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-gilles-gaston granger le probable, le posséle et le virtuel EDITIONS 'ODILE JACOB' Philosophie

Granger le probable, le possible et le virtuel

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le probable, le posséle et le virtuel

EDITIONS 'ODILE JACOB'

Philosophie

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GILLES-GASTON GRANGER

LE PROBABLE, LE POSSIBLE ET LE VIRTUEL

ESSAI SUR LE RÔLE DU NON-ACTUEL DANS LA PENSÉE OBJECTIVE

/ EDITIONS'

f ODILE lACGBN

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Françoise Hock, Norma Yunez et Michel Paty ont bien voulu lire, totalement ou partiellement, le manuscrit de ce livre. De leurs commentaires et suggestions je les remercie très vivement et très amicalement.

ISBN 2-7381-0297-2

© ÉDITIONS ODILE JACOB, FÉVRIER 1995 15, RUE SOUFFLOT, 75005

La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à ime utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon

sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

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Avant-propos

Est-ce bien du réel que nous parle la science ? Au vu de l'extra-ordinaire appareil d'abstractions dont elle fait usage, du raffine-ment de l'instrumentation mathématique dont, dans quelques domaines au moins, elle ne saurait désormais se passer, certains pourraient en douter. Ou plutôt feindre d'en douter, car nul ne peut méconnaître qu'une telle débauche d'abstractions conduit pourtant, à travers les applications des techniques, à des interventions souvent spectaculaires dans un monde directement accessible à nos sens, dont on ne pourrait douter qu'il appartienne, d'une manière ou d'une autre, au réel. La réponse que fera le présent auteur à la question ici posée est donc assurément positive.

Elle appelle néanmoins quelques commentaires. Il est en effet de l'office du philosophe de chercher à interpréter ce rapport de la pensée scientifique au réel. Est-ce la totalité du réel qu'elle peut embrasser, et sinon quel aspect en vise-t-elle, comment et jusqu'à quel point l'atteint-elle ? Il est assez clair, me semble-t-il, que, si la science tente de nous fournir une connaissance du monde que nous appréhendons, par ailleurs, à travers une grande diversité d'expériences, elle ne saurait prétendre se substituer à toutes. D'une manière imagée, d'un robot construit de façon à saisir son milieu exactement comme le représenterait une science merveil-leusement développée, dirait-on qu'il a du réel la même expé-rience qu'un honmie ? Les auteurs de romans d'anticipation le douent même de capacités plus étendues et plus fines, dans la mesure oii la connaissance scientifique et les instruments qui en

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dérivent révèlent des phénomènes - si ce mot peut encore conve-nir - qui échappent directement à nos sens. Il est aussi permis que soit attribuée au robot une capacité de traitement logique des don-nées qu'il reçoit, simulant ou dépassant celle d'un homme. Néan-moins, on voit bien que l'expérience d'un tel robot n'embrasserait pas ce que nous appelons les vécus d'un être humain. Une repré-sentation du réel selon les visées et les méthodes de la science ne prétend ni ne peut restituer le vécu. Sans vouloir mettre ici en débat ce qu'il faut entendre par ce mot de « vécu » je me bornerai à en dégager deux des traits les plus propres à montrer qu'il n'est pas représentable, au sens strict, comme objet de science.

Le premier de ces traits est 1'individuation. C'est en effet en tant qu'individuées, singulières, non exactement répétables que sont vécues nos expériences. La connaissance scientifique tente bien de circonscrire l'individuel au moyen de réseaux de concepts de plus en plus fins, mais l'individuel actuellement vécu n'est jamais pour elle qu'une notion limite, qu'il lui faut abandoimer de plein gré à la conscience des sujets, eux-mêmes réalités individuelles Le second trait essentiel du vécu est le rôle de Vimaginaire. Nous entendons par là toutes les représentations spontanées, immédiates ou élaborées, ne se donnant pas forcément comme représentation du monde, qui accompagnent et parfois constituent l'étoffe même de nos expériences, associées toujours à des sentiments ou des émotions. L'imaginaire devient chez l'artiste création d'un univers ; il est toujours, en chacun de nous, un élément, fut-il illusoire, de notre réalité. Que cet aspect du réel puisse être non seulement éprouvé, mais d'une certaine manière connu du sujet, et même sans doute d'autres sujets, à travers le langage et l'expression corporelle, il n'est nullement question de le nier. Mais cette connaissance n'est pas une connaissance scientifique, ne saurait remplir les conditions qu'on exige de celle-ci. Ainsi la science n'embrasse-t-elle pas la totalité du réel. Certes, les sciences de l'homme peuvent tenter de constituer des objets qui seront des représentations transposées des vécus dans l'abstrait, et l'on peut bien dire en ce sens que tout peut être objet de science. Mais tout est alors réduit en épures, en configurations

1. Le problème épistémologique de la connaissance de l'individuel est posé dans Pensée formelle et sciences de l'homme, chap. VII, et repris dans l'Essai d'une philosophie du style. - Pour les références des ouvrages cités, voir Bibliographie, p. 239 s.

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abstraites, complètes en leur genre, mais incomplètes relativement à nos expériences. Ce sont ces épures qui constituent le réel de la science, et c'est à partir d'elles que sont, de nos jours, élaborés les procédés techniques les plus efficaces et les plus puissants.

Mais ce n'est pas seulement à cause du succès de ces applica-tions que l'on peut affirmer la réalité du monde tel que le décrit la science. C'est que seule l'image qu'elle en fournit permet un dis-cours cohérent et contrôlé, dont une vérification est à tout moment exigible. Le réel de la science est un réel expliqué, partiellement et provisoirement expliqué, mais nécessairement expliqué. Or le paradoxe est que de telles épures ou modèles abstraits du réel sont établis grâce à un détour de la pensée par ce que nous appelons des virtualités. Les phénomènes actuellement observés ne sont pas les seuls à être directement représentés dans le modèle, pour ainsi dire comme dans un miroir. La représentation et l'explication scientifique introduit, à côté de l'image des faits actuellement réalisés, des faits virtuels, qui pourraient ou ne pourraient pas s'actualiser. Leur rôle est de compléter la figuration des phéno-mènes en explicitant la totalité des abstractions parmi lesquelles se trouve l'image des phénomènes effectivement observés. Ainsi le réel de la science est-il constitué par des univers bien liés de faits virtuels, avec les règles permettant de déterminer, avec plus ou moins de précision et de certitude, l'image des réalités actuelles. Ainsi peut-on dire que c'est ce qui n'a pas lieu qui explique ce qui a lieu. Bien entendu, c'est, du moins en ce qui concerne les sciences de l'empirie, à partir des faits actuellement observés que sont construits de tels univers, et c'est l'observation de tels faits qui permet de décider du bien-fondé des constructions virtuelles. Quant aux réalités mathématiques, cas limite, nous pensons qu'elles sont justement tout entières sur le versant des virtualités.

Une telle conception de la connaissance scientifique et de son rapport au réel permet, nous semble-t-il, de comprendre que n'étant point arbitraire puisque toujours confrontée au réel actuel des expériences, elle soit pourtant toujours provisoire, révisable et en progrès. Ce progrès vient sans doute d'une amélioration des moyens d'observer et de provoquer les phénomènes actuels ; mais elle dépend surtout d'une reformulation, d'un enrichissement, d'une extension de l'aspect virtuel du réel. C'est donc cette notion de virtuel qu'il va nous falloir préciser, qui constituera le thème central de notre étude, et dont notre propos est de montrer le jeu paradoxal dans la saisie scientifique de la réalité.

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Introduction

Haec nomina ex communi usu aliud significare scio. Sed meum institutum non est verborum significationem, sed rerum naturam explicare, easque lis vocabulis indicare quorum signiflcatio, quam ex usu habent, a significatione qua eadem usurpare volo, non omnino abhorret

Spinoza, Ethica, m, 20.

1. On se propose d'examiner trois aspects du non-actuel, désignés par les mots d'un usage courant : le probable, le possible et le virtuel. On s'efforcera de leur donner le sens précis qu'ils peuvent revêtir lorsqu'on les considère dans les contextes créés par une pensée objective, celle qui développe une logique, une mathématique et les diverses sciences de l'empirie. Pourquoi cet intérêt attaché à des notions apparemment négatives, ou du moins peu positives, relativement à une connaissance des faits et des objets? C'est que ces notions correspondent, au contraire, à des moments essentiels et inéluctables de toute connaissance objectivement orientée. Il nous faudra le montrer justement en élucidant leur sens effectif, par une analyse parfois assez détaillée de quelques-uns des modes de cette coimaissance.

2. Soulignons tout d'abord que nous les opposons non pas au réel, mais à Vactuel 2. Nous redonnons donc du même coup à ce

1. « Je sais que ces mots ont dans l'usage ordinaire un autre sens, mais mon dessein n'est pas d'expliquer la signification des mots, mais la nature des choses, et de désigner celles-ci par des vocables dont le sens usuel ne s'écarte pas entièrement de celui oîi je les emploie... »

2. Nous mettrons les mots virtuel, possible et probable, la plupart du temps en italique lorsqu'ils seront pris au sens particulier que nous leur donnons dans ce livre.

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1 2 INTRODUCTION

dernier concept une importance et une signification que lui avait conférées Aristote, et que nous rappellerons brièvement.

Cette notion, chez le Philosophe, ne peut pleinement être comprise que si l'on fait intervenir le jeu de quatre concepts. Un premier couple, « puissance » et « accomplissement », ôvvaynç et èvTSÀéxsia, se situe au niveau de ce que j'ai cru pouvoir nommer ailleurs des « transconcepts », c'est-à-dire des notions applicables « analogiquement » à tous les genres de l'être qui définissent les objets des diverses sciences théoriques. Un second couple, « mouvement » et « acte », xivï)aiç et èvépyeia, concerne plus spécifiquement, surtout le premier, les êtres du réel sensible. Le livre 0 de la Métaphysique est presque entièrement consacré à ces notions, et croyons-nous, à montrer qu'elles font système. Le caractère transconceptuel de l'opposition de l'actuel et du non-actuel est souligné par Aristote lui-même lorsqu'il prend soin de noter que la ôvvafiiç et Vèvépyeia ne se rapportent pas seulement à ce qui concerne la xivrjaiç (Méta. 0 , 6. 1046 a 2, et aussi 1048 a 28), c'est-à-dire au seul genre suprême qui constitue l'objet d'une physique. Aussi bien lui arrive-t-il d'user des deux mots èvépyeia et èvTEÀéxeia, qui désignent l'actualité, l'un pour l'autre {ibid., 3. 1047 a 30), étendant le sens originaire du premier à la portée plus générale du second.

Il faut observer que dans le registre des concepts propres (comme opposés aux transconcepts), et singulièrement ici dans celui des êtres sensibles, l'opposition de la puissance à l'actualité ne fait pas quitter le domaine des réalités concrètes, « séparées », et que le mouvement lui-même ne s'oppose pas vraiment à Vèvépyeia, comme le non-actuel à l'actuel, car il est 1'« ac-complissement (évTEÁéxeia) d'un être en puissance en tant qu'il est en puissance » {Phys. III. 201 a 10). Le privilège de l'èvépyeia sur la xtviQaiç, en tant que pleine actualité, est qu'elle a sa fin en elle-même, alors que le mouvement est en vue d'une fin extérieure. On notera que c'est alors dans le genre des actions humaines (npà^eiç) qu'il prend ses exemples pour opposer l'ac-tion achevée au mouvement, comme èvépyeia dans ce genre (Phys. 6 et 7). L' èvépyeia est donc, dans chaque genre de l'être, la réalité par excellence, et en particulier dans le domaine des choses sensibles, elle est l'existence d'un objet {róbnápxeiv Tohpâyfxa, Méta. 0 , 6.1048 a 31). Cependant le mouvement est,

3. La Théorie aristotélicienne de la science. Aubier, 1976, chap. II.

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en un autre sens, réel ; il constitue, dans chacun des genres de l'être, comme un degré affaibli d'èvreÀéxeia, d'actualité.

Aussi bien Aristote hiérarchise-t-il les êtres selon le degré d'ac-tualité. Certes les êtres incorruptibles ne sauraient être absolument en puissance (mais « rien n'empêche qu'ils le soient d'un cer-tain point de vue, comme la qualité, le lieu », Méta 0 , 8.1050 b 16). Restriction qui me semble expliquer pourquoi les êtres mathématiques, pourtant étemels, mais non séparés, ne peuvent d'une certaine manière être qu'en puissance. Car le critère domi-nant de l'actualité est la « séparation », c'est-à-dire le caractère concret, que seuls possèdent les physica et l'être divin. Mais les mathemata n'en sont pas moins réels.

3. On voit que la non-actualité telle que l'introduit Aristote n'est nullement l'opposé de la réalité, quoique ce soit l'acte qui en constitue la perfection et l'accomplissement en tous genres. Ce n'est pas, il est vrai, de ce point de vue métaphysique que nous aurons ici à considérer le non-actuel, mais en tant qu'il serait la catégorie fondamentale au sein de laquelle opèrent les concepts de la pensée objective, et singulièrement de la science, au sens où aujourd'hui nous l'entendons. L'examen sous ses différentes formes de son fonctionnement dans la connaissance peut du reste contribuer à préciser le sens du réel même, qu'à travers elles vise assurément la science, et tel est bien l'un des buts ultimes de cet essai. Quant à Vactuel comme corrélat du non-actuel, disons pré-liminairement qu'il constitue cet aspect du réel qui est saisi comme s'imposant à notre expérience sensible, ou à notre pensée du monde, comme existence singulière hic et nunc. On reconnaîtra sans doute dans cette formule l'expression d'un nominalisme modéré, compatible cependant avec un réalisme tempéré touchant les êtres mathématiques. Une telle formule ne saurait cependant tenir heu d'une définition de l'actuel, dont nous accepterons de faire liminairement une notion primitive. Esquissons maintenant le sens que nous voulons donner aux trois formes du non-actuel dont les noms servent de titre et de devise à cet ouvrage.

4. Le virtuel serait le nom donné au non-actuel considéré essentiellement et proprement en lui-même, du point de vue de son état négatif, sans en envisager le rapport à l'actuel. Le Littré, le définissant alors comme terme de mécanique, nous dit : « Ce qui est possible sans qu'on préjuge de sa réalité » ; or c'est bien en

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1 4 INTRODUCTION

effet l'emploi classique du mot en mécanique qui nous a suggéré d'en faire un usage généralisé. La notion n'appellera donc ici aucune détermination qu'on pourrait appeler « modale », en un sens dont le contenu se précisera quand nous introduirons le pos-sible.

D'autre part, nous distinguons radicalement le virtuel de l'ima-ginaire du point de vue de sa fonction de connaissance, ce dernier comportant une valeur existentielle pour le sujet imaginant, valeur que nous éUminons complètement de notre virtuel.

5. On caractérisera le possible comme le non-actuel dans son rapport à l'actuel. Mais, comme on aura l'occasion de le remar-quer déjà à propos d'Aristote, ce rapport est tantôt mis en vedette avec la nuance de potentialité, tantôt affaibli sous la forme abs-traite, distinction qui s'exprimera dans le langage par l'opposi-tion des énoncés assertoriques aux énoncés modaux de possi-bilité. Se trouve alors développée une autre opposition, à la vérité secondaire ou plus exactement dérivée, du point de vue oii nous nous plaçons, entre le contingent et le nécessaire. On pourra s'étonner que l'apparition du nécessaire soit qualifiée de secon-daire ; c'est que, relativement au statut des énoncés objectifs, de la science, c'est leur caractère de virtualité qui est originairement déterminant, le caractère de nécessité n'en étant qu'une variante. Nous nous expliquerons en son temps sur cet apparent para-doxe.

6. Le probable est un non-actuel envisagé pleinement et concrètement dans son rapport à l'actualité, pour ainsi dire comme une préactualité, ou une actualité au second degré, qui ne concerne pas directement les faits. Il est à première vue de nature épistémique, c'est-à-dire exprimant une qualification de nos connaissances, et peut être conçu comme désignant un degré de notre attente de l'actuel. Contrairement aux deux autres concepts, il admet naturellement en effet des degrés. Et d'abord en un sens intensif ; mais l'institution et le développement d'une conception extensive de ces degrés, sous la forme d'un calcul, laisse alors le choix entre une interprétation décidément épistémique et une interprétation objective, dont il nous faudra préciser la légitimité et la portée.

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15 INTRODUCTION

7. J.-H. Lambert, dans une lettre à Holland du 21 avril 1765, donne une triple distinction de ce qu'il appelle le « possible » {das Mögliche), qu'il nous paraît intéressant de confronter avec nos trois caractéristiques du non-actuel. Il distingue en effet le pos-sible comme « symbolique », dont un exemple serait la racine car-rée de l'unité négative, V ^ ; un possible comme « pensable » {gedenkbar)-, un possible comme « positif catégorique » : « ce qui peut être amené à l'existence par des forces ».

Les deux premiers « possibles » relèvent de notre virtuel. Le pensable est en effet considéré indépendam ment d'un rapport éventuel à l'actualité. Le « possible symbolique » est du même ordre ; Lambert y fait alors insistance sur l'univers de signes dans lequel le virtuel nécessairement se déploie, mais ce même carac-tère appartient également au « pensable ». Le choix de l'être - f ^ comme exemple de possible symbolique est propre à souligner cette appartenance, et met en vedette la non-actualité de cet être dans le système symbolique de départ, qui est l'algèbre classique des réels. Quant au positiv kategorisch, il renvoie à un rapport explicite à Vactuel, et relève selon les cas de notre possible modal, ou du probable, conformément au degré de spécification de son lien à l'actualité, dans une représentation physique du monde.

Nous ne proposons cette brève exégèse qu'à titre d'exercice, afin de préciser davantage la distinction par nous exposée. Mais ce qui est visé par priorité dans cet ouvrage, c'est la mise en évidence du rôle fondamental joué par le non-actuel dans la science. On voudrait montrer que toute connaissance scientifique porte en définitive et fondamentalement sur ce que nous nommons le « virtuel », et reformuler dans cette perspective quelques pro-blèmes épistémologiques classiques touchant la connaissance, dans différents domaines de l'objectivité, allant de la logique et des mathématiques à l'histoire.

Nous commencerons par donner une assise plus ferme à notre triple distinction en analysant la conception du non-actuel dans deux grandes philosophies qui lui ont fait explicitement sa place, quoique sous d'autres noms : celle d'Aristote et celle de Leibniz. Dans le chapitre 2, « Grammaire, logique ou ontologie du possible ? », on développera surtout le problème suscité par l'idée d'une logique modale. Les chapitres 3 et 4 sont au cœur de cet essai ; ils présentent, avec quelques détails, le rôle du vir-

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1 6 INTRODUCTION

tuel, degré zéro du possible, dans la construction de l'objet scientifique. Les trois derniers chapitres seront consacrés au probable, qui soulève assurément les questions les plus difficiles, tant par le statut conceptuel très particuher qu'il confère au non-actuel, que par le sens effectif de sa mise en rapport avec l'expérience.

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Chapitre 1

Les formes du non-actuel chez Aristote et Leibniz

Avant d'aborder, à propos de la science contemporaine, notre recensement des formes et des fonctions du non-actuel, nous inter-rogerons deux des philosophies les plus capables de nous éclairer sur la nature profonde de ces concepts, ou plutôt de ces méta-concepts, car ils ne concernent pas directement les objets d'une science, mais plutôt la signification de la position de ces objets et des opérations qui letir sont corrélatives.

Les deux points de vue que nous avons choisis sont en quelque sorte complémentaires. Aristote privilégie le non-actuel comme abstrait, et le présente alors non pas tellement dans son opposition à l'actuel que dans son opposition à un autre abstrait : le « nécessaire », à quoi revient dès lors une fonction décisive dans la connaissance scientifique aristotélicienne - eniarrjiir]. C'est le nécessaire aristotélicien qui paraît déborder alors le domaine du virtuel pour trouver un second sens cette fois dans une relation abstraite à l'actuel qui fonde une « logique » modale, dans laquelle se combinent différentes formes du non-actuel.

Leibniz privilégie au contraire clairement l'opposition du non-actuel à l'actuel, mais sans développer vraiment une théorie spé-ciale des modalités, car le domaine de la pensée abstraite/m/e est pour lui homogène : c'est celui du nécessaire défini comme non contradictoire, celui des mathématiques et de la logique, identifié alors à celui-là même que nous avons nommé le virtuel par oppo-sition à celui de la connaissance historique des individus, des actualités.

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Dans les deux cas, il me semble qu'on voit apparaître comme essentiel pour la détermination d'un non-actuel, désigné par les deux philosophes, en deux sens différents, comme « possible », le concept du virtuel, encore mal dissocié par eux comme tel de notre possible. Ce que nous appelons le probable, en revanche, est mal intégré dans les deux systèmes, où il n'appa-raît que comme forme vicariante du possible, et, même chez le mathématicien Leibniz, qui n'ignore pourtant pas les essais contemporains d'un calcul, sous un aspect purement logique et qualitatif.

1. L'univers modal d'Aristote

1.1. Nous ne reprendrons pas ici les observations faites dans l'Introduction sur l'actuel chez Aristote, mais en développerons les conséquences amenant à la constitution chez ce philosophe d'un système de modalités. Le point de vue assertorique exposé dans une théorie du syllogisme catégorique présente les relations abstraites entre essences-substance secondes ou accidents par soi. Cette théorie procède d'une conception de ces essences comme virtuelles, parce que prises alors indépendamment des réahsations effectives qui se produisent à travers des individus. Elles sont alors symbolisées par des « termes », éléments sémantiques des propositions. Les relations abstraites de ces termes sont néan-moins présentées comme nécessaires selon l'enchaînement de ces propositions, les règles du syllogisme catégorique exprimant jus-tement les conditions de cette nécessité abstraite, que nous nom-merons « apodictique », assez conformément à l'étymologie de ce mot. Dans la perspective aristotélicienne, une nécessité apparaît donc au niveau même du virtuel, dans les relations entre essences, traduites par des relations entre termes. En raison de la thèse du parallélisme, ou de l'adéquation de l'être et du langage convena-blement réglé, cette nécessité apodictique obtenue par les démons-trations reflète une autre nécessité qu'Aristote nomme « absolue » (ànXôiç), interne aux essences mêmes, qui ne concerne plus alors le virtuel, et qui fait qu'une définition (« la formule - Àôyoç-de l'essence » d'un être), décalquant l'être, ne relève pas d'une nécessité apodictique, n'est pas une démonstration.

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1.2. Le possible se dissocie corrélativement en possible abs-trait (èvôexofjiévov), et possible ontologique (ôvvavov). C'est ce dernier qui, avec le nécessaire absolu, concerne les relations de l'abstrait au concret, et du non-actuel à l'actuel. De ce que nous appelons le possible ontologique, le plus souvent désigné par le mot ôvvarôv, Aristote donne pour exemple que le feu peut chauffer, car on ne saurait dire alors qu'il peut aussi ne pas chauffer. Un homme au contraire, dans telle ou telle circonstance, sera dit pouvoir ou marcher ou ne pas marcher (De Interpr. 13 ')• Mais le possible abstrait, le plus souvent désigné comme èvôexoisévov, se divise lui-même en un possible large, qui inclurait le jttécessaire (abstrait), et un possible étroit (non nécessaire ou non nécessaire que non). Une telle division est introduite à propos des propositions, dans l'univers du langage, et non pas directement à propos des êtres, bien qu'elle doive évidemment se refléter en ceux-ci : une variante du possible ontologique, aùç èm rò noÀv, ne saurait par exemple, bien qu'Aristote ne le précise pas explicitement, être exprimée dans le langage autrement que par une proposition de possible étroit, excluant à la fois le nécessaire et le nécessaire que non. Ce registre des rapports abstraits entre essences constitue en quelque sorte une théorie prémodale, dans lequel le rapport à l'actualité demeure pour ainsi dire sous-entendu. Les textes d'Aristote y font apparaître des relations entre propositions que nous avons figurées naguère 2 au moyen de lignes dont les divisions représentent, pour une proposition quelconque et sa négation, la portée de sa nécessité :

1. Voir aussi, sur le possible ontologique et le possible logique, Méta. A 1019 a 15-1020 a 7.

2. La Théorie aristotélicienne de la science, Paris, 1976, chap. Vm, oii sont argumentées plus complètement les interprétations ici présentées, et examinées leurs difficultés.

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N

•+

N non (impossible)

-I non N non (possible large)

possible étroit

NonN

Le passage d'un contenu assertorique à sa négation correspon-dant alors à une symétrie par rapport au « milieu » des segments, et le passage à la négation d'une modalité correspond à la com-plémentation du segment qui la représente. Que cette détermina-tion purement formelle du possible aristotélicien appartienne au régime de ce que nous nommons le virtuel, c'est ce que fait encore mieux apparaître l'interprétation sémantique suivante, selon laquelle nous considérons des « univers » composés de « mondes », ces derniers correspondant à la position ou au rejet d'une (ou plusieurs) propositions. De tels « univers » sont virtuels, en ce qu'ils ne fixent point une actualité ; même dans le cas où ils ne comporteraient qu'un seul « monde », ce monde n'est point posé comme actuel. On aurait ainsi les quatre figures d'« uni-vers » représentées par des rectangles dans lesquels sont dessinés des cercles blancs ou hachurés, qui sont les « mondes », dans lesquels la proposition en question (supposée unique pour simplifier) est ou vraie ou fausse.

Les univers 1 et 2, comportant un seul monde, sont des figures de la nécessité de la proposition ou de sa négation. L'univers 3 représente la possibilité étroite de la proposition. Il est formé de deux « mondes alternatifs » ; dans l'un, la proposition est vraie.

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dans l'autre elle est fausse. Quant à 1'« univers » 4, il comporte lui-même une alternative entre deux « univers », l'un de nécessité, l'autre de possibilité stricte, et figure la possibilité large de la pro-position.

On voit, je pense, en quel sens nous parlons ici de virtuel, parti-culièrement potir les figures 3 et 4. Mais cette interprétation n'a de valeur que si nous pouvons découvrir chez Aristote une autre signification du possible, qui se distingue de la simple virtualité.

1.3. Or il nous semble que, dans son développement d'une théorie des syllogismes modaux, où les propositions sont alors distinguées selon les « quantifications » qu'elles comportent, le Philosophe fait justement apparaître les modalités comme concer-nant un rapport à l'actualité. C'est qu'alors une proposition n'énonce plus seulement la vérité ou la fausseté de prédication entre deux termes représentant des essences, mais la satisfac-tion totale ou partielle d'un terme par des individus. Non qu'Aristote considère jamais ses propositions à proprement parler en extension : il s'agit toujours d'exprimer qu'wn terme convient totalement ou partiellement à un autre. Mais ces relations de convenance ou de disconvenance, affectées des modalités, n'appa-raissent, semble-t-il, que parce que, dans les mondes actuels, des individus - substances premières des différents genres - pos-sèdent ou non les prédicats représentés par les termes.

C'est ainsi par exemple que la proposition « Il est possible que tout A soit B » s'interprétera : Il existe des « mondes », mais non pas tous, dans lesquels tout A est B (c'est-à-dire : les individus satisfaisant A satisfont B), mais aussi des « mondes » dans les-quels, selon le même sens, aucun A n'est B. Cette conjecture sémantique qui nous a servi autrefois à tenter de résoudre les nombreuses difficultés des textes aristotéliciens, nous permet donc d'envisager cette théorie des syllogismes modaux comme se superposant à une théorie assertorique, et même prémodale au sens indiqué plus haut, et dans laquelle le « possible » n'est qu'un pur virtuel, délié de son rapport éventuel aux actualités. Raisonner assertoriquement, c'est ne pas se soucier de la validité intrinsèque, actuelle, des prémisses. La logique assertorique serait alors une théorie des formes vides de relations entre essences, la « logique » modale concernant maintenant des essences prises dans leur actualisation éventuelle. Les syllogismes modaux donnent les règles d'un discours qui refléterait adéquatement les différents

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degrés d'actualité des rapports entre les essences considérées. Ainsi apparaîtrait chez Aristote notre possible, distingué du pur virtuel.

1.4. Revenons cependant à ce possible « ontologique » signalé au paragraphe 1.2. Il s'applique d'abord, dit Aristote, à « ce qui est toujours en acte » {De Interpr., 13. 23 a 3), entendons qu'on ne saurait dire de ces êtres en acte qu'ils peuvent avoir ou ne pas avoir - virtuellement - la propriété qu'ils ont en effet. Mais s'agit-il alors vraiment d'un possible ? Si tout était toujours en acte, il n'y aurait point de véritable possible. Le vrai possible ontologique naît aux points de branchement où les substances individuelles déploient dans des mondes logiques leurs déterminations mul-tiples. Aussi le ôvvarôv ontologique revêt-il un autre sens, non trivial, qui, me semble-t-il, se dédouble lui-même. Tout d'abord, il est un possible indéterminé (àôpiuxov), qui est par exemple le possible d'une matière comme celle des êtres individuels. Sur ce possible, la connaissance scientifique n'a pas de prise ; c'est le régime du « hasard », de Vánó rvxnç. En secondJieu, il est une autre forme du ôvvarôv, nommée ôç ém TO noÀv - ce qui arrive le plus souvent, qui est necpvxôç, naturel, qui n'arrive point sans raison, mais que la substance de chaque être à elle seule ne détermine pas selon le nécessaire. Le Stagirite nous le dit '. « De l'indéterminé il n'y a pas de science, c'est-à-dire de syllogisme démonstratif, parce que le moyen terme est alors erratique (áraxTÓv), mais il y a science des contingents naturels (TÛV TTEípvxóvTOiv), et même c'est pratiquement à propos de ce genre de possibles (TÎDV OVTÙ)Ç ÈVÔEXOIJIÉVIÙV) que les raisonnements et les recherches se produisent » (An. Pr., A. 13. 32 b 18).

Cependant, Aristote n'a pas développé de théorie de Vôç èm TO noÀv, dont on peut penser qu'elle recouvrirait une théorie du probable. Certes, Aristote nous a laissé des traités du raisonne-ment dialectique et rhétorique qui, d'une certaine manière, concernent le « probable » (par opposition au « certain »). Mais comme le dit excellemment J. Brunschwig dans la préface de sa traduction des Topiques : « Les prémisses dialectiques ne remplis-sent pas leur fonction en tant qu'elles sont probablement vraies, mais en tant qu'elles sont véritablement approuvées », p. XXXV). Par conséquent, la notion même de probable ne fait dans sa doc-trine qu'une apparition très brève. Non seulement il n'y a point chez Aristote de calcul, mais il n'y a pas même une théorie de la probabihté.

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2. Le domaine leibnizien des « possibles »

2.1. La thématique du « possible » chez Leibniz est métaphy-sique, et non logique. Certes, le domaine du logique est bien le domaine même du possible ; mais je veux dire que ces possibles leibniziens se définissent par opposition aux réels actuels, opposi-tion assurément métaphysique. Au reste, Leibniz n'écrit-il pas à l'Électrice Sophie de Hanovre que « la vraie métaphysique n'est guère différente de la vraie logique, c'est-à-dire de l'art d'inventer en général » (Gerhardt, IV, p. 292). Eu égard au contenu et non plus seulement à la méthode, comme dans le texte cité, logique et métaphysique coïncident aussi en ce que toutes deux traitent de l'être. Leibniz use même quelquefois indifféremment des mots « expression », « être » ou « réalité », car sa logique, en tant que charactéristiquement fondée, est aussi une ontologie. Et c'est de l'opposition de deux régimes de l'être qu'il est ici pour nous question, l'actuel et le « possible ».

