la guerre et l’essence mortifiée de la civilisation, dépasse toutes

les deux dans l’affirmation « incivile » de sa propre extranéité absolue au monde des

apparences et qui le combatte pour le liquider une fois pour toutes. La lutte sera

armée afin que soient ensevelis pour toujours les instruments de mort. Distinguer les

révolutionnaires armés des sicaires de la fausse guerre semblera quelquefois difficile ;

cela le semblera toujours, mais pas à la critique radicale : le corps prolétarien de

l’espèce s’est reconnu instantanément dans les faits de Détroit, Dantzig et Stettin[9] ;

il se reconnaîtra aussi instantanément dans les traits qu’on ne peut confondre des

insurrections vitales.

NOTES

[1] Raoul Vaneigem, Banalités de base

[2] Carosello : émission télévisée publique fondée sur les sketches.

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Page 81: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

[3] H. Laborit, L’homme et la ville, éd. Flammarion.

[4] Phallophore : porteur de sexe [N.d.t].

[5] Pig : cochon. C’est ainsi que les contestataires américains, après avoir appris le

terme auprès des Panthères noires, appelaient les policiers US (cf. J. Rubin, Do it).

[6] Cf. Formare l’armata rosse I. Tupamaros en Europe ? Bertano éditeur, préface de

Mea. Il est significatif que journaux et revues s’obstinent à définir comme « anarchiste » la bande

Baader-Meinhof, explicitement léniniste.

[7] Cf. Mario Rossi, Manuale di guariglia, clandestin, reproduit par la Gazette del

popolo de Turin.

[8] Cf. L’utopie capitaliste

[9] 1970 – Danzica e Stettino come Detroit, pamphlet anonyme publié à Gênes en 1971.

Rédigé en fait, pour la partie théorique par G. Collu et, pour la partie historique, par G. Dellacasa,

principalement (distribué par International, CP 177, Savona, Italia).

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Page 82: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

6. Contra « christianos »

« Il est nécessaire d’administrer la survie, parce

qu’elle est usure ; il faut la vivre parce qu’elle

dure jusqu’à la mort. A une époque on mourrait

de la mort faite vie, en Dieu. Aujourd’hui le

respect de la vie interdit d’y toucher, de

l’éveiller, de la tirer de sa léthargie. On meurt

par inertie, lorsque la quantité de mort qu’on

porte en soi atteint son niveau de saturation. »

R. Vaneighem, Traité de savoir-vivre…

87. Concentre-toi tu seras la valeur. Mais puisque tu devras être sa

réalisation, il faut qu’en toi se reproduise sa vocation pour les métamorphoses, il faut

que tu te reproduises en tant que série de figures. La circulation aura en toi tous ses

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Page 83: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

moments « significatifs » : significatif de ce quelque chose qui permet à la valeur de

resplendir sans équivoque dans le règne de l’équivoque, et de se répandre tout de

suite après, pour laisser la place à de nouvelles apparitions. Concentre-toi, mais dans

les débris, dans la fragmentation, dans l’épiphanie. Comme le marché s’est fragmenté

en une myriade de confections « prêt-à-porter », de rations en boite, de chargeurs, de

parfums en sachets, de cosmétique pour chaque maquillage de la journée, de

« spray » désodorisant et parfumant, de saveurs du monde entier réuni dans l’odeur

unique du fer blanc, et qu’il a explosé ainsi en une marée de rebuts, qui sans même

être la dépouille biodégradable d’un plaisir réellement pris, est le cadavre identique

de ce qu’il n’a pas été, l’essence réelle de la consommation, le vide dans lequel se

tient et persiste le mensonge stupide d’un contenu tueur de plaisir, de même la

civilisation de la Famine se prépare à survivre au déluge des vides et des poisons en

abolissant la matérialité disqualifiée des marchandises-débris, tout en en assumant,

transubstantialisée, la philosophie misérable ; la société de l’opulence mentait sur la

joie, elle distribuait des désillusions ; ce que la civilisation de la Famine veut abolir,

ce n’est pas la philosophie de la désillusion mais sa scorie. Le poison demeure.

88. De même que la bourgeoisie en lutte contre la noblesse, en prétendant

combattre le privilège exclusif de la qualité séquestrée, a fini par fonder les prémisses

de la fin de toute qualité, de même la civilisation de la Famine achève de consumer la

dernière des illusions : que puisse avoir lieu dans la démocratie de l’avoir – les

marchandises évoquent une égalité virtuelle, le supermarché est le temple de la

démocratie – une eucharistie du bien-être ; que, dans la distribution des déchets

puisse survivre la splendeur du plaisir. Marx reconnaît au propriétaire foncier un lien

de sang – de réalité vécue – avec les terres qu’il domine et conforme, au point

d’induire chez ses serfs une lueur de participation, reflet de sa puissance de jouir des

plaisirs. En négatif, la qualité séquestrée projette sur les exclus l’ombre de son image,

elle se déploie comme vie, que la survie en esclavage paie avec amertume. Savoir

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Page 84: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

qu’on peut être : voilà l’élan qui a nourri de passion religieuse, non virtuelle, non

sacrificielle, la rage des révoltes paysannes. Que la qualité ne doive pas avoir de prix,

telle est du reste la démonstration que la dialectique radicale a assignée à la fin de la

préhistoire. Mais jamais rien, dans toute la préhistoire n’a été pire que cet

anéantissement de la qualité, rien n’a été plus mortifère que cet anéantissement de la

qualité ; rien n’a été plus mortifère que cette organisation de la disparition de la joie.

Trouver tout le sens dans l’avoir a été, depuis toujours, la trahison spécifique de

l’être que le genre a perpétuée, son non-sens élaboré ; mais vider de l’intérieur tout

avoir, rendre vain tout sens, signifie éloigner l’être de toute probabilité de s’incarner,

en instituer matériellement l’interdit.

89. C’est avec facilité que les idéologues ont pu faire passer en

contrebande ce triomphe de l’ordure comme progrès et dépassement, que la politique

a pu débiter ce misérable jeu des contraires comme une affirmation de la dialectique.

Il s’agissait d’abolir l’affirmation dénaturée de la qualité, possible seulement par

l’exclusion et par ségrégation – et cela était clair pour tous : pour lui substituer la

fantasmagorie des images, l’avalanche de débris des marchandises ; mais on n’a fait

qu’abolir la qualité, en déplacer le corps sanglant – sanglant à cause de toute la

violence que la privation et l’exclusion contiennent. Privée de corps, projetée en

figures exclusivement symboliques, la qualité qui portait le péché de n’être qu’au prix

de l’exclusion, d’être le sens de quelques-uns et le non-sens de beaucoup s’est

transmutée dans le rien de chacun. Dans le marché, un nihilisme empoisonné a fait

son vide. C’est seulement aujourd’hui, dans le déluge des scories et dans le

dessèchement des ressources naturelles, qu’il apparaît au grand jour se montrant pour

ce qu’il est : la larve de la mort, nourrie et fortifiée par tout le non-être présenté

comme devoir.

90. Avec la hâte ridicule et sinistre des banqueroutiers, les nouveaux

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Page 85: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

illuministes débarrassent le marché, nettoient l’agora. Il est tard, mais non trop tard :

avant que le dernier illusionnisme ne réussisse, le peuple des hommes destinés à être

comprendra. En attendant, les « jeunes » - qui plaisent tant à Mansholt et auxquels

Mansholt, au fur et à mesure qu’il ressemblera toujours plus à Marcuse, finira par

plaire – convaincus de cheminer vers la libération de leur misère, procèdent vers la

plus misérable des libertés : la liberté de se disqualifier artisans de l’âme,

néochrétiens conscients ou non, ils construisent dans leurs communautés ce bricolage

du non-être qui est la dernière forme possible de l’organisation des apparences.

Même le spectacle s’intériorise. L’art de vivre, morceau choisi d’une aristocratie

condamnée par son paradoxe, bouchée d’autant plus délicieuse qu’incarnée, d’autant

plus savoureuse que moins imaginaire, est passée à travers toutes les phases de la

transubstantialisation : il est devenu, avec la bourgeoisie, l’art de s’engraisser, sa

corporéité, bien que fangeuse, perdurant encore ; il s’est transformé, dans les

premières décennies de la domination réelle du capital en art-tout-court[1] c’est-à-

dire représentation, débit et trafic d’images, religion dégradée en liturgie, magie sans

happy end, sublimation des désirs trahis et satisfaction hallucinatoire, irréalité

spectaculaire prenant la place d’une quelconque réalité, opulence fantasmagorique,

tout simplement travestissement et escroquerie ; et voici enfin l’ultime

métamorphose : les pauvres peuvent se nourrir de leur pauvreté même, la misère

redevient la meilleure des vertus, la continence est civilisation, la pénurie est

constructive. Tandis que finit l’or de la terre, le rien est le nouvel équivalent général.

Le capital fictif trouve sa cohérence définitive. Accordons crédit à l’intelligence

pourvu qu’elle garantisse d’être fidèle au vide.

91. Concentre-toi : tu seras aussi un flot du torrent de débris. D’une part les

sombres maîtres d’armes du terrorisme sanguinaires sont à tel point absorbés par la

philosophie de leur instant futur – lorsque le phallus fera feu en explosant dans les

noces des fiancés de la mort – qu’ils peuvent s’assumer travestis, falsifiés,

85

Page 86: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

transplantés, déracinés ; il n’importe plus de vivre cet instant, il n’importe plus de

partager de telles infamies : toute capacité de critique s’est éteinte dans le crépuscule

de la pensée clandestine, tout contour réel est un superflu en regard de la mire. Ainsi

tout trace de leur honte quotidienne comme de leur révolte spécifique est perdue de

vue, dans l’obsession aveuglante du ressentiment idolâtré, le temps est réduit au

mouvement d’horlogerie qui les sépare de l’immolation. D’autre part, les mornes

masticateurs du rien, les frères de la passion repentie, ceux qui en sont revenus des

hallucinations épuisées, les veufs de Mai, les déserteurs de la pop-politique, les

féministes de la phallophorie renversée : les châtreurs châtrés. Tous néo-chrétiens, les

premiers sont les soldats liés à un baptême de kamikaze, les seconds les servants

d’une seigneurie qui n’a plus de seigneurs. Ultra-cuirassés – dotés de muscles en

guise de cerveau et déficients en matière grise – les premiers dissimulent sous leur

armure un souriceau effrayé, d’autant plus émacié qu’est plus grand le monument

d’héroïsme qui le nourrit de vent ; dans les pâleurs et maigreurs des seconds, esprits

muqueux et pénis acides, mémoires humiliées et vagins sans mémoires, s’engraisse

un rat d’égout nourri d’orgasmes interrompus. Ainsi, dans la rigidité cadavérique des

distributeurs de mort, comme dans l’épuisement larvaire des jeûneurs de vie,

triomphe le même nihilisme : la renonciation perfide ou louche au projet qualitatif, le

sacrifice de toute certitude à un ressentiment suicidaire.

92. Tandis que le capital ayant atteint son degré maximum de colonialisme

sur la matière comprend qu’il doit, pour survivre à l’empoisonnement, se

dématérialiser, et pour se faire, il prend à son service la pensée critique, et abandonne

d’un seul coup l’apologie publicitaire de l’ordure opulente, les « avant-gardes » de la

politique et de la pop-politique agissent comme le gros idiot des films comiques qui,

voulant forcer des portes ouvertes, atterrit avec toute sa force dans la poubelle.

