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HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES DE MŒURS SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE GOBSECK

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  • HONORÉ DE BALZAC

    LA COMÉDIE HUMAINEÉTUDES DE MŒURS

    SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE

    GOBSECK

  • À MONSIEUR LE BARONBARCHOU DE PENHOEN.

    Parmi tous les élèves de Vendôme, noussommes je crois, les seuls qui se sont retrouvés aumilieu de la carrière des lettres, nous qui culti-vions déjà la philosophie à l’âge où nous ne de-vions cultiver que le De viris ! Voici l’ouvrageque je faisais quand nous nous sommes revus,et pendant que tu travaillais à tes beaux ou-vrages sur la philosophie allemande. Ainsi nousn’avons manqué ni l’un ni l’autre à nos voca-tions. Tu éprouveras donc sans doute à voir iciton nom autant de plaisir qu’en a eu à l’y ins-crire.

    Ton vieux camarade de collége,DE BALZAC.

    1840.

  • À une heure du matin, pendant l’hiver de1829 à 1830, il se trouvait encore dans le salonde la vicomtesse de Grandlieu deux personnesétrangères à sa famille. Un jeune et joli hommesortit en entendant sonner la pendule. Quandle bruit de la voiture retentit dans la cour, lavicomtesse ne voyant plus que son frère et unami de la famille qui achevaient leur piquet,s’avança vers sa fille qui, debout devant la che-minée du salon, semblait examiner un garde-vue en lithophanie, et qui écoutait le bruit ducabriolet de manière à justifier les craintes desa mère.

    ― Camille, si vous continuez à tenir avec lejeune comte de Restaud la conduite que vousavez eue ce soir, vous m’obligerez à ne plusle recevoir. Écoutez, mon enfant, si vous avezconfiance en ma tendresse, laissez-moi vousguider dans la vie. À dix-sept ans l’on ne saitjuger ni de l’avenir, ni du passé, ni de certainesconsidérations sociales. Je ne vous ferai qu’une

  • seule observation. Monsieur de Restaud a unemère qui mangerait des millions, une femmemal née, une demoiselle Goriot qui jadis a faitbeaucoup parler d’elle. Elle s’est si mal compor-tée avec son père qu’elle ne mérite certes pasd’avoir un si bon fils. Le jeune comte l’adore etla soutient avec une piété filiale digne des plusgrands éloges ; il a surtout de son frère et desa sœur un soin extrême. ― Quelque admirableque soit cette conduite, ajouta la comtesse d’unair fin, tant que sa mère existera, toutes les fa-milles trembleront de confier à ce petit Restaudl’avenir et la fortune d’une jeune fille.

    ― J’ai entendu quelques mots qui medonnent envie d’intervenir entre vous et ma-demoiselle de Grandlieu, s’écria l’ami de la fa-mille. ― J’ai gagné, monsieur le comte, dit-il ens’adressant à son adversaire. Je vous laisse pourcourir au secours de votre nièce.

    ― Voilà ce qui s’appelle avoir des oreillesd’avoué, s’écria la vicomtesse. Mon cher Der-

  • ville, comment avez-vous pu entendre ce que jedisais tout bas à Camille ?

    ― J’ai compris vos regards, répondit Dervilleen s’asseyant dans une bergère au coin de lacheminée.

    L’oncle se mit à côté de sa nièce, et ma-dame de Grandlieu prit place sur une chauf-feuse, entre sa fille et Derville.

    ― Il est temps, madame la vicomtesse, que jevous conte une histoire qui vous fera modifierle jugement que vous portez sur la fortune ducomte Ernest de Restaud.

    ― Une histoire ! s’écria Camille. Commen-cez donc vite, monsieur.

    Derville jeta sur madame de Grandlieu unregard qui lui fit comprendre que ce récit devaitl’intéresser. La vicomtesse de Grandlieu étaitpar sa fortune et par l’antiquité de son nom, unedes femmes les plus remarquables du faubourgSaint-Germain ; et, s’il ne semble pas naturelqu’un avoué de Paris pût lui parler si familière-

  • ment et se comportât chez elle d’une manièresi cavalière, il est néanmoins facile d’expliquerce phénomène. Madame de Grandlieu, ren-trée en France avec la famille royale, était ve-nue habiter Paris, où elle n’avait d’abord vé-cu que de secours accordés par Louis XVIIIsur les fonds de la Liste Civile, situation insup-portable. L’avoué eut l’occasion de découvrirquelques vices de forme dans la vente que la ré-publique avait jadis faite de l’hôtel de Grand-lieu, et prétendit qu’il devait être restitué à la vi-comtesse. Il entreprit ce procès moyennant unforfait, et le gagna. Encouragé par ce succès, ilchicana si bien je ne sais quel hospice, qu’il enobtint la restitution de la forêt de Grandlieu.Puis, il fit encore recouvrer quelques actionssur le canal d’Orléans, et certains immeublesassez importants que l’empereur avait donnésen dot à des établissements publics. Ainsi ré-tablie par l’habileté du jeune avoué, la fortunede madame de Grandlieu s’était élevée à un re-

  • venu de soixante mille francs environ, lors dela loi sur l’indemnité qui lui avait rendu dessommes énormes. Homme de haute probité,savant, modeste et de bonne compagnie, cetavoué devint alors l’ami de la famille. Quoiquesa conduite envers madame de Grandlieu luieût mérité l’estime et la clientèle des meilleuresmaisons du faubourg Saint-Germain, il ne pro-fitait pas de cette faveur comme en aurait puprofiter un homme ambitieux. Il résistait auxoffres de la vicomtesse qui voulait lui fairevendre sa charge et le jeter dans la magistrature,carrière où, par ses protections, il aurait obte-nu le plus rapide avancement. À l’exception del’hôtel de Grandlieu, où il passait quelquefois lasoirée, il n’allait dans le monde que pour y en-tretenir ses relations. Il était fort heureux queses talents eussent été mis en lumière par sondévouement à madame de Grandlieu, car il au-rait couru le risque de laisser dépérir son étude.Derville n’avait pas une âme d’avoué.

  • Depuis que le comte Ernest de Restaud s’étaitintroduit chez la vicomtesse, et que Dervilleavait découvert la sympathie de Camille pource jeune homme, il était devenu aussi assi-du chez madame de Grandlieu que l’aurait étéun dandy de la Chaussée-d’Antin nouvelle-ment admis dans les cercles du noble faubourg.Quelques jours auparavant, il s’était trouvédans un bal auprès de Camille, et lui avait diten montrant le jeune comte : ― Il est dommageque ce garçon-là n’ait pas deux ou trois mil-lions, n’est-ce pas ?

    ― Est-ce un malheur ? Je ne le crois pas,avait-elle répondu. Monsieur de Restaud abeaucoup de talent, il est instruit, et bien vudu ministre auprès duquel il a été placé. Je nedoute pas qu’il ne devienne un homme très-re-marquable. Ce garçon-là trouvera tout autantde fortune qu’il en voudra, le jour où il sera par-venu au pouvoir.

    ― Oui, mais s’il était déjà riche ?

  • ― S’il était riche, dit Camille en rougissant.Mais toutes les jeunes personnes qui sont ici sele disputeraient, ajouta-t-elle en montrant lesquadrilles.

    ― Et alors, avait répondu l’avoué, mademoi-selle de Grandlieu ne serait plus la seule verslaquelle il tournerait les yeux. Voilà pourquoivous rougissez ? Vous vous sentez du goût pourlui, n’est-ce pas ? Allons, dites.

    Camille s’était brusquement levée. ― Ellel’aime, avait pensé Derville. Depuis ce jour, Ca-mille avait eu pour l’avoué des attentions in-accoutumées en s’apercevant qu’il approuvaitson inclination pour le jeune comte Ernest deRestaud. Jusque-là, quoiqu’elle n’ignorât au-cune des obligations de sa famille envers Der-ville, elle avait eu pour lui plus d’égards qued’amitié vraie, plus de politesse que de senti-ment ; ses manières, aussi bien que le ton de savoix lui avaient toujours fait sentir la distanceque l’étiquette mettait entre eux. La reconnais-

  • sance est une dette que les enfants n’acceptentpas toujours à l’inventaire.

    ― Cette aventure, dit Derville après unepause, me rappelle les seules circonstances ro-manesques de ma vie. Vous riez déjà, reprit-il,en entendant un avoué vous parler d’un romandans sa vie ! Mais j’ai eu vingt-cinq ans commetout le monde, et à cet âge j’avais déjà vud’étranges choses. Je dois commencer par vousparler d’un personnage que vous ne pouvez pasconnaître. Il s’agit d’un usurier. Saisirez-vousbien cette figure pâle et blafarde, à laquelle jevoudrais que l’académie me permît de donnerle nom de face lunaire, elle ressemblait à duvermeil dédoré ? Les cheveux de mon usurierétaient plats, soigneusement peignés et d’ungris cendré. Les traits de son visage, impassibleautant que celui de Talleyrand, paraissaientavoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceuxd’une fouine, ses petits yeux n’avaient presquepoint de cils et craignaient la lumière ; mais

  • l’abat-jour d’une vieille casquette les en garan-tissait. Son nez pointu était si grêlé dans le boutque vous l’eussiez comparé à une vrille. Il avaitles lèvres minces de ces alchimistes et de ces pe-tits vieillards peints par Rembrandt ou par Met-zu. Cet homme parlait bas, d’un ton doux, et nes’emportait jamais. Son âge était un problème :on ne pouvait pas savoir s’il était vieux avantle temps, ou s’il avait ménagé sa jeunesse afinqu’elle lui servît toujours. Tout était propre etrâpé dans sa chambre, pareille, depuis le drapvert du bureau jusqu’au tapis du lit, au froidsanctuaire de ces vieilles filles qui passent lajournée à frotter leurs meubles. En hiver les ti-sons de son foyer, toujours enterrés dans un ta-lus de cendres, y fumaient sans flamber. Ses ac-tions, depuis l’heure de son lever jusqu’à ses ac-cès de toux le soir, étaient soumises à la régu-larité d’une pendule. C’était en quelque sorteun homme-modèle que le sommeil remontait.Si vous touchez un cloporte cheminant sur un

  • papier, il s’arrête et fait le mort ; de même, cethomme s’interrompait au milieu de son dis-cours et se taisait au passage d’une voiture, afinde ne pas forcer sa voix. À l’imitation de Fon-tenelle, il économisait le mouvement vital, etconcentrait tous les sentiments humains dansle moi. Aussi sa vie s’écoulait-elle sans faireplus de bruit que le sable d’une horloge an-tique. Quelquefois ses victimes criaient beau-coup, s’emportaient ; puis après il se faisait ungrand silence, comme dans une cuisine où l’onégorge un canard. Vers le soir l’homme-billetse changeait en un homme ordinaire, et ses mé-taux se métamorphosaient en cœur humain.S’il était content de sa journée, il se frottait lesmains en laissant échapper par les rides cre-vassées de son visage une fumée de gaieté, caril est impossible d’exprimer autrement le jeumuet de ses muscles, où se peignait une sen-sation comparable au rire à vide de Bas-de-Cuir. Enfin, dans ses plus grands accès de joie,