Il y a deux sens leibniziens de l'actuel : un sens « faible » et un sens « fort ». Selon le premier, l'actuel est le nécessaire et l'éter-nel, indépendants de la volonté de Dieu même. « Les notions spé-cifiques les plus abstraites ne comprennent que des vérités néces-saires ou étemelles, qui ne dépendent point des décrets de Dieu. » (À Amauld, 14 juillet 1686, Prenant, p. 157). La propriété logique de cet actuel est la non-contradiction, comme elle est aussi, nous Talions voir, celle des « possibles ». Mais la réalité spécifique de ces vérités étemelles consiste dans l'association de la non-contra-diction à une nécessité, que nous nommions chez Aristote apodic-tique. Aussi bien, ces vérités sont-elles essentiellement « conditionnelles et disent en effet : telle chose posée, telle autre chose est » {Nouveaux Essais, G. V., p. 428-429). Nous disons cependant « faible » cette actualité parce qu'elle n'enveloppe pas en général l'existence. Au sens que nous appelons « fort », l'ac-tuel est le « contingent », l'existant accessible à notre expérience, sans du reste que ses raisons déterminantes « nous soient toujours assez connues » {Théodicée, Gerhardt, VI, p. 127), sans que nous puissions par conséquent lui attribuer la nécessité. On observera que cet actuel au sens fort dépend en quelque manière du non-

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actuel que Leibniz dénommera « possible » ; c'est en effet parmi les possibles que se distinguent les réalités contingentes et actuelles des réalités nécessaires ; car si rien n'était possible que ce que Dieu a créé effectivement, ce que Dieu a créé, et par conséquent les contingents, serait nécessaire. Que faut-il donc entendre par ces non-actuels dénommés « possibles », qui ne sauraient être confondus ni avec les vérités étemelles, ni avec les existences effectives ?

2.2. « Pour appeler quelque chose possible, ce m'est assez qu'on en puisse former une notion, quand elle ne serait que dans l'entendement divin, qui est pour ainsi dire le pays des réalités possibles » (À Amauld, 14 juillet [?] 1686, G. H, p. 55). Les pos-sibles en tant que tels pourraient donc sembler de pures fictions d'un esprit fini, s'ils n'étaient aussi, et par excellence, dans cet entendement divin qui est leur lieu éminent. Cette espèce de réa-lité qui leur est ainsi conférée n'est pourtant pas une réalité plei-nière, une actuaUté au sens fort, qui est existence : l'existant est un possible avec quelque chose de plus (Générales Inquisitiones, § 73, Goldenbaum, p. 133). Le couplage ontologique entre le pos-sible et ce « quelque chose de plus » est si radical que, pour établir l'existence de Dieu même, réalité singulière, qui est pensé coname être nécessaire et parfait, il faut encore démontrer sa possibilité, en vertu du « théorème de métaphysique le plus assuré » : que si un être nécessaire est possible, il existe (ibid.). Il faut alors com-prendre que cette nécessité n'est plus la simple nécessité apodic-tique, car alors les mathemata seraient des existants ; mais une nécessité ontologique liée sans doute à la perfection de l'être. Il en résulte que « c'est un excellent privilège de la nature divine de n'avoir besoin que de sa possibilité ou essence pour exister actuel-lement » (Discours de métaphysique, XXm, Pr., p. 114), car l'exis-tence des choses contingentes ne suit point de leur essence ou de leur possibilité... (À Seckendorf, mai 1685, Goldenbaum, p. 23, Ak. A. L 3, n° 513) mais de la volonté divine, ou ce qui revient au même, de l'harmonie générale des choses. De cette dernière équivalence, il suit alors que, d'un point de vue logique encore, si le possible est le non-contradictoire, l'existant est « ce qui est compatible avec le plus grand nombre de choses, qui est donc un possible maximal » (Generates Inquisitiones, § 73, Goldenbaum, p. 133). Cependant cette volonté de Dieu qui fait passer à l'exis-tence les possibles non nécessaires dans la mesure de leur compa-

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tibilité mutuelle, qui signifie aussi l'application du principe archi-tectonique global du meilleur, cette volonté divine ne modifie pourtant en rien les possibles comme tels ; de devenir un être actuel, un possible ne change point dans son contenu, et les choix de Dieu « n'empêchent pas que ce qui est moins parfait ne soit et demeure possible en lui-même, car ce n'est pas son impossibilité mais son imperfection qui le fait rejeter » (Discours de métaphy-sique, XIII, Pr., p. 99). Les possibles contiennent en effet la possibilité même des décisions d'optimisation divines, et ils « tendent tous d'un droit égal à l'existence », mais « en proportion de leur réalité » (De rerum origine radicali, p. 80), c'est-à-dire « à proportion de leurs perfections » (Principes de la nature et de la grâce, Pr., p. 320). Ainsi, de même que « la possibilité est le prin-cipe de l'essence, la perfection, c'est-à-dire le niveau (gradus) de l'essence (par quoi le plus grand nombre sont compossibles) est le principe d'existence » (De rerum origine radicali, p. 81). C'est parce que Dieu est perfection absolue que la simple possibilité de son essence entraîne l'existence.

On comprend donc que les possibles leibniziens, accessibles au moins locdement sinon dans leur totalité, à l'entendement fini des hommes, constituent le canevas de toute science. Cependant leur neutralité ontologique à l'égard des contingences rend leur connaissance - qui n'est autre que la logique et la partie finitiste des mathématiques - insuffisante pour appréhender rationnelle-ment le monde existant. On examinera maintenant la manière dont Leibniz envisage leur usage et leur complémentation dans le déve-loppement effectif d'une connaissance de l'actualité du réel, c'est-à-dire de la science.

2.3. On a dit que la non-contradiction était une condition suffi-sante de possibilité, au sens de la présence des essences dans l'entendement divin. Et l'entendement humain fini, qui ne diffère pas sur ce point de celui de Dieu, pense également, au moins par-tiellement, les possibles. Mais il peut aussi penser des choses impossibles, comme le remarque Leibniz dans une lettre à la prin-cesse Élisabeth de 1678 (Pr., p. 54), déjà citée, à propos de la démonstration de l'existence de Dieu par l'idée d'un être parfait. On peut, dit Leibniz, supposer la quadrature du cercle, et « tirer les conséquences de ce qui arriverait si elle était donnée ; de même former l'idée du plus grand de tous les cercles, qui est une chose impossible. Et néanmoins nous pensons à tout cela ». Or le

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critère de la possibilité est la non-contradiction. Dans le cas de ces idées de l'impossible, c'est que nous ne savons pas encore si elles ne sont pas « sujettes à caution, et n'enferment pas quelque contradiction » {ibid., p. 58), et qu'il s'agit donc d'une fausse pensée. Leibniz expose alors son idée de la logique comme calcul in forma, permettant à coup sûr de déceler les contradictions. C'est ici qu'intervient la « charactéristique », réduction des idées complexes à des formes simples, toujours compatibles entre elles. On voit donc que les possibles leibniziens, seuls pensables sans contradiction, constituent bien le royaume du logique ; on voit aussi, soit dit en passant, que le problème posé aux contemporains et déjà à certains médiévaux par les objets contradictoires, et cependant d'une certaine manière pensables, est éludé par Leibniz.

La question qui plutôt intéresse notre philosophe, concernant le rôle des possibles dans la connaissance du monde, est leur statut par rapport aux objets d'expérience, c'est-à-dire en définitive à des réalités individuelles, actuellement créées par Dieu par son choix entre les possibles. Ces individus ne diffèrent pas seulement entre eux par des traits phénoménaux, comme grandeur, figure et mouvement, mais en « espèce », de sorte que, par exemple, les « Adams possibles » dont la création a été écartée par Dieu seront, au contraire, bien distincts de l'Adam réel actuellement créé, mais non pas « en espèce », car ils sont des variantes {virtuelles) d'un même individu (Au Landgrave de Hesse, G. II, p. 20). Ces individus sont des êtres complets, en ce que leur notion est « suffisante à comprendre et à en faire déduire tous les prédicats du sujet à qui cette notion est attribuée » {Discours de méta-physique, §. Vin, Pr., p. 92). Ils sont aussi des êtres totaux, en ce que chacun « exprime tout l'univers à sa manière » {ibid., § IX, p. 93). Toute réalité individuelle - toute substance - qui sera plus tard appelée « monade », n'est cependant pas un ensemble de pos-sibles conditionnés par des relations causales avec les possibles actualisés des autres monades, mais elle est le reflet plus ou moins distinct, Vexpression, de leur totalité, parce que l'actualisation de ces possibles dans un individu a dépendu dans la volonté divine de l'application globale du principe du meilleur.

La connaissance de telles réalités actuelles par l'analyse de leurs notions élémentaires fait apparaître du nécessaire dans les enchaînements de leurs prédicats relevant de la non-contradiction - c'est-à-dire en fin de compte de l'identité ultime, dont le proto-type est la proposition A = A - et définissant par conséquent ces

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êtres comme simplement possibles. La logique est alors la science des possibles en général, la mathématique la science générale des possibles relevant de l'imagination (car « appartient à la mathé-matique tout ce qui appartient à l'imagination en tant que distinc-tement conçu », Math. Schr. V, p. 205). Mais d'autres enchaîne-ments sont pensables comme ayant pu, sans contradiction, être différents de ce qu'ils sont, qui caractérisent alors ces êtres comme contingents. Cette contingence n'est nullement un arbi-traire, car ces enchaînements n'auraient pu être autres en effet que si les décrets de Dieu eussent violé le principe du meilleur. Mais les raisons ne pourraient clairement nous en être connues que si notre esprit fini était capable d'analyser complètement, jusqu'à leurs éléments derniers, l'infinité des possibles associés à chaque individu. Leibniz a toujours rapproché cette inexhaustibilité de la contingence du caractère infini révélé, et partiellement maîtrisé, en mathématique, par l'Analyse infinitésimale, des grandeurs trans-cendantes, et déjà plus généralement des irrationnelles

Une vérité est contingente qui enveloppe des raisons infinies, et un rapport [proportio] est irrationnel [inejfabilis] qui s'exprime par des quotients infinis (Couturat, Opuse. TheoL, VI, p. 2).

Les vérités contingentes, dit-il ailleurs (Grua, p. 325), sont telles que

le processus qui en rendrait raison irait à l'infini. On comprend par là qu'il y a des créatures infinies en acte dans chaque partie de l'univers, et que la substance individuelle de chacune enveloppe dans sa notion complète toute la série des choses, et s'accorde avec toutes les autres, à tel point qu'elle contient quelque chose d'infini.

Dieu peut embrasser cette infinité, il a une « science de vision (qui regarde les existences) », mais un esprit fini ne peut aspirer qu'à la « science de simple intelUgence (qui regarde tous les pos-sibles) » (Théodicée, § 416, Pr., p. 299). Le substitut humain imparfait de la connaissance de vision des existants, c'est la connaissance historique.

Cependant, si la « compréhension distincte de l'ordre général surpasse » tous les esprits créés {Discours de métaphysique, § XVI, Pr. 103), ce qui nous interdit par conséquent une science complète de la nature, il est possible à l'homme de conjecturer des « maximes ou lois subalternes » à partir de la connaissance géné-rale-mais vide - du principe du meilleur et de l'observation

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empirique. De telles maximes se présentent le plus souvent dans la mécanique et la physique leibniziennes comme des principes d'extremum ou de continuité, permettant de déterminer a priori, et univoquement, parmi les possibles, ce que l'expérience nous montre comme actualisé par les décrets divins, de nous ignorés. Leibniz en donne un mémorable exemple, en corrigeant la loi cartésienne de la constance de la quantité de mouvement (scalaire), à laquelle il substitue le théorème de conservation de ce qu'il nomme la « force » et qui est en termes modernes le travail ou plus précisément l'énergie cinétique {ibid., § XXI, Pr. 111). « Il est bien raisonnable que la même force se conserve toujours dans l'univers », conformément au décret de Dieu de produire toujours son effet par les voies « les plus aisées et les plus déterminées », ce qui est un exemple de maxime subalterne. Admettant alors que cette force doit être « estimée par la quantité de l'effet qu'elle peut produire », et connaissant la loi galiléo-cartésienne, prise pour empirique, de la variation des vitesses et des espaces parcourus d'une masse pesante en chute libre, il conclut que ce qui doit être pris pour mesurer la « force » comme en étant l'effet est une gran-deur proportionnelle au carré de la vitesse acquise, et non comme la quantité de mouvement cartésienne, proportionnelle à cette vitesse même.

Ainsi la physique, sans pouvoir nous faire connaître le détail des phénomènes, nous procure cependant par la considération logico-mathématique des possibles et par l'idée, quoique impar-faite, des grands principes architectoniques qui règlent l'harmonie universelle, une compréhension affaiblie de l'actuel.

2.4. On a remarqué, dès le début de ce chapitre, que la notion de probable au sens où nous l'entendons n'est pas véritablement intégrée dans la philosophie leibnizienne. Pourrait en témoigner d'abord le tableau du Consilium de Encyclopaedia (Couturat, Opusc., p. 30 s.) qui ne fait aucune place à une science de la probabilité comme telle. On pourrait sans doute objecter que cette lacune est implicitement comblée par la présence d'un ars formularia, qui n'est autre que la comWnatoire, et d'autre part d'une scientia moralis dont les résultats sont des propositions « vraisemblables ». C'est qu'en effet la considération du probable se répartit chez Leibniz entre un calcul des combinaisons et, selon l'expression d'Yvon Belaval, une « estimation des poids des rai-sons ».

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Le calcul est une pure mathématique qui demeure dans le plan du démontrable et du certain. Il est a priori un art d'inventer, comme la logique au sens strict. Il est vrai que Leibniz cite à plu-sieurs reprises le Chevalier de Méré, et les travaux de Pascal, Huygens, Jean Bernoulli, en même temps du reste que ceux de Jean de Witt « touchant les rentes à vie ». Il ajoute qu'on peut encore faire des raisonnements « qui gardent l'exactitude mathé-matique » en matière de commerce, de monnaie et sur quan-tité d'autres sujets. (G. VII, p. 167, et aussi Nouveaux Essais, G. IV, p. 448). C'est que le traitement du probable comme tel -opposé au certain - est surtout pour lui une affaire de connais-sance pratique. Il le dit explicitement dans une lettre à Gabriel Wagner, conçue pourtant coname un éloge de la logique formelle : « L'art de la pratique consiste en ceci que l'on amène les hasards eux-mêmes sous le joug de la science, autant qu'il se peut. D'autant mieux y parvient-on, d'autant plus est commode le pas-sage de la théorie à la pratique » (G. VII, p. 525).

Dans une lettre à Jacques BemoulU du 3 décembre 1704 (M. S. m. 1, p. 83 s.), après avoir noté que « l'estimation des probabilités est très utile », il fait observer que dans les affaires humaines -juridiques et politiques - ce n'est pas tant « un calcul subtil » qui est requis qu'une « énumération exacte de toutes les circons-tances ». Dans les phénomènes physiques contingents d'autre part, la difficulté est que l'infinité des circonstances rend impossible les déterminations au moyen d'expériences finies, de sorte que, si « la nature a certes ses habitudes (consuetudines) nées de la répétition des causes, ce n'est jamais qu'wè' èm TO TTOÀV » (p. 84), ce qui nous renvoie une fois de plus à Aristote. Néanmoins, quoique l'estimation empirique des probabilités ne puisse être qu'impar-faite, « elle n'en est pas moins utile et suffisante dans la pratique » (ibid.; voir aussi lettre à Conring, G. I., p. 174).

Finalement, Leibniz n'a jamais tenté de développer lui-même un calcul des probabilités, au-delà de la combinatoire élémentaire. L'idée du probable qu'il juge la plus efficace, et applicable plus particulièrement aux faits de l'histoire humaine ainsi qu'à la vérification des hypothèses de toute espèce, fonderait, plutôt qu'un calcul proprement dit, une « espèce de logique » mais qui ne produirait que du vraisemblable, quoique « la probabilité même doive être démontrée par les conséquences de la logique du nécessaire » (Nouveaux essais, G. V, p. 466). C'est donc l'Aris-tote des Topiques qu'il rejoint, tout en déclarant qu'il faudrait le

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perfectionner : « J'ai dit plus d'une fois qu'il faudrait une nouvelle espèce de logique qui traiterait des degrés de probabilité, puisque Aristote dans ses Topiques n'a rien moins fait que cela, et s'est contenté de mettre en quelque ordre certaines règles populaires... sans se mettre en peine de donner une balance nécessaire pour peser les apparences et pour former là-dessus un jugement solide » {ibid., p. 448). Il souhaite bien alors qu'« un habile mathématicien voulût faire un ample ouvrage bien circonstancié et bien raisonné sur toutes sortes de jeux, mais c'est en vue de perfectionner un « art d'inventer », une nouvelle logique, plutôt qu'un calcul des probabilités, déjà fort bien représenté du reste par les œuvres de Jacques Bernoulli et de quelques contemporains. On voit que la pensée leibnizienne du probable s'oriente plutôt en dernier ressort dans le sens subjectif du vraisemblable, « ce qu'il est raisonnable d'admettre », comme dit Y. Belaval {Leibniz critique de Descartes, p. 524). Cette vraisemblance, aussi bien des hypothèses physiques que des suppositions touchant les faits humains, correspond à une saisie partielle de la vérité : considéra veritatem ut totum, et probabilitates ut partes (cité par Couturat, La Logique de Leibniz, p. 245). Par où l'on voit derechef qu'il rejoint ici Aristote, et qu'il ne s'intéresse pas vraiment à un probable qui conjoindrait efficacement Va priori mathématique de la combinatoire et les données de l'expérience. C'est en ce sens que je soulignais l'imparfaite intégration dans son système du probable au sens que j'ai proposé.

2.5. On a vu que dans la philosophie de Leibniz ce qu'il appelle « les possibles » jouent un rôle capital. Cette notion leibnizienne ne recouvre assurément pas exactement celle que nous avons introduite sous le nom de virtuel. Il me paraît cependant qu'elle en comporte le trait essentiel de non-actualité abstraite et neutre à l'égard du réel. En outre, le jeu des principes architectoniques, ou plus exactement de leurs « maximes subalternes », dans la déter-mination par un esprit fini des existants correspondant à l'expé-rience, préfigure dans un contexte métaphysique l'activité épis-témologique de mise en rapport avec l'expérience des objets abstraits et virtuels de la science, telle que nous nous proposons de la décrire.

Mais nous voudrions conclure ce chapitre préliminaire en ten-tant d'expliquer et de justifier, s'il en est besoin, le recours que nous venons d'avoir à un préambule d'histoire de la philosophie.

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On a pu observer, je pense, qu'il s'agissait bien en effet de présen-ter une analyse, fût-elle ici fort sommaire, de deux doctrines phi-losophiques majeures, et non pas de s'approprier, en les réinter-prétant dans une perspective qui leur serait étrangère et en les déformant, des concepts et des thèses empruntés nominalement aux deux philosophes. Notre intention, du moins, était bien de restaurer ces concepts et ces thèses dans le contexte philosophique où ils ont été produits. En conséquence, on n'a pas tenté de disputer de la validité des notions pour elles-mêmes, et pour ainsi dire prises dans l'absolu. Ce n'est pas que nous nous contrai-gnions à les observer seulement comme des pièces de musée, coupées de tout usage pour une pensée contemporaine. Au contraire, il nous a semblé que c'est resituées et comprises dans leur vrai contexte qu'elles nous pouvaient suggérer des idées adéquates et valables pour l'interprétation du sens de la moderne connaissance scientifique. Non que nous y recherchions pour ainsi dire des éléments précurseurs pour nos propres pensées ; mais la juste considération du rapport des idées de ces deux grands philosophes aux référentiels dans lesquels elles ont pris leur sens peut nous apprendre beaucoup relativement au sens véritable de pensées nouvelles référées aux contextes contemporains dans lesquels il faut les situer. Bien loin, donc, de couper les thèmes du passé du milieu philosophique où ils sont nés, avec le dessein erroné de leur donner ainsi une nouvelle vie, nous avons voulu faire ressortir au contraire leur liaison originaire avec leur miheu. On voudrait ainsi échapper à la fois au reproche d'indifférence à l'histoire, à quoi se prête trop souvent la philosophie dite analytique, et au reproche inverse de momification de la pensée philosophique par l'histoire, qui est fait non moins fréquemment à la tradition dite continentale. On ne saurait se vanter d'y être tout à fait parvenu. On espère néanmoins que dans la suite de cet ouvrage, la visée épistémologique orientée vers les motifs et les procédures actuelles de la science laissera transparaître de temps à autre les thèmes historiques évoqués dans ce préambule, sans les trahir.

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Chapitre 2

Grammaire, logique ou ontologie du possible ?

Nous aborderons l'étude épistémologique du non-actuel par celle du possible. Nous avons sommairement caractérisé cet aspect du non-actuel comme opposé typique de l'actuel. Ce que nous avons nommé le virtuel présenterait pour ainsi dire le degré zéro de cette opposition ; le probable, au contraire, l'enrichirait des conditions du passage à l'actuahté. Le possible ne s'y réfère en revanche que par prétérition, bien qu'il ne puisse évidemment être posé qu'en sous-entendant Vabsence d'un actuel. Dans l'usage courant de la langue, qui combine ordinairement le pos-sible au virtuel, et quelquefois les confond, un possible est sou-vent présenté comme la décoloration, la dévitalisatioh d'un actuel. Il a donc alors un caractère plutôt négatif. Proust dit par exemple qu'un événement - une actualité :

impose à la série des faits qu'il est venu ^interrompre, et semble conclure, un dessin que nous croyons le seul possible parce que nous ne connaissons pas celui qui eût pu lui être substitué [La Fugitive, « Bibl. de la Pléiade », t. H, 1954, p. 509.]

Ici apparaît, me semble-t-il, la distinction du possible et du vir-tuel. Le virtuel, que détache clairement du possible, comme on le verra, la connaissance scientifique, se rapporte justement à l'en-semble des événements qui « eussent pu être substitués » à l'ac-tuel, sans être pour autant pensés comme des dévaluations de celui-ci. L'actuel est saisi après coup, dans l'exemple tiré de À la recherche du temps perdu, comme réalisant « le seul possible »,

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3 4 GRAMMAIRE, LOGIQUE OU ONTOLOGIE DU POSSIBLE ?

parce que, contrairement à la science, la pensée commune et son langage visent tout naturellement le vécu actuel comme objet sin-gulier, et non comme déterminé parmi un ensemble de « pos-sibilités » (de virtualités), tout à fait neutres comme telles quant à l'existence.

Nous venons d'associer la pensée commune et son langage. C'est que, tant dans l'usage commun que dans sa fonction scienti-fique, la notion du possible se manifeste tout d'abord à propos du mode d'expression de la réalité dans un symbolisme. Non seule-ment le mot peut y apparaître, mais encore des marques réglées de la notion se rencontrent dans les langages, en particulier - mais ji 15 • ^ — ! j a

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35 GRAMMAIRE, LOGIQUE OU ONTOLOGIE DU POSSIBLE ?

- deuxièmement, que le dessein d'un calcul des modalités n'aboutit pas véritablement à une logique, en tant qu'organisation conjointe, d'une part, des formes élémentaires de la symbolisation et des enchaînements permis de symboles salva ventate, et d'autre part des formes élémentaires de l'objet quelconque, vide de tout contenu. Le calcul des modalités, qui fait déjà apparaître dans le possible le virtuel, serait bien plutôt une espèce de « protophy-sique », trop concrète pour être une vraie théorie logique de l'ob-jectité en général, et trop abstraite, mais aussi trop exclusivement qualitative, pour servir de fondement utile immédiat à une phy-sique de l'empirie ;

- troisièmement, que l'exploitation du non-actuel par une coimaissance scientifique cohérente et efficace ne peut se déployer que dans le plan du virtuel, et rejoindre l'empirie que par le biais du probable.

Ce programme d'un examen critique de la notion de possible sera développé en trois points : quelques remarques d'abord sur le traitement du possible et de ses corrélats modaux dans la langue naturelle ; en second lieu, un exemple de considérations intermé-diaires entre ces traits grammaticaux et un essai de traitement logique, qui nous sera fourni par le problème historique de l'Ar-gument dominateur proposé par Épictète ; enfin un exposé critique de l'idée d'une « logique » du possible, et plus généralement d'une « logique » modale, comportant la mise en évidence des deux points de vue syntaxique et sémantique.

1. Les traitements grammaticaux du possible

1.1. On ne peut manquer tout d'abord de souligner la très grande complexité des notions qui se trouvent associées, ou liées, ou conjointes à celle de possibilité dans les expressions d'une langue naturelle. Il est commode, et je crois légitime, de les dési-gner généralement et traditionnellement comme des modes. En son sens grammatical étroit, ce mot s'applique à un certain état du verbe opposé à d'autres états assez hétéroclites : aspect, temps, voix... En un sens plus large, il se rapportera à la qualification d'un énoncé complet (dont le verbe, dans beaucoup de langues, est en effet souvent l'élément principal) ; qualification qui se réfère

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plus OU moins explicitement à la relation d'un actuel à un non-actuel. Il en est clairement ainsi des verbes « modaux » de l'an-glais : I can, I may, I will, I should, I would... II en est ainsi, quoique moins directement, de certaines particules dites « modales » du pékinois, comme « le » 3 (différente justement du « le » indiquant le temps passé ou l'aspect achevé ; homo-phones et homographes en pékinois, elles ne le sont plus en cantonais). Selon Zhao Yuanren, elle marque une modification de la situation-de l 'actualité-, ou une modification de l'état d'information - actuelle-du locuteur {Mandarin Primer, no36, p. 132). À ce « le » s'opposerait dans la langue la particule modale « ne », quand elle souligne le caractère factuel stable -l 'actualité - de l'énoncé complet qu'elle termine («cela étant... »). De tels « modes » ont en général dans une langue don-née une grande diversité de contenus sémantiques, et ne sauraient donner heu à un système de modalités. Il est permis cependant d'y distinguer deux fonctions, non pas toujours dissociées, l'une opé-rant sur le contenu d'un énoncé, l'autre sur l'état de la communi-cation qu'il vise. Distinction dont l'une des réalisations classiques serait sans doute l'opposition du de dicto au de re, appliquée d'abord surtout aux langues déjà formalisées. Dans une proposi-tion modale de dicto, le mode modifie globalement l'énoncé dans sa teneur de communication à l'interlocuteur : « Il se peut que les hommes soient foncièrement méchants. » Dans une proposition de re la modalité concerne directement et objectivement la relation proposée dans l'énoncé entre ses éléments : « Les hommes sont possiblement méchants ». On voit en tout cas que l'expression des modalités dans la langue naturelle, et singulièrement du possible, comporte naturellement cette ambiguïté, ou polysémie, qui associe souvent la modification d'un contenu énoncé à la modification d'une énonciation. D'une manière générale l'enchevêtrement des qualifications modales apparaît dans n'importe quel passage un peu complexe de nos écrivains. Voici à titre d'exemple un frag-ment tiré de La Princesse de Clèves ; c'est le vidame de Chartres qui parle à Monsieur de Nemours :

Je sais bien que vous ne m'en devez pas être obligé, puisque c'est dans un temps où j'ai besoin de votre secours ; mais je sais bien aussi que j'aurais perdu de votre estime si je vous avais appris tout ce que je vais vous dire sans que la nécessité m'y eût contraint.

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On notera que l'on rencontre ici un mode « déontique » exprimé lexicalement par le verbe « devoir », et des modes « épistémiques » au sens de von Wright, espèce à laquelle appar-tient principalement notre possible, mais étroitement associés à des marques temporelles. Leur expression est à la fois sémantique - lexicalisée - et syntaxique au sens large, c'est-à-dire ici rendue par la morphologie des flexions et la subordination proposition-nelle.

1.2. Ainsi l'expression de la modalité en général est-elle distri-buée dans la langue naturelle entre des moyens sémantiques, des moyens syntaxiques et des moyens pragmatiques. Des linguistes d'inspiration générativiste, le plus souvent américains, ont essayé naguère de réduire cette multiplicité d'expression soit en enrichis-sant l'apport sémantique de la structure profonde des énoncés, soit en supposant pour tout énoncé une forme performative sous-jacente à quoi se réduirait l'élément pragmatique des modalités, soit en superposant à la structure fonctionnelle profonde des énon-cés une superstructure modale propre et originaire, représentée aux nœuds du graphe de la structure profonde par des marquetirs sémantiques spécifiques.

Nous dirons quelques mots de trois de ces essais, plutôt il est vrai pour en admettre l'échec que pour en souligner la valeur explicative. Dans le premier exemple, emprunté à Robin Lakoff (The Pragmatics of Modality, Chicago Linguistic Society, 8th Regional Meeting, 1972), la question à résoudre est celle d'une ambiguïté introduite en structure de surface par les verbe modaux, ambiguïté qui apparaîtrait surtout lorsque l'énoncé subit la trans-formation passive. L'expression « Tous les hommes peuvent embrasser Natacha », devient ainsi « Natacha peut être embrassée par tous les hommes », qui s'interpréterait selon R. Lakoff de trois façons, selon que la possibilité est référée aux hommes (ils en sont capables), à Natacha (elle laissera faire), ou qu'elle exprime une loi ou règle générale (c'est l'usage). La solution de cette ambi-guïté consisterait à introduire en structure profonde des marqueurs attribuant en général trois arguments au verbe modal : le sujet, ou l'objet de la structure de surface, ou la phrase nominale exprimant la relation de ceux-ci avec la partie « performative abstraite » du verbe modal, dont le contenu correspondrait ici au fait pragma-tique latent de l'imposition par le locuteur ou par quelqu'un d'autre d'une possibilité (ou d'une obligation, ou d'une nécessité).

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Ainsi le problème de la découverte de la structure interne des expressions modales « envelopperait l'idée de la vivacité de la participation de quelqu'un (le locuteur, le sujet) au sens fonda-mental de la modale ». Et la compréhension d'un énoncé dépen-drait des circonstances pragmatiques de la communication, suggé-rant le choix de la structure profonde convenable.

La réduction de l'élément pragmatique à un élément performa-tif supposé sous-jacent est exposée par Georges Lakoff (« Pragmatics in natural Logics », dans Keenan, Formai Semantics of Natural Language, 1975, et « Linguistics and Natural Logic » dans Davidson et Karman [éd.] Semantics of Natural Languages), qui l'applique au problème des modales : faire apparaître l'élément pragmatique dans les expressions modales et le ramener au performatif. Mais le résultat serait alors selon G. Lakoff d'éliminer en quelque sorte les éléments pragmatiques : « Ce que nous avons fait consiste largement, sinon entièrement, à éliminer le pragmatique en le réduisant à une variété cultivée de l'espèce sémantique [a garden variety of semantics] » (dans « Linguistics and natural Logic », p. 655, note). De telles hypothèses majorent néanmoins l'élément pragmatique d'« ancrage » au locuteur bien qu'il ne soit pas toujours présent dans les expressions modales. Elles supposent d'autre part des performatifs latents ; or le propre d'un performatif n'est-il pas justement d'être explicite ? Un énoncé ne peut avoir une portée performative que s'il comporte effectivement un verbe dont l'énonciation crée l'état que sémantiquement il exprime.

La proposition de R. S. Jackendoff {Semantical Interpretation in Generative Grammar, 1972) a elle aussi pour but de lever les indéterminations de référence introduites par certains verbes modaux. Sa solution consiste également à supposer en structure profonde des marqueurs, mais alors ayant un contenu sémantique, appelés « opérateurs modaux », en un sens très large : non réalisé, futur, possible, négatif, générique, interrogatif... La portée de leur application n'est définie que dans la structure de surface. Ici encore le générativisme ne vise essentiellement qu'à supprimer des ambiguïtés de référence induites par les verbes modaux, et la méthode consiste à traquer l'élément pragmatique qu'ils sont sup-posés comporter, pour lui substituer des marqueurs sémantiques présents dans la structure profonde, et qui fonctionnent par consé-quent, dans les transformations, comme facteurs syntaxiques, mais ne peuvent avoir leur sens qu'interprétés en structure de surface à

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la lumière des circonstances de l'énonciation. Ainsi l'intrication du pragmatique, du sémantique et du syntaxique dans les expres-sions modales de langue naturelle se trouve-t-elle plutôt soulignée que résolue. Nous présenterons maintenant, en contrepartie, le point de vue fondamentalement sémantique du linguiste Gustave Guillaume, qui concerne les modalités en un sens plus strict, en tant que modification du sens du verbe.

