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VOIR L'ÉVÉNEMENT Roman graphique et narration historique Christophe Granger Publications de la Sorbonne | Sociétés & Représentations 2011/2 - n° 32 pages 155 à 166 ISSN 1262-2966 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2011-2-page-155.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Granger Christophe, « Voir l'événement » Roman graphique et narration historique, Sociétés & Représentations, 2011/2 n° 32, p. 155-166. DOI : 10.3917/sr.032.0155 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Publications de la Sorbonne. © Publications de la Sorbonne. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 17/10/2013 11h48. © Publications de la Sorbonne Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.235.189 - 17/10/2013 11h48. © Publications de la Sorbonne

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VOIR L'ÉVÉNEMENTRoman graphique et narration historiqueChristophe Granger Publications de la Sorbonne | Sociétés & Représentations 2011/2 - n° 32pages 155 à 166

ISSN 1262-2966

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Granger Christophe, « Voir l'événement » Roman graphique et narration historique,

Sociétés & Représentations, 2011/2 n° 32, p. 155-166. DOI : 10.3917/sr.032.0155

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christophe Granger

Voir l’événementRoman graphique et narration historique

« Pour son premier livre, Christopher Hittinger a pris un pari ambitieux, et sans doute inconscient : réinventer la manière de faire de l’histoire, d’écrire des récits historiques en bande dessinée1. » Même bornée à l’univers des

1. Joseph Ghosn, Romans graphiques : 101 propositions de lecture des années 1960 à 2000, Marseille, Le Mot et le reste, 2009, p. 191-192.

Ill. 1 – Christopher Hittinger, Jamestown, Paris, The Hoochie Coochie, 2007, pl. 79 [avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur].

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productions illustrées, l’appréciation a de quoi interpeller l’historien. Devant lui, en effet, elle ouvre un espace de questionnement, à partir duquel il devient possible de comparer, dans leur forme et dans leurs effets, différents régimes de narration historique et, avec eux, différentes formes de compréhension du passé. Appliqué, par métier, à faire parler les événements passés, l’historien, on le sait, a coutume de procéder avec du récit. Il découpe et met en mots des situations advenues, assure le comblement du vide qui les sépare, recourt au détail qui assure l’évidence de l’advenu, se dote aussi d’une intrigue, cadastre la scène des possibles où elle se joue et en règle le cheminement efficace. Bref, reliant inlassablement l’événement au récit de l’événement, il met en œuvre une véritable industrie métaphorique dont l’exercice, parce qu’il est manière d’échafauder des ponts entre le passé et le présent, se révèle inséparable de son travail d’interprétation. Toutes ces choses sont connues, bien sûr. Et de longue date. Pas question, qu’on se rassure, de réveiller ici l’ogre « narrativiste ». Seu-lement voilà : dès lors qu’elle demeure à distance raisonnable de la fiction (domaine dont l’histoire s’est détachée à la fin du xixe siècle pour se constituer en science), et qu’elle se conforme aux règles du marché linguistique sur lequel elle a cours, l’historien est relié à son activité narrative par un fil d’évidence dont, le plus souvent, il ne songe guère à questionner les attaches. Interroger cet impensé du récit, ainsi que le rappelle Jacques Revel, c’est pourtant pour l’historien se donner les moyens d’explorer d’autres « ressources narratives » et, par conséquent, de construire autrement les « objets » dont il se dote2 [Ill. 1].

Si la littérature, ou plus exactement la littérature réaliste, a longtemps constitué l’horizon privilégié de cette exploration, c’est du côté des arts visuels, et du récit cinématographique en particulier, que l’historien penché sur les formes possibles d’écriture de l’histoire lorgne depuis quelque temps3. Manière peut-être, pour ce compagnon obstiné des mots, de retrouver l’une des condi-tions, anciennes, de l’écriture présente des choses passées dont il fait profes-sion. L’histoire, rappelle François Hartog, a partie liée avec la vision – celle du peintre, puis celle du voyageur, etc. De Thucydide à Michelet, et au-delà, elle

2. Jacques Revel, « Ressources narratives et connaissance historique », Enquête. Anthropologie, histoire, sociologie, no 1, 1995, p. 43-70.

3. On ne compte plus en effet les textes d’historiens qui s’en réclament : depuis l’optique de la « caméra subjective », revendiquée par Alain Corbin pour la conduite de son Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, Paris, Flammarion, 1998, 336 p., jusqu’aux denses réflexions de Jacques Revel, reliant la tech-nique cinématographique d’Antonioni à la démarche de la micro-histoire (« Un exercice de désorienta-tion : Blow up », dans Antoine de Baecque, Christian Delage (dir.), De l’histoire au cinéma, Bruxelles, Complexe, 1998, p. 99-110), en passant par Antoine de Baecque (notamment : L’Histoire-caméra, Paris, Gallimard, 2008, 489 p.).