  • sa conversation restait monosyllabique, et sacontenance était toujours négative. Tel est levoisin que le hasard m’avait donné dans la mai-son que j’habitais rue des Grès, quand je n’étaisencore que second clerc et que j’achevais matroisième année de Droit. Cette maison, qui n’apas de cour, est humide et sombre. Les appar-tements n’y tirent leur jour que de la rue. Ladistribution claustrale qui divise le bâtiment enchambres d’égale grandeur, en ne leur laissantd’autre issue qu’un long corridor éclairé par desjours de souffrance, annonce que la maison ajadis fait partie d’un couvent. À ce triste aspect,la gaieté d’un fils de famille expirait avant qu’iln’entrât chez mon voisin : sa maison et lui seressemblaient. Vous eussiez dit de l’huître etson rocher. Le seul être avec lequel il commu-niquait, socialement parlant, était moi ; il venaitme demander du feu, m’empruntait un livre,un journal, et me permettait le soir d’entrerdans sa cellule, où nous causions quand il était

  • de bonne humeur. Ces marques de confianceétaient le fruit d’un voisinage de quatre annéeset de ma sage conduite, qui, faute d’argent, res-semblait beaucoup à la sienne. Avait-il des pa-rents, des amis ? Était-il riche ou pauvre ? Per-sonne n’aurait pu répondre à ces questions. Jene voyais jamais d’argent chez lui. Sa fortune setrouvait sans doute dans les caves de la Banque.Il recevait lui-même ses billets en courant dansParis d’une jambe sèche comme celle d’un cerf.Il était d’ailleurs martyr de sa prudence. Unjour, par hasard, il portait de l’or ; un doublenapoléon se fit jour, on ne sait comment, àtravers son gousset ; un locataire qui le suivaitdans l’escalier ramassa la pièce et la lui présen-ta. ― Cela ne m’appartient pas, répondit-il avecun geste de surprise. À moi de l’or ! Vivrais-jecomme je vis si j’étais riche ? Le matin il ap-prêtait lui-même son café sur un réchaud detôle, qui restait toujours dans l’angle noir desa cheminée ; un rôtisseur lui apportait à dîner.

  • Notre vieille portière montait à une heure fixepour approprier la chambre. Enfin, par une sin-gularité que Sterne appellerait une prédestina-tion, cet homme se nommait Gobseck. Quandplus tard je fis ses affaires, j’appris qu’au mo-ment où nous nous connûmes il avait environsoixante-seize ans. Il était né vers 1740, dansles faubourgs d’Anvers, d’une Juive et d’unHollandais, et se nommait Jean-Esther VanGobseck. Vous savez combien Paris s’occupade l’assassinat d’une femme nommée la belleHollandaise ? quand j’en parlai par hasard àmon ancien voisin, il me dit, sans exprimer nile moindre intérêt ni la plus légère surprise :― C’est ma petite nièce. Cette parole fut toutce que lui arracha la mort de sa seule et uniquehéritière, la petite-fille de sa sœur. Les débatsm’apprirent que la belle Hollandaise se nom-mait en effet Sara Van Gobseck. Lorsque je luidemandai par quelle bizarrerie sa petite nièceportait son nom : ― Les femmes ne se sont ja-

  • mais mariées dans notre famille, me répondit-ilen souriant. Cet homme singulier n’avait ja-mais voulu voir une seule personne des quatregénérations femelles où se trouvaient ses pa-rents. Il abhorrait ses héritiers et ne concevaitpas que sa fortune pût jamais être possédée pard’autres que lui, même après sa mort. Sa mèrel’avait embarqué dès l’âge de dix ans en quali-té de mousse pour les possessions hollandaisesdans les grandes Indes, où il avait roulé pendantvingt années. Aussi les rides de son front jau-nâtre gardaient elles les secrets d’événementshorribles, de terreurs soudaines, de hasards in-espérés, de traverses romanesques, de joies in-finies : la faim supportée, l’amour foulé auxpieds, la fortune compromise, perdue, retrou-vée, la vie maintes fois en danger, et sauvéepeut-être par ces déterminations dont la rapideurgence excuse la cruauté. Il avait connu M.de Lally, M. de Kergarouët, M. d’Estaing, lebailli de Suffren, M. de Portenduère, lord Corn-

  • wallis, lord Hastings, le père de Tippo-Saeb etTippo-Saeb lui-même. Ce Savoyard, qui servitMadhadjy-Sindiah, le roi de Delhy, et contri-bua tant à fonder la puissance des Marhattes,avait fait des affaires avec lui. Il avait eu desrelations avec Victor Hughes et plusieurs cé-lèbres corsaires, car il avait long-temps séjour-né à Saint-Thomas. Il avait si bien tout tentépour faire fortune qu’il avait essayé de décou-vrir l’or de cette tribu de sauvages si célèbresaux environs de Buenos-Ayres. Enfin il n’étaitétranger à aucun des événements de la guerrede l’indépendance américaine. Mais quand ilparlait des Indes ou de l’Amérique, ce qui nelui arrivait avec personne, et fort rarement avecmoi, il semblait que ce fût une indiscrétion, ilparaissait s’en repentir. Si l’humanité, si la so-ciabilité sont une religion, il pouvait être consi-déré comme un athée. Quoique je me fusse pro-posé de l’examiner, je dois avouer à ma honteque jusqu’au dernier moment son cœur fut

  • impénétrable. Je me suis quelquefois demandéà quel sexe il appartenait. Si les usuriers res-semblent à celui-là, je crois qu’ils sont tous dugenre neutre. Était-il resté fidèle à la religionde sa mère, et regardait-il les chrétiens commesa proie ? s’était-il fait catholique, mahométan,brahme ou luthérien ? Je n’ai jamais rien su deses opinions religieuses. Il me paraissait êtreplus indifférent qu’incrédule. Un soir j’entraichez cet homme qui s’était fait or, et que, parantiphrase ou par raillerie, ses victimes, qu’ilnommait ses clients, appelaient papa Gobseck.Je le trouvai sur son fauteuil immobile commeune statue, les yeux arrêtés sur le manteau dela cheminée où il semblait relire ses bordereauxd’escompte. Une lampe fumeuse dont le piedavait été vert jetait une lueur qui, loin de colo-rer ce visage, en faisait mieux ressortir la pâleur.Il me regarda silencieusement et me montrama chaise qui m’attendait. ― À quoi cet être-làpense-t-il ? me dis-je. Sait-il s’il existe un Dieu,

  • un sentiment, des femmes, un bonheur ? Je leplaignis comme j’aurais plaint un malade. Maisje comprenais bien aussi que, s’il avait des mil-lions à la Banque, il pouvait posséder par lapensée la terre qu’il avait parcourue, fouillée,soupesée, évaluée, exploitée. ― Bonjour, papaGobseck, lui dis-je. Il tourna la tête vers moi,ses gros sourcils noirs se rapprochèrent légère-ment ; chez lui, cette inflexion caractéristiqueéquivalait au plus gai sourire d’un Méridional.― Vous êtes aussi sombre que le jour où l’onest venu vous annoncer la faillite de ce librairede qui vous avez tant admiré l’adresse, quoiquevous en ayez été la victime. ― Victime ? dit-ild’un air étonné. ― Afin d’obtenir son concor-dat, ne vous avait-il pas réglé votre créanceen billets signés de la raison de commerce enfaillite ; et quand il a été rétabli, ne vous les a-t-ilpas soumis à la réduction voulue par le concor-dat ? ― Il était fin, répondit-il, mais je l’ai repin-cé. ― Avez-vous donc quelques billets à pro-

  • tester ? nous sommes le trente, je crois. Je luiparlais d’argent pour la première fois. Il levasur moi ses yeux par un mouvement railleur ;puis, de sa voix douce dont les accents ressem-blaient aux sons que tire de sa flûte un élèvequi n’en a pas l’embouchure : ― Je m’amuse,me dit-il. ― Vous vous amusez donc quelque-fois ? ― Croyez-vous qu’il n’y ait de poètes queceux qui impriment des vers, me demanda-t-ilen haussant les épaules et me jetant un regardde pitié. ― De la poésie dans cette tête ! pen-sé-je, car je ne connaissais encore rien de sa vie.― Quelle existence pourrait être aussi brillanteque l’est la mienne ? dit-il en continuant, etson œil s’anima. Vous êtes jeune, vous avez lesidées de votre sang, vous voyez des figures defemme dans vos tisons, moi je n’aperçois quedes charbons dans les miens. Vous croyez àtout, moi je ne crois à rien. Gardez vos illu-sions, si vous le pouvez. Je vais vous faire le dé-compte de la vie. Soit que vous voyagiez, soit

  • que vous restiez au coin de votre cheminée etde votre femme, il arrive toujours un âge auquella vie n’est plus qu’une habitude exercée dansun certain milieu préféré. Le bonheur consistealors dans l’exercice de nos facultés appliquéesà des réalités. Hors ces deux préceptes, tout estfaux. Mes principes ont varié comme ceux deshommes, j’en ai dû changer à chaque latitude.Ce que l’Europe admire, l’Asie le punit. Ce quiest un vice à Paris, est une nécessité quand ona passé les Açores. Rien n’est fixe ici-bas, il n’yexiste que des conventions qui se modifient sui-vant les climats. Pour qui s’est jeté forcémentdans tous les moules sociaux, les convictions etles morales ne sont plus que des mots sans va-leur. Reste en nous le seul sentiment vrai quela nature y ait mis : l’instinct de notre conser-vation. Dans vos sociétés européennes, cet ins-tinct se nomme intérêt personnel. Si vous aviezvécu autant que moi vous sauriez qu’il n’estqu’une seule chose matérielle dont la valeur

  • soit assez certaine pour qu’un homme s’en oc-cupe. Cette chose... c’est L’OR. L’or représentetoutes les forces humaines. J’ai voyagé, j’ai vuqu’il y avait partout des plaines ou des mon-tagnes : les plaines ennuient, les montagnes fa-tiguent ; les lieux ne signifient donc rien. Quantaux mœurs, l’homme est le même partout : par-tout le combat entre le pauvre et le riche est éta-bli, partout il est inévitable ; il vaut donc mieuxêtre l’exploitant que d’être l’exploité ; partout ilse rencontre des gens musculeux qui travaillentet des gens lymphatiques qui se tourmentent ;partout les plaisirs sont les mêmes, car partoutles sens s’épuisent, et il ne leur survit qu’unseul sentiment, la vanité ! La vanité, c’est tou-jours le moi. La vanité ne se satisfait que pardes flots d’or. Nos fantaisies veulent du temps,des moyens physiques ou des soins. Eh ! bien,l’or contient tout en germe, et donne tout enréalité. Il n’y a que des fous ou des maladesqui puissent trouver du bonheur à battre les

  • cartes tous les soirs pour savoir s’ils gagnerontquelques sous. Il n’y a que des sots qui puissentemployer leur temps à se demander ce qui sepasse, si madame une telle s’est couchée sur soncanapé seule ou en compagnie, si elle a plus desang que de lymphe, plus de tempérament quede vertu. Il n’y a que des dupes qui puissent secroire utiles à leurs semblables en s’occupant àtracer des principes politiques pour gouvernerdes événements toujours imprévus. Il n’y a quedes niais qui puissent aimer à parler des acteurset à répéter leurs mots ; à faire tous les jours,mais sur un plus grand espace, la promenadeque fait un animal dans sa loge ; à s’habillerpour les autres, à manger pour les autres ; à seglorifier d’un cheval ou d’une voiture que levoisin ne peut avoir que trois jours après eux.N’est-ce pas la vie de vos Parisiens traduite enquelques phrases ? Voyons l’existence de plushaut qu’ils ne la voient. Le bonheur consiste ouen émotions fortes qui usent la vie, ou en oc-

