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GOUVERNER LA CONCURRENCE PAR LES PRIX LA POLITIQUE FRANÇAISE DES MÉDICAMENTS GÉNÉRIQUES Étienne Nouguez L ’opposition entre le « marché » et la « santé » structure une grande partie des analyses, tant savantes que profanes, des transforma- tions qui affectent les systèmes de santé européens depuis les années 1980. Pour de nombreux auteurs, la fin du XX e siècle a en effet vu l’affirmation d’une « économisation » des questions sanitaires jus- tifiée par les politiques de maîtrise des dépenses de santé et étayée par l’importation dans le champ sanitaire d’outils et de théories issus de la science économique (Benamouzig, 2005 ; Miller et Rose, 2008). Inspirées par le principe du new public management, les différentes réformes des systèmes de santé en Europe auraient ainsi fait du marché un outil de rationalisation de l’organisation et des pratiques sanitaires, visant, par la mise en concurrence des acteurs de santé, à une allo- cation optimale des ressources sanitaires (Hood, 2000 ; Pierru, 2007 ; Le Galès et Scott, 2008 ; Batifoulier, Domin et Gadreau, 2008 ; Kervasdoué, 2009). Bien que ces politiques aient connu des réussites diverses dans les pays où elles se sont développées, elles n’en ont pas moins véhiculé l’idée que la santé pouvait à bien des égards constituer un « bien comme un autre ». Or, dans le même temps, de nombreux chercheurs ont souligné les résistances à cette marchandisation de la santé par des acteurs qui mettent en avant la « singularité » de la santé, pensée comme une valeur absolue irréductible à la mise en équiva- lence marchande par les prix (Le Pen et Sicard, 2004 ; Steiner, 2009). La rationalisation par le marché se heurterait à d’autres logiques et, en particulier, à la défense d’une pratique médicale fondée sur l’obli- gation morale du médecin vis-à-vis de son patient et au refus du rationnement des soins (Freidson, 2001 ; Batifoulier et Gadreau, 2005). Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 17/03/2017 11h43. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

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GOUVERNER LA CONCURRENCE PAR LES PRIX

LA POLITIQUE FRANÇAISEDES MÉDICAMENTS GÉNÉRIQUES

Étienne Nouguez

L’opposition entre le « marché » et la « santé » structure une grandepartie des analyses, tant savantes que profanes, des transforma-tions qui affectent les systèmes de santé européens depuis les

années 1980. Pour de nombreux auteurs, la fin du XXe siècle a en effetvu l’affirmation d’une « économisation » des questions sanitaires jus-tifiée par les politiques de maîtrise des dépenses de santé et étayéepar l’importation dans le champ sanitaire d’outils et de théories issusde la science économique (Benamouzig, 2005 ; Miller et Rose, 2008).Inspirées par le principe du new public management, les différentesréformes des systèmes de santé en Europe auraient ainsi fait du marchéun outil de rationalisation de l’organisation et des pratiques sanitaires,visant, par la mise en concurrence des acteurs de santé, à une allo-cation optimale des ressources sanitaires (Hood, 2000 ; Pierru, 2007 ;Le Galès et Scott, 2008 ; Batifoulier, Domin et Gadreau, 2008 ;Kervasdoué, 2009). Bien que ces politiques aient connu des réussitesdiverses dans les pays où elles se sont développées, elles n’en ont pasmoins véhiculé l’idée que la santé pouvait à bien des égards constituerun « bien comme un autre ». Or, dans le même temps, de nombreuxchercheurs ont souligné les résistances à cette marchandisation de lasanté par des acteurs qui mettent en avant la « singularité » de la santé,pensée comme une valeur absolue irréductible à la mise en équiva-lence marchande par les prix (Le Pen et Sicard, 2004 ; Steiner, 2009).La rationalisation par le marché se heurterait à d’autres logiques et,en particulier, à la défense d’une pratique médicale fondée sur l’obli-gation morale du médecin vis-à-vis de son patient et au refus durationnement des soins (Freidson, 2001 ; Batifoulier et Gadreau, 2005).

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Sur le marché français des médicaments, deux dimensions rendentextrêmement problématique le développement d’une concurrence parles prix. D’une part, en raison des risques sanitaires associés à l’achatet à la consommation de médicaments, le choix du médicament a étéconfié aux professionnels de santé (médecins et pharmaciens) quiconseillent le patient (Hatchuel, 1995) et ordonnent souvent ses choixen la matière, créant ainsi une relation profondément asymétrique(Parsons, 1955). Dès lors, l’idée d’un consommateur éclairé susceptibled’arbitrer entre les traitements est sujette à caution, même si les mou-vements de malade nés de l’épidémie de sida et les lois sur la démo-cratie sanitaire ont quelque peu rééquilibré la relation (Barbot, 2002 ;Dodier, 2003 ; Dalgalarrondo, 2004). D’autre part, la prise en charged’une part très importante des dépenses de santé, et en particulier desdépenses de médicaments, par l’Assurance maladie et les assurancescomplémentaires s’est accompagnée en France de l’administration desprix des médicaments remboursés, avec pour conséquence un efface-ment progressif des prix comme élément central dans les décisionsdes médecins et des patients. En raison de ces spécificités, l’introduc-tion de la concurrence par les prix à travers le développement desmédicaments génériques en France a supposé un investissement trèsfort de la part de l’État (Nouguez, 2009c). Deux problèmes se posaientaux pouvoirs publics au milieu des années 1990 : 1) ils cherchaientun mécanisme qui permette à la concurrence par les prix d’opérer sanssacrifier le contrôle administratif sur les prix des médicaments rem-boursés ; 2) ils entendaient modifier les conduites des acteurs dumarché tout en respectant le système collectif de prise en charge desdépenses de santé et la liberté de choix. Loin d’imposer mécanique-ment et de manière univoque sa raison aux différents acteurs, laconcurrence par les prix s’est donc diffusée à travers une politiqueactive s’appuyant sur de multiples instruments visant à transformerconjointement l’organisation du marché et les conduites des acteurs.

La politique des médicaments génériques peut être analysée commela construction d’un marché de concurrence par les prix (Garcia-Parpet, 1986) reposant sur cinq instruments (Hood, 1986 ; Lascoumeset Le Galès, 2004) mis en place par les pouvoirs publics à partirde 1996. Chacun de ces instruments se définit comme l’articulation

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de trois caractéristiques : un vecteur d’action sur les conduites desacteurs du marché (inscriptions matérielles, relation de prescription,exhortation au civisme, niveau et délai de remboursement des médi-caments) ; une configuration de concurrence/d’alliance entre pouvoirspublics, industriels du médicament, professionnels de santé etmalades, conduisant à une bipolarisation du marché autour de l’accep-tation ou du refus des médicaments génériques ; une forme de sub-jectivation, c’est-à-dire de représentation/performation des conduites(principalement des consommateurs) favorables ou hostiles aux médi-caments génériques, à partir de laquelle il est possible d’interpréter etde modifier les effets de la politique menée. En quoi ces instrumentsreflètent-ils et performent-ils (Muniesa et Callon, 2009) différentesacceptions des conduites et des organisations marchandes et lamanière de les gouverner ? Loin d’opposer ces instruments les unsaux autres, les pouvoirs publics ont cherché à les moduler et à lesarticuler pour mobiliser et encadrer le spectre le plus large d’acteurset de conduites en faveur des médicaments les moins onéreux1.

Gouverner par l’équivalence : la définition légaledes médicaments génériques

De nombreux travaux ont mis en lumière l’importance des dispo-sitifs de « commensuration » (Espeland et Stevens, 1998) dans le travailde construction du marché et de cadrage des choix des consomma-teurs (Garcia-Parpet, 1986 ; Barrey, Cochoy et Dubuisson-Quellier,2000 ; Cochoy, 2002 ; Dubuisson-Quellier, 2002 ; Stanziani, 2003et 2005). Dans le domaine de la santé, les procédures de codificationdes actes ou de standardisation des informations et des produitsconstituent de fait un support central des pratiques de tarification etde mise en concurrence des activités hospitalières (Moisdon, 2000 ;Batifoulier, Domin et Gadreau, 2008).