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est habitée par les évidences de l’œil4. À ce titre, le roman graphique, rejeton plus tout jeune mais un peu oublié dans la famille des histoires visuelles, n’est pas infondé à venir s’asseoir à son tour à la table des négociations où s’éprouvent les façons d’articuler historiquement le passé. Dès lors qu’elles se piquent de faits historiques, en effet, quelle capacité ces bandes dessinées destinées d’abord aux lecteurs adultes, habitées par une importante recherche formelle et, à la manière du roman, structurées par une seule et même « histoire5 », ont-elles de parler d’histoire ? Dans quelle mesure et suivant quels procédés parviennent-elles à mettre en ordre, ou mieux à articuler une compréhension du passé qui n’est pas celle de l’historien ? Et plus encore, quel genre d’intelligibilité des événements historiques produisent-elles [Ill. 2] ?

4. François Hartog, Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, Paris, Gallimard, coll. « Folio His-toire », 2007 [2005], notamment p. 169-190.

5. Sur la généalogie du roman graphique, genre qui, d’un trait sinueux, relie La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt au Mauss d’Art Spiegelman, en passant par les compositions « architecturales » de Chris Ware, voir David A. Beröna, Peter Kuper, Le Roman graphique. Des origines aux années 1950, Paris, La Martinière, 2009, 255 p. ; Roger Sabin, Comics, Comix and Graphic Novels. A History of Comic Art, Londres, Phaidon, 1996, 237 p.

Ill. 2 – Christopher Hittinger, Jamestown, pl. 9.

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Ill. 3 – Christopher Hittinger, Jamestown, pl. 59.

Ill. 4 – Christopher Hittinger, Jamestown, pl. 62.

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Publié en 2007, soit quatre cents ans après les événements dont il fait sa substance, le Jamestown de Christopher Hittinger, flanqué d’un sous-titre expli-cite, « Un roman graphique d’après l’histoire de la première colonie anglaise en Amérique », autorise à prendre la mesure de ces pratiques narratives et des formes d’histoire qui s’y attachent6. À condition, toutefois, de saisir d’abord, à grands traits, la place qu’il prend dans la production dont il se détache. Réso-lument historique, il tranche avec la veine autobiographique qui forme, pour l’essentiel, le fonds de commerce du roman graphique7. Mais il se joue aussi des canons de la bande dessinée historique (renouvelée par Christophe Blain notamment au seuil du siècle) : le souci de la reconstitution, le soin apporté aux costumes et aux décors d’époque, la figuration minutieuse des scènes de combat, de violence ou de sexe, qui d’ordinaire enserrent le genre d’un impo-sant souci de réalisme, ont ostensiblement déserté ces pages. Les personnages sont rudimentaires, informes, parfois sans visage. Des caricatures, presque. Et si les paysages s’animent de détails qui font vrais (arbre, rivière, relief, pluie), c’est pour mieux hanter le récit de leur inquiétante hostilité. Du reste, débar-rassé de l’habituel gaufrier de cases, et soumis tout entier à l’expérimentation graphique, Jamestown rompt avec les formes instituées de la bande dessinée tout court. C’est de l’incertitude des hommes, de la trouble trajectoire qu’ils se forgent, des luttes, des doutes et des croyances qui les animent à l’instant où ils sont sommés d’agir, que Hittinger fait ici son gibier de prédilection. D’eux, aussi, de cette indéchiffrable chaîne des faits humains, qu’il fait la substance de cet événement historique rebattu [Ill. 3 et 4].

L’histoire en question est connue. C’est celle, mythique et sombre, de l’installation de la première colonie anglaise en Virginie (1607) et, à travers elle, saisie en son épisode initial, celle de la fondation, lointaine alors, des États-Unis. On y rencontre le capitaine John Smith, capturé par les Indiens Powhatan avant de prendre, un temps, la présidence de la colonie ; on y croise Pocahontas, toute jeune fille du roi, qui lui sauve la vie ; on y suit les soubre-sauts de la colonie, coincée entre les Indiens et les Espagnols, les luttes intes-tines dont elle est le siège, les mutineries, la maladie, la mort et le pouvoir. Le récit lui-même, Hittinger prend soin de l’arrimer à l’édifice cognitif échafaudé déjà par les historiens universitaires ; il s’adosse aux archives consultées et aux

6. Christopher Hittinger, Jamestown. Un roman graphique d’après l’histoire de la première colonie anglaise en Amérique, Paris/Poitiers, The Hoochie Coochie, 2007, 232 p.