  • cupations réglées qui en font une mécaniqueanglaise fonctionnant par temps réguliers. Au-dessus de ces bonheurs, il existe une curiosité,prétendue noble, de connaître les secrets de lanature ou d’obtenir une certaine imitation deses effets. N’est-ce pas, en deux mots, l’Art oula Science, la Passion ou le Calme ? Hé ! bien,toutes les passions humaines agrandies par lejeu de vos intérêts sociaux, viennent paraderdevant moi qui vis dans le calme. Puis, votre cu-riosité scientifique, espèce de lutte où l’hommea toujours le dessous, je la remplace par la pé-nétration de tous les ressorts qui font mouvoirl’Humanité. En un mot, je possède le mondesans fatigue, et le monde n’a pas la moindreprise sur moi. Écoutez-moi, reprit-il, par le ré-cit des événements de la matinée, vous devine-rez mes plaisirs. Il se leva, alla pousser le verroude sa porte, tira un rideau de vieille tapisseriedont les anneaux crièrent sur la tringle, et re-vint s’asseoir. ― Ce matin, me dit-il, je n’avais

  • que deux effets à recevoir, les autres avaient étédonnés la veille comme comptant à mes pra-tiques. Autant de gagné ! car, à l’escompte, jedéduis la course que me nécessite la recette,en prenant quarante sous pour un cabrioletde fantaisie. Ne serait-il pas plaisant qu’unepratique me fît traverser Paris pour six francsd’escompte, moi qui n’obéis à rien, moi qui nepaye que sept francs de contributions. Le pre-mier billet, valeur de mille francs présentée parun jeune homme, beau fils à gilets pailletés, àlorgnon, à tilbury, cheval anglais, etc., était si-gné par l’une des plus jolies femmes de Paris,mariée à quelque riche propriétaire, un comte.Pourquoi cette comtesse avait-elle souscrit unelettre de change, nulle en droit, mais excel-lente en fait ; car ces pauvres femmes craignentle scandale que produirait un protêt dans leurménage et se donneraient en paiement plutôtque de ne pas payer ? Je voulais connaître la va-leur secrète de cette lettre de change. Était-ce

  • bêtise, imprudence, amour ou charité ? Le se-cond billet, d’égale somme, signé Fanny Mal-vaut, m’avait été présenté par un marchandde toiles en train de se ruiner. Aucune per-sonne, ayant quelque crédit à la Banque, nevient dans ma boutique, où le premier pas faitde ma porte à mon bureau dénonce un déses-poir, une faillite près d’éclore, et surtout un re-fus d’argent éprouvé chez tous les banquiers.Aussi ne vois-je que des cerfs aux abois, tra-qués par la meute de leurs créanciers. La com-tesse demeurait rue du Helder, et ma Fannyrue Montmartre. Combien de conjectures n’ai-je pas faites en m’en allant d’ici ce matin ? Si cesdeux femmes n’étaient pas en mesure, elles al-laient me recevoir avec plus de respect que sij’eusse été leur propre père. Combien de sin-geries la comtesse ne me jouerait-elle pas pourmille francs ? Elle allait prendre un air affec-tueux, me parler de cette voix dont les câline-ries sont réservées à l’endosseur du billet, me

  • prodiguer des paroles caressantes, me supplierpeut-être, et moi... Là, le vieillard me jeta sonregard blanc. ― Et moi, inébranlable ! reprit-ilJe suis là comme un vengeur, j’apparais commeun remords. Laissons les hypothèses. J’arrive.― Madame la comtesse est couchée, me dit unefemme de chambre. ― Quand sera-t-elle vi-sible ? ― À midi. ― Madame la comtesse se-rait-elle malade ? ― Non, monsieur ; mais elleest rentrée du bal à trois heures. ― Je m’appelleGobseck, dites-lui mon nom, je serai ici à midi.Et je m’en vais en signant ma présence sur le ta-pis qui couvrait les dalles de l’escalier. J’aime àcrotter les tapis de l’homme riche, non par pe-titesse, mais pour leur faire sentir la griffe de laNécessité. Parvenu rue Montmartre, à une mai-son de peu d’apparence, je pousse une vieilleporte cochère, et vois une de ces cours obs-cures où le soleil ne pénètre jamais. La loge duportier était noire, le vitrage ressemblait à lamanche d’une douillette trop long-temps por-

  • tée, il était gras, brun, lézardé. ― MademoiselleFanny Malvaut ? ― Elle est sortie, mais si vousvenez pour un billet, l’argent est là. ― Je revien-drai, dis-je. Du moment où le portier avait lasomme, je voulais connaître la jeune fille ; jeme figurais qu’elle était jolie. Je passe la ma-tinée à voir les gravures étalées sur le boule-vard ; puis à midi sonnant, je traversais le salonqui précède la chambre de la comtesse. ― Ma-dame me sonne à l’instant, me dit la femmede chambre, je ne crois pas qu’elle soit visible.― J’attendrai, répondis-je en m’asseyant sur unfauteuil. Les persiennes s’ouvrent, la femme dechambre accourt et me dit : ― Entrez, mon-sieur. À la douceur de sa voix, je devinai que samaîtresse ne devait pas être en mesure. Com-bien était belle la femme que je vis alors ! Elleavait jeté à la hâte sur ses épaules nues un châlede cachemire dans lequel elle s’enveloppait sibien que ses formes pouvaient se deviner dansleur nudité. Elle était vêtue d’un peignoir gar-

  • ni de ruches blanches comme neige et qui an-nonçait une dépense annuelle d’environ deuxmille francs chez la blanchisseuse en fin. Sescheveux noirs s’échappaient en grosses bouclesd’un joli madras négligemment noué sur sa têteà la manière des créoles. Son lit offrait le tableaud’un désordre produit sans doute par un som-meil agité. Un peintre aurait payé pour resterpendant quelques moments au milieu de cettescène. Sous des draperies voluptueusement at-tachées, un oreiller enfoncé sur un édredon desoie bleue, et dont les garnitures en dentelle sedétachaient vivement sur ce fond d’azur, offraitl’empreinte de formes indécises qui réveillaientl’imagination. Sur une large peau d’ours, éten-due aux pieds des lions ciselés dans l’acajoudu lit, brillaient deux souliers de satin blanc,jetés avec l’incurie que cause la lassitude d’unbal. Sur une chaise était une robe froissée dontles manches touchaient à terre. Des bas que lemoindre souffle d’air aurait emportés, étaient

  • tortillés dans le pied d’un fauteuil. De blanchesjarretières flottaient le long d’une causeuse. Unéventail de prix, à moitié déplié, reluisait sur lacheminée. Les tiroirs de la commode restaientouverts. Des fleurs, des diamants, des gants, unbouquet, une ceinture gisaient çà et là. Je res-pirais une vague odeur de parfums. Tout étaitluxe et désordre, beauté sans harmonie. Maisdéjà pour elle ou pour son adorateur, la mi-sère, tapie là-dessous, dressait la tête et leur fai-sait sentir ses dents aiguës. La figure fatiguéede la comtesse ressemblait à cette chambre par-semée des débris d’une fête. Ces brimborionsépars me faisaient pitié ; rassemblés, ils avaientcausé la veille quelque délire. Ces vestiges d’unamour foudroyé par le remords, cette imaged’une vie de dissipation, de luxe et de bruit, tra-hissaient des efforts de Tantale pour embrasserde fuyants plaisirs. Quelques rougeurs seméessur le visage de la jeune femme attestaient la fi-nesse de sa peau, mais ses traits étaient comme

  • grossis, et le cercle brun qui se dessinait sousses yeux semblait être plus fortement marquéqu’à l’ordinaire. Néanmoins la nature avait as-sez d’énergie en elle pour que ces indices defolie n’altérassent pas sa beauté. Ses yeux étin-celaient. Semblable à l’une de ces Hérodiadesdues au pinceau de Léonard de Vinci (j’ai bro-canté les tableaux), elle était magnifique de vieet de force ; rien de mesquin dans ses contoursni dans ses traits, elle inspirait l’amour, et mesemblait devoir être plus forte que l’amour. Elleme plut. Il y avait long-temps que mon cœurn’avait battu. J’étais donc déjà payé ! je donne-rais mille francs d’une sensation qui me feraitsouvenir de ma jeunesse. ― Monsieur, me dit-elle en me présentant une chaise, auriez-vousla complaisance d’attendre ? ― Jusqu’à demainmidi, madame, répondis-je en repliant le billetque je lui avais présenté, je n’ai le droit de pro-tester qu’à cette heure-là. Puis, en moi-même,je me disais : ― Paie ton luxe, paie ton nom,

  • paie ton bonheur, paie le monopole dont tujouis. Pour se garantir leurs biens, les riches ontinventé des tribunaux, des juges, et cette guillo-tine, espèce de bougie où viennent se brûler lesignorants. Mais, pour vous qui couchez sur lasoie et sous la soie, il est des remords, des grin-cements de dents cachés sous un sourire, et desgueules de lions fantastiques qui vous donnentun coup de dent au cœur. ― Un protêt ! y pen-sez-vous ? s’écria-t-elle en me regardant, vousauriez si peu d’égards pour moi ! ― Si le roime devait, madame, et qu’il ne me payât pas,je l’assignerais encore plus promptement quetout autre débiteur. En ce moment nous en-tendîmes frapper doucement à la porte de lachambre. ― Je n’y suis pas ! dit impérieusementla jeune femme. ― Anastasie, je voudrais ce-pendant bien vous voir. ― Pas en ce moment,mon cher, répondit-elle d’une voix moins dure,mais néanmoins sans douceur. ― Quelle plai-santerie ! vous parlez à quelqu’un, répondit en

  • entrant un homme qui ne pouvait être quele comte. La comtesse me regarda, je la com-pris, elle devint mon esclave. Il fut un temps,jeune homme, où j’aurais été peut-être assezbête pour ne pas protester. En 1763, à Pondi-chéry, j’ai fait grâce à une femme qui m’a joli-ment roué. Je le méritais, pourquoi m’étais-jefié à elle ? ― Que veut monsieur ? me deman-da le comte. Je vis la femme frissonnant de latête aux pieds, la peau blanche et satinée de soncou devint rude, elle avait, suivant un termefamilier, la chair de poule. Moi, je riais, sansqu’aucun de mes muscles ne tressaillît. ― Mon-sieur est un de mes fournisseurs, dit-elle. Lecomte me tourna le dos, je tirai le billet à moi-tié hors de ma poche. À ce mouvement inexo-rable, la jeune femme vint à moi, me présentaun diamant : ― Prenez, dit elle, et allez-vous-en. Nous échangeâmes les deux valeurs, et jesortis en la saluant. Le diamant valait bien unedouzaine de cents francs pour moi. Je trou-

  • vai dans la cour une nuée de valets qui bros-saient leurs livrées, ciraient leurs bottes ou net-toyaient de somptueux équipages. ― Voilà, medis-je, ce qui amène ces gens-là chez moi. Voi-là ce qui les pousse à voler décemment des mil-lions, à trahir leur patrie. Pour ne pas se crotteren allant à pied, le grand seigneur, ou celui quile singe, prend une bonne fois un bain de boue !En ce moment, la grande porte s’ouvrit, et li-vra passage au cabriolet du jeune homme quim’avait présenté le billet. ― Monsieur, lui dis-je quand il fut descendu, voici deux cents francsque je vous prie de rendre à madame la com-tesse, et vous lui ferez observer que je tiendrai àsa disposition pendant huit jours le gage qu’ellem’a remis ce matin. Il prit les deux cents francs,et laissa échapper un sourire moqueur, commes’il eût dit : ― Ha ! elle a payé. Ma foi, tantmieux ! J’ai lu sur cette physionomie l’avenirde la comtesse. Ce joli monsieur blond, froid,joueur sans âme se ruinera, la ruinera, ruinera

