Giorgio Agamben Et La Mélancolie Philosophie de La Clinique (Edouardo Mahieu, L'Information Psychiatrique)

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  • GIORGIO AGAMBEN ET LA MLANCOLIE : PHILOSOPHIE DE LACLINIQUE

    Edouardo Mahieu

    John Libbey Eurotext | L'information psychiatrique

    2007/3 - Volume 83pages 205 209

    ISSN 0020-0204

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2007-3-page-205.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Mahieu Edouardo, Giorgio Agamben et la mlancolie : philosophie de la clinique , L'information psychiatrique, 2007/3 Volume 83, p. 205-209. DOI : 10.1684/ipe.2007.0105--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution lectronique Cairn.info pour John Libbey Eurotext. John Libbey Eurotext. Tous droits rservs pour tous pays.

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  • DPRESSION

    Giorgio Agamben et la mlancolie :philosophie de la clinique

    Edouardo Mahieu*

    * CHG Robert-Ballanger, 93602 Aulnay-sous-Bois

    RSUMLe philosophe italien Giorgio Agamben sintresse dans son ouvrage Stanze lhistoire et la clinique de la mlancolie. Ilexplore la notion dacedia labore au sein de la patristique mdivale, puis la notion mdicale deros mlancolique de laRenaissance, avant de sarrter aux notions freudiennes exposes dans Deuil et mlancolie. Il remarque quil est possiblede dceler une intention mlancolique que toutes ces rhabilitations de la mlancolie mettent en avant : le renversementdun manque en un excs. La stratgie du mlancolique cre un espace qui chappe la dialectique de la valeur dusage oudchange de lobjet, et ce lieu lui parat homogne celui de la cration artistique. travers son analyse philosophique,lassociation antique de lhomme mlancolique, le gnie et lart se trouve convoque pour interroger le lien entre lhommeet les choses dans lhorizon du capitalisme contemporain.Mots cls : Agamben, mlancolie, acedia, philosophie, clinique, socit, objet perdu

    ABSTRACTGiorgio Agamben and melancholia: a clinical philosophy. In his work Stanze, the Italian philosopher Giorgio Agambenlooks into the background and clinical history of melancholia. He explores the notion of acedia elaborated in medievalpatristics and the medical notion of melancholic eros of the Renaissance, before ending on Freudian notions exposed inGrief and Melancholy. He remarks that it is possible to detect the expression of a melancholic intention in all theserepresentations of melancholia: the reversal of a deficiency into an excess. The strategy of melancholics is to create a spacethat escapes the dialectic of an objects use or exchange value, and this place seems to him to be homogeneous with that ofartistic creation. Through his philosophical analysis, the ancient association of the melancholic man, genius and art isevoked in order to analyse the link between man and things in the framework of contemporary capitalism.Key words: Agamben, melancholia, acedia, philosophy, clinical, society, lost object

    RESUMENAgamben y la melancola : filosofa de la clnica. El filsofo italiano Giorgio Agamben en su libro Stanze trata de lahistoria y de la clnica de la melancola. Explora la nocin de acedia elaborada en la patrstica medieval y la nocin mdicadel eros melanclico del Renacimiento, antes de abordar las nociones freudianas expuestas en Duelo y melancola. Se dacuenta de que es posible identificar una intencin melanclica que todas estas rehabilitaciones de la melancola situan en elprimer plano : la transformacin de un carencia en un exceso. La estrategia del melanclico crea un espacio que escapa ala dialctica del valor de uso o de cambio del objeto y este lugar parece homogno al de la creacin artstica. A travs desu anlisis filosfico, la asociacin antigua del hombre melanclico, el genio y el arte se encuentran convocados parainterrogar el lazo entre el hombre y las cosas en el horizonte del capitalismo contemporneo.Palabras clave : Agamben, melancola, acedia, filosofa, clnica, sociedad, objeto