7. Jan Baetens, « Autobiographie et bandes dessinées », Belphégor, vol. 4, no 1, novembre 2004.

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savoirs édifiés par d’autres8. Son propos, pourtant, n’est pas documentaire. L’important, ici, est bien dans le traitement narratif de l’événement et dans la façon dont, ordonnant à son sujet une lecture particulière, le récit explore l’intelligence possible de cette situation historique. L’« hérétisme » formelle de Jamestown y puise tout son sens : dans la récitation collective de cette fable nationale, dont les ressorts et les enchaînements sont désormais bien huilés (elle a son récit scolaire, son film hollywoodien, ses reconstitutions et ses com-mémorations en grande pompe), la narration graphique introduit du jeu. À partir du récit lui-même, elle démythifie l’événement ; elle en fait travailler les certitudes et desserre insidieusement le fil trop bien noué des causalités impo-sées. Elle n’est pas là pour informer, elle déforme9. Et là se tient la clé du travail de Hittinger.

De grandes planches, noires et blanches, très denses, couvrant le plus souvent deux pages, et un texte, bref, précis, classique, qui situe l’intrigue et en ponctue les détours (« La vulnérabilité de la colonie ne renforçait pas la cohésion entre les colons », « Pratiquement toute la ville fut détruite », « Ken-dall fut démis de ses fonctions du conseil et jeté en prison ») : voilà les ins-truments de Hittinger. À leur manière, ils évoquent l’art du roman en images que, Gus Bofa et plus encore Frans Masereel ont jadis façonné dans le sillage de la Grande Guerre10. Aux cases, donc, Jamestown substitue de grands à-plats sombres qui, taillant large, se jouent de l’habituelle découpe des scènes desti-née à orienter le regard ; ici, l’œil vagabonde, il saisit, de l’extérieur, une infi-nité de détails simultanés et dispose d’un espace pour en négocier le sens11. L’enchevêtrement habituel des « voix », plus nettement encore, laisse place au silence ; privés de paroles, comme ils le sont dans l’histoire instituée depuis, les personnages se taisent ; instance muette, ils abandonnent à une voix « hors champ » l’énonciation du récit, soulignant du coup l’effacement de la voix

8. Au premier rang des récits d’historiens à ce sujet se trouve celui d’André Kaspi, Les Américains, 1, Nais-sance et essor des États-Unis, 1607-1945, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 2002, 339 p. où, en guise de scène inaugurale, on retrouve, séquence par séquence, la trame de l’histoire articulée ici.

9. Sur les potentialités narratives de la narration graphique, voir le livre tout récent de Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, 2, Bande dessinée et narration, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Formes sémiotiques », 2011.

10. De Masereel, en particulier, et de sa pratique des bois gravés, inspirée de la xylographie du xve siècle, qui donne forme à de véritables « films en images fixes », voir notamment Debout les morts (1917), Mon livre d’Heures (1919), Histoire sans paroles (1920) et, récemment réédité, La Ville (1925).

11. Éclairants développements à ce sujet dans Gert Meesters, « Les significations du style graphique », Textyles, no 36-37, 2010, p. 215-233 ; voir aussi Yves Frémion, « Case, icône et vignette : la case n’existe pas », dans Odette Mitterrand, Gilles Ciment (dir.), L’Histoire… par la bande : bande dessinée, histoire et pédagogie, Paris, Syros, 1993, p. 35-40.

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plurielle et décousue des acteurs12. D’une façon plus générale enfin, le jeu des séquences qui, on le sait, fait tout l’art de la bande dessinée, se prête à mer-veille à l’exploration de l’événement. La technique évoque celle du cinéma. Les « plans larges », soignés et peuplés de détails, charpentent l’histoire ; ils impriment son rythme de croisière à la narration, et, mêlés de « plans ser-rés », autorisent à en accélérer et à en infléchir le cours. Ces derniers focalisent l’attention sur un personnage ou un épisode particulier ; renforçant l’intensité de ces séquences événementielles, ils ont pour effet, par ce resserrement de la scène visuelle, de réintroduire dans l’univers des possibles l’implacable pré-sence des faits advenus13. Du point de vue de la composition, le schématisme des personnages, colons britanniques grimés en monstres, précise le parti pris du récit : il enveloppe l’événement d’une saisissante impression d’étrangeté. De celle, sans doute, qui s’attacha à ces existences soudainement confrontées à l’obscure logique des hommes, des lieux et des choses qui les précédaient sur cette nouvelle terre. De celle, surtout, que durent éprouver les Indiens face à l’arrivée de ces étrangers aux mœurs indéchiffrables. La figuration des Indiens, les seuls à arborer des silhouettes d’hommes et de femmes, est d’ailleurs là pour introduire, dans le cours de l’événement et dans le récit qui lui donne forme, le point de vue de l’absent14.