1.3. La théorie de G. Guillaume, qui fait ressortir à la fois l'in-séparabilité et la distinction, dans les langues, de l'expression de la modalité et de l'expression temporelle, mérite assurément qu'on s'y arrête, par sa profondeur, mais aussi, il faut bien le dire, en raison de sa difficulté et des idiosyncrasies souvent étranges de sa formulation. Il est tout d'abord indispensable de dire un mot de la méthode, ou si l'on veut du point de vue philosophique et épis-témologique que ce linguiste prend sur la langue et la connais-sance de la langue. Il quaUfie son analyse de « psychosystéma-tique » et de « psychosémiologique », de sorte que l'on pourrait croire à une entreprise de description empirique de certains faits psychiques concomitants du langage. C'est aussi ce que pourrait laisser supposer le sous-titre de l'article « Immanence et transcen-dance dans la catégorie du verbe, esquisse d'une théorie psycho-logique de l'aspect » (1933, repris dans Pariente [éd.], Essais sur le langage). Mais il n'en est rien. « La part faite au psycholo-gisme, écrit-il dans La Science du langage (p. 203, note 14) y est nulle. » Ce qu'il substitue au psychologique empirique c'est un « mentalisme », dénommé aussi dans le texte de 1958, « Observation et explication dans la science du langage », « mentalisme de signifiance » (p. 244, dans A. Jacob, 1970). Le mentalisme s'oppose au « physisme de représentation », à la représentation concrète des faits de langage, qui « le masque » et le « recouvre » {ibid., p. 246). G. Guillaume ne récuse aucune-ment, du reste, à titre de complément, la linguistique « traditionnelle » en tant que linguistique du « physisme », « où rien n'est qui n'ait une apparence sensible » (ibid.). Cependant, celle qu'il veut pratiquer cherche à décrocher de ce physisme le mentalisme considéré comme « la langue elle-même » (ibid., p. 246, note). C'est que sa psychosémiologie ne vise point à décrire les modes d'expression mêmes du langage, mais les condi-tions de possibilité de cette expression. La linguistique qu'il déve-loppe est « tournée du côté de la condition » qui, autant et en un

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certain sens « plus que la conséquence fait partie de la réalité lin-guistique » (ibid., p. 214). On pourrait donc parler d'une analyse transcendantale de la langue, malgré la forte persistance d'un vocabulaire psychologiste. Ainsi peut-on lire dans Temps et verbe (1929, p. 121) que c'est la langue virtuelle » qui fait l'objet de sa recherche, et qu'elle est considérée comme « le dépôt en nous non pas seulement des concepts qui servent à exprimer la partie matérielle de la pensée, mais de tout un mécanisme d'emploi de ces concepts ». Elle est selon une autre expression de G. Guillaume, une « avant-science » (« Observation », p. 12, et p. 256, note), d'une certaine manière un a priori de la science, et « repose sur ce qu'il y a de constant dans la pensée humaine » {Leçons de linguistique, p. 23). De sorte que, dans le cas exem-plaire du temps, il affirme qu'« il n'y a pas d'expression du temps en langue mais seulement une Représentation qui en conditionne et en permet l'expression en discours » (« La Représentation du temps dans la langue française », in Langage et science du lan-gage, p. 185), ce qu'il nomme encore une « architecture du temps ». Par oîi l'on voit comment l'usage du mot « repré-sentation » qui pouvait induire l'idée d'un psychologisme est aussitôt corrigé par l'idée de « condition ».

1.4. C'est donc à l'intérieur d'une théorie de la « représentation » du temps que G. Guillaume expose sa concep-tion des modes, parce que, selon lui, « aspect, mode, temps ne se réfèrent pas à des phénomènes de nature différente, mais aux phases internes d'un phénomène de nature unique : la chronoge-nèse » {Temps et verbe, chap. I), c'est-à-dire à la construction de la représentation du temps. Et les différents modes correspondent à « différents degrés d'avancement en elle-même de la formation de l'image-temps » (« Époques et niveaux temporels dans le sys-tème de la conjugaison française », dans Langage et science du langage, p. 10). Or cette image du temps a pour trait originaire et fondamental, antérieurement à toute détermination d'aspect ou de temps grammatical, l'opposition entre « incidence » et « décadence » ; l'incidence désigne le « temps qui vient », la décadence « le temps qui s'en va ». Lorsque seront constitués les temps grammaticaux, par désignation d'un présent, le premier sera interprété comme temps pensé en tant que venant du « futur », le second en tant que temps pensé comme remontant vers le « passé », l'un caractérisant le surgissement ponctuel de l'action.

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l 'autre caractérisant une perspective prise sur celle-ci. L'opposition pourrait se référer, croyons-nous, à une comparaison avec l'actuel, mais non encore identifié temporellement à un pré-sent. Ce qui renforcerait les raisons de notre détour guillaumien par une théorie de la représentation temporelle pour une explica-tion de l'expression du possible dans la langue.

La dissociation de l'aspect et du temps est exposée par G. Guillaume comme développement d'un « temps expliqué » et d'un « temps impliqué », chacun d'eux se déployant comme temps « immanent » - la temporalité en tant que « contenu » - et temps « transcendant » - la temporalité comme « contenant » i. Le temps impliqué est « celui que le verbe emporte avec soi, qui lui est inhérent... Il suffit de prononcer le nom d'un verbe comme " marcher " pour que s'éveille dans l'esprit, avec l'idée d'un pro-cès, celle du temps destiné à en porter la réalisation » (« Immanence et transcendance », p. 208). Le temps expliqué est le temps « divisible en moments distincts - passé, présent et futur -que le discours lui attribue » {ibid., p. 210). Le temps grammati-cal explique donc, et développe, la temporalité en prenant le temps immanent « décadent » en son point d'origine, engendrant alors l'opposition d'un présent et d'un passé décadent ou impar-fait ; comme transcendante, il prend la temporalité au point d'ori-gine de l'incidence, et engendre le futur et un passé incident, à la fois présent et passé, qui serait Vaoriste, et ne se prêterait à aucune distinction d'un accompli et d'un non-accompli.

C'est cette dernière distinction qui sera majorée au contraire par le traitement d'une temporalité « impliquée », qui engendre, si elle implique le temps immanent, « qui est du temps qualitativement incomplet, imparfait » (« Immanence et transcendance », p. 215), un aspect « indéterminé », et si elle implique le temps transcen-dant, « qui est du temps qualitativement complet, parfait, auquel ne manque aucune époque » (ibid.), un aspect « déterminé ». Bien entendu, l'aspect peut aussi posséder une valeur adjointe propre-ment temporelle, « qui se révèle dans certaines conditions d'équi-

1. Interprétation du transcendant et de l'immanent que nous tenons d'une conférence inédite du collègue et ami regretté, Jean Stéfanini, donnée le 23 mai 1966 à l'université de Provence. Cependant cette distinction recouvre aussi, au dire même de G. Guillaume, celle du « temps qui s'en va, du temps qui a atteint l'être » (immanent), et du « temps qui vient, qui n'a pas atteint l'être » (transcendant) (« Immanence et transcendance », p. 212).

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libre, ou pour mieux dire de non-équilibre, du temps impliqué et du temps expliqué », et que G. Guillaume examine avec quelque détail sur des exemples slaves. Une combinaison des détermina-tions modales et des temps grammaticaux a également lieu dans les langues, mais le côté modal de la construction de l'image du temps peut néanmoins toujours être mis en vedette par l'analyse, et c'est évidemment lui qui nous intéresse au premier chef.

1.5. La construction d'une image du temps, ou chronogenèse, c'est-à-dire du schéma qui conditionne l'expression du temps dans les énoncés du discours, comporterait trois degrés d'accomplisse-ment, ou chronothèses, chacun définissant un mode. G. Guillaume les désigne parfois comme image du temps m posse - la moins parfaite-, in fieri, et in esse, la plus parfaite. Cette dernière carac-térise le mode indicatif, celui d'un temps pleinement constitué comportant un présent opposé aux deux époques du passé et du futur. Ce présent intégrerait une parcelle du passé, notée (O et une parcelle du futur notée a . Il serait l'image de l'opération par laquelle le futur se résout incessanmient en passé. Dans le système du latin, selon notre auteur, cette chronothèse à trois époques se déploierait parallèlement dans le plan d'un temps incident, non complètement actualisé, et dans le plan d'un temps décadent, selon le schéma :

amo

amabam [ w a amabo incidence

passé présent futur

amavi

amaveram amavero décadence

Mais en français (« La Représentation du temps dans la langue française », dans Langage et science du langage), le présent avec ses deux limites se serait « verticalisé », de sorte que la chrono-

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thèse de l'indicatif serait en quelque sorte traversée par un axe d'actualité, au travers duquel s'effectuerait le passage de l'inci-dence à la décadence, et aussi, incessamment, du « chronotype » limite a au chronotype limite OJ selon le schéma :

imparfait passédéfini

passé ,

incidence

a

présent

_ (j) _ décadence

futuri fm ur2

fut

On voit que dans ce dernier schéma le second futur traverse l'axe de r actualité, et acquiert ainsi une « surcharge hypothétique » ; c'est un conditionnel. G. Guillaume observe que, dans le système français, les symétries de l'imparfait et du conditionnel, du passé défini et du futur 1, sont figurées par les terminaisons analogues des formes conjuguées. Dans le mode indicatif apparaît donc déjà une condition d'expression du possible, avec ce futur 2 hypothé-tique, caractérisé par la conjonction, dans le futur, de l'incidence -ou réalité d'accomplissement-et de la décadence- ou réalité d'accompli. Comme l'imparfait dans le passé, ce second futur aurait à la fois une surcharge de réalité et une surcharge d'hypo-théticité, une première hypothéticité étant déjà inhérente au futur.

Dans un autre article (« Thèmes du présent et système des temps français », dans Langage et science du langage), G. Guillaume faisait intervenir une activité de pensée par rapport au cotu-s du temps défini par l'image complète. Il distinguait ainsi des thèmes temporels « versifs », « inversifs » et « aversifs ». Dans les premiers, la pensée, dans l'épaisseur déjà de son présent, suivrait le cours du temps, dans le sens a vers œ ; dans les seconds elle « remonterait » dans le sens œ vers a ; dans les troi-sièmes elle remonterait seulement le passé : û) f - a . Il

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distingue alors un futur hypothétique « fort », versif, apparent dans l'expression « X travaillerait si... », et un futur hypothétique « faible », aversif, comme dans la formule : « je savais que x travaillerait », oii le futur est subordonné au passé.

On voit qu'ici l'expression du possible est inséparable d'une temporalité complètement constituée, et dépend du jeu des super-positions des époques, de telle sorte qu'en français le condi-tionnel-mode se double d'un conditionnel-temps. Il n'en est plus de même dans le degré intermédiaire des modes, qui est essentiellement celui du subjonctif. L'image serait alors celle d'un temps in fieri, imparfaite, ne comprenant pas encore la coupure d'un présent ni les deux autres époques en tant que ponctuelles, et dominée seulement par l'opposition de l'inci-dence et de la décadence, sans que soit instituée une actualité comme moment du temps. Ce mode apparaîtrait dans les expressions oii l'image de la temporalité est « réfractée par le contenu sémantique d'un verbe de visée », qui introduit la dissociation d'« une idée regardante » et d'une « idée regardée » (Temps et verbe, chap. Ill), et suscite un obstacle plus ou moins opaque entre ce que Gustave Guillaume nomme le « possible » et le « probable », qui apparaît alors comme un degré renforcé du possible. Le champ du subjonctif serait celui du « possible », celui de l'indicatif celui du « probable » et du certain (Leçons de linguistique). La temporalité du subjonctif, si elle ne distingue pas en tant que telle un futur et un passé, associe une « phase incidentielle » à une phase « conséquentielle », de sorte que, s'il y a fermeture de la première et ouverture de la seconde, l'actualisation se produit et l'expression passe à l'indicatif. Passage qui apparaît dans un exemple français opposant « Je crois qu'il est venu » à « Je regrette qu'il soit venu » où l'ouverture de la phase conséquentielle dans la première expression correspondrait à une moindre opacité ou indétermination de l'interception de l'action par la visée du,« Je crois » relativement à celle du « Je regrette ».

Le premier degré de la formation de l'image du temps, le plus imparfait, correspond aux modes nominaux (infinitif et parti-cipes), et, en grec, à l'optatif. Ce dernier, dont le seul mouvement serait la décadence, sert à l'expression soit du vœu, soit de la pos-sibilité. Il est, selon G. Guillaume, le mode du « virtuel », et nous retiendrons ici ce mot, avec son plein sens, car l'optatif n'im-phque pas, en tant que tel, de comparaison avec une réalité qui, si

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elle intervenait, ferait qu'on substitue à l'optatif un irréel du pré-sent (voir Humbert, Grammaire grecque, p. 1116 s.).

1.6. Dans cette théorie générale, très élaborée, dont on peut admirer la profondeur et l'ampleur, sinon la clarté, les conditions de l'expression du possible se présentent aux trois niveaux d'une constitution de l'image du temps. Au niveau de l'aspect, les modes nominaux ou quasi nominaux et l'optatif véhiculent une forme du possible non explicitement comparé à l'actuel, qui cor-respondrait assez bien, on l'a vu, à notre virtuel tel que la défi-nition en a été esquissée. Au niveau intermédiaire du mode subjonctif, où l'opposition de l'incidence et de la décadence temporelle est nettement thématisée, s'ouvre, selon l'expres-sion même de G. Guillaume, le « champ du possible » ; la confrontation avec l'actualité n'est pas complète, puisque le proto-type temporel de l'actuel, le présent, n'est pas encore constitué. Mais la dissociation d'une « idée regardante » et d'une « idée regardée » introduite avec certains verbes dits « de visée » produit en quelque sorte une opposition quasi équivalente, entre l'hypothétique et le « probable ». Ce n'est que lorsque l'image du temps est achevée, avec le mode indicatif, que le possible peut effectivement s'opposer à un actuel, le contenu hypothétique étant alors inhérent au temps futur, et la possibilité se caractérisant, en opposition à la futurité simple, par un maximum d'hypothèse.

La notion du possible et celle d'un « probable », qui n'apparaît alors et de façon fugace que comme son degré optimal, seraient donc exprimées dans la langue en relation avec un système de l'expression du temps. Ce ne sont pas les modalités - dont le pos-sible - qui font ici système, mais les formes de l'organisation temporelle d'une expression de l'expérience. Il s'ensuit que le possible dans le langage ne se présente pas naturellement comme une caractérisation objective des faits de cette expérience, mais bien plutôt comme le produit subjectif d'une visée. Ce sont les efforts des philosophes pour transmuer cette notion originairement subjective en un concept objectif, et l'insérer dans un réseau abstrait de modalités qui ont conduit aux essais de « logiques modales ». Mais avant d'examiner le sens et la portée de ces essais, on voudrait présenter, afin de mieux mettre en lumière les conditions de cette transmutation, le problème suscité par l'énigme antique de Vargument dominateur et par les conjectures qu'il a suscitées.

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2. Entre grammaire et logique : l'argument dominateur

2.1. L'argument dominateur - ô xvpioç Xoyog- rapporté par Épictète, est attribué au Mégarique Diodore Kronos, contemporain de Ptolémée Sôter (- 306 av. J.-C. - 285 av. J.-C.), disciple d'Eu-bulide dans l'École de Mégare, influencé sans doute à la fois par l'enseignement de Socrate et les thèses de Parménide. Rappelons-en la formulation donnée par Épictète {Entretiens, II. 19, trad. Bréhier, « Bibl. de la Pléiade », p. 932) :

Il y a pour ces trois propositions un conflit entre deux quel-conques d'entre elles et la troisième : toute proposition vraie concernant le passé est nécessaire ; l'impossible ne suit pas logi-quement du possible ; est possible ce qui n'est pas actuellement vrai et ne le sera pas.

Les historiens de la philosophie et les logiciens qui se sont inté-ressés à ce texte se sont essentiellement posé le problème d'une reconstitution des raisonnements qui auraient conduit Diodore à réfuter la troisième proposition à partir des deux premières, Cléanthe à réfuter la première en conservant les deux autres, Chrysippe à réfuter la seconde en admettant la première et la troi-sième. Ce n'est pas là le point de vue qui nous occupera ici. Nous nous proposerons seulement de discuter, à partir de ce texte, le sens de la notion du possible, son rapport au temps et, brièvement, la façon dont les restaurations de l'argument ont voulu introduire, en conservant les règles d'un calcul logique, la temporahté dans la modalité du possible. Nous nous référerons particulièrement sur ce dernier point à l'ouvrage de Jules Vuillemin, Nécessité ou contingence (1984), et aux deux mises au point postérieures : « Zur Rekonstruktion des Meisterschlußes, Antwort an Helmuth Angstl » (Allgemeine Zeitschrift ßr Philosophie, 11, 1986, p. 84-87), et « Rephes » (dans G. C. Brittan Jr. [éd.]. Causality, Method and Modality, 1991, p. 207-224).

On observera tout d'abord que le dominateur est formulé en langue naturelle et, se rapportant à première vue à des notions uti-hsées dans cette langue grecque, introduit cependant un terme qui peut être pris en un sens logique technique : àxoXovGelv, et c'est

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du reste ainsi que le traduit Émile Bréhier : suivre logiquement, plutôt que simplement accompagner. La question que nous posons à propos de ce texte se situe donc bien à l'intersection d'une formulation de la notion du possible en langue naturelle, et de son enrégimentement dans un langage plus ou moins formalisé, en tout cas dans un réseau de concepts se prêtant au raisonnement abstrait, sinon au calcul.

2.2. On examinera brièvement le rapport du possible au passé, puis du possible au futur. La comparaison de la seconde thèse du dominateur avec les deux autres suggère en effet que cette notion de possibilité est tantôt prise en un sens « réel », tantôt en un sens « logique » 2. Entendons par le possible « réel » un possible envi-sagé comme de même nature qu'un actuel, mais tel que certaines conditions de son actualisation ne sont pas réunies. C'est appa-remment le sens que nous proposions pour le « possible ontolo-gique » - le ôvvarôv d'Aristote. Il faut entendre ainsi le possible de la troisième thèse, où il est dit que la possibilité n'est nullement exclue par la non-actualité,/¿xee dans un temps repérable par rap-port au locuteur, par la non-existence maintenant et la non-exis-tence future. Dans la première thèse, la possibilité paraît être, de façon quasi antisymétrique, déniée aux événements qui ont été actuels dans le passé, en ce sens qu'on leur attribue une nécessité. On notera qu'il s'agit apparemment toujours d'un passé repéré relativement au maintenant du locuteur, car on se situe dans le langage et il est question de propositions concernant le passé. De ces propositions, si elles sont vraies, on affirme qu'elles sont « nécessaires ». Si l'on entendait ici « nécessaire » au sens que nous qualifions d'ontologique, le « simplement nécessaire » -ànÀcôç - d'Aristote, il en résulterait évidemment que tout ce qui a été, est et sera, soit également ontologiquement nécessaire. Une telle interprétation priverait finalement le possible de toute signi-fication non triviale. Nous entendrons donc, avec plusieurs com-mentateurs, « nécessaire » ici comme « irrévocable ». C'est du reste l'interprétation d'Aristote lui-même quand il note qu'une proposition vraie d'un fait passé doit être prise dans un syllogisme comme nécessaire, même si l'événement passé était en lui-même

2. Mais J. Vuillemin remarque avec raison qu'un syllogisme de subreption, qui jouerait à la fois sur l'un et l'autre sens n'en résulte pas forcément dans le développement de l'argument.

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contingent. C'est-à-dire prise comme une donnée irrévocable, cer-taine, ladite proposition/onci/onnawi alors comme une proposition nécessaire. C'est justement ici le cas de distinguer le plan d'une description ontologique proprement dite de celui d'une syllogis-tique catégorique abstraite, dans laquelle la position d'une propo-sition, détachée fictivement de son fondement ontologique, ne se distingue pas, quant à sa valeur de vérité, de sa déduction logique-ment nécessaire. Aristote étend du reste cette considération logique du passé au présent, ou plus exactement à l'actuel : « Il est nécessaire que ce qui est soit tant qu'il est »... {De interpr., IX, 19 a 24)3. Mais, ajoute-t-il : « ce n'est pas pour autant que ce soit nécessairement que tout ce qui est est, ni que tout ce qui n'est pas n'est pas », distinguant ainsi clairement cette « nécessité » de position de la nécessité simple, seule ontologiquement authen-tique. Une conséquence embarrassante paraît cependant en résul-ter, qui renforcerait l'éhmination de la possibilité du passé. Dans le De cœlo (I, 283 b 13-14), allégué par J. Vuillemin comme source d'une explication du dominateur, Aristote ne dit-il pas qu'« il n'y a aucune puissance du passé, mais seulement du pré-sent et de l'avenir » ? Mais ici encore il faut comprendre que la puissance s'oppose ici à une nécessité de position purement inté-rieure au raisonnement ; pour le locuteur, son passé étant entière-ment déterminé ne peut plus être posé que comme actualisé, ce qui n'exclut en rien qu'il ait comporté, indépendamment d'un repérage temporel de l'actuel comme « maintenant » par le locu-teur, des événements possibles, qu'en se transportant dans le passé le locuteur pourrait même décrire par des propositions contingentes.

Ces rapports complexes du possible au passé, qui sont suggérés par le dominateur, confrontés aux textes explicites d'Aristote montrent bien que l'introduction du temps dans une expression du possible, inévitable sans doute en langue naturelle et dans la pen-sée commune de notre expérience, enveloppe des difficultés que tenteront de résoudre les essais de logiques modales et « temporelles » sur un plan décidément plus abstrait. C'est, me semble-t-il, le génie unique d'Aristote d'avoir clairement saisi qu'une pensée du possible qui veut et qui peut échapper aux pièges dialectiques doit d'abord se dégager de toute référence à une temporalité, qui suppose la singularité contingente d'un

3. TÒ ¡LÈV ovv eivai TÒ ÔV ôrav FJ [...] àvâyxr].

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maintenant. S'il est bien vrai que le Philosophe accepte de discuter en divers endroits d'une vision temporelle des modes - et le cas des « futurs contingents » en est le classique exemple - il a néanmoins construit sa propre logique modale sur un plan abstrait où le possible et tous les autres modes sont totalement dégagés de toute interprétation temporelle.

2.3. Les rapports du possible au futur dans la perspective ouverte par les trois thèses du dominateur sont aussi complexes que ses rapports au passé. C'est essentiellement la troisième qui fait problème, en admettant des possibles qui, n'étant pas actuali-sés, ne le seront plus jamais. On notera que la temporalité, qui ajoute ici quelque élément pour ainsi dire dramatique à la thèse, ne lui est peut-être pas essentielle. Dès lors que l'on admet la légi-timité de penser abstraitement, et indépendamment des choses dans lesquelles elle se réalise, la puissance par opposition à l'acte, la thèse conserve un sens indépendamment du temps, mais perd assurément sa capacité d'étonner, qui tenait à l'idée qu'une réalité latente était susceptible d'être pour ainsi dire à perpétuité condamnée à ne se révéler jamais. De sorte qu'en aucun temps postérieur au maintenant ni l'énoncé qui la pose ni l'énoncé qui la nie ne peuvent être, non pas seulement dits vrais ou faux, mais ne peuvent même être vérifiés.

Les exégètes commentateurs et restaurateurs de Vargument dominateur ont souligné que l'enjeu en était le nécessitarisme, et comme Jules Vuillemin l'a bien montré, c'est au premier chef contre la théorie d'Aristote que prendrait valeur la négation de la troisième thèse, à quoi aurait abouti Diodore. Si elle est réfutée, en effet, le concept aristotélicien de puissance perd son sens, puisque, tout être possible devant s'actuaUser, possibilité et nécessité coïn-cident. Il me semble alors important de préciser comment inter-vient vraiment le temps, et en particulier la futurité, dans une conception du possible comme puissance.

Les « futurs contingents » dont traite le chapitre IX du De inter-pretatione sont bien en effet des possibles. Mais comme nous le notions au chapitre 1 du présent ouvrage, le possible aristotélicien, comme aussi celui du dominateur, est pris soit comme ontolo-gique, soit comme logique ou abstrait. Or le ôvvarov ontologique désigne lui-même deux états de l'être en puissance. D'une part le pur indéterminé, d'autre part le « hasard ». L'indétermination de l'être, qui découle par exemple de sa matérialité, ne se résout

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qu'au passage à l'actuel ; mais ce qui arrive possiblement àno Tvxvç ne participe pas d'une indétermination essentielle ; sim-plement, ne découlant pas d'une (pvmç unique, il n'apparaît pas comme ayant dans sa seule essence propre la raison de son actua-lité. Sur le plan de l'abstraction logique, le double statut du poten-tiel correspond, pour le premier, exactement au traitement du possible au sens strict, ni nécessaire, ni impossible. Les énoncés qui en parlent seront donc des énoncés disjonctifs exclusifs relati-vement à son actualisation : l'objet peut être ou n'être pas. Mais hormis le constat effectif de cette actualisation, aucun des deux énoncés contradictoires qui le concernent alors ne pourra être posé dans un discours de façon formellement nécessaire comme vrai ou comme faux. C'est leur disjonction, leur alternative, qui demeure alors nécessaire, et qui restitue donc, pour ainsi dire au second degré, le tiers exclu. « C'est nécessairement que demain il y aura ou il n'y aura pas bataille navale. Mais ce n'est pas pour autant ni qu'une bataille navale arrive nécessairement demain, ni qu'elle n'arrive pas. Ce qui est nécessaire cependant c'est qu'elle arrive ou n'arrive pas » (De interpr., IX, 19 a 30). Pour le second sens ontologique du ôvvarôv, son expression sur le plan logique relève bien encore évidemment du possible au sens strict. Mais Aristote nous dit alors que des deux énoncés qui concernent cet être ou cet événement il arrive que « l'un soit plus vrai que l'autre, sans qu'il soit cependant déjà vrai ou faux » (ibid., 19 a 39). Il arrive alors même que « l'un des deux se trouve vrai [après actualisation] plus fréquemment que l'autre, bien qu'occasionnellement ce soit l'autre qui se vérifie et non celui-ci » (ibid., 19 a 20). Ici apparaît donc le possible <bç èm ro noÀv dont nous parlions au chapitre 1, § 1.4. Il y a en ce cas pour ainsi dire des « degrés de vérité » concernant le possible (notons-le, derechef, indépendamment de la futurité. Car la prédiction, correcte ou non, n'a qu'une importance secondaire : « La réalité n'en est pas moins ce qu'elle est, ôfjÀov yàp on ovrojç ëx^i rà npayiiara » (De interpr., IX, 18 b 38)). C'est là sans doute l'ébauche d'une idée de ce que nous nom-mions le probable. Toutefois, nous ne suivrons pas Jules Vuillemin lorsqu'il met l'accent sur cette ébauche dont il pense pouvoir tirer chez Aristote une théorie véritable - quantitative -de la probabilité (Nécessité ou contingence, p. 183 s.). « Sup-posons donc, nous dit-il, notre Péripatéticien se représentant un corps d'ensemble sur un ensemble X d'éventualités... » Et d'attribuer au Péripatéticien l'axiome de la somme, l'assignation

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de valeurs 0 et 1 à l'impossible et au nécessaire, et de valeurs intermédiaires aux possibles, et de traduire dans ce calcul restreint le chapitre IX du De interpretatione. Mais une telle interprétation, pour satisfaisante qu'elle nous paraisse aujourd'hui, n'est-elle pas rédhibitoirement étrangère à la lettre et à l'esprit d'Aristote ? S'il y a bien, dans notre texte du De interpretatione l'idée du « plus ou moins de vérité » des énoncés se rapportant à Vùç èm rò noÀv, une caractérisation quantitative par un décompte de cas en est assurément absente, et même, ce qui est plus décisif, l'idée d'assimiler le nécessaire et l'impossible à des formes limites de l'iJC èm TÒ TTOPLV. Si chez Aristote il y a en effet un « calcul du possible », qui se développe dans sa logique modale, on ne saurait nulle part y découvrir les prémisses, et pas même le dessein, d'un calcul du probable au sens qu'instituera la pensée moderne.

2.4. Pour préciser notre interprétation du rapport du possible au temps dans le dominateur et chez Aristote, nous remarquerons tout d'abord que les possibles en question sont indifféremment des êtres, et ce que nous nommerions des « événements ». Ce sont en effet, dans les deux cas, des accidents non essentiels ou des sub-stances secondes, qui, les ims et les autres, peuvent comporter du non-nécessaire. Il est bien vrai que leur état de puissance se mani-feste de façon privilégiée dans le mouvement - XÌVI^OTÌ:- et plus généralement le changement -/LteTa/3oA)7 - , et que le temps est ri Tfjç xivrjaécoç, quelque chose du mouvement, défini au livre IV de la Physique comme « nombre du mouvement selon l'antérieur et le postérieur » (219 b 1)1 Ontologiquement, il est donc vrai qu'un possible ne peut être pensé indépendamment de la tempo-rahté qui « mesure » d'une certaine manière l'existence du mû comme le passage de la puissance à l'acte (Phys., IV. 221 b 11). Il est par conséquent correct de considérer dans cette perspective une théorie du possible ontologique comme enveloppant forcé-ment le temps. Mais il n'en est pas de même du possible logique qui n'est plus défini dans son rapport à l'actuel en des êtres concrets, mais par ses relations d'opposition et de complémenta-rité avec l'autre notion abstraite, de nécessité, détachée elle-même de sa signification ontologique. Non que de ce point de vue ce ne

4. « Selon l'antérieur et le postérieur » ne fait pas de cette définition un cercle, car pour Aristote ces deux mots sont « originairement dans le lieu » (219 a 14). Ils introduisent seulement l'idée d'un ordre.

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soit pas toujours l'être que l'on considère, mais il s'agit alors comme nous l'indiquions au chapitre 1 de l'être en général, saisi indépendamment de ses déterminations concrètes, par exemple des catégories. Dans le sens de la légitimation d'une telle abstrac-tion du possible va sans doute la remarque d'Aristote que « tout non-être n'est pas dans le temps » {Phys., IV 221 b 23). Ce qui donne un sens à un impossible et donc à un possible intemporels ; du premier, Aristote donne comme exemple l'incommensurabilité de la diagonale du carré (222 a 5). Les trois thèses du dominateur, on l'a vu, supposent que soient considérés les deux points de vue sur le possible, temporel et intemporel, concret et abstrait. C'est parce qu'il nous semble qu'il en soit généralement ainsi dans l'usage ordinaire de la langue naturelle que l'argument du dominateur a été pris comme exemple.

Une conséquence importante de l'introduction du temps dans toute énonciation complète portant stir le possible ontologique est l'obligation de faire état d'un instant privilégié pour le locuteur qui est le « maintenant », vo vOv. Comme tout instant, le main-tenant est une limite, instituant une coupure dans la continuité du temps, et donnant un sens à l'ordre de l'avant et de l'après. Mais il enveloppe assurément le rapport du temps à l'âme de celui qui parle et raisonne, et l'on peut suspecter dès lors ce qu'en termes modernes on nommerait subjectivité des énoncés por-tant sur le possible temporel. Or « il est impossible qu'il y ait un temps sans qu'existe une âme » {Phys., IV, 223 a 26), si ce n'est, ajoute cependant le Philosophe, le temps « comme être même » : f j TOVTO Ô TTOTE ÔV èariv à xpovoç. Cette dernière réserve montre que la question n'est donc pas résolue par Aristote complètement dans le sens d'une subjectivité, et sûrement pas d'une idéalité du temps.

