Gobetti, Piero - La révolution libérale

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  • LA RVOLUTION LIBRALE

  • PIERO GOBETTI

    LA RVOLUTION LIBRALE suivi de

    Piero Gobetti_, le libralisme et la politique par MARCO GERVASONI

    Traduit de l'italien par MARILNE RAIOLA

    AC IDEM NOI.LF.

    EDITIONS ALLIA 16, RUE CHARLEMAGNE, PARIS IVE

    1999

  • TITRE ORIGINAL

    La Rivoluzione liberale

    Ouvrage publi avec le concours du Centre National des Lettres

    Editions Allia, Paris, 1999.

  • INTRODUCTION

    LES devoirs dont la nouvelle gnration est en train de s'acquitter lui confrent certains droits imprescriptibles. Ce livre, qui se voulait symptomatique, indique un lieu de rassemblement et un programme de travail.

    On ne comprend rien la nouvelle pense des jeunes si l'on ne saisit pas que notre formation spirituelle a t, en quelque sorte, interrompue et tourmente par le fascisme, qui nous a contraint une austrit svre et ferme, un donquichottisme dsesprment srieux et antiromantique, croire que c'tait nous qui tions devenus les paladins de la civilisation et des traditions.

    La faon dont nous considrons la plus belle exprience spirituelle qui nous a prcds, le mouvement de la vvce *, peut suffire clairer les distinctions les plus essentielles. Nous n'avons pas fait la guerre, mais pour en avoir respir l'odeur en naissant, nous en avons appris un ralisme immodr, ennemi de tous les romantismes de nos prcur-seurs. Aussi, nous aimons trop les rsultats du travail de la vvce pour ne pas savoir en renier les rves ingnus, dont la beaut tenait aux illusions qu'ils ont fait natre, mais qui sont devenus les signes d'une inquitude malsaine chez ceux qui les reprennent aprs coup.

    Certes, nous ne prtendons pas avoir renonc fabri-quer de nouveaux mondes, mais nous savons dsormais qu'il s'agit de les construire avec une rsignation dsesp-re et un enthousiasme plutt cynique qu'expansif, presque avec froideur, parce que nous nous jugeons inexorable-ment en travaillant et que nous connaissons nos erreurs avant mme de les commettre, ou mieux : nous les faisons dlibrment, conscients de leur fatale ncessit. En mpri-sant les optimismes faciles et les scepticismes qui ne le sont pas moins, nous saurons nous dtacher de nous-mmes et nous intresser l'autobiographie comme un problme. Le besoin d'harmonie qui nous pousse l'ac-

    * Les personnages et revues peu familiers du public franais sont prsen-ts dans le Dictionnaire en fin de volume.

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    tion, avec le fanatisme de la cohrence, a pour garant notre responsabilit. S'il faut tout prix des symboles : Cattaneo plutt que Gioberti, Marx plutt que Mazzini.

    Notre enthousiasme pour l'action dsintresse s'accom-pagne de la certitude d'une condamnation fondamentale, aussi inexorable que la cruaut du pch originel. Quand le Messie n'est plus ncessaire, la volont devient sereine et la moralit sre. Si tout est gal, si le ton quotidien est la tragdie, il faut bien qu'il y ait quelqu'un qui se sacrifie et qui poursuive d'un amour aride son idal transcendant ou immanent, catholique ou hrtique.

    Il est peut tre opportun de clarifier ici notre opposition aux mtaphysiques enthousiastes de l'idalisme actuel, que les romantiques de la Vbce et du mouvement fasciste ont accueillies avec leur optimisme candide. Si la philosophie est histoire, alors pourquoi la philosophie? C'est avec cette mme interrogation que les immanentistes ont renonc la transcendance : si le monde est Dieu, pourquoi Dieu? Pourquoi un systme si nous ne croyons plus qu'au pro-blme? Si la philosophe s'identifie l'histoire, alors les questions essentielles concerneront la mthode et l'exp-rience. C'est seulement partir de ces observations que l'on peut comprendre la diversit des systmes philoso-phiques travers les ges et, en excluant les mtaphysiques dogmatiques, rduire tout systme sa seule valeur d'exp-rience. Dfendre cette position sans retomber dans le scep-ticisme ou dans une nouvelle mtaphysique de l'identit : voil selon nous le problme de la nouvelle spculation.

    Mais si telles sont les prmisses, alors La Rvolution librale, qui dans l'aprs-guerre s'est voulue la premire expression de la pense des jeunes, n'aurait-elle pas d tre une revue de problmes politiques, au sens o l'avait t l' Unit de Gaetano Salvemini? Ou bien dans son titre mme, avec lequel nous avons voulu rappeler l'histoire, n'y avait-il pas dj l'exigence ou le pressenti-ment d'autre chose?

    Or, mme quand nous nous sommes efforc de garder ces questions jalousement caches, notre sentiment c'est que les crivains et les lecteurs de la R. L. leur ont toujours instinctivement donnes une rponse qui constatait ou postulait dans nos travaux un devoir et une volont de for-mation spirituelle. En ce sens, et sans paradoxe aucun,

  • INTRODUCTION 9

    mme en bannissant la littrature, la R. L. a pu apparatre comme une revue de posie.

    Les proccupations d'intgralit et d'harmonie qui nous animent ont une importance cruciale quant aux effets et aux impressions que produisent nos travaux. Notre objec-tif le plus clair est de nous insrer dans la vie politique de notre pays, d'en amliorer les coutumes et les ides, d'en comprendre les secrets, mais nous ne pensons pas atteindre ce but en nous posant en pdagogue ou en prdicateur : notre talent d'ducateur ne peut tre expriment de faon raliste que sur nous-mme; c'est en nous duquant que nous duquerons les autres. Nous avons plus confiance dans les hommes que dans la culture, de sorte qu'en agi-tant des ides, notre rserve constante sinon avoue est dans notre conviction de faire, en suivant cette voie, des expriences sans compromettre le futur. Il se peut que pour certains d'entre nous la politique, avec ses imprvus et son initiation diplomatique, constitue rellement une forme d'exprience artistique de l'homme tout entier. Dans notre tude dsintresse, on peut prcisment sur-prendre cette indpendance et cette srnit impassible, dont je ne saurais dire si elle est plus propre au crateur de mondes imaginaires qu'au conducteur de peuples.

    Ici nous serions seulement mi-chemin entre la rpu-gnance pour l'intellectualisme technique ou les prtentions rationalistes et l'aversion pour tout esthtisme ou dilettan-tisme. Et pour expliquer davantage les caractristiques de la nouvelle gnration, il suffit d'voquer notre volont de transformer les proccupations culturelles en proccupa-tions de civilisation. Les qualits du dmiurge et du diplo-mate se rvlent trop improvises au regard de notre exprience et il devient ncessaire d'y remdier par la pro-fondeur de l'historien.

    S'il fallait clore ce discours par une dfinition, nous dirions que ce qui fait l'originalit de notre gnration c'est prcisment qu'elle est une gnration d'historiens : historiens, que nous nous attelions l'conomie, au roman ou la politique. Le romantisme inavou de la gnration de la li>ce, a trouv le genre qui lui tait le plus propre dans l'crivain polygraphe : et c'est au polygraphe qu'ont tent pendant longtemps de ressembler les deux hommes les plus remarquables et les plus originaux de leur temps :

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    Papini et Amendola, lesquels, du reste, ne furent jamais apprcis leur juste valeur par leurs contemporains. Nous que la guerre a mris et ptris de certitudes inexpri-mes jusqu' la scheresse, nous regardons en arrire vers des hommes comme Croce, Salvemini, Fortunato qu'au-jourd'hui seulement il nous semble pouvoir entendre comme il se doit : mais en ayant dbut comme des poly-graphes trop expriments nous en sommes dj fatigus et nous cherchons de nouveaux obstacles.

    La facilit mme avec laquelle nous parvenons naturelle-ment aux rsultats auxquels les chercheurs qui nous ont prcds ont consacr vingt ans nous conseille la mfiance et l'insatisfaction, afin que la perfection atteinte nous prive de toute charit.

    Durant notre attente dsespre et laborieuse, seules les aventures de ces derniers temps ont pu nous rvler prco-cement les ressources les plus dramatiques et humaines de ce cynisme post-romantique et post-encyclopdique. C'est pourquoi nous nous cramponnons la bataille engage comme notre salut.

  • LIVRE I

    L'HRITAGE DU RISORGIMENTO

    DU PROBLME DE LA LIBERT

    LES derniers vnements de la vie italienne posent une fois de plus le problme d'une exgse du Risorgimento, en nous dvoilant les illusions et l'quivoque fondamentale de notre histoire : la tentative dsespre de devenir modernes tout en restant des lettrs qui tirent vanit d'une ruse non-machiav-lique, ou des garibaldiens l'emphase tribuniciennne.

    La libert qu'il s'agit d'opposer ici aux rves d'absolu-tisme des nouveaux Seigneurs n'est en rien comparable aux passions verbeuses des radicaux qui, dans le mazzinia-nisme, nous ont donn la mesure de leur impuissance.

    L'Italie politique doit rechercher dans la libert une vertu d'Etat bien moins vulgaire qu'une discipline servile impose par une milice; et tandis qu"'un peuple d'artistes ne savait imaginer rien de plus beau qu'un autre Rienzi montant vers le Campidoglio entour d'un cortge thtral", dans l'esprit des fondateurs de l'Etat, la question de l'autonomie peut bien se poser comme une question de style et de passion.

    Le vritable antagonisme des temps nouveaux, comme des vieilles traditions, n'est pas entre dictature et libert, mais entre libert et unanimit : le vice historique de notre formation politique pourrait bien consister dans son inca-pacit saisir les nuances et faire preuve, devant des positions contradictoires, d'une intransigeance honnte, dicte par le sentiment que les antithses sont ncessaires et que la lutte, loin de les supprimer doit les coordonner.

    La dignit de ces mthodes librales rpugne la philo-sophie des dictateurs, ces thoriciens d'un gouvernement polmiste, ignorants des duplicits caches dans l'art des dmiurges : l'avertissement de Cavour- "le gouverne-ment ne saurait se substituer au journaliste" - sonne creux au milieu des pratiques faciles et dogmatiques de la tyrannie.

    Aussi - quel que soit le jugement dfinitif que l'on portera sur les expriences anglaises (auprs desquelles nous ne chercherons en aucun cas des modles immuables)- c'est seulement partir d'une transformation des murs et des

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    mentalits provinciales que pourra surgir un mouvement libertaire qui, vivant de responsabilits conomiques et d'initiatives populaires, renonce aux idologies striles de la discipline, de l'ordre et de la hirarchie. Le problme italien n'est pas un problme d'autorit, mais d'autonomie :l'ab-sence d'une vie libre a constitu pendant des sicles le prin-cipal obstacle la formation d'une classe dirigeante, la cration d'une activit conomique moderne et d'une classe technique volue (travail qualifi, entrepreneurs, par-gnants) :autant de conditions et de prmisses ncessaires une lutte politique courageuse, instrument infaillible pour le choix et le renouvellement de la classe gouvernante.