  • le mari, ruinera les enfants, mangera leurs dots,et causera plus de ravages à travers les salonsque n’en causerait une batterie d’obusiers dansun régiment. Je me rendis rue Montmartre,chez mademoiselle Fanny. Je montai un petitescalier bien raide. Arrivé au cinquième étage,je fus introduit dans un appartement composéde deux chambres où tout était propre commeun ducat neuf. Je n’aperçus pas la moindretrace de poussière sur les meubles de la pre-mière pièce où me reçut mademoiselle Fanny,jeune fille parisienne, vêtue simplement : têteélégante et fraîche, air avenant, des cheveuxchâtains bien peignés, qui, retroussés en deuxarcs sur les tempes, donnaient de la finesse àdes yeux bleus, purs comme du cristal. Le jour,passant à travers de petits rideaux tendus auxcarreaux, jetait une lueur douce sur sa modestefigure. Autour d’elle, de nombreux morceauxde toile taillés me dénoncèrent ses occupationshabituelles, elle ouvrait du linge. Elle était là

  • comme le génie de la solitude. Quand je luiprésentai le billet, je lui dis que je ne l’avaispas trouvée le matin. ― Mais, dit-elle, les fondsétaient chez la portière. Je feignis de ne pas en-tendre. ― Mademoiselle sort de bonne heure,à ce qu’il paraît ? ― Je suis rarement hors dechez moi ; mais quand on travaille la nuit, ilfaut bien quelquefois se baigner. Je la regardai.D’un coup d’œil, je devinai tout. C’était unefille condamnée au travail par le malheur, et quiappartenait à quelque famille d’honnêtes fer-miers, car elle avait quelques-uns de ces grainsde rousseur particuliers aux personnes nées àla campagne. Je ne sais quel air de vertu respi-rait dans ses traits. Il me sembla que j’habitaisune atmosphère de sincérité, de candeur, oùmes poumons se rafraîchissaient. Pauvre inno-cente ! elle croyait à quelque chose : sa simplecouchette en bois peint était surmontée d’uncrucifix orné de deux branches de buis. Je fusquasi touché. Je me sentais disposé à lui of-

  • frir de l’argent à douze pour cent seulement,afin de lui faciliter l’achat de quelque bon éta-blissement. ― Mais, me dis-je, elle a peut-êtreun petit cousin qui se ferait de l’argent avec sasignature, et grugerait la pauvre fille. Je m’ensuis donc allé, me mettant en garde contre mesidées généreuses, car j’ai souvent eu l’occasiond’observer que quand la bienfaisance ne nuitpas au bienfaiteur, elle tue l’obligé. Lorsquevous êtes entré, je pensais que Fanny Malvautserait une bonne petite femme ; j’opposais sa viepure et solitaire à celle de cette comtesse qui,déjà tombée dans la lettre de change, va rou-ler jusqu’au fond des abîmes du vice ! Eh ! bien,reprit-il après un moment de silence profondpendant lequel je l’examinais, croyez-vous quece ne soit rien que de pénétrer ainsi dans lesplus secrets replis du cœur humain, d’épouserla vie des autres, et de la voir à nu ? Des spec-tacles toujours variés : des plaies hideuses, deschagrins mortels, des scènes d’amour, des mi-

  • sères que les eaux de la Seine attendent, desjoies de jeune homme qui mènent à l’échafaud,des rires de désespoir et des fêtes somptueuses.Hier, une tragédie : quelque bonhomme de pèrequi s’asphyxie parce qu’il ne peut plus nour-rir ses enfants. Demain, une comédie : un jeunehomme essaiera de me jouer la scène de mon-sieur Dimanche, avec les variantes de notreépoque. Vous avez entendu vanter l’éloquencedes derniers prédicateurs, je suis allé parfoisperdre mon temps à les écouter, ils m’ont faitchanger d’opinion, mais de conduite, commedisait je ne sais qui, jamais. Hé ! bien, ces bonsprêtres, votre Mirabeau, Vergniaud et les autresne sont que des bègues auprès de mes ora-teurs. Souvent une jeune fille amoureuse, unvieux négociant sur le penchant de sa faillite,une mère qui veut cacher la faute de son fils,un artiste sans pain, un grand sur le déclin dela faveur, et qui, faute d’argent, va perdre lefruit de ses efforts, m’ont fait frissonner par

  • la puissance de leur parole. Ces sublimes ac-teurs jouaient pour moi seul, et sans pouvoirme tromper. Mon regard est comme celui deDieu, je vois dans les cœurs. Rien ne m’est ca-ché. L’on ne refuse rien à qui lie et délie lescordons du sac. Je suis assez riche pour ache-ter les consciences de ceux qui font mouvoirles ministres, depuis leurs garçons de bureaujusqu’à leurs maîtresses : n’est-ce pas le Pou-voir ? Je puis avoir les plus belles femmes etleurs plus tendres caresses, n’est-ce pas le Plai-sir ? Le Pouvoir et le Plaisir ne résument-ilspas tout votre ordre social ? Nous sommes dansParis une dizaine ainsi, tous rois silencieux etinconnus, les arbitres de vos destinées. La vien’est-elle pas une machine à laquelle l’argentimprime le mouvement. Sachez-le, les moyensse confondent toujours avec les résultats : vousn’arriverez jamais à séparer l’âme des sens,l’esprit de la matière. L’or est le spiritualismede vos sociétés actuelles. Liés par le même in-

  • térêt, nous nous rassemblons à certains joursde la semaine au café Thémis, près du Pont-Neuf. Là, nous nous révélons les mystères dela finance. Aucune fortune ne peut nous men-tir, nous possédons les secrets de toutes les fa-milles. Nous avons une espèce de livre noir oùs’inscrivent les notes les plus importantes sur lecrédit public, sur la Banque, sur le Commerce.Casuistes de la Bourse, nous formons un Saint-Office où se jugent et s’analysent les actionsles plus indifférentes de tous les gens qui pos-sèdent une fortune quelconque, et nous devi-nons toujours vrai. Celui-ci surveille la massejudiciaire, celui-là la masse financière ; l’un lamasse administrative, l’autre la masse commer-ciale. Moi, j’ai l’œil sur les fils de famille, les ar-tistes, les gens du monde, et sur les joueurs, lapartie la plus émouvante de Paris. Chacun nousdit les secrets du voisin. Les passions trompées,les vanités froissées sont bavardes. Les vices,les désappointements, les vengeances sont les

  • meilleurs agents de police. Comme moi, tousmes confrères ont joui de tout, se sont rassa-siés de tout, et sont arrivés à n’aimer le pou-voir et l’argent que pour le pouvoir et l’argentmême. Ici, dit-il, en me montrant sa chambrenue et froide, l’amant le plus fougueux quis’irrite ailleurs d’une parole et tire l’épée pourun mot, prie à mains jointes ! Ici le négociant leplus orgueilleux, ici la femme la plus vaine de sabeauté, ici le militaire le plus fier prient tous, lalarme à l’œil ou de rage ou de douleur. Ici prientl’artiste le plus célèbre et l’écrivain dont lesnoms sont promis à la postérité. Ici enfin, ajou-ta-t-il en portant la main à son front, se trouveune balance dans laquelle se pèsent les succes-sions et les intérêts de Paris tout entier. Croyez-vous maintenant qu’il n’y ait pas de jouissancessous ce masque blanc dont l’immobilité vousa si souvent étonné, dit-il en me tendant sonvisage blême qui sentait l’argent. Je retournaichez moi stupéfait. Ce petit vieillard sec avait

  • grandi. Il s’était changé à mes yeux en uneimage fantastique où se personnifiait le pou-voir de l’or. La vie, les hommes me faisaienthorreur. ― Tout doit-il donc se résoudre parl’argent ? me demandais-je. Je me souviens dene m’être endormi que très-tard. Je voyais desmonceaux d’or autour de moi. La belle com-tesse m’occupa. J’avouerai à ma honte qu’elleéclipsait complètement l’image de la simple etchaste créature vouée au travail et à l’obscurité ;mais le lendemain matin, à travers les nuéesde mon réveil, la douce Fanny m’apparut danstoute sa beauté, je ne pensai plus qu’à elle.

    ― Voulez-vous un verre d’eau sucrée ? dit lavicomtesse en interrompant Derville.

    ― Volontiers, répondit-il.― Mais je ne vois là-dedans rien qui puisse

    nous concerner, dit madame de Grandlieu ensonnant.

    ― Sardanapale ! s’écria Derville en lâchantson juron, je vais bien réveiller mademoiselle

  • Camille en lui disant que son bonheur dépen-dait naguère du papa Gobseck, mais comme lebonhomme est mort à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, monsieur de Restaud entrera bientôten possession d’une belle fortune. Ceci veut desexplications. Quant à Fanny Malvaut, vous laconnaissez, c’est ma femme !

    ― Le pauvre garçon, répliqua la vicomtesse,avouerait cela devant vingt personnes avec safranchise ordinaire.

    ― Je le crierais à tout l’univers, dit l’avoué.― Buvez, buvez, mon pauvre Derville. Vous

    ne serez jamais rien, que le plus heureux et lemeilleur des hommes.

    ― Je vous ai laissé rue du Helder, chez unecomtesse, s’écria l’oncle en relevant sa tête lé-gèrement assoupie. Qu’en avez-vous fait ?

    ― Quelques jours après la conversation quej’avais eue avec le vieux Hollandais, je passaima thèse, reprit Derville. Je fus reçu licenciéen Droit, et puis avocat. La confiance que le

  • vieil avare avait en moi s’accrut beaucoup. Ilme consultait gratuitement sur les affaires épi-neuses dans lesquelles il s’embarquait d’aprèsdes données sûres, et qui eussent semblé mau-vaises à tous les praticiens. Cet homme, sur le-quel personne n’aurait pu prendre le moindreempire, écoutait mes conseils avec une sortede respect. Il est vrai qu’il s’en trouvait tou-jours très-bien. Enfin, le jour où je fus nommémaître-clerc de l’étude où je travaillais depuistrois ans, je quittai la maison de la rue des Grès,et j’allai demeurer chez mon patron, qui medonna la table, le logement et cent cinquantefrancs par mois. Ce fut un beau jour ! Quandje fis mes adieux à l’usurier, il ne me témoignani amitié ni déplaisir, il ne m’engagea pas à levenir voir ; il me jeta seulement un de ces re-gards qui, chez lui, semblaient en quelque sortetrahir le don de seconde vue. Au bout de huitjours, je reçus la visite de mon ancien voisin, ilm’apportait une affaire assez difficile, une ex-