Pendant trop de temps, la pensée révolutionnaire, assiégée par la contre-révolution

triomphante, avait exprimé sa puissance exclusivement par la force de la négation ;

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Page 87: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

pendant trop de temps la dialectique radicale, n’a pu s’affirmer que comme

dialectique négative : au moment où le mouvement réel a fait sauter les premiers

anneaux de la chaire sériale, au moment où il a immédiatement montré, avec

l’apparition de la révolution biologique, le caractère insensé et démentiel de la

« normalité » quotidienne, la substance mortelle du « style de vie » capitaliste, il a

brûlé en un instant tout l’effort passé de cette pensée prisonnière de la négativité, en

la libérant dans une affirmation violente et lumineuse de la qualité désensevelie. Ce

n’est pas par hasard que, parmi les grenades lacrymogènes et les matraquages de la

police, les premiers à agir furent les cadets de cette pensée négative, ses héritiers

prédestinés. On n’avait pas encore repavé les rues que le capital avait compris qu’il

devait emprunter une nouvelle voie ; ayant épuisé la force du premier élan, les

insurgés se retrouvaient immédiatement d’autant plus faibles que leur affirmation

s’était révélée grande et totalisante. Aucune école n’avait préparé les âmes à

l’insurrection impétueuse de la qualité réaffirmée, aucune tradition de la pensée

isolée n’avait osé nourrir le songe d’une globalité vitale engagée dans le heurt ultime

de la vie contre la mort. Quelqu’un (certainement chez les situationnistes et chez

quelques autres) avait « témérairement » prédit la réapparition de la révolution, tout

en dénonçant furieusement la collusion du « mouvement ouvrier » avec l’organisation

meurtrière de la démocratie de l’ordure ainsi que la capture de la politique dans

l’idéologie de la non-essence. Mais ce n’était pas assez et ne pouvait suffire : jamais

l’anticipation séparée de la vérité n’a pu immédiatement se généraliser, sinon dans

des explosions d’autant plus menacées dans leur probabilité de durer qu’elles étaient

qualitativement « exceptionnelles ». Tout est changé depuis 1968, mais à la puissance

illuminante du moment insurrectionnel – et l’insurrection était celle de la vie

redécouverte et affirmée comme possible, et pas seulement celle des barricades et des

occupations – a succédé, chez les protagonistes de la secousse, avec l’épuisement

physique et celui de durer nouveaux, le renversement de cette puissance en faiblesse.

Précisément parce qu’elle avait été aussi totale, aussi physiologique et donc

biologique, tellement plus forte et plus grande globalement que celle envisagée par

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Page 88: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

n’importe quel programme politique et culturel, l’insurrection de la qualité devait se

maintenir et durer seulement à condition de continuer à être l’affirmation du tout sur

le rien, d’être la mise à feu de la passion qui brûle tout papier et tout écran. Mais les

protagonistes de ces premières apparitions étaient les héritiers prédestinés de la

pensée politique et culturelle ; le reflet de l’épuisement et de la stupeur d’avoir été

imprévisibles ne pouvait qu’en reconduire la plus grande partie dans les niches d’où

ils avaient jailli, terrorisé par la puissance du nouveau qu’ils avaient incarné, les

affamés du tout recommencèrent à mastiquer le rien. L’illusion de la durée les

conduisait, par horreur de la faiblesse, à se retrancher parmi les pierres désertes des

utopies politiques ; un passé déjà vaincu pouvait réussir à apparaître, dans la fièvre de

la subversion désormais connue comme réalité possible, mais déjà emprisonnée sous

des cataractes de paroles, comme le terrain sur lequel fonder l’élan pour un nouveau

saut hors du rien. C’est ainsi que le rien pouvait tenter son ultime saut, s’élancer pour

abolir l’ultime vie.

93. Et pourtant tout était changé. L’apparition explosive de la qualité avait

ébranlé de façon irréparable le règne jusque là impuni de la quantité. Le capital est

« discours », organisation des sens fictifs enchaînés, machine logique, jeu serré de

Représentations. S’il supporte, mithridatisé, toute attaque de la critique prisonnière de

la pensée séparée, il ne tolère pas de démentis réels. Rien n’est plus incompatible

avec l’organisation des apparences que l’apparition éblouissante du concret libéré. De

cela – et avec un automatisme qui se révèle être la seule riposte possible à la

spontanéité révolutionnaire – le capital se rendit instantanément conscient. Plus rien

ne peut arriver par hasard sous la domination absolue de l’inauthenticité programmée.

Les chars d’assaut de De Gaulle, comme les fusils de la police mexicaine ou les gaz

aveuglants de la garde de Chicago, en apparaissant comme l’arme décisive du

pouvoir politique, réussirent à masquer la contre-attaque la plus meurtrière que

l’internationale capitaliste ait jamais projetée : le contrôle scientifique, et

88

Page 89: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

scientifiquement « politique », de ses propres contradictions démodées, l’élévation de

la ratio au service de la survie, l’identification, publique cybernétiquement validée et

axiomatisée, de son propre destin à celui de l’espèce. D’un seul coup, tout le « jeu »

est renversé. La dialectique négative devient, réduite à la banalité du pile ou face de

la logique binaire, le cheval de bataille des nouveaux apocalyptiques ; la colère

destructrice des insurgés contre la mort se transvase, congelée, dans le rachat de

l’alternative millénariste. Démasqué comme gestionnaire de la mort, le capital répond

en se confessant ; mais immédiatement avare de tout geste et de tout être, il s’affirme

comme mort repentie, il se désigne comme unique force capable de se dépasser ;

initié à la dialectique, il domestique le règne de la logique, ne craignant pas de se

poser comme ce paradoxe : être le défenseur d’autant plus résolu de la survie qu’il a

plus puissamment produit la destruction ; être reconnu le gestionnaire le plus

accrédité du sauvetage qu’il a été l’artisan le plus dénoncé du désastre.

94. Les « avant-gardes » ne comprennent pas. Avec tout le retard qui a

toujours caractérisé la politique des politiciens-voyeurs à l’œil d’antiquaire dont

parlait Marx – les hommes du ressentiment ne voient pas que l’ennemi a changé de

position. Lutteurs imaginaires, ils ne perçoivent pas le mouvement du réel, et ainsi ne

se rendent pas compte que l’adversaire n’est plus devant eux, mais derrière et les

talonne de près, déterminant leurs pas, programmant et patronnant leurs mouvements.

Critiquez, critiquez : quelque chose en sortira. Comme toujours quand la critique perd

le contact avec son objet réel et s’autonomise, la polémique des avant-gardistes se

transforme en critique critique, s’entortille sur elle-même, clôt tout débouché sur la

pratique tandis qu’elle pratique le sabotage le plus complet de la théorie, et produit

des aliments culturels. Du lump-caviar de Aut-aut et de Tel-quel aux hot-dogs de la

Monthly Review, du boudin de Potere Operaio aux cassoulets de Lotta Continua et

aux marrons chauds de la Cause du Peuple, du curry au hashish de Re Nodo[2] au

coca-cola avec LSD de OZ, l’impuissance est toute saveur pour des palais de foire

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Page 90: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

gastronomique. De ’69 à ’71 toute la bile se déverse dans la cuisine. Tandis que les

leaders de la défaite historique apprêtent des banquets avec les restes des idées les

plus « choisies », refusées par le mouvement réel, les soldats de la masse, têtes de

turc des printemps rouges, réchauffent lors des automnes chauds la soupe rebouillie

dans laquelle on trempe tous les vieux drapeaux. Il fallait un cadavre exquis pour

qu’un coup de gel condense toutes ces vapeurs subitement. Si l’attentat de ’69 avait

accéléré l’hibernation de la spontanéité, empêchant pour quelque semestre encore que

le procès naturel du dépassement de la politique atteigne ses niveaux de maturation,

et de plénitude, le corps déchiqueté de Feltrinelli, cadavre conjugué de la politique et

de la culture, qui avait vécu avec la vélocité désagrégatrice de l’argent mais aussi

avec la générosité autodestructrice de l’erreur utile, posait sous les yeux des avant-

gardistes la misère atroce des choix dictés, l’étroitesse meurtrière des alternatives

irréelles.

95. De tout cela, le corps prolétarien de l’espèce peut apparaître éloigné,

mais c’est une illusion d’optique. S’il est vrai que les « avant-gardes » – culturelles

comme politiques, depuis que la culture est la politique la plus politique, et vice versa

– n’ont du mouvement réel qu’une connaissance imaginaire, il est pourtant vrai

qu’elles se trouvent au point le plus spectaculairement visible de la réalité en

mouvement. D’autre part, s’il est vrai que les explosions les plus authentiques de la

créativité révolutionnaire ont jailli toujours en dehors des sites prônés par les avant-

gardes, et dans les modes propres et avec le trait qu’on ne peut confondre de la

qualité sans préjudice, il est pourtant vrai que les avant-gardes polarisent sur elles une

image de la volonté de subversion, laquelle, sous la domination de l’irréalité, de

l’inauthenticité et du factice, réussit, en l’absence de manifestations réelles, à

apparaître comme la durée nostalgique de la passion extatique perdue, avec toute la

vraisemblance, fanée mais tenace, de l’imagination prisonnière de la stase. L’extase –

la joie dont parle Vaneighem dans le Traité et dans Terrorisme ou Révolution[3] – est

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Page 91: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

toujours déchirement et dissipation des stases : affirmation, totalisation, organicité du

mouvement. La quotidienneté capitaliste, dans la mesure où elle s’affiche comme

dynamique, vitesse, activité, progrès, et dans la mesure où on la soigne comme

hystérie, éréthisme, frénésie, névrose, n’est que le continuum des stades, l’éternelle

confirmation de la régression dans la répétition. Dans la communauté fictive de

l’imagination réifiée – la phase désormais en liquidation de la colonisation de la

matière – la production en série de la vie quotidienne partait toujours de la

valorisation de l’archétype ; le modèle « extatique » dans lequel revivait la sacralité

de la valeur d’usage. Le culte de l’unique, de l’exclusif et de l’exquis, transmis par la

bourgeoisie, durait encore, mais ils avaient déjà perdus la chaleur épique qui, à

l’époque de la noblesse, avait toujours humanisé les trophées, rempli de passion les

pierres précieuses, vitalisé demeures et êtres. L’unique, l’exclusif et l’exquis n’étaient

déjà plus les gages et les signes concrets d’aventures substantiellement ineffables ;

voyages extatiques dont les objets et les paroles n’étaient pas destinés à valoir, sinon

comme témoignages secondaires, preuves du possible, nobles scories, étant alors

universellement admis que la vie (l’extase, l’aventure, la « valeur ») ne peut jamais se

limiter à ces signes, sinon en vue d’être représentée de façon commémorative. La

bourgeoisie avait couvé son règne sur les choses en se nichant dans le marché, et le

marché était en dehors des murs les plus jaloux de la noblesse. A peine celle-ci fut-

elle détruite que le marché envahit tous les lieux, proscrivant les hommes régnant sur

les hommes. La symbiologie, ayant perdu ses références extatiques, se traduisit en

dictature des objets, en gravité et stases : le poids de l’or, les carats, la quantité.

Monnaies, banques, accumulation de l’astuce et de la fraude dominèrent en éclipsant

les « trésors » de conquête et de rapine. L’épique ayant été aboli, une poésie de

l’instant clos, objectivité, se développait : la lyrique décadente et fétichiste des

plaisirs faibles et tout de suite envolés ; dont l’unique sens authentique était celui qui

restait condensé dans les souvenirs. De cette aura dégradée, exténuée, resplendissait

la « valeur » thésaurisée dans les objets (les « biens ») bourgeois. Fidèle à la tyrannie

des choses, à la mesure et à la quantité, même la vie des hommes perdait la trajectoire

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Page 92: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

de son destin, se décomposait en collection d’aventures minimes, campées dans le

quotidien, dans la « saison », dans les vacances, dans le voyage, dans l’oubli de la

substance et dans la fétichisation des restes. Le fétichisme des marchandises est un

reflet de la retenue fécale de l’instant fuyant. La démocratie de l’ordure est déjà prête.

A peine l’objet devient-il prototype, modèle de la série qu’il sous-tend

immédiatement, que le peuple du capital est déjà prêt à se soumettre aux stases, à

rentrer dans une répétitivité sériale que scandent les journées comme autant de

clichés aveuglant sa misère grâce aux formes resplendissantes dont le cliché est le

calque. Le prototype est toujours ailleurs, en réalité, nulle part, précisément parce

qu’il est identique à la série qu’il sous-tend, mais l’aveuglement fonctionne : la

communauté fictive vit de ses représentations.