    DIPLOMATIE ET DILETTANTISME

    c'EST de nos communes a qu'ont surgi les lments de la vie conomique moderne. La commune est un gouverne-ment de classes qui enseigne la vie politique travers les luttes civiles. Le seigneur qui, pour faire face la concur-rence commerciale de ses puissants rivaux opposera, par un savant calcul, les intrts conservateurs de l'conomie agraire et la psychologie esclavagiste des paysans l'uvre de la ville, a appris dans la commune le mtier d'homme d'Etat. Mais l'autonomie qui a fait merger ces figures de diplomates modernes, alors qu'au cours des sicles pr-cdents la diplomatie italienne avait t l'instrument ins-parable du grand art pontifical, a manqu la garantie de mouvements autonomes. La spontanit lmentaire de l'action, en cet ge auroral de la politique, tait encore dnue de toute austre passion constructive.

    Loin de l'harmonie politique de Rome, les communes opposent aux hirarchies catholiques un sens aigu du parti-culier; elles saisissent la varit mouvante des besoins indi-viduels en oubliant l'esprit unitaire impos par les exigences dogmatiques de l'Eglise; et en rivalit avec la diplomatie ecclsiastique, elles revendiquent les droits des nouvelles classes contre les superstructures de l'empire fodal.

    a. Les notes appeles par une lettre sont celles du postfacier et commen-cent en page 165.

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    Par un malencontreux et singulier hasard, les communes ne russirent pas se poser les mmes problmes que les autres pays europens, sinon quand la vie conomique communale commena cder du terrain aux nouvelles institutions des seigneurs.

    Quand Gnes et Venise auraient pu reprsenter le pro-blme italien sur la base de valeurs unitaires, la cohsion de la pninsule et l'interdpendance de l'agriculture et des commerces faisaient dfaut.

    Dans un tel contexte, la morale ne pouvait s'accorder avec la politique ni la culture s'panouir au contact de la vie civile et nationale. Le sens catholique des limites l'emporta et les ides ne valurent plus que comme des artifices de cour.

    La vivacit de la culture et l'exercice diplomatique ont empch toute Rforme et retard l'volution politique nationale : c'est au XVIe sicle que se dessine la physiono-mie de notre vie conomique qui ne pouvait se nourrir d'une thique rigoriste et d'une ascse systmatique; en Italie o le sens de la dpendance, le besoin de se limiter par le renoncement et la recherche d'une spcialisation fai-saient dfaut, la vie conomique ne pouvait s'affirmer que comme un prolongement clectique de la vie individuelle.

    En mme temps que la libre discussion, la morale pro-testante crait le sens de la solidarit dans la sphre du tra-vail, et c'est bon droit que Luther peut galement tre considr comme le prcurseur de l'humilit moderne tayloriste; en Italie, en revanche, la libert tait un artifice cultiv par un esprit dbonnaire de conciliation. Les cours, unique foyer de la vie intellectuelle, suivaient pacifique-ment le modle dogmatique de Rome, si bien que l'esprit critique, y compris dans le cas d'un Galile, s'abma tel point dans le dilettantisme que le martyre lui-mme ne put le sublimer.

    Notre Rforme a pour nom Machiavel, un thoricien de la politique, un isol. Ses concepts ne rencontrrent pas les hommes capables de les vivre, ni un terrain social sur lequel se fonder. Machiavel est un homme moderne non seulement parce qu'il labore une conception de l'Etat rebelle toute transcendance, mais parce qu'il conoit un art politique organisateur de la pratique et qu'il professe une religiosit sociale fonde sur la spontanit des initiatives et de l'conomie.

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    Historiquement parlant, l'exprience de Machiavel pour-rait se dfinir comme la seigneurie plus la commune, si l'tude de la romanit n'eut ajout son observation un arrire-fond raliste plus ample et un ton de dtachement scientifique.

    A vrai dire son opposition l'Eglise n'est pas le rsultat d'une conscience laque et nationale, comme l'ont pr-tendu certains pdants d'aujourd'hui, mais elle traduit l'instinct d'un politique, m en quelque sorte par la jalou-sie du mtier. En vertu de son sens de l'observation, Machiavel prconisait une morale rduite et le culte de l'Etat. Toutefois, la complexit de son gnie a pu laisser penser qu'il tait anim par un dsir de contemplation purement esthtique et la profondeur de son concept de vertu parut s'mousser en se dgradant en de futiles jeux de ruse, parce que les ressources du diplomate apparais-saient au premier plan. En ralit, son suppos mpris de la morale ou son prtendu dilettantisme ne refltent que le manque d'adhsion de ses contemporains :or, si les Italiens ont manqu l'appel c'est parce que la Cour les avait du-qus au culte petit-bourgeois de l'honneur parasitaire et en avait fait des aspirants aux emplois et aux sincures. Le prince rv par Machiavel aurait rencontr au xvr sicle les mmes donnes et les mmes psychologies qui ont aid Mussolini dans sa rvolution petite-bourgeoise. Les arti-sans de la politique ne parvenaient pas franchir les obs-tacles que reprsentaient les limites d'un milieu purement diplomatique.

    Deux sicles plus tard, Vico dut se contenter de rver nouveau le monde de la praxis dont Machiavel avait eu l'intuition, mais ne trouvant aucun cho dans la ralit, il abandonna la politique et se consacra l'laboration rigoureuse de concepts historiques.

    La nature de nos remarques peut prter quivoque, en laissant croire tort que nous affirmons la ncessit d'un mouvement rformateur en Italie.

    Bien au contraire, il serait absurde, selon nous, de gn-raliser l'exprience anglo-saxonne. Il s'agit plutt de favori-ser les tendances qui nous poussent instinctivementment vers une Rforme (rvolution) politique plutt que morale. Dans l'enseignement de Machiavel se cache la subtilit du citoyen rompu aux contingences historiques, et non le pro-

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    gramme bruyant du paysan qui proclame le libre examen et qui prouve le besoin de parfaire sa formation spirituelle en public. Contre toute attente, une enqute des motiva-tions psychologiques dominantes dans l'histoire italienne pourrait bien montrer que la rserve ctoie la rhtorique.

    DE LA MATURIT DU PIMONT

    A l'Italie indiffrente, la rvolution fut impose par des fac-teurs extrieurs et par les contingences de la politique europenne. Seul le Pimont, douloureusement prouv par une exprience dsordonne de forces et de travail, st accomplir sa mission.

    A la fin du XVIII" sicle, la vie sociale pimontaise se carac-trisait par des exigences complexes de modernit. C'est dans la lutte contre le latifundium que se rsume la physio-nomie gnrale de la vie agricole. A vrai dire, fond sur une aristocratie, le gouvernement pimontais, bien que modr par le roi, ne poursuivait pas dlibrment une politique favorable au morcellement de la grande proprit. Celle-ci fut le rsultat singulier de deux facteurs :l'absentisme de la noblesse, absorbe par ses charges et ses honneurs et le lourd fardeau fiscal conscutif la politique trangre dis-pendieuse et belliqueuse de la monarchie de Savoie. En rai-son du manque d'industries et de commerces, la classe dominante ne pouvait viter que les impts ne grvent le patrimoine foncier, mme si elle en tait la principale vic-time; en outre, absorbe par d'autres tches, elle tait inca-pable d'exploiter suffisamment les terres pour pourvoir facilement aux exigences du Trsor. C'est ainsi que la slec-tion invitable des capacits, lie la transformation moderne des techniques agricoles, allait permettre la forma-tion d'une nouvelle classe conomique indpendante qui, pour s'acquitter de ses obligations, tait prte crer la cul-ture intensive. Cette classe n'tait pas forme de colons mais de mtayers, parce que ces derniers, plus indpendants que les patrons, taient aussi plus aptes trouver de l'argent et 1 'utiliser pour amliorer la culture. Mais cette transfor-mation portait en elle la misre du travailleur et engendrait le pauprisme, un problme social jusqu'alors inconnu dans le Pimont. Ce contraste branlait fortement les conserva-

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    teurs et les difficults objectives eurent pour effet un renouveau singulier de la littrature conomique dont les principaux reprsentants furent Vasco et Solera. Le paup-risme des campagnes s'tendit peu peu aux villes et c'est en vain que les gouvernants tentrent d'y remdier en opposant au protectionnisme industriel un protectionnisme ouvrier. Toutes les flatteries de la politique sociale, promue par une vieille ruse du tyran instinctivement dmocrate, ne pouvaient empcher l'affirmation des diffrences et la poli-tique des conservateurs ne servit qu' viter le recours des solutions intransigeantes non encore assez mres.

    En vertu des usages d'un Etat laque et d'un gouverne-ment habile, paralllement aux conflits entre l'aristocratie latifundiste et les mtayers et entre les mtayers et le prol-tariat, se posaient les problmes de la vie sociale mo-derne : l'antithse entre l'Etat et l'Eglise, les rapports entre mentalits militaires et mentalits conomiques, ou entre culture humaniste et culture politique. C'est ici que le politique trouvait un terrain pour son exprience, en tant que le Pimont, Etat-tampon entre les intrts espa-gnols et les intrts franais, devenait un observatoire pri-vilgi. (La culture elle-mme se singularise dans ce vieil Etat qui en est l'ennemi : Baretti, Radicati, Denia, Botton di Castellamonte, Gerdil, les conomistes, Alfieri).

    La psychologie du comte Napione rsume elle seule cette situation complexe d'clectisme et de rveil encyclo-pdique. On devine chez lui le bouleversement qui fut inflig au solide bon sens pimontais par les nouveaux et subtils objectifs de l'conomie moderne et de la politique internationale. Napione s'en sortait en regardant les cho-ses en bon diplomate, exempt de toute crise spirituelle. La politique est ce qui spare naturellement les valeurs et, l o la culture se perdrait dans des nuances, elle est ce qui impose des classifications pratiques. Les solutions propo-ses par Napione aux problmes de son temps sont carac-tristiques du pimontais, rebelle toute mtaphysique et tout romantisme :l'Etat au-dessus des religions, mme si on est un bon catholique, l'cole politique comme diplo-matie et non comme littrature ou comme stratgie. Pendant ce temps, la vieille classe fodale tait en train de se spcialiser dans l'exercice de la fonction militaire. Avec cette habilet d'administrateurs, mme les problmes les

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    plus loigns peuvent tre compris dans leur signification actuelle et le projet que l'honnte et mdiocre Napione prsenta comme une confdration nationale qui, tout en reconnaissant sa tte le Pontife servait de fait les intrts pimontais contre la France, restera jamais un modle de gnie. Sans la moindre prparation romantique ni reli-gieuse, l'habilet du loyal serviteur du roi allait jusqu' devancer les rves des no-guelfiens.