  • propriation ; il continua ses consultations gra-tuites avec autant de liberté que s’il me payait.À la fin de la seconde année, de 1818 à 1819,mon patron, homme de plaisir et fort dépen-sier, se trouva dans une gêne considérable, etfut obligé de vendre sa charge. Quoique ence moment les Études n’eussent pas acquis lavaleur exorbitante à laquelle elles sont mon-tées aujourd’hui, mon patron donnait la sienne,en n’en demandant que cent cinquante millefrancs. Un homme actif, instruit, intelligentpouvait vivre honorablement, payer les intérêtsde cette somme, et s’en libérer en dix annéespour peu qu’il inspirât de confiance. Moi, leseptième enfant d’un petit bourgeois de Noyon,je ne possédais pas une obole, et ne connais-sais dans le monde d’autre capitaliste que le pa-pa Gobseck. Une pensée ambitieuse, et je nesais quelle lueur d’espoir me prêtèrent le cou-rage d’aller le trouver. Un soir donc, je che-minai lentement jusqu’à la rue des Grès. Le

  • cœur me battit bien fortement quand je frap-pai à la sombre maison. Je me souvenais de toutce que m’avait dit autrefois le vieil avare dansun temps où j’étais bien loin de soupçonnerla violence des angoisses qui commençaient auseuil de cette porte. J’allais donc le prier commetant d’autres. ― Eh ! bien, non, me dis-je, unhonnête homme doit partout garder sa digni-té. La fortune ne vaut pas une lâcheté, mon-trons-nous positif autant que lui. Depuis mondépart, le papa Gobseck avait loué ma chambrepour ne pas avoir de voisin ; il avait aussi faitposer une petite chattière grillée au milieu desa porte, et il ne m’ouvrit qu’après avoir recon-nu ma figure. ― Hé ! bien, me dit-il de sa pe-tite voix flûtée, votre patron vend son Étude.― Comment savez-vous cela ? Il n’en a encoreparlé qu’à moi. Les lèvres du vieillard se ti-rèrent vers les coins de sa bouche absolumentcomme des rideaux, et ce sourire muet fut ac-compagné d’un regard froid. ― Il fallait cela

  • pour que je vous visse chez moi, ajouta-t-il d’unton sec et après une pause pendant laquelle jedemeurai confondu. ― Écoutez-moi, monsieurGobseck, repris-je avec autant de calme queje pus en affecter devant ce vieillard qui fixaitsur moi des yeux impassibles dont le feu clairme troublait. Il fit un geste comme pour medire : ― Parlez. ― Je sais qu’il est fort difficilede vous émouvoir. Aussi ne perdrai-je pas monéloquence à essayer de vous peindre la situationd’un clerc sans le sou, qui n’espère qu’en vous,et n’a dans le monde d’autre cœur que le vôtredans lequel il puisse trouver l’intelligence deson avenir. Laissons le cœur. Les affaires se fontcomme des affaires, et non comme des romans,avec de la sensiblerie. Voici le fait. L’étude demon patron rapporte annuellement entre sesmains une vingtaine de mille francs ; mais jecrois qu’entre les miennes elle en vaudra qua-rante. Il veut la vendre cinquante mille écus. Jesens là, dis-je en me frappant le front, que si

  • vous pouviez me prêter la somme nécessaire àcette acquisition, je serais libéré dans dix ans.― Voilà parler, répondit le papa Gobseck quime tendit la main et serra la mienne. Jamais, de-puis que je suis dans les affaires, reprit-il, per-sonne ne m’a déduit plus clairement les mo-tifs de sa visite. Des garanties ? dit-il en metoisant de la tête aux pieds. Néant, ajouta-t-ilaprès une pause. Quel âge avez-vous ? ― Vingt-cinq ans dans dix jours, répondis-je ; sans ce-la, je ne pourrais traiter. ― Juste ! ― Hé ! bien ?― Possible. ― Ma foi, il faut aller vite sans cela,j’aurai des enchérisseurs. ― Apportez moi de-main matin votre extrait de naissance, et nousparlerons de votre affaire : j’y songerai. Le len-demain, à huit heures, j’étais chez le vieillard.Il prit le papier officiel, mit ses lunettes, tous-sa, cracha, s’enveloppa dans sa houppelandenoire, et lut l’extrait des registres de la mai-rie tout entier. Puis il le tourna, le retourna,me regarda, retoussa, s’agita sur sa chaise, et

  • il me dit : ― C’est une affaire que nous allonstâcher d’arranger. Je tressaillis. ― Je tire cin-quante pour cent de mes fonds, reprit-il, quel-quefois cent, deux cents, cinq cents pour cent.À ces mots je pâlis. ― Mais, en faveur de notreconnaissance, je me contenterai de douze et de-mi pour cent d’intérêt par... Il hésita. ― Eh !bien oui, pour vous je me contenterai de treizepour cent par an. Cela vous va-t-il ? ― Oui,répondis-je. ― Mais si c’est trop, répliqua-t-il, défendez-vous, Grotius ! Il m’appelait Gro-tius en plaisantant. En vous demandant treizepour cent, je fais mon métier ; voyez si vouspouvez les payer. Je n’aime pas un homme quitope à tout. Est-ce trop ? ― Non, dis-je, je se-rai quitte pour prendre un peu plus de mal.― Parbleu ! dit-il en me jetant son malicieux re-gard oblique, vos clients paieront. ― Non, depar tous les diables, m’écriai-je, ce sera moi.Je me couperais la main plutôt que d’écorcherle monde ! ― Bonsoir, me dit le papa Gob-

  • seck. ― Mais les honoraires sont tarifés, re-pris-je. ― Ils ne le sont pas, reprit-il, pour lestransactions, pour les attermoiements, pour lesconciliations. Vous pouvez alors compter desmille francs, des six mille francs même, sui-vant l’importance des intérêts, pour vos confé-rences, vos courses, vos projets d’actes, vosmémoires et votre verbiage. Il faut savoir re-chercher ces sortes d’affaires. Je vous recom-manderai comme le plus savant et le plus ha-bile des avoués, je vous enverrai tant de pro-cès de ce genre-là, que vous ferez crever vosconfrères de jalousie. Werbrust, Palma, Gigon-net, mes confrères, vous donneront leurs ex-propriations ; et, Dieu sait s’ils en ont ! Vous au-rez ainsi deux clientèles, celle que vous ache-tez et celle que je vous ferai. Vous devriezpresque me donner quinze pour cent de mescent cinquante mille francs. ― Soit, mais pasplus, dis-je avec la fermeté d’un homme quine voulait plus rien accorder au delà. Le papa

  • Gobseck se radoucit et parut content de moi.― Je paierai moi-même, reprit-il, la charge àvotre patron, de manière à m’établir un pri-vilége bien solide sur le prix et le cautionne-ment. ― Oh ! tout ce que vous voudrez pourles garanties. ― Puis, vous m’en représenterezla valeur en quinze lettres de change accep-tées en blanc, chacune pour une somme dedix mille francs. ― Pourvu que cette doublevaleur soit constatée. ― Non, s’écria Gobsecken m’interrompant. Pourquoi voulez-vous quej’aie plus de confiance en vous que vous n’enavez en moi ? Je gardai le silence. ― Et puis vousferez, dit-il en continuant avec un ton de bon-homie, mes affaires sans exiger d’honorairestant que je vivrai, n’est-ce pas ? ― Soit, pour-vu qu’il n’y ait pas d’avances de fonds. ― Juste !dit-il. Ah çà, reprit le vieillard dont la figureavait peine à prendre un air de bonhomie, vousme permettrez d’aller vous voir ? ― Vous meferez toujours plaisir. ― Oui, mais le matin ce-

  • la sera bien difficile. Vous aurez vos affaires etj’ai les miennes. ― Venez le soir. ― Oh ! non,répondit-il vivement, vous devez aller dans lemonde, voir vos clients. Moi j’ai mes amis, àmon café. ― Ses amis ! pensai-je. Eh ! bien, dis-je ? pourquoi ne pas prendre l’heure du dîner ?― C’est cela, dit Gobseck. Après la Bourse, àcinq heures. Eh ! bien, vous me verrez tousles mercredis et les samedis. Nous causeronsde nos affaires comme un couple d’amis. Ah !ah ! je suis gai quelquefois. Donnez-moi uneaile de perdrix et un verre de vin de Cham-pagne, nous causerons. Je sais bien des chosesqu’aujourd’hui l’on peut dire, et qui vous ap-prendront à connaître les hommes et surtoutles femmes. ― Va pour la perdrix et le verre devin de Champagne. ― Ne faites pas de folies,autrement vous perdriez ma confiance. Ne pre-nez pas un grand train de maison. Ayez unevieille bonne, une seule. J’irai vous visiter pourm’assurer de votre santé. J’aurai un capital pla-

  • cé sur votre tête, hé ! hé ! je dois m’informerde vos affaires. Allons, venez ce soir avec votrepatron. ― Pourriez-vous me dire, s’il n’y a pasd’indiscrétion à le demander, dis-je au petitvieillard quand nous atteignîmes au seuil dela porte, de quelle importance était mon ex-trait de baptême dans cette affaire ? Jean-Es-ther Van Gobseck haussa les épaules, souritmalicieusement et me répondit : ― Combien lajeunesse est sotte ! Apprenez donc, monsieurl’avoué, car il faut que vous le sachiez pour nepas vous laisser prendre, qu’avant trente ansla probité et le talent sont encore des espècesd’hypothèques. Passé cet âge, l’on ne peut pluscompter sur un homme. Et il ferma sa porte.Trois mois après, j’étais avoué. Bientôt j’eus lebonheur, madame, de pouvoir entreprendre lesaffaires concernant la restitution de vos pro-priétés. Le gain de ces procès me fit connaître.Malgré les intérêts énormes que j’avais à payerà Gobseck, en moins de cinq ans je me trou-

  • vai libre d’engagements. J’épousai Fanny Mal-vaut que j’aimais sincèrement. La conformi-té de nos destinées, de nos travaux, de nossuccès augmentait la force de nos sentiments.Un de ses oncles, fermier devenu riche, étaitmort en lui laissant soixante-dix mille francsqui m’aidèrent à m’acquitter. Depuis ce jour,ma vie ne fut que bonheur et prospérité. Neparlons donc plus de moi, rien n’est insuppor-table comme un homme heureux. Revenonsà nos personnages. Un an après l’acquisitionde mon étude, je fus entraîné, presque malgrémoi, dans un déjeuner de garçon. Ce repas étaitla suite d’une gageure perdue par un de mescamarades contre un jeune homme alors forten vogue dans le monde élégant. Monsieur deTrailles, la fleur du dandysme de ce temps là,jouissait d’une immense réputation...

    ― Mais il en jouit encore, dit le comte eninterrompant l’avoué. Nul ne porte mieux unhabit, ne conduit un tandem mieux que lui.

  • Maxime a le talent de jouer, de manger et deboire avec plus de grâce que qui que ce soit aumonde. Il se connaît en chevaux, en chapeaux,en tableaux. Toutes les femmes raffolent de lui.Il dépense toujours environ cent mille francspar an sans qu’on lui connaisse une seule pro-priété, ni un seul coupon de rente. Type de lachevalerie errante de nos salons, de nos bou-doirs, de nos boulevards, espèce amphibie quitient autant de l’homme que de la femme, lecomte Maxime de Trailles est un être singulier,bon à tout et propre à rien, craint et méprisé,sachant et ignorant tout, aussi capable de com-mettre un bienfait que de résoudre un crime,tantôt lâche et tantôt noble, plutôt couvert deboue que taché de sang, ayant plus de soucisque de remords, plus occupé de bien digérerque de penser, feignant des passions et ne res-sentant rien. Anneau brillant qui pourrait unirle Bagne à la haute société, Maxime de Traillesest un homme qui appartient à cette classe émi-

  • nemment intelligente d’où s’élancent parfoisun Mirabeau, un Pitt, un Richelieu, mais qui leplus souvent fournit des comtes de Horn, desFouquier-Tinville et des Coignard.