1. Ce chapitre s’appuie sur une enquête menée entre 2004 et 2009 (Nouguez,2009c). Outre des entretiens réalisés avec des médecins, des pharmaciens etdes patients, des représentants des pouvoirs publics et des laboratoires, nousavons procédé à une étude systématique des textes de loi, des rapports publics,des documents de l’Assurance maladie ainsi que des articles de la presseprofessionnelle (Le Moniteur des pharmacies et Le Quotidien du médecin).

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La définition légale des médicaments génériques, telle qu’elle res-sort de l’ordonnance du 24 avril 1996 (une des trois ordonnancesdites « Juppé »), offre un exemple paradigmatique de cette logique decadrage des frontières et des conduites marchandes à partir de laqualification des produits. Elle reprend la définition européenne des« médicaments essentiellement similaires » (déjà retranscrite dans ledroit français) pour définir « la spécialité générique » comme ayantle même principe actif, la même forme pharmaceutique et la mêmediffusion dans l’organisme (bio-équivalence) que la spécialité de réfé-rence (princeps) qu’elle copie. Cette définition s’appuie sur les prin-cipes de la pharmacologie pour construire une équivalence« objective » entre les médicaments, garantissant le fait que les médi-caments génériques ne sauraient différer des originaux « ni par leurefficacité ni par leur sécurité » (Nouguez, 2009a). En contrepartie, laloi ne statue pas sur les éléments « secondaires » du médicament : lenom, la forme galénique et l’emballage. Aux yeux du législateur, cesaspects n’ont pas d’effet pharmacologique établi, ils relèvent dudomaine commercial de la marque et sont donc laissés à la libertédes laboratoires.

La définition légale des médicaments génériques a joué un rôlecrucial dans l’organisation du marché. Du côté des industriels, elle aconstitué un instrument fort de cadrage, en posant les conditions pourque deux médicaments soient considérés comme parfaitement subs-tituables et ne se concurrencent que par les prix. Toutefois, en enca-drant strictement les conditions de comparabilité entre médicaments,la définition de 1996 a rendu possibles des pratiques de débordementde la part des laboratoires de princeps qui ont développé, breveté etcommercialisé des versions légèrement modifiées de leurs médica-ments (principes actifs, formes galéniques, dosages, etc.). Ces médi-caments qualifiés de « contre-génériques » par les pouvoirs publics ontdans de nombreux cas bénéficié de transferts de prescription de lapart des médecins, vidant le marché des médicaments génériques del’extérieur et privant l’Assurance maladie d’une partie des économiesespérées (Nouguez, 2007). Pour contrer ces stratégies de contourne-ment, la définition des médicaments génériques a été modifiée par laloi du 13 août 2004 qui stipule que, désormais, toute spécialité

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princeps issue de la transformation du principe actif d’une spécialitéde référence d’un groupe générique ne sera considérée comme uneinnovation thérapeutique que si elle en fait la preuve par des étudesappropriées. Dans le cas contraire, cette spécialité sera considéréecomme une copie de la spécialité de référence et sera donc intégréeau groupe générique. Cette modification de la loi entraîne une redé-finition importante des principes d’équivalence et donc de concur-rence entre les médicaments génériques et les médicamentsoriginaux : à une équivalence des essences (c’est-à-dire des« moyens ») a été substituée une équivalence des effets (c’est-à-diredes « fins »), alors même que ces derniers sont moins contrôlables, enraison de la variabilité des réactions des malades.

Ceci nous amène au second effet de la définition des médicamentsgénériques qui porte sur les malades et les professionnels de santé.L’approche pharmacologique mobilisée par la définition légale postuleune forme d’expertise de la part du patient qui s’éloigne fortementdes cadres classiques de l’expérience consumériste. Pour que la sub-stitution ait lieu, il faut en effet que le patient soit non seulementcapable d’opérer une série de traductions (passage d’un nom demarque à une dénomination commune, d’un emballage bleu à unemballage vert, d’un comprimé à une gélule, etc.), mais aussi qu’ilcomprenne que, malgré ces nombreux changements d’apparence, lemédicament n’a pas changé dans son essence. Le consommateur quis’esquisse alors se caractérise par une rationalité abstraite à l’opposéde l’expérience pratique et symbolique du médicament (Akrich, 1995 ;Rasmussen, 2005 ; Nouguez, 2009b). Or les capacités des patients às’abstraire de leurs prises habituelles sont variables. Ainsi, les diffé-rences d’apparence ont souvent été jugées par certains médecins etpatients comme source d’une distorsion des conditions d’observance,de variations d’effets placebo et donc d’une perte d’efficacité « théra-peutique » globale. Les médecins ont mis en avant les cas de patients« fragiles » (physiquement ou psychiquement) ou « attachés » (Callonet al., 2000) à la marque de leur médicament pour réinscrire la prisedu médicament dans une relation médecin-malade asymétrique(Parsons, 1955) : face aux nombreuses incertitudes affectant le choixet l’observance de son traitement, le malade devrait s’en remettre à

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l’avis de son médecin et de son pharmacien qui seraient mieux à mêmede l’informer, voire de prendre la décision à sa place (Hatchuel, 1995).Loin d’équiper le malade de prises consuméristes pour lui permettred’autonomiser son choix, la définition légale des médicaments géné-riques conduirait au contraire à renforcer sa dépendance vis-à-vis deces professionnels qui seuls seraient à même de garantir une pratiqueprudentielle (Champy, 2011), source d’une substitution sans risque.

La définition légale des médicaments génériques constitue doncle premier instrument de gouvernement de la concurrence par lesprix, faisant reposer cette dernière sur une mise en équivalence desmédicaments et des malades. Elle sert de socle à tous les instrumentsqui vont être développés par la suite, au sens où la capacité des prixà faire la différence dépend fortement de la capacité des laboratoiresde génériques et des autorités sanitaires (Agence du médicament) àgarantir l’indifférence entre les médicaments. Cette définitioncontribue à structurer la concurrence entre les industriels, ces der-niers s’affrontant sur les prix mais aussi sur le degré de similaritéentre leurs produits. Enfin, en construisant une équivalence objec-tive qui affirme l’unité des essences derrière la variété des appa-rences, la définition met en regard deux figures symétriques demalades : un consommateur « hyper-rationnel », capable de saisircette équivalence objective et prêt à faire le pari de la substitution,et un malade « fragile » et « attaché » au médicament original, pourlequel la substitution, sans contrôle médical, pourrait se révéler par-ticulièrement dangereuse.

Gouverner par les prescripteurs :le droit de substitution officinaleet la contractualisation des prescriptions

Le marché du médicament est un marché à prescripteurs(Hatchuel, 1995) dans lequel la rencontre entre l’offre et la demandes’effectue par l’intermédiaire des professionnels de santé censésassurer l’appariement entre les patients et les médicaments, et limiterles usages thérapeutiques et économiques déviants des médicaments(Parsons, 1955).