    Au cur de ce mouvement rgional, l'uvre critique de Vittorio Alfieri 1 accomplit une fonction unitaire. Sa pol-mique antidogmatique, son instinct pragmatique, prt consacrer la validit de tout effort d'autonomie, sa nga-tion de la Rvolution franaise - qui malgr les enthou-siasmes de nos Lumires devenait tyrannique ds qu'elle pntrait en Italie -l'laboration en partie consciente et en partie indirecte des concepts de peuple, de nation, de libert, dpassaient les limites du mouvement pimontais et, en le rattachant une tradition, dterminaient le noyau romantique substantiel du mythe rvolutionnaire qui allait guider notre Risorgimento. Les prgrinations d'Alfieri travers l'Europe, l'insistance de sa polmique anti-rgionale suggraient, dans l'troite assurance dmiurgique de la vie pimontaise, le rythme d'une civilisation europenne plus ample.

    L'invasion franaise- qui, contraire l'instinct de ces hommes d'Etat, ne rencontrait pas parmi les Pimontais les mmes enthousiasmes qu'elle avait soulevs dans les autres rgions du Nord- en troublant et en interrompant un processus peine engag, empcha l'organisation d'une aristocratie qui, par son adhsion unanime aux ides d'Alfieri, aurait pu exercer une action politique positive. En fait, l'incertitude de la conjoncture engendra deux cou-rants de pense et d'action assez vagues, qui divisrent les esprits jusqu'en 1821 sur un mme front d'hypothses irra-listes. D'un ct, les adeptes du mouvement rvolution-naire qui, en singeant l'encyclopdisme, cherchent leur consistance idale en dehors des traditions. De l'autre, les

    1. Voir mon essai La filosofia politica di Viuorio Alfieri, Turin 1923. En ce qui concerne Radicati, Gerdil, Napione, Baretti, etc., cf. la srie d'ar-ticles que je leur ai consacre dans la revue romaine Conscientia, 1923.

  • !8 LA RVOLUTION LIBRALE

    gouvernements qui, confiants dans la raction et dans la rvlation des vrits promises par l'absolutisme, ne voyant dans le ferment des ides nouvelles qu'anarchie et dsorganisation, y opposent l'ordre du pass. Au milieu de ces quivoques, les habitudes fodales, mles l'habilet des diplomates, continueront gouverner le pays pendant les premires dcennies du XIXe sicle.

    LE NO-GUELFISME a

    APRS la Rvolution franaise, la premire tentative pour fonder une classe dirigeante et un Etat remonte r821, et elle surgit dans le Pimont parce que le gouvernement et les traditions politiques offraient dans cette rgion les pre-miers modles et les premiers ducateurs d'une exprience politique.

    La rvolution reut son nouveau contenu spirituel de l'affirmation d'un romantisme idaliste qui rejetait les sys-tmes sensualistes et intellectualistes et qui promulguait des valeurs historiques pour donner un fondement aux concepts de tradition nationale, de ralisme politique, de progrs et de dveloppement continu de l'histoire.

    Ce noyau de pense romantique s'tait form dans le Pimont pendant la domination napolonienne.

    Le misogallisme enseign par Alfieri s'exprime dans l'af-firmation du concept d'indpendance et, en dpassant le cadre de sa pense, engendre une violente polmique anti-sensualiste qui se traduit par un retour aux traditions et un esprit d'indpendance vis--vis de tout modle franais. L'cole d'Alfieri, libertaire, devait dans le mme temps amener repenser le concept de libert.

    La faiblesse du spiritualisme romantique fut de se can-tonner dans les limites de la tradition catholique et de vou-loir respecter l'exigence d'orthodoxie inhrente un systme fond sur le principe de la thocratie et de la transcendance. C'est pourquoi, tandis qu'il tirait parti de l'agilit politique de l'esprit catholique, notre romantisme ne parvenait pas l'closion de sa propre vigueur intime, et n'atteignit jamais la vitalit du romantisme allemand.

    Aprs Alfieri, la conscience des devoirs intellectuels qui incombent l'Italie moderne pour fuir un pass provincial

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    se retrouve chez Luigi Ornato 1, dont le spiritualisme se dtache de toute thorie catholique pour se tourner vers un christianisme platonisant, capable de rpondre aux nouvelles exigences religieuses et morales, sans les touffer dans un carcan rigide. En culminant dans le concept de libert, le mysticisme de Luigi Ornato sanctifiait les ardeurs de l'esprit tout en soulignant l'importance laque d'une vie religieuse qui devait se dfinir et s'affirmer com-me vie morale et philosophique.

    Mais dj chez Santarosa 2, la conscience libertaire d'Or-nato s'moussait et se dgradait en un spiritualisme dog-matique et dualiste, de sorte que l'expression de l'exigence religieuse se confondt bientt avec le respect de l'Eglise. Il n'y a rien d'tonnant cela, puisque le christianisme, impulsion immdiate des sentiments, moment idal natu-rellement anarchique, hrtique, acte qui ne tend pas s'puiser dans un fait, affirmation de la spiritualit contre toutes les dterminations parfaites, ne peut avoir une vie idale ni s'accomplir dans la ralit s'il ne substitue pas la puret abstraite de l'aspiration l'ordre positif de la pra-tique. N'ayant pas eu la force, travers cette premire impulsion chrtienne, de crer une rforme religieuse, les courants religieux romantiques devaient ncessairement se laisser absorber par le catholicisme. Le culte romantique de l'histoire offrit les fondements d'une tradition au renou-veau catholique. Les rsonances hrtiques de la pense d'Ornato se trouvaient contenues par la modration des conservateurs.

    Le libralisme devint ainsi un terme insparable du catho-licisme. En utilisant les mmes armes que les libraux, leur spiritualisme et leur foi, la thocratie parvenait briser tout courant qui remettait en cause le pass. En vertu de son hritage historique, le premier mouvement dmocratique devint l'arme des conservateurs. Le no-guelfisme tait le rsultat des conciliations ncessaires un peuple qui trou-vait dans la diplomatie tous ses vices et toutes ses vertus.

    Nous ne tomberons pas dans l'erreur des thoriciens

    1. Voir mon essai in Rivista d'Italia, 15 juin 1921. 2. Idem en ce qui concerne Santarosa, cf. mon article in Il resto del

    Carlino, 18 mars 1921.

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    modernes qui sont alls chercher les significations de l'his-toire italienne dans une pure dialectique des concepts. La politique est l'art des imprvus et sa rationalit ne suit pas la logique de l'intellectualisme. En soulignant le manque de maturit des idaux de l'Italie du Risorgimento, ou l'ab-sence de toute participation populaire, nous n'entendons pas faire le procs de la culture ni celui des hommes, mais un simple calcul des forces : le ferment des ides libre en effet le monde de l'action des dangers ractionnaires et du dogmatisme, en laissant l'homme d'Etat libre de ses com-promis et de ses stratagmes. En revanche, le principal danger de cet expdient que constituait le no-guelfisme tait dans ses quivoques et dans ses faiblesses.

    Une fois dtruite la jeune aristocratie de r82r, la nouvelle classe dominante demeure l'instrument d'un gouverne-ment ractionnaire et l'expression passive des rsultats promus par la Sainte Alliance. Aprs une prparation fbrile interrompue par l'arrive de mouvements trangers plus mrs, l'anne 1848 ne fut que la rptition de r82r, avec Gioberti pour tribun. Toute l'ducation catholique de Gioberti, sa volont borne et dogmatique transparaissent dans sa pense dmocratique quivoque.

    Le no-guelfisme et le catholicisme libral rejettent toute proposition de discussion ouverte et de libre initiative avance par le libralisme. La dfrence pour l'Eglise affai-blit les volonts qui devraient crer le nouvel Etat. A l'ex-clusion des synthses apocalyptiques de Gioberti, la pense officielle de ce libralisme modr, capable de rveiller les enthousiasmes mais non de promouvoir des expriences ralistes, voit dans l'Etat et l'Eglise le dualisme du corps et de l'esprit; il dpouille la fonction de l'Etat de toute signification moderne et la conoit comme purement administrative, en laissant l'Eglise le soin de s'occuper de l'me.

    La psychologie libertaire, qui dominait dans ces annes-l, pouvait accepter une force traditionnelle comme l'Eglise par pure inertie, mais se rvlait trop inexperte et immature pour fonder le nouvel Etat; et puisque l'histoire, dans sa dialectique europenne, dpassait les volonts contingentes de la multitude italienne, on accepta le mcanisme de l'Etat libral, son ossature externe, sans le vivifier de l'intrieur.

    C'est ainsi qu'il ne resta plus qu'un nom sans sujet. Mais

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    la conscience pratique de cette immaturit transparat dans les polmiques qui, pendant le Risorgimento, s'enga-gent autour du problme de l'enseignement. L'uvre du gouvernement, la seule force qui comptt sur le terrain de la politique et des politicards, se rvlait insuffisante tant que la matire contrastait avec la forme qu'on cherchait en vain lui imposer. L'ducation populaire parut alors le seul instrument dont on disposait pour former des ci-toyens. Avant d'exercer ses fonctions de garantie et de dfense, le nouvel Etat devait crer les lments capables de susciter et d'enrichir la lutte politique.

    D'o le conflit inhrent notre libralisme qui, ne pou-vant se contenter d'exprimer le rsultat de la dialectique des forces politiques, doit renoncer la libert pour pou-voir imposer un lment au-dessus des autres. Hritier du catholicisme, le gouvernement continue exercer une fonction thique abstraite d'galitarisme dmocratique. Le Risorgimento plaait la dmocratie avant le libralisme pour mieux poursuivre les anciennes traditions patriarcales et thocratiques. Mais, ds lors que le catholicisme libral se substituait au no-guelfisme, un lment moderne venait s'introduire dans le mythe dmocratique : le gouverne-ment fut condescendant l'gard du catholicisme unique-ment par condescendance pour le peuple et pour pouvoir assumer, sans rencontrer d'opposition, la fonction provi-soire d'ducateur.

    En imposant l'Etat le devoir de vaincre l'analphab-tisme, la loi Casati superposait violemment un principe transcendant l'initiative qui nat de la base, mais elle posait les prmisses qui allaient permettre au peuple de surmonter une maladie fodale. C'est ainsi qu'une fois de plus les conservateurs et les rvolutionnaires s'taient ren-contrs autour du problme de l'enseignement. Une dcennie d'activit pdagogique suffit crer dans le Pimont une classe moyenne, qui devint la classe patrio-tique et qui put s'insrer comme force de conservation et de modration au cur du conflit entre population agricole et population ouvrire.

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    DE LA CRITIQUE RPUBLICAINE

    LE no-guelfisme avait au moins eu le mrite d'exprimer les proccupations immdiates des Italiens catholiques et devint la fin un excellent instrument de propagande nationale. En revanche, les mtaphysiques du mazzinia-nisme et du socialisme de Ferrari eurent le tort de se pr-senter comme des doctrines inspires de l'tranger, contraires au got et aux possibilits des esprits italiens, loin du jeu et de l'quilibre prcis des forces nationales. La pense de Mazzini et de Ferrari n'eut d'cho que dans le milieu artificieux des hrsies et des exils, auprs desquels leur fonction d'avant-garde eut toujours une rsonance romantique et une signification nbuleuse. Leurs doctrines se rduisaient deux difices thocratiques dsordonns qui puisaient des thmes pisodiques et des dveloppe-ments tendancieux dans les mouvements d'ides htro-clites ns en Europe aprs l'Encyclopdie. En somme, les thmes intellectualistes de Ferrari, les composantes mys-tiques de la pense de Mazzini rduisaient leurs deux rves une rforme religieuse modre qui devait rester impo-pulaire en dehors de leur propre milieu. Le dsespoir hroque de Mazzini succdait aux nobles dsillusions d'un optimiste qui avait cru pouvoir faire la rvolution coup de propagande. Face ces idologies qui ressusci-taient la pratique des conspirations et des indignations lit-traires, le libralisme de la maison de Savoie avait au moins le mrite d'offrir un cadre solide et dj prt la politique trangre de la rvolution.