    ― Eh ! bien, reprit Derville après avoir écou-té le comte, j’avais beaucoup entendu parlerde ce personnage par ce pauvre père Goriot,l’un de mes clients, mais j’avais évité déjà plu-sieurs fois le dangereux honneur de sa connais-sance quand je le rencontrais dans le monde.Cependant mon camarade me fit de telles ins-tances pour obtenir de moi d’aller à son dé-jeuner, que je ne pouvais m’en dispenser sansêtre taxé de bégueulisme. Il vous serait difficilede concevoir un déjeuner de garçon, madame.C’est une magnificence et une recherche rares,le luxe d’un avare qui par vanité devient fas-tueux pour un jour. En entrant, on est surprisde l’ordre qui règne sur une table éblouissanted’argent, de cristaux, de linge damassé. La vieest là dans sa fleur : les jeunes gens sont gra-

  • cieux, ils sourient, parlent bas et ressemblent àde jeunes mariées, autour d’eux tout est vierge.Deux heures après, vous diriez d’un champ debataille après le combat : partout des verres bri-sés, des serviettes foulées, chiffonnées ; des metsentamés qui répugnent à voir ; puis, c’est descris à fendre la tête, des toasts plaisants, un feud’épigrammes et de mauvaises plaisanteries,des visages empourprés, des yeux enflammésqui ne disent plus rien, des confidences invo-lontaires qui disent tout. Au milieu d’un tapageinfernal, les uns cassent des bouteilles, d’autresentonnent des chansons ; l’on se porte des dé-fis, l’on s’embrasse ou l’on se bat ; il s’élève unparfum détestable composé de cent odeurs etdes cris composés de cent voix ; personne nesait plus ce qu’il mange, ce qu’il boit, ni ce qu’ildit ; les uns sont tristes, les autres babillent ; ce-lui-ci est monomane et répète le même motcomme une cloche qu’on a mise en branle ; ce-lui-là veut commander au tumulte ; le plus sage

  • propose une orgie. Si quelque homme de sang-froid entrait, il se croirait à quelque bacchanale.Ce fut au milieu d’un tumulte semblable, quemonsieur de Trailles essaya de s’insinuer dansmes bonnes grâces. J’avais à peu près conservéma raison, j’étais sur mes gardes. Quant à lui,quoiqu’il affectât d’être décemment ivre, il étaitplein de sang-froid et songeait à ses affaires. Eneffet, je ne sais comment cela se fit, mais en sor-tant des salons de Grignon, sur les neuf heuresdu soir, il m’avait entièrement ensorcelé, je luiavais promis de l’amener le lendemain cheznotre papa Gobseck. Les mots : honneur, vertu,comtesse, femme honnête, malheur, s’étaient,grâce à sa langue dorée, placés comme par ma-gie dans ses discours. Lorsque je me réveillaile lendemain matin, et que je voulus me sou-venir de ce que j’avais fait la veille, j’eus beau-coup de peine à lier quelques idées. Enfin, ilme sembla que la fille d’un de mes clients étaiten danger de perdre sa réputation, l’estime et

  • l’amour de son mari, si elle ne trouvait pas unecinquantaine de mille francs dans la matinée.Il y avait des dettes de jeu, des mémoires decarrossier, de l’argent perdu je ne sais à quoi.Mon prestigieux convive m’avait assuré qu’elleétait assez riche pour réparer par quelques an-nées d’économie l’échec qu’elle allait faire à safortune. Seulement alors je commençai à devi-ner la cause des instances de mon camarade.J’avoue, à ma honte, que je ne me doutais nulle-ment de l’importance qu’il y avait pour le papaGobseck à se raccommoder avec ce dandy. Aumoment où je me levais, monsieur de Traillesentra. ― Monsieur le comte, lui dis-je aprèsnous être adressé les compliments d’usage, jene vois pas que vous ayez besoin de moi pourvous présenter chez Van Gobseck, le plus po-li, le plus anodin de tous les capitalistes. Il vousdonnera de l’argent s’il en a, ou plutôt si vouslui présentez des garanties suffisantes. ― Mon-sieur, me répondit-il, il n’entre pas dans ma

  • pensée de vous forcer à me rendre un service,quand même vous me l’auriez promis. ― Sar-danapale ! me dis-je en moi-même, laisserai-jecroire à cet homme-là que je lui manque de pa-role ? ― J’ai eu l’honneur de vous dire hier queje m’étais fort mal à propos brouillé avec le papaGobseck, dit-il en continuant. Or, comme il n’ya guère que lui à Paris qui puisse cracher en unmoment, et le lendemain d’une fin de mois, unecentaine de mille francs, je vous avais prié defaire ma paix avec lui. Mais n’en parlons plus...Monsieur de Trailles me regarda d’un air poli-ment insultant et se disposait à s’en aller. ― Jesuis prêt à vous conduire, lui dis-je. Lorsquenous arrivâmes rue des Grès, le dandy regar-dait autour de lui avec une attention et uneinquiétude qui m’étonnèrent. Son visage de-venait livide, rougissait, jaunissait tour à tour,et quelques gouttes de sueur parurent sur sonfront quand il aperçut la porte de la maison deGobseck. Au moment où nous descendîmes de

  • cabriolet, un fiacre entra dans la rue des Grés.L’œil de faucon du jeune homme lui permit dedistinguer une femme au fond de cette voiture.Une expression de joie presque sauvage animasa figure, il appela un petit garçon qui passait etlui donna son cheval à tenir. Nous montâmeschez le vieil escompteur. ― Monsieur Gobseck,lui dis-je, je vous amène un de mes plus intimesamis (de qui je me défie autant que du diable,ajoutai-je à l’oreille du vieillard). À ma consi-dération, vous lui rendrez vos bonnes grâces(au taux ordinaire), et vous le tirerez de peine(si cela vous convient). Monsieur de Trailless’inclina devant l’usurier, s’assit, et prit pourl’écouter une de ces attitudes courtisanesquesdont la gracieuse bassesse vous eût séduit ; maismon Gobseck resta sur sa chaise, au coin deson feu, immobile, impassible. Gobseck res-semblait à la statue de Voltaire vue le soir sousle péristyle du Théâtre-Français, il souleva légè-rement, comme pour saluer, la casquette usée

  • avec laquelle il se couvrait le chef, et le peu decrâne jaune qu’il montra achevait sa ressem-blance avec le marbre. ― Je n’ai d’argent quepour mes pratiques, dit-il. ― Vous êtes doncbien fâché que je sois allé me ruiner ailleurs quechez vous ? répondit le comte en riant. ― Rui-ner ! reprit Gobseck d’un ton d’ironie. ― Al-lez-vous dire que l’on ne peut pas ruiner unhomme qui ne possède rien ? Mais je vous défiede trouver à Paris un plus beau capital que ce-lui-ci, s’écria le fashionable en se levant et tour-nant sur ses talons. Cette bouffonnerie presquesérieuse n’eut pas le don d’émouvoir Gobseck.― Ne suis-je pas l’ami intime des Ronquerolles,des de Marsay, des Franchessini, des deux Van-denesse, des Ajuda-Pinto, enfin, de tous lesjeunes gens les plus à la mode dans Paris ? Jesuis au jeu l’allié d’un prince et d’un ambas-sadeur que vous connaissez. J’ai mes revenusà Londres, à Carlsbad, à Baden, à Bath. N’est-ce pas la plus brillante des industries ? ― Vrai.

  • ― Vous faites une éponge de moi, mordieu ! etvous m’encouragez à me gonfler au milieu dumonde, pour me presser dans les moments decrise ; mais vous êtes aussi des éponges, et lamort vous pressera. ― Possible. ― Sans les dis-sipateurs, que deviendriez-vous ? nous sommesà nous deux l’âme et le corps ― Juste. ― Al-lons, une poignée de main, mon vieux papaGobseck, et de la magnanimité, si cela est vrai,juste et possible. ― Vous venez à moi, répon-dit froidement l’usurier, parce que Girard, Pal-ma, Werbrust et Gigonnet ont le ventre pleinde vos lettres de change, qu’ils offrent partoutà cinquante pour cent de perte ; or, commeils n’ont probablement fourni que moitié dela valeur, elles ne valent pas vingt-cinq. Servi-teur ! Puis-je décemment, dit Gobseck en conti-nuant, prêter une seule obole à un hommequi doit trente mille francs et ne possède pasun denier ? Vous avez perdu dix mille francsavant-hier au bal chez le baron de Nucingen.

  • ― Monsieur, répondit le comte avec une rareimpudence en toisant le vieillard, mes affairesne vous regardent pas. Qui a terme, ne doitrien. ― Vrai ! ― Mes lettres de change serontacquittées. ― Possible ! ― Et dans ce moment,la question entre nous se réduit à savoir si jevous présente des garanties suffisantes pour lasomme que je viens vous emprunter. ― Juste.Le bruit que faisait le fiacre en s’arrêtant à laporte retentit dans la chambre. ― Je vais al-ler chercher quelque chose qui vous satisferapeut-être, s’écria le jeune homme. ― Ô monfils ! s’écria Gobseck en se levant et me tendantles bras, quand l’emprunteur eut disparu, s’ila de bon gages, tu me sauves la vie ! J’en se-rais mort. Werbrust et Gigonnet ont cru mefaire une farce. Grâce à toi, je vais bien rire cesoir à leurs dépens. La joie du vieillard avaitquelque chose d’effrayant. Ce fut le seul mo-ment d’expansion qu’il eut avec moi. Malgré larapidité de cette joie, elle ne sortira jamais de

  • mon souvenir. ― Faites-moi le plaisir de res-ter ici, ajouta-t-il. Quoique je sois armé, sûrde mon coup, comme un homme qui jadis achassé le tigre, et fait sa partie sur un tillacquand il fallait vaincre ou mourir, je me défiede cet élégant coquin. Il alla se rasseoir sur unfauteuil, devant son bureau. Sa figure redevintblême et calme. ― Oh, oh ! reprit-il en se tour-nant vers moi, vous allez sans doute voir la bellecréature de qui je vous ai parlé jadis, j’entendsdans le corridor un pas aristocratique. En effetle jeune homme revint en donnant la main àune femme en qui je reconnus cette comtessedont le lever m’avait autrefois été dépeint parGobseck, l’une des deux filles du bonhommeGoriot. La comtesse ne me vit pas d’abord, jeme tenais dans l’embrasure de la fenêtre, le vi-sage à la vitre. En entrant dans la chambre hu-mide et sombre de l’usurier, elle jeta un re-gard de défiance sur Maxime. Elle était si belleque, malgré ses fautes, je la plaignis. Quelque

  • terrible angoisse agitait son cœur, ses traitsnobles et fiers avaient une expression convul-sive, mal déguisée. Ce jeune homme était deve-nu pour elle un mauvais génie. J’admirai Gob-seck, qui, quatre ans plus tôt, avait compris ladestinée de ces deux êtres sur une premièrelettre de change. ― Probablement, me dis-je, cemonstre à visage d’ange la gouverne par tous lesressorts possibles : la vanité, la jalousie, le plai-sir, l’entraînement du monde.

    ― Mais, s’écria la vicomtesse, les vertusmêmes de cette femme ont été pour lui desarmes, il lui a fait verser des larmes de dévoue-ment, il a su exalter en elle la générosité natu-relle à notre sexe, et il a abusé de sa tendressepour lui vendre bien cher de criminels plaisirs.