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L’innovation introduite par la politique des médicaments généri-ques a consisté à faire reposer principalement leur développementsur l’intervention du pharmacien. Confrontés à la difficulté de déve-lopper la prescription de médicaments génériques, les gouvernementsJuppé et Jospin ont en effet négocié avec les syndicats officinaux lamise en place d’un droit de substitution du pharmacien au sein desgroupes génériques, avec l’espoir que les pharmaciens s’investiraientplus fortement que les médecins dans cette substitution. Défini parla loi, le droit de substitution donne aux pharmaciens la possibilitéde remplacer, avec l’accord du patient, n’importe quelle spécialitéd’un groupe générique du Répertoire officiel par une autre, à condi-tion que cela n’entraîne pas de surcoût pour l’Assurance maladie.Pour inciter les pharmaciens à pratiquer la substitution, la ministrede la Santé, Martine Aubry, a mis en place un système de margeofficinal très favorable aux médicaments génériques. Tout d’abord,la marge que reçoit le pharmacien pour un médicament génériqueest égale à celle reçue pour le médicament princeps. Ensuite, le pla-fond légal de remises commerciales que peut consentir un laboratoirepour l’achat en direct de volumes importants de médicaments est de10,74 % pour un générique contre 2,5 % pour un princeps. Cettemesure incite les pharmaciens à stocker d’importants volumes demédicaments génériques et, sous la pression de ces stocks, à substi-tuer le plus possible. Mais au-delà de ces dispositions légales, le droitde substitution a donné aux pharmaciens un pouvoir de marché simi-laire à celui de la grande distribution vis-à-vis de ses fournisseurs.Dès lors qu’ils proposaient une gamme similaire de produits parfai-tement substituables, les laboratoires de médicaments génériques nedisposaient plus que des prix pour se différencier les uns des autresauprès des pharmaciens ; la mise en œuvre du droit de substitutiona ainsi conduit à une véritable « guerre des remises » entre les labo-ratoires de génériques. Ces remises, qui s’apparentent aux marges-arrière développées dans la grande distribution, ont été évaluéesen 2006 par le Haut Conseil pour l’avenir de l’Assurance maladie àenviron 25 % du prix fabricant hors taxe2.

2. Haut Conseil pour l’avenir de l’Assurance maladie, Avis sur le médica-ment, 29 juin 2006.

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Graphique 1 : Décomposition des prix des médicaments(princeps et génériques) en 2004

Note : Tous les chiffres ci-dessus sont des références réglementaires, sauf la marge-arrière. Le chiffre de 2 euros correspond à la transposition dans notre exemple desmarges-arrière évaluées à 300 millions d’euros.PFHT : prix fabricant hors taxe ; prix de vente du laboratoire au grossiste-répartiteur(ou au pharmacien officinal dans le cas de vente directe).PGHT : prix grossiste hors taxe ; prix de vente du grossiste au pharmacien.PPHT : prix public hors taxe.PPTC : prix public toutes taxes comprises ; prix payé par le client et qui sert de base auremboursement par l’Assurance maladie, hors tarif forfaitaire de responsabilité. Ce prixfait l’objet d’une convention de prix entre le laboratoire et le Comité économique desproduits de santé (CEPS).Source : Haut Conseil pour l’avenir de l’Assurance maladie, Avis sur le médicament,29 juin 2006, p. 127-128.

Comme le révèle le graphique 1, ce système de rémunération apermis aux pharmaciens d’« accaparer » la majeure partie du prixpublic des médicaments génériques, puisque la marge officinale totalesur la vente de génériques s’élevait à 1,1 milliard d’euros en 2004, soitprès de 65 % des 1,7 milliard d’euros de chiffre d’affaires des généri-ques inscrits au Répertoire officiel des groupes génériques (contre415 millions d’euros de marge sur les 1,9 milliard de chiffre d’affairesgénérés par les ventes de médicaments princeps inscrits au Répertoire

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des groupes génériques). Comme ces marges-arrière constituaient uneforte incitation à la substitution, les gouvernements les ont donclaissés prospérer jusqu’à la fin de l’année 2005, malgré les nombreuxrapports remis par la direction générale de la Consommation, de laConcurrence et de la Répression des fraudes dénonçant la possibleillégalité de ces pratiques et leurs dangers pour la survie des labora-toires de génériques. Ce système de marge a néanmoins joué un rôlecentral dans la croissance du marché des médicaments génériques, letaux de substitution au sein du Répertoire officiel passant de 18 %(en volumes) en 1999 à près de 60 % en 2004.

Pour autant, la mise en place du droit de substitution s’est heurtéeà deux limites. La première est née des luttes de juridiction entre méde-cins et pharmaciens (Abbott, 1988) pour le contrôle de la prescriptionet de ses avantages politiques et financiers. Le droit de substitutionavait en effet permis au gouvernement socialiste de développer lemarché des médicaments génériques sans passer par les médecins etleurs syndicats qui, au nom du libéralisme médical, s’opposaient depuisle plan Juppé à toute réforme cherchant à promouvoir la maîtrisecomptable des dépenses de santé et le contrôle des prescriptions parl’Assurance maladie (Hassenteufel, 1997). Mais ce contournements’était fait au prix d’une opposition forte des médecins à la substitu-tion, qu’elle passe par de simples commentaires dubitatifs ou inquié-tants aux patients sur la qualité et l’origine des médicamentsgénériques ou par le recours plus rare à la mention « non substituable »,ou encore par la prescription préférentielle de médicaments brevetés(Nouguez, 2009b).

La seconde limite au développement du droit de substitution renvoieà la concurrence entre les pharmacies d’officine. Le droit au consen-tement éclairé du patient en cas de substitution étant reconnu par laloi, les pharmaciens ne pouvaient pas imposer la substitution à unmalade récalcitrant. Ainsi, les pharmaciens de centre-ville ou degrandes agglomérations ont très vite saisi les dangers d’une positionferme sur la substitution dans un contexte de forte concurrence : cer-tains habitués les ont menacés de changer de pharmacie s’ils tentaientde leur imposer la substitution. Dans les zones les plus concurrentielles,certaines pharmacies ont même fait de leur opposition à la substitution

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un argument commercial pour attirer les clients des pharmacies voi-sines. Le droit de substitution a ainsi placé le patient en positiond’arbitre, capable de mettre en concurrence les professionnels de santéplutôt que de suivre docilement leurs prescriptions. Mais, paradoxale-ment, la mise en concurrence des professionnels de santé s’est faite iciau détriment de la concurrence par les prix entre les produits. Dansun document daté de novembre 2003, la direction des Statistiques etdes Études de la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM)3 mon-trait ainsi que la substitution était la plus élevée dans les départementsruraux du Nord-Est, du Centre et de l’Ouest de la France, et la plusfaible dans les départements très urbanisés de la région parisienne etde la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, bastions historiques de lamédecine libérale (Hassenteufel, 1997) mais aussi régions où les den-sités de médecins (généralistes et surtout spécialistes) et de pharmaciesétaient les plus élevées (Nouguez, 2009c).

Constatant les difficultés des professionnels de santé à se gouverneret à gouverner les conduites des malades, l’Assurance maladie et lesgouvernements qui se sont succédé à partir de 2002 ont tenté de ren-forcer leur propre contrôle sur les conduites de ces prescripteurs, àtravers deux dispositifs. Le premier a reposé sur le développement àla fin des années 1990 de bases de données informatiques surl’ensemble des dépenses remboursées qui a permis à l’Assurancemaladie d’établir des profils individuels de prescripteur, situant chaquemédecin et chaque pharmacien par rapport à une moyenne départe-mentale, régionale et nationale pour une série d’items (prescriptionsd’arrêts maladie, prescriptions de médicaments particulièrement coû-teux, prescriptions ou substitution de médicaments génériques).L’Assurance maladie espérait à travers la diffusion de ces profilsamener les professionnels de santé à comparer leurs pratiques à cellesde leurs collègues et à les modifier dans le sens de la norme. Paral-lèlement, l’Assurance maladie a formé à partir de 2004 un corps dedélégués (les délégués de l’Assurance maladie ou DAM) chargés d’aller

3. Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS),« La délivrance des médicaments génériques d’un département à l’autre : uneimportante dispersion » [en ligne], Point de conjoncture, 19, novembre 2003,p. 18-21.

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voir chaque prescripteur individuellement pour lui remettre son profilet lui rappeler les engagements pris par les syndicats médicaux ainsique les recommandations de bonnes pratiques définies par la HauteAutorité de santé.