    L'argument essentiel du fdralisme apparut dans la cri-tique de Carlo Cattaneo, le seul raliste parmi tant de romantiques et de thoriciens. La physionomie spculative de Cattaneo se rvle entirement dans sa profession de foi culturelle : ni le sensualisme ni le rationalisme ne peuvent nous fournir un concept de l'activit humaine; en vertu du caractre dramatique de l'histoire, Cattaneo renonce aux concepts les plus simples comme aux plus compliqus pro-mus par le Risorgimento. L'impopularit de Cattaneo rsul-tait essentiellement de l'esprit de sa polmique, qui constatait le dclin du rationalisme et des discussions entre classiques et romantiques et qui restait trangre au no-guelfisme, ultime tentative d'un romantisme exacerb. Sa

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    philosophie est la preuve qu'aprs les parenthses du mys-ticisme, l'originalit spculative de la pense italienne tend gnralement s'affirmer dans la reconnaissance des valeurs les plus secrtes de la personnalit. De mme que sa finesse transparat dans son attitude antiromantique, dnue de tout pch de sensualisme, de mme son rigo-risme moral apparat clairement dans sa critique inexo-rable des discours dmagogiques unitaires et des illusions patriotiques.

    Si, au sicle dernier, la force dynamique de sa pense fut moins exubrante que celle de Mazzini, son esprit nous apparat aujourd'hui moins indtermin et moins vague, sa figure est plus riche d'enseignements, son hrsie politique peut encore servir de programme, ses crits ne sont pas illisibles comme le sont devenus les Devoirs de l'hommea.

    Cattaneo regarde vers le pass sans se donner de faux airs de prophte et sans l'emphase de l'aptre; il comprit que fonder un Etat n'tait pas une entreprise de littraires enthousiastes; il chercha dans les traditions un langage srieux, une leon de prudence. Les Italiens avaient l'habi-tude de parler de libert comme d'un objet de d-monstration : Cattaneo offrit l'exemple d'une pense qui s'identifiait totalement la libert et l'autonomie et qui en recueillait les exigences d'une faon systmatique, sans avoir besoin chaque instant d'en marteler le mot dans une rhtorique nave. Certains esprits par contre ne connaissent que le tambour.

    La libert, pour Cattaneo, s'affirmait comme ralisme dans le domaine de l'thique, comme moteur de la pro-duction et des initiatives en conomie, comme crativit librale en politique, comme valorisation de l'exprience en philosophie et comme culte classique des valeurs for-melles et de la tradition libratrice dans les arts. Grce ce sens de la mesure, qui fait tout le secret de sa vitalit, Cattaneo put assumer les tches les plus ardues et les plus ingrates de la critique, ce qui, ensuite, eut pour effet d'af-fermir sa discipline et son caractre.

    Cattaneo dut s'accommoder de la solitude et de l'impo-pularit et passer comme Mazzini pour le rhteur du pessi-misme : lui, homme raliste et positif, on fit jouer le rle de Cassandre.

    Son uvre reste un modle de critique interne du dve-

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    loppement dialectique de notre Risorgimento, propos duquel il fut le seul, aprs Cavour, souligner la ncessit d'une prparation conomique. Vus sous cet angle, ses arguments contre l'unit, qui n'ont rien perdu de leur actualit, apparaissent comme la juste antithse de l'illu-sion patriotique - qui croit que l'unit pourra rsoudre tous les problmes populaires -, et son rgionalisme tient surtout une question de style et sa modration.

    DE LA RVOLUTION LIBRALE

    PARMI tant de ferments inexprims, l'unit italienne allait tre promue par le despotisme. Ce fut une grande aventure pour un peuple incapable de distinguer entre Cattaneo et le giobertisme, que de se voir guider par un Cavour, ce Cattaneo de la diplomatie qui sut viter que la rvolution ne dgnre en tyrannie. Le dsaccord entre Cavour et Victor-Emmanuel 11, roi mdiocre et si peu dou pour les questions de son temps, fut une vritable providence pour l'unit italienne.

    Le ministre pimontais surpasse ses contemporains parce qu'il regarde les mmes problmes avec l'il de l'homme d'Etat. Toutefois, sa figure est bien plus qu'un exemple de la conscience d'un dirigeant tel que peuvent nous l'offrir les ministres du xvnr sicle. Le gnie et la constance n'ap-prennent pas gouverner l'Italie des sectes et de la rac-tion clricale. La vertu singulire de Cavour tient plutt la franchise de son habilet. Cavour tait un diplomate qui savait parler aux foules et, bien qu'il n'en mendia pas la faveur, il n'aurait jamais frein ou modr la force qui nat de l'enthousiasme d'un peuple. Tandis que dominaient les coutumes de la dmagogie et de la thocratie, Cavour, qui ne disposait que d'une arme et d'une dynastie, sut inau-gurer le processus moderne d'une rvolution librale. Educateur et diplomate, il a rencontr l'adhsion du peuple sans le corrompre. Compar aux hommes politiques qui lui ont succd, l'exception de Stella, Cavour est d'une tout autre trempe : pour Depretis ou mme pour Giolitti, qui avait galement l'toffe d'un homme d'Etat, le terme exact de comparaison n'est pas Cavour, mais Rattazzi, cet qui-libriste chevronn, rompu l'quivoque et la dmagogie.

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    En revanche, le "possibilisme" de Cavour, quoique peu enclin des professions de foi ou des programmes, ne compromettait pas l'avenir. Cavour sut dsarmer le radica-lisme grce au connubioa (mariage) avec Rattazzi, ce qui plus qu'une alliance fut une victoire, et freina le clrica-lisme par une politique ecclsiastique ferme, mais modre et non dmagogique.

    La libert conomique constitua le pivot ducatif autour duquel Cavour organisa son action populaire. Pour que la rvolution triomphe de la raction, il fallait que la vie publique et prive se fonde sur la libert; en combattant le protectionnisme, Cavour ouvrait le Pimont la possibilit d'une communication directe avec l'activit conomique europenne et crait ainsi un mouvement d'activit et d'initiatives qui allait permettre l'Etat d'affronter vingt annes de politique turbulentes. Le librisme * de Cavour visait intgrer dans la vie nationale de nouvelles forces actives : sans en arriver aux pratiques corruptrices d'une politique de bienfaisance, sa philanthropie s'opposait ouvertement l'indiffrence des gouvernants pour les classes infrieures. Tandis qu'il crait dans la vie populaire les conditions objectives d'une renaissance moderne, fon-de sur les impratifs de l'conomie et non sur les chi-mres de la religion, le libralisme de Cavour devenait l'instrument principal de sa politique trangre. Forts d'une tradition sculaire de diplomates trop habiles, les Italiens qui, dfaut d'tre ports par un sentiment natio-nal, ne pouvaient compter que sur leur dignit, taient devenus trangers la politique europenne parce qu'elle ne leur offrait aucune garantie et qu'ils ne pouvaient se fonder sur des exigences relles et sur des vertus positives pour participer l'quilibre international. Cavour sut don-ner l'Europe l'exemple d'une pratique de gouvernement librale et digne, capable de respecter ses propres engage-ments et de gagner la confiance du pays.

    Face l'Autriche, Cavour montrait l'exemple d'un gou-

    * Ce terme, qui n'a pas d'quivalent dans d'autres langues euro-pennes dsigne, chez Gobetti et chez la plupart des thoriciens politiques italiens de cette poque, les tenants d'un programme conomico-poli-tique oppos toute forme de rgulation du march. (N.D.T.)

  • LA RVOLUTION LIBRALE

    vernement national qui n'avait pas besoin de recourir l'tat de sige.

    Mais le chef-d' uvre de Cavour - il faut le reconnatre, aprs tant de malentendus - fut sa politique ecclsiastique. Cavour comprit la vanit de toute lutte contre le catholi-cisme dans un pays catholique et la ncessit de combattre l'Eglise non pas sur un terrain dogmatique, mais en s'atta-quant au problme formel de la libert de conscience. A la lumire de ces principes, la formule Une Eglise libre dans un Etat libre n'est plus seulement une trouvaille ambigu de la philosophie du droit, mais une ruse de politique interna-tionale, la preuve des vertus diplomatiques et de la matu-rit constitutionnelle du nouvel Etat. En confiant aux tribuns et aux dirigeants de la lutte politique la mission de combattre le dogmatisme, et en rservant une culture libre la tche d'laborer de nouvelles idologies, Cavour obligea les aptres d'une vrit moyengeuse accepter, au nom de la lutte, un prsuppos moderne. Sa dfrence pour l'Eglise ne tmoigne que de son sens de la mesure et de sa profonde conviction que l'autonomie d'un peuple moderne ne pouvait se fonder sur les discours dmago-giques d'une propagande anticlricale. Il tait impossible de dpasser le catholicisme si l'on oubliait la tradition catholique.

    Compare aux motifs complexes de l'uvre promue par cet homme d'Etat, la critique de la formule cavourienne avance par les thoriciens hgliens de l'intolrance et, de faon plus pdante encore, par Vera, apparat comme des plus dogmatiques.

    Parmi tous les critiques de la politique ecclsiastique de Cavour, seul G. M. Bertini sut aborder avec finesse les questions les plus dlicates et les plus difficiles, en affir-mant la ncessit de mener un combat inexorable contre les rsidus d'absolutisme inhrents toute politique inspi-re par l'Eglise. Mais les arguments de Bertini, repris ensuite par Spaventa et par la droite hglienne a, s'ils ser-vaient prvenir la rsurgence des quivoques no-guelfes dans le combat d'ides et dans la culture nationale, ne pouvaient inspirer une politique d'Etat qui doit tenir compte du Vatican comme d'un lment de la vie diplo-matique internationale. En ralit, l'uvre de Cavour constituait l'arme la plus vigoureuse contre toute influence

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    no-guelfe.; sa politique tait bien plus subtile que celle qu'aurait pu lui suggrer une quelconque idologie imma-nentiste, parce qu'elle triomphait de l'absolutisme avec des moyens on ne peut plus ralistes. Derrire l'administrateur il y avait une fois de plus le politique qui avait rsolu d'une faon moderne les problmes les plus ardus de l'esprit.