96. C’est en ce sens que les « avant-gardistes » peuvent représenter, vues à

partir de la répétitivité régressive des stases prises pour les vestales des extases dont

elles sont au contraire les pleureuses, les prototypes d’une inversion persuasive. C’est

pour cela que tout comportement complice les trahit deux fois : en ne les démasquant

pas comme négation incarnée de ce qu’elles voudraient être, et en les confirmant

comme représentation patente de ce qui manque partout, quand cela manque : la

subversion, la qualité affirmée. Le « rêve d’une chose » a tôt fait de se transformer en

une chose de rêve, la volonté de durée à se convertir en une volonté de ne pas

changer. C’est la fin des alibis, dit Vaneighem, et ce doit l’être pour tous. Dès lors que

la dialectique négative fait les honneurs de la maison au bureau du capital

millénariste, il reste aux extrémistes à découvrir l’extrémisme suprême de la

situation. Tous les arguments sont aux mains de l’ennemi au moment même où tout

argument se dévoile comme alibi. La dialectique parle désormais dans les corps : la

langue organique réapparaît, les signes et les symboles se réincarnent, la passion

refuse de se sublimer. Jamais il n’a été aussi simple de lutter du côté de la vie et

jamais il n’a été aussi compliqué de la comprendre. « Nos idées sont dans toutes les

92

Page 93: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

têtes » disaient les Situationnistes, et c’était l’ultime monde possible pour prendre

congé de l’idéalisme. Notre passion est dans les corps de tous. Il n’y a qu’à

désapprendre à se méprendre. Aucun œcuménisme n’est réaliste entre militants

aveuglés par les « idées » mais dans la parfaite misère des corps mûrit rapidement

l’affirmation explosive d’une communauté réelle. La lutte pour la vie est

immédiatement universelle ; dans le dépouillement de la corporéité de chacun se

reconnaît instantanément le corps de l’espèce ; dans la faim d’être se totalisent toutes

les faims dans le tort de ne pas être, tous les torts, dans la révolution biologique toutes

les révolutions partielles, dans la fin de la préhistoire tout le sens méconnu de

« l’histoire ».

97. La « conscience de classe », telle que la concevait le léninisme

historique, ruisselait de christianisme et de missionarisme mercantile. Tout comme les

missionnaires, les commis voyageurs de la révolution transformaient les hommes en

« âmes », distribuaient des petits miroirs déformant, combattant la passion nue et

substituant aux sacrifices de sang aux puissances occultes le sacrifice des désirs à

l’idéologie de l’espérance impuissante. C’est ainsi que l’idéologie bourgeoise a

débordé du marché pour atteindre les dernières limites de la planète, charriant avec

elle l’idolâtrie des « choses », la tactique de l’échange, la stratégie de la circulation

valorisante et de l’accumulation de puissance désincorporée. Au fur et à mesure que

la production plurale et impersonnelle des objets détruisait toute créativité singulière

et personnelle des objets, au fur et à mesure que l’industrie détruisait l’ingéniosité, les

campagnes se vidaient d’ex-hommes et les fabriques se remplissaient d’automates,

les gestes vendaient leur sens à la machine qui les effaçaient de la vie ; la

physionomie compromise et ambiguë de l’homo faber, esclave de son ignorance du

monde mais maître de ses approximations, se décomposait pour toujours dans la

physiologie automatisée du « travailleur combiné », négation triomphante de la

corporéité significative, décomposition organisée du « corps d’amour »[4] au service

93

Page 94: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

de la composition organique du capital, parvenue au point de transcroissance au-delà

des limites de l’homme. Si jusque là la préhistoire avait été l’histoire tourmentée de la

subjectivité aliénée à la nature, et lancée à la recherche de son sens naturel vers la

conquête, toujours moins lointaine d’une libération définitive vis-à-vis du fictif, et

donc vers une paix désaliénante avec la nature, vers une recomposition organique de

la subjectivité libérée avec l’objectivité libérée, dans la cohérence finalement atteinte

de l’espèce avec la totalité naturante ; au moment où la composition organique du

capital s’agrégeait, en l’emprisonnant, la subjectivité et, en y détruisant tout trait

humain, la force du désir risquait de perdre sa direction, la puissance du besoin de

sens risquait de perdre son centre, la préhistoire risquait de se conclure sur elle-

même, de fermer pour toujours à l’espèce son débouché naturel dans l’histoire. La

révolution bourgeoise a libéré les serfs des tyrans-seigneurs, mais pour réaliser une

société de serfs généralisés. L’équivoque dont s’est nourrie l’ambiguïté léniniste a été

celle d’hériter au nom du socialisme, de cette tâche misérable. La contre-révolution a

été le levain efficace de la domination réelle du capital. Dans la classe dominée, Marx

avait vu toute la puissance de la subjectivité prisonnière, tout comme il avait vu dans

la classe dominante toute la force mortelle de l’objectivité déshumanisante. Un

socialisme capitaliste était au-delà de ses possibilités de prévision ; mais c’est un

socialisme capitaliste – et un capitalisme socialiste – qui s’est réalisé : de cela la

dialectique radicale rend compte, tandis que les ultimes avant-gardes politiques s’en

désespèrent de comprendre. En attendant, la réalisation du communisme et la

libération des corps sont des moments proches l’un de l’autre. Plus la mort plane sur

l’univers du sens désincorporé, sur l’organisation de la subjectivité impersonnelle,

plus la vie se recueille dans les corps qui possèdent l’ultime secret élémentaire : la

sagesse instinctive de leur besoin d’être des organismes totaux. C’est la fin des

alibis : la révolution part des corps.

98. Le capital est désincorporation : représentation sous la domination

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Page 95: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

absolue du capital, l’Ego est la figure dans laquelle le corps se représente. Plus le

corps perd, avec le sens de ses gestes et moyennant la décomposition en fragments de

sa fabrication, sa centralité organique, plus l’être de la corporéité innée se concentre,

sublimée, dans la figure de soi, dans l’accumulation symbolique de sens fictif.

Puisque la puissance est le plaisir et le plaisir est la joie, depuis toujours la « volonté

de puissance » est volonté de joie, et la joie fut longtemps la prime de l’audace. Mais

les marchands ne savaient pas oser sinon pour trafiquer des symboles de la joie. Le

risque des trafiquants est le risque des joueurs de hasard ; les choses des marchands

sont les reliques du plaisir sacrifié : signes de valeur. Si la révolution bourgeoise

produit une typologie de l’Ego fondée sur les hiérarchies de l’avoir, et si la

domination réelle du capital en la rareté, démocratisant l’avoir jusqu’au résidu et au

vide à perdre, la Civilisation de la Famine tente la récupération désespérée de la

symbiologie de l’être qui abolit comme scorie toute corporéité de la passion. Il est de

nouveau possible de reconnaître la qualité de l’être en méconnaissant la qualité de

l’avoir, mais à condition de ne pas prétendre être vraiment : à condition de mimer

l’être selon les canons de la symbiologie devenue liturgie, du théâtre devenu style du

quotidien. L’économie politique intériorisée dicte les mêmes lois de racket et de gang

que celles qui gouvernent le marché, le procès de valorisation de l’Ego est l’identique

du procès de valorisation du capital. L’Ego entrepreneur réifie ou exclut. Le rapport

humain politisé et soumis à l’économie politique a pour loi l’objectivation

réciproque. Il ne s’agit plus seulement de l’ancien et désormais pathétique

narcissisme, par lequel chacun aimait dans l’autre la figure de soi qu’il y voyait

reflété telle qu’il l’aurait voulue vraie. Narcisse se reflétait en une eau encore vive,

l’Ego de la Famine se projette sur l’opacité. L’une peut encore moins être miroir de

l’autre qu’elle est écran. La réification n’a plus rien de métaphorique : elle a tout du

plus sordide réalisme. Si aimer un objet-symbole (un miroir-fétiche) est déjà la

dégradation désespérée de la passion, le conserver jalousement en rachète une part

minime d’aliénation. Dans la réciproque séquestration possessive de la famille, et du

« grand amour », il y avait au moins de vrai le poison du temps, le drame de la

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Page 96: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

démystification, la corrosion des surfaces brillantes, l’effritement des fards et stucs, la

révélation de la misère qui se cache dans toute possession, la découverte dramatique

de l’inauthentique immédiatement derrière la vraisemblance. Rien n’est plus

annihilant que la destruction d’un système de fétiches à l’aide de la mise en scène de

leurs faux contraires ; rien ne ment plus sur la dialectique que le dépassement du faux

par œuvre d’un faux plus impudent et plus humiliant. L’amour des romantiques et des

décadents était sûrement la caricature mercantile de la passion, mais en elle subsistait

la dernière relique de la dimension épique ; la « conquête », « l’aventure » et

« l’histoire » d’amour reproduisant en miniature et dégradé en règle de jeu d’échecs,

le risque mortel du tout ou rien, l’épreuve de l’être et du non-être ; en définitive elles

mettaient en scène le regret et quelque fois le déchirement de la qualité déjà perdue

dans la totalité de l’existence, mais recherchée avec angoisse dans la rencontre

extatique, dans la périphérie domestique des sentiments. Même les petits vices

bourgeois, avec tout leur ridicule, conservaient dans leurs fétiches la dernière trace

non vulgarisée du lien cosmique païen. La Civilisation de la Famine, avec raison,

redoute plus que tout autre force, la force de la passion, et la craint au point de

vouloir en détruire jusqu’à la survivance la plus humiliée. Même en cela la critique-

critique a fini par se faire complice de l’anéantissement : détruisant la mise en scène

de l’amour dégradé, attaquant la mystique emprisonnante de la famille où l’amour

mourait d’oppression, décortiquant la misère des amitiés instrumentales et collusives,

où les affinités électives se changeaient en canailleries, elle y a trafiqué de ce qui y

restait de vivant. En frappant la prostituée enceinte, elle l’a fait avorter.

99. Où était l’ES il y aura l’Ego, écrivit Freud. Un sanglant putsch

scientifique et là où était l’Es se manifeste le speculum d’un nouveau projet

d’extraction.

« Je ne peux expérimenter votre expérience et vous ne pouvez

expérimenter la mienne. Nous sommes tous deux des hommes invisibles. Tous les

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Page 97: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

hommes sont invisibles les uns aux autres. L’expérience c’est l’invisibilité de

l’homme à l’homme. L’expérience comme invisibilité de l’homme à l’homme est en

même temps la chose la plus évidente de toutes. Seule l’expérience est évidente. Elle

est l’unique évidence. La psychologie est le logos de l’expérience, c’est la structure

de l’évidence ; elle est donc la science de la science. »[5]

Ainsi parle Laing, psychiatre-phénoméno-existentialiste. Le terme sur

lequel il insiste : « invisible », est manifestement une métaphore, peut-être utilisée par

politesse ou timidité, plus probablement pour ne pas perdre la clientèle. Le mot

qu’elle remplace, c’est-à-dire la réalité qu’elle cache, est « inessentiel ». L’expérience

dont parle Laing, est l’expérience de l’inessence[6]. Seule cette expérience est, pour

lui, évidente. Et la psychologie est, évidemment, le logos de cette expérience, et elle

est ainsi la science des sciences : la science des sciences qui mettent en forme

l’inessence évidente. Attention à ces apologues de la fragmentation[7] : plus ils se

montrent affligés et désespérés, plus ils font de gain. Véritables hommes du capital

illuministe, ils sont les managers de la communauté de la Famine imaginée par

Mansholt. Non seulement ils enseignent la résignation au Moi divisé, non seulement

ils proclament – millénaristes – l’éclipse définitive de l’unité organique et de sa

puissance, mais, astucieusement, ils se placent eux-mêmes ; enveloppés dans la

sphère magique de la science thérapeutique, au sommet de la nouvelle et unique

hiérarchie possible : le shamane savant de la communauté néo-chrétienne,

l’administrateur délégué de la schizophrénie socialisée, le Moi indivis dans lequel la

société du capital trouve son centralisme démocratique, le bureau central du jeu,

absolument mortel, de l’in ou de l’out. Il est vrai que les hommes en sont arrivés à ne

pas se voir en tant qu’ils en sont venus à ne pas être les uns pour les autres – mais il

est clair que c’est cela qu’on veut leur faire croire vrai dans l’absolu, vrai

définitivement, alors que cela n’est vrai que pour tous les instants qui séparent,

toujours plus brièvement, les apparitions pressantes de la qualité qui s’affirme, les

explosions de la vie. Mais, précisément, c’est de ce risque qu’ils sont les vigilants

gardiens. Dans ce but ils s’emploient à surveiller ce qui est vrai seulement dans un

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Page 98: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

instant, afin d’empêcher qu’il cesse d’être vrai, et pour toujours.