    ― Je vous l’avoue, dit Derville qui ne compritpas les signes que lui fit madame de Grandlieu,je ne pleurai pas sur le sort de cette malheureusecréature, si brillante aux yeux du monde et siépouvantable pour qui lisait dans son cœur ;

  • non, je frémissais d’horreur en contemplantson assassin, ce jeune homme dont le frontétait si pur, la bouche si fraîche, le sourire sigracieux, les dents si blanches, et qui ressem-blait à un ange. Ils étaient en ce moment tousdeux devant leur juge, qui les examinait commeun vieux dominicain du seizième siècle de-vait épier les tortures de deux Maures, au fonddes souterrains du Saint-Office. ― Monsieur,existe-t-il un moyen d’obtenir le prix des dia-mants que voici, mais en me réservant le droitde les racheter, dit-elle d’une voix tremblanteen lui tendant un écrin. ― Oui, madame, ré-pondis-je en intervenant et me montrant. Elleme regarda, me reconnut, laissa échapper unfrisson, et me lança ce coup-d’œil qui signi-fie en tout pays : Taisez-vous ! ― Ceci, dis-je encontinuant, constitue un acte que nous appe-lons vente à réméré, convention qui consisteà céder et transporter une propriété mobilièreou immobilière pour un temps déterminé, à

  • l’expiration duquel on peut rentrer dans l’objeten litige, moyennant une somme fixée. Elle res-pira plus facilement. Le comte Maxime fronçale sourcil, il se doutait bien que l’usurier don-nerait alors une plus faible somme des dia-mants, valeur sujette à des baisses. Gobseck,immobile, avait saisi sa loupe et contemplaitsilencieusement l’écrin. Vivrais-je cent ans, jen’oublierais pas le tableau que nous offrit sa fi-gure. Ses joues pâles s’étaient colorées, ses yeux,où les scintillements des pierres semblaient serépéter, brillaient d’un feu surnaturel. Il se le-va, alla au jour, tint les diamants près de sabouche démeublée, comme s’il eût voulu lesdévorer. Il marmottait de vagues paroles, ensoulevant tour à tour les bracelets, les giran-doles, les colliers, les diadèmes, qu’il présen-tait à la lumière pour en juger l’eau, la blan-cheur, la taille ; il les sortait de l’écrin, les y re-mettait, les y reprenait encore, les faisait joueren leur demandant tous leurs feux, plus enfant

  • que vieillard, ou plutôt enfant et vieillard toutensemble. ― Beaux diamants ! Cela aurait va-lu trois cent mille francs avant la révolution.Quelle eau ! Voilà de vrais diamants d’Asie ve-nus de Golconde ou de Visapour ! En connais-sez-vous le prix ? Non, non, Gobseck est le seulà Paris qui sache les apprécier. Sous l’empireil aurait encore fallu plus de deux cent millefrancs pour faire une parure semblable. Il fitun geste de dégoût et ajouta : ― Maintenant lediamant perd tous les jours, le Brésil nous enaccable depuis la paix, et jette sur les placesdes diamants moins blancs que ceux de l’Inde.Les femmes n’en portent plus qu’à la cour. Ma-dame y va ? Tout en lançant ces terribles pa-roles, il examinait avec une joie indicible lespierres l’une après l’autre : ― Sans tache, di-sait-il. Voici une tache. Voici une paille. Beaudiamant. Son visage blême était si bien illu-miné par les feux de ces pierreries, que je lecomparais à ces vieux miroirs verdâtres qu’on

  • trouve dans les auberges de province, qui ac-ceptent les reflets lumineux sans les répéteret donnent la figure d’un homme tombant enapoplexie, au voyageur assez hardi pour s’y re-garder. ― Eh ! bien ? dit le comte en frappantsur l’épaule de Gobseck. Le vieil enfant tres-saillit. Il laissa ses hochets, les mit sur son bu-reau, s’assit et redevint usurier, dur, froid et po-li comme une colonne de marbre : ― Combienvous faut-il ? ― Cent mille francs, pour troisans, dit le comte. ― Possible ! dit Gobseck entirant d’une boîte d’acajou des balances ines-timables pour leur justesse, son écrin à lui ! Ilpesa les pierres en évaluant à vue de pays (etDieu sait comme !) le poids des montures. Pen-dant cette opération, la figure de l’escompteurluttait entre la joie et la sévérité. La comtesseétait plongée dans une stupeur dont je lui tenaiscompte, il me sembla qu’elle mesurait la pro-fondeur du précipice où elle tombait. Il y avaitencore des remords dans cette âme de femme, il

  • ne fallait peut-être qu’un effort, une main cha-ritablement tendue pour la sauver, je l’essayai.― Ces diamants sont à vous, madame ? luidemandai-je d’une voix claire. ― Oui, mon-sieur, répondit-elle en me lançant un regardd’orgueil. ― Faites le réméré, bavard ! me ditGobseck en se levant et me montrant sa placeau bureau. ― Madame est sans doute mariée ?demandai-je encore. Elle inclina vivement latête. ― Je ne ferai pas l’acte, m’écriai-je. ― Etpourquoi ? dit Gobseck. ― Pourquoi ? repris-jeen entraînant le vieillard dans l’embrasure dela fenêtre pour lui parler à voix basse. Cettefemme étant en puissance de mari, le rémérésera nul, vous ne pourriez opposer votre igno-rance d’un fait constaté par l’acte même. Vousseriez donc tenu de représenter les diamantsqui vont vous être déposés, et dont le poids,les valeurs ou la taille seront décrits. Gobseckm’interrompit par un signe de tête, et se tour-na vers les deux coupables : ― Il a raison, dit-

  • il. Tout est changé. Quatre-vingt mille francscomptant, et vous me laisserez les diamants !ajouta-t-il d’une voix sourde et flûtée. En fait demeubles, la possession vaut titre. ― Mais, répli-qua le jeune homme. ― À prendre ou à laisser,reprit Gobseck en remettant l’écrin à la com-tesse, j’ai trop de risques à courir. ― Vous fe-riez mieux de vous jeter aux pieds de votre ma-ri, lui dis-je à l’oreille en me penchant vers elle.L’usurier comprit sans doute mes paroles aumouvement de mes lèvres, et me jeta un regardfroid. La figure du jeune homme devint livide.L’hésitation de la comtesse était palpable. Lecomte s’approcha d’elle, et quoiqu’il parlât très-bas, j’entendis : ― Adieu, chère Anastasie, soisheureuse ! Quant à moi, demain je n’aurai plusde soucis. ― Monsieur, s’écria la jeune femmeen s’adressant à Gobseck, j’accepte vos offres.― Allons donc ! répondit le vieillard, vous êtesbien difficile à confesser, ma belle dame. Il signaun bon de cinquante mille francs sur la Banque,

  • et le remit à la comtesse. ― Maintenant, dit-ilavec un sourire qui ressemblait assez à celui deVoltaire, je vais vous compléter votre sommepar trente mille francs de lettres de change dontla bonté ne me sera pas contestée. C’est del’or en barres. Monsieur vient de me dire : Meslettres de change seront acquittées, ajouta-t-il enprésentant des traites souscrites par le comte,toutes protestées la veille à la requête de celuide ses confrères qui probablement les lui avaitvendues à bas prix. Le jeune homme poussa unrugissement au milieu duquel domina le mot :― Vieux coquin ! Le papa Gobseck ne sourcillapas, il tira d’un carton sa paire de pistolets, etdit froidement : ― En ma qualité d’insulté, je ti-rerai le premier. ― Maxime, vous devez des ex-cuses à monsieur, s’écria doucement la trem-blante comtesse. ― Je n’ai pas eu l’intentionde vous offenser, dit le jeune homme en bal-butiant. ― Je le sais bien, répondit tranquille-ment Gobseck, votre intention était seulement

  • de ne pas payer vos lettres de change. La com-tesse se leva, salua, et disparut en proie sansdoute à une profonde horreur. Monsieur deTrailles fut forcé de la suivre ; mais avant de sor-tir : ― S’il vous échappe une indiscrétion, mes-sieurs, dit-il, j’aurai votre sang ou vous aurezle mien. ―Amen, lui répondit Gobseck en ser-rant ses pistolets. Pour jouer son sang, faut enavoir, mon petit, et tu n’as que de la boue dansles veines. Quand la porte fut fermée et que lesdeux voitures partirent, Gobseck se leva, se mità danser en répétant : ― J’ai les diamants ! j’ailes diamants ! Les beaux diamants, quels dia-mants ! et pas cher. Ah ! ah ! Wertrust et Gigon-net, vous avez cru attraper le vieux papa Gob-seck ! Ego sum papa ! je suis votre maître à tous !Intégralement payé ! Comme ils seront sots, cesoir, quand je leur conterai l’affaire, entre deuxparties de domino ! Cette joie sombre, cette fé-rocité de sauvage, excitées par la possession dequelques cailloux blancs, me firent tressaillir.

  • J’étais muet et stupéfait. ― Ah, ah ! te voilà,mon garçon, dit-il. Nous dînerons ensemble.Nous nous amuserons chez toi, je n’ai pas deménage. Tous ces restaurateurs, avec leurs cou-lis, leurs sauces, leurs vins, empoisonneraientle diable. L’expression de mon visage lui ren-dit subitement sa froide impassibilité ― Vousne concevez pas cela, me dit-il en s’asseyantau coin de son foyer où il mit son poêlon defer-blanc plein de lait sur le réchaud. ― Vou-lez-vous déjeuner avec moi ? reprit-il, il y enaura peut-être assez pour deux. ― Merci, ré-pondis-je, je ne déjeune qu’à midi. En ce mo-ment des pas précipités retentirent dans le cor-ridor. L’inconnu qui survenait s’arrêta sur lepalier de Gobseck, et frappa plusieurs coupsqui eurent un caractère de fureur. L’usurier al-la reconnaître par la chattière, et ouvrit à unhomme de trente-cinq ans environ, qui sansdoute lui parut inoffensif, malgré cette colère.Le survenant simplement vêtu, ressemblait au

  • feu duc de Richelieu, c’était le comte que vousavez dû rencontrer et qui avait, passez-moicette expression, la tournure aristocratique deshommes d’état de votre faubourg. ― Mon-sieur, dit-il, en s’adressant à Gobseck redeve-nu calme, ma femme sort d’ici ? ― Possible.― Eh ! bien, monsieur, ne me comprenez-vouspas ? ― Je n’ai pas l’honneur de connaître ma-dame votre épouse, répondit l’usurier. J’ai reçubeaucoup de monde ce matin : des femmes, deshommes, des demoiselles qui ressemblaient àdes jeunes gens, et des jeunes gens qui ressem-blaient à des demoiselles.. Il me serait bien dif-ficile de... ― Trêve de plaisanterie, monsieur,je parle de la femme qui sort à l’instant dechez vous. ― Comment puis-je savoir si elle estvotre femme, demanda l’usurier, je n’ai jamaiseu l’avantage de vous voir. ― Vous vous trom-pez, monsieur Gobseck, dit le comte avec unprofond accent d’ironie. Nous nous sommesrencontrés dans la chambre de ma femme, un