    DU SOCIALISME D'ETAT

    PARMI les hommes de son temps, seul Cavour parut plei-nement conscient des rsultats atteints par la rvolution unitaire. A la mort du ministre pimontais, la situation his-torique demeurait sensible, mais la rvolution se retrouvait vide de tout contenu et sans guide. Le problme pos par Cattaneo redevenait prdominant.

    Les nouvelles vicissitudes de la politique trangre aux-quelles tait confronte la nation contrastaient avec le rythme de la vie conomique.

    Les classes moyennes s'taient assujetti le gouvernement sans instaurer un rapport de communication avec les autres classes. Aprs 1870, sur vingt-sept millions d'habi-tants, les listes lectorales ne comptaient qu'un demi-mil-lion d'lecteurs. La pauvret de la vie conomique engendrait une situation de parasitisme : le rgime domi-nant pouvait tre considr comme une caste de fonction-naires qui, pour prserver ses privilges, avait intrt empcher toute participation populaire. L'hritage du royaume de Naples pesait sur le nouvel Etat en aggravant la corruption et en crant, au dtriment de la vie agricole naturelle, une superstructure de parasitisme bureaucra-tique et lectoral. Il n'est pas tonnant que l'on ait pu confondre le combat politique avec une chasse l'emploi.

    En vertu de ces raisons, le gouvernement italien devait tendre tout naturellement vers un socialisme d'Etat. Mais tandis que Lassalle, par un calcul raliste des contin-gences, conduit jusqu' Marx, en Italie les reprsentants de ce processus sont Rattazzi et Mazzini. Mazzini et Marx (abstraction faite des expressions sentimentales qui crent leurs mythes et des diffrences de style et de psychologie qui les sparent : Mazzini romantique, nbuleux, impr-cis, Marx clair, implacable, raliste) posent, dans deux

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    milieux diffrents, les prmices rvolutionnaires de la nou-velle socit et, travers les concepts de mission nationale et de lutte des classes, affirment un principe volontariste qui ramne la fonction de l'Etat aux libres activits popu-laires rsultant d'un processus de diffrenciation in-dividuelle. En ce sens Mazzini et Marx sont libraux. Toutefois Marx parle au peuple un langage qui peut tre compris parce qu'il se fonde sur les exigences premires de la vie sociale, tandis que Mazzini reste dans un apostolat gnrique et rhtorique, suspendu dans le vide de l'idolo-gie, parce que, ne pouvant s'adresser l'homme de l'in-dustrie et de l'usine, il parle un peuple de dclasss, de chmeurs et de fonctionnaires.

    Ne pouvant promouvoir un mouvement libral, ces conditions objectives engendrent de faon quasi instinctive l'exploitation utilitaire d'une morale de la solidarit et des valeurs socialistes. C'est pourquoi en Italie, de 1850 1914, l'hritage catholique et la dsagrgation sociale, particuli-rement violente dans le Sud, obligent le nouvel Etat s'af-firmer en exerant une fonction de moralit abstraite qui corrompt les principes libristes en les ravalant au rang d'une conception dmocratique purement utilitariste. Le rformisme italien ne fut pas invent par nos socialistes, mais il est n tout naturellement des premiers dbats sur l'enseignement populaire pour donner un sens au combat contre les Jsuites. Ses pres fondateurs sont Vincenzo Gioberti a et Domenico Berti.

    Aprs 186o, un nouvel lment de rorganisation cono-mique ayant t introduit dans la vie de la pninsule, l'vo-lution sociale de l'Italie substitue peu peu au socialisme d'Etat, qui avait promu la lgislation scolaire, un rfor-misme conomique plus franc.

    La rorganisation du systme scolaire, exprimente comme rvolution morale, avait russi crer un embryon de classe dirigeante, mais s'tait montre incapable d'une expression politique qui valorist les forces individuelles. Le premier moment de l'organisation des consciences populaires ne pouvait tre qu'un moment par excellence conomique, fond sur l'affirmation lmentaire de l'auto-nomie et de la libert.

    Malheureusement, suivant les coutumes de la vie ita-lienne, ce timide rveil conomique devait se confondre

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    avec une course aux privilges : au lieu d'affirmer des positions intransigeantes, les premires aristocraties ouvrires invoquent bourgeoisement la protection de la lgislation sociale, tandis que les timides initiatives indus-trielles rclament des mesures protectionnistes et des sub-ventions gouvernementales.

    L'uvre de la gauche, son rformisme conomique, tait le couronnement logique de notre impuissance rvolution-naire. Elle tait le rsultat dialectique de deux forces arri-res incapables de se dvelopper : la thocratie trouvait son prolongement dans la dmocratie et le rformisme, les traditions diplomatiques se rduisaient l'opportunisme des administrateurs. L'instinct de conciliation transformait l'quivoque initiale entre l'Eglise et l'Etat en une relation quivoque entre le gouvernement et le peuple.

    L'idal du gouvernement est une monarchie paternaliste dispensatrice de privilges. Mais, en vertu de l'hritage d'une rvolution manque, le mouvement rformiste ita-lien (comme du reste le parti socialiste) ne peut se dve-lopper dans le cadre d'un Etat auquel le peuple ne croit pas parce qu'il ne l'a pas cr avec son propre sang. Dans sa valeur thique de libration populaire, le socialisme prussien concide avec la signification de l'Etat, il repr-sente la continuation de l'esprit de solidarit promu par la Rforme, il est fils de l'ascse religieuse et son succs se mesure la ralisation de l'ide de l'Etat dans la conscience des citoyens. La lutte en pratique s'est limite au seul cadre conomique parce qu'un principe commun est consubstantiel tous les esprits et qu'il dcoule lui-mme du processus conomique : en Allemagne la rvolu-tion unitaire fut populaire et morale.

    En Italie une tradition qui n'est pas consciemment lib-rale, mais instinctivement individualiste, s'oppose la vita-lit de tout systme qui ignore la libre initiative et qui confre l'Etat une activit distincte de l'activit des citoyens.

    Le socialisme d'Etat se rvle ainsi un moment ph-mre, une tractation qui doit tre dpasse. Une fois sur le terrain de la lgislation sociale, la politique devient un per-ptuel chantage o, d'ternelles concessions, font cho d'ternelles revendications, sans qu'un principe de respon-sabilit ne s'introduise jamais dans la lutte politique.

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    L'Etat est rong par la dissension entre le gouvernement et le peuple : un gouvernement sans autorit et sans auto-nomie parce qu'il fait abstraction de la ralit des conditions conomiques et parce qu'il est fond sur le compromis; un peuple duqu au matrialisme et qui se comporte de faon perptuellement anarchique face l'organisation sociale.

    Ni la Droite ni la Gauche ne parvinrent se soustraire aux ncessits de ce protectionnisme dmagogique : Sella, qui suivit sur un mode mineur le style de Cavour, fut l'homme le plus impopulaire du pays.

    Seule une rsolution rapide du problme lectoral et du problme bureaucratique aurait pu remdier cette situa-tion parasitaire :mais on n'osait pas dbattre de l'autono-mie rgionale pour ne pas compromettre l'unit et on voulait limiter le droit de vote une oligarchie restreinte comme pour rcompenser la minorit qui avait prpar l'unit, sans compliquer davantage le problme de l'Etat par l'intervention de nouvelles masses populaires, jusque-l ngliges et ignores. Ainsi on ne parvenait pas conso-lider une situation rellement et intelligemment conservatrice, donnant le ton la vie nationale et discipli-nant l'mergence de ces nouvelles idologies rvolution-naires qui auraient assum des responsabilits futures. C'est en vain que Sonnipo et Franchetti invoqurent un largissement du suffrage; Stefano }acini, le reprsentant le plus lucide de la politique italienne aprs Cavour et Sella, fut accus de clricalisme lorsqu'il proclama l'exi-gence d'un parti conservateur et qu'il en traait le pro-gramme avec un sens critique exemplaire.

    Quand lasss des roueries et des flatteries de Depretis, les Italiens s'abandonnrent aux sductions faciles de la mga-lomanie de Crispi, devant l'chec africain la nation tout entire fut compromise. Quelle que soit la manire dont on entend les rhabilitations tardives, Adoua a signe l'ultime condamnation d'un esprit romantique facile et constitue la critique prventive de toutes les idologie nationalistes, destines natre en Italie avec l'esprit d'aventure et la mentalit parasitaire de la petite bourgeoisie : l'impria-lisme n'est qu'un rve naf quand les problmes lmen-taires de l'existence ne sont pas encore rsolus.

    Au dbut du :xxe sicle, aprs la parenthse ractionnaire qui suffit corrompre le programme et l'esprit du parti

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    socialiste naissant et montrer les dangers auxquels la libert tait continuellement expose en Italie, la politique italienne devait ncessairement culminer dans le giolit-tisme. Avec Giolitti la reprise des mthodes du gouverne-ment de Depretis acquiert une tout autre gravit. En adhrant la situation spcifique du pays, l'intuition histo-rique qui fonde l'action du pimontais se rvla particuli-rement gniale :la tche de l'homme d'Etat est de crer un climat de tolrance aux vues des conflits qui s'annon-cent, afin de ne pas compromettre la lente formation des richesses et des mentalits conomiques modernes au moyen desquelles le peuple italien s'apprte remdier son infriorit historique. L'Italie doit Giolitti dix annes de paix sociale et d'administration honnte; bien qu'il manqut de mesure dans son indulgence pour la dmago-gie, dans ses poses dictatoriales ou dans l'inconstance de ses joutes parlementaires, et qu'il ne ft pas la hauteur de lui-mme dans l'aventure libyenne ou face la guerre europenne, Giolitti fut l'homme de la situation.

    La guerre europenne nous surprit en pleine crise uni-taire et mit fin la rigueur administrative et au srieux conomique auxquels le giolittisme nous avait initis. Ce qui se joue pour l'Italie, au contact de l'Europe, c'est l'preuve de sa maturit. L'esprit de la guerre, en effet, fut populaire et svre, il reprsenta pour les paysans du Mezzogiorno la premire mise l'preuve de la vie unitaire; le sacrifice fut d'autant plus hroque qu'il semblait humble et anonyme. Mais les enseignements de la guerre furent limits et dforms par l'esprit interventionniste qui ressuscitait la rhtorique garibaldienne sans en faire renatre la gnrosit. La guerre nationaliste, mene dans l'esprit des ligues d'action antiallemande et des comits de salut public, tait une guerre impopulaire et oligarchique qui continua diviser le pays en une minorit ploutocra-tique et aventurire et une masse de travailleurs encore indiffrencie. Aux yeux de l'historien, la crise cono-mique qui suivit et les disparits psychologiques engen-dres par les privilges constituent autant de prmices annonciatrices du fascisme, dernire revanche de cette oli-garchie patriotique, courtisane et petite-bourgeoise qui gouverne l'Italie depuis des sicles en touffant toute initiative populaire.

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    UNE RVOLUTION MANQUE

    AUX yeux d'un observateur serein, l'histoire de l'aprs-guerre en Italie apparat comme l'annonce de la lutte poli-tique et comme une prparation l'exercice effectif de la libert. En mettant l'preuve tous les partis et toutes les forces, la guerre civile devenait l'expression la plus intense des nouvelles volonts.