100. C’est seulement à condition de se voir projetés dans l’opacité que les

hommes peuvent réellement ne pas se voir. Mais l’opacité n’est pas neutre, elle n’est

pas la pure disparition du sens vivant et de l’expérience aventureuse, au contraire elle

est un écran placé pour cacher, mais qui, pour cacher, s’anime de faux. C’est

seulement en pratiquant cette sorte de triangulation avec l’image extérieure à soi, qui

ne les reflète pas, mais qui les modèle, que les hommes en arrivent à ne pas se voir et

donc à ne pas s’expérimenter tels qu’ils sont. Même dans ce cas, le mécanisme

d’extraction de l’expérience et de cristallisation du sens mort, typique de la langue,

montre qu’il a entièrement intégré l’expressions créatrice du corps, qu’il l’a assujetti

à sa propre domination. La Société Thérapeutique qui est la forme organisationnelle

dans laquelle veut se glisser le contenu nihiliste de la civilisation de la Famine,

reproduit à l’échelle de la plus grande généralisation le même mécanisme que celui

qui gouverne la production et la valorisation de l’Ego entrepreneur. Inclusion,

exclusion ; à partir de la conviction, qui est déjà loi, de l’absolue inconsistance réelle,

tant des « valeurs » qui déterminent la communauté des inclus, que des jugements qui

scellent la ségrégation des exclus. A la limite, chacun se valorise et se juge lui-même :

voilà la dernière étape du libre arbitre, après qu’il ait franchi les degrés descendants

de toute valorisation et de tout hasard. Il est toujours moins question d’exclure par

force et contre leur volonté les rebelles à la domestication, les ensauvagés du refus de

l’insensé, et il s’agit toujours plus d’enregistrer des compromis de participation ou

d’inventorier des protocoles de reddition. L’organisation de la subjectivité

représentative promulgue un tas de règles du jeu, que de passer d’un jeu à l’autre –

même si la première des règles est celle de s’investir tous, sans réserve apparente,

dans le jeu et dans son « esprit » – chacun passe d’une règle à une autre, et c’est ce

qui compte pour la maison de jeu. Chacun sait que le plaisir, la prime réelle de la

puissance réelle, est, dans la démocratie des déchets, un trésor trop enseveli pour que

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Page 99: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

le cynisme de règle consente à en admettre l’existence, donc le plaisir doit être un

bien perdu ; mais si on peut en évoquer les reliques, on ne peut en ressusciter la

liturgie : c’est en cela que tient l’appât du jeu. Mais un ultérieur procès dévalue tant

l’appât que le jeu en soi et pour soi : ce qui compte c’est la règle – être présent dans

la règle – le respect sévère et mortificateur du code et de ses lois rassurantes.

Rassurantes contre la passion, parce que c’est elle le démon obsessivement exorcisé,

d’autant plus source de terreur que plus latent dans sa force explosive. Tout rapport

humain est donc une partie jouée « pour l’argent » (en vue d’obtenir valeur

symbolique) et, comme toute partie, ou bien survient concrètement dans un tripôt, un

cercle, une secte, une initiation, une ambiance de conjurés, une mafia, une

maçonnerie, ou en évoque fortement l’image. La force de la partie est dans la règle

qui la régit. Pour cette raison, sur tout jeu règne, comme étant son sens, la règle qui le

régit, et pour cette raison tout rapport humain est non seulement une représentation,

c’est-à-dire une transcription de symboles, non seulement il comporte un appât

symbolique et une liturgie substituée aux actes réels, mais il est surtout un acte

public, duquel les participants « en personne » ne sont que les spectateurs les plus

proches.

101. Ayant découvert le sordide du « bonheur », l’avare et fécale

accumulation de valeur symbolique dans la possession réciproque des corps, investis

d’une passion d’autant plus concentrée que réifiante, d’autant plus exclusive

qu’excluant sa propre vocation organique à la totalité, la critique passée au service de

la famine n’est capable de vivre que de malheur. C’était vrai : la fixation patrimoniale

des amours et des amitiés trahissaient le sens de la joie et rien ne pouvait être plus

opposé à la joie que le frisson des orgasmes arrachés par pure force de représentation,

rien de plus spectral et de plus dépossédant que la physique opaque d’un corps vu

comme son souvenir éteint, et vécu en tant qu’obstruction due aux déchets accumulés

et qui ferme à la passion les horizons de son possible, la contraignant à s’y presser

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Page 100: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

contre, comme le fait l’eau contre l’écluse, afin de connaître sa propre force

exclusivement comme rétention, engorgement et prison. C’était vrai que la passion

s’y humiliait et se transformait en damnation. Mais pourquoi en était-il ainsi ? Ceci

est la plus minime vérité que la civilisation de la Famine prétend effacer.

La civilisation de la Famine veut un peuple d’esthètes, mais pénitents.

Puisque le capital anthropomorphe produit en chaque homme son identique, le capital

autocritique produit des hommes autocritiques. En eux, la négativité prend le pouvoir.

C’est ainsi que la dialectique négative se convertit dans la sagesse astucieuse avec

laquelle chacun administre les étapes de son propre jeûne. Il se généralise une poésie

de l’insuffisance, une éthique de la diète. Devenus osseux, les héros de la

renonciation perdent chaque jour le poids de la passion. La passion, inextinguible tant

que le corps a un souffle d’air, l’emporte sur les rêves toujours plus hiératiques des

nouveaux fakirs, et peu à peu en surgit, en les bouleversant. Mais tout de suite, en

raison de son caractère reconnaissable sans équivoque possible, et de sa puissante

authenticité, elle se précipite, isolée, dans l’équivoque, resplendit, embarrassante,

dans l’inauthentique. C’est, chaque fois, l’épreuve du feu. La passion qui est éruption

qualitative, (température) affirmation du besoin de tout sur l’habitude du rien, peut

toujours renverser toute résignation en révolte, toute défaite en victoire. C’est pour

cela que le nihilisme d’Etat la redoute comme sa plus grande ennemie. C’est pour

cela qu’il la cerne avec ses cordons sanitaires, c’est pour cela qu’il l’assiège

immédiatement à l’aide du discrédit et de l’incrédulité. Mais la qualité spécifique de

la passion empêche qu’on la ligote en la niant simplement : elle est la négation

invincible de toute négativité ; ainsi la tactique du nouveau nihilisme apprend de la

fausse dialectique le truc de la fausse affirmation : elle valorise la passion comme

l’instant exquis, en soulignant par la négativité son irradiante qualité ; elle l’exorcise

en l’encastrant dans la poésie de la rareté et de l’intermittence. On peut être passionné

pour un moment, et il sera d’autant plus incandescent que campé dans le gel. Si le

discrédit et l’incrédulité ne parviennent pas à empêcher l’émergence insurrectionnelle

de la passion, ils parviennent pourtant de cette façon à la circonscrire et à en

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Page 101: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

asphyxier la durée, et pour cela, ils n’ont qu’à en tisser une apologie désespérée.

102. Même en cela est visible la trace d’une sagesse critique qui s’est

révoltée contre son propre sens. L’insurrection fut rare à l’époque historique où le

capital s’affirmait comme le meilleur des mondes possibles, et la dialectique radicale

appris avant tout à ne tolérer aucune tentative de simuler artificiellement la continuité

et la durée. L’intermittence était le souffle non naturel de la révolte suffoquée, mais

on n’abolissait pas la réalité de l’oppression en niant simplement son pouvoir

d’asphyxie. Même de ce réalisme lucide, qui était la force de la pensée assiégée, le

capital nihiliste s’est fait une ruse, en programmant un existentialisme de la

fragmentation juste au moment où l’insurrection s’étendait et se généralisait, et en

insinuant dans son peuple une poésie des épiphénomènes, précisément quand la

bataille entre la vie et la mort totalisait le sens élémentaire de toute phénoménologie.

103. Heureux les pauvres de corps parce que leur règne sera sur terre : aux

shamanes de la mort repentie reste que sourire de cette ultime « élégance »,

maintenant que la terre est véritablement désolée, et que dans le corps subsiste la

dernière certitude de la vie. Au point où la pensée risque de se séparer pour toujours

de la totalité organique des corps, réalisant ainsi la domination parfaite du sens mort

sur le sens qui fut vivant, il n’est plus possible de penser de façon cohérente si ce

n’est en termes de corporéité globale. La parole de la dialectique radicale reconnaît

pour sienne cette tâche extrême : empêcher les paroles d’engloutir les raisons des

corps, de les arracher au règne de l’inessence pour les reconduire aux essences

emprisonnées. Ce sera avec les derniers mots que la révolution biologique

débouchera de la préhistoire dans l’histoire, et ce seront les feux de la passion libérée

qui brûlera, dans l’air dont elles n’auront plus besoin. La dialectique radicale se fait

dans les corps, mais elle ne renonce pas à la parole uniquement parce qu’elle doit la

démasquer comme l’arme la plus puissante de l’irréalité organisée. Attaquer toute

101

Page 102: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

forme de conviction idéologique, la montrer comme chancre qui vide de toute vie le

sens de la raison, ne signifie pas désarmer le cerveau et saisir les gourdins en finissant

dans la troupe des armuriers qui ont fait de leur tête un marteau. S’il est désormais

certain que la théorie ne peut pas être l’anticipation (le « prototype ») d’une

« conscience de classe » à reproduire en série, il est tout autant certain que la théorie

est la compréhension organique de la dynamique du présent – le présent comme

préhistoire – totalisation du sens vivant, projet qualitatif immédiat, ré-assomption de

la potentialité latente de la raison niée, affirmation du possible, démasquage et

démonstration de l’irréel. Tout cela est encore, en même temps que vérité et vie des

corps, possibilité de la parole. L’efficacité meurtrière de la parole aliénée montre

justement quelle puissance s’attache à la symbiologie du verbe, matrice de toute

hiérocratie cristallisante ; même si, désormais, il est toujours plus clair que la parole

aliénée, l’accumulation cristallisée du sens mort, est d’autant plus proche de

l’emporter sur la vie ou de disparaître (et elle disparaîtra) qu’elle se réifie en choses et

gestes, qu’elle affirme d’autant plus le non-être qu’elle fait advenir l’être du rien. Il

faut comprendre à fond que la réalité irréelle c’est le langage réifié : seulement de

cette façon on comprend combien il n’a rien à partager avec les sources ensevelies

des besoins vitaux niés, et comment jusqu’au bout, il les occulte et les trahit.

Entendons-nous : la domination absolue de l’irréalité se manifeste dans les formes de

la plus dure réalité, le règne de l’idéologie se réalise dans les règles de la pratique du

concret. Il est par instant – pourvu qu’ils acceptent d’être des instants – rendu aux

corps toute la corporéité.

104. Ce qui rend désormais évidente la transformation du réel en irréel,

c’est la différence absolue de niveau entre les « pratiques subversives »

immédiatistes, qui ne sont que la réalisation de poétiques spectaculaires (passées au

filtre du capital producteur d’images), et donc de l’idéologie devenant la matrice du

« comportement », et qui trouvent ensuite leur vérité dans la contre-révolution (à ce

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Page 103: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

propos les bakouninistes et les bolchéviks se présentent sur le marché de la « culture

politique » avec une infinité de variantes), et la praxis révolutionnaire qui, naissant

du conflit vécu et surmonté – la vraie guerre civile – de chacun avec lui-même en tant

que faisant partie du monde dominant, ne peut être que consciente, et donc la

réalisation de la théorie, comme telle irréductible à une quelconque modélisation

stylistique. Ce qu’aujourd’hui on présente ou l’on met en œuvre comme « pratique »

ou comme « réalisation concrète », est dans sa vérité contemplation, soumission pure

et simple à la puissance omnivore des images, qui ont maintenant assimilé et réduit à

elles (à l’esthétique) toutes les ambiguïtés et les misères présentes dans les

vicissitudes du mouvement révolutionnaire ; le capital en fait le centre du spectacle

de ses propres contradictions et parvient par un usage conscient de lui-même, en tant

que médiation de toute instantanéité, à un bouleversement aveuglant de la dialectique

même.