  • matin. Vous veniez toucher un billet souscritpar elle, un billet qu’elle ne devait pas. ― Cen’était pas mon affaire de rechercher de quellemanière elle en avait reçu la valeur, répliquaGobseck en lançant un regard malicieux aucomte. J’avais escompté l’effet à l’un de mesconfrères. D’ailleurs, monsieur, dit le capita-liste sans s’émouvoir ni presser son débit eten versant du café dans sa jatte de lait, vousme permettrez de vous faire observer qu’il nem’est pas prouvé que vous ayez le droit de mefaire des remontrances chez moi : je suis ma-jeur depuis l’an soixante et un du siècle dernier.― Monsieur, vous venez d’acheter à vil prix desdiamants de famille qui n’appartenaient pas àma femme. ― Sans me croire obligé de vousmettre dans le secret de mes affaires, je vousdirai, monsieur le comte, que si vos diamantsvous ont été pris par madame la comtesse,vous auriez dû prévenir, par une circulaire, lesjoailliers de ne pas les acheter, elle a pu les

  • vendre en détail. ― Monsieur ! s’écria le comte,vous connaissiez ma femme. ― Vrai ? ― Elleest en puissance de mari. ― Possible. ― Ellen’avait pas le droit de disposer de ces dia-mants... ― Juste. ― Eh ! bien, monsieur ? ― Eh !bien monsieur, je connais votre femme, elleest en puissance de mari je le veux bien, elleest sous bien des puissances ; mais ― je ― ne― connais pas ―vos diamants. Si madame lacomtesse signe des lettres de change, elle peutsans doute faire le commerce, acheter des dia-mants, en recevoir pour les vendre, ça s’est vu !― Adieu, monsieur, s’écria le comte pâle decolère, il y a des tribunaux. ― Juste. ― Mon-sieur que voici, ajouta-t-il en me montrant, aété témoin de la vente. ― Possible. Le comteallait sortir. Tout à coup, sentant l’importancede cette affaire, je m’interposai entre les par-ties belligérantes. ― Monsieur le comte, dis-je, vous avez raison, et monsieur Gobseck estsans aucun tort. Vous ne sauriez poursuivre

  • l’acquéreur sans faire mettre en cause votrefemme, et l’odieux de cette affaire ne retombe-rait pas sur elle seulement. Je suis avoué je medois à moi-même encore plus qu’à mon carac-tère officiel de vous déclarer que les diamantsdont vous parlez ont été achetés par monsieurGobseck en ma présence ; mais je crois quevous auriez tort de contester la légalité de cettevente dont les objets sont d’ailleurs peu re-connaissables. En équité, vous auriez raison ;en justice, vous succomberiez. Monsieur Gob-seck est trop honnête homme pour nier quecette vente ait été effectuée à son profit, surtoutquand ma conscience et mon devoir me forcentà l’avouer. Mais intentassiez-vous un procès,monsieur le comte, l’issue en serait douteuse.Je vous conseille donc de transiger avec mon-sieur Gobseck, qui peut exciper de sa bonne foi,mais auquel vous devrez toujours rendre le prixde la vente. Consentez à un réméré de sept àhuit mois, d’un an même, laps de temps qui

  • vous permettra de rendre la somme empruntéepar madame la comtesse à moins que vous nepréfériez les racheter dès aujourd’hui en don-nant des garanties pour le paiement. L’usuriertrempait son pain dans la tasse et mangeait avecune parfaite indifférence ; mais au mot de tran-saction il me regarda comme s’il disait : ― Legaillard ! comme il profite de mes leçons. Demon côté je lui ripostai par une œillade qu’ilcomprit à merveille. L’affaire était fort dou-teuse, ignoble ; il devenait urgent de transiger.Gobseck n’aurait pas eu la ressource de la dé-négation, j’aurais dit la vérité. Le comte me re-mercia par un bienveillant sourire. Après undébat dans lequel l’adresse et l’avidité de Gob-seck auraient mis en défaut toute la diploma-tie d’un congrès, je préparai un acte par lequelle comte reconnut avoir reçu de l’usurier unesomme de quatre-vingt-cinq mille francs, inté-rêts compris, et moyennant la reddition de la-quelle Gobseck s’engageait à remettre les dia-

  • mants au comte. ― Quelle dilapidation ! s’écriale mari en signant. Comment jeter un pont surcet abîme ? ― Monsieur, dit gravement Gob-seck, avez-vous beaucoup d’enfants ? Cette de-mande fit tressaillir le comte comme si sem-blable à un savant médecin, l’usurier eût mistout à coup le doigt sur le siège du mal. Le ma-ri ne répondit pas. ― Eh ! bien reprit Gobsecken comprenant le douloureux silence du comte,je sais votre histoire par cœur. Cette femme estun démon que vous aimez peut-être encore ;je le crois bien, elle m’a ému. Peut-être vou-driez-vous sauver votre fortune, la réserver àun ou deux de vos enfants. Eh ! bien jetez-vousdans le tourbillon du monde, jouez, perdezcette fortune, venez trouver souvent Gobseck.Le monde dira que je suis un juif, un arabe, unusurier, un corsaire, que je vous aurai ruiné !Je m’en moque ! Si l’on m’insulte, je mets monhomme à bas, personne ne tire aussi bien le pis-tolet et l’épée que votre serviteur. On le sait !

  • Puis ayez un ami, si vous pouvez en rencontrerun auquel vous ferez une vente simulée de vosbiens. ― N’appelez-vous pas cela un fidéicom-mis ? me demanda-t-il en se tournant vers moi.Le comte parut entièrement absorbé dans sespensées et nous quitta en nous disant : ― Vousaurez votre argent demain, monsieur, tenezles diamants prêts. ― Ça m’a l’air d’être bêtecomme un honnête homme, me dit froidementGobseck quand le comte fut parti. ― Dites plu-tôt bête comme un homme passionné. ― Lecomte vous doit les frais de l’acte, s’écria-t-ilen me voyant prendre congé de lui. Quelquesjours après cette scène qui m’avait initié auxterribles mystères de la vie d’une femme à lamode, je vis entrer le comte un matin dansmon cabinet. ― Monsieur, dit-il, je viens vousconsulter sur des intérêts graves, en vous décla-rant que j’ai en vous la confiance la plus entière,et j’espère vous en donner des preuves. Votre

  • conduite envers madame de Grandlieu, dit lecomte, est au-dessus de tout éloge.

    ― Vous voyez, madame, dit l’avoué à la vi-comtesse que j’ai mille fois reçu de vous leprix d’une action bien simple. Je m’inclinairespectueusement et répondis que je n’avaisfait que remplir un devoir d’honnête homme.― Eh ! bien, monsieur, j’ai pris beaucoupd’informations sur le singulier personnage au-quel vous devez votre état, me dit le comte.D’après tout ce que j’en sais, je reconnaisen Gobseck un philosophe de l’école cynique.Que pensez-vous de sa probité ? ― Monsieur lecomte, répondis-je, Gobseck est mon bienfai-teur... à quinze pour cent, ajoutai-je en riant.Mais son avarice ne m’autorise pas à le peindreressemblant au profit d’un inconnu. ― Parlez,monsieur ! Votre franchise ne peut nuire ni àGobseck ni à vous. Je ne m’attends pas à trou-ver un ange dans un prêteur sur gages. ― Le pa-pa Gobseck, repris-je, est intimement convain-

  • cu d’un principe qui domine sa conduite. Se-lon lui, l’argent est une marchandise que l’onpeut, en toute sûreté de conscience, vendrecher ou bon marché, suivant les cas. Un ca-pitaliste est à ses yeux un homme qui entre,par le fort denier qu’il réclame de son argent,comme associé par anticipation dans les entre-prises et les spéculations lucratives. À part sesprincipes financiers et ses observations philo-sophiques sur la nature humaine qui lui per-mettent de se conduire en apparence commeun usurier, je suis intimement persuadé que,sorti de ses affaires, il est l’homme le plus déli-cat et le plus probe qu’il y ait à Paris. Il existedeux hommes en lui : il est avare et philosophe,petit et grand. Si je mourais en laissant des en-fants il serait leur tuteur. Voilà, monsieur, sousquel aspect l’expérience m’a montré Gobseck.Je ne connais rien de sa vie passée. Il peut avoirété corsaire, il a peut-être traversé le monde en-tier en trafiquant des diamants ou des hommes,

  • des femmes ou des secrets d’état, mais je jurequ’aucune âme humaine n’a été ni plus forte-ment trempée ni mieux éprouvée. Le jour oùje lui ai porté la somme qui m’acquittait en-vers lui, je lui demandai, non sans quelques pré-cautions oratoires, quel sentiment l’avait pous-sé à me faire payer de si énormes intérêts, etpar quelle raison, voulant m’obliger, moi sonami, il ne s’était pas permis un bienfait complet.― Mon fils, je t’ai dispensé de la reconnaissanceen te donnant le droit de croire que tu ne medevais rien, aussi sommes-nous les meilleursamis du monde. Cette réponse, monsieur, vousexpliquera l’homme mieux que toutes les pa-roles possibles. ― Mon parti est irrévocable-ment pris, me dit le comte. Préparez les actesnécessaires pour transporter à Gobseck la pro-priété de mes biens. Je ne me fie qu’à vous,monsieur, pour la rédaction de la contre-lettrepar laquelle il déclarera que cette vente est si-mulée, et prendra l’engagement de remettre

  • ma fortune administrée par lui comme il saitadministrer, entre les mains de mon fils aîné,à l’époque de sa majorité. Maintenant, mon-sieur, il faut vous le dire : je craindrais de gar-der cet acte précieux chez moi. L’attachementde mon fils pour sa mère me fait redouter delui confier cette contre-lettre. Oserais-je vousprier d’en être le dépositaire ? En cas de mort,Gobseck vous instituerait légataire de mes pro-priétés. Ainsi, tout est prévu. Le comte garda lesilence pendant un moment et parut très-agi-té. ― Mille pardons, monsieur, me dit-il aprèsune pause, je souffre beaucoup, et ma santé medonne les plus vives craintes. Des chagrins ré-cents ont troublé ma vie d’une manière cruelle,et nécessitent la grande mesure que je prends.― Monsieur, lui dis-je, permettez-moi de vousremercier d’abord de la confiance que vousavez en moi. Mais je dois la justifier en vousfaisant observer que par ces mesures vous ex-hérédez complétement vos... autres enfants. Ils

  • portent votre nom. Ne fussent-ils que les en-fants d’une femme autrefois aimée, maintenantdéchue, ils ont droit à une certaine existence.Je vous déclare que je n’accepte point la chargedont vous voulez bien m’honorer, si leur sortn’est pas fixé. Ces paroles tirent tressaillir vio-lemment le comte. Quelques larmes lui vinrentaux yeux, il me serra la main en me disant :― Je ne vous connaissais pas encore tout entier.Vous venez de me causer à la fois de la joie etde la peine. Nous fixerons la part de ces enfantspar les dispositions de la contre-lettre. Je le re-conduisis jusqu’à la porte de mon étude, et ilme sembla voir ses traits épanouis par le senti-ment de satisfaction que lui causait cet acte dejustice.

    ― Voila, Camille, comment de jeunesfemmes s’embarquent sur des abîmes. Il suffitquelquefois d’une contredanse, d’un air chantéau piano, d’une partie de campagne pour déci-der d’effroyables malheurs. On y court à la voix

  • présomptueuse de la vanité, de l’orgueil, sur lafoi d’un sourire, ou par folie, par étourderie ? LaHonte, le Remords et la Misère sont trois Furiesentre les mains desquelles doivent infaillible-ment tomber les femmes aussitôt qu’elles fra