Resterait justement à montrer brièvement comment les exégètes modernes du dominateur ont tenté, tout en conservant ces carac-tères temporels du possible ontologique, d'en transposer les énon-cés dans un système formel autorisant les calculs qu'ils ont pensé reconstituer pour établir l'incompatibilité des thèses du domina-teur. Dans la transposition de Prior, on introduit deux foncteurs temporels Pp (il a été vrai que p), Fp {p sera vrai), et un foncteur modal Mp (p est possible). La première thèse du dominateur : « toute proposition vraie concernant le passé est nécessaire », est alors traduite :Pp => ~ M ~ P/7 et la troisième se traduit coname la négation de : ~ p. ^ Fp ZD ~ Mp.

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Dans la solution proposée par J. Vuillemin, dans un énoncé de possibilité, chaque occurrence du foncteur M (possible) ou L (nécessaire, équivalent à ~ M ~) est doublement indexée par l'instant n de l'assertion, et par l'instant t où le mode est supposé effectif. La première thèse du dominateur sera traduite en langage formel, dans les « Replies » :

(MnPt.t<n)-DLnPt •

« S'il est possible maintenant que p ait été vrai en t, passé, alors il est nécessaire maintenant que p ait été vrai en t. »

On voit que cette traduction supprime toute ambiguïté sur le sens de la nécessité de p ; p n'est pas simplement nécessaire, mais c'est sa vérité dans le passé qui est nécessaire.

De même la troisième thèse : « Est possible ce qui n'est pas actuellement vrai et ne le sera pas » (c'est-à-dire : la non-vérité maintenant et dans le futur n'exclut pas la possibilité) :

3 ip) [(3 t)(-Ln ~pt.n< t). (0 (n < t. ;

« Il y a au moins une proposition p telle qu'il existe au moins un temps t futur ou actuel où il est possible maintenant qu'elle soit vraie alors, et qu'elle soit fausse pour tout temps actuel ou futur. » On peut dire p maintenant possible sans que la proposition soit jamais vraie dans le futur. On affirme bien alors en effet que certaines propositions possibles ne sont ni ne seront jamais vraies.

Nous ne discuterons pas des axiomes et des principes que Jules Vuillemin pense tirer d'un texte du De cœlo d'Aristote et adjoint aux trois thèses du dominateur pour démontrer que la troisième est incompatible avec les deux autres. Nous souhaitions seulement montrer le jeu des deux indexations temporelles dans la réduction formelle des énoncés de langue naturelle. On constate que, contrairement à l'idée que nous avancions d'une logique aristoté-hcienne du possible détachée du temps, l'entreprise de formalisa-tion considérée introduit délibérément les caractères ontologiques concrets et par conséquent temporels du possible dans le calcul, et singulièrement la notion du « maintenant », qui relève, nous semble-t-il, de 1'« ancrage » pragmatique de la langue ordinaire. Ce recours est, dans notre propre perspective, rendu jusqu'à un certain point inéluctable par la nature du possible en question qui est essentiellement confronté à un actuel. Mais cette référence directe, ou des références même moins directes, à l'actuel, n'ont-elles pas des conséquences en général sur la structure et la portée

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d'une théorie du possible et des modalités ainsi comprises ? S'agira-t-il bien encore d'une logique ? C'est la question dont il nous va falloir à présent discuter.

3. Des théories abstraites du possible

3.1. C'est en fait le caractère abstrait du possible qui va être mis en évidence, avec l'idée qu'il entrerait dans un système formel sur le modèle du système du vrai. La modalité du possible est alors, comme on l'a vu dans le cas de la syllogistique d'Aristote, totale-ment libérée de la temporalité. L'un des philosophes contempo-rains qui a avec le plus de perspicacité et d'ingéniosité tenté de constituer une « logique temporelle », et de l'associer à une théo-rie des modalités, A. N. Prior, écrit dans Past, Present, Future (1967, p. 51) :

On a dit quelquefois que la logique du temps grammatical [tense Logic] est en réalité non pas une logique, mais une physique, qu'elle contient dans sa structure beaucoup de théorie physique. Il se peut. La ligne de démarcation entre la logique et les autres sujets me semble de toute manière ne pas être facile à tracer, sinon de façon arbitraire.

Je pense, pour ma part, que cette ligne existe cependant, même si j'accorde à Prior qu'elle n'a pas de signification capitale, du moins lorsqu'il s'agit de distinguer logique et mathématique. Mais pour ce qui est de distinguer de la logique la physique, l'enjeu est certainement à considérer de plus près, et il faut donner tout son poids à la concession de Prior : une théorie des modes temporels se situe déjà au niveau d'une proto-théorie de l'objet physique, quoique encore, dans la plupart des systèmes, liée par le « maintenant » à la subjectivité. Laissons donc délibérément de côté les essais de formalisation d'un système du possible associé à la temporalité, pour ne retenir ici que les tentatives de formalisa-tion des modes dans lesquelles le rapport du possible à l'actuel, quoique présent encore, se manifeste moins spécifiquement.

3.2. C'est assurément à la Critique de la raison pure qu'il faut demander l'une des expressions les plus claires de ce rapport. On

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sait que la possibilité apparaît d'abord chez Kant comme l'une des catégories de la modalité, concernant seulement alors « la valeur de la copule en relation avec la pensée en général » (B. 100), les jugements correspondants étant dits « problématiques », dans les-quels on admet l'affirmation ou la négation comme simplement possibles. Et Kant ajoute : « La proposition [Satz] problématique est donc telle qu'elle exprime une possibihté seulement logique (non objective) » (B. 101), « et que quelquefois on pourrait bien un moment admettre [une telle proposition], et qu'elle sert ainsi (comme indication du faux chemin dans le nombre de tous ceux qu'on peut prendre) à trouver le vrai » (ibid.). Mais ce n'est pas à ce niveau de l'analytique kantienne qu'apparaît dans toute sa force la notion de possibilité. Le « problématique » n'est en effet qu'un des « concepts originairement purs de la synthèse que l'entende-ment contient a priori en lui » (B. 106). Or cette synthèse ne se développe légitimement qu'en une application de ces concepts à une expérience sensible en laquelle seront pensés des phéno-mènes, grâce à ce que le Philosophe décrit comme le « schématisme », faute de quoi les catégories n'auraient qu'une « signification purement logique » (A. 147). Nous n'avons pas à esquisser ici une exégèse de cette notion de schématisme. Nous retiendrons seulement que l'application des catégories à l'expé-rience sensible a pour fondement des principes purs, ou « règles de l'usage objectif des catégories » (B. 260), rendant a priori pos-sible à la fois la pensée de l'expérience et l'expérience, en limitant l'usage des catégories à cette expérience même. Parmi ceux-ci, correspondant aux catégories de la modahté, les « postulats de la pensée empirique ». Les principes n'ont plus la signification purement logique des catégories correspondantes, « et n'ont pas à exprimer analytiquement la forme de la pensée, mais ont à se rap-porter aux choses, et à leur possibilité, réalité ou nécessité » (B. 267). C'est donc bien un système de modalités qui est envi-sagé, dans lequel le possible se trouve en relation avec le néces-saire, et, sous le nom de Wirklichkeit, avec ce que nous avons nommé l'actualité. Le thème unificateur est alors celui de l'accord (Übereinkommen) avec les conditions de toute expérience d'ob-jets : conditions formelles selon l'intuition et selon les concepts, pour le possible, conditions matérielles selon la sensation pour l'actuel, conditions « générales » pour le nécessaire (B. 265). C'est donc bien, en définitive, par rapport à une visée de l'actuel -inséparable dans le kantisme de l'expérience sensible - que le

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possible est alors introduit, en tant, pour ainsi dire, qu'actuel faible, et de même le nécessaire en tant qu'actuel/orí. Pour une chose possible, le concept précède la perception, qui est le seul caractère décisif de la réalité. Mais c'est aux yeux de Kant ce concept qui permet une connaissance scientifique, c'est-à-dire de « parvenir par analogie à partir de notre perception réelle, à la chose dans la série des perceptions possibles » (B. 273), que nous dirions plutôt alors, dans notre vocabulaire, virtuelles. Le possible des « postulats de la pensée empirique » est certes caractérisé par des conditions « formelles », mais il apparaît essentiellement dans l'application des catégories au sensible, non pas à vrai dire comme un moment de la construction du contenu de la connaissance empirique, mais comme un moment de la détermination, non pas à proprement parler de sa forme, mais de son statut, et comme le dit explicitement Kant « de son rapport à la faculté de connaître » (A. 219). On comprend dès lors qu'elle ne donne pas lieu dans la Critique de la raison pure à l'établissement d'un système formel.

3.3. On pourrait s'attendre, cependant, à ce que la première apparition du possible, au niveau des catégories, puisse être déve-loppée par Kant au sein d'une logique modale, par exemple à l'instar de l'aristotélicieime. Il n'en est rien, ni dans la Critique, ni dans la Logique. Dans ce dernier ouvrage, notes de cours rédigées par un jeune collègue et parues en 1800, on trouve seulement un chapitre concernant la « perfection logique de la connaissance selon la modalité », où sont examinées surtout les différences entre opinion, croyance et savoir, correspondant alors aux juge-ments problématiques, assertoriques, apodictiques, examen com-plété par un court chapitre sur la connaissance du probable, comme « approximation de la certitude ».

Il est vrai qu'on peut tirer de divers endroits de la Critique quelques indications sur une structure formelle sous-jacente des catégories de la modalité. Mon très regretté collègue et ami Andrés Raggio l'a naguère tenté avec talent à propos de ce que Kant a nommé « condition de possibilité » (Bedingung der Möglichkeit) des phénomènes, dans deux articles des Kant Studien (« Was heißt " Bedingung der Möglichkeit " » ?, 1969, cahier 2, p. 153-165, et « Zum kantischen System der Modalitäten », 1974, cahier 3, p./301-303). II conclut avec beaucoup de perspicacité, d'abord à partir de remarques sur le traitement de l'idempotence du foncteur de possibilité, que le système kantien sous-jacent

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serait convenablement décrit comme étant le S4 de Lewis puis dans le second article, à partir de remarques sur le rapport du possible au nécessaire et à 1'« Existenz », comme étant plutôt équivalent au S5, c'est-à-dire somme toute au système aristotélicien. Mais quel que soit le réel intérêt philosophique de l'analyse de A. Raggio, on ne découvre point chez Kant la moindre formulation explicite d'un système formel des modalités, et notre propos était de rattacher cette carence à la corrélation forte, soulignée, entre le véritable possible kantien qui est celui des « postulats de la pensée empirique », et l'actuel.

3.4. Or lorsque des systèmes formels du possible ont été construits, c'est en se plaçant délibérément sur un plan d'abstrac-tion, que l'on voulait alors parallèle à celui de la logique du vrai. Le concept du possible est en ce cas défini opératoirement dans un système de modes qui se déterminent mutuellement par des rela-tions purement formelles dans une syntaxe, au sens même d'une logique des énoncés. L'un d'eux est par exemple le nécessaire, comme « non-possible que non ». Nous verrons alors que notre actuel apparaît pourtant dans les systèmes, quoique sous une forme radicalement affaiblie. Mais nous commenterons aupara-vant plus généralement la nature syntaxique qui est alors celle de ces notions modales. Le possible pourrait en effet s'appliquer soit comme prédicat, soit comme foncteur.

En tant que prédicat, le possible (et tout autre mode d'un sys-tème), modifie le contenu interne d'un énoncé, soit comme prédi-cat de prédicat, portant sur la copule ou sur la fonction même constituant l'énoncé ; soit comme métaprédicat, portant alors sur l'énoncé même pris globalement comme entité propre. Dans le premier cas, le mode appartiendrait au même niveau que ce qu'il modifie, dans le second, à un niveau supérieur d'abstraction syn-taxique. La distinction des deux modes-prédicats que je viens de décrire correspondrait sans doute assez bien à l'un des aspects au moins de l'opposition classique du de re et du de dicto, laquelle remonte sans doute au début du XIP siècle. Plusieurs logiciens médiévaux ont alors assigné au de dicto un statut de seconde zone : Abélard et William de Shyreswood, par exemple, consi-dèrent les énoncés de dicto comme n'étant pas vraiment modaux ;

5. Voir plus loin (p. 63 s.) ce que sont et signifient ces systèmes formels de logique modale.

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et pour Thomas d'Aquin leur modalité est en quelque sorte externe, la modalité intrinsèque des énoncés étant de l'espèce de re. En contrepartie les logiciens contemporains postlewisiens, en raison sans doute de leur visée fondamentalement formaliste et inspirée d'un calcul classique non modal des énoncés et des pré-dicats, semblent privilégier le point de vue de dicto. Von Wright par exemple souhaiterait que, dans un système modal, toutes les modalités de re puissent être éliminées en faveur d'énoncés de dicto, qui caractériseraient ce qu'il appelle les modalités « alé-thiques » {An Essay in modal Logic, 1951). Mais comme le font justement remarquer Hughes et Cresswell {An Introduction to Modal Logic, 1968), à la suite de Quine, il faudrait alors adopter le postulat ontologique que toutes les propriétés des individus se divisent en deux classes exclusives : les « formelles », ou essen-tielles (toujours soit nécessaires, soit impossibles), et les pro-priétés « contingentes »). C'est en effet dans un système modal intégrant le calcul des prédicats que l'opposition de re, de dicto prend son sens, et engendre les paradoxes de la quantification modale, dont le prototype est présenté par les formules de Barcan^ par exemple sous la forme :

ou encore :

M(3;c)(^(x)=)(3;c)M(l)(.ï),

toutes deux démontrables dans le système S5 de Lewis, c'est-à-dire dans un système modal très intuitif L indique comme d'ordi-naire la nécessité et M la possibilité. Or on peut concevoir des contre-exemples, car si toute chose actuellement existante est bien un (|), il ne s'ensuit pas qu'il ne puisse exister ou avoir existé des choses qui ne soient pas des (|). Et de même, s'il est possible qu'il existe un x qui soit un (|), il ne s'ensuit pas qu'existe un jc qui soit possiblement un (j). En d'autres termes, la modalité de dicto, purement apodictique (ou apophantique, c'est-à-dire concernant l'assertion des énoncés) est plus faible que la modalité de re, qui est en quelque manière ontologique et concerne des propriétés des choses. Aristote neutralisant me semble-t-il dans sa logique

6. Ruth C. Barcan Marcus, « A Functional Calculus of fnst Order based on Strict Implication », JSL H, 1946, p. 1-16, et « Extensionality », dans Linsky (ed.), Reference and Modality.

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modale la distinction du de dicto et du de re, échappait à ce para-doxe. En effet, la seule nécessité considérée dans sa logique caté-gorique est apodictique, comme on l'a dit plus haut. En revanche, en logique modale, cette nécessité apodictique du démontré appa-raît conrnie le reflet d'une nécessité ontologique qu'elle ne saurait contredire, de sorte que la distinction du de re et du de dicto s'abolit. C'est au contraire parce que dans les systèmes formels contemporains des modalités un point de vue syntaxique et un point de vue sémantique sont par principe distingués que la ques-tion des formules de Barcan se pose, et nous nous proposons dans cette nouvelle perspective d'y revenir.

3.5. Mais reprenons pour l'heure la distinction plus haut avan-cée entre modes comme prédicats, dont nous venons de discuter les deux variantes, et modes comme foncteurs. Par opposition à un prédicat, un foncteur est un opérateur syntaxique transformant un énoncé en un autre énoncé ; la propriété formelle la plus significa-tive qui apparaît alors est la possibilité d'itérer des foncteurs, et dans le cas présent de superposer des modahtés, sans quitter pour autant le domaine des entités originaires, c'est-à-dire des énoncés de modahté. On pourra, dès lors, dans le système formel, rencon-trer une « possibilité du possible », ou une « nécessité de la nécessité du possible ». Observons, en passant, que de telles expressions ne se rencontrent jamais, au moins ès qualités, dans la syllogistique modale d'Aristote, oii les indicateurs modaux ne sont pas des foncteurs mais des métaprédicats.

Il est vrai que la logique médiévale interprète souvent, en revanche, les modalités aristotéliciennes comme des foncteurs, combinables sinon entre eux, du moins avec le vrai et le faux, considérés eux-mêmes comme foncteurs, leurs séquences s'appli-quant au dictum de la proposition. Les mots mnémoniques PURPUREA, ILIACE, AMABIMUS, EDENTULI représentent chacun quatre séquences de foncteurs équivalant à l'une des modalités principales : nécessaire, impossible, possible, contingent. Les voyelles A, E, I, U signifient respectivement : vérité du dictum + mode (A) ; fausseté du dictum + mode (E) ; vérité du dictum + négation du mode (I) ; fausseté du dictum + négation du mode (U). Ces schémas s'appliquent, dans chaque mot, successivement au possible, au contingent, à l'impossible et au nécessaire. Ainsi PURPUREA correspond aux quatre combinaisons : il n'est pas pos-sible que non p ; il n'est pas contingent que non p ; il est impos-

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6 0 GRAMMAIRE, LOGIQUE OU ONTOLOGIE DU POSSIBLE ?

sible que non p ; il est nécessaire que p, quatre propositions qui sont modalement équivalentes à la nécessité de p. Les scolas-tiques disposaient en outre les quatre mots selon un carré d'oppo-sition et de consécution des modes, à l'instar du carré des proposi-tions catégoriques quantifiées d'Aristote :

PURPUREA (nécessaire) ILIACE (impossible)

AMABIMUS (possible) — ^ EDENTULI (contingent)

Le contingent est, comme chez Aristote, adjoint au possible. Comparant leurs deux formules, EDENTULI et AMABIMUS, on voit qu'ils diffèrent par l'inversion de la négation et de l'affirmation du dictum, et non par un caractère proprement modal, le même mode s'apphquant dans un cas à une proposition, dans l'autre à sa négation. Le contingen^est le possible que non, le non-impossible que non, le non-néCessairé^rle possible est le contingent que non, le non-impossible, le non-nécessaire que non. La distinction appa-raît donc comme de pure forme, ou plus exactement de pure expression.

On voit que l'idée est ici d'une réduction des modes, et que, par ailleurs, le vrai et le faux sont situés, en tant que foncteurs d'af-firmation et de négation, sur le même plan que les foncteurs modaux. Il en est de même dans les systèmes modernes, mais les itérations de foncteurs modaux engendrent alors en principe une multiplicité finie ou non de modahtés distinctes. Le point de départ est certes toujours la modalité fondamentale du possible (ou du nécessaire, interdéfinie comme on l'a rappelé au moyen de la négation). Mais selon les axiomes et les règles posés comme constituant un système, de nouvelles modalités prolifèrent, réduc-tibles ou non à la modahté fondamentale. Dans certains systèmes par exemple, on montre que seul subsiste comme efficace le der-nier foncteur d'une suite d'itérations quelconques ; dans d'autres, la production de modahtés distinctes se poursuit indéfiniment. On voit en tout cas en quel sens fort les foncteurs représentant les modes dans de telles algèbres sont décidément formels, et que le possible, quoique pris comme foncteur originaire, n'a plus vérita-blement qu'un sens tout à fait abstrait. Et pourtant, comme nous le suggérions à la fin du paragraphe 2.4, il conserve quelque rapport

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avec la catégorie de V actuel, comme aussi avec la catégorie du virtuel telles que nous les avons introduites.

3.6. Dans un calcul formel des modalités, il convient en effet de ne point oublier d'une part le jeu de la vérité pure et simple des énoncés, qui ne s'identifie à aucune modalité, et d'autre part le jeu du démontré dans le système, qui ne s'identifie nullement a priori ni avec le nécessaire, ni avec le vrai. Tous les énoncés du calcul sont, quel que soit leur mode, ou vrais ou faux, selon qu'ils sont ou non posés, et le vrai se présente alors comme une trace fort affaiblie, dans le royaume abstrait du calcul, de la notion d'ac-tualité. Cette vérité, pour ainsi dire métamodale, est alors, dans tous les systèmes, soumise aux règles de la logique bivalente clas-sique, intuitive, et c'est l'un de nos arguments en faveur de l'as-similation du logique en un sens radipal aux règles de ce calcul classique des énoncés. Il résulte égalément de cette dominance du calcul non modal classique que tous les calculs modaux l'incluent d'une certaine manière, par effacement, selon certaines règles, des foncteurs de modes de leurs théorèmes.

Par ailleurs, certains énoncés, quelle qu'en soit la modalité, sont considérés comme démontrés dans un système ; or ce caractère n'est pas non plus modal en tant que tel. Un énoncé de possibilité, une fois démontré, exprime une proposition de possibilité, mais qui est alors en outre non seulement vraie, mais « logiquement vraie », c'est-à-dire qu'elle est indépendante de toutes les réalisa-tions virtuelles des variables qu'elle contient. Selon les systèmes, cette validité universelle dont nous ne découvrions clairement le sens qu'en considérant une interprétation sémantique des calculs, tend à se confondre plus ou moins complètement avec la modalité du nécessaire. Mais il faut alors que le système en question explicite effectivement cette assimilation, par exemple en adoptant une règle de « nécessitation » :

ha

La posant que tout énoncé démontré est considéré comme néces-saire ; or cette règle n'est nullement obligatoire pour tout système formel de modalités. Elle est présente dans S4 et S5, mais point dans les autres systèmes de Lewis, sinon en ce qui concerne les thèses du calcul classique non modal. Cependant la relation éventuelle, et en quelque façon souhaitable, du démontré et du nécessaire dans un système modal a été recoimue à l'origine

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même des essais de mise en forme d'un calcul modal, lorsque C. I. Lewis est parti de l'idée de substituer une « implication logique » à l'implication matérielle. Cette dernière donne lieu en effet à des « paradoxes » intuitifs, dans la mesure oii justement elle ne coïncide nullement avec une relation de déductibilité. On a en effet dans le calcul des énoncés classique : p 3 Z) p) et ~ p Z) {p 3 q), ainsi que : (p 3 v {q 3 p), théorèmes dans lesquels l'implication « 3 » ne saurait être intuitivement interprétée coname une déduction justifiée. Le dernier de ces théorèmes, par exemple, attribuerait à tout couple de propositions l'étrange propriété que l'une au moins soit déductible de l'autre. Lewis introduit donc une « implication stricte » qui satisfait apparem-ment l'intuition sinon d'une complète équivalence avec la méta-relation de déduction du moins celle d'une liaison «justifiée », ou « logique », entre deux énoncés, parce qu'elle combine l'imph-cation matérielle et le mode de nécessité :

P S ^ = DfL(p3^)8. Cette présentation originaire des systèmes formels modaux

semble bien exprimer un trait singuHer de leur structure : à savoir une distribution possible de leur contenu modal entre les foncteurs de mode proprement dits et les joncteurs du calcul, l'imphcation n'étant sans doute pas le seul joncteur susceptible d'être ainsi modalisé, et la nécessité n'étant évidemment pas le seul mode utilisable à cette fin. Par quoi ressort, me semble-t-il, le caractère purement formel et pour ainsi dire algébrique des modalités de tels systèmes, et en particuher de la modahté fondamentale du possible. On veut présenter en effet de telles théories comme des logiques, c'est-à-dire comme des formes d'organisation d'un cer-tain type de discours qui seraient indépendantes des contenus.

> a\- b 7. Un « théorème de la déduction » tel que : n'est pas valable dans

a b les systèmes de Lewis. En ce sens, l'implication stricte est « plus forte » que la déductibilité (voir Feys, « Les Systèmes formalisés de modalités aristotéliciennes », Revue philosophique de Louvain, 1950, p. 478).

8. Une telle implication comporte encore des propriétés qui empêchent de l'assimiler a priori tout à fait à une déduction. Par exemple on a, dans le plus faible des systèmes de Lewis : Lp 3 (^ —3 p). C'est-à-dire qu'une proposi-tion étant nécessaire, elle est impliquée logiquement par n'importe quelle proposition, mais n'en est évidemment pas déductible...

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Elles peuvent de ce point de vue être considérées comme théories abstraites du possible, parallèles à la théorie abstraite du vrai. Ce parallélisme n'est pourtant que partiel dans la mesure où le pos-sible, même traité formellement et dégagé de toute surcharge tem-porelle, maintient toujours comme on l'a vu un lien affaibli, mais essentiel, avec l'actuel. Les théories formelles des modalités nous apparaissent d'autre part comme étant déjà des théories d'un cer-tain type d'objets, c'est-à-dire comme appartenant déjà décidément aux mathématiques. Nous préciserons cette thèse en examinant de plus près quelques-uns de leurs traits syntaxiques, et en tentant de mettre en évidence ce que nous enseignent assez clairement leurs interprétations sémantiques.

4. Syntaxes et sémantiques du possible

4.1. Nous ferons une première observation à propos de la mul-tiplicité des « logiques » modales. On sait que l'initiateur Lewis définit axiomatiquement cinq systèmes, de Si à S5, dont chacun inclut tous les théorèmes du précédent, le dernier S5 correspon-dant intuitivement à la logique modale d'Aristote. Cette pluralité peut assurément être objectée à une logique. Mais Hughes et Cresswell assurent au contraire que

loin d'être un symptôme de confusion ou une source de perplexité, elle peut en fait aider à attirer l'attention sur des distinctions qui pourraient autrement passer inaperçues [An Introduction to Modal Logic, p. 80].

Et ils empruntent à Lemmons l'idée que chacun des systèmes S correspondrait à un usage particulier du mot « nécessaire » - on pourrait aussi bien dire du mot « possible » - « dans certaines sphères déjà établies du discours ». Par exemple, si L est pris pour « prouvable de façon non formelle en mathématiques », S4 est le système modal correct. Si L signifie : « analytiquement vrai », c'est S5. De telles interprétations, outre qu'elles ne couvrent pas la totalité des systèmes, font apparaître les calculs modaux comme portant sur des énoncés pourvus de propriétés spécifiques, sur quoi nous allons revenir plus loin. Mais si nous prenons ces

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systèmes formels en eux-mêmes, indépendamment de cette douteuse habilitation à se présenter comme des logiques au sens strict, leur multiphcité suggère plusieurs remarques.

En premier lieu, on constate chez la plupart des théoriciens de la modalité le souci de formuler un système minimal. Ce sera, par exemple, chez Hughes et Cresswell, le système T proposé d'abord par Feys (ou le système M de von Wright). Un tel système de manipulation du nécessaire (ou du possible, la définition de M comme ~ L ~ étant adoptée), comporterait tous les axiomes et règles du calcul non modal des énoncés, plus les deux seuls axiomes formulant :

1. l'implication matérielle d'un énoncé non modal comme thèse par la position de sa nécessité : Lp Z) p ;

2. la distributivité de la modalité nécessaire sur l'implication au sens suivant : L (p 3 =) (Lp 3 Lç),

et la règle de nécessitation, plus haut évoquée : de ce que a est une thèse du calcul lui-même, on conclut à sa nécessité. Construit pour satisfaire des intuitions jugées fondamentales 5, le système T ne permet pourtant pas d'assigner un nombre fini aux modalités, et à plus forte raison leur réductibilité à une modalité unique, le possible (ou équivalemment le nécessaire). Il n'est pas non plus proprement minimal en ce sens qu'il « contient » les systèmes S2 et Si. Plus récemment, B. F. Chellas introduit un système K ne comportant, outre le calcul des énoncés non modaux et la définition réciproque de L et M, qu'une règle de distribution plus générale du nécessaire sur l'imphcation :

(Al & A2 «fe ... An) 3 A (LAi & LA2 & ... LAn) 3 LA.

On retrouve alors certains systèmes de Lewis, et quelques autres, par adjonction de nouveaux axiomes : par exemple S5 = K + les deux axiomes : x

L A 3 AetMA3LMAio. \

De c^ foisonnement de systèmes, encore considérablement enrichi dans VAppendix 3 de Hughes et Cresswell, nous retien-drons qu'y apparaissent essentiellement deux distinctions, pour nous distinctions significatives. D'une part ils se divisent en deux

9. Par exemple, on souhaite que p implique Mp, mais non pas Lp ; que tout ce qui se déduit d'un énoncé nécessaire soit également nécessaire.

10. S4 est obtenu en adjoignant à T l'axiome MA 3 MMA, ou LA 3 LLA.

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classes selon qu'ils comportent ou non la règle de nécessitation, qui assimile le démontré (dans le système modal même) au néces-saire, et par conséquent le possible au « non-démontré que non ». D'autre part, un autre clivage capital a lieu entre systèmes à nombre fini de modalités et systèmes oii des modalités distinctes, irréductibles entre elles, sont indéfiniment produites. S5 'l est le système où n'intervient qu'une seule modalité fondamentale (le possible, ou le nécessaire). Pour les systèmes classiques de Lewis cette double distinction apparaît clairement sur ce schéma inspiré de Hughes et Cresswell :

S5 — • S4 /

/ S3

1 — • S2 — • S i

À gauche du trait vertical, le nombre des modalités irréductibles est fini (20 pour S3, 6 pour S4, plus leurs négations, par exemple) ; au-dessus du trait horizontal, démonstration vaut nécessité. Seuls S4 et S5 satisfont aux deux propriétés de nécessitation et de fini-tude du nombre des modes. Seul S5, qui peut être construit à partir d'un mode unique, mérite donc d'être considéré sinon comme une logique, du moins comme une théorie abstraite du possible.

4.2. Une seconde remarque concerne le rapport de l'un de ces systèmes modaux avec la « logique » intuitioriniste. A la suite de Godei (« Eine Interpretation dei intuitionistischen Aussa-genkalkul », 1933 ; dans Collecté Works I, p. 301-302, 1986), McKinsey JCC., et Tarski (« Some Theorems about the Sentential Calculi^of Lewis and Heyting », JSL vol. 3, 1948, p. 1-15), ont montré qu'il était possible de traduire les énoncés du calcul intuitionniste dans S4, de telle sorte que toute thèse intuitionniste ait pour traduction une thèse de S4. Le dictionnaire S consiste à traduire tout énoncé intuitionniste élémentaire a par l'énoncé S(a)

IL Les auteurs parlent souvent alors, par abus de langage, de six modalités : L, M, non L, non M, Vrai, Faux. Mais le Vrai n'est pas une modalité, et l'opérateur de négation permet d'obtenir le Faux à partir du Vrai et toutes les modalités composées à partir du seul L (ou du seul M).

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de S4 : S(a) = La ; la négation intuitionniste : non a, d'un énoncé quelconque a par L ~ S (a) (ou ~ M S(a)), et les conjonc-tions et alternatives a & B, a v B oar S(a) & S(B), S(a) vS(B) ; l'implication a =) B devenant S(a) - 3 S(B), soitL(S(a)3 S(B)) sans perdre de vue que les connecteurs propositionnels, dans la traduction en S4, sont les connecteurs classiques. Si l'on interprète le calcul intuitionniste comme un calcul des énoncés justifiés, on voit que la traduction en S4 signifie qu'un énoncé modalement nécessaire correspond à un énoncé justifié. L'implication intui-tionniste û! 3 B, qui signifie qu'une justification de a est transfor-mable légitimement en une justification de B, est traduite comme signifiant que l'implication (classique) de la nécessité de B par la nécessité de a est nécessaire. On constate de même que la traduction dans S4 de la double négation — a s'écrit L ~ L ~ a : il est nécessaire qu'il ne soit pas nécessaire que ~ a. On comprend que, dans S4, cette formule n'entraîne nullement La (dont elle est seulement une condition nécessaire, mais non suffisante), et que par conséquent, en calcul intuitionniste on n'ait pas : ~~ a 3 a. La traduction modale fait également apparaître que, du point de vue intuitionniste, les énoncés du calcul classique jouent le rôle d'énoncés modaux seulement possibles, par opposition aux énoncés intuitionnistes qui, du point de vue modal, jouent le rôle d'énoncés nécessaires. En d'autres termes, du point de vue intuitionniste, les énoncés classiques sont pris indépendamment d'une justification, alors que les énoncés intuitionnistes ne sont posés que s'ils sont justifiés.