Car c’est bien d’un événement qu’il s’agit. D’un moment, ou plus exac-tement d’une succession de moments, soigneusement situés hors du temps, et d’où toute certitude paraît s’être absentée. Hittinger est habile à tisser un monde hors du monde, défatalisé, situé dans le repli de l’Angleterre lointaine et de ses rares directives, dans l’effacement aussi des marques de civilisation que les hommes, livrés à eux-mêmes, soumis à la privation de nourriture, à l’ambition de certains (« Il avait ordonné la construction d’un palais dans la forêt ») et aux velléités de révolte. À merveille, il met en scène le brouillage des

12. Sur cette interprétation, et plus largement pour ce qui suit, voir les pistes tracées par Douglas Wolk, Reading Comics. How Graphic Novels Work and What they Mean, Cambridge, Da Capo Press, 2007, 405 p. ; et aussi, Thierry Groensteen, « Tendances contemporaines de la mise en page », Neuvième Art, no 13, janvier 2007, p. 43-51.

13. Sur ces questions de « mise en visibilité », voir Derik Badman, « Talking, thinking and seeing in pic-tures : narration, focalization and ocularization in Comics narratives », International Journal of Comic Art, vol. 12, no 2, automne 2010, p. 91-111.

14. De ce parti pris, Christopher Hittinger retrace ainsi l’ambition : « À l’origine, pour Jamestown, je souhaitais utiliser des personnages réalistes, mais je n’arrivais pas à les dessiner de façon satisfaisante… En parallèle, j’ai toujours dessiné des personnages farfelus, minimalistes, alors j’ai tenté le coup, je les ai intégrés à mon récit. Ça se justifiait aisément : les colons britanniques ressemblent à des monstres, des virus, des extraterrestres, ils n’ont rien de naturel, jurent avec le décor : cela alimentait la métaphore de l’arrivée d’étrangers sur une nouvelle terre », dans « Cours d’histoire(s) », interview de Christopher Hit-tinger », Evene.fr, juin 2009.

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Ill. 5 – Christopher Hittinger, Jamestown, pl. 46.

Ill. 6 – Christopher Hittinger, Jamestown, pl. 80.

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repères, les hommes cernés par une nature dont ils peinent à se rendre maîtres, le suspens des conventions habituelles qui désarçonne le déchiffrement de ce qui advient, les ambivalences aussi qui, sans cesse, s’attachent à l’action des hommes15. Dans le temps en apparence unifié de l’événement en cours, il inscrit quelque chose de la complexité des trajectoires individuelles (celle de Smith, de Ratcliff, de Kendall, finalement emprisonné). Il fait une place au désarroi des hommes, aux résistances et au malentendu qui s’insinuent entre l’individu et l’intrigue collective que ce dernier contribue à faire exister. De l’événement, en somme, il échafaude un récit fait d’écarts minuscules et d’embranchements aperçus mais qui finalement ne furent pas. Déplaçant les régimes de causalité, il introduit de l’aléa dans la grande et belle récitation qui d’ordinaire s’attache à cet événement historique. Et tout est là : le Jamestown de Hittinger ne vise pas à mettre en doute la véracité des faits rapportés (comment le pourrait-il ?), ni même à arracher, du mythe, les faisceaux d’inexactitudes dont il est tissé (encore que l’évocation de Pocahontas, et de son amour pour John Smith, serve ici une démystification du folklore américain). En réalité, le roman fait bien davantage : en soulignant l’espace des possibles d’où se détache ce qui est advenu, et en l’explorant sur plusieurs scènes successives, en restituant aussi les hommes à l’irrésolution de leurs actes, il rend visible ce que la mise en récit de l’événement fait subir à l’événement dans le temps même où elle lui donne forme. Ou si l’on préfère : il met le lecteur/spectateur en position de s’interro-ger sur la représentation des événements passés [Ill. 5 et 6].