    Mais ces ferments et ces espoirs ont manqu les nergies directrices, les aristocraties capables de les inter-prter et de les renforcer. Les vieilles lites survcurent et les nouvelles, en se fondant sur une exprience rudimen-taire de la guerre et sur des inquitudes messianiques, fai-saient preuve de la mme imprparation. Dnus de toute aptitude au militantisme politique, l'influence de ces deux groupes que constituaient l' Unit et la HJlont, ne suffit pas racheter la politique des combattants.

    Les vieux partis ne pouvaient pas davantage comprendre et exprimer les nouveaux besoins, de sorte qu'ils s'puisrent dans un insurmontable conflit entre leur travail d'interprta-tion du rel et leur praxis. Pendant quatre ans, la lutte poli-tique ne russit pas donner la mesure de la lutte sociale.

    Le libralisme perdit son efficace parce qu'il se rvla incapable de comprendre le problme de l'unit. Aprs avoir clbr les obsques des ides librales, le clrica-lisme devait s'teindre dans le parti qui, travers une action dmocratique, poursuivait un rsultat de conserva-tion. Le socialisme, qui palliait certains lments pour faire triompher la notion d'avenir, rvla la profonde indigence de ses capacits lorsqu'il se rsolut passer l'action et, avec Turati, il montra son impuissance comme parti de gouvernement. Au lieu de rester fidle la logique rvolu-tionnaire, il se fit l'hritier d'une dmocratie corrompue.

    En Italie les seuls rvolutionnaires furent ces commu-nistes qui, en agitant le mythe de Lnine, voyaient dans la rvolution l'occasion de mettre l'preuve les capacits politiques des classes laborieuses et leur aptitude crer l'Etat. Mais le marxisme qui avait anim les masses ne sut pas lui non plus engendrer des chefs.

    Toutefois, dans l'aprs-guerre, le mouvement ouvrier fut le premier mouvement laque italien capable de pousser jusqu' son extrme logique la signification rvolutionnaire

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    moderne de l'Etat et de conclure le combat contre les croyances dfuntes en promouvant une nouvelle thique et une nouvelle religiosit. Mais de mme qu'il manqua une comprhension vritable de la valeur nationale que repr-sentait ce mouvement ouvrier rvolutionnaire, de mme les dirigeants manqurent leur fonction, la fois par peur et par vanit de gouverner. La politique unitaire de Serrati, dont un moment donn dpendit le destin de la rvolution, se rvla un giolittisme "dsducateur", l'habi-let de Giolitti en moins, et insuffisamment prpar diri-ger les vnements avec srnit et confiance. Seule la lutte peut conduire la cohsion et la discipline. Quoi qu'il en soit, la fonction unitaire est exerce par le gouvernement : l'abstention constitue pour lui l'essence de la moralit.

    Dans 1' esprit de Serra ti, les aspirations opposes des pay-sans et des ouvriers se confondirent avant de pouvoir tre distingues. Au contraire, pour que la lutte suive le rythme que lui dicte ses responsabilits, il importe que les affirma-tions s'expriment d'une faon autonome partir de la base, comme si elles suivaient leur propre logique. La concilia-tion est le rsultat toujours nouveau de la lutte : affirmer la conciliation a priori signifie anantir les forces libres au moment mme o elles surgissent. Et les rvolutionnaires, en effet, instauraient une pratique ractionnaire.

    LIBRISME ET OUVRIERS

    Au -del du caractre abstrait de ses programmes de socia-lisation, le mouvement socialiste contenait implicitement la possibilit d'une nouvelle conomie capable de rsoudre enfin l'antinomie insoluble de la politique conomique ita-lienne : librisme protectionnisme.

    Le librisme s'est affirm dans le Pimont et en Toscane, travers l'organisation conomique d'une agriculture fon-de sur la petite proprit et le mtayage. Il doit faire ses preuves dans la vie moderne en s'adaptant aux exigences d'une industrie qui est en train de crer tout naturellement une conomie de production, fonde sur la rigidit de la discipline inhrente aux rapports entre industriels et ouvriers. Il n'est pas exclu toutefois que l'industrie puisse se dvelopper son tour sur un mode libriste, si l'on par-

  • 34 LA RVOLUTION LIBRALE

    vient surmonter l'amateurisme ou l'esprit parasitaire de l'industrialisme italien, en le ramenant sa fonction natu-relle qui est l'industrialisation de l'conomie agraire.

    Un examen de conscience svre suffirait nous convaincre que notre politique conomique a t dvoye, plus encore que par un manque de capitaux circulants, par la persistance de l'impt sur le grain, lequel tait l'agri-culture toute volont de lutte, l'empchait d'tablir les liens ncessaires avec le dveloppement de l'industrie et ne lui permettait pas de conqurir sa place sur les marchs mondiaux en suivant la logique de ses aptitudes la sp-cialisation. Ces erreurs initiales suffirent alimenter chez les capitalistes du Nord la psychose de l'aventure mgalo-mane et du mimtisme international, qu'il semble si diffi-cile prsent d'enrayer parce que des intrts artificiels se sont greffs tout autour.

    Un mouvement ouvrier qui se montrerait intransigeant vis--vis de tous les rformismes pourrait marquer le dbut d'une rvision et offrir le cadre d'une lutte invitable. Les appels des libristes aux consommateurs et aux paysans sont condamns tomber plat comme dans le pass. Le concept mme de consommateur est un pur lment de calcul, psychologiquement parlant il correspond l'esprit petit-bourgeois. Or, les classes moyennes 1 qui dominent dans l'Italie moderne n'ont jamais fait preuve d'une apti-tude particulire l'hrosme ou au sacrifice politique : elles recrutent d'une part tous les dus du capitalisme, dont l'chec n'est d qu' leur mdiocre insuffisance, et, d'autre part, les pseudo-aristocraties ouvrires qui se sont puises force de vouloir s'embourgeoiser. Les paysans sont condamns par l'histoire incarner le conservatisme; en vertu du caractre rtrograde des mentalits paysannes et de leur manque d'aptitude la lutte politique, une ini-tiative politique qui partirait des campagnes dboucherait

    1. Le phnomne des classes moyennes a constitu l'un des premiers sujets traits par les crivains de La Rvolution librale. L'essai de Formentini sur le Collaborazionismo (Turin, 1922) en a fourni trs claire-ment la thorie. Sur la psychologie des classes moyennes en Italie voir galement l'essai plus consistant de Giovanni Ansaldo, in. La Rvolution librale, anne 1, n. 30 et anne II, n. 14.

  • L'HRITAGE DU RISORGIMENTO 35

    invitablement sur une meute ractionnaire : du reste, il importe peu que les paysans s'lvent pour agir si leur fonction spcifique est de garder dans leur esprit calme et rsign les nergies du futur destines se tarir rapide-ment avec la slection lie l'urbanisation.

    D'o notre conviction que cette ardeur et cet esprit d'initiative qui ont conduit les ouvriers occuper les usines a ne peuvent tre considrs comme teints jamais : les flatteries de la lgislation sociale et du collabo-rationnisme parasitaire instaur par les fascistes ne russi-ront pas endormir insidieusement la seule force vive sur laquelle on pourra compter l'avenir.

    En matire de culture politique notre objectif est de pr-parer les nouvelles classes dirigeantes ces ides essen-tielles. Cet espoir avou, nous dirons pour conclure que le nouveau librisme doit concider en Italie avec la rvolu-tion ouvrire pour offrir les premires garanties et les pre-mteres forces d'un dveloppement autonome des initiatives. L'Italie deviendra moderne tout en restant un pays principalement agricole : mais, pour devenir consis-tante, notre agriculture, pauvre et archaque, doit promou-voir toute une srie d'initiatives industrielles qui correspondent ses propres besoins, ou comme le pres-sentit Stefano }acini dans l' Inchiesta agraria, elle doit deve-nir industrielle. La renaissance moderne de notre conomie commencera lorsque les avant-gardes indus-trielles (ouvriers et entrepreneurs) du Nord se dcideront agir et offrir une solution unitaire au problme mridional en nous librant de l'esprit politicard et parasitaire qui, depuis soixante ans, a constitu le seul rsultat de l'unit.

    Note. Je nourris l'espoir de pouvoir rdiger un jour une histoire du Risorgimento (l'bauche que j'en donne ici est tout fait insuffisante). Tout en reconnaissant ma dette l'gard d'Oriani (La lotta politica in Italia, nouvelle dition, La Voce, 1921) et de Missiroli (La monarchia socialista, 2e dit., Bologne, Zanichelli, 1922), je dois admettre que cette histoire schmatique, psychologiquement trop peu raliste, surtout l o on s'attendrait trouver une description plus dramatique du conflit entre les hommes et une intuition des facteurs conomiques, nous laisse relativement insatis-

  • LA RVOLUTION LIBRALE

    faits. Nanmoins nos objections contre Oriani sont tout fait diffrentes de celles qui sont gnralement avances par des lettrs ou des rudits et nous ne saurions oublier que, parmi nos pres, il fut le seul nous enseigner ce qu'est l'histoire en nous montrant quel point une vision prcise du Risorgimento est instructive pour celui qui veut comprendre la vie contemporaine.

  • LIVRE II

    LA LUTTE POLITIQUE EN ITALIE

    1. LIBRAUX ET DMOCRATES

    CONCEPT ET DVELOPPEMENTS DU LIBRALISME EN ITALIE

    c'EST dans la longue absence d'un parti franchement conservateur que, sans vouloir ergoter, il faudrait recher-cher la plus grave dficience du libralisme italien.

    Sans conservateurs et sans rvolutionnaires, l'Italie est devenue la patrie naturelle des murs dmagogiques. Face au danger du clricalisme, tantt rel, tantt forg par l'imaginaire des garibaldiens, mme les plus rtrogrades se sont mis flirter avec le radicalisme.

    Avant l'arrive de la Gauche au pouvoir, la lutte pour l'indpendance nationale et le problme dlicat de l'assai-nissement financier n'offraient pas des conditions favo-rables l'organisation de la lutte politique. La Droite tait un gouvernement de conciliation et de concentration nationale, et La Farina, avec sa ligue politique, ne se mon-trait pas moins timide que le Paru:to d'azione face aux rformes radicales.

    Aprs 1870, en revanche, la pratique unanime de ce radi-calisme nationaliste se convertit en un ferment de dissolu-tion de nos coutumes politiques.

    "Le conservatisme - selon Bluntschli - exerce sa fonction naturelle aprs une rvolution et la transformation poli-tique d'un peuple, lorsqu'il s'agit de prserver les rsul-tats acquis et d'empcher qu'ils ne dpassent la mesure."

    Or, seul Stefano Jacini se fit l'cho et l'interprte de cette pense au regard de la situation italienne. "Quand le conservatisme et le libralisme coexistent en permanence dans un corps politique, l'un en face de l'autre, ils forment ensemble les conditions ncessaires sa bonne sant; et ils sont destins, dans l'intrt du progrs civil, prvaloir alternativement; le premier lorsqu'il faut prter main forte un travail inlassable de rformes; le second lorsqu'il faut rparer les forces qui, du fait de leur travail, ont tendance

  • LA RVOLUTION LIBRALE

    s'user, chacun surveillant l'autre et l'empchant de dpas-ser la mesure."