    LInformation psychiatrique 2007 ; 83 : 205-9

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  • Giorgio Agamben, n Rome en 1942, est une desfigures les plus originales du champ de la philosophie1. Descitations de L. Binswanger, E. Minkowski, S. Freud ouJ. Lacan, etc., montrent quil porte un intrt aux notionslabores par les psychiatres et les psychanalystes. Dansson ouvrage Stanze publi en 1981 [1], il sintresse parti-culirement la mlancolie, pour approfondir une analyseplus gnrale des rapports entre lhomme et les choses. Leprojet qui lanime dans cet ouvrage est de montrer quau-del de sa clinique, de sa phnomnologie, le mlancoliquemontre la marque dun rapport possible entre hommes etobjets, un rapport qui serait diffrent de la dialectique de lavaleur dchange et de la valeur dusage dont traite lechapitre du Capital sur le caractre ftiche de la marchan-dise . Cependant, dans des ouvrages postrieurs, il semblepourtant que cette figure singulire dont il fait lloge dansStanze se transforme dans son uvre et sert plutt dfinirla situation de lhomme postmoderne dans lunivers ducapitalisme contemporain.

    Nous allons tenter dexplorer ces questionnements entreclinique, socit et philosophie, qui invitent le psychiatre ne pas isoler la problmatique psychopathologique que posela mlancolie dune problmatique plus gnrale et dactua-lit : lhomme plong dans le monde de la marchandise.

    Lhorizon contemporainet son objet ftiche

    Commenons par ce point, essayant de prsenter ltatactuel de sa rflexion sur ce sujet. Lhorizon contemporaincontre lequel G. Agamben aborde la figure du mlancoli-que est celui de lengloutissement progressif de lobjet parla marchandise2. Dans ses ouvrages les plus rcents, ilreprend lide que Guy Dbord labore dans son livre Lasocit du spectacle [4] : lhomme dsormais spar de sonobjet (de sa production) est en mme temps absorb par sacontemplation passive. Son attitude au monde se replie surla contemplation spectaculaire, ce qui est synonyme de lanon-ralisation de son existence. Le spectacle est ce quispare lhomme de lappropriation (notion distincte decelle de proprit, qui relve du droit) de lobjet, ce qui lespare de son usage3. Pour G. Dbord et G. Agamben, cette spectaculaire contemplation se confond avec la socit

    de consommation : Le spectacle et la consommationsont bien les deux faces dune mme impossibilitdusage [3].

    Cette citation extraite dun de ses derniers ouvrages a dequoi susciter notre attention, car lexcessif penchant delhomme postmoderne pour la contemplation rsonne motpar mot avec les descriptions le plus anciennes de lattitudemlancolique telles que G. Agamben les prsente dansStanze. Et les transformations corrlatives de leurs mon-des se dcrivent en termes identiques : l o le monderel sest transform en une image et o les imagesdeviennent relles, la puissance pratique de lhomme sedtache delle-mme et se prsente comme un monde ensoi [2].

    Cette thmatique de la transformation fantasmagoriqueet de lalination dans la socit du spectacle rencontrecelle de lanalyse marxienne du caractre ftiche de lamarchandise : avec la totale transformation des objets enmarchandises ftiches dans le monde globalis, ils acqui-rent un caractre fantasmagorique qui les rend impropres lappropriation. Lorsquun objet pntre dans la sphredu ftiche , dit G. Agamben, cest [...] le signe dunetransgression de la rgle qui assigne chaque chose unusage particulier [1]. La marchandise transforme ainsilobjet de manire telle que sa valeur dchange crase savaleur dusage, et le processus aboutit en dfinitive ladisparition de la valeur dusage, dont sans doute lameilleure image est celle de la consommation en massedobjets inutiles4.

    Il apparat alors que ce rapport particulier entre un objetlusif et une attitude contemplative immobile que noustrouvons luvre chez lhomme contemporain, sappa-rente celui de la mlancolie. Si tel est le cas, la rhabili-tation5 de la mlancolie faite par G. Agamben dans Stanze,avec ce lien subtil entre philosophie et clinique, se doit derpondre la question de son renversement : en quoi cettethorie de la socit du spectacle la lumire de la mlan-colie ne serait pas une thorie mlancolique de la socit ?