105. Le but de la théorie consiste à se rendre conscient des mécanismes

pratiques par lesquels la domination de l’inessentiel (inessente) vide de l’intérieur, en

l’isolant dans son « malheur » en soi, toute pulsion vers l’authentique et donc vers le

réel vivant. Comprendre signifie avant tout se comprendre : saisir le sens aussi bien

subjectif qu’objectif de sa propre non-essence forcée. Quiconque se comprend,

comprend par son cas particulier, le secret banal et terrible de l’aliénation généralisée.

Quiconque comprend, est un théoricien pratique. Il ne s’agit pas de mettre en pratique

une théorie qui, dans le meilleur des cas, n’est qu’une glose mal-comprise d’un

« texte » initiatique et donc de la mauvaise littérature. Il s’agit d’être, dans tous les

cas et pour chacun, l’auteur vivant, à la première personne, de ce « texte » qui

s’écoule et qui représente le mouvement réel, le corps vivant de la théorie en procès.

L’initiation est l’approche indispensable à la critique pratique, mais dans le sens

exclusif que l’étincelle de la volonté critique ne peut être pour chacun qu’un

événement révélateur, une aventure, une rupture de continuité par rapport à la narcose

103

Page 104: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

induite par la quotidienneté sérielle. Ce n’est que dans ce sens que celui qui la vit,

dans son être initié à la division entre l’être et la non-essence, dans sa prise de parti

pour l’être contre son contraire, se trouve dans la communauté-procès du mouvement

réel, dans le « parti »-être de la révolution.

106. La pratique du concret est la religion des néo-chrétiens. Personne

n’est aussi habile dans la guérilla contre la théorie qu’eux. « Passons à la pratique »

est le slogan de rigueur au moyen duquel les plus obstinés de ces combattants

imaginaires se débarrassent de leur dernière possibilité de voir le concret et

s’abandonnent résolument à l’abstraction la plus irréelle. « L’effort torturant de se

conformer à l’implacable dialectique marxiste du procès révolutionnaire, a souvent

cédé la place à des déviations au travers desquelles l’action des communistes s’est

dispersée et émiettée en de prétendues réalisations concrètes, dans la sur-évaluation

d’activités ou d’instituts particuliers qui passaient pour constituer une passerelle de

continuité dans le passage au communisme lequel n’était pas le saut effrayant dans

l’abîme de la révolution, la catastrophe marxiste d’où devait faire irruption la

rénovation de l’humanité »[8]. Bordiga avait bien compris le caractère

« catastrophique » de la révolution ainsi que le renversement insidieux de la

dialectique qui est l’arme typique de la contre-révolution. Mais comme il ne s’agit

plus de combattre les déviations d’un parti, en un moment où la réalité de la lutte se

révèle dans toute sa radicalité pour l’affirmation de la subjectivité organique de

l’espèce contre la négation de l’objectivité organisée dans la machine sociale ; de

même qu’il ne s’agit plus de reconnaître les « activités particulières » et les « instituts

particuliers » dans la pratique dénaturée des gestions politiques d’Etat ou de parti ; il

s’agit, en allant beaucoup plus vite et profondément, de dénoncer finalement

l’intériorisation advenue de l’inorganique dans l’organique et donc de masquer et de

vaincre l’ennemi en favorisant et en accélérant son rejet là où il a le plus

insidieusement érigé la dernière de ses citadelles : dans l’intériorité fictive du Moi et

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Page 105: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

de sa production, dans la fausse liberté de son prétendu libre-arbitre. Il est temps

d’être concrets : nous dévoilons l’illusion du « concret ». Il est temps d’être

entièrement collectivistes ou plutôt communistes : nous attaquons la fausse

« unicité » (et l’humanisme mécaniste) du Moi le plus « secret », et le plus

« exclusif » et nous en montrons la fonction hétéronome. Il est temps d’être

historicistes : nous démontrons comment les cristaux les plus durs et les plus

réfractaires du sens mort, accumulés dans la préhistoire de l’espèce, sont aujourd’hui

le diaphragme lenticulaire qui sépare la subjectivité de l’espèce enfouie dans chacun

de l’objectivité régnant dans son protagoniste-focaliseur : le Moi divisé de la société

des débris. Il est temps d’être entièrement matérialistes : nous analysons le caractère

abstrait des mécanismes matériels.

107. Ce n’est pas d’aujourd’hui que la révolution est biologique : elle l’est

depuis toujours. Nous sommes en train de vivre l’instant catastrophique de la solution

finale. Esquissée avec la trivialité du génocide guerrier des contre-révolutionnaires

nazi-fascistes, la solution finale a franchi son initiation encore infantile et apparaît

aujourd’hui enfin dans toute la complexité totalisante de sa maturité : se présentant

comme la fin de tout ce qui contient son contraire, elle résume ainsi dans son

ambivalence explosive le sens de toute la pensée positive vaincue et de toutes les

révolutions partielles résorbées de même que le sens de toute la dialectique négative

implicite dans les contre-révolutions qui l’ont intégré et métabolisé sans l’annuler

mais en en différant les échéances invisibles. C’est aujourd’hui le terme de toutes les

échéances. Justement parce que nous sommes bien proches de la fin, la libération de

l’espèce apparaît comme une entreprise désespérée, mais ce qui se désespère en nous

c’est la mort, c’est l’impossibilité de la survie : la force de la révolte passe au travers

du maximum de faiblesse et se trouve au seuil de l’invivabilité extrême que la

nécessité de vivre fait jaillir avec la puissance d’une alternative qu’on ne peut

renvoyer à plus tard. Plus que jamais, il est nécessaire de rappeler que la révolution

105

Page 106: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

n’est pas cette option idéaliste qui mûrit, à l’écart, le projet abstrait d’une réalité

utopique « alternative », mais au contraire, c’est le procès entièrement physiologique

et biologique par lequel les modes de production de la communauté humaine aliénée,

parvenus à leur point de chute (en dehors de toute cohérence organique dans

l’émancipation des corps de la prothèse changeante qui leur a permis de se procurer

une possibilité de réconciliation avec l’univers naturel), se videront de tout contenu,

se désintégreront et seront abandonnés. C’est de cette manière que l’espèce se prépare

à accomplir l’ultime évolution nécessaire pour sortir de sa préhistoire et parvenir,

pour la première fois dans son existence, à un état d’équilibre dynamique, cohérent

avec l’évolution de la totalité organique naturante. Quiconque présente la révolution

comme quelque chose d’inférieur à cette tâche décisive, milite du côté de la mort : un

retard quelconque dans la compréhension des échéances réelles est un répit de plus

pour le capital assiégé. Il n’est plus permis de nourrir des incertitudes : le capital,

dans sa phase extrême de domination absolue, réunit en lui toutes les aliénations de la

survie organique, qu’il a traînées durant la préhistoire de l’espèce et qu’il s’est

approprié comme sens fictif d’une fausse histoire. L’utopie est le règne parfaitement

irréel de la survie quotidienne, entretenu pour durer au-delà de ses limites historiques

par les forces qui ont créé le dernier pouvoir possible et qui savent qu’elles doivent

disparaître aussitôt que l’espèce se sera libérée de sa dernière aliénation. C’est là le

secret du mécanisme qui fait apparaître à chacun, comme réels et propres, des besoins

qui ne sont que ceux du capital intériorisés et comme irréels, imaginés, utopiques et

honteux des besoins authentiques : à savoir ceux d’être une créature naturelle. C’est

le Moi-entrepreneur qui est l’agent et le gardien de ce mensonge profond mais

fragile. Il est nécessaire à présent de vérifier concrètement le caractère absolument

inessentiel de ces nécessités fictives du corps que l’Ego qualifie d’impératifs. Il faut

déterrer de là où ils se trouvent, c’est-à-dire de l’abri de l’économie politique

intériorisée, les termes simples du métabolisme organique naturel, les lois, d’autant

plus évidentes qu’elles sont reniées, de la vie en tant qu’activité physiologique et bio-

logique. On ne peut travestir le naturel qu’en dépeignant la communauté humaine

106

Page 107: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

comme semblable en tout et pour tout à la termitière et à la fourmilière dans

lesquelles serait situé le centre cybernétique des opérations en place de la reine et des

termites ou des fourmis. Mais l’homme n’est pas structuré pour une telle sorte de

destin limité, car la façon dont est constitué son corps montre le projet implicite d’un

esprit universel autonome et changeant. L’espèce a été réduite pendant trop

longtemps, de par l’usage défensif des outils-prothèse, à ne connaître

qu’imparfaitement et partiellement la potentialité créative de sa propre structure

organique. La révolution biologique aura par-dessus tout ce résultat : dévoiler

entièrement aux hommes, à travers la difficulté forcée de la plus grande misère, la

richesse immédiatement disponible de leur organisme en devenir.

108. Au degré maximum de l’autoproduction de l’aliénation, toute la

réalité colonisée par le capital n’est que prothèse : langue inorganique réifiée,

système symbolique construit à la place de l’être. L’authentique faim des corps – le

besoin désormais déchaîné d’être – regarde le concret comme l’apparition de la non-

essence. Mais c’est une transparence de glace compacte : aucune illusion sur la

facilité à démasquer la mascarade. Justement parce que le non-être assiège la survie

de chacun et la fonde comme telle, isole chacun dans sa propre misère de sens, dans

sa propre faim inassouvie. Le paradoxe est que nous devions apprendre des faits sans

en être effrayés : la volonté de révolte est à présent le besoin de vie que personne ne

peut se cacher ; sa généralisation, au niveau latent, est un fait accompli ; mais plus la

survie devient insoutenable et asphyxiante, plus c’est entre la vie et la mort

qu’intervient l’enjeu et plus l’objectivité massifiée de la misère se resserre et se fige

autour de la révolte de chacun : la faiblesse de l’irréalité n’est pas hors mais en nous,

dans la mesure même où nous ne sommes pas ailleurs mais à l’intérieur de la survie,

non dans d’illusoires et impossibles « espaces libérés », mais en tout et pour tout dans

la dimension pour ainsi dire « unitaire » du destin général, dont le despotisme du

capitalisme est le patron de fait et continuera à l’être jusqu’au dernier instant de son

107

Page 108: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

pouvoir. Aucun gradualisme n’est envisageable sinon le gradualisme mortel de la

contre-révolution. Ce que la révolution sait est déjà pratiquement partout : rien ne

pourrait être plus simple et sans appel. Le reste de la lutte repose sur la croissance

toujours plus rapide d’une émergence déjà maintenant parvenue historiquement, dans

ses termes élémentaires, à maturité : l’impossibilité de la vie. Nous vivrons la

dialectique de l’absurde : alors que tout le monde saura ce qu’il est toujours moins

vraisemblable de cacher, chacun participera au fait d’être automatiquement obnubilé

par son « aptitude à la douleur » naturelle, chacun sera amené à parler d’autre chose,

et surtout à faire autre chose et cette autre chose aura la forme d’un besoin éludé,

sera le faux d’une carence vécue ; tout ceci avec la plus grande vitesse de

transformation et avec l’approche la plus efficace dont sont capables les sciences du

mensonge. La lutte que le sens fictif mène à présent contre la dialectique radicale sera

surtout une bataille qui sera jouée sur la base fausses tâches, du mimétisme et de

l’illusionnisme. Comme cela est évident déjà dans ces épisodes significatifs comme

le rapport du MIT, il n’est plus possible au capital de cacher le progrès de sa propre

issue fatale et, au contraire, toute la stratégie du capital est désormais dans la

simulation d’une capacité autocritique qu’il reste à représenter, donc à symboliser

fictivement la prise en charge de la catastrophe par le contrôle scientifique et la

planification opportune d’une inversion de tendance décisive. Mais gare à celui qui se

contentera de veiller sur ce seul terrain, macroscopiquement représentatif, aux

manœuvres d’un ennemi imaginé comme un état-major de puissance étrangère : on

ne se rendra pas compte que l’organisation spatio-temporelle de la non-essence

travaille en même temps de l’intérieur de même qu’elle se trouve dans sa mécanique

désormais éprouvée. Le capital est le « discours » réifié de la contre-révolution, et la

contre-révolution n’est que le renversement automatique des besoins réels en

exaucements fictifs, tant et simultanément sur le terrain des choix politiques, des

résolutions économico-politiques mises en scène au niveau des destins planétaires

que sur le terrain de l’ « intériorité » de chacun, en tant que spectateur, bénéficiaire ou

adversaire illusoire de ces choix et résolutions, en tant qu’isolé fictivement dans sa

108

Page 109: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

subjectivité non-reliée, et au contraire soudé réellement et concrètement par

l’intériorisation parfaitement consommée de l’économie politique à laquelle toute

survie est consubstantielle, aux destins généraux dans leur simultanéité en procès. La

contre-révolution a aussi anticipé en cela qu’elle a dénaturé le sens, le besoin cardinal

de la révolution : l’individualité est détruite mais seulement parce que la domination

de l’impersonnalité autonomisée du non-sens agonise quelques années de plus.