La seconde mesure a consisté à passer des contrats avec les pro-fessionnels de santé, dans lesquels des primes (individuelles ou col-lectives) sont versées en échange d’engagements sur des objectifs dedéveloppement du marché des médicaments génériques. Dans le casdes pharmaciens, cette contractualisation d’objectifs de substitutionétait présente dès la mise en place du droit de substitution mais elles’est renforcée après la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS)pour l’année 2006 lorsque les syndicats officinaux ont obtenu unabandon de la généralisation des tarifs forfaitaires de responsabilité(voir infra) et un maintien de leur marge préférentielle en échanged’un engagement à atteindre un objectif de substitution de 70 % à lafin de l’année 2006 et 75 % à la fin de l’année 2007. Pour les méde-cins, l’accord conventionnel du 5 juin 2002 passé avec les syndicatsmédicaux fixait, en contrepartie de la revalorisation du tarif de laconsultation de médecine générale à 20 euros, un engagement col-lectif selon lequel 25 % des lignes de prescription devaient être écritesen dénomination commune, dont la moitié au moins dans le Réper-toire des génériques. Bien que les prescriptions en dénominationcommune n’aient pas progressé de manière importante, cet accordaurait joué un rôle important dans le décollage de la substitutionaprès 2002, en limitant les critiques des médecins à l’égard des géné-riques4. À partir de 2004, l’Assurance maladie a progressivementchangé ses objectifs et incité les médecins à prescrire de préférencedes médicaments non brevetés dans certaines classes thérapeutiquescoûteuses (antibiotiques, inhibiteurs de la pompe à protons, statines,antihypertenseurs et antidépresseurs) en échange de primes indivi-duelles (contrats d’amélioration des pratiques individuelles de 2009 etpaiement à la performance en 2011).

Jusqu’en 2003, le développement du marché reposait donc moinssur l’existence d’une véritable concurrence par les prix s’exerçant au

4. CNAMTS, « DCI et génériques, un tandem efficace », Mesure d’impact,11, 2003.

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niveau des consommateurs que sur une prescription « à deux étages »(Katz et Lazarsfeld, 2008 [1955] ; Coleman, Katz et Menzel, 1957),dans laquelle l’Assurance maladie essaie de gouverner les conduitesdes professionnels de santé pour qu’ils gouvernent à leur tour lesconduites des patients. Parallèlement, la mise en place du droit desubstitution a favorisé une nouvelle alliance entre l’Assurancemaladie, les pharmaciens et les laboratoires de génériques, quicontourne et concurrence l’alliance traditionnelle entre les médecinset les laboratoires de princeps, le patient étant à la fois la cible etl’arbitre de ces alliances. Le droit de substitution oppose là encoredeux figures de malades : d’une part, le patient obéissant qui s’enremet à l’avis de son médecin et/ou de son pharmacien ; d’autre part,le consommateur nomade qui est capable de jouer des concurrencesinter- et intra-professionnelles pour obtenir le médicament de sonchoix. Paradoxalement, la concurrence entre prescripteurs apparaîtdonc comme un frein majeur à la concurrence par les prix, tandis quela relation de prescription « paternaliste » en devient un moteur. Pourlimiter ces risques de mise en concurrence des professionnels par lespatients, les pouvoirs publics ont alors cherché à mobiliser ces patientsen les « intéressant » au prix des génériques.

Gouverner par le civisme : les campagnesde promotion des médicaments génériques

Parallèlement à la politique d’intéressement des professionnels desanté, le ministère de la Santé, les mutuelles, les industriels du géné-rique et les syndicats officinaux ont mis en place à partir de 2000 denombreuses campagnes destinées à faire du choix du médicamentgénérique un acte citoyen et à exhorter les malades au civisme(Steiner, 2009). Une campagne de presse lancée par le ministère de laSanté entre janvier et février 2003 rappelait notamment que le choixdes médicaments génériques « permet de réaliser des économies consi-dérables qui peuvent être utilisées pour financer la recherche de nou-veaux médicaments, améliorer la prise en charge de certaines maladieset équiper les centres de soins en appareils coûteux (scanners...) [mêmesi] pour vous, les médicaments génériques sont remboursés de la même

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façon par les caisses d’assurance maladie et par les mutuelles5 ». Lavalorisation des médicaments génériques reposait donc sur la pro-messe d’un lien efficace entre le choix individuel du médicamentgénérique et la sauvegarde du système collectif de protection sociale(Karpik, 1996).

Le prospectus distribué en novembre 2003 par l’association fran-çaise des laboratoires de génériques, le GEMME6, pour célébrer le moisdu médicament générique (voir l’image 1) résume à lui seul les diffé-rents registres qui composent la valorisation de ces produits. Copiantle célèbre oncle Sam américain, une jeune femme souriante pointe sesdeux index dans la direction du lecteur, sans doute pour le prendre àpartie mais aussi pour le rappeler à ses responsabilités individuelles.Le texte mobilise le registre de la consommation engagée en rappelantque les médicaments génériques bénéficient à l’individu, puisqu’ils lesoignent de manière identique, et à la collectivité, puisqu’ils permet-tent de sauvegarder la Sécurité sociale. La valorisation des médica-ments génériques est donc construite comme une injonction moraleà laquelle sont attachés des bénéfices symboliques : le médicamentgénérique ouvre le patient à la citoyenneté en lui permettant de par-ticiper par une simple action à la sauvegarde du système de soins « àla française » auquel il ne peut être que profondément attaché.

La dimension politique du choix des médicaments génériques estici reprise par l’État et par les industriels comme une qualité de cesproduits qui peut être valorisée sur le marché. Le prix cesse donc d’êtrele simple opérateur marchand d’une politique économique pourdevenir un argument politique de différenciation dans une concur-rence marchande. En ce sens, ces campagnes de promotion des médi-caments génériques par l’exhortation au civisme signentl’« articulation entre les deux faces économique et publique de lamême réalité politique marchande » (Cochoy, 2008, p. 134).

5. Ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées, LesMédicaments génériques, tout le monde y gagne, Paris, 2003, p. 7.6. L’association GEMME (« Générique même médicament ») regroupe laquasi-totalité des laboratoires commercialisant des médicaments génériquesen France.

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Image 1 : « Ces médicaments génériques, c’est génial ! »

Source : document de promotion pour le mois du médicament générique, novembre2003. © GEMME, droits réservés.

Pour autant, ce type d’instrument pédagogique et moralisateur pro-duit des effets profondément ambivalents qui en limitent la portée.En moralisant la prescription des médicaments génériques, les pou-voirs publics ont en effet suscité de nombreux débats parmi les acteursdu marché : les médicaments génériques bénéficient-ils réellement àl’Assurance maladie ? Et faut-il sacrifier son confort, voire sa santé,pour sauver la Sécurité sociale ? Face aux injonctions des pouvoirspublics et des pharmaciens, les patients opposés à la substitution ontainsi mis en cause la promesse d’un lien efficace entre médicamentgénérique et trou de la Sécurité sociale. À leurs yeux, le médicamentgénérique constitue un sacrifice individuel qui est non seulement illé-gitime (puisque la cotisation sociale devrait leur donner « le droitd’avoir le médicament original ») mais inefficace (le trou de la Sécuritésociale étant sans commune mesure avec les économies susceptiblesd’être réalisées grâce aux médicaments génériques). Mais, la limite laplus importante de cette moralisation du choix des médicaments

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génériques est qu’elle ne s’accompagnait jusqu’en 2003 d’aucun ins-trument visant à sanctionner les comportements de « passagers clan-destins7 » de la part de patients qui pouvaient s’opposer à lasubstitution sans donner de motif. En 2005 et 2006, l’Assurancemaladie a tenté de faire pression sur ces assurés réticents, en leuradressant des courriers, dans lesquels elle leur signalait qu’ils avaientpris récemment un médicament original pour lequel il existait unmédicament générique et qui leur rappelait l’importance des médica-ments génériques pour l’Assurance maladie8. Bien qu’aucune sanctionne soit directement évoquée, ce courrier permettait d’isoler et depointer du doigt la responsabilité de ces assurés. De nombreux phar-maciens nous ont rapporté avoir ainsi fait face à des patients qui leurmontraient le courrier pour protester contre les méthodes « fascistes »de l’Assurance maladie ou pour se renseigner sur les éventuelles suitesde ce message. Ces courriers semblent avoir eu un fort effet incitatifpuisque « plus de 50 % des assurés contactés ont opté ensuite pourles génériques » selon l’Assurance maladie.