    Dialectique du manque et de lexcs

    Revenons donc Stanze, livre dans lequel Agambenpropose une srie dtudes qui commencent par lacediamdivale, passe par le temprament atrabilaire dcrit parles mdecins de la Renaissance et le conduit la dynami-que inconsciente mise au jour par S. Freud. travers ce

    1 Son uvre trouve sa place entre K. Marx, W. Benjamin et M. Heidegger,mais aussi M. Foucault et H. Arendt. G. Agamben dveloppe la notion debiopolitique de M. Foucault, les analyses de H. Arendt sur les rfugis etdonne une nouvelle tournure la notion romaine dhomo sacer et cellequi lui est corrlative de la gnralisation du camp (entendu commelespace qui souvre lorsque ltat dexception suspension de laloi devient la rgle).2 G. Agamben voque une transformation qui part des objets sacrs, passepar les objets artisanaux et se termine par lobjet marchandise.3 Ce processus se prsente pour G. Agamben comme une immense accu-mulation de spectacles, o tout ce qui tait immdiatement vcu sestloign dans une reprsentation.

    4 Dans ce processus dalination, lhomme lui-mme devient un objet.Do cette boutade que rapporte H. Balzac que rien ne ressemble lhomme moins que lhomme , pour se moquer de lidologie humaniste,aujourdhui mieux reprsente par sa variante humanitaire [1].5 G. Agamben remarque certains priodes de lhistoire diverses entrepri-ses de revalorisation de la mlancolie : celle dAristote, celle des Pres delEglise, celle de Baudelaire, auxquelles il faut bien entendu ajouter cellequil prsente dans Stanze.

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  • regard sur la mlancolie et ses conceptualisations religieu-ses, philosophiques et mdicales, il met jour un mmeprocessus luvre : une srie de contradictions dialecti-ques entre un manque et un excs, entre une polarit posi-tive et une polarit ngative, entre un retrait et un repli, etqui constituent la forme mme de cette attitude clinique.Dans cette dialectique, il dgage une modalit phnomno-logique dans laquelle un mouvement de retrait parat cons-tituer chaque fois le moment originel dans le rapport unobjet trs particulier. Mais, si le terme de retrait est voca-teur dune certaine ngativit, il savre tre le lieu dunepolarit positive, le lieu o lon peut saisir une intentionna-lit, la volont spcifique dun projet : le projet mlancoli-que, entendu comme une volont de renverser une impuis-sance en puissance.

    LacediaLe point de dpart de G. Agamben sont les ouvrages des

    Pres de lEglise dans lesquels ils tudient le dmon de midiet lacedia, deux noms dun mal qui affecte les clotres toutau long du Moyen Age. Il remarque la description que JeanCassanius6 fait dun moine qui reste inquiet dans sa cellule,distrait, laissant son imagination vaguer dans des monast-res lointains, dgot de la vie monacale, assoupi sur leslivres dont il est son devoir de lire. Dans cette attitude,G. Agamben saisit luvre une structure dynamique quilretrouve dans dautres descriptions patristiques : le retrait(recessus) vertigineux et craintif devant les biens spiri-tuels qui constituent lobjet de lamour des moines (etdont il signale quune coloration rotique nest pas absentedans les descriptions). Cet objet nest autre que lamour deDieu, qui se matrialise par la lecture des textes et le rythmede vie de la communaut monacale. Ce recessus devantlobligation de se tenir face Dieu constitue le premiermouvement que les Pres dclent luvre dans lacedia,alors considre comme un pch mortel.

    Cependant, G. Agamben note que, dans leur sciencepsychologique mdivale, les Pres renversent la valeur dece repli et dcouvrent en lui une stratgie spcifique : il estmoins une clipse du dsir , que la mise horsdatteinte de son objet , qui traduit ainsi lexpressiondune volont du dsir en excs par rapport la vie mona-cale banale. Longtemps considre comme un pch mor-tel7, dans les crits des Pres se produit la transformation dela tristitia mortifera (une des filiae acedia8) en tristitiasalutifera, un aiguillon dor pour lme qui doit alors

    tre considre comme une vertu : le deuil qui donne lajoie . La privation se retourne ainsi en possession dunejoie intrieure qui dessine en creux la plnitude delobjet dont elle se dtourne . Ainsi, lombre dun objet(impossible) se constitue en source de jouissance ver-tueuse. Ce qui apparat au premier regard comme un man-que se dvoile tre un excs, un penchant exacerb pour lacontemplation9 du moine atteint dacedia. Dans ce pen-chant, G. Agamben peroit la persistance et lexaltation dudsir, mais un dsir qui cre en mme temps lobjet surlequel il se pose. La place que cette cration met jour estcelle de la complexe toile de la fantasmologie mdivalequi thorise sur le spiritus phantasticus, le corps subtil de limagination. Cet aspect cratif qui se fait jour dans lesdbats patristiques sur lacedia fait apparatre lide dune hypertrophie de limagination . Elle facilite la transi-tion avec la mdecine, car lhypertrophie est un des traitsque lacedia a en commun avec les descriptions que lamdecine humorale fait du syndrome mlancolique et delamour-maladie la Renaissance.