109. Quiconque a vécu ou est en train de vivre la désintégration du

« milieu gauchiste »[9], sait par expérience de quoi nous parlons. Tout est ambivalent

et contradictoire et change avec la plus grande rapidité. L’alternance toujours plus

accélérée de deux subjectivités antagonistes et complémentaires se déroule sous nos

yeux. Il suffit d’un instant pour convertir isolément, faiblesse et impuissance en

communauté, force et puissance. Face au repliement de la passion humiliée, les faits

divers procurent des injections de passions déchaînées, mais aussi vice-versa. Tout le

monde semble certain de vivre à l’unisson du progrès projeté et en même temps le

contraire semble aussi certain : à savoir de ne pas être dans son assiette, d’être en-

dehors du souffle unitaire de la lutte. Pendant un moment, la lutte est le centre de la

vie, un moment plus tard on ne ressent plus ni lutte ni vie. Mais il suffit que le

fléchissement consomme son instant pour que l’instant suivant soit déjà à un degré

inférieur de clarté et de conscience ; alors qu’une nouvelle crise est déjà en gestation.

Il n’est même pas permis à quelqu’un de s’accorder avec sa volonté de vivre la plus

authentique jusqu’à ce que vivre soit devenu possible. La passion ne peut aujourd’hui

se reconnaître que sous une forme brisée mais elle renaît immédiatement ailleurs :

non pas intermittente mais irréductible ; non pas fragile mais jamais utopiste ;

connaissant son objet et sa qualité tant qu’il suffit de se débarrasser avec impatience

et mépris de toute tâche erronée. La passion éversive n’est plus réceptive à un

mensonge quelconque, et elle connaît finalement aussi bien son but dernier que le

temps qui lui est compté. Et c’est pourquoi sont en train de disparaître toutes les

109

Page 110: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

dernières cloisons que la passion repousse en détruisant en nous la fausseté des

apparences ; c’est sa force qui dissout les cloisons et les obstacles et nous – qui

sommes les bâtards de la non-vie, mi-esclaves du non-sens, mi-partisans de l’être –

nous, dans notre duplicité forcée, nous ressentons aussi bien sa force que notre

faiblesse, sa connaissance de la certitude que notre désespoir. Seuls les volontaires de

la stupidité peuvent continuer à s’effrayer de cette façon haletante et fébrile dont la

désagrégation dissimule la réussite et donc à mentir en se le cachant alternativement.

Celui qui en est arrivé à en avoir honte renonce à comprendre, et, justement en

valorisant à l’envers l’ « état d’âme », en refusant ainsi d’en saisir le sens et la limite,

il se condamne à vivre comme âme de l’Etat, comme serf de l’idéal. Rien n’est plus

pénible et mortifiant que de répéter que c’est la coercition qui gouverne les luttes

continuelles des militants d’autant plus durs et plus audacieux qu’ils sont délabrés

dans leur être et démissionnaires dans leur compréhension. Les épaves de la politique

en ruine « secouent » la révolution comme les joueurs les plus incrétinisés secouent

l’appareil-à-sous : la journée est plus belle quand il pleut une grêle de coups,

monnaies misérables d’un jeu qui, bien plus subtil et meurtrier, se déroule autrement

et ailleurs. Le triomphe de la mort peut échoir à une personne désignée, même si les

projectiles de la police font plus souvent mouche sur des gens qui passent et non pas

parce qu’ils se sont trompés banalement de cible. Mercenaires sans ambiguïté, les

policiers jouent instinctivement en anticipant : ils savent que n’importe qui est leur

ennemi futur-présent. Tout au moins, le policier a une imagination appropriée à la

partie : les dimensions générales de l’engagement sont telles qu’ils n’a pas de

problème de cible.

110. Là où tout fragment d’une analyse honnête se transforme en un instant

en coquille objectale du slogan ; là où tout geste d’une radicalité authentique se

convertit immédiatement en style ; là où toute perception naturelle de la qualité se

renverse en esthétique de chantage : c’est là qu’on voit comment en substance la

110

Page 111: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

vitesse de la dialectique en action – la théorie qui se présente comme l’éclair qui

identifie les événements et les raisons – ne connaît pas de frein plus efficace que celui

de son imitation répétée, éternellement en retard et donc perpétuellement liquidatrice.

Aussitôt qu’elle est trahie dans son élément essentiel le plus intrinsèque, c’est-à-dire

la subjectivité qualitative, la théorie brise ses propres signes avant qu’ils deviennent

les symboles de son contraire : elle n’anticipe plus que le sentiment immédiatement

cuisant de son retard. Il n’y a pas de fuite en avant : le capital fuit en avant, mais de

façon illusoire. Le présent est tout pour tout le monde. S’il est possible et nécessaire

d’affirmer, parce que c’est vrai, que le futur sera la révolution, c’est parce que le

présent est déjà la révolution en procès.

S’il est inévitable d’exposer l’autre branche de l’alternative, la victoire

de la mort et la fin de l’espèce, c’est parce que le présent est la victoire de la mort et

la fin de l’espèce, spectographiée dans la téléologie des apparences. Mais le règne des

apparences c’est le concret – les « choses », l’organisation des gestes qui les

investissent de sens et les mettent en relation, les mécanismes qui les produisent et

qui produisent celui qui produit ces « choses » en un unique mouvement, en même

temps de réification et d’abstraction – tandis que le procès réel est latent, toujours

moins occulté, mais pas encre libéré. Il reste à effectuer, tout en nous séparant, le

démantèlement généralisé du règne du fictif, cette organisation éblouissante du

concret-symbolique ou bien la manifestation patente de ce qui est déjà besoin vivant

de chacun dans l’affirmation libérée de la vie de tous. Le procès révolutionnaire est

l’effraction nécessaire du concret, la désarticulation du système d’investissements

symboliques qui se matérialise dans l’univers des objets et des gestes qui en sont les

déterminants-déterminés, car il en révèle définitivement le vidage qui s’est effectué

tout au long de la préhistoire, le néant qui nous est resté pour le nourrir. Il ne s’agit

plus déjà du « néant » métaphysique sur lequel les philosophes ont déliré beaucoup

trop longtemps ; il s’agit du « néant » le plus parfaitement physique : le contraire

patent du besoin essentiel qu’il trahit et élude. Même éblouis, par moments, par le

caractère concret de l’irréel, nous devons poursuivre dans cette certitude : le tout ou

111

Page 112: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

le rien, aujourd’hui plus que jamais inextricablement mêlés, se sépareront, quand la

passion de vivre sous le communisme brisera toute coquille de l’intérieur, quand

l’activité des hommes se libérera du despotisme des symboles, quand chaque geste

prendra la signification d’un moment de l’être qui se crée, quand on ne donnera à

chaque objet d’autre « valeur » que celle de son existence dans le contexte de l’être

en mouvement.

NOTES

[1] En français dans le texte.

112

Page 113: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

[2] Revue « ultra-gauche » défendant la musique pop, la drogue, etc.

[3] « Terrorisme ou Révolution », préface à Pour la Révolution de Coeuderoy, éd. Champ Libre.

[4] Cf. Norman Brown, Corpo d’amore. Il saggiatore.

[5] R.D. Laing, La politica dell’ experienza, Feltrinelli, p. 14

[6] Nous traduisons ainsi « inessente » : littéralement non-étant, mais du point de vue de l’essence. Ce que l’on perçoit mieux dans le substantif inessence, littéralement : non-essence.

[7] Cf. toujours Laing, Le Moi divisé, Einaudi.

[8] A. Bordiga, « Les buts des communistes », Il Soviet, n°8, 1920, cité dans la préface de J. Camatte aux Textes sur le communisme, éd. La Vecchia Talpa, Naples. Il s’agit de Bordiga et la passion du communisme.

[9] En français dans le texte.

7. Les infortunes de la passion

113

Page 114: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

« … puisque par la logique du concept

on a déjà un matériau complètement prêt

et fixé, un matériau, on peut dire, ossifié,

la tâche consiste ici à le rendre fluide et à

rallumer le concept vivant dans cette

matière morte. S’il y a des difficultés

particulières à construire une ville

nouvelle sur une lande déserte, l’on

trouve au contraire suffisamment de

matériaux, mais à cause de cela

justement de très grands obstacles

d’autre sorte, lorsqu’il s’agit de donner

une disposition nouvelle à une ville

ancienne, solidement construite et

maintenue par une possession et une

habitation continues ; on doit alors

décider que l’on ne fera absolument

aucun usage d’une grande partie, du reste

appréciable, de ce qui s’y trouve. »

G. W. F. Hegel, La science de la logique

114

Page 115: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

111. Au fur et à mesure que le procès d’intériorisation s’accélère en

dématérialisant les concrétions objectuelles de la valeur et en désertant les lieux

communs transformés en puits empoisonnés ; au fur et à mesure que la réalisation de

la valeur, s’intériorisant en chacun, se subjective en fragments autonomisés à

l’identique, en identités humanisées et socialisées de la valeur ; au fur et à mesure que

la communauté matérielle capitaliste s’émancipe de sa matérialité en procès parvenue

à l’émergence maximale de sa propre dynamique autodestructrice, elle se convertit en

communauté fictivement « spirituelle » et assimile, par sa propre terreur, sa vocation

tragicomique à de la transcendance ; toute polarité historique cristallisée de

l’extérieur tend à disparaître, toute division de classe à s’évanouir dans un climat

mortel. Seul le degré le plus élevé et le plus proche de l’aliénation absolue contient en

lui les prémisses concrètes d’un dépassement de toute aliénation. Précisément parce

que la révolution moderne ne peut être rien de moins que la révolution biologique,

elle ne peut être que majoritaire. C’est seulement lorsque la majorité « active » des

hommes, corps réel de l’espèce, reconnaît en elle la subjectivité niée, reconnaît

qu’elle n’a plus rien à perdre que les chaînes qui l’attachent à la préhistoire et

reconnaît qu’il n’y a rien à gagner que son propre engagement dans l’autodestruction,

que la préhistoire est définitivement prête à se dépasser, que le saut qualitatif devient

la mutation de la maturité. Et c’est ce qui commence à se produire, au-delà et en-deçà

de nos yeux, encore brouillés par des mensonges millénaires, n’osant pas encore

reconnaître, dans la coulisse toujours plus croulante d’une représentation spectrale, la

force naturelle d’un événement qui désagrège les derniers décors de la comédie.