Ce troisième instrument développé à partir des années 2000 entenddonc faire reposer le choix du médicament générique sur l’exhortationau civisme. Si ce ressort n’est évidemment pas nouveau dans les poli-tiques publiques, il est néanmoins très intéressant de constater qu’iln’est pas exclusivement mobilisé par le gouvernement et l’Assurancemaladie mais aussi par les laboratoires de génériques et les pharma-ciens d’officine. Mais cette mobilisation de l’intérêt général par desacteurs privés contribue en partie à brouiller le message, comme cer-tains patients l’ont rappelé à leurs pharmaciens en les accusant des’enrichir au détriment de leur santé. Par ailleurs, cet instrument meten tension deux nouvelles figures symétriques du consommateur :d’une part, le citoyen sensible à la sauvegarde de l’Assurance maladiepour lequel le choix du médicament est avant tout un choix éthique

7. Nous employons à dessein le terme de « passagers clandestins » développépar Olson (1965) pour souligner en quoi la mobilisation d’un registre civiqueconduit à qualifier en creux ceux qui refusent de suivre ce registre commedes passagers clandestins profitant d’un bien collectif qu’ils ne participentpas individuellement à produire.8. Union nationale des caisses d’assurance maladie (UNCAM), « L’Assu-rance maladie renforce ses actions pour inciter les assurés à utiliser d’avan-tage les génériques » [en ligne], Point d’information mensuel, 9 mars 2006.

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et qu’il faut éduquer ou sensibiliser régulièrement à ces enjeux ;d’autre part, le passager clandestin qui refuse de sacrifier son « intérêtindividuel » au service du collectif, qui joue de son anonymat relatifpour échapper à la « discipline collective » et qu’il faut isoler et dis-cipliner à travers des instruments contraignants. Enfin, bien quel’exhortation au civisme ait contribué à développer la substitution,elle s’est heurtée à la résistance de certains patients et médecins qu’ellen’est pas parvenue à convaincre. Parallèlement à ces campagnesd’exhortation au civisme, les pouvoirs publics ont alors tenté à partirde 2003 de développer d’autres instruments qui maintiennent la mobi-lisation des assurés citoyens sensibles à la sauvegarde de l’Assurancemaladie mais qui soient aussi capables d’agir sur les malades consom-mateurs plus attentifs à la sauvegarde de leurs deniers personnels.

Gouverner par les remboursements :le tarif forfaitaire de responsabilité

Jusqu’en 2003, le marché des médicaments génériques offrait cettesituation paradoxale d’une concurrence à prix administrés et socia-lisés. En 2003, le ministre de la Santé, Jean-François Mattéi, décidede mettre en place un nouvel instrument sur le marché des médica-ments génériques : le tarif forfaitaire de responsabilité (TFR). Inspirédes prix de référence pratiqués en Allemagne ou aux Pays-Bas depuisla fin des années 1990 (Le Pape, Paris et Sermet, 2000a et 2000b), leTFR égalise le tarif remboursé par l’Assurance maladie et les assu-rances complémentaires sur le prix du médicament générique. Si leprix de la spécialité finalement achetée dépasse le tarif, la différencede prix est à la charge du patient. Après avoir évoqué l’idée d’appli-quer cet instrument à l’ensemble du marché, le ministre de la Santéa finalement limité la première vague, lancée en octobre 2003, à63 groupes génériques (correspondant à 29 molécules) dont les tauxde substitution étaient compris entre 10 % et 45 % et qui représen-taient environ 9 % des ventes du marché des médicaments génériquesen valeur.

Malgré son apparente simplicité, les effets de cet instrument sontnombreux et difficiles à démêler. Le premier effet de l’instrument

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invoqué par le ministre de la Santé et son cabinet pour légitimer samise en œuvre était de « responsabiliser les assurés » en leur faisantassumer le prix de leur choix :

« C’est une mesure de bonne gestion de notre Assurance maladie, etc’est également une mesure de responsabilisation des patients : libreà chacun de choisir un médicament princeps ou l’un de ses génériques,mais l’Assurance maladie, donc le cotisant, ne paiera désormais plusle surcoût attaché à la marque » (Jean-François Mattéi, ministre de laSanté, « Déclaration sur l’état des lieux du système de protectionsociale », Paris, 24 septembre 2002).

La mobilisation des consommateurs devait donc reposer sur l’inci-tation par les prix plutôt que sur la relation de prescription ou l’exhor-tation au civisme. Nul doute dans l’esprit du ministre que la majeurepartie des malades se convertiraient aux génériques dès lors qu’ilsdevraient payer plus cher pour avoir « leur » marque. En ce sens, leTFR semblait respecter à la fois la logique de solidarité inhérente àl’Assurance maladie et la logique de liberté prônée tant par le gou-vernement Raffarin que par certains assurés sociaux, désireux depayer plus pour leur confort9.

Le second effet du TFR est de découpler le développement dumarché des médicaments génériques de l’économie réalisée parl’Assurance maladie. En effet, le TFR permet à l’Assurance maladiede récupérer la totalité de l’écart de prix entre le médicament géné-rique et le médicament princeps, sans qu’il soit nécessaire que lesmédicaments génériques occupent la totalité du marché ou que leslaboratoires de princeps baissent leurs prix au niveau de celui desmédicaments génériques. Le gouvernement pouvait ainsi réaliserd’importantes économies tout en s’affichant comme neutre et res-pectueux de l’égalité formelle entre les industriels concurrents et dela liberté de choix des consommateurs :

9. Mais, dans le même temps, le TFR ancre aussi l’idée dans l’esprit despatients qu’ils font face à une « médecine à deux vitesses » dans laquelle ilfaudrait payer plus pour avoir le « meilleur » traitement.

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« Nous, ce qui nous intéresse, c’est “le fric”. Peu importe que ce soitun générique ou un princeps. [...] Nous, ce qu’on veut c’est qu’aubout de dix ans, on achète moins cher et après que ce soit un géné-rique ou un princeps, peu importe, et même si ça pouvait être unprinceps, on préférerait » (Jacques de Tournemire, conseiller« médicament » du ministre de la Santé, entretien réalisé par Luciede Léotoing, 2003).

Le TFR a de fait modifié profondément les conditions de concur-rence entre laboratoires. Pour 20 molécules sur 29 et 39 groupes géné-riques sur 63 soumis au TFR, les laboratoires commercialisant lesmédicaments princeps ont en effet aussitôt décidé d’aligner leur prixsur le tarif, espérant ainsi priver les médicaments génériques de leurseul avantage concurrentiel et « figer », voire réduire, les parts demarché de leurs concurrents.

Le troisième effet du TFR concerne la place des pharmaciens d’offi-cine dans la politique des médicaments génériques. À partir dumoment où la mobilisation des patients reposait sur les TFR plutôtque sur les pharmaciens, il n’y avait plus de raison de leur concéderd’importantes marges. De fait, la mise en place des TFR s’est accom-pagnée de mesures rétablissant le « cadre normal » de fixation desmarges et des remises commerciales. Ainsi, en cas d’application d’unTFR, la marge des pharmaciens pour la vente d’un médicament géné-rique comme d’un médicament original n’est plus fixée en fonctiondu prix du médicament original mais du TFR. Dans ce contexte, onpourrait imaginer que les pharmaciens auraient arrêté de promouvoirla substitution, voire auraient privilégié la spécialité originale commemesure de rétorsion contre l’application du TFR, hypothéquant ledéveloppement et la pérennisation du marché des génériques. Les syn-dicats officinaux ont régulièrement brandi cette menace d’une grèvede la substitution contre le ministère de la Santé et ont obtenu à deuxreprises (en 2003 par la négociation et en 2006, à la suite d’une grèvedes commandes de génériques pendant trois mois) que cet instrumentne soit pas généralisé à l’ensemble du Répertoire.