    Lhumeur noire et la maladie de lamour

    Vers la fin du Moyen Age, un moment qui reste prciser selon G. Agamben, se produit alors la greffe de ladoctrine morale du dmon de midi ou acedia des clotresavec lantique syndrome mdical du temprament atrabi-laire (traduction latine du grec melan kol). Le dmon demidi (qui reprsente la tentation du religieux) et lhumeurnoire (qui dcrit une maladie spcifique du type humaincontemplatif) deviennent assimilables. Cette compntra-tion avec la thorie humorale laisse intacte la doublevaleur10 que la patristique retrouve dans lacedia. Le mmeexcs luvre est pour Constantin lAfricain lune desprincipales causes de la mlancolie des religieux : le dsir perdu de contempler le bien suprme . Lambi-valence est si forte que le scolastique Guillaume dAuver-gne transforme la mlancolie en objet de tentation lorsquilaffirme que nombre dhommes de grande foi dsiraientardemment la maladie mlancolique .

    la Renaissance, autour du mdecin et philosophehumaniste Marsile Ficin (1433-1499), se renouvelle larhabilitation de la mlancolie [7]. La double polarit de la

    6 Saint Jean Cassien (360-465), fondateur de labbaye Saint-Victor Marseille.7 Cette figure complexe du mal qui atteint les cellules du monastresubsiste, selon G. Agamben, dans la version scularise par la psychologieet lthique capitaliste du travail : la paresse.8 Daprs G. Agamben, Grgoire dnombre six filles de lacedia : malitia,rancor, pussillanimitas, desperatio, torpor, evagatio mentis.

    9 Dans cette scandaleuse contemplation dun but quil ne peut pasatteindre [1], lacediosus montre sa parent avec lhomme de la socitdu spectacle de G. Dbord.10 Si Hippocrate ne parle jamais de mlancolie dans son ouvrage laMaladie sacre, cest tout simplement que la thorie des quatre humeurslui est postrieure. Avec seulement deux humeurs (bile et phlegme),Hippocrate dcrit dans le paragraphe XV du clbre ouvrage deux formesde la manie (qui cette poque a le sens de folie en gnral) : folie agiteet folie tranquille, deux formes construites sur la dialectique du manque etde lexcs [6]. Aprs lincorporation de la bile noire la thorie deshumeurs, mlancolie devient le nom gnrique de la folie la Renais-sance, hritant probablement de cette mme dialectique.

    Giorgio Agamben et la mlancolie

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  • bile noire (qui pour Aristote est insparable de la crationartistique, la philosophie et la posie) rejoint nouveau lesthories mdicales. Dans la thorie des humeurs de lcolede Salerne, mlancolie devient un terme o se croisent dessignifications multiples11 : la folie en gnral, une maladie,un type de caractre (un temprament), mais aussi unmcanisme physiopathologique et une tiologie. Il est pos-sible de voir quel point le retrait se charge dune valeurpositive dans les descriptions mdicales lorsquil est envi-sag comme une propension naturelle au recueille-ment et la connaissance contemplative .

    La mme tradition, transmise Salerne par les textes desmdecins arabes, attribue lhumeur noire une inclinationexcessive vers lros : le drglement rotique figure parmises attributs traditionnels. Dans les tableaux cliniquesdcrits sous le nom damour hros ou amour heroycus, sedonne voir la proximit des pathologies rotique etmlancolique, fixe dans la notion mdicale deros mlan-colique. G. Agamben commente comment, avec M. Ficin,lacte de tomber amoureux devient le mcanisme derupture et de subversion de lquilibre humoral, et, rcipro-quement, le penchant du mlancolique pour la contempla-tion le pousse vers la passion amoureuse. Lintention ro-tique excessive que G. Agamben remarque dans lestableaux dcrits par ces mdecins est la volont de trans-former en objet de dsir sexuel ce qui naurait d trequobjet de contemplation , dans une inversion symtri-que de lacedia.