Celui qui s’attarde encore à chercher dans la « classe ouvrière » la

subjectivité exclusive d’un destin révolutionnaire que l’illusionnisme contre-

révolutionnaire a déjà relevé de ses échéances, est sans le savoir (ou en le sachant

115

Page 116: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

trop bien) le sujet réel de cet illusionnisme. Le prolétariat révolutionnaire a depuis

longtemps débordé au-delà de son ghetto ; aucun portrait-robot des équipes spéciales

pour la défense de la sociologie et de l’Economie ne correspond plus aux traits

« indescriptibles » de la subjectivité éversive. Aucune catégorie du social, de même

qu’aucune catégorie de l’esprit, n’a plus d’autre sens que de transcender dans

l’immédiat le passé historique qui l’a trahie, que de confluer dans la conscience en

progrès du destin général, dans la généralisation en acte d’une conscience d’espèce.

Ce qui est endémique va devenir épidémique; bien que chaque « foyer », ainsi que

chaque « subjectivité » révolutionnaire individuelle ou de « classe », n’arrive pas à

s’affirmer dans son isolement ou sa séparation, il transmet, quoique vaincu en tant

que tel, sa substance universelle au tout social qui en absorbe et accumule, en s’en

chargeant, les énergies profondément explosives avec la ségrégation et la rage de

chacun. L’ultime rôle possible des rôles sociaux est de se reconnaître comme partie

inséparable du mouvement global, de l’intégrer avec leur force, en niant la faiblesse

de toute séparation. Le même mouvement qui pousse le capital à se représenter

comme l’autoconscience de l’espèce unifiée sous l’esprit de la survie, « classe

universelle » de la pénurie et de l’apocalypse, pousse aussi le corps de l’espèce à en

être l’antithèse immanente et il n’y a plus place que pour les doutes de la faiblesse

épisodique, les dernières chutes partielles et « personnelles » dans le dernier

tourbillon négatif. Vie et mort s’assemblent, et elles sont aussi possibles l’une que

l’autre, mais non pas aussi puissantes. Le hasard peut désormais mener l’espèce à la

mort en tant que destination et sort. Le mouvement réel est la volonté qui abolit le

hasard.

112. Il est temps de comprendre concrètement - en rejetant toute la

mystification de l’ « espoir » qui se cache derrière l’extrémisme hédonistiquement

apodictique - que le mouvement de la vie contre la mort est identique en chacun et en

tous. Les insurrections qui crépitent dans la passion individuelle sont le continuum

116

Page 117: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

dans lequel croît et se multiplie la puissance toujours plus suralimentée des

insurrections générales; l’espace qui les partage, c’est le labyrinthe chaque jour plus

fragile des séparations hallucinatoires, l’épaisseur en décomposition de la

« personnalité » isolée, du destin privé en tant que non-hasard (malchance).

L’insurrection isolée n’a pour se dépasser et se transcender, d’autre moyen que de se

découvrir sa fatalité historique et générale et à se débarrasser du jeu de miroirs qui la

fait apparaître, avant tout à elle-même, comme le résultat d’un destin domestique,

mécaniquement autobiographique, d’autant plus apocryphe qu’il est plus familier.

Personne n’a l’exclusivité du malheur; aucun hasard causal n’est à la racine d’une

péripétie singulière. C’est au contraire, la privation, organisée sur une échelle sociale,

de toute aventure concrète et subjective qui déterminé a priori les malchances de

chacun. Les infortunes de la passion ne prennent pas leur source ailleurs que dans

l’impossibilité universellement sanctionnée, de vivre la qualité de se passionner. Le

poison qui intoxique toute volonté de s’affirmer, de s’affirmer comme qualité en être

vis-à-vis de la quantité en procès - et qui la fait ressembler à un rêve démesuré,

destiné par force à se renverser en un cauchemar mesuré par la quantité de vivant qui

meurt - ce poison c’est la volonté impersonnelle du pouvoir qui le distille. Cette

volonté impersonnelle vénéneuse est l’ennemi intime de tout vouloir-être isolé ; c’est

l’universalité du non-être, qui, dans l’enceinte close du destin privé, prend

l’apparence d’une particularité singulière. En isolant en chacun la qualité qui est

latente en tous, la quantité fait en sorte que chacun désespère de soi.

113. Nous sommes au bout du chemin : il s’agit d’être. Personne ne peut

plus longtemps avoir l’illusion d’échanger sa force de travail contre une chance de

survie, dès le moment où chacun sait par expérience directe que l’on meurt de

survivre, aussi bien dans le renfermé des salles où la vie asphyxiée s’insurge au grand

air de la totalité universelle où la vie organique des destins planétaires en est à

suffoquer. Chacun exige et essaye de vivre, et d’autant plus lorsqu’il se contraint, en

117

Page 118: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

se mesurant avec sa survie, à s’en contenter. C’est justement parce qu’il a pu croire

que survivre était suffisant, c’est justement parce qu’il a consenti de céder à la

« raison » qui le poussait à se mesurer, que chacun grandit de façon démesurée dans

le vide de sa non-essence. On ne peut s’empêcher de percevoir physiquement la

grande vitalité dont est plein le vide qu’est la vie de chacun. On ne peut ignorer le

sentiment de malaise épidémique : celui d'anticiper d'un seul pas son renversement

terrible. « Le Terrible est déjà advenu », annonce triomphalement Laing en citant

Heidegger. Il ne sait pas ce qu'il dit. Lorsqu'il adviendra, le Magnifique, certainement

terrible pour tous les planificateurs de la non-essence comme lui, le lui enseignera.

114. Le temps est compté ; tout est déjà dans le présent et il n'y a plus rien

à attendre et rien ne nous attend dans le futur ; toutes les prémisses concrètes sont

mûres et en acte, la révolution est commencé. Mais malheur à qui se méprendrait sur

la puissance immédiate du mouvement présent, malheur à celui qui s'adonnerait à un

immédiatisme qui court-circuite la dialectique. Aucun triomphalisme n'est tolérable

tant que la mort règne partout. Personne ne peut penser agir à la place des autres,

personne ne peut rêver d'être un modèle, sinon pour lui-même, et un modèle d'un

manque, d'une faim d'être férocement insatisfaits. C'est justement parce que le sort de

tous est en jeu et qu'il l'est entièrement, que c'est le chacun pour soi : chacun

reconnaît en l'autre les défaillances de la passion. Seules les dernières ambiguïtés de

la poétique ont permis, à la puissance de la clarté pour soi de prendre le rôle de

l'organisation du mouvement. Le mouvement est la promotion par l'espèce de ce

corps, le corps armé de sa puissance immense et imposante : son universalité consiste

à l'organiser, à en harmoniser la cohérence et l'émergence violente de sa tâche finale.

La nouvelle conscience radicale réunit en elle toutes les consciences parcellaires

mûries durant la préhistoire dans les collisions des classes antagoniques ; désormais

l'antagonisme définitif polarise à l'intérieur de chaque corps le destin de l'être et son

contraire, et conquiert ouvertement la dimension de la conscience de l'espèce.

118

Page 119: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

Comme un amphibien en mutation immergé dans la négativité, le corps de l'espèce

marche vers son émancipation de la préhistoire en se nourrissant de poison et en

convertissant ces poisons en propulsif. La rapidité du procès va de pair avec

l'invasion d'une lourdeur de plomb et avec la stagnation empoisonnée de cet habitat

totalitaire qu'est la négativité. La mutation est en marche. Chaque années, des

millions de nouveaux jeunes mettent en avant, face au présent en putréfaction, leur

intolérance irréversible, leur connaissance spontanée et désormais biologique de

l'horreur ; chaque enfant qui naît fonde une garantie en procès pour le futur ; la mort

vieillit avec ses esclaves. Le fait qu'à chaque minute naissent des hommes et des

femmes totaux et non compromis est un événement révolutionnaire par excellence :

la résistance du génotype est l'arme du dépassement possible, le germe du futur.

115. Mais le temps ne peut plus être que celui du naturel, c'est pourquoi le

capital accélère. Encore une fois : la volonté consciente est immédiatement décisive.

Mais la passion révolutionnaire, précisément parce qu'elle a le point de vue de la

totalité pour qualité essentielle, ne peut se faire d'illusions sur le moment présent. La

passion totalisante qui se heurte à son contraire ne peut se reconnaître que dégradée,

parcellisée, tant qu'il ne s'agit pas du choc final. Il n'existe pas de « succès » à la

hauteur de la passion si ce n'est l'ultime succès, c'est-à-dire la liquidation de son

impossibilité. La possibilité en tout et pour tout concrète et universelle, de

l'affirmation définitive de la passion mûrit et grandit dans le présent ; et cette passion

se présente partout – en feux roulants qui se pressent toujours plus autour de la

dimension nécessaire du feu ininterrompu – comme la conscience finalement

conquise de son possible. Mais justement parce qu'elle ne s'impose qu'isolée, même si

elle est isolée en milliers d'insurrections instantanées et spontanément enchaînées,

justement parce que et tant qu'elle se reconnaît comme exceptionnelle et limitée, elle

se voit instantanément niée et elle apprend à ne pas être encore universellement

possible. Elle se repropose aussitôt d'autant plus que sa faim d'être est inassouvie. Sa

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croissance est évidente. Mais elle est également sanglante et nourrie par un grand

nombre de chutes mortelles. Aucune illusion n'est possible sur l'isolement durable de

la passion qualitative, à moins de tomber dans un hédonisme immédiatiste qui porte

d'autant plus tort à la dialectique désormais naturelle du heurt entre l'être et son

contraire qu'il prétend l'avoir déjà résolu en un lieu imaginaire de l'anticipation

« théorique » ou dans le faux concret des « beaux gestes »1 autogratifiants. Cette

récupération paradoxale de la mesure tactique est l'extrême métamorphose possible

de la politique : le tout tout de suite qui oublie la généralité du destin, l'éjaculation

précoce qui dément la conscience acclamée de la conjugaison fatale entre la théorie et

la praxis, en ravalant la théorie au rang humiliant de l'affabulation qui demande à être

vérifiée en un mode d'être. Quand l'être est universellement nié, tout son mode

affirmé comme indemne ne peut que se révéler par le « style » plus vraisemblable de

la non-essence.

116. Parmi les militants de l'hédonisme apodictique immédiatiste, seuls

ceux dont c'était un trait ingénu et absolument secondaire ont semblé avoir la force

nécessaire pour se dépasser en liquidant de fait tout résidu équivoque. Les

vicissitudes de ce dépassement montrent quel prix élevé doit payer la cohérence pour

se débarrasser de ses illusions. Celui qui a parcouru ce passage obligé du

dépassement de la politique, sait dans sa chair de quoi on parle. Quiconque a dépassé

cette impasse sait douloureusement combien d'intelligences spontanées et

impétueuses du réel se sont obscurcies en se convertissant en obédiences spontanées

à une rhétorique parfaitement irréelle, et ont été emprisonnées dans le faux impératif

d'être fidèle en pratique à la théorie critique. Et tout ce retard réel, et de la théorie, et

de sa praxis naturelle, qui a coûté à trop de révolutionnaires, nous le comptons dans

notre retard collectif même. Chaque mouvement de l'artificiel porte un coup dans le

vide au mouvement réel. Si la vitesse de la dialectique radicale consiste dans la

capacité de convertir les poisons en propulsifs, tout son retard est dû à une conversion

120

Page 121: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

du propulsif en poison : le sillage que rejoint le vecteur et qui l'entraîne à nouveau, le

retour offensif du passé liquidé qui ne supporte pas de se détacher de toi et menace de

t'entraîner dans sa liquidation. Les alentours immédiats de la dialectique radicale sont

le couloir ou le terrain vague du fratricide, pas toujours, comme nous le savons, rituel

ou effigie seulement. Celui qui a été agressé par les fantômes meurtrier de son passé-

même, celui qui a dû les attaquer pour se dépasser, connaît cette misère qui se

condense dans le geste de haine où la passion se détruit, la contemplation de son

propre cœur qui procure comme prime à chacun, quand il fait mouche, le portrait de

soi-même, dans une attitude plus adéquate à la tâche : celle du policier tireur d'élite.