Les effets des TFR sur les conduites des malades et le développe-ment du marché apparaissent donc a priori complexes et difficilesà distinguer de ceux de l’investissement des pharmaciens, des

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campagnes publicitaires ou de la standardisation des produits. Le gra-phique 2 retrace l’évolution entre 2002 et 2006 des groupes généri-ques soumis à TFR en 2003.

Graphique 2 : Évolution des taux moyens de substitutionentre 2002 et 2006 pour les groupes génériques soumis à TFR

et pour l’ensemble du Répertoire

Source : document réalisé par l’auteur à partir des données de remboursement de médi-caments communiquées par l’Assurance maladie. Il s’agit de tableaux regroupant lesdonnées de remboursement (en volume et en valeur) pour tous les médicaments rem-boursables. Ces données peuvent être téléchargées (http://www.ameli.fr/l-assurance-maladie/statistiques-et-publications/donnees-statistiques/medicament/medic-am-2008-2010.php).

Avant la mise en place du TFR, les taux de substitution moyensdes groupes génériques soumis au TFR se situent très largement endessous du taux moyen de substitution de l’ensemble du Répertoire,ce qui s’explique par le fait que ces médicaments sont pour la plupartdes psychotropes ou des traitements du système cardio-vasculaire etsont donc réputés susciter des attachements pratiques et symboliquesforts de la part des patients, et/ou qu’ils se situent sur des marchésrelativement étroits et sont donc investis par un très petit nombre delaboratoires. Si l’on s’intéresse aux groupes génériques où les prix desmédicaments princeps n’ont pas été alignés sur le TFR, il semble que

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le fait de devoir payer la différence de prix entre le médicament géné-rique et le médicament princeps balaye tout attachement à la marquepour la grande majorité des malades10, puisque le taux de substitutionmoyen au sein de ces groupes est passé en l’espace de cinq ans de20 % à 82 %, et surtout de 33,5 % à 73 % la première année d’appli-cation du TFR. Les groupes génériques où les prix des médicamentsprinceps ont été alignés sur le TFR ont quant à eux connu une pro-gression similaire à celle de l’ensemble des groupes génériques, de17 % en 2002 à 46,2 % en 2006. Ainsi, bien que leur intérêt pour lasubstitution au sein de ces groupes génériques soit limité, les phar-maciens ont continué à la proposer pour ne pas adresser de messagecontradictoire aux patients.

Au total, le TFR semble incarner à la perfection la « matrice libé-rale » qui a caractérisé les politiques françaises de régulation du sys-tème de santé à partir de 2002 (Pierru, 2007 ; Batifoulier, Domin etGadreau, 2008). Pensé initialement comme un moyen de responsa-biliser les assurés en activant leurs « réflexes » consuméristes, il a eupour effet paradoxal de menacer le développement du marché desmédicaments génériques en nuisant à l’alliance entre l’Assurancemaladie, les pharmaciens et les industriels du générique autour dela prescription et de l’exhortation au civisme. En dépit de son effi-cacité idéologique, politique et pratique, cet instrument n’a pasencore été généralisé. Après avoir envisagé la généralisation de l’ins-trument à la fin de l’année 2005, le gouvernement a finalement retirécette mesure devant la mobilisation des pharmaciens et instauré uneprocédure « automatique » de déclenchement des TFR en deçà d’unplafond de substitution, fixé en octobre 2006 à 55 % pour les groupesgénériques créés depuis un an, 60 % pour les groupes génériques de

10. L’explication de ce résultat n’est pas aussi simple qu’elle le paraît aupremier abord. On peut en effet présumer que cette capacité des prix à « déta-cher » les malades de leur médicament de marque est d’autant plus forte queles doutes des malades sur l’équivalence entre les médicaments sont faibles.Par ailleurs, il est difficile de savoir si c’est l’existence ou le montant de ladifférence de prix à payer qui décide les malades à adopter le médicamentgénérique. Ainsi, si on entre dans le détail des groupes génériques composantcet ensemble, on constate que ce ne sont pas forcément dans les groupesgénériques où l’écart de prix entre le TFR et le princeps sont les plus élevésque l’on trouve les plus forts taux de substitution.

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plus de dix-huit mois et 65 % pour les groupes génériques de plusde vingt-quatre mois11.

Gouverner par les remboursements :la mesure « Tiers payant contre génériques »

Face à la menace d’une généralisation des TFR à tous les groupesgénériques de plus de deux ans, les syndicats officinaux ont décidéau début de l’année 2006 de nouer une alliance avec l’Assurancemaladie afin de développer la substitution. Outre un objectif ambi-tieux de substitution pour l’année 2006 (les pharmaciens s’enga-geaient à atteindre un taux de substitution de 70 % à la fin de l’annéecontre 60 % au début de l’année 2006), l’accord conventionnel passéentre les syndicats officinaux et la CNAM prévoyait la mise en placed’objectifs individuels de substitution pour chaque officine. L’un desprincipaux problèmes posés à l’Assurance maladie et aux syndicatsde pharmaciens pour atteindre cet objectif tenait aux très grandesdisparités des taux de substitution d’une officine à l’autre qui, enSeine-Saint-Denis, pouvaient varier de 15 % à 80 % en 2005. Pourparvenir à un taux de substitution de 70 % sur l’ensemble du territoireà la fin de l’année 2006, il fallait donc trouver un moyen de réduireces disparités. Bien qu’il ait eu des conséquences très néfastes sur lesfinances des pharmacies, le TFR présentait l’intérêt d’inciter lespatients à valoriser les médicaments génériques, en jouant sur leursensibilité aux prix, et de neutraliser leur capacité à jouer de la concur-rence entre officines, puisqu’il s’appliquait automatiquement. Seposait alors la question de séparer les deux dimensions, financières etincitatives, du TFR, afin de mettre l’instrument au service de la sub-stitution. Cette « transmutation » du TFR a été réalisée par la Caisseprimaire d’assurance maladie (CPAM) et les syndicats de pharmaciensdes Alpes-Maritimes12. Avec un taux de substitution de 52,8 %, le

11. Par ailleurs, le gouvernement a mis en place en 2006 de très importantesbaisses de prix des médicaments originaux et génériques, conduisant à uneforte croissance des économies réalisées par l’Assurance maladie (de380 millions en 2004 à 1,4 milliard d’euros en 2011) et une stagnation desmarges des pharmaciens (autour de 800 millions d’euros).12. UNCAM, « Médicaments génériques : l’objectif de 70 % en passe d’êtreatteint grâce aux initiatives de l’Assurance maladie, des professionnels de

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département affichait l’un des taux les plus bas à la fin del’année 2005, bien loin de l’objectif national de 66 % fixé pour la finde l’année 2006. Pour répondre à ces objectifs, la CPAM et les syn-dicats officinaux des Alpes-Maritimes ont décidé de lancer un nouvelinstrument pour « faire bouger les mentalités13 ». L’accord signé enfévrier 2006 « réserve le bénéfice de la dispense d’avance de frais auxseuls assurés qui acceptent la délivrance des médicaments génériques(hors les cas où le tiers payant est obligatoire – bénéficiaires de laCMU ou de l’AME – et contre-indications médicales)14 ». Pour faciliterla mise en place de la mesure, des campagnes d’information ont étémenées en direction des pharmaciens et des patients.