    Le fil rouge que poursuit G. Agamben dans sa compa-raison entre lacedia et la mlancolie la Renaissancemontre luvre le mme processus dans le rapport pro-blmatique avec un extraordinaire objet damour : la trans-formation dialectique dun manque qui se rvle tre unexcs. Ce que la rigueur du mlancolique nous montre travers sa figure exemplaire est le dvoilement dune nga-tivit qui savre tre la positivit mme. Cest sur ce fondquil aborde les laborations de S. Freud.

    Len de du deuil freudien :lintention mlancolique

    La comparaison tablie par S. Freud entre deuil etmlancolie est devenue banale. Cependant, pour G. Agam-ben, le modle du deuil russit masquer ce que S. Freudaffirme par ailleurs en accord total avec la tradition antique.Il signale lembarras de S. Freud devant la constatationque, dans la mlancolie ( la diffrence du deuil), il nestmme pas certain que lon puisse parler dune vritableperte dun objet damour. G. Agamben affirme qu

    loppos du modle du deuil, lessai de S. Freud dgageavec force que le retrait de la libido avec son simulacre deraction un vnement est en fait le moment originel duprocessus mlancolique : une intention endeuille quiprcde et anticipe la perte de lobjet . Comme pourlacedia, dans la mlancolie il sagit moins dune ractionque dune aptitude fantasmatique faire apparatrecomme perdu un objet qui chappe lappropriation .On aperoit dans les remarques de G. Agamben une doubletransformation : dun ct lapparent retrait ractionnelsavre tre une intentionnalit, le renversement dun man-que en un excs. Dautre part, il se produit une transforma-tion de lobjet mme. Ce double mouvement est pour luilambition spcifique du projet mlancolique.

    Lobjet damour de lacedia est un objet impossible quise situe au-del de toute possession naturelle et cet objet nepeut tre appropri quau prix de son inversion dans uneimage interne de contemplation laquelle se livre avecjouissance le moine atteint dacedia. Ce paradoxe quelacediosus partage avec le mlancolique montre quunobjet qui na jamais t perdu, car jamais possd, peut treappropri dans le simulacre de sa perte. Nous trouvonsainsi luvre la jouissance dune ngativit. Dans le casdu moine, le rapport avec lobjet qui constitue la vie nor-male du clotre se voit subverti par lacediosus qui tablitavec son objet une liaison plus forte par le biais du simula-cre de sa perte. Dans leur particulire rhabilitation delacedia, les Pres renversent le pch mortel en vertu, carce qui a lapparence dune lchet morale rsulte en faitdune exacerbation trop vivante du dsir. Cest la mmedialectique que G. Agamben cherche faire ressortir danssa rhabilitation de la mlancolie.

    Topologie de lirrelG. Agamben dit alors que la psychanalyse rejoint les

    mmes conclusions que celles des Pres de lEglise : dansle procs mlancolique, le retrait de la libido na dautre butque de permettre lappropriation dun objet qui ne peut pastre possd dans sa positivit. Ce nest pas tant une rac-tion de repli devant la perte de lobjet aim quune attitudedsespre pour faire apparatre comme perdu un objet12qui chappe la possession. Lacediosus et le mlancoli-que montrent que lobjet extraordinaire ainsi vis par cetexcs du dsir est en mme temps rel et irrel, incorpor etperdu, affirm et ni.

    Le potentiel ainsi rvl par le mlancolique et lacedio-sus rside, selon G. Agamben, dans cette subtile dialecti-

    11 Ainsi que la manie est le nom gnral de la folie pour Hippocrate,mlancolie est ce mme nom gnral la Renaissance [5,7]. Le retour Hippocrate de P. Pinel restitue cette dignit de la manie, qui finit par seperdre au cours du XIXe sicle.

    12 S. Zizek donne une tournure lacanienne aux propos dAgamben : lemlancolique est celui qui confond manque et perte. Pour lui, lobjet-cause du dsir est manquant de manire constitutive, mais le mlancoliqueinterprte ce manque comme une perte, comme si lobjet manquant auraitt jadis possd, puis perdu. Ce quil brouille ainsi est le fait que lobjetmanque depuis lorigine, et que ce qui apparat cette place nest riendautre que la positivation de ce vide/manque constitutif [8].