117. C'est parce qu'il a été asphyxié par de tels miasmes, qu'un

révolutionnaire comme Eddie Ginosa a pu mourir. Les premières pistes qui

débouchèrent au-delà de la politique et de ses métamorphoses meurtrières sont

sûrement marquées par des suicides comme le sien, résultat d'un climat homicide. La

« chronique » ment toujours plus que la réalité ; de même le capital administre sa

catastrophe progressive et en dissimulant l'émergence tout en en diffusant de façon

complètement abstraite les éléments essentiels pour en placer autant qu'il peut dans

l'idéologie de la survie. Et c'est ainsi que même la correspondance et la cohérence des

révolutionnaires avec les destins généraux leur sont partiellement cachés, et qu'il peut

sembler à chacun, dans les moments les plus déroutants de son isolement, qu'il est

infidèle à lui-même : parce qu'il ne voit pas sa fidélité au procès. Il ne s'agit pas

d'être indulgents : il s'agit au contraire d'être intransigeants et donc de s'interdire tout

aveuglement. Et il est d'autant plus vrai que chacun doive prendre ses désirs pour la

réalité qu'il est vrai que personne ne peut prendre ses cauchemars pour la vérité.

L'immédiatisme trouve ses racines dans le désespoir. L'anxiété qui prend à la gorge

quiconque n'est plus disposé à tolérer un instant de plus la non-vie, ne doit et ne peut

se convertir en un délire amphétaminique, en une « envie » angoissante et spastique

d'être immédiatement, hic et nunc, et positivement en sûreté, de l'autre côté de la

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négativité de la préhistoire et après sa propre préhistoire. Jamais plus ainsi : c'est la

certitude en mouvement qui anime la volonté de tout révolutionnaire, et sa force se

détache et se peint sur la domination en dissolution de l'encore ainsi. Ce n'est que

collectivement et qu'à l'intérieur de la sortie universelle hors de la préhistoire que

peut et doit avoir lieu la sortie de chacun hors de sa préhistoire, isolée et impuissante

dans la seule faiblesse « privée ». Plus il est fidèle à sa tâche et plus il est dans

l'universel. La vulgarité du « vulgaire » n'existe que dans l'imagination sociologique

qui le circonscrit comme subjectivité obnubilée. Le prolétariat révolutionnaire sait ce

qu'il veut avec la force de son corps armé d'une exigence qualitative irréductible dans

laquelle tout mensonge productif sur la quantité est à bannir. Seul le temps productif

scandé par le capital, et seules ses lois de la réalisation de la valeur, peuvent induire le

mirage d'une séparation entre l'intolérance et son contexte, entre l'impatience et le

procès, et pousser les meilleurs à exiger d'eux-mêmes qu'ils se réalisent

immédiatement ou qu'ils meurent, qu'ils se produisent en positif ou qu'ils se sentent

exclus du procès, tués dans la préhistoire. C'est la dernière hallucination possible et la

plus insidieuse avant que le procès ne dévoile à chacun la cohérence de la dialectique

radicale avec l'être en devenir de l'espèce, le secret du terme de la préhistoire, son

sentiment d'état latent du possible proche de l'éclosion, son essence de chrysalide

désormais morte de la dépouille de laquelle le capital est le sceau et le gardien

inutiles et anachroniques, alors qu'à l'intérieur l'essence ultérieure de la vie est déjà

mûre.

Notes

1En français dans le texte.

8. La dialectique réelle

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« Si l'on pouvait être un

indien, à l'instant même et sur

un cheval au galop, tordu dans

l'air, on tremblerait toujours

un peu sur le sol tremblant

jusqu'à ce qu'on perdit les

éperons, pour qu'il n'y eut pas

d'éperons, jusqu'à ce qu'on

rejetât les brides pour qu'il n'y

eût pas de brides et jusqu'à ce

que l'on vît à peine la terre

devant soi comme de la

bruyère fauchée, et

maintenant sans l'encolure et

la tête du cheval ! »

F. Kafka, désir de devenir

un indien

119. Le point de vue de la dialectique radicale dépasse la politique dans le même

123

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mouvement où, en la dépassant comme l'instrument exclusif de la contre-révolution,

elle s'en sépare définitivement.

120. Si la dialectique radicale n'a aucun « que faire » à vendre sur le marché

concurrentiel des idéologies « alternatives », si elle ne peut se laisser glisser dans

aucun précipité théorique sans se disqualifier comme dialectique et comme point de

vue du qualitatif, c'est parce qu'elle reconnaît dans le « concret » le champ de Mars de

l'utopie dominante : c'est là que chaque façon de faire, en se réalisant dans le contexte

de l'irréalité organisée, abandonne sa propre dépouille sur le terrain et assiste à sa

glorification funèbre. Mais c'est à partir de là que l'impulsion biologique radicale, en

niant toute validité – toute réalité authentique – à ses propres réalisations fictives,

démontre pour elle-même sa capacité à durer encore, à perdurer, enfin à s'imposer

au-delà de la contre-révolution. La révolution biologique, ou la subjectivité

qualitative au niveau de l'espèce, ne pourra s'imposer que lorsque : l'utopie contre-

révolutionnaire aura brûlé toutes ses réserves de fausses tâches, toutes ses

représentations.

121. Il n'existe pas de comportement ou de ligne de conduite qui ne se définissent

comme révolutionnaires en soi. Dès que cette pure stylisation de la conflictualité

s'établit et qu'elle devient donc « réalisation de l'art », tout comportement, toute ligne

de conduite va s'arranger pour présenter l'évènement comme un de ses accidents

particuliers.

122. Le mouvement réel n'est pas un être métaphysique, ni la panthère de la

révolution aux aguets dans une latence indicible, mais il est la force même avec

laquelle la subjectivité révolutionnaire dépasse continuellement (dans une continuité

qui ne peut être saisie qu'au niveau de la généralisation et de l'universel) les formes de

réalisation fictive dans lesquelles l'organisation de la non-essence, ce pseudo

continuum concret, l'implique en capturant la seule scorie idéologique, avec ou sans

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Page 125: Giogio Cesarano et Gianni Collu - Apocalypse et révolution

les corps « morts » de ceux qui sont aveuglés.

123. En ce sens, toute forme de politique, du réformisme au terrorisme, qui naît d'une

conflictualité aussi minime soit-elle avec le « concret » donné, porte en soi, de

manière inséparable de son destin de récupération contre-révolutionnaire et de

frustration par le fictif, une poussée potentielle vers son propre dépassement, et donc

en direction du mouvement réel compris comme le procès dialectique qui mène

l'essence à se manifester comme telle par-delà ses négations partielles.

124. Des aberrations idéologiques et vivement contre-révolutionnaires comme celles

des mouvements de libération nationale, « sexuelle », des femmes, des étudiants, des

homosexuels, des minorités ethniques, des « handicapés », des drogués, des ouvriers,

des enfants, des animaux, des employés et des plantes vertes, il peut jaillir, et en effet

il ne passe pas un jour sans que jaillisse, la conscience durement gagnée de l'enjeu

réel : la libération de l'espèce de toute idéologie, le dépassement nécessaire de toute

séparation, la conquête armée du point de vue de la totalité.

125. L'idéologie toute récente du banditisme et du vol, si elle dépasse de fait le style

obsolète de la politique militante, effectue sur la subjectivité révolutionnaire, que les

comportements « criminels » et en général illégaux expriment au niveau des choix

individuels, une récupération qui en vide à l'instant toute tension positive. Dès que le

« criminel » se contente d'être le transgresseur habituel de toute norme, il noie son

projet d'être dans le simple et caricatural non-être respectueux de la norme, pour

autant qu'il ne devienne par là, tout simplement, la norme en négatif : l'avoir au lieu

de l'être. Le besoin coercitif de recommencer, est le trait misérablement maladif qui

dégrade jusqu'à la routine1 et à la répétition nostalgique de la créativité effectivement

insurrectionnelle du coup de main.

126. Aucune des « options d'être » énumérées ci-dessus, et aucune absolument,

n'échappe au projet de ce que l'on a appelé le « saut périlleux » : chaque

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comportement possible est déjà catalogué et fiché dans les bureaux cybernétiques ou

dans les centrales de la production d'images. Si cela est vrai, la faillite de la ratio néo-

illuministe est encore plus vraie de même que le désastre de l'utopie capitaliste, qui se

résume à la tentative de faire disparaître l'économie politique dans les apparences en

la réalisant dans la vie de chacun et de tous : l'économie politique, l'ainée, des

héritières de l'aliénation religieuse.

127. Ce qui se révèlera être dans les années à venir l'insolvabilité manifeste de

l'utopie capitaliste, dans le spectacle apocalyptique et tragi-comique de sa chute,

enlèvera toute illusion restante à quiconque ne sera pas entre-temps mort à tout

entendement. Mais la banqueroute de cette utopie – là cette utopie dominante hic et

nunc – ne signifie pas par là-même le triomphe immédiat du qualitatif et de la

corporéité libérée. Justement parce que le capital anthropomorphe valorise dans

l'autocritique son propre devenir de capital fictif (le futur anticipé dans les utopies

économico-politiques dont l'être capital assujetti à son propre projet désespéré de

survie la subjectivité, créancière de vie, de chacun), la dévalorisation2 rend vaine, de

l'intérieur, toute utopie particulière, « dépassée » avant de pouvoir se dépasser en tant

qu'utopie, ou plutôt avant de pouvoir se réaliser. Et justement en tant qu'être du fictif,

le capital, au dernier stade d'autonomisation de la valeur dématérialisée, ne se réalise

dans les utopies particulières que sous les formes de son propre devenir général (de sa

propre utopie en procès), formes qui ne peuvent pas se réaliser comme substances de

par la rapidité même du procès : de par la dynamique du fictif. C'est dans ce procès et

dans la contradiction toujours plus explosive entre domination des formes et

dépassement – dans les formes – de leur propre substance, que la subjectivité

qualitative, la substance corporelle de l'espèce, voit se réaliser son but

révolutionnaire, son destin concret : celui de réaliser la dialectique, en accélérant,

avec la volonté armée de l'essence qu'elle veut être, la ruine toujours plus rapide des

représentations. L'ultime feu roulant des utopies politiques les séparera de la

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subjectivité de l'espèce. Avant de se reconnaître comme sujet de la révolution

biologique, le corps prolétarien de l'espèce devra se libérer de l'hypothèse

qu'imposent jusqu'à maintenant sur son futur les idéologies du communisme en tant

que réalisation de la termitière humaine3, Gemeinschaft en règle avec le code

écologique, métamorphose ultime et la plus cohérente du capital fictif parvenu à

l'invisibilité, à la mimésis de la vie libérée.

128. La cohérence suprême du fictif, c'est d'apparaître finalement, comme la

représentation parfaite et donc comme l'organisation d'apparences parfaitement

irréelles : c'est de se terminer dans sa propre séparation définitive d'avec le concret,

dans sa propre disparition sensible (le fictif est l'essence de toute religion). C'est

seulement en se manifestant en tant que substance imperméable au fictif, et donc

seulement en s'affirmant en tant que subjectivité consubstantielle au mouvement

organique naturant, à sa corporéité globale en procès, que l'espèce pourra s'émanciper

définitivement de la domination de la prothèse, se libérer du fictif et de ses religions.

La révolution biologique consiste dans l'inversion définitive du rapport qui a assujetti,

tout au long de la préhistoire, la corporéité de l'espèce à la domination de la machine

sociale : dans l'affranchissement de la subjectivité organique ; et dans la

« domestication » irréversible de la machine, de quelque façon qu'elle puisse

apparaître.

Notes

1 En français dans le texte.

127

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2 Au-delà de la valeur, in Invariance, série II, n°2.

3 Cf. dans I limiti dello sviluppo, dans la lettre de Mansholt à Malfatti, dans L'imbroglio ecologico

de Paccino (Einaudi) etc, l'apologie explicite et implicite, de la communauté de « type chinois »,

accouplé à l'idolâtrie du « cerveau central cybernétique ».

« Ne pas se sentir vivre en tant qu'individurevient à échapper à cette forme redoutable du capitalisme que moi, j'appelle le capi-talisme de la conscience puisque l'âme,c'est le bien de tous. »Antonin Arthaud

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