Bien qu’il joue lui aussi sur le remboursement des médicaments,l’instrument « Tiers payant contre génériques » repose sur une logiquedifférente du TFR. Cette nouvelle mesure ne modifie en rien le mon-tant des dépenses de médicament prises en charge par l’Assurancemaladie et les mutuelles mais joue sur les modalités pratiques de ceremboursement. En avançant les frais de médicaments à l’Assurancemaladie et aux mutuelles, les patients subissent une série de coûts quileur étaient jusqu’à présent épargnés. En premier lieu, ils assumentun « coût de trésorerie », puisque désormais ils doivent faire l’avancede leurs dépenses de médicaments. Dans cette perspective, la mesureest d’autant plus efficace qu’elle porte sur des ménages peu aisés15

et/ou que les sommes engagées sont élevées16. À ce coût de trésoreries’ajoute une série de « coûts de transaction » : le patient doit non seu-lement remplir ses feuilles de soins mais aussi les adresser par courrierà la caisse primaire et éventuellement la rappeler plusieurs fois si le

santé et de l’adhésion des assurés », Point d’information mensuel,14 novembre 2006.13. Propos de la direction de la CPAM des Alpes-Maritimes rapportés dansLe Moniteur des pharmacies, 2629, du 20 mai 2006.14. UNCAM, « Médicaments génériques », art. cité, p. 6.15. Dans la plupart des départements, les bénéficiaires de la couverturemaladie universelle (CMU) ou de l’aide médicale d’État (AME) sont exemptésde l’application de la mesure. Mais cela n’a pas empêché en pratique certainspharmaciens de s’en servir comme moyen de pression.16. C’est la raison pour laquelle les pharmaciens et les CPAM ont le plussouvent choisi de faire une interprétation stricte de la mesure, en ne faisantle tiers payant sur aucun médicament de l’ordonnance et pas seulement surles princeps pour lesquels la substitution avait été refusée.

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remboursement tarde à venir. Ce dispositif peut donc aussi mobiliserles patients des catégories supérieures qui sont prêts à assumer lescoûts de trésorerie mais ne veulent pas perdre de temps avec la « pape-rasse administrative ».

Les effets de cet instrument ne portent pas simplement sur lesmalades mais jouent tout autant sur les prescripteurs. D’abord, lamesure a permis aux pharmaciens et à l’Assurance maladie de« contractualiser » ce service jusqu’alors rendu « gracieusement17 »aux patients, en le posant comme contrepartie à l’acceptation de lasubstitution. Ensuite, cette mesure a permis de limiter les effets délé-tères du nomadisme (réel ou supposé) des patients sur la concurrenceentre officines. Aux patients qui dénoncent l’« odieux chantage »auquel les soumet le pharmacien, ce dernier peut répondre qu’il estcontraint d’appliquer une mesure décidée par l’Assurance maladie etmontrer l’affiche ou le prospectus produits à cette occasion par lacaisse primaire18. Les syndicats officinaux et la CPAM ont par ailleurscherché à empêcher les usages stratégiques de la mesure par certainesofficines qui choisiraient de ne pas appliquer la mesure pour attirerles patients réfractaires au générique. La plupart des commissionsparitaires ont donc prévu une série de réactions, d’intensité crois-sante, en cas de manquement des pharmaciens à l’accord, pouvantaller de la mise en attente de remboursement jusqu’au déconvention-nement. Ainsi, alors que la mesure « Tiers payant contre génériques »a été relancée au début de l’année 2012, une pharmacienne des Deux-Sèvres a été déconventionnée par l’Assurance maladie, entre le15 septembre et le 15 octobre 2012, pour ne pas avoir atteint l’objectifde substitution de 60 % fixé par la CPAM pour son officine et avoirmené une « concurrence déloyale » à l’encontre des autres pharmaciesdu quartier.

Les résultats de cette mesure ont été extrêmement spectaculaires :le taux de substitution des Alpes-Maritimes est passé de 53,8 % à71,1 % entre janvier et juin 2006, 5 points au-dessus de l’objectif fixé

17. L’Assurance maladie rémunère néanmoins les pharmaciens pour la télé-transmission des feuilles de soin (entre 0,05 et 0,064 euro par feuilleen 2010).18. « Tiers payant contre génériques : conseils pratiques avant l’extensiondu dispositif », Le Moniteur des pharmacies, 2656, 16 décembre 2006.

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au département pour décembre 2006. Dans le classement des dépar-tements de France métropolitaine en fonction de leur taux de subs-titution, le département est ainsi passé de la 90e place (sur 96) endécembre 2005 à la 45e place en octobre 2006. Constatant la trèsgrande efficacité de cet instrument, plusieurs départements l’ont rapi-dement adopté et ont obtenu des résultats proches de ceux mesurésdans les Alpes-Maritimes19, avant que la mesure ne soit progressive-ment étendue à tous les départements entre 2007 et 201220.

Pour autant, cette mesure a aussi eu pour effet paradoxal dereporter la pression des patients réticents sur les médecins. En effet,la mention « non substituable » constitue désormais la seule solutionpour empêcher la substitution tout en maintenant le bénéfice du tierspayant. Ainsi, de nombreux pharmaciens d’officine ont signalé à leurssyndicats une très forte augmentation de ces mentions sur les ordon-nances à partir de 2007, cette augmentation s’expliquant à la fois parles contestations croissantes portant sur la bioéquivalence de certainsmédicaments génériques mais aussi par le transfert des conflits autourde la substitution de la pharmacie d’officine vers les cabinets médi-caux. Bien que l’enquête menée par l’Assurance maladie sur12 000 ordonnances en février 2012 conclue que « le taux de men-tions “non substituable” [NS] à la ligne de produit s’élève à 4,2 %seulement sur les ordonnances analysées, témoignant d’une utilisa-tion peu fréquente du NS parmi les médecins21 », les syndicats offici-naux ont jugé que ces résultats ne reflétaient pas leur perception etont réclamé une nouvelle étude.

La mesure « Tiers payant contre génériques » apparaît donc finale-ment comme une hybridation réussie des instruments développésjusque-là par les pouvoirs publics. À l’instar du TFR, cette mesure

19. Les cinq départements affichant la plus forte croissance entredécembre 2005 et octobre 2006 ont tous adopté cet instrument(Hauts-de-Seine : + 18,6 points ; Paris : + 18,2 points ; Alpes-Maritimes :+ 16,1 points ; Alpes-de-Haute-Provence : + 14,2 points ; Seine-Saint-Denis : + 11,2 points contre une moyenne de + 6,3 points pour l’ensemblede la France métropolitaine).20. 96 départements sur 101 avaient adopté la mesure en 2010, la mesureétant généralisée en 2012.21. UNCAM, « Médicaments génériques et mention “non substituable” :résultats d’une étude de l’Assurance maladie », point presse du 6 juin 2012.

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entend s’appuyer sur un mécanisme de déremboursement pour sen-sibiliser les patients au « coût » des médicaments et les forcer à mesurerle poids de leur refus de la substitution. Mais contrairement au TFR,elle renforce la logique de prescription en posant l’acceptation de lasubstitution comme la contrepartie d’un service rendu par les phar-maciens et l’Assurance maladie. Pour autant, le succès de cette mesurerepose en grande partie sur la capacité de l’Assurance maladie et dessyndicats officinaux à contrôler les risques de « fuite » de la part desprofessionnels de santé et donc à renforcer les autres instruments.

Conclusion

En conclusion de cet article, nous souhaiterions dégager cinq pro-positions sur les modalités de gouvernement de la concurrence parles prix et sur les modalités d’usage des instruments dans le gouver-nement des conduites économiques.

Une première proposition s’inscrit dans les travaux sur la construc-tion politique et sociale des marchés. Nous retrouvons dans le cas dela politique française des médicaments génériques les résultats désor-mais classiques en sociologie économique sur le rôle de l’État et deses instruments dans la construction et la régulation de la concur-rence (Garcia-Parpet, 1986 ; Fligstein, 2001). Nous avons notammentmis en lumière l’importance cruciale des acteurs publics dans laconstruction et l’institutionnalisation de dispositifs de « commensu-ration », qu’ils portent sur les qualités des produits ou sur les signauxde prix, mais aussi dans la socialisation des acteurs aux conduitesconcurrentielles. Mais cette recherche va au-delà de ce constat enmontrant que la mise en œuvre de la concurrence par les prix sur unmarché ne procède pas forcément de la performation de la théorieéconomique (Callon, 1998 ; Muniesa et Callon, 2009) : plusieurs ins-truments ou dispositifs produisent des résultats similaires à la concur-rence par les prix alors même qu’ils reposent sur une logiquedifférente et qu’ils ciblent chez les acteurs des dispositions étrangèresà l’homo œconomicus. Ainsi, si le TFR sollicite un « réflexe » d’opti-misation sous contrainte de budget, il n’en est pas de même del’exhortation au civisme qui fait de l’écart de prix une qualité du

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produit plutôt qu’un opérateur de pondération des préférences, ou dela mesure « Tiers payant contre génériques » qui ne joue pas sur lesprix mais sur les coûts de trésorerie et de transaction.