Le but de ces remarques était de faire ressortir le caractère d'une théorie modale du possible comme théorie d'objets déjà qualifiés, par opposition à une logique au sens strict, théorie de l'objet en général, susceptible seulement d'être posé ou non posé. Les objets des calculs modaux - comme ceux d'un calcul intui-tionniste qui est ici bi-univoquement coordonné à l'un d'eux -peuvent bien être interprétés, ainsi que ceux du calcul classique, comme des énoncés. Mais ce sont des énoncés qualifiés - dans la perspective intuitionniste, par exemple : des énoncés « justifiés », leur justification pouvant résulter d'une démonstration dans la théorie, ou venir d'une source extérieure. Du point de vue des théories modales, ces objets, énoncés modaux, peuvent être identifiés aux opérateurs modaux eux-mêmes, dans l'esprit de la logique « combinatoire », dont on voit immédiatement qu'ils sont des « objets » spécifiés par les axiomes des différents calculs ; on

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verra plus loin que cette interprétation est du reste insuffisante pour construire des modèles caractérisant de façon adéquate les thèses de ces théories. Dans la perspective intuitionniste, la spécification des objets se manifeste de façon assez claire lorsque l'on considère les symboles d'énoncés comme désignant des énoncés analysables dans le langage des prédicats. On voit alors que le rejet de la double négation et celui du tiers exclu, par exemple, vient de ce que les énoncés comportant des quantifications n'autorisent pas a priori une justification par énu-mération exhaustive de cas si le domaine des individus est infini, alors que le calcul strictement logique des prédicats portant sur des ensembles quelconques d'individus ne prend pas en compte la distinction du fini et de l'infini. Nous aurons l'occasion, dans un prochain chapitre, d'y revenir, à propos de la relation du logique au sens strict et du virtuel.

4.3. Cette spécificité des objets modaux va nous apparaître très clairement en examinant les interprétations sémantiques des calculs.

Un premier modèle peut être présenté topologiquement, mais se ramène à celui d'une algèbre de Boole à laquelle on adjoint un nouvel opérateiu". Si l'on considère en effet un espace topologique V12 dont les parties a, b,... représenteront des énoncés notés a, p..., et où l'opération Int de prise de l'intérieur d'un ensemble représentera l'application du foncteur de possibilité à un énoncé (ou la prise de l'adhérence, adh a = CIntCa, l'application du foncteur de nécessité). Les opérations booléennes ensemblistes sur les parties de V étant conservées, et représentant comme d'ordinaire les connecteurs logiques (a n b correspondant à a & la négation ~ a étant représentée par le complément Ca de a, l'implication a=) (3 par l'ensemble : Ca u b). On vérifie que les propriétés topologiquea de Int (ou à'adh) figurent bien celles de M (ou L) dans S5. On a par exemple :

Int (a n b) = Int a n Int b Intinta =Inta

12. Rappelons que les parties ouvertes d'un espace qui en caractérisent la topologie sont définies axiomatiquement. Les fermés sont les compléments des ouverts. L'intérieur d'un ensemble est la réunion de tous les ouverts qu'il contient, soit le plus grand ouvert qu'il contient ; l'adhérence d'un ensemble est l'intersection de tous les fermés qui le contiennent, soit le plus petit fermé qui le contient.

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correspondant respectivement à :

M ( a & i 5 ) < ^ M a & M p M M a M a .

On peut montrer que l'image du système S4, contenu dans S5, est caractérisée par l'axiome C Int au Int Int a = Y, correspon-dant à : M a =) M M a. La vérité démontrée ou axiomatique d'un énoncé est alors figurée par l'égalité de son image à l'espace total V. Par où se trouve manifestement marquée la différence de statut entre la modalité du nécessaire et celle de la « nécessité » que nous nommions apodictique, celle des axiomes et des thèses. C'est ainsi que, par exemple, la règle de nécessitation qui fait passer d'une thèse à un énoncé nécessaire se traduit par le fait que la valeur V de l'image a de la thèse a entraîne topologiquement la valeur V de l'image de La, qui est alors le complément de l'inté-rieur du complément de V, c'est-à-dire le complément de l'inté-rieur de 0, c'est-à-dire le complément de 0, soit V.

D'autre part, si l'on envisage le système opératoire ainsi construit comme une algèbre de Boole (avec les opérations ensemblistes de réunion, notée +, et de complémentation notée C, et avec les ensembles V et 0 notés 1 et 0), munie de l'opération spécifique * correspondant à la prise de l'intérieur d'un ensemble, définie par les axiomes :

aiD * a *(a + b) = *a + *b *0 = 0,

on constate alors qu'une telle algèbre ne peut représenter adé-quatement (« caractéristiquement ») les ^ è s e s d'une logique modale, et elles seulement, que si cette algèbre a un nombre infini d ' é l é m e n t s " . H revient au même de tenter de construire des matrices de valeurs analogues aux tableaux de vérité de la logique classique. On parvient bien, en vue de vérifier la validité d'une proposition déterminée, à construire une table ayant un nombre fini de valeurs, nombre qui dépend de la complexité structurale de la proposition en cause ; mais le nombre de ces valeurs n 'est pas borné, si l'on se propose de construire une table qui fournirait un

13. Dugundji, « Note on a Property of Matrices from Lewis-Langford's Calculus of Propositions », JSL, vol. 5,1940, p. 50-151.

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moyen de constater la décidabilité d'une proposition quelconque et, par conséquent au sens strict, la complétude du calcul.

Cette propriété est du reste étroitement associée à la non-exten-sionnalité déjà signalée de ces calculs modaux : la vérité ou la fausseté d'un énoncé n'y est pas univoquement déterminée par la vérité ou la fausseté de ses composants. Plus précisément. Prior, utilisant la protothétique de Lesniewski, montre qu'un foncteur modal comme celui de Contingence (Qp = Mp v M ~ p) ne peut avoir les propriétés formelles d'une fonction de vérité. Prior prend, à la suite de Lukasiewicz, comme propriété caractéristique de ces fonctions :

bpz:>(h ~ pzDhq),

où ô est une lettre syntaxique représentant un foncteur de vérité quelconque.

Remplaçant ô par Q on obtient :

et d'après la définition de Q :

(Qpz. Q_q))),

et par transitivité de 3 :

ce qui signifierait que toutes les propositions seraient contingentes si l'une d'elles l'était. Il ne peut donc y avoir de sémantique d'un système modal lewisien comprenant un nombre fini d'objets. Une autre remarque intéressante peut être faite à^ propos des matrices finies locales, non caractéristiques d'un système, mais adéquates à des énoncés déterminés. Parmi les valeurs de la matrice un couple joue le rôle de valeurs distinguées, correspon-dant au vrai et au faux associés par la négation ; les autres peuvent être interprétées comme des « valeurs modales ». Or les modalités proprement dites, en tant que foncteurs, s'appliquent à ces valeurs

14. On peut obtenir aisément cette implication en observant que, par défini-tion, Qp est équivalent à Q ~

15. Lukasiewicz a cependant construit un système modal ayant pour axiomes ceux du calcul des énoncés plus l'axiome : p ZD Mp, qui a une matrice caractéristique à quatre valeurs. Mais un tel système est aberrant en ce que la modalité du nécessaire ne peut y affecter aucune thèse.

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mêmes, en ce sens que chaque foncteur est défini par une matrice dont les éléments sont pris parmi toutes les valeurs. On a ici confirmation du fait de la distribution et de l'intrication du modal entre des foncteurs et des objets.

De ces considérations on retiendra qu'une théorie formelle du possible, telle qu'elle a été constituée et développée comme sys-tème syntaxique à partir des idées pionnières de Lewis, se refuse à une interprétation sémantique par des objets vides, tels que ceux du calcul strictement logique des énoncés. Le fait mathématique de l'exigence d'un modèle infini, et de la répartition du caractère modal entre les foncteurs et les objets du calcul et des objets pro-positionnels auxquels ils s'appliquent en témoigne. Toutefois, l'aspect positif de cette présence de contenus formels dans tout calcul abstrait du possible - étendu aux autres modalités qui par composition et négation en découlent - se manifeste dans une interprétation sémantique nouvelle, qui introduit pour ainsi parler des objets non standard.

4.4. Telle est l'interprétation de Kripke avec sa sémantique des « mondes possibles », nouveaux objets structurés (et non tout à fait quelconques). Nous usons ici métaphoriquement de la qualifi-cation de « non standard » ; car ces objets nouveaux redonnent un sens intuitif intéressant à la complétude des systèmes modaux, comme la mathématique non standard explique, et d'une certaine manière pallie, l'incomplétude de l'arithmétique péanienne : il y a des propositions valides (dans le système standard) qui ne sont pourtant pas démontrables (parce que non valides dans des modèles non standard).

Les modèles de « mondes possibles » seront de façon plus appropriée désignés comme « mondes virtuels » au sens même ou nous entendons ce mot. Considérons d'abord en effet, indépen-damment de toute référence explicite à un monde actuel où nous sommes, des mondes parallèles dans lesquels cependant, d'un monde à l'autre, peuvent apparaître les mêmes énoncés comme vrais ou comme faux. Si dans un de ces mondes la proposition p est vraie, nous dirons que « p est possible » ; si elle est vraie dans tous les mondes, que « p est nécessaire ». On observera que le jeu classique des quantificateurs appliqués à l'ensemble des mondes w, exprimant l'existence de ceux dans lesquels la proposition p est vraie, suffit à justifier l'interdéfinition du nécessaire et du pos-sible : Lp = df V w (p est vrai dans w), et Mp = df 3 w (p est vrai

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dans w). De telle sorte que Lp ~ 3 w p est vrai dans w) = df ~ M ~ On retrouve aisément à ce niveau de la construction du modèle l'interprétation que nous avons proposée de la théorie aristotélicienne des modalités. Mais si l'on envisage comme chez les scolastiques les modalités comme des foncteurs itérables, il faut compléter le modèle, enrichir le système des objets où pour-ront être validés les axiomes et les thèses de la théorie. Et c'est là l'invention très remarquable de Kripke (1965). Considérons une relation R entre les mondes virtuels dite d'« accessibilité », wi R W2 signifiant intuitivement que du monde wi la vérité ou la faus-seté d'une proposition du monde W2 peut être reconnue. On dira dès lors que p est possible en WQ si, de WQ, on reconnaît la vérité de p dans au moins l'un des mondes accessibles de WQ.

On voit, d'une part, que l'on fait alors le choix d'un monde dis-tingué WQ servant d'observatoire au locuteur, et d'autre part que les propriétés formelles de R doivent déterminer les valeurs des itérations de modalités, qui font intervenir ce qui, d'un monde, est vu de ce qui est vu d'un autre monde, etc. Soit en effet à interpréter l'énoncé LMp. On supposera donc que dans tous les mondes wi, W 2 , . . . accessibles de WQ OÙ nous sommes, « p est possible » est vrai. C'est-à-dire qu'il existe un monde W3, accessible de wi par exemple, et un monde wg accessible de W2 par exemple, oîi p soit vrai.

W I p)

On a, dans ce schéma, réduit à deux le nombre des mondes accessibles d'un monde donné. Si la relation R est transitive, W3 et W6 sont alors indirectement accessibles de WQ, et l'on a donc, en WQ non seulement « il est nécessaire que p soit possible », mais aussi « p est possible », soit LMp 3 Mp. Mais si R n'est pas transitive, W3 et W6 n'étant plus alors accessibles de WQ, on ne pourra dire que, de WQ, « p est possible », puisqu'on a supposé ~ p

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dans tous les seuls mondes WI, W2, accessibles alors de WQ. L'énoncé LMp ZD Mp n'est donc plus alors une thèse. On vérifie que si la relation R est seulement réflexive, le modèle vahde le système T de Feys ; si elle est réflexive et symétrique, le système dit de Brouwer ; enfin réflexive, symétrique et transitive, elle est modèle de S5. Les mondes virtuels se partitionnent alors en ensembles fermés dans chacun desquels les mondes sont équiva-lents, accessibles entre eux et accessibles de WQ, lui-même acces-sible de chacun d'eux. On retrouve bien la réductibilité de toutes les itérations de modes au possible et au nécessaire ou à leurs négations, la relation d'accessibilité étant en quelque sorte neutra-lisée. D'une manière générale, une formule sera valide dans une théorie si elle est satisfaite dans tout modèle correspondant à des conditions déterminées d'accessibihté.

Mais nous avions fait aussi la remarque que, dans cette interpré-tation kripkéenne, on choisit un monde distingué WQ, qui joue le rôle de monde actuel. Cette décision, dont le sens s'affaiblit lorsque R est une relation d'équivalence, prend toute sa valeur lorsque l'on considère des énoncés quantifiés, dans lesquels on distingue prédicats et individus. On a vu au paragraphe 3.4, à pro-pos de la distinction du de re et du de dicto que des énoncés quantifiés comme celui de Ruth Barcan Marcus : (x) L(j)(x) 3 L (x) (|)(x) faisaient problème du point de vue syntaxique de la déduction. Ils appellent également, pour lever les difficultés d'in-terprétation sémantique, un nouvel enrichissement des modèles. On distinguera alors les individus appartenant déjà ou non aux différents mondes virtuel et actuel. Dans le cas le plus simple, on évaluera la vérité d'un énoncé dans son monde relativement à un domaine fixé d'individus communs au monde actuel et à tous les mondes, dans lesquels ils ont ou non telle propriété. L'énoncé de Barcan devient alors vahde dans S5, mais indécidable dans S4, représentés par de tels modèles. Dans S5, les individus des mondes virtuels étant en effet les mêmes que ceux du monde actuel, grâce à la transitivité de R leurs propriétés sont vérifiables à partir de tous les mondes dans tous les mondes. L'énoncé dit alors que, si tout individu actuel est un (]) dans tout monde vhtuel (oii, par définition du modèle, il existe), alors dans tout monde virtuel tout individu (le domaine étant le même que

16. Ce système, plus faible que S5, est obtenu en ajoutant à T l'axiome : LMp.

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celui du monde actuel) est aussi un (|). Mais on peut concevoir d'autres hypothèses sur l'existence ou l'inexistence des individus du monde actuel dans les mondes virtuels, donnant alors lieu à des modèles, barcusiens ou non, correspondant à des variantes du calcul.

Il est ainsi tout à fait clair que les sémantiques adéquates des théories abstraites du possible exigent que leurs objets soient spé-cifiés en tant qu'appartenant à différents mondes virtuels. Elles apparaissent donc comme des théories mathématiques, dans les-quelles les objets, contrairement à ceux de la pure logique des énoncés, sont pourvus de contenus formels.

Le concept du possible que nous avons voulu élaborer en tant que simplement opposé à l'actuel a été présenté d'abord dans l'usage naturel de la langue, puis comme élément de systèmes formels. L'expression du possible dans la langue est obtenue de façons variées. Souvent mal différencié de ce que nous appelons le virtuel et le probable, il comporte néanmoins presque toujours, caractéristique de son statut concret, un élément de temporalité.

Les tentatives pour donner au possible une autonomie et le considérer par conséquent comme une nouvelle « valeur de vérité », ont présupposé une dissociation plus ou moins radicale d'avec cet élément tempc^l, qui lui-même est devenu l'objet d'une mise en forme, avecUes « logiques temporelles » et les « logiques des temps verbaux ». Dissociation que nous avons considérée comme indispensable à une véritable théorie du pos-sible ; on a donc laissé de côté ces « logiques » du temps. Mais une authentique théorie formelle du possible doit-elle être mise sur le même plan que la logique ? Nous avons vu que dans ces systèmes formels, le possible en tant que foncteur applicable à des énoncés, se trouvait en général codéterminé avec d'autres fonc-teurs modaux, surgissant dans certains systèmes du seul fait de règles algébriques spécifiques. Le possible s'y trouve donc réduit à un possible opératoire abstrait. Le caractère originaire de corré-lation du possible à l'actuel s'y reflète cependant encore faible-ment dans le rapport qu'entretiennent alors les foncteurs modaux avec la vérité des énoncés. Le vrai, reflet atténué de l'actuel, ne saurait être assimilé lui-même à un mode ; il domine ceux-ci, en ce sens que les énoncés modalisés pris dans leur simple statut

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d'énoncé sont régis par la logique du vrai et du faux. L'énoncé : « Il est possible que p soit nécessaire » exprime bien une proposi-tion de possibilité et secondairement de nécessité, mais il est de toute façon ou vrai, ou faux (ou peut être indéterminé).

D'autre part le système de ces énoncés modalisés contient tou-jours le calcul logique ordinaire, soit que le premier ait été construit comme extension du dernier, soit que celui-ci puisse apparaître comme une restriction du premier. Mais dans l'un ou l'autre cas on voit que les énoncés modaux, non seulement relè-vent du vrai et du faux en général, mais peuvent encore acquérir du fait du système déductif qui constitue leur milieu, les qualifi-cations de démontré - logiquement vrai - ou de réfuté. Métapropriétés qui ne sont pas davantage des modes, même si le démontré peut être par certains systèmes identifié au nécessaire. Si le rapport des modes, et singulièrement du possible, au vrai, dans les systèmes formels peut être interprété comme le reflet d'xme opposition à l'actuel, le rapport des modes à cette nécessité « apodictique » d'enchaînement des énoncés peut être interprété co^me trace d'une distinction d'avec le virtuel. En effet, la n é ò e § ^ de démonstration établit la vérité d'un énoncé dans toutes les situations vùtuelles, dans toutes les variantes, autorisées par les variables du système. Mais plus généralement les théories formelles du possible sont étroitement dépendantes de la notion même du virtuel.

C'est ce que manifeste encorde plus fortement, quoique de manière ambiguë, l'interprétation bar les mondes « possibles » de Kripke. Ces mondes doivent être considérés, nous l'avons dit plus haut, comme proprement virtuels. La nécessité modale est alors définie comme vérité dans tous les mondes virtuels d'un modèle représentatif. Mais on ne saurait oublier que la nécessité apodic-tique correspond ici à autre chose. À la faveur de la complétude des systèmes, elle peut être définie comme validité dans tous les modèles de mondes virtuels compatibles avec les conditions du système envisagé. Les énoncés d'une théorie formelle du possible ne reçoivent donc une représentation sémantique satisfaisante, et ne prennent en outre valeur de connaissance démontrée que par l'intervention du concept de virtuel.

Revenant par ailleurs au rapport du possible à l'actuel faible-ment ébauché dans ces théories, on constate qu'il ne saurait déboucher vraiment sur des apphcations à l'empirie ; tout au plus

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jouera-t-il comme on le verra au chapitre 5, le rôle d'intermédiaire. Les « logiques » modales demeurent pour ainsi dire dans l'entre-deux d'une théorie de l'objet abstrait authentiquement quelconque, et d'une théorie prenant effectivement en compte les conditions de l'actualisation empirique. C'est un autre concept du non-actuel qui fournit les moyens effectifs de ce passage ; nous l'avons évoqué sous le nom de probable. Alors que le possible, soit demeure entaché de subjectivité dans ses expressions concrètes, soit ne règle symboliquement que des exigences purement formelles dans les calculs modaux, en se tenant en deçà de toute expérience, le virtuel et le probable vont nous apparaître comme des catégories fondamentales de la pensée scientifique du monde. Le possible est la catégorie qui convient à nos discours sur les actions et les pra-tiques individuelles, si peu prévisibles, des hommes. Une science d'objets, fût-ce de faits humains objectivés, pour autant que cette objectivation réussisse, ce n'est pas sur le possible, mais sur le virtuel et le probable qu'elle se fonde.

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Chapitre 3

Le virtuel, degré zéro du non-actuel les objets mathématiques

On a tenté dans l'Introduction de cet ouvrage une première définition du virtuel, en taût que « non-actuel considéré essentiel-lement et proprement en lui-même, du point de vue de son état négatif, sans en envisager rapport à l'actuel » (§ 4), et on le dis-tinguait alors, quant à sa fòi^ction de connaissance, de Vimagi-naire, qui comporte une valeur existentielle pour le sujet imagi-nant, et aussi très souvent une valeur esthétique. Il nous faut cependant revenir un instant surcette collusion naturelle de l'ima-ginaire et du virtuel, car^Ue^t susceptible de jeter quelque lueur stu" la spécificité du virtuel cognitif même. L'un des exemples les plus instructifs, en même temps que les plus esthétiquement réus-sis, de l'usage d'un pseudo-virtuel en littérature nous sera fourni par J. L. Borges. Bien que l'œuvre entière de Borges puisse sur ce point de vue être attestée, je me bornerai au recueil intitulé El jardin de los senderos que se bifurcan (Le jardin des sentiers qui bifurquent, du nom de l'une des nouvelles qu'il contient, dans Obras completas, Buenos Aires, EMECE editores, 1941). Quatre thèmes me semblent y introduire ce pseudo-virtuel de façon parti-culièrement significative.

1. En premier lieu, l'étrange entreprise de Pierre Ménard (« Pierre Ménard auteur du Quijote »), de reconstruire tex-tuellement, sans le copier, l'ouvrage de Cervantes, se présente comme une image de la sélection de Vactuel à travers une multitude de virtuels, sous la forme des brouillons et des variantes

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que Ménard détruira par la suite. Ce qui l'intéresse dans cette entreprise incongrue, c'est que l'actuel Quijote, l'œuvre de Cervantes, « n'était pas inévitable [...]. Le Quijote est un livre contingent, le Quijote est non nécessaire » (p. 448). L'actuel se produit donc ici à la manière du réel leibnizien par la détermination d'un « possible » parmi tous les autres (d'une virtualité), selon des principes extrinsèques, ici la personne et l'histoire de Cervantes. L'imaginaire personnel apparaît en ce cas dans les variantes et esquisses détruites qui expriment le sujet Pierre Ménard. Et dont Borges, maître humoriste, feint de retrouver la trace distinctive dans quelques lignes du Quijote lues comme écrites par Pierre Ménard, comparées aux lignes absolument identiques, mais lues comme écrites par Cervantes, le « précurseur ». Si extravagante qu'apparaisse l'expérience de Pierre Ménard, il est pourtant possible à chacun d'entre nous d'en entrevoir le sens concret, lorsque, ayant égaré un texte, nous devons le réécrire, et qu'une fois retrouvé, nous comparons la seconde version à l'original.

2. Une seconde apparition du thème du pseudo-virtuel se mani-feste dans « La Bibliothèque de Babel ». Cette bibliothèque, image du monde comme énigme et conime prison, contient, géné-ralement indéchiffrables ou apparenmient:d^eurvus de sens, la totalité des livres, c'est-à-dire toutes les combinakons possibles des vingt-cinq signes supposés suffisants pour écrire une langue. Chaque livre, en tant que représentation, est une des virtualités, que le bibliothécaire Borges imagine du reste toutes avoir été ou devoir être actualisées. Il conjecture en outre que la bibliothèque, bien que composée du nombre fini des combinaisons différentes de vingt-cinq lettres, « est illimitée et périodique. Si un voyageur étemel la traversait dans une direction quelconque, il vérifierait au cours des siècles que les mêmes volumes se répètent, dans le même désordre (qui, répété, serait un ordre : l'Ordre) ». « Ma soh-tude, conclut-il, se réjouit de cette élégante espérance » (p. 471), transmutation affective évidente du simple virtuel en un imagi-naire personnel.

3. Un troisième thème voisin du précédent est celui de la coexistence de mondes et de situations ne différant entre eux que par une atmosphère ou par des détails, comme dans les différents

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actes de la pièce de Herbert Quain {Examen de l'œuvre de Herbert Quain) : « L'intrigue des actes est parallèle, ainsi dans le second, tout est légèrement horrible, tout est remis à plus tard ou frus-trant » (p. 464). Dans la même nouvelle les mondes d'un roman de Quain sont ramifiés, et décrits en remontant le temps - les temps. « Le second chapitre raconte ce qui est arrivé la veille du premier. Le troisième, ce qui est arrivé dans une autre veille pos-sible du premier... » (p. 462). Et chacune de ces journées en pré-cédant une autre se ramifie en trois autres veilles. La ramification rétrograde du temps fait ainsi apparaître une multiplicité indéfini-ment déployée de pseudo-virtualités réalisées, à quoi faisait déjà allusion la fin de la nouvelle du « Jardin des sentiers qui bifur-quent » : « Cette trame de temps qui se rapprochent, bifurquent, se recoupent ou séculairement s'ignorent, embrasse tous les pos-sibles » (p. 479) 1.

4. Le dernier thème est celui du rêve, apparenté quoique moins explicitement au virtuel. Dans « Les Ruines circulaires », le héros voulait « rêver un homme : il voulait le rêver dans son intégralité minutieuse, et l'imposer à la réalité » (p. 451). Finalement, ayant créé ce fantasme, le mage « comprit avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, que lui-même était une apparencé que l'autre était en train de rêver » (p. 455). On est cette fois en(fermé dans le royaume des virtuels mêmes, sans accès à une actualité. Et le virtuel imaginaire est présenté alors comme illusion parJe poète.

Bien que le mot de « possible » apparaisse à plusieurs reprises pour qualifier ces non-actualités du poète, ce ne sont point des possibles au sens précis du précédent chapitre. L'imaginaire y est bien considéré purement et simplement comme tel, une espèce de réalité en quelque manière incomparable à celle de l'actuel, mais du même ordre, dont elle serait alors comme le degré zéro. Dans sa fonction imaginative, le pseudo-virtuel est alors évoqué en tant que manifestant, par opposition au terre-à-terre immuablement fixé de l'actuel, le mystère du monde, son caractère illusoire peut-être, et son infinité.

L Nous retrouverons à propos des théories physiques une très curieuse hypothèse de temps ramifié établie par Everett, où les virtuels sont alors purement cognitifs.

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Dans sa fonction cognitive que nous voulons explorer, le virtuel a évidemment perdu ce halo affectif sur quoi repose sa valeur esthétique. Il demeure néanmoins, en tant que produit d'esprits créateurs de science, profondément révélateur d'actes d'imagina-tion. Ce n'est pas cet aspect psychologique de la pensée scienti-fique qui fait l'objet de notre étude, mais sa trace effective dans les œuvres que l'histoire des sciences nous propose. Nous exami-nerons successivement la mathématique comme royaume du vir-tuel, la place et la fonction du virtuel dans les modèles des sciences de l'empirie, nous essaierons enfin de préciser le rôle très particulier que joue le virtuel dans la connaissance historique.

1. Contenus formels : logique et mathématique

1.1. Que la mathématique traite du virtuel au sens oii nous l'entendons ne souffre guère d'objection. La caractérisation aristo-télicienne de cette science comme théorie de l'immuable non séparé, c'est-à-dire non concret, conserve toute sa profondeur. Les mathemata sont non actuels, non point en ce sens qu'ils seraient le fruit instable de la fantaisie des hommes, mais en ceci qu'ils sont essentiellement des abstraits, par exemple non réalisés comme tels dans l'expérience sensible. On pourrait, il est vrai, songer à consi-dérer plutôt les mathématiques conrnie théorie des possibles. Mais il faudrait alors opter pour une interprétation empiriste. Le pos-sible tel que nous le définissons, aussi bien dans son intégration au sein d'un système formel que dans son caractère originaire d'op-posé simple et pour ainsi dire provisoire à l'actuel, demeure en effet associé à celui-ci. Et, dans le cas des mathématiques, à l'ac-tualité du sensible ; de telle sorte que les mathemata conçus comme des possibles apparaîtront alors comme extraits de l'ac-tualité sensible. Or si au niveau de l'abstraction géométrique élé-mentaire cette interprétation peut en effet sembler plausible et naturelle, comment rendre compte dans un esprit empiriste d'ob-jets mathématiques aussi éloignés de l'actuahté sensible que ceux, par exemple, de la « géométrie non commutative » ? Ce n'est pas que nous prétendions nier que de tels concepts, si élaborés soient-ils, ne puissent servir à construire des modèles raffinés de l'expé-rience, ni être intuitivement imaginés au moyen de représentations

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sensibles partielles 2. Mais nous croyons reconnaître dans ces abs-tractions mathématiques non pas des formes tirées de l'expé-rience, mais des formes en général constituant un domaine élargi, comprenant éventuellement des formes d'objets empiriquement actualisables, comme modèles de l'expérience, mais aussi des variantes non actualisées, et éventuellement non actualisables, de ces formes. Et c'est bien là ce que nous caractérisions comme virtuel. Il se peut que Leibniz ait raison, pour qui, on l'a vu, la mathématique est la science générale des virtuels relevant de l'imagination sensible ; et que Kant ait aussi raison de rapporter les objets géométriques et arithmétiques aux propriétés a priori des formes de l'intuition sensible. Mais c'est à la condition de reconnaître dans l'un et l'autre cas que cette relation au sensible ne caractérise qu'un premier état, en quelque sorte contingent, historique, de la visée des mathématiques. Telle que ses dévelop-pements historiques réels nous la montrent, la mathématique est bien la science des formes virtuelles (possibles ou non) des objets pensables en général.

1.2. Si donc les mathématiques explorent le virtuel, comment leurs objets propres - qui sont des formes d'objets pensables en général - , se rattachent-ils à la réalité ? Nous renouvelons ici la remarque faite dans l'Introduction (§ 3) : que ce que nous nom-mons actualité n'est nullement synonyme de réalité ; le réel déborde l'actuel, et, tel que nous l'entendons, il inclut assurément du virtuel. Quelle est donc l'espèce de réalité dont participent les objets des mathématiques ? Nous dirons tout d'abord qu'ils n'ont pas de « matière », si l'on entend par matière ce qui dans une réalité n'est pas complètement déterminé par sa forme, et présente par conséquent par rapport à celle-ci de la contingence. Au sens où nous le comprenons, on voit que la matière introduit le pos-sible. Une matière parmi d'autres, qu'admet la forme de la réalité considérée, délimite parmi les propriétés virtuelles de cette forme celles qui actuellement sont, et celles qui « pourraient être ». Un objet mathématique, tel un nombre particulier, ou le concept géné-ral de nombre algébrique, ou le concept de groupe fini, n'a pas de matière en ce sens. Mais il a, certes, un contenu, c'est-à-dire que

2. Le cas des « géométries non commutatives » d'Alain Connes en est un bon exemple. Son ouvrage Géométries non commutatives, Paris, 1990, contient des figures, et propose des applications directes à la physique des particules.

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sa forme détermine une pluralité de propriétés, et que, même, toutes ces propriétés peuvent ne pas être déductibles à partir d'une description axiomatique, opératoire de cette forme, bien qu'elles lui soient essentiellement attachées. C'est comme on sait Gôdel -et dans un autre langage, Tarski - qui a montré l'existence de telles propriétés indécidables, quoique réelles en ce qu'on peut vérifier que des modèles du système les possèdent. Nous appelons de tels contenus, décidables ou non, des contenus formels

Il est cependant des théories, tout à fait comparables dans leur forme aux théories proprement mathématiques, et qui néanmoins sont sans contenus. De telles théories, nous les appellerons logiques au sens strict. Nous avons déjà eu l'occasion au cha-pitre 2 (§ 4.2) de faire apparaître les calculs modaux comme des théories proprement mathématiques, c'est-à-dire à contenus for-mels, et de refuser alors de les considérer comme de vraies logiques. C'est que nous réservons ce titre à des théories dont les objets « sans qualités » n'ont d'autres propriétés que la présence ou l'absence virtuelles, ou si l'on veut le « posé » et le « non-posé ». Le prototype de telles théories est assurément la logique élémentaire classique, soit qu'on en représente les thèses formelles comme constituant un calcul des énoncés, soit qu'on les représente comme un calcul des classes (sans que soient alors distingués des objets classes et des objets éléments, ni bien entendu des classes finies et des classes non finies 4). Ces deux façons de parler, formellement équivalentes, ne renvoient l'une et l'autre qu'à une même théorie des formes d'objet en général, obtenue par les opérations n (dite conjonction d'énoncés, ou intersection de classes), ~ (dite négation d'énoncé, ou prise du complément d'une classe), etc., réductibles du reste à une opération unique (la barre de Sheffer : incompatibilité de deux énoncés, ou l'opération duale de négation simultanée). L'absence de tout contenu formel dans une telle théorie, associée à la parfaite absence de restriction quant au domaine de l'objet vide, se manifeste métathéoriquement par les propriétés de non-

3. Voir « The Notion of Formal Content », Social Research, vol. 49, n° 2, 1982, p. 359-382, et « Contenus formels et dualité », Manuscrito, vol. X, n° 2, 1987, p. 199-210, repris dans Formes, opérations, objets, Paris, 1994, chap. Il et m.