    "L'unit de l'Italie, la lgitimit de la maison rgente, le Statut en vigueur, en tant qu'ils constituent les trois fonde-ments de l'Etat, un conservateur italien, pour qu'on puisse lgitimement l'appeler ainsi, ne peut pas mme en admettre la discussion. Excepts ces trois points, qui du reste, de par leur gnralit, pourraient s'appliquer et la plus grande expansion de libert praticable dans le monde moderne et au pouvoir excutif le plus vigoureux, except ces trois points donc, le conservateur italien peut critiquer tout ce qui a trait l'Etat. A travers cette critique et fort d'une exprience de vingt ans, le conservateur sera natu-rellement enclin dfendre tout ce qui, dans les institu-tions et dans l'orientation du gouvernement, se rvle conforme, suivant cette exprience, ou suivant une vi-dence incontestable, au concept de conservateur, etc., etc." 1 Bien mieux que Silvio Spaventa, soucieux d'expri-mer uniquement les exigences de l'unit et de l'autorit de l'Etat, }acini comprit que le problme italien se rsumait un problme de style politique.

    Un parti conservateur pouvait exercer en Italie une fonc-tion moderne, indirectement librale, en tant qu'il et fait sentir le sentiment de dignit qui rsulte du respect de la loi, la ncessit d'une dfense scrupuleuse de la scurit publique et l'efficacit du culte des traditions pour la fon-dation d'une cohsion morale dans ce pays.

    Les ressources de l'hglianisme de Droite n'ont eu aucune action sur les passions dmagogiques dominantes, parce qu'elles ne parlaient pas aux Italiens dans leur langue : les conservateurs, en revanche, auraient pu obte-nir l'assentiment de certaines classes populaires en profes-sant un respect absolu de la religion et en s'en tenant la formule de Cavour sur la question ecclsiastique. Le got de l'pargne, la ncessit d'une politique fiscale avise, l'hostilit contre les impts excessifs qui accompagnent comme leurs consquences naturelles les expriences d'tatisme, auraient d constituer auprs des classes rurales

    r. S. }acini, 1 conservatori e l'evoluzione dei partiti politici in ltalia, Milan 1879, pp. 14-16.

  • LA LUTTE POLITIQUE EN ITALIE 39

    de la pninsule les prmices d'une claire conscience anti-parlementariste qui, tout en respectant dans le Parlement l'institution des garanties lmentaires de la libert et de la dmocratie contre l'esprit d'aventure en politique tran-gre, ou la chasse l'emploi et l'avidit ploutocratique en politique intrieure, rsiste au dveloppement dmesur du centralisme oligarchique par une rforme lectorale valable et une dfense de la dcentralisation.

    Un programme de ce type prsent par Jacini aurait signifi en Italie la liquidation prventive de cette psycho-logie radicalisante et nationaliste qui devint au contraire prdominante chez les parvenus* d'une bourgeoisie rate. Le conservatisme, chez nous, aurait d servir le combat de l'agriculture (avec ses possibilits d'industrialisation) contre l' Abenteuer Kapitalismus des industriels dilettantes et contre le parasitisme bureaucratique. Les arguments contre la charge excessive des impts qui pesaient sur la proprit foncire, et que Giustino Fortunato a repris par la suite avec beaucoup de conviction, touchaient le point essentiel du problme du rgime parlementaire en Italie : la formation d'une conscience civique des contribuables constituait la condition ncessaire et suffisante pour garan-tir la permanence des institutions librales. Le dput dbarquant Rome pour dfendre au nom des classes rurales une politique d'pargne et d'immigration aurait brusquement interrompu le rseau d'intrts constitus, partir duquel l'Etat italien, en jouant sur la dmagogie financire, tait en train de crer, travers toutes sortes de chantages et de complicits, des pratiques de parasitisme et de bienfaisance pour les dclasss. Au lendemain de l'unit, l'inertie du Sud lie au banditisme et l'hritage de l'ancien rgime empcha la formation des conditions objectives ncessaires cette lutte contre la bureaucratie. Les documents de la psychologie et de la culture conserva-trice sont rests enfouis et oublis dans l' Inchiesta agraria.

    Tandis que le libralisme des conservateurs, qui aurait pu jouer un rle historique dans l'conomie du Mez-zogiorno, mourait avant de natre, l'immaturit de la lutte politique et des coutumes nationales poussait les avant-

    *Les mots en italique suivis d'un astrisque sont en franais dans le texte.

  • 40 LA RVOLUTION LIBRALE

    gardes du Nord renier leur programme instinctivement individualiste et libriste. Entre l'industrie et le librisme se creusait un abme qu'ils allrent jusqu' transporter dans le champ de la thorie et de la sociologie. Or, bien qu'ille contienne et le prsuppose, le libralisme ne s'puise pas dans le librisme.

    Sans tomber dans des dfinitions simplistes et troites, nous pouvons considrer que la passion, la conscience de la libert et de l'initiative (qui constituent les concepts essen-tiels d'une thorie et d'une pratique librale) trouvent leurs aliments naturels dans une vie conomique dnue de tout prjug, mais non pour autant aventureuse, aguerrie aux imprvus et sans attaches rigides quelque systme que ce soit, agile et ennemie de la quitude provinciale et nationa-liste, capable de garder sa place dans l'quilibre de la vie mondiale par la fcondit de sa production et de ses entre-prises. A bien y regarder, telle est la morale de cet indivi-dualisme conomique qui a fait ses preuves dans les pays anglo-saxons, depuis lesquels nous avons vu se lever l'au-rore de la modernit. En ce sicle qui est le ntre, la pre-mire mission de l'industrie devrait tre de nous enseigner un esprit et une ncessit qui ne soient pas troitement nationalistes mais europens et mondiaux; dsormais l'ac-tivit cratrice et innovatrice des hommes ne peut plus faire abstraction de ces horizons.

    Au contraire, reniant tout sens de la dignit, la nouvelle conomie italienne s'affirmait dans le Nord comme une industrie protge. En trente ans de polmique, nos lib-ristes ont eu amplement le temps et la possibilit de dmontrer, par des calculs et des chiffres, tous les mfaits du protectionnisme douanier. Rexaminer cette question en conomie serait purement anachronique. Les dernires tudes ou donnes n'ont abouti aucune conclusion nou-velle, elles se sont contentes de confirmer qu'en adhrant au protectionnisme, la vie nationale faisait une bien mau-vaise affaire. Mais il est temps d'affronter les arguments du protectionnisme sur son propre terrain de prdilection, en montrant les mfaits politiques d'un systme qui a inaugur en Italie une poque de corruption et de dgnrescence des coutumes de la bourgeoisie et du proltariat.

    L'lvation morale des ouvriers tait initialement nie par l'humiliation de devoir limiter leurs propos et leurs

  • LA LUTTE POLITIQUE EN ITALIE 41

    idaux au seul problme du chmage; pour se racheter de son erreur initiale la bourgeoise devait trouver des com-plices et payer sa tactique d'exploitation de l'argent public par une politique de concessions. C'est ainsi que venaient manquer les deux principaux noyaux de recrutement d'un parti libral d'avant-garde, qui cherchait rnover la vie politique en y faisant continuellement affluer de nou-veaux courants libertaires, disciplins autour d'une mo-rale de l'autonomie. Le mot d'ordre des classes infrieures tait la recherche d'un subside. Les briseurs de grves n'taient que le symbole de l'immaturit dsolante de l'es-prit proltarien et de cette psychologie primaire de flibus-tiers et de spculateurs esclavagistes propre aux classes industrielles. En l'absence de toute finalit consistante, la fibre des combattants ne pouvait se construire. A l'indivi-dualisme (qui est le premier ressort de 1' action, de mme que l'conomie est le prsuppos de la politique et marque, en quelque sorte, la premire affirmation d'une conscience et d'une dignit sociale chez l'homme - en effet, si les critiques de la philosophie moderne sont valables contre la gnosologie utilitaire, elles se rvlent inconsistantes face l'exprience indiscutable de la praxis) se substituait une morale de la solidarit, une sorte de complicit calcule dans le parasitisme.

    En vertu de ces conciliations artificieuses, l'abme entre le Sud et le Nord se creusait de plus en plus et la seule alterna-tive qui permit d'viter le conflit fut le choix d'une politique de faveurs. En revanche, une industrie ne sur des bases librales n'aurait pas constitu l'antithse de la vie agri-cole, mais son avant-garde : autour du systme de la pro-duction, dans l'usine, les entrepreneurs et les ouvriers, en prenant conscience de la dimension ncessairement tech-nique de leur fonction, auraient conquis des responsabi-lits politiques et une certaine puissance d'action.

    Aux yeux d'un observateur trop press, la vie italienne peut sembler riche en inexorables antithses : pourtant, autour d'un systme parlementaire suffisamment souple, les intrts agricoles et les intrts industriels auraient pu se combattre pacifiquement, tout en restant fidles aux valeurs de la dignit librale.

    L'agriculture (la petite proprit du Nord, mais aussi le mtayage toscan, la culture extensive du Mezzogiorno,

  • 42 LA RVOLUTION LIBRALE

    favorise peu peu par l'migration et les institutions du crdit foncier ainsi que la culture moderne industriali-se des rgions milienne et lombarde) constitue, en quelque sorte, l'aspect conservateur d'une pratique lib-rale, comme en tmoignent ces propritaires qui ont int-rt jouir des liberts traditionnelles sans ingrence gouvernementale, tandis qu'ils tiennent fermement la prennit de leurs droits et qu'ils sont attachs aux formes dominantes de la proprit, prts rsister toutes les aspirations d'un proltariat rural qui, en dpit de cette rsistance, n'en dveloppe pas moins le sens de la pro-prit et un besoin de libration. Mais, en raison mme de cette immaturit et de ces esprances messianiques, en Italie le proltariat rural est incapable de s'adapter une pratique librale et se laisse aller tout naturellement des rves anarchiques et radicaux qui, quoique vagues et ind-termins, ont encore le mrite de les conduire pour la pre-mire fois la vie sociale et de les prparer indirectement une lutte plus mre.

    Dans le Nord, l'industrie alimente son tour un libra-lisme d'avant-garde et cre, pour ainsi dire, l'impulsion rvolutionnaire du monde moderne. L'usine dveloppe le sens de la dpendance et de la coordination sociale, mais elle n'teint pas pour autant les forces de rvolte, bien au contraire, elle les cimente dans une volont organique de libert. Au culte de la constitution traditionnelle, elle sub-stitue l'idal toujours renouvel d'un ordre nouveau. L'individu trouve la possibilit de son lvation dans la morale du travail.