Les influences que se donne Hittinger, mi-amusées mi-sérieuses, sont ici éclairantes. Au côté des illustrés pour enfants (« en fait, mon ambition était de faire des livres illustrés pour les grands »), il range aussi les gravures du xvie siècle. Celles de Jacques Callot en particulier, ces substantielles scènes de bataille fourmillant de détails historiés16. Il entre ainsi, dans ce Jamestown, une méditation sur la représentation de l’histoire : à travers l’exploration gra-phique, se dit aussi le souci de retrouver quelque chose des catégories visuelles à travers lesquelles les anciens ont pu chercher à se figurer cet événement loin-tain et à le lester de sens. Du coup, s’il se garde à coup sûr de dispenser quelque leçon que ce soit, ce récit graphique recèle bien une invitation pour l’historien.

15. Sur la défatalisation du monde qui opère avec l’événement, voir Alban Bensa, Éric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n° 38, mars 2002, p. 5-20.

16. Mikaël Demets, « Cours d’histoire(s) », loc. cit. L’influence est plus nette encore dans le livre suivant de Christopher Hittinger, Les Déserteurs, Paris, The Hoochie Coochie, 2009, 74 p., qui prolonge cette même veine historique. En ce qui concerne Jacques Callot, voir notamment Daniel Ternois (dir.), Jacques Callot, 1592-1635, actes du colloque organisé à Paris et Nancy du 25 au 27 juin 1992, Paris, Klincksieck, 1993, 648 p.

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Christophe Granger, « Voir l’événement », S. & R., no 32, décembre 2011, p. 157-166.

Dans un livre consacré au film d’histoire, Slaves on Screen, Natalie Zemon Davis, historienne spécialiste du xvie siècle européen, soulignait combien, si les films d’histoire représentent l’histoire autrement que ne le font les histo-riens, coincés que sont les réalisateurs entre le respect des faits et la recherche des effets dramatiques, entre l’exactitude historique des événements et la for-mulation d’intrigues propres à mettre le spectateur en position de s’identifier, ces films et la narration cinématographique du passé qu’ils portent sont l’occa-sion de féconder le travail de l’historien, hantés qu’ils sont, loin de l’éthique historienne la plus usuelle, par une tout autre prétention à la réalité historique. « Il n’est pas possible de cautionner chaque scène précisément par une source historique particulière. L’ambition du cinéma touche au domaine du possible : “c’est ainsi que les choses auraient pu se produire17”. »

Et tout compte fait, il n’en va pas différemment du roman graphique d’histoire. Il ne suffit pas, en effet, de rappeler, avec Krzysztof Pomian par exemple, que la « fiction » a sa place en « histoire » dès lors qu’elle permet de reconstituer, à destination d’un public « profane », la « dimension visible » d’un passé dont les traces sont à présent fragmentaires18. Il ne peut suffire non plus de recourir à la bande dessinée pour faire passer autrement les savoirs accumulés dans la maison Histoire. À l’historien, la narration graphique évo-quée ici pose des problèmes plus grands. Soucieuse de mettre en œuvre une fiction vraie, pour faire exister un passé dans le présent, elle interroge, dans les formes concrètes qu’elle se choisit, les dispositifs de mise en récit du passé ; elle invite aussi, en les subvertissant, à explorer les manières de faire advenir, au sujet de l’événement, une intrigue où, en creux de l’histoire instituée, entrent à la fois le monde des possibilités englouties depuis et une réflexion, fût-ce par quelques indices, sur la façon dont les anciens l’ont « vu ». Enfin, et c’est bien moins négligeable qu’il n’y paraît, la narration graphique, en se jouant de l’éthique historienne du langage, vient dire à ce dernier combien sa langue, elle aussi, « est une langue déjà déformée, comme par des souliers trop petits19 ».

17. Natalie Zemon Davis, Slaves on Screen. Film and Historical Vision, Cambridge, Harvard University Press, 2000, 164 p., notamment chap. 1, « Film as historical narrative » (ces questions rejoignent, par des voies différentes, celles formulées par Robert A. Rosenstone, Visions of the Past. The Challenge of Film to our Idea of History, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 1995, 271 p.). La citation est tirée de Natalie Zemon Davis, « Un débat en coulisses. Trumbo, Kubrick et la dimension historique de Spartacus, 1960 », Actes de la recherche en sciences sociales, no 161-162, vol. 1-2, 2006, p. 85.

18. Krzysztof Pomian, « Histoire et fiction », Le Débat, n° 54, mars-avril 1989, p. 137.

19. On aura reconnu, détournée de sa cible originelle, la formule que Wittgenstein réservait jadis à la « langue du philosophe » : Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées [trad. G. Granel], Paris, Flammarion, 2002, p. 103.

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