4. Dans le langage des classes, le caractère « démontré » des thèses s'inter-prète comme égalité à la classe universelle des classes correspondantes.

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contradiction, de complétude et de décidabilité du système L'enrichissement de l'objet, pris originairement, iiberhaupt, qui a lieu quand on construit un calcul des prédicats, dans lequel l'objet prédicat, ou fonction, est distingué de l'objet individu, se manifeste alors par une perte de la métapropriété de décidabilité au sens strict. Il n'existe plus alors d'algorithme général de décision, assurant qu'en un nombre fini de pas il sera établi pour un énoncé quelconque la propriété d'être ou non un théorème. Ne considérant dans un tel calcul que des prédicats du premier ordre, c'est-à-dire ne s'autorisant à quantifier que sur des individus et non sur des prédicats, le système obtenu est lui-même caractéri-sable par des métapropriétés spécifiques, trahissant d'une manière globale la présence de contenus formels dans ses énoncés

1.3. La réalité du virtuel des mathématiques ne peut dépendre de la présence de contenus empiriques ; elle dépend donc de ces contenus formels. Les objets mathématiques sont toujours corréla-tifs de systèmes d'opérations qui les déterminent comme formes. Dans la logique stricto sensu - le calcul des énoncés - cette détermination est complète et transparente, c'est-à-dire, en d'autres termes, que ces objets n'ont pas à proprement parler de contenus. Pour les théories proprement mathématiques, la corréla-tion des systèmes opératoires et des objets est justement explicitée dans les règles et axiomes. Même dans la perspective très ontolo-giste d'Euclide, qui semble poser des objets, figures et nombres, comme originairement indépendants d'un système opératoire, on peut vérifier que les aïriQ^aTa concernent les possibilités d'opé-rations, et que d'autres opérations mêmes demeurent sous-enten-dues. Les mathemata sont en fait des virtualités, dont c'est le sys-tème opératoire qui assure le déploiement et leur garantit des

5. Il y a des théories proprement mathématiques, à contenus formels, qui possèdent aussi ces métapropriétés. Mais leur domaine d'objets est alors spécialement délimité ; voir par exemple Tarski, The Completeness of Elementary Algebra and Geometry, Paris, 1967.

6. C'est le théorème de Lindstrom, qui dit que, sous des conditions très générales, un système formel satisfaisant au théorème de Lôwenheim-Sk0lem (« Tout énoncé satisfaisable de S est satisfaisable dans un modèle dénom-brable ») et au théorème de compacité (« Pour tout ensemble M d'énoncés de S, si et seulement si toute partie finie de M est satisfaisable dans un modèle dénombrable, M est satisfaisable dans un modèle dénombrable »), alors le sys-tème est équivalent au calcul des prédicats du premier ordre.

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contenus formels. Or ces contenus se manifestent de façon pour ainsi dire dramatique lorsque le système des opérations qui déterminent les objets d'un domaine se révèle comme inadéquat. Nous ne reprendrons pas l'exemple souvent cité par nous de l'aporie présentée aux mathématiciens du XVI® siècle par le cas irréductible des équations du troisième degré, dont les solutions en nombres ordinaires (« réels ») existent, car on sait les construire, mais auxquelles l'application de la formule algébrique de résolu-tion de Cardan obligerait à passer par l'extraction, interdite, de la racine carrée d'un nombre négatif. Dans de telles situations, le système opératoire se révèle trop restrictif, empêchant de produire des objets dont on peut vérifier par ailleurs V existence. La solution consiste alors à lever cette restriction en étendant le domaine des objets mêmes : pour les nombres complexes, l'extraction de la racine carrée est toujours possible.

Nous venons d'user du mot existence à propos d'objets mathé-matiques. On assimile souvent cette existence du virtuel à la non-contradiction. C'est ainsi que les objets virtuels que sont les ensembles, déterminés par un système axiomatique comme celui de Frege ou de Russell, se révéleront en un certain sens comme irréels lorsque Russell tirera du système son paradoxe, c'est-à-dire montrera qu'on en peut déduire deux énoncés contradictoires : certains de ces objets virtuels pourraient alors avoir, conformé-ment aux règles de leur construction, des propriétés qui s'excluent logiquement. Le remède a été dans ce cas de restreindre le sys-tème opératoire dans de nouvelles axiomatiques, moins libérales, au prix sans doute d'une réduction du domaine des virtualités et de la richesse de leurs contenus formels. C'est en somme l'inverse de la solution rencontrée lors de la création des nombres com-plexes.

Le point de vue que nous présentons permet d'interpréter ce caractère purement logique de non-contradiction comme situation au sein même de l'activité de connaissance mathématique. La ren-contre d'une contradiction signifierait en effet que la production opératoire des objets se heurte à une incompatibilité, à l'inap-plicabilité aux objets des règles d'opération antérieures. Ainsi l'existence des objets virtuels, leur rattachement à une réalité mathématique, sont-ils directement corrélatifs de la capacité d'exécution du système opératoire. On n'en conclura pas néanmoins que la production des mathemata est arbitraire. On a pu considérer en effet que, d'une part, il n'y avait pas lieu de

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déceler par avance, dans le système opératoire axiomatisé, la promesse d'obstacles ou au contraire l'assurance de leur absence ; et d'autre part que le nouveau chemin emprunté par le mathématicien à la suite de la rencontre d'un obstacle était arbitraire, le chemin déjà antérieurement parcouru demeurant par ailleurs indépendant de l'obstacle qui l'obstrue. Nous croyons au contraire pouvoir constater dans l'histoire des mathématiques que les obstacles rencontrés, soit qu'ils mettent en péril la réalité du domaine des objets virtuels antérieurs, soit qu'ils en suggèrent l'extension, sont l'expression de contenus formels positifs, c'est-à-dire de la corrélation nécessaire de systèmes opératoires et d'objets. Dans le premier cas, assez rarement rencontré (nous citions le cas de la théorie des ensembles), ces contenus avaient été inadéquatement exprimés dans l'axiomatisation du système opératoire, qui était en quelque manière trop libéral relativement aux objets. Dans le second cas, le système opératoire était au contraire trop restrictif. Les solutions sont de toute façon dépendantes de l'obstacle, c'est-à-dire de la nature des contenus formels qui définissent la réalité des objets virtuels mal construits ou limités sans nécessité.

Il y a donc bien des critères de réalité des objets virtuels de la mathématique, qui ne se rapportent aucunement à leur usage éven-tuel comme modèles des phénomènes. Leur virtualité ne saurait donc se ramener à une possibilité au sens que nous avons défini.

1.4. Ces critères peuvent du reste être plus ou moins exigeants ; l'exigence maximale a sans doute été formulée par les logiciens et mathématiciens intuitionnistes. Nous nous bornerons ici à remar-quer que, pour l'école intuitionniste, les objets mathématiques réels sont des virtualités renforcées^. On exige alors pour qu'un tel objet soit admis comme une réalité mathématique, que l'on puisse effectivement l'exhiber. Ce qui signifie que l'on soit en mesure d'effectuer, « en un nombre fini de pas », les opérations corrélatives. Dans tous les cas où n'interviennent que des virtuali-tés finies, l'exigence intuitionniste n'ajoute rien aux conditions de réalité de la mathématique classique. C'est seulement lorsque intervient l'infini que la présentation d'un objet virtuel n'est valable pour l'intuitionnisme que moyennant précaution.

7. Nous avons assez longuement examiné la question de l'intuitionnisme dans un ouvrage précédent, La Vérification, Paris, 1992, chap. 6, p. 145 s.

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On pourrait croire qu'en pareil cas l'exigence accrue de l'intui-tionnisme tend forcément à réduire le domaine des êtres virtuels considérés. Il n'en est rien. L'exigence d'effectivité opératoire, bien qu'elle conduise à rejeter certains êtres classiques comme insuffisamment déterminés, permet souvent, en revanche, d'opérer des distinctions qui obligent à dissocier le virtuel classiquement reconnu, à en exfolier et en multiplier les concepts. Par exemple pour l'intuitionnisme, l'une des définitions des réels comme suites convergentes de rationnels, est obtenue par des suites de choix, et non pas comme dans le cas classique par des suites supposées données par avance. La convergence dans le cas classique signifie simplement qu'à partir d'un certain rang qu'on laisse indéter-miné, les différences entre les termes postérieurs demeurent aussi petites qu'on voudra. Pour l'intuitionnisme, cette propriété doit être effectivement vérifiable sans qu'on laisse indéterminé le rang à partir duquel elle a lieu, ce qui oblige à préciser le mode de choix des éléments de la suite. Dans ces conditions, la définition de l'équivalence de deux suites comme définissant le même réel bifurque en deux directions. Ou bien l'on se contentera de deman-der, comme en mathématiques classiques, qu'à partir d'un certain rang la différence des termes correspondants des deux suites demeure aussi petite qu'on voudra. Et si cette clause d'équiva-lence est niée - c'est-à-dire pour l'intuitionnisme si elle a des conséquences absurdes - les deux suites seront dites définir deux réels distincts qu'on dira « inégaux ». Ou bien l'on demandera, pour que les deux réels ainsi définis diffèrent, que l'écart entre les termes correspondants des deux suites reste au moins égal à une valeur effectivement assignable dès que leur rang dépasse un rang également déterminé. Les deux réels définis par les suites seront alors dits « séparés ». Cette propriété nouvelle est évidemment plus forte que la précédente, qu'elle entraîne. On voit donc sur cet exemple en quoi l'exigence intuitionniste peut multiplier les vir-tuahtés ; car dans la perspective classique où les êtres virtuels que sont les suites définitoires de réels sont supposées données, la dis-tinction de 1'« inégalité » et de la « séparation » n'a plus de sens.

Toutefois, le traitement de l'infini, et à plus forte raison de l'in-fini non dénombrable, si l'on se refuse à le considérer jamais comme réalisé en tant qu'être virtuel complet, restreint en un autre sens le domaine des virtualités. C'est à cette restriction que voulait échapper Hilbert, qui partageait pourtant à sa manière les exigences d'effectivité des intuitionnistes. A cette fin, il reconnaît

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aux objets introduisant le transfini un statut spécial d'existence mathématique qu'il nomme « idéalité ». Les propositions mathé-matiques « finitaires » se rapportent pour ainsi dire à des virtuali-tés de premier ordre, reconnues par des opérations effectivement menées à leur terme. Quant aux formules non finitaires, elles « ne signifient rien en elles-mêmes, et sont les objets idéaux de la théorie » (« Sur l'infini », p. 392). De notre point de vue, il s'agit alors de virtualités qu'on pourrait dire du second ordre, mais qui ne diffèrent pas essentiellement des virtualités mathématiques du premier ordre. Dans l'un et l'autre cas, l'exploration du virtuel suppose l'itération opératoire virtuellement indéfinie (et ceci sans doute est déjà le cas dans une théorie élémentaire des prédicats). La différence, certes significative, est que dans le cas des êtres « idéaux », la notion d'itération indéfinie est elle-même thémati-sée comme objet, et par conséquent explorée à ce niveau supérieur de virtualité, qui caractérise l'invention cantorienne. Si l'on vou-lait marquer une véritable différence de nature entre les virtuels, ce serait à la notion d'un calcul logique stricto sensu qu'il faudrait revenir. Dans ce cas, non seulement l'exploration des êtres vir-tuels ne suppose point l'opposition d'un fini à un infini, thémati-sée ou implicite, mais le domaine qu'elle produit ou si l'on veut révèle, est vide de contenus, l'objet virtuel étant réduit au simple trait de position ou de non-présence.

1.5. Ainsi peut-on dire que la logique des énoncés est, en un sens radical, inféconde, ses objets étant dépourvus de contenus formels, ou si l'on préfère présentant le degré zéro du contenu formel. Il n'en est nullement ainsi des virtualités mathématiques, et c'est là un aspect décisif de leur appartenance à une réalité. On pourrait attribuer cette fécondité des développements mathéma-tiques à la pensée même, envisagée alors comme activité auto-nome d'un sujet transcendantal, ou comme ensemble des condi-tions encadrant a priori cette activité. Il me semble pourtant qu'une telle interprétation ne fait pas droit au hiatus explicité par Gôdel entre les systèmes opératoires et les systèmes d'objets qui leur sont corrélatifs. Dans le royaume des virtualités mathéma-tiques, non seulement tout n'est pas permis, mais encore les objets qui apparaissent peuvent échapper jusqu'à un certain point aux procédures opératoires qui en établissent pourtant les propriétés et l'existence. En contrepartie, à partir d'un système d'êtres virtuels sont développées des virtualités nouvelles, imprévisibles, en ce

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sens que leur mise au jour exige que de libres manipulations du système opératoire ouvrent de nouveaux domaines d'objets. Car les univers virtuels ne sauraient être conçus comme formés d'ob-jets déjà présents mais cachés. Ce sont des configurations opéra-toires qui les suscitent en tant que virtualités, et c'est le travail exploratoire et constructeur du mathématicien qui les exhibe. Ces objets appartiennent alors à la réalité mathématique, sauf erreur logique dans le travail de ce dernier. Tel est le sens, qui me paraît conforme à leur histoire, d'un réalisme et d'une fécondité des mathématiques. Je m'efforcerai d'en donner un exemple pas trop trivial, sans pourtant entrer dans des détails qui dépasseraient de toute façon ma compétence. Il s'agira de VInvention des idéaux de Kummer et Dedekind. On notera que le mot « invention » est ici pris à dessein dans son double sens de découverte et de création, et tel est bien en effet le statut de l'œuvre mathéma-tique.

2. Un exemple de non-vacuité du virtuel : l'invention des idéaux

2.1. Emst Eduard Kummer (1810-1893) part d'une tentative pour démontrer le grand théorème de Fermât », qu'il n'existe aucune solution j , z en nombres entiers (ou rationnels) des équations + = z« pour n > 3. Il est alors conduit au problème général de la décomposition en facteurs premiers d'entiers qui généralisent les entiers ordinaires (rationnels), à l'image des nombres introduits par GauB : a + bi, oti a et ô sont des entiers

ordinaires et i l'unité imaginaire V ^ . Pour l'étude de l'équation de Fermât, Kummer introduit donc des nombres qu'il nomme encore « complexes », de la forme a + ba, avec aetb entiers ordinaires et a racine primitive pième ¿e l'unité, c'est-à-dire tel que a^ = 1, en négligeant la solution triviale a = 1, et en suppo-sant (provisoirement) A, premier ^ 2. De telles entités peuvent, à l'instar des nombres complexes usuels, être figurées par le rayon vecteur unité d'un cercle, incliné sur l'axe origine des angles d'un

8. Voir André Weil, Introduction, dans E. Kummer, Collected Papers, p. 3-4.

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angle qui suffit alors à définir l'entité. Si l'on convient que le pro-duit de deux telles entités correspond à l'addition de lews angles, on voit bien alors que la relation a'^ = 1 divise le cercle en À. segments ayant des angles 0 ou de n, fournissant A, - 1 valeurs de a. On montre que, pour une valeur fixée de X, a étant l'une quelconque des À - 1 solutions primitives de a^ = 1, un « nombre complexe » (appelé aujourd'hui entier d'un corps cyclotomique) est toujours de la forme :

f(a) = a + aia +... +.fln - 1.0c ^ - ^

avec les ai entiers ordinaires. Kummer y définit alors des com-plexes premiers, par analogie avec les nombres premiers ration-nels (qu'il nomme integri reaies).

On observera que l'idée même de nombre, calquée implicite-ment sur celle d'entier rationnel, n'est pourtant pas explicitement caractérisée. Elle suppose cependant clairement que sur de telles entités soient possibles les opérations d'addition et de multiplica-tion, avec leurs propriétés formelles ordinaires ; mais ce n'est qu'après les travaux de Dedekind (1841-1916) qu'on explicitera complètement les règles de ce système d'opérations, corrélatif du domaine d'objets qu'on nommera un « anneau ». En outre, Kummer n'a pas un concept général opératoire explicite d'« entiers algébriques » dans un corps (ici dans le corps Q (a), qui est le corps des fractions de leur anneau). Il n'a pas les moyens de caractériser les entités de la forme f (a) comme représentant tous les entiers algébriques du domaine d'objets virtuels engendré par a^. Or l'hypothèse que ces complexes possèdent toutes les propriétés des entiers ordinaires est réfutée par Kummer lui-même. La propriété essentielle, et dont il voulait justement tirer parti pour démontrer le Fermât, est celle de l'unicité de la décomposition d'un entier en facteurs premiers. Or il s'aperçoit qu'il n'en est pas toujours ainsi 10.

9. « De sorte que ce fut un heureux accident pour Kummer que Z [a] se trouve être l'anneau de tous les entiers dans Q (a). » (A. Weil, p. 4.)

10. Il démontre en fait, utihsant le concept de « norme » d'un complexe, que tout entier ordinaire qui est norme d'un complexe doit être premier et congru à 1 mod /, mais que tout entier ordinaire premier et congru à 1 mod / n'est pas la norme d'un entier complexe (par exemple dans le cas l = 23). Il en résulte qu'un entier ordinaire premier de forme mÀ + 1 n'est pas toujours décomposable en un produit de - 1 facteurs premiers complexes, et qu'un

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Il paraît hautement déplorable [maxime dolendum videtur] que cette vertu des nombres réels [des entiers rationnels] de pouvoir être décomposés en facteurs premiers qui sont toujours les mêmes pour un même nombre n'appartienne pas aux nombres complexes [aux entiers algébriques de Q (a)] car s'ils la possédaient, toute cette théorie, qui jusqu'à présent souffre de grandes difficultés, pourrait être aisément résolue et menée à son terme. C'est pour-quoi les nombres complexes dont nous traitons ici paraissent imparfaits, et l 'on peut se demander si l 'on ne devrait pas leur préférer d'autres nombres complexes qui pourraient être imaginés, ou en rechercher d'autres qui sur ce point fondamental maintien-nent l'analogie avec les entiers réels. [« De numeris complexis, qui radicibus unitatis et numeris integris realibus constant », Journal de mathématiques pures et appliquées, XII, 1847, p. 202.]

Mais, ajoute Kummer, ces nombres complexes ne sont pourtant pas arbitraires ; ils sont tirés de la théorie même des nombres entiers ordinaires, et leur raison d'être est qu'on ne peut s'en dis-penser dans la théorie des divisions du cercle, et des résidus de puissances supérieures à 2...

Nous ferons ici une première remarque. Construits à partir du premier niveau d'objets virtuels (que nous avons ailleurs nommés « naturels ») qui constituent les entiers ordinaires, et en vue de poser adéquatement et de résoudre des problèmes, les « complexes » de Kummer, opératoirement déterminés par le moyen des entiers rationnels et des unités cyclotomiques simples, racines primitives pièmes ¿g l'unité, se révèlent comme formant au second niveau du virtuel, un univers nouveau qu'il va falloir explorer. Car, contrairement à l'hypothèse préalable d'une conservation des propriétés arithmétiques élémentaires, ces objets s'y montrent rebelles. Le royaume mathématique du virtuel se feuillette donc pour ainsi dire en plans ou degrés successifs, selon lesquels s'introduisent, inattendues", de nouvelles propriétés for-melles. Mais nous verrons cependant que Kummer n'a pas conçu

complexe même n'a pas toujours une décomposition unique en facteurs premiers complexes.

11. Les premiers entiers complexes a + bi introduits par GauB se compor-taient au contraire à l'égard de la décomposition en facteurs premiers comme les entiers rationnels. On en rendra compte plus tard en montrant que tout idéal de l'anneau Z [i] est principal, ce qui n'est pas le cas pour l'anneau des com-plexes de Kummer.

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sa géniale invention des « nombres idéaux » comme faisant passer à un plan encore supérieur d'objets virtuels.

2.2. C'est en partant de l'obstacle présenté par la non-confor-mité « déplorable » des complexes cyclotomiques que Kummer va parvenir à l'idée décisive qui, dans notre langage, fait pourtant effectivement passer la théorie à un degré supérieur du virtuel, par l'invention des « facteurs premiers idéaux ». Ce « pas de géant », selon l'expression d'André Weil, est annoncé dans une lettre à Dedekind du 18 octobre 1845, et développé en détail dans le grand Mémoire de 1851 Nous ne chercherons pas à suivre ce détail des démarches qui conduisent le mathématicien de Breslau à l'invention de « nombres idéaux », nous efforçant seulement d'en faire ressortir le mouvement essentiel. Kummer démontre, en substance, que si et seulement si un entier premier rationnel q divise le complexe F(a), lorsque l'on remplace les racines a i par des sommes r| i de puissances de a i, introduites antérieurement par GauB sous le nom de « périodes », le complexe F(a) apparaît comme contenant l'un des facteurs premiers complexes, s'il existe, de q. La transformation des a en r| permet d'associer bi-univoquement aux T) des entiers ordinaires u, chacun d'entre eux correspondant à l'un des facteurs premiers éventuels de q, s'il existe comme nombre complexe.

La condition F(a) congrue à 0 modulo q pour r] = % définit complètement le facteur contenu dans le nombre F(oc) toutes les fois que le nombre premier (|)(ri) existe réellement, c'est-à-dire que q est décomposable en facteurs premiers conjugués. [Mémoire, p. 429.]

Mais alors même que ces facteurs (j)(r|) n'existent pas dans q, la procédure de calcul sur les u subsiste. Le pas décisif consiste alors à considérer cette procédure, pour chaque u, comme définissant non plus un facteur complexe - qui n'existe pas - , mais un « nombre idéal » :

Si un nombre complexe F(a) satisfait à la condition f (a ) = 0 mod q pour t j = «r, nous dirons qu'il contient le facteur premier

12. « Sxir la théorie des nombres complexes composés des racines de l'unité et de nombres entiers », Journal de mathématiques pures et appliquées, XVI, p. 377-498.

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idéal du nombre premier q qui appartient à la substitution r) = «r [Ibîd.].

En langage moderne, empruntons à André Weil la formulation élégante et abrégée de cette audacieuse « inversion » de la démarche mathématique :

Kummer avait d'abord trouvé que, si p = 1 mod X, un facteur premier 7t de p dans Z [a] s'il existe, détermine un homomor-phisme (j) de Z [a] sur Fp et que (j) = 0 si et seulement si I est un multiple de p dans Z [a]. Il avait alors montré que, toujours pour p=l mod X, un tel homomorphisme existe encore, même si % n'existe pas. Mais que nous importe % ? C'est Vhomomorphisme qui est le facteur premier.

Appelons-le P. Nous savons alors ce que signifie l'expression : ^ est un multiple de P; elle veut dire que = 0, et c'est tout ce que nous avons besoin de savoir. [Introduction, p. 5.]

Nous ferons ici une nouvelle remarque, qui prolonge celle de la fin du paragraphe 1.6. La définition de Kummer introduit les Idéaux au moyen d'un système opératoire ; il définit aussitôt après des opérations qui correspondent à des opérations arithmétiques sur ces Idéaux, et établit enfin le théorème d'unicité qui était le but premier de son entreprise :

Tout nombre complexe donné ne contient qu'un nombre fini de facteurs idéaux [premiers] parfaitement déterminés. [Mémoire, p. 437.]

Mais il ne parvient pas à les déterminer clairement comme des objets corrélatifs de leurs opérations constitutives. Il les compare, à la fin du Mémoire aux « radicaux hypothétiques » des chimistes d'alors. Ces éléments, selon ces chimistes,

n'existent pas en eux-mêmes, mais seulement dans les combinai-sons ; le fluor, en particulier, comme élément qu'on ne sait pas représenter isolément, peut être comparé à un facteur premier idéal. [Ibid., p. 447.]

Les Idéaux sont ainsi conçus par Kummer comme des inexis-tants, mais se situant sur le même plan que les nombres

13. Rappelons qu'un homomorphisme est une apphcation d'une structure dans ou sur une autre, qui conserve les lois de composition, ici celles de l'an-neau Z[a] des polynômes en a à coefficients entiers. Fp est le corps fini Z ! pl. des restes de la division des entiers par p, premier.

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« existants ». Aussi les compare-t-il encore aux imaginaires clas-siques, proposant alors que la notion de nombre complexe idéal soit

employée aussi bien dans le sens plus large où les nombres complexes existants, comme cas particuliers, sont compris parmi les nombres complexes idéaux, que dans le sens plus étroit où les nombres idéaux signifient le contraire des nombres complexes existants, de même que, dans l'algèbre, le mot imaginaire est employé dans ce double sens. [Ibid., p. 432.]

Or les progrès décisifs de la théorie des Idéaux vont justement les interpréter comme de véritables objets nouveaux, mais comme situés sur un autre plan du virtuel que les objets « existants » pri-mitifs : ce sont des classes structurées (des sous-groupes abéliens additifs, plus précisément des modules) de tels objets. On peut donc dire que la géniale initiative de Kummer laisse inachevée la production corrélative d'un système opératoire et d'un système d'objets. C'est principalement l'œuvre de Dedekind et de ses suc-cesseurs immédiats qui la mettra en pleine lumière, en même temps qu'elle fonde et systématise la théorie générale des opéra-tions désormais nommée algèbre.

2.3. Nous nous bornerons ici encore à indiquer les moments les plus significatifs concernant la construction du concept d'idéal, comme reformulation et objectivation du concept purement opéra-toire de « nombre idéal » kummérien, et l'introduction concomi-tante de concepts fondamentaux de l'algèbre. Dedekind part de la découverte par Kummer de la non-unicité de la décomposition en facteurs premiers de certains nombres « complexes », dont il donne du reste un exemple n'appartenant pas aux corps cycloto-miques de Kummer, mais au corps Q(0) où 9 est une racine carrée de - 5 « Cette difficulté, apparemment insurmontable, écrit-il est la source d'une découverte vraiment grande et féconde. »

Une première clarification des notions intuitives utilisées par Kummer se manifeste par une définition du concept d'« entier algébrique » : ce sera la solution d'une équation algébrique uni-taire à coefficients entiers rationnels, un nombre algébrique quel-

14. Onç'a en effet par exemple 21 = 3.7 = (1+ 2e).(l - 20), tous les facteurs étant cependant « premiers » dans ce corps en un sens à définir.

15. Dirichlet Vorlesungen über Zahlentheorie, 4® éd., 1893, Supplément XI, § 159, p. 452.

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conque étant alors solution d'une équation à coefficients quel-conques rationnels {op. cit., § 173, p. 524). Non seulement une telle définition généralise, ou plutôt approfondit, la notion gaus-sienne et kummérienne d'entier « complexe » (de forme a -i- b9, a, b entiers rationnels, 9 racine d'une équation 9^ = 1) le, mais elle est perçue par Dedekind conmie l'un des aspects d'une théorisa-tion fondamentale. 11 écrit :

Il faut avant tout nous occuper des fondements les plus impor-tants de l'algèbre d'aujourd'hui. [Op. cit., § 159-160, p. 452.]

Il va donc définir le concept de « corps », imphcitement utilisé par des mathématiciens antérieurs, mais plutôt pour en considérer les éléments que pour traiter le corps lui-même en objet propre. Il l'introduit dès le premier paragraphe de son Mémoire, conrnie « système » où les nombres « se reproduisent » par addition, soustraction et multiphcation (comme dans le cas des entiers) et en outre par division (comme dans le cas des rationnels).

Tout système de nombres réels ou complexes qui possèdent cette propriété fondamentale, nous lui donnerons le nom technique de corps [Körper]. [Op. cit., § 159, p. 435 ; aussi § 160, p. 452.]

H justifie le choix de la dénomination dans une note :

Ce nom doit, comme dans les sciences de la nature, en géo-métrie et dans les sciences des sociétés humaines, désigner ici aussi une certaine complétude [Vollständigkeit], perfection [Vollkommenheit], clôture [Abgesschlossenheit] par quoi il appa-raît comme un tout organique, une unité naturelle. [P. 452.]

Il en donne pour exemples le corps des Rationnels, le corps des Réels, les corps quadratiques de nombres algébriques et le corps de tous les nombres algébriques (§ 160, p. 453). Plus particuhè-rement, un nombre algébrique 9 dont les n puissances 1, 9, 92,... 9 sont hnéairement indépendantes, n étant le plus grand entier à posséder cette propriété, est dit algébrique de n degrés et engendre un corps algébrique Q(9) dit par Dedekind « fini » (de dimension finie) (§ 167, p. 492-493). Dedekind introduit du même coup le concept de « substitution », ou d'« application »

16. Et il n'est pas vrai en général que l'anneau des entiers du corps Q(9) se réduise à Z[9], comme c'est, heureusement pour Kummer, le cas dans les corps cyclotomiques.

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(Abbildung) d'un système d'objets dans un autre, dont il dit dans une note que

sans elle aucune pensée n'est possible, et sur laquelle, en outre, repose toute la science des nombres. [P. 456]

Il aurait même pu dire : toute l'algèbre. Il se restreint cependant alors à la considération des homomorphismes, et s'intéressera particulièrement aux automorphismes d'un corps. Mais il affirme plus généralement que

dans la recherche de la parenté [Verwandschaft] entre des corps différents consiste l 'objet propre de l 'algèbre d 'aujourd'hui. [§ 164, p. 456.]

2.4. Cependant, le concept qui va permettre à Dedekind de don-ner aux Idéaux de Kummer leur statut de nouveaux objets est celui de « module » (Modul). C'est un système de nombres « qui se reproduisent par la soustraction » (§ 168, p. 493), c'est-à-dire tel que la différence de deux nombres du module appartienne encore au module. Il en résulte que le module contient aussi leur somme, qu'il contient un élément 0, et par conséquent les opposés de tous ses éléments ; et qu'en outre il contient tous les multiples par des entiers rationnels d'un quelconque de ses éléments. Dedekind notera [ a i , a2,... an] le module formé par tous les éléments de la

n

forme ^XiUi, les xi étant des entiers rationnels, les nombres ai 1

forment alors la base du module (de type fini) i». Par exemple [l,i] est le module des entiers de Gauss, [1] est le module Z des entiers rationnels.

L'idée de Modul est étroitement associée à celle de divisibilité et de congruence, et le choix même du mot le montre, car, remarque Dedekind, deux nombres a et p sont dits congrus selon le module m^^si a-|3 est dans Wtl, et l'on écrira a = P (mod m) (§ 171), généralisant le cas a = p (mod m) oti le module est engendré par le seul nombre m. Une arithmétique des modules est

17. Le même concept, dans Was sind und was sollen die Zahlen (1888) « s'écarte un peu, en apparence, des expressions utilisées » dans le Mémoire.

18. LQ Modul de Dedekind est donc un groupe additif abélien considéré comme module, au sens bourbachique, sur l'anneau des entiers rationnels.

19. Dedekind note les modules (et les Idéaux) par des lettres gothiques.

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alors développée : produit, somme, divisibilité (3)? est divisible par S) si tout élément de M est aussi élément de S), ce qui est noté paradoxalement - en apparence - W >"2) (§ 169). L'importance du concept de module tient à ce que l'ensemble 0 des entiers d'un corps « fini » de nombres algébriques est un module, dont la base est la même, considéré comme corps et comme module (§ 175, p. 538).