    A travers la conqute du march mondial, l'entrepreneur exprimente les lois inexorables de l'initiative moderne lies la production. Un rythme de vie intense, o chacun assume d'autant plus sa fonction qu'il s'affirme de plus en plus vigoureusement et qu'il dveloppe une psychologie conqurante face aux imprvus, un esprit de cohrence dans l'exploitation de ses libres nergies, la prvoyance sre dans le calcul de l'avenir, sans les illusions aventu-reuses et le simplisme du spculateur. Cette morale de la libert aurait pu constituer la prparation sociale la plus rigoureuse une pratique politique d'opposition librale. Les limites du Statuta, rvolutionnaire par rapport au monde o il avait surgi, n'allaient pas tarder apparatre

  • LA LUTTE POLITIQUE EN ITALIE 43

    comme des contraintes ingrates qui ne pouvaient tre sur-montes que par de nouvelles lois. A travers la presse, l'or-ganisation des classes, la lutte politique ou la critique constitutionnelle, le sens des liberts s'affirmait triompha-lement dans la ville moderne, organisme n de l'effort autonome de milliers d'individus qui leur imposent leur loi, ne tolrant plus d'obtemprer aux ordres de l'tranger. Le suffrage universel et la reprsentation proportionnelle auraient pu, s'ils avaient t appliqus jusqu'au bout, pr-parer le climat de srnit ncessaire l'affirmation de ces discussions et de ces exigences.

    Or, le libralisme se montra incapable de donner des mots d'ordre aux nouvelles forces : les industriels sem-blaient former une bande mystrieuse qui assumait des fonctions sacerdotales occultes dans l'quilibre politique italien, et on inventa le mot de ploutocratie pour dsigner la mfiance et le mpris avec lesquels, sous des dehors hypo-critement respectueux et courtisans, le public italien les considrait; les ouvriers dcouvrirent dans le socialisme le symbole rvolutionnaire de leur libert, et c'est seulement dans ce sens (autrement, dit dans un sens qui est prcis-ment l'oppos de celui du socialisme rformiste thoris par Missiroli) qu'ils exercrent dans le monde moderne une fonction librale.

    LES TORTS DE LA THORIE LIBRALE

    LE symptme de ces insuffisances pratiques se rvle dans l'inconsistance des thories librales labores ces cin-quante dernires annes. Les crivains libraux n'ont pas su tenir compte du mouvement ouvrier qui tait en train de devenir l'hritier naturel de la fonction libertaire exer-ce jusque-l par la bourgeoisie; ils n'ont labor aucun concept partir de 1 'un des phnomnes les plus intres-sants de la vie politique : la lutte des classes et la forma-tion historique des partis.

    La doctrine de la classe politique, rigoureusement labo-re par Gaetano Mosca et Vilfredo Pareto, aurait pu clai-rer la signification de la lutte sur le terrain social si elle avait t plus directement rattache aux conditions de la vie publique et l'opposition historique des diffrentes

  • 44 LA RVOLUTION LIBRALE

    classes sociales. L'ide d'une lite qui s'affirme en exploi-tant un rseau d'intrts et des conditions psychologiques gnrales, contre les vieux dirigeants dont la fonction est prime, est clairement librale, parce qu'elle dcouvre dans le conflit social la prdominance d'lments auto-nomes et d'nergies relles, en renonant l'inertie de ces idologies qui se contentent d'avoir confiance en une srie d'entits mtaphysiques comme la justice, le droit naturel, la fraternit des peuples. Le processus de formation de l'lite est clairement dmocratique : dans les aristocraties qui le reprsentent, le peuple, ou plutt les diffrentes classes, donnent la mesure de leur force et de leur origina-lit. L'Etat qui en rsulte n'est pas tyrannique et les libres efforts des citoyens, devenus pour la circonstance des combattants, y ont amplement contribu. Non seulement le rgime parlementaire s'oppose cette loi historique de la succession des classes sociales et des minorits domi-nantes, mais il est l'instrument le plus raffin pour l'exploi-tation de toutes les nergies qui y participent et pour la slection rapide des mieux adapts.

    Au contraire, la science dominante, y compris celle des soi-disant libraux, se nourrit du rve strile d'une unit sociale et ne reconnut pour toute valeur que celle d'une grossire religion de la patrie et de l'intrt gnral. Cette doctrine de l'indiffrence politique va jusqu' confondre le libralisme gouvernemental avec le libralisme comme force politique et comme initiative populaire. Les conclu-sions les plus rigoureuses de ces prmisses peuvent se lire dans le clbre essai de Benedetto Croce Il Partito come giudizio e come pregiudizio. A vrai dire, la meilleure trou-vaille de ce livre est dans sa boutade initiale : les partis politiques comme genre littraire. Croce obissait une logique conservatrice et faisait abstraction de toute exp-rience directe de la vie politique. Le parti, en effet, ne peut se dfinir comme un genre de la casuistique, ou comme une abstraction programmatique que si l'on considre que sa fonction se rduit la connaissance des problmes pra-tiques. Mais, par rapport la connaissance technique de la ralit sociale, le parti reprsente un moment de mdiation et de synthse ultrieur qui s'accomplit prcisment dans une action : il suffit de se rfrer la distinction crocienne entre thorie et pratique, pour comprendre la nature abs-

  • LA LUTTE POLITIQUE EN ITALIE 45

    traite de sa critique des prjugs des partis. On constate la mme erreur lorsque Croce prtend que la lutte des classes est un concept logiquement absurde, parce qu'il est form moyennant le transfert abusif de la dialectique hglienne des concepts purs sur le terrain des classifications empi-riques, et dangereux du point de vue pratique puisqu'il nie la conscience d'une unit sociale. Sa critique vise la philo-sophie de l'histoire de Marx et l'illusion messianique, d'ori-gine mystique et hglienne, de l'abolition finale des classes. En ralit, la praxis nous permet d'assister chaque jour la formation, dans l'unit sociale, d'un certain nombre de classes distinctes qui, suivant une loi naturelle, s'hypostasient, s'associent, luttent pour des intrts pr-sents et pour des idaux futurs. A ces classes, qui se vivent la fois comme unies et ennemies, et qui ont cr leurs propres coutumes et leurs propres aspirations travers une lutte relle dans l'histoire, le philosophe, moins de faire preuve d'une navet flagrante, ne saurait prcher l'exi-gence d'une unit sociale ni dmontrer la nature gnosolo-gique de leurs illusions, parce que ces illusions ne sont pas une construction artificielle, comme les genres littraires, mais la ncessit la plus intime de leur vie, leurs esp-rances et leurs souffrances. Ni la logique de l'abstrait ni la logique de l'acte pur ne peuvent expliquer l'impratif de la lutte d'o jaillit le parti politique, que seuls les idologues peuvent considrer comme dpass au regard des solutions qu'il propose en matire conomique et technique. Si la ralit se rduisait des questions objectives, nous pour-rions en donner un concept rationnel et le problme social se rsoudrait au moyen d'une srie de remdes, par rap-port auxquels, une fois leur efficacit prouve, il ne subsis-terait plus aucun doute : mais c'est l la logique de l'Eglise et du Syllabus, et non pas la logique de la poli-tique. L'idal d'un parti unique restera jamais le rve mdiocre des rgimes thocratiques et corrupteurs, comme le montre sa rsurgence dans les idologies fascistes.

    Quand la politique des partis tudie des questions objec-tives, elle les analyse en fonction des intrts et des forces populaires : pour elle la ralit se transfigure la mesure des sentiments et des psychologies. L'esprit du chef de parti rvle son originalit quand les volonts individuelles expriment, non pas la maturit de leurs connaissances,

  • LA RVOLUTION LIBRALE

    mais leur logique politique. A l'homme d'Etat revient une mission de second ordre : il doit dialectiser les forces pour en tirer une loi, qui ne peut devenir une loi d'intrt gn-ral que si elle est le rsultat de positions antagonistes. Pour le parti, la considration des rsultats est peine un l-ment de calcul ou de prvision : tandis que le chef de parti est, au sens strict du terme, un tribun, l'homme politique, lui, est un diplomate.

    Ces observations expliquent clairement les raisons pour lesquelles nous considrons comme strile la clbre pol-mique librale entre Gentile et Missiroli. En vertu de leur passion commune pour la dialectique et la mtaphysique, l'un et l'autre, en effet, faisaient fi du terrain historique dont doit tenir compte une enqute sur les caractristiques et les limites des partis.

    Pour Missiroli, le libralisme est l'essence mme de l'his-toire moderne, activiste et immanentiste. Loin de dfendre une croyance ou un jugement prcis, le libral doit s'en tenir une mthode dynamique et en quelque sorte oppor-tuniste. Son action tend coordonner les forces vives de l'histoire moderne et se range jour aprs jour du ct des plus clairs. En dfinissant comme librale l'uvre des socialistes italiens, la thse pratique que Missiroli dduisait de ces prmisses tait assez brillante et sduisante sur le plan historique, en revanche, du point de vue thorique sa mthode fait revivre une pense abstraitement progressiste, et qui rpte l'impuissance des Lumires dans leur tenta-tive de dfinir le progrs, autrement dit, en substance, elle ne sait pas nous dire comment la thorie professe doit s'incarner dans une action politique.

    Gentile confondait son tour le libralisme avec l'art de gouverner. Sans le moindre sens des distinctions et sans aucune connaissance de la lutte, il se limitait un concept du libralisme comme rsultat de forces opposes, conu la fois comme conservation et innovation, autrement dit, il s'en tenait cette vieille pense modre qui ne veut aller ni droite ni gauche et qui s'efforce de masquer ses propres intrts conservateurs sous de prtendus intrts gnraux. Du reste, derrire la conception quivoque de Gentile, qui en appelle vainement Mazzini et Cavour, on devine l'absence la plus dsolante de toute passion gnreuse pour la libert. Pour Gentile, la politique lib-

  • LA LUTTE POLITIQUE EN ITALIE 47

    rale se fait d'en haut : seul le ministre peut se dire libral. Un parti de gouvernement qui, fidle l'hritage des Lumires, exercerait une fonction de conservatisme mo-dr est bien sr inconcevable, de sorte que le problme que Gentile voulait rsoudre est ni dans ses propres termes par Gentile lui-mme. L'illustration politique des thses gentiliennes, que nous devons au ministre de l'Instruction publique de Mussolini, confirme la significa-tion ractionnaire que Missiroli perut dans ses premires dclarations : la justification et l'interprtation que Gentile donne de son libralisme se confondent avec une morale de la tyrannie de sorte que, par un artifice dialectique, le problme de la libert est oubli, dans le seul souci, cultiv par tous les despotes, de l'autorit.

    En Italie, les origines de cette interprtation philoso-phique arbitraire du libralisme remontent une cinquan-taine d'annes et elles se confondent avec les premires tentatives de la Droite pour donner une thorie de l'Etat thique. Silvio Spaventa a sa part de responsabilit quant aux quivoques qui rsultent de l'application des thses hgliennes au domaine de la pratique. Car, si face l'his-toire, et pour ainsi dire, travers les vicissitudes mtaphy-siques de l'humanit, l'Etat exerce une fonction thique en tant qu'il reflte le processus au cours duquel, volens nolens, l'individu est sans cesse amen assumer une fonc-tion sociale, il e