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  • que entre rel et irrel : dun ct, le monde extrieur est nien tant quobjet damour et perd de sa ralit ; de lautrect, le repli sur lirrel objet fantasmatique interne confre celui-ci un dbut de ralit. Valoriser ce potentiel estlessentiel de lentreprise de rhabilitation que G. Agam-ben fait de lantique tradition qui relie le mlancolique lhomme de gnie, car ce basculement entre un objet relextrieur et un objet irrel intrieur ouvre pour lui unespace qui nest ni la scne hallucine et onirique desfantasmes, ni le monde indiffrent des objets naturels,mais cest dans cette zone intermdiaire, dans ce lieupiphanique, quelque part sur la terre sans matre entre le choix narcissique de soi et le choix dun objetextrieur, que pourront venir un jour se placer les cra-tions culturelles [1]. Cette topologie de lirrel ,comme G. Agamben nomme la dialectique immobile dumlancolique, dessine en mme temps la topologie de laculture travers un processus au cours duquel ce qui estrel perd de sa ralit afin que ce qui est irrel seralise . Car pour lui, culture et jeu ne se situent ni danslhomme, ni hors de lui, mais dans cette troisime aire ,diffrente de la ralit psychique intrieure et du mondeeffectif o vit lindividu.

    La politique venirLa psychiatrie peut garder prcieusement de cette der-

    nire entreprise de rhabilitation de la mlancolie le faitessentiel de sa comprhension comme intentionnalit,comme une capacit de cration et volont de jouissance.Le retour du philosophe la multisculaire tradition quirelie la mlancolie lart et la cration, lhomme dansson monde comme le reprsente lAnge de Drer, est fortapprciable lheure o ce mode dexistence antique sereplie de manire vertigineuse sur un simple dysfonction-nement de quelques molcules. Mais la rhabilitationentreprise par G. Agamben demeure problmatique dans lecontexte de son propre projet politique, comme nouslavons not au dbut. Dans les ouvrages postrieurs Stanze, il examine de manire critique lhomme contempo-rain qui dans la socit du spectacle voit que l o lemonde rel sest transform en une image et o les imagesdeviennent relles, la puissance pratique de lhomme sedtache delle-mme et se prsente comme un monde ensoi [2]. La parent de cette situation avec le projet dumlancolique de Stanze ne peut que nous interroger. Sadmarche de rhabilitation peut alors se renverser suivant lamme ambivalence attribue aux figures historiques de lamlancolie, mais en sens inverse : de la puissance cratrice limpuissance de la ralisation. Le projet philosophiquede G. Agamben, celui de penser la tche commune desgnrations futures, trouve dans la mlancolie une limite.

    Le fait quil dsigne comme immobile sa dialectique etcomme dsespre sa tentative de sapproprier un objet quilui chappe par la force des choses suffit carter cettestratgie comme tche de la politique venir. Car la politi-que du mlancolique avec ses objets, malgr toute sa cra-tivit, nouvre pas lhorizon des hommes contemporains enprise avec une marche conqurante de la marchandise, maisdsigne plutt sa clture. Au point o une thorie de lasocit la lumire de la mlancolie risque de se retourneren thorie mlancolique de la socit, nous ne retrouvonsplus dans les uvres qui suivent Stanze dautres traces dugnie mlancolique. La prospection dautres directions seconfirme dans les ouvrages postrieurs, dans lesquelsG. Agamben explore des possibilits inconnues du mlan-colique. Nous pouvons conclure ce parcours entre cliniqueet philosophie commenc dans Stanze, par ce dernier ren-versement. La politique du mlancolique et sa tentativedsespre de retrouver un rapport plus authentique entreces x apparemment si simples : lhomme et la chose [1] se renferment dans la clture du spectacle. Lorsque lamlancolie savre inoprante, G. Agamben dpose dansses derniers ouvrages un espoir politique dans la capacitdes humains profaner, une capacit sans limite sappro-prier linappropriable. Si lon sautorise une pince dironie,ne pourrait-on voir dans la pense du philosophe un renver-sement dun manque en un excs, qui dvoile la tentationdune rhabilitation de laussi antique notion de manie ?

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    Giorgio Agamben et la mlancolie

    LINFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 83, N 3 - MARS 2007 209

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