2.5. On se souvient que dans la théorie de Kummer, ce sont des congruences (d'entiers rationnels) qui déterminent une propriété de divisibilité par des facteurs, même si ces facteurs n'existent pas comme nombres « complexes » du système, et que Kunmier désignera cependant comme « nombres idéaux ». Pour Dede-kind, ces « nombres » déterminés par des congruences d'entiers rationnels existants existent eux-mêmes, mais en tant que modules, substituant ainsi à des « nombres individuels co de 0, des sys-tèmes complets de tels nombres » (§ 177, p. 550). Dans le cas oii existe effectivement un nombre, réel ou « complexe » p, divi-seur du nombre |j,.co dans le corps algébrique Q, on considérera le module SJÎ = ©.¡a, des multiples entiers de comme représen-tant ce nombre. Dans un cas général, on introduira axioma-tiquement le module ^ comme satisfaisant aux deux propriétés formelles :

L II est composé d'entiers déterminés du corps il, et ces nombres forment un groupe abélien additif « divisible » par le module 0 des entiers du corps, c'est-à-dire que 0 le contient. C'est donc un module.

II. Si À est un nombre du module, il en est de même de tout nombre co... X, divisible par X, du corps Q. C'est-à-dire que le produit de modules Q.W est divisible par M.

On a reconnu la définition moderne de l'idéal d'un anneau, sans que soit exphcitement introduite cette notion d'anneau. Dedekind fait alors la remarque capitale que, si le prototype de tels sys-tèmes, dans le système [l'anneau] des entiers rationnels, est bien l'ensemble des multiples d'un nombre m, qu'il baptise « idéal principal » (Hauptideal), il est cependant d'autres possibilités : l'idéal M peut être le module engendré par l'ensemble des racines û) d'une congruence v.co = 0 (mod a) , avec v et a entiers algébriques dans C. En pareil cas, il n'existe pas de nombre |i diviseur commun des éléments du module. Mais le module ainsi défini procure, du point de vue de la divisibilité, « un certain

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substitut [Ersatz] pour le nombre (idéal) jj. qui fait défaut » (§ 177, p. 551). De sorte que

ce phénomène nous permet de négliger complètement l'existence d 'un nombre (i qui pourrait engendrer un tel système 3K, et de nous en tenir simplement aux propriétés I et H, qui ont en soi un sens parfaitement clair et déterminé, indépendant de l'existence d'un nombre générateur p. [Ibid.]

La définition d'un idéal dans © est alors ainsi formulée :

un module non réduit à 0, satisfaisant aux deux conditions [qui traduisent I et II en termes d'arithmétique des modulesJ : M > 0 et

[Ibid.]

Ainsi Dedekind achève-t-il, d'une certaine manière, l'œuvre de Kummer, en thématisant comme nouvel objet virtuel complet la notion de « nombre idéal ». Sur cet exemple de la formation d'un concept à partir de la recherche de solutions pour un problème posé par les propriétés inattendues d'objets déjà existants, on voit plus précisément en quoi consiste la virtualité de ces objets mathématiques.

Et tout d'abord, qu'elle ne s'oppose aucunement à leur « réalité » ou existence. La non-unicité de la décomposition en facteurs premiers des « nombres entiers » de certains « systèmes » de « nombres algébriques » constitue d'abord un obstacle effectif par lequel ces objets, constitués à l'image des entiers naturels et encore insuffisamment définis, résistent à une première hypothèse analogique. L'œuvre créatrice du mathématicien consiste alors à explorer ces virtualités encore opaques, et à en rendre raison, en organisant à un niveau supérieur de nouvelles virtualités qui, d'une certaine manière, gouvernent et dominent les premières. Dans l'exemple choisi, le processus décrit de constitution d'un univers d'Idéaux est encore incomplet : ce sont les successeurs de Dedekind qui formuleront les conditions dans lesquelles est pos-sible la décomposition en facteurs premiers, selon les propriétés formelles du lieu pour ainsi dire naturel oti ils définiront les Idéaux, à savoir les « anneaux » : anneaux dits justement, en hommage, anneaux de Dedekind, anneaux nœtheriens, anneaux euclidiens...

C'est qu'en second lieu les virtualités mathématiques se constituent à différents niveaux, qui ne sauraient être cependant désignés comme degrés de réalité, mais plutôt comme degrés de

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profondeurLe mVeau auquei se situent ies virtualités dedekin-diennes d'entier algébrique, de corps, d'idéal, apparaissent ainsi comme une assise sur laquelle reposeraient les virtualités kum-mériennes, et dont l'exploration permettra de réorganiser des champs d'objets encore épars, et en ouvrira de nouveaux. Cette superposition des feuillets d'une réalité mathématique toujours ouverte, jamais véritablement donnée, est sans doute l'un de ses caractères les plus significatifs, et qui exprime le mieux ce que nous entendons par virtualité.

20. Sur cette notion, on se permet de renvoyer à l'article « Qu'est-ce qu'un résultat profond en mathématique ? » Congrès de l'Académie internationale de philosophie des sciences, Budapest, mai 1993.

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Chapitre 4

Les modèles de l'empirie et le virtuel

1. Virtualité et référentiels

On vient de voir en quel sens la mathématique est le « royaume du virtuel ». On voudrait maintenant montrer que les sciences de l'empirie sont également sciences du virtuel i, mais considéré conmie source possible de modèles abstraits grâce auxquels est représentée, avec plus ou moins de succès, l'empirie. Le rapport du virtuel à l'actuel commence donc ici à faire problème, puisque, si nous maintenons que les objets de telles sciences sont fondamentalement des virtualités, il n'en demeure pas moins que ces sciences visent à représenter le monde tel qu'il est actuelle-ment expérimenté dans le sensible et à nous y permettre des inter-ventions efficaces. Toutefois, nous n'envisagerons dans ce cha-pitre qu'un rapport de principe du virtuel à Vactuel, rapport certes constitutif de l'objet scientifique, mais dégagé des réalisations qu'exige la mise en œuvre d'une connaissance scientifique de l'empirie. Car c'est dans cette mise en œuvre qu'apparaît, croyons-nous, de façon explicite, le métaconcept dq probable, que nous avons plus haut introduit, pour y jouer alors un rôle décisif. Ainsi arrêterons-nous dans cette section nos analyses au seuil des domaines oii la catégorie et l'outillage conceptuel du probable

1. Telle était l'une des conclusions d'un précédent ouvrage, La Vérification, Paris, 1992, dont celui-ci est en quelque sorte le prolongement.

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1 0 0 LES MODÈLES DE L'EMPIRIE ET LE VIRTUEL

deviennent essentiels. Mais nous n'en serons pas moins obligé, à plusieurs reprises, de faire entrevoir qu'il commande d'une cer-taine manière, dans les sciences de l'empirie, l'usage du virtuel.

1.1. Ce qui fait fondamentalement le lien entre le virtuel et V ac-tuel dans les sciences de l'empirie, c'est ce que nous avons nommé référentiel. Le mot est emprunté à la mathématique et surtout à la mécanique, où il revêt des sens techniques précis. On appellera, par exemple, référentiel ou repère dans un espace vecto-riel ou dans un module 2, une base, c'est-à-dire, s'il en existe, un ensemble d'éléments générateurs ai, tels que tout élément du module ou de l'espace vectoriel soit représentable comme combi-naison linéaire unique de ces éléments, à coefficients dans le corps (ou l'anneau) des scalaires, et qui soient linéaire-ment i n d é p e n d a n t s 3. Les coefficients scalaires Xi sont les « coordonnées » de l'élément de l'espace vectoriel ou du module qu'ils définissent. Un espace vectoriel a toujours des bases qui ont toutes la même cardinalité, et donc, s'il est « de dimension finie » (s'il a des systèmes finis de générateurs), ont toutes le même nombre d'éléments : sa dimension. On voit ce que signifie ici l'idée de référentiel. Un objet est univoquement et complètement repéré par ses coordonnées, c'est-à-dire par les coefficients du corps ou de l'anneau des scalaires qui permettent de le construire comme combinaison linéaire des éléments de la base. Un trait important de la notion de repère est que l'objet à déterminer l'est au moyen d'un nombre fini d'éléments. Cette restriction caracté-rise sans doute les cas les plus simples de détermination complète du virtuel dans un référentiel. Mais d'une manière plus générale que dans le cas exemplaire des espaces vectoriels de dimension finie, les fondateurs du calcul infinitésimal, par exemple, ont eu précisément à résoudre la détermination d'un objet virtuel (la

2. Rappelons qu'un module, au sens actuel, est un ensemble M d'éléments muni d'une loi de composition interne notée * qui en fait un groupe abélien, et d'une loi de composition externe notée par juxtaposition avec des opérateurs X ou scalaires, formant un anneau A (+,., 1), lois telles que l'on ait, pour x,y dans M et i, H dans A : . x ) = (A,. n )x, + n)x = Xx*|ix / X(x*y) = 'kx*'ky. L'unité 1 de l'anneau a, comme opérateur, la propriété : \ x = x.

3. C'est-à-dire qu'il n'existe pas d'opérateurs Àj non tous nuls tels que n

^^A^ai = 0, les Xj : scalaires dans le corps de base. i = 1

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valeur de la somme d'une série infinie) introduit au moyen d'une infinité de « coordonnées » qui étaient alors les coefficients des puissances de la variable, termes de la série. La solution de tels problèmes constituera l'un des aspects de l'histoire de l'Analyse ; mais on sera conduit, à travers des considérations de théorie des ensembles et de géométrie, à la conception d'autres types de réfé-rentiels, au sens élargi où nous prenons le mot, par exemple au concept de « topologie », où les objets ne sont plus localisés ou construits au moyen de coordonnées, mais sont déterminés par des relations à des sous-ensembles distingués appelés « ouverts ».

En mécanique, et plus généralement dans les sciences de l'em-phie inanimée, l'idée de référentiel conserve le caractère primitif d'un système de repérage tel que la donnée d'un nombre fini de paramètres détermine complètement un objet virtuel : coordon-nées spatio-temporelles d'un mobile, encore dans le cadre formel simple de l'algèbre vectorielle, ou coordonnées dans des espaces de représentation des mouvements ou des changements physiques, dits « espaces des phases », en dynamique des systèmes et en thermodynamique. Ce sens mécanique du référentiel n'est cepen-dant qu'une forme particuhère, quoique originaire et fondamen-tale dans les sciences de la nature physique, de la notion plus générale que nous voulons introduire. Il s'agit en effet, indépen-damment de toute possibilité de repérage par des comptages ou des mesures, et du caractère algébrique de linéarité de la structure du référentiel, de l'établissement d'un système canonique de concepts dans lequel les objets virtuels d'une science de l'empirie peuvent être repérés.

1.2. Le point important est alors que le fait virtuel est complè-tement déterminé conmie tel dans le référentiel, alors que le fait actuel dont il pourra être l'image est déterminé incomplètement. Le référentiel apparaît d'abord, de ce point de vue, comme un canevas informationnel définissant le cadre, le « format », des éléments retenus comme descriptifs de Vactuel. C'est à cet aspect que le Wittgenstein du Tractatus veut réduire la connaissance scientifique du monde empirique. Elle aurait pour seul effet d'« uniformiser la description du monde » {Tractatus, 6.341), et il la compare à la représentation d'une figure au moyen des carreaux noirs et blancs d'un quadrillage. Ainsi la forme qu'introduit la science dans l'expérience serait

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arbitraire, car j'aurais pu utiliser avec le même succès un réseau à mailles triangulaires ou hexagonales. Il se peut que la description au moyen d'un réseau à mailles triangulaires soit plus simple... Aux différents réseaux correspondent différents systèmes de des-cription du monde. [Md.]

Dans ces conditions, les référentiels des sciences de l'empirie ne diraient rien en tant que tels sur l'empirie elle-même. Cepen-dant, ce qui caractérise celle-ci :

c'est qu'elle se laisse décrire complètement par un réseau déter-miné, d' une finesse déterminée. [Ibid., 6.342.]

On voit que cette dernière remarque atténue considérablement la portée de l'arbitraire que reconnaît Wittgenstein au choix du référentiel. Mais l'extrême nominalisme de cette conception de la science se manifeste à nouveau dans le refus de donner un sens causal aux concomitances de faits ainsi décrits :

Rien ne contraint quelque chose à arriver du fait qu'autre chose soit arrivé. [6.37.] Il n'est de nécessité que logique. [6.375.]

En fin de compte, qu'il y ait des lois de la nature se montre seulement en ce qu'il est possible de décrire le monde de façon systématique au moyen des images virtuelles des faits actuels, déterminées dans des référentiels non univoquement imposés par l'expérience, mais convenablement choisis.

Une telle conception me semble correcte en ce qu'elle accepte, mais il est difficile de l'admettre en ce qu'elle refuse. L'évolution progressive des sciences de l'empirie témoigne en effet d'un apport des référentiels successivement adoptés au contenu de la connaissance. Le canevas de description des phénomènes proposé par la mécanique de la relativité restreinte, comparé à celui que propose la mécanique newtonienne, par exemple, postule certai-nement des propriétés du monde même allant bien au-delà d'un simple mode de description. Un référentiel au sens oii nous l'en-tendons, certes ne nous dit rien directement sur les faits actuels du monde ; mais il présuppose une structure des faits virtuels qui doivent en être des images. Ces faits virtuels, qui sont des élé-ments ou des sous-ensembles d'éléments dans ces structures, ne sont assurément pas liés essentiellement aux observations singu-lières (même répétées) de faits actuels. Mais leur insertion dans un référentiel caractérise déjà partiellement les faits actuels qu'ils

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doivent représenter, à travers des règles d'invariance auxquelles le référentiel est soumis. L'un des aspects fondamentaux de la découverte einsteinienne de la relativité restreinte consiste en l'établissement d'un référentiel tel que les images virtuelles des phénomènes électromagnétiques, en même temps que celles des phénomènes purement mécaniques, puissent y être déterminées. C'est-à-dire qu'elles puissent être insérées dans un réseau com-mun de relations exprimables dans le référentiel. Le premier prin-cipe fondamental explicitement assumé par Einstein est en effet que la formulation des théories physiques doit conserver la même forme si on les rapporte à des référentiels d'inertie quelconques, de tels référentiels étant caractérisés par le fait qu'ils sont l'un par rapport à l'autre dans un mouvement rectiligne uniforme, et que, par définition, le mouvement d'un corps non soumis à des forces externes est décrit conmie rectihgne uniforme dans un tel référen-tiel. Or la formulation maxwellienne des lois de l'électrodyna-mique, dans l'hypothèse d'un référentiel absolu d'espace-temps, introduit une dissymétrie qui apparaît lorsque l'on considère le courant produit dans un conducteur, fixe ou mobile, quand un aimant se meut dans un éther supposé fixe, produisant un champ magnétique et un champ électrique, ou qu'un aimant est supposé immobile dans cet éther, ne produisant qu'un champ électrique ; le courant produit cependant ne doit dépendre que du mouvement relatif du conducteur et de l'aimant. Comme l'écrit Elie Zahar (op. cit., p. 92) :

La relativité élimine cette asymétrie ; des équations ayant exac-tement la même forme s'appliquent, que nous choisissions l'ai-mant ou le conducteur comme système de référence. Il n'y a pas deux champs séparés, électrique et magnétique, mais un seul ten-seur antisymétrique qui se transforme globalement

C'est bien cette idée de règles de transformation associées à un référentiel, ou plutôt au passage d'un référentiel à un autre, qui

4. Un autre aspect, non moins essentiel, serait le postulat de la constance de la vitesse de la lumière, indépendamment du mouvement de la source. Ce second principe résulte du reste du premier si l'on accepte comme lois de la nature invariantes les équations de l'électrodynamique de Maxwell (voir sur ce point E. Zahar, Einstein's Revolution, 1989, p. 1).

5. Ce sont les composantes de ce tenseur qui se transforment quand change le référentiel, laissant invariant le tenseur lui-même, en tant qu'objet mathéma-tique défini, expression d'un objet virtuel physique.

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donne à la notion un contenu. Ces règles de transformation doivent assurer la stabilité formelle des lois de la nature. Dans le cas considéré de la relativité restreinte, Einstein part donc des équations de Maxwell prises comme exprimant, sous forme de relations entre faits virtuels, dans un référentiel d'inertie, des lois de la nature, qui représentent convenablement les faits actuels décrits par Oersted, Ampère, Faraday. Il cherche alors quelles transformations de coordonnées associées aux référentiels conser-veront les équations écrites dans un nouveau référentiel galiléen, de vitesse v relativement au premier. Il suppose d'abord l'espace vide, avec une densité de charge nulle ; il retrouve alors les équa-tions de transformation de Lorentz, mais en leur donnant immé-diatement le sens d'une transformation de référentiel. Puis il suppose cette densité de champ non nulle et trouve sa règle de transformation, que Lorentz n'avait pu complètement interpréter. Sous les règles ainsi formulées, et interprétées comme change-ment de référentiel, l'invariance - la covariance - complète des équations de Maxwell est alors établie. Et Einstein pourra en déduire, par exemple, l'équivalence de la masse et de l'énergie, conséquence formelle qui a manifestement un contenu physique, quoique concernant une représentation dans le virtuel. On voit donc que la notion de référentiel, si elle est d'abord un cadre de description pour l'expérience, pour les faits actuels, elle se pré-sente aussi et surtout comme un système de concepts opératoires permettant de déterminer complètement des faits et des relations virtuels. Et les propriétés formelles de ces systèmes entraînent des conséquences quant à la nature de ces faits virtuels eux-mêmes.

Cette introduction de « contenus formels » dans les objets vir-tuels par le choix de référentiels fait écho d'une certaine manière au transcendantal kantien. Ces objets sont bien constitués par la pensée, et cette constitution est en quelque sorte a priori, puisque les objets virtuels ne sont pas en général la simple projection des objets actuels, incomplètement déterminés, qu'atteindra l'expé-rience. Mais leur constitution n'est nullement définitive ; ils sont des projets, des épures pour une connaissance en progrès qui les confrontera donc, avec plus ou moins de succès, aux faits actuels. D'autre part, les contenus formels qu'apportent les référentiels ne sauraient se substituer aux contenus empiriques. C'était pourtant, jusqu'à un certain point, la thèse du jeune Carnap dans La Construction logique du monde (1928), quand il pensait pouvoir reconstituer sinon les contenus des perceptions élémentaires

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- subjectifs, et inconnaissables selon lui scientifiquement - du moins la forme des concepts empiriques de qualités sensibles. Il me semble que les objets virtuels des sciences de l'empirie ne visent pas à cette constitution ultime de la forme du sensible telle que l'entendait alors Carnap. Ne fût-ce que, justement, en raison de leur détermination complète dans des référentiels, complétude incompatible avec le statut des actualités empiriques.

2. Le virtuel et la mécanique analytique

2.1. Mais cette impuissance radicale du virtuel à atteindre V ac-tuel est en quelque manière compensée par son pluralisme foison-nant, opposé à la fixité, à l'unicité du fait actuel. On pourrait lui appliquer, poétiquement parlant, ce que Valéry fait dire à Socrate dans son dialogue aux Enfers avec Phèdre : « Je t'ai dit que je suis né plusieurs et que je meurs un seul » (Eupalinos, dans Valéry, Œuvres, « Bibl. de la Pléiade », 1.1, p. 114). Le propre du virtuel, relativement aux sciences de l'empirie, outre sa détermination complète, est en effet d'être capable de multiplicité. Le prototype en est alors clairement donné par l'usage qu'en a fait la méca-nique, et très explicitement d'abord celle de d'Alembert, puis celle de Lagrange. C'est donc à partir de l'examen sommaire de quelques conceptions exemplaires de la mécanique que nous vou-drions montrer, dans les sciences de l'empirie, le fonctionnement diversifié du virtuel, et les modalités de sa relation à l'actuel. D'abord par les procédures de sélection des virtuels distingués, représentation directe de l'actuel ; puis par l'introduction du pro-bable qui permet la confrontation de la connaissance scientifique à l'actuahté des expériences effectives. Nous nous bornerons, dans ce chapitre, conformément à notre programme, à faire ressortir l'importance décisive, d'une part de la constitution de référentiels où le virtuel est défini, d'autre part de la formulation des principes de sélection qui désignent parmi tous les virtuels, le virtuel actua-hsable.

L'usage même du mot « virtuel » dans une interprétation de la science remonte, on l'a dit, à Jean pr Bernoulli et d'Alembert dans leurs travaux de mécanique. Le premier, dans une lettre à Varignon datée de 1717, envisage des déplacements infinitési-

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maux dans la direction des forces, qui définissent les « vitesses virtuelles » ; les produits de ces vitesses virtuelles par les forces (qui ont donc, au sens moderne, la dimension d'une énergie) doi-vent avoir une somme nulle. Plus explicitement, d'Alembert considère des « mouvements virtuels ». Sa mécanique se veut en effet une « théorie des mouvements seuls » (Traité de dynamique, 1732 ; voir aussi article « Méchanique » dans VEncyclopédie). L'objet de la mécanique est ainsi déterminé comme « parcours d'un certain espace en employant un certain temps ». D'Alembert veut donc éliminer la notion newtonienne de « Force ^ » : « entièrement inutile à la mécanique » (article « Force » dans l'Encyclopédie), sinon par l'intermédiaire de la considération d'« effets ». Et s'il faut se préoccuper des « causes » du mouve-ment, on s'en tiendra aux impacts et à la gravitation (mais celle-ci même demeure hors de la mécanique proprement dite : article « Cause » de l'Encyclopédie). Le référentiel dans lequel est décrit et déterminé l'objet mouvement est ainsi purement spatio-tempo-rel. Mais le raisonnement sur les mouvements consiste à décom-poser par la pensée chacun d'eux en un mouvement effectif et en des mouvements non réalisés (virtuels) qui se détruisent mutuel-lement. La mécanique est ainsi réduite à une détermination d'équilibres (virtuels).

2.2. Mais l'exploitation véritable de la notion de mouvement virtuel est due à Lagrange (Mécanique analytique, 1788) et à ses successeurs : Poisson (1781-1840), W. R. Hamilton (1805-1865), Jacobi (1804-1851). L'orientation générale du développement d'une « mécanique analytique » pourrait être décrite, du point de vue de la représentation des phénomènes de mouvement dans des référentiels, comme une géométrisation au sens large. On consi-dère ces référentiels comme des « espaces » abstraits, virtualités mathématiques pures ; le prototype en est évidemment l'espace euclidien ordinaire. Mais la structure, les propriétés métriques, topologiques, algébriques spécifiques de ces espaces définissent l'objet virtuel « mouvement » qui est en eux repéré. Les lois de la mécanique énoncent alors des contraintes spécifiques imposées

6. Bien que l'on énonce souvent aujourd'hui le principe de d'Alembert, ou des « travaux virtuels », sous la forme : la somme des travaux des forces d'inertie dans les déplacements virtuels est égale à la somme des travaux des forces appliquées, les travaux à.es forces de Uaison étant supposés nuls.

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aux mouvements pour qu'ils représentent convenablement des phénomènes actuels. Ces derniers doivent évidemment, en dernier ressort, être représentables, observables et mesurables dans un référentiel d'espace-temps, comme valeurs actuelles de grandeurs « dynamiques ».

La première formulation décisive d'une telle géométrisation, postérieure à celle de Galilée et Newton, a consisté à redéfinir les variables mécaniques d'un système de points matériels compor-tant des liaisons limitant le mouvement : on choisira des para-mètres q indépendants qui suffisent, en tenant compte de ces liai-sons supposées indépendantes du temps, à exprimer les positions et les vitesses de chaque point du système à un moment quel-conque. Il y a bien ici géométrisation, en ce sens que les mouve-ments virtuels sont définis sur une « surface » (une variété) de l'espace des positions et des vitesses. Les q et leurs dérivées par rapport au temps q' sont alors les coordonnées des points du sys-tème sur cet « espace de phases », au moyen desquelles on peut réécrire les lois fondamentales de la mécanique, et formuler en particulier le travail virtuel (au sens de d'Alembert) des forces apphquées : S^j .^r j = ^ k ^ q K les /k étant des nombres

j k représentant les « forces généralisées », les ôçk des déplacements virtuels des paramètres q. Ayant contribué, avec Euler, à fonder en cette fin du XVIIP siècle, le calcul des variations^, Lagrange, reprenant l'idée du principe maupertuisien de la moindre action, montre alors que l'équation fondamentale (newtonienne) de la dynamique équivaut à une condition d'extremum. Il a bien vu, en effet, que, si le travail virtuel ST des forces générahsées dépend

d'un potentiel U (¿/ST = -d\J, e t / k = en introduisant la

fonction L = 2r + U (le « lagrangien^ », où 9" est l'énergie cinétique), on peut déterminer les mouvements actuels comme

dx

7. Déterminer une fonction f ( x ) dépendant d'un paramètre, telle que

l'intégrale I = ¡fdt soit extrémale.

to 8. Qui n'est autre que la dérivée totale de l'action S par rapport au temps le

long d'une trajectoire.

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1 0 8 LES MODÈLES DE L'EMPIRIE ET LE VIRTUEL

? minimisant la fonction LÎZÎ qui caractérise un mouvement virtuel to

quelconque, dans l'espace de phases des (q ,q ' ) entre deux moments du temps, ce qu'expriment les équations aux dérivées

d aL 8L partielles : ~ ^ ^ = L étant exprimé au moyen des q

et des q^ = L'idée féconde est ici de déterminer, dans l'espace

des {q,q parmi tous les mouvements virtuels (dont Lagrange notait la « variation » par le symbole ô), définis complètement dans cet espace par des valeurs de ^ et ^ ' et une certaine fonction L, le mouvement représentatif d'un actuel, au moyen d'une règle analytique d'extremum, qui est une équation différentielle du second ordre.

2.3. Le second moment capital de cette institution d'une méca-nique analytique est essentiellement marqué par le passage à un autre référentiel, dit « espace des phases », où la représentation du mouvement actuel devient particulièrement symétrique. Hamilton, qui a systématisé l'idée variatiormelle de Maupertuis et Lagrange, choisit conmae paramètres du mouvement les q de position, et de nouvelles grandeurs, pi, définies à partir du lagrangien L :

aL Pi = appelés moments conjugués des q, qui se substituent

ainsi aux « vitesses » q On introduit alors une nouvelle grandeur caractéristique de tout mouvement virtuel, 1'« hamiltonien » H

9. Une idée analogue avait en effet été exprimée en 1744 par Moreau de Maupertuis, affirmant que tout changement effectif des phénomènes était tel que soit minimale la quantité d'« action » engagée, qu'il mesurait par la som-mation des éléments mv dx. La présentation de Lagrange ici résumée se trouve dans la Mécanique analytique, 4® éd., vol. 1 , seconde partie, section 2, 3 et 4.

10. Ce changement de variable constitue ce qu'on appelle une transforma-tion de Legendre. Les indices des q sont supérieurs, conformément aux conventions de l'algèbre linéaire : ce sont les composantes de vecteurs contra-variants ; les indices des p sont inférieurs : ce sont les composantes de covec-teurs, formes linéaires sur l'espace des vecteurs.

11. J.-M. Souriau, dans un prétnage (« Grammaire de la nature ») fait remar-quer que la lettre H a été déjà utilisée par Lagrange pour désigner l'éner-gie totale d'un système (peut-être en l'honneur de Huygens), et que

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fonction des nouvelles variables : H = Xpi^ ' ^ , dont on peut i

montrer, en passant à l'ancien référentiel, qu'elle représente l'énergie totale T-U du système 12. H résulte alors de la condition d'extremum les déterminations simples et très symétriques des paramètres p et q d'un mouvement actuel :

a n _ dq^ dq^ dt dp^ dt '

Ces équations, qui ne sont plus maintenant que du premier ordre, déterminent donc, dans l'espace des phases, une figure - une ligne - , représentant le mouvement actuel.

Une géométrisation encore plus poussée a été proposée par Jean-Marie Souriau. Le référentiel fondamental qu'il introduit est directement un « espace des mouvements » U, c'est-à-dire que les points de cet espace représentent chacun un mouvement {virtuel) dans son développement temporel complet. Chacun d'eux est intégralement déterminé, dans les hypothèses usuellement admises en mécanique, par des conditions initiales de position et de vitesse (ou par les variables canoniques q^ et p\) au temps t. Dans un réfé-rentiel d'« évolution », dont les coordonnées seraient les n variables de position, les n variables de vitesse et la variable temps, une image du mouvement actuel est déterminée par les équations classiques de la mécanique comme une courbe décrite au cours du temps par le point y, représentatif des conditions ini-tiales. C'est une « ligne de force », ou une « feuille », tangente dans la variété « espace d'évolution » aux directions définies par les équations. Cependant, les 2n composantes canoniques du sys-tème peuvent être considérées comme constituant des cartes de coordonnées locales, à chaque moment, dans le référentiel dJ, de l'espace des mouvements. En faisant varier t, on obtient ainsi un « atlas » couvrant U, qui devient, moyennant certaines hypo-thèses, une variété différentiable de dimension 2n. Un mouvement sera donc représenté, selon le choix du référentiel, soit comme une trajectoire dans l'espace de configuration à n dimensions de posi-

W. R. Hamilton n'avait que huit ans à la mort de Lagrange... H n'est donc pas ici, comme on pourrait le croire, l'initiale du mathématicien irlandais.

12. C'est aussi, changée de signe, la dérivée partielle par rapport au temps de l'action S (de dimension ML^T ~ : 3S/3t = - H. L'hamiltonien a donc bien la dimension d'une énergie ML^T ~

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tion ; soit comme une ligne décrite par un point dans l'espace des phases à 2n dimensions, figure dans les deux cas paramétrée par le temps ; soit comme une ligne atemporelle dans l'espace d'évolu-tion à + 1 dimensions ; soit enfin comme un point atemporel dans l'espace des mouvements à 2n dimensions Le point capital est alors que la sélection des représentations de mouvements actuels dans l'espace des mouvements s'effectue en annulant, dans cette variété une 2-forme différentielle extérieure c(dy,8y) indépendante du temps, dépendant seulement en chaque point (pour chaque mouvement virtuel défini par ses conditions initiales y) de deux différentielles arbitraires, ou variations du mouvement dans l'espace vectoriel tangent, notées dy et Ôy Cette forme dif-férentielle, sous certaines conditions (son caractère injectif et l'aimulation de sa dérivée extérieure), confère à l'espace des mou-vements une structure de variété « symplectique », et l'on montre que son annulation en un point, quelles que soient les différen-tielles dy et 6y, caractérise ce point comme image d'un mouve-ment actuel, équivalant alors aux conditions hamiltonieimes d'ex-tremum 15, et même les généralisant aux cas oii l'on ne peut définir un lagrangien du système. Comme l'écrit J.-M. Souriau :

La considération directe de U met en évidence ce que l'on pour-rait appeler le paradoxe du physicien : ce dernier, qui se garde bien d'inventer un monde a priori, pense ne s'occuper que des faits réels ; or l'évolution d'un système matériel, si complexe soit-il.

13. Voir Encyclopaedia universalis, art. « Mécanique analytique » ; voir aussi J.-M. Souriau, Structure des systèmes dynamiques, Paris, 1970, et « Matière et géométrie », dans L'Age de la science, 1969, t. 2, p. 87.

14. Cette forme différentielle fait correspondre aux deux variations un nombre défini, dans l'espace d'évolution, par le « crochet de Lagrange » : (mdv-¥dt).{?,r-v?)t) - (mSv - V?,t).{dr - vdt), qui contient l'expression de la loi classique : F = mdv/dt, v = dridt. Souriau, parti des calculs de Lagrange qu'il interprète en géométrie différentielle, montre qu'à une teUe forme dans l'espace d'évolution correspond une forme analogue dans U lui-même. - La forme dif-férentielle joue pour la géométrie de l'espace symplectique un rôle analogue à celui du tenseur métrique g d'un espace riemannien. Les conditions sur a cor-respondent alors pour g à l'annulation du tenseur de Riemann-Christoffel. Elles signifient intuitivement qu'il existe un système de coordonnées (une carte) oîi les composantes de g (de a) sont des constantes. De tels espaces sont, en un certain sens, « plats ».