Une seconde proposition porte sur les processus de subjectivation(Miller et Rose, 2008) impliqués par ces instruments. Chacun des ins-truments mobilisés par le gouvernement révèle et produit dans unmême mouvement, deux figures « polaires », voire « manichéennes »,de malades. Mais il est tout particulièrement intéressant de notercombien, d’un dispositif à l’autre, la polarisation de ces figures peuts’inverser. Ainsi, le consommateur très bien informé et très bien outilléconstitue une cible idéale du point de vue de la définition légale desmédicaments génériques mais il est l’ennemi d’une logique de pres-cription forte qui suppose que le patient s’en remette aveuglémentaux avis des professionnels de santé, ou du TFR si ce consommateuren vient à découvrir qu’il n’y a pas de différence de prix entre lemédicament original et sa copie. De même, le citoyen, qui acceptevolontiers le médicament générique dès lors que ce dernier lui estprésenté comme un produit éthique, peut se révéler beaucoup moinsouvert à la substitution lorsque son médecin lui annonce que l’allergiequ’il a développée était peut-être liée à un excipient présent dans lemédicament générique ou bien qu’il n’y a pas de différence de prixavec les médicaments originaux. De fait, la réponse des laboratoiresde princeps et des médecins à la politique des médicaments génériquesa consisté à opposer une figure de malade fragile et attaché à lamarque de ses médicaments au consommateur éclairé et rationnel quetentaient de mobiliser les pouvoirs publics.

Une troisième proposition concerne la spécificité de l’organisationdu marché français des médicaments et ses conséquences sur le designdes instruments de gouvernement. Nous avons souligné combienl’intervention des médecins et des pharmaciens comme intermédiairesentre les industriels et les consommateurs conduisait à informer et àdéformer le gouvernement des conduites. Jusqu’en 2006, la concur-rence par les prix a essentiellement fonctionné comme un « two stepflow » (Katz et Lazarsfeld, 2008 [1955] ; Coleman, Katz et Menzel,1957) : il s’agissait de gouverner les conduites des prescripteurs pourqu’ils gouvernent à leur tour les conduites des patients. Avec le

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développement des TFR, la logique s’est en partie inversée puisqu’ils’agit d’utiliser les conduites (réelles ou présumées) des consomma-teurs pour gouverner les conduites des pharmaciens et des indus-triels22. Dans le même temps, le droit de substitution a révélé les liensqui unissaient le marché des médicaments au marché des prescrip-teurs. La concurrence inter- et intra-professionnelle s’est révélée unfrein puissant au développement de la concurrence par les prix. Cen’est donc qu’au prix d’un contrôle accru sur les prescripteurs que lespouvoirs publics ont pu neutraliser les effets de cette concurrence surle développement du marché.

Une quatrième proposition interroge les effets de composition desinstruments de gouvernement des conduites économiques. Les instru-ments que nous avons étudiés n’ont pas simplement des effets sur lesmalades mais sur l’ensemble des acteurs intervenant sur le marchéfrançais des médicaments. Or, ces effets de composition conduisentbien souvent à affaiblir l’effet spécifique de l’instrument sur sa ciblemais aussi l’effet plus général de l’instrument sur la régulation dumarché. Si l’on prend l’exemple paradigmatique du TFR, ce dispositifs’est révélé si efficace pour mobiliser les patients réticents à la sub-stitution qu’il a conduit les laboratoires de princeps et des pharmaciensà se mobiliser en retour pour le neutraliser. La mesure « Tiers payantcontre génériques » peut être ainsi interprétée comme un « bricolage »du TFR visant à le « brider » en redéfinissant sa cible (de « responsa-bilisation de l’assuré » à « aiguillon de la substitution officinale ») etson périmètre (l’instrument étant cantonné aux groupes génériquespour lesquels le taux de substitution était jugé trop faible) et à le « puri-fier », en conservant son effet incitatif pour les consommateurs touten neutralisant son effet désincitatif pour les pharmaciens.

Par ailleurs, chacun des instruments mis en place par les pouvoirspublics produit conjointement des espaces où les conduites sontcadrées et des espaces où les conduites débordent le cadre établi(Callon, 1999). Mais contrairement au processus décrit par Callon, le

22. Il est à ce titre intéressant de noter que les industriels ont eux aussiprogressivement glissé d’une promotion des médicaments auprès des méde-cins à une promotion directe auprès des consommateurs, notamment auxÉtats-Unis où la publicité directe aux consommateurs est autorisée (Lakoff,2004).

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recadrage n’est pas passé dans le cas de la politique française desmédicaments génériques par une redéfinition et une extension del’instrument pour recadrer les débordements produits par l’instrumentlui-même mais bien plutôt par un empilement d’instruments aux logi-ques et aux cibles différentes, voire antinomiques. Ainsi, avec les cinqinstruments qui composent aujourd’hui la régulation du marché fran-çais des médicaments génériques, les pouvoirs publics s’adressent enmême temps mais de manière différente à des malades convaincus del’équivalence entre médicaments génériques et médicaments origi-naux, des patients acquis à l’avis de leur médecin et/ou de leur phar-macien, des citoyens sensibilisés à la sauvegarde de l’Assurancemaladie, des assurés intéressés à la « gratuité » des soins et fidélisésaux services fournis par les pharmaciens et l’Assurance maladie, c’est-à-dire à plus de 80 % des personnes susceptibles de choisir le médi-cament générique en pharmacie en 2009. Mais qui plus est, même les20 % de « débordements » qui subsistent peuvent être pensés commeparticipant du cadrage lui-même, puisque le système des TFR neutra-lise l’effet de ces fuites sur le budget de l’Assurance maladie. En unsens, ces 20 % remplissent même un office du point de vue du gou-vernement de la concurrence par les prix puisqu’ils maintiennentl’idée d’un système libéral où les acteurs, au premier rang desquelsles consommateurs, sont libres de faire leur choix du moment qu’ilsen assument le prix.

Enfin, une cinquième proposition renvoie à la capacité de ces ins-truments à agir automatiquement, c’est-à-dire indépendamment detoute mobilisation politique. Alors que le développement des médi-caments génériques semblait acquis en janvier 2009 avec un taux desubstitution de 82 %, ce dernier a sensiblement décru pour atteindre77 % en janvier 2010 et 71 % en juin 2012. Si cette décroissances’explique en partie par l’arrivée de nouveaux groupes génériquesdans le Répertoire, elle a aussi été interprétée par le gouvernement etl’Assurance maladie comme le signe d’un « relâchement » des phar-maciens et d’une contestation de son bien-fondé par certains méde-cins et patients. Le gouvernement a donc décidé à l’hiver 2012 derenforcer la mesure « Tiers payant contre génériques » et d’initier unenouvelle campagne publicitaire pour rappeler aux Français l’intérêt

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des médicaments génériques. Cette nouvelle politique a permis de faireremonter le taux de substitution à plus de 80 % en janvier 2013 maiselle a aussi révélé la nécessité d’entretenir une « mobilisation perma-nente » de tous les acteurs et dispositifs impliqués dans la politiquedes médicaments génériques.

Au final, la politique française des médicaments génériques donneà voir une forme extrêmement originale de gouvernement de laconcurrence par les prix. Loin d’instaurer un marché walrasien surlequel la concurrence par les prix reposerait sur une autorégulation« mécanique » des conduites, elle a bien plutôt cherché à en « mimer »les effets dans le cadre d’un contrôle social généralisé des conduitesà travers la mobilisation conjointe d’une pluralité d’instruments etd’acteurs aux logiques hétérogènes, voire antagonistes.

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