15. La condition d'annulation de la dérivée extérieure de o entraîne, dans le système dynamique, que la force ne dépend pas des vitesses et dérive d'un potentiel.

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n'est représentée que par un seul point de la variété U, les autres points n'ont qu'une existence virtuelle ; et c'est pourtant en struc-turant l'ensemble de ces virtualités que le physicien peut, dans une certaine mesure, expliquer et prévoir le réel. [Structure des sys-tèmes dynamiques, p. XXI.]

C'est exactement ce sur quoi nous avons insisté depuis le début de ce chapitre, en étendant le thème de la virtualité des objets à tous les domaines de la science.

La construction qu'effectue J.-M. Souriau de ce nouveau royaume - symplectique - du virtuel, lui permet de passer de la mécanique classique aux mécaniques relativistes et quantique. Nous noterons seulement que se trouve alors, pour ainsi dire, ren-forcé le caractère de virtualité des objets, dans la mesure où joue un rôle essentiel l'idée du groupe des transformations symplec-tiques de U, laissant invariante la forme a, et de ses sous-groupes, appelés par J.-M. Souriau, « groupes dynamiques ». Il généralise en particulier le théorème d'Emmy Noether, en montrant com-ment les grandeurs dynamiques conservatives (le moment ciné-tique, l'énergie...) sont associées aux symétries de la géométrie symplectique de l'espace des mouvements i®.

3. Le virtuel et la mécanique quantique

3.1. Nous nous proposons maintenant de compléter ces remarques par des observations touchant le sens et la fonction du virtuel en mécanique quantique. Il ne s'agira nullement de déve-lopper une interprétation nouvelle, ni de tenter de résoudre les problèmes logiques que posent, dans l'état actuel de la science, des paradoxes apparents ou réels. Nous croyons que le statut de ce que nous avons nommé le virtuel peut et doit y être examiné pour lui-même, indépendamment des solutions possibles proposées

16. Le théorème de Noether démontre que les grandeurs dynamiques conservées dans un mouvement « actuel » sont définies par les groupes de transformation qui laissent invariant le lagrangien. Ce théorème relie ainsi le formalisme des théorèmes généraux de la mécanique au formahsme variation-nel, qu'il dégage en un certain sens de toute interprétation finahste.

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pour ces difficultés, même si cette conception de la virtualité était susceptible d'en préciser le sens, et de suggérer des solutions.

Observons tout d'abord c^'objets et événements sont premiè-rement, dans ce domaine, caractérisés formellement par des « états quantiques purs » qui sont bien, en tant que tels, complètement déterminés dans les référentiels qui leur sont propres. Que cette complète détermination corresponde ou non à une description complète de la réalité des phénomènes n'est pas pour le moment en cause ; mais la question sera posée par Einstein. Nous y reviendrons à propos des rapports de la théorie au réel. Un état quantique pur \|/ peut en effet être représenté, pour ainsi dire comme entité non analysée, par un vecteur dans un espace vecto-riel spécifique, dit espace de Hilbert Un tel espace sur le corps des complexes est normé et complet On y a défini une forme positive non dégénérée fCx, y) : E x E C dite hermitienne qui joue le rôle du produit scalaire de l'espace vectoriel réel usuel, et

qui permet de définir une norme : ^[f{x,x)-, de tels espaces ont éventuellement un nombre infini de dimensions. Un vecteur \|/ quelconque peut y être représenté par une somme, finie ou non, combinaison linéaire d'états fondamentaux \j/i constituant une base, affectés de coefficients ai. C'est ce que Dirac formule plus généralement comme principe fondamental « de superposition » :

Un état quelconque peut être considéré comme le résultat de la superposition de deux ou plusieurs autres états. [Les Principes de la mécanique quantique, p. 8.]

17. On est amené, bien entendu, à considérer simultanément plusieurs espaces d'états quantiques. On introduit alors la notion d'un espace produit ten-soriel de plusieurs espaces, qui préserve en un certain sens la linéarité.

18. On rappelle qu'une norme I I u | | dans un espace vectoriel associe à un vecteur un nombre réel positif, tel que I I u | | = 0 u = 0, que | | A,u | | = | I. I I u I I pour tout X scalaire du coips de base, et qu'enfin : | | x + 3 ? M < | U I |

+ 1 I J I I . Une norme permet de définir une distance : d(x,y) = | U - j 1 1 et par conséquent des suites de Cauchy. Un espace normé E est complet si toute suite de Cauchy de vecteurs de E converge vers un vecteur de E.

19 . Une forme (f(Ji:,j) sur un espace vectoriel complexe E est hermitienne si et seulement si :

î(x + x\ y) = f(x, y) + f(x', y), x,x',y dans E ; f(Xx, y) = X f(x, y), X dans C ; y) = i(y, x)*, d'où f(x, x) réel et f(x, Xy) = X*i{x, y) ; (l'astérisque notant la conjugaison complexe). - Elle est non dégénérée si f(x, y) = 0 <=^x = 0ouy = 0.

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113 LES MODÈLES DE L'EMPIRIE ET LE VIRTUEL

Utilisant une notation introduite par Dirac, on peut aussi formu-ler cette représentation comme projection de sur ses états de base \i/i : < \|/i | \\f> = a i formule qui désigne le « produit sca-laire » (hermitien) de \j/ et de \|/i, et représente un nombre com-plexe caractérisant cette projection, nommé « amplitude » pour des raisons qui apparaîtront plus loin. Une telle projection corres-pond par exemple au « filtrage » d'un faisceau d'atomes à travers un appareil (un filtre de Stem-Gerlach) qui dissocie l'état com-plexe de ce faisceau en états fondamentaux relativement à la variable « orientation du spin ». Dans cette même interprétation, le nombre < O | \j/ > sera l'amplitude caractérisant en général le passage de l'état \|/ à l'état (j). A ce premier niveau du virtuel, le mot de « probabilité » n'a pas à être prononcé, bien que les pro-priétés formelles assignées aux coefficients complexes a{à\x développement d'un selon certains états fondamentaux d'un référentiel soient motivées par l'interprétation de leurs carrés : | | a j | | 2 = a^ai* comme des probabilités. (On exigera par exemple que la somme des carrés a\ pour chaque représentation d'un \|/ soit finie, et même réductible à l'unité.) On observera par ailleurs que, dans la notation de Dirac, un état quantique est à la fois présenté comme objet et comme opéra-tion. On peut l'écrire, en effet, | \(/ >, ce qui le désigne alors comme multipliant scalairement un autre état quantique <E>, opération caractérisée par l'amplitude < O | > qui en est le résultat algébrique. Comme l'écrit Feynman {Lectures on Physics, m. 2.1) :

La nouvelle façon de représenter le monde en mécanique quan-tique - le nouveau cadre - est de donner une amphtude à tout évé-nement qui peut se produire, et si l'événement comporte la récep-tion d'une particule, on peut alors donner l'amplitude de trouver cette particule à différents endroits et en différents temps.

V

A ce niveau d'abstraction du virtuel, la mécanique quantique se présente donc comme un calcul d'amplitudes. Les règles concer-nant ce calcul peuvent alors être ainsi formulées :

1. Si le phénomène représenté peut se produire de plusieurs façons distinctes (selon plusieurs chemins), l'amphtude résultante est la somme des amplitudes séparées.

2. Si le phénomène ne se produit que selon un seul chemin, en plusieurs étapes, l'amphtude résultante est le produit des amph-tudes relatives aux différentes étapes de ce chemin.

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1 1 4 LES MODÈLES DE L'EMPIRIE ET LE VIRTUEL

3. L'inversion des états combinés correspond à la conjugaison complexe des amplitudes : < o | \(/> = < \ j / |

Un problème physique peut alors être formulé comme détermi-nation de l'amplitude du passage d'un état quantique initial à un état quantique final, en fonction du temps et des circonstances extérieures. C'est-à-dire, dans une certaine représentation de \(/, à la détermination de la loi de variation des amplitudes relatives aux différents états fondamentaux du référentiel où \\f est décrit. Ne considérant que le temps, et dans une perspective non relati-viste, la transformation de \(/ la plus simple et conforme au prin-cipe de superposition dans cet univers vectoriel où elle est repérée est fournie par un opérateur linéaire H, auquel on peut donner la forme d'une matrice dont les termes Hij repré-sentent le passage de l'état de base i à l'état de base j, de sorte que

si : v|/(i) = XCi¥i' les dérivées par rapport au temps ^ ^ ^

pourront s'écrire : XHij(OCj(i). Plus généralement, dans un j

champ de forces de potentiel scalaire V, Schrôdinger écrit l'équa-tion célèbre dormant la variation de \j/ au cours du temps 20. À ce niveau, la représentation quantique des phénomènes est encore parfaitement déterminée, en ce sens qu'un état quantique au temps (i + Ai ) est complètement calculable à partir de l'état au temps t, si aucun événement extérieur (par exemple une mesure) n'est intervenuti.

20. ih ô\j//ôt = H \|/ qui s'écrit dans le référentiel des coordonnées spatio-temporelles : ih ôi|//ôi = - ^¡yim. 72«? + V4', la constante Ü = h / 27t, liée au quantum d'action, est introduite en raison de la variation discrète, expérimenta-lement constatée, de l'énergie.

21. Nous laisserons ici de côté pour le moment le cas des systèmes dits « mixtes », qui ne sont pas représentables par un mais par une « matrice de densité », pour lesquels « il n'existe pas de système complet de mesures conduisant à des résultats pouvant être prédits d'une manière univoque » (Landau et Lifschitz, Mécanique quantique, p. 53). Ce cas est du reste le plus général, lorsque l'on se propose des mesures portant seulement sur une partie d'un système (dont l'état est quant à lui défini par un \|/), en interaction incon-nue avec les autres parties ; on a alors une information incomplète sur l'état de ce sous-système, formulable comme « mélange statistique » d'états purs. Sa description au moyen de l'opérateur densité permet alors néanmoins d'effec-tuer toutes les prédictions physiques portant sur les valeurs moyennes des observables. (Voir Cohen-Tannoudji, Diu, Laloë, Mécanique quantique.

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115 LES MODÈLES DE L'EMPIRIE ET LE VIRTUEL

3.2. Mais le but d'une description et explication physique des phénomènes est de passer de ces virtualités du premier degré à des virtualités directement associables à des mesures. Autrement dit, passer d'une représentation dans des espaces de Hilbert au moyen des référentiels d'états fondamentaux, à une représentation dans des référentiels (relativistes ou non) d'espace-temps.

La théorie mathématique des espaces vectoriels fournit d'abord le passage à des virtualités du second degré au moyen des concepts de vecteurs et de valeurs propres. Nous avons déjà ren-contré la notion d'opérateur (linéaire) dans des espaces, pour décrire l'évolution des vecteurs d'état au cours du temps. Plus généralement, un opérateur dans un espace de Hilbert transforme un vecteur en un autre vecteur : Â\|/ = O 22. Pour souligner le fait que nous nous trouvons bien ici dans le virtuel, citons une remarque de Feyman à ce propos :

Quelquefois, un état obtenu de cette manière [par application d'un opérateur] pourra être très particulier - il peut ne pas repré-senter une situation physique susceptible d'être rencontrée dans la nature... En d'autres termes, nous pouvons parfois obtenir des états mathématiquement artificiels. De tels états « artificiels » peuvent cependant être utiles, peut-être comme intermédiaires de quelque calcul. [Op. cit., m. 20.2.]

Mais il peut exister dans un espace vectoriel (il en existe tou-jours s'il est de dimension finie) des opérateurs linéaires qui ne changent pas certains vecteurs, sinon en les multiphant par un sca-laire : A = a De tels vecteurs et les scalaires correspondants sont dits « propres » pour l'opérateur. On montre que les vecteurs propres d'un opérateur arbitraire sont orthogonaux et constituent un référentiel complet dans lequel tout vecteur peut être déve-loppé. Tel est donc le sens mathématique des états fondamentaux d'un \|/. Mais on a en outre à interpréter les valeurs propres corres-pondantes. L'idée de Dirac est que l'on peut faire correspondre certains opérateurs à la détermination de grandeurs définies en

Hermann, 1973, p. 295 s.). On voit qu'à ce niveau la notion du probable s'in-troduit nécessairement ; elle sera examinée au chapitre 7.

22. On note ordinairement les opérateurs au moyen du chapeau circonflexe : Â.

23. Et du reste, avec un autre formalisme, celle des fondateurs, Heisenberg, Bom et Jordan.

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1 1 6 LES MODÈLES DE L'EMPIRIE ET LE VIRTUEL

coordonnées d'espace-temps ; l'application de l'opérateur figure alors, virtuellement, une mesure ; et les coefficients ai sont les valeurs que peut prendre actuellement la grandeur observée. Toutefois, un opérateur peut avoir une même valeur propre ai (« dégénérée ») qui corresponde à plusieurs vecteurs propres for-mant alors un sous-espace propre de cette valeur. On peut toujours choisir, dans ce sous-espace, un ensemble de vecteurs propres indépendants et orthonormés. Mais c'est seulement lorsque cet ensemble constitue une base de l'espace des états qu'on dira que l'opérateur correspond à un observable.

L'assignation des grandeurs dynamiques à des opérateurs dépend évidemment du contenu (encore virtuel, mais alors défini dans un référentiel d'espace-temps) attribué aux vecteurs pure-ment abstraits de l'espace de Hilbert représentant des états. À par-tir de la vérification, ou de la démonstration dans des expériences de pensée, du caractère discontinu de certains phénomènes, com-parables aux interférences lumineuses, et aussi par la considéra-tion des conséquences paradoxales d'une hypothèse continuiste pour les micro-échanges d'énergie, les divers fondateurs de la mécanique quantique ont été amenés à conjecturer pour la repré-sentation des états quantiques dans le référentiel d'espace-temps la forme d'une équation d'ondes, qui, dans le cas où l'énergie E et le moment p sont bien définis et fixés, pourrait s'écrire : exp-i/t

(Et -pr), r étant la variable de position. L'analogie dkectrice a été l'équation des ondes en mécanique macroscopique classique : exp - i(cot - A:r), où = ti ^ et E = ti Les correspondances avec des opérateurs 24 agissant dans les espaces de Hilbert peuvent alors être fixées en accord avec les définitions macroscopiques des grandeurs : à l'énergie totale correspond l'opérateur hamiltonien - Î i2 , ^ ^ V^ + V(r) ; aux coordonnées de position x, j , z correspondent

ces scalaires eux-mêmes opérant comme multiplicateurs, à la grandeur moment cinétique correspond l'opérateur - t i / / . V. Nous sommes alors, pour ainsi dire, à un second niveau du virtuel, moins abstrait que le premier. Car c'est à ce niveau même que la

24. Ils doivent alors être tels que leurs valeurs propres soient réelles, ce qui a lieu s'ils ont la propriété formelle d'être « auto-adjoints », c'est-à-dire que le produit scalaire hermitien est invariant quand on applique l'opérateur u soit à son premier, soit à son second terme : f{ux, y) = f(x, u y).

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117 LES MODÈLES DE L'EMPIRIE ET LE VIRTUEL

théorie des opérateurs sélectionne entre les virtualités indétermi-nées des valeurs des variables, celles qui seules pourront être observées. Le passage achevé à l'actualité des expériences va consister à observer et mesurer effectivement des grandeurs spa-tio-temporelles. Et c'est à ce niveau, dans ce passage à l'actualité, que la probabilité s'introduit. Nous réservons pour un prochain chapitre (chap. 7, section 2) l'examen de cette introduction, qui soulève d'intéressants problèmes, lesquels, me semble-t-il, se trouvent être au cœur même des difficultés d'une interprétation physique de la mécanique quantique. On s'est ici contenté de noter que le concept abstrait d'amplitude (on voit maintenant l'origine du mot avec l'interprétation ondulatoire des fonctions d'état) fournissait, selon les règles énoncées par Max Bom, des probabilités dans le passage à l'observation actuelle. Ajoutons, suivant Dirac {op. cit., p. 11) et conformément à la présentation précédente, que les états fondamentaux servant de référentiel sont justement ceux pour lesquels « il existe une observation donnant avec certitude un résultat déterminé ».

3.3. Remarque qui nous ramène à la question de l'indétermina-tion quantique, dont nous avons noté qu'elle n'a pas lieu, à pro-prement parler, au premier niveau des virtualités, où l'évolution des vecteurs d'état est réglée par l'équation de Schrôdinger, tant qu'on ne considère aucun processus de mesure.

Cependant, une première forme d'indétermination apparaît concernant l'état quantique d'un système après mesure, du moins dans l'interprétation de Copenhague, dite classique. Si la mesure donne la valeur propre a{ (non dégénérée) de l'observable A, on postule alors que l'état du système après la mesure est le vecteur propre - unique - associé à A pour cette valeur. Postulat qui signifie donc que l'opération actuelle de mesure réduirait de façon discontinue et imprévisible l'objet virtuel fonction d'onde à l'une de ses composantes (« réduction des paquets d'ondes »). Une seconde mesure faite avant que le système n'évolue devra donc redotmer ai à coup sûr. Mais si la valeur ai obtenue est dégénérée - c'est-à-dire s'il lui correspond plusieurs vecteurs propres - l'état du système après la mesure n'est plus déterminé. On postule en ce cas que cet état composé est donné par la projection du vecteur d'état avant la mesure sur le sous-espace propre des vecteurs de la valeur a i Par ailleurs, l'indétermination se présente sous divers autres aspects, selon le niveau où l'on se situe dans le passage du

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1 1 8 LES MODÈLES DE L'EMPIRIE ET LE VIRTUEL

virtuel à l'actuel, de sorte que l'on doit interpréter en plusieurs sens son origine.

A l'intérieur même du référentiel de représentation des phéno-mènes par des vecteurs d'états dans des espaces de Hilbert, appa-raît un autre sens tout à fait abstrait de l'indétermination. On vient de voir que les valeurs possibles d'une variable sont données comme valeurs propres réelles d'un opérateur (hermitien, auto-adjoint). L'apphcation d'un opérateur à un vecteur d'état le trans-formant en un vecteur d'état, on peut envisager le résultat de la composition de deux opérateurs (de deux mesures successives), et se demander si cette composition est commutative. Or c'est si et seulement si  et B commutent qu'il existe un système complet de vecteurs propres communs aux deux opérateurs. En ce cas, on peut donc, appliquant A et B sur des vecteurs propres de ce spectre commun, obtenir avec certitude une valeur propre de chacune des grandeurs qui leur correspond. Il n'en est plus de même si  et B ne commutent pas, puisqu'il n'existe alors aucun vecteur propre qui leur soit commun. Une nouvelle forme d'indétermination

apparaît donc à ce niveau du virtuel : on ne peut obtenir à la fois avec certitude la mesure de grandeurs pour des opérateurs non commutables. Une formulation plus précise de cette indétermi-nation, obtenue pour la première fois par Heisenberg, n'apparaît que si l'on se place au niveau d'une représentation « dyna-mique », dans le référentiel d'espace-temps où les vecteurs d'état sont des fonctions d'ondes, et où les opérateurs correspondants ont des expressions analytiques. On montre alors aisément par le calcul que l'opération de mesure {virtuelle) des coordonnées, qui correspond à la multiphcation par un nombre réel, et la mesure d'un moment cinétique du même système, qui correspond à

l'opération ih ne commutent pas ; on calcule en effet la

différence :

= - ih (JC^ - = ¿h où ôik = 1 pour i = k

et 0 pour i îi k.

À parth de cette formule, la théorie démontre qu'on ne peut à la fois mesurer (virtuellement), c'est-à-dke assigner avec certitude à deux grandeurs non commutables l'une des valeurs propres de leurs opérateurs. Plus précisément, le produit des fluctuations moyennes des mesures actuelles des deux grandeurs sera néces-

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119 LES MODÈLES DE L'EMPIRIE ET LE VIRTUEL

sairement supérieur à une borne fixée, dans le cas présent : Axi.Apj > ti/2.,7 = 1, 2, 3. Observons que cette dernière formulation, due à Heisenberg, fait intervenir, pour calculer les écarts quadratiques moyens des valeurs mesurées, les probabilités, déterminées ici au niveau des vecteurs d'état, par les amplitudes. Nous aurons à revenir sur cette introduction du probable dans un prochain cha-pitre. Mais une autre remarque s'impose. C'est que, sous cette forme, l'indétermination apparaît au niveau des virtualités figu-rées dans un référentiel « dynamique » d'espace-temps, grâce au calcul effectué sur la représentation assignée aux vecteurs d'état d'être des fonctions d'ondes. Or, comme le note très opportuné-ment Feynman, c'est le concept même de phénomène oscillatoire qui implique que, si l'on considère un train d'ondes de longueur finie, il n'est pas possible de déterminer exactement, mieux qu'à une unité près, son nombre d'ondes, et par conséquent sa longueur d'onde. On a dès lors pour tout phénomène oscillatoire classique-ment représenté des relations d'incertitude du type àk.àjc > 2%, Aco.AT > 271, k nombre d'ondes, co fréquence, T durée du train d'ondes. La raison profonde de l'incertitude

n'a donc rien à voir avec la mécanique quantique. C'est simple-ment que, si nous avons un train d'ondes fini, on ne peut compter les ondes avec précision. [Feyimian, op. cit., III. 2.2^5]

C'est donc à plusieurs niveaux du virtuel que la mécanique quantique, dans son interprétation classique, doit postuler l'incer-titude.

Premièrement au niveau le plus abstrait de la représentation des états quantiques par des vecteurs d'un espace de Hilbert, où cer-tains opérateurs (auto-adjoints) permettent de séFectionner des états fondamentaux et des valeurs propres qui seront les diverses valeurs possibles des mesures d'une grandeur associée à l'opéra-teur. Mais la fixation de la valeur propre obtenue demeure, dans un état quantique, indéterminée avant mesure.

Deuxièmement, après une mesure, si on obtient la valeur propre non dégénérée d'un état propre unique, l'état du système est alors cet état propre ; sinon, on ne peut le prévoir avant la mesure.

Troisièmement, dans le référentiel où les états sont représentés par des fonctions d'ondes, d'espace et de temps, il y a indétermi-

25. Mais cette remarque de Feynman ne s'applique évidemment pas à l'in-certitude née de la non-commutativité des opérateurs.

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1 2 0 LES MODÈLES DE L'EMPIRIE ET LE VIRTUEL

nation en ce que la mesure de grandeurs complémentaires, corres-pondant à des opérateurs non commutables, n'est alors simulta-nément possible qu'avec incertitude.

Quatrièmement enfin, la dispersion statistique actuelle des mesures effectives constitue un troisième aspect de l'incertitude dont nous parlerons à propos du probable.

3.4. L'une des caractéristiques profondes de la mécanique quantique pourrait être alors la stratification essentiellement à deux niveaux de l'usage du virtuel, qui n'est pas généralement réalisée dans les autres sciences de l'empirie. Il s'agit alors du niveau des vecteurs de l'espace de Hilbert, et du niveau des fonctions d'ondes. Il faut naturellement en distinguer encore le niveau de représentation directe de l'actuel empirique : le comp-tage des clicks d'un compteur, la photographie des traces de tra-jectoires dans le liquide en état de surchauffe des chambres à bulle, la déviation d'une aiguille sur un cadran.

Il serait possible de ce point de vue de reconnaître les diverses interprétations concurrentes de la théorie comme dépendant essen-tiellement des rôles relatifs assignés aux deux niveaux du virtuel et au niveau de l'actuel dans la détermination d'un réel. Si, repre-nant la classification proposée par R. Healey {Philosophy of Quantum Mechanics, Cambridge University Press, 1979), nous distinguons une interprétation « réaliste naïve », une interprétation de Copenhague « forte » et une interprétation de Copenhague « faible », on les situera ainsi dans notre perspective.

1. Dans l'approche « réaliste naïve », les probabihtés données par la règle de Bom s'apphqueraient directement aux valeurs de grandeurs possédées par, inhérentes aux, phénomènes :

Toute variable dynamique quantique a toujours une valeur réelle précise dans tout système quantique auquel elle appartient, et les règles de Bom énoncent simplement les probabilités pour que cette valeur se trouve dans un intervalle donné. [Op. cit., p. 8.]

Le passage du virtuel défini dans les référentiels hilbertiens au virtuel du référentiel dynamique d'espace-temps est ici direct, et le virtuel de ces variables dynamiques nous renseigne statistique-ment sur l'actualité de l'empirie. Le réel se situe ici apparemment au second niveau du virtuel quasi classique des fonctions d'ondes et de leurs variables dynamiques.

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121 LES MODÈLES DE L'EMPIRIE ET LE VIRTUEL

L'interprétation de David Böhm, dont il sera question à propos de l'introduction du probable (chap. 7, § 2.4) apparaît comme une variante « non naïve » du réalisme, en termes de variables cachées, déterministes, non locales. Le virtuel est alors dédoublé, sur un seul niveau, en représentation par des fonctions d'ondes et représentation par des particules. Le réel exigerait cette double représentation dans laquelle la fonction d'onde définit un champ de « potentiel quantique » global s'ajoutant dans l'équation de Schrödinger au potentiel scalaire, mais qui agit sur les compo-santes dynamiques des trajectoires de particules par sa « forme » plutôt que par son intensité. Un tel système représenterait sans indétermination et complètement la réalité du phénomène quan-tique.

Une des interprétations de la théorie d'Everett considère que chaque événement quantique (par exemple une mesure) détermine non pas une « réduction des paquets d'ondes » dans le virtuel, mais l'évolution déterministe d'une fonction d'onde globale de l'univers avec (du moins pour de Witt) un branchement de cet univers en états réels correspondant aux états possibles prévus avec de certaines probabilités par la théorie. C'est une espèce quasi fantasmagorique de réalisme, dans lequel les réels, indéfi-niment ramifiés, sont représentés complètement par les fonctions d'ondes. Nous nous réservons également d'y revenir à propos de l'introduction du probable, car c'est en effet la notion de probabi-lité aussi bien que celle de réalité qui s'y trouve profondément altérée.

2. Dans l'interprétation « idéaliste » de Copenhague, les règles de Bom concernent seulement des résultats possibles de mesure, et non pas des variables dynamiques prises en elles-mêmes, car dans tout système il y a toujours des variables dynamiques qui n'ont pas de valeurs précises. La notion de mesure est alors essen-tielle, qu'elle soit posée comme terme primitif non défini, ou comme interaction (mal définie) entre un système quantique et un appareil classique de mesure. Le réel ne se situe pas alors aux dif-férents niveaux du virtuel qui ne sont que des moyens limités de connaître, mais au niveau de l'actualité observée.

26. Voir les articles de H. Everett (1965 et 1973) dans B. S. de Witt et N. Graham, The Many Worlds Interpretation of Quantum Mechanics, Princeton UP, 1973 ; et R. Fraissé, « Quelques arguments en faveur de l'interprétation de la mécanique quantique par la ramification d'Everett », Synthèse, 1982.

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1 2 2 LES MODÈLES DE L'EMPIRIE ET LE VIRTUEL

Dans la version dite « faible » par Healey, les variables dyna-miques sont pleinement déterminées par l'état quantique, mais leurs valeurs sont acquises comme résultat d'une mesure. Une valeur ne peut donc être attribuée aux variables dynamiques que dans le cas oii il existe un état quantique dans lequel les règles de Bom assignent à cette valeur la probabilité 1. Dans cette interpré-tation, oil se situe le réel ? On peut dire, me semble-t-il, que ce réel, élusif au niveau proprement empirique et indéterminé au premier niveau du virtuel, n'apparaît qu'à un niveau intermé-diaire, entre le premier et le second niveau, défini par l'application sélective des opérateurs à leurs vecteurs propres.

3. La version dite « forte » par Healey, plus radicale, pose que c'est une erreur d'assigner un état quantique à un système indivi-duel. Un état quantique ne saurait être correctement assigné qu'à un

groupement [ensemble] de systèmes semblables (tels qu'un fais-ceau d'atomes d'argent sortant d'un foyer), partageant une certaine histoire physique que ne posséderait pas une réunion de systèmes semblables dispersés dans l'espace-temps. Selon ces vues, assigner un état quantique à un groupement à un moment donné, c'est ne rien dire au sujet des propriétés dynamiques de ses éléments à ce moment du temps. [Op. cit., p. 13.]

Il semble qu'ici le réel se trouve effectivement déplacé vers le niveau proprement empirique :

la mécanique quantique n 'a proprement rien à dire à propos des variables dynamiques d'un système à un moment où il n'est pas observé. [Ibid.]

3.5. La double leçon que nous voudrions tirer de ces interpréta-tions divergentes d'une théorie pourtant fortement unifiée et confirmée par des succès éclatants dans l'ordre des prédictions et des exphcations {modulo ces interprétations « philosophiques »), c'est d'abord que la détermination et l'exploration d'un réel empirique par la science suggère la nécessité de préciser l'indisso-luble association des plans du virtuel et de celui de l'observation actuelle. Les dissocier pour privilégier l'un d'eux, ou pke encore les confondre, entre eux ou avec l'actuel, conduit à des obscurités et à des paradoxes. En particulier, dans le cas de la mécanique quantique, on se trouve alors confronté aux contradictions engen-

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123 LES MODÈLES DE L'EMPIRIE ET LE VIRTUEL

drées par des postulats de délimitation locale et causale des sys-tèmes ; ou encore on se heurte à l'exigence « réaliste » de « variables cachées », postulats et exigences qui n'ont peut-être de sens véritable qu'au niveau virtuel des variables dynamiques, mais perdent leur vertu à celui des vecteurs d'états quantiques hilber-tiens, de sorte que la non-localité, par exemple, et le maintien de l'unité « holiste » d'un système sur un plan très abstrait du virtuel, ne contredit pas nécessairement la séparation sur le plan empi-rique et même sur un autre plan du virtuel^''.

C'est en second lieu le rôle joué, et tout particulièrement dans les théories quantiques, par les « expériences de pensée ». Nous ne reprendrons pas ici les observations développées dans un précé-dent ouvrage mais soulignerons seulement que cette importance des expériences de pensée corrobore pleinement la thèse proposée, que les sciences de l'empirie traitent fondamentalement du virtuel. Lnaginer une expérience de pensée, c'est, se plaçant dans l'uni-vers virtuel d'une théorie, échafauder par la pensée un montage qui provoque des phénomènes virtuels, que cette théorie permet de décrire, de calculer, éventuellement de prévoir. Le point capital est évidemment alors que les circonstances jugées non pertinentes de l'expérience ont été éliminées, et que le résultat imaginé a une détermination complète, au sens et au niveau défini par le réfé-rentiel de la théorie. Mais on observera que cette élimination du non-pertinent a des limites, qui sont essentiellement déterminées par l'obligation de se conformer aux conditions opératoires essentielles, sans lesquelles le référentiel, et par conséquent les faits et les objets qui y sont décrits, perdent leur sens, c'est-à-dire l'éventualité d'une candidature à représenter l'actualité.

C'est de ce point de vue qu'une expérience de pensée, bien qu'échappant aux aléas de l'actualité, peut être déclarée erronée. Un cas exemplaire en serait fourni par une Gedankenexperiment proposée par K. Popper pour montrer que la théorie de l'indéter-

27. On pourrait interpréter en ce sens une expression employée par B. d'Espagnat, pourtant assez éloignée par ailleurs des propositions ici suggé-rées : « La réalité indépendante — si cette notion a un sens — est une réalité non locale, alors que toute notre expérience humaine est à base de localité. » {Bulletin de la Société française de philosophie, 74® année, n° 1, 1980, p. 19.) Mais pour M. d'Espagnat cette « réalité indépendante » ne saurait être assimilée à l'un des niveaux de nos virtualités ; elle est essentiellement actuelle, mais métaphysique et « voilée ».

28. La Vérification, chap. 7, § 3, p. 192-199.

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1 2 4 LES MODÈLES DE L'EMPIRIE ET LE VIRTUEL

mination quantique dans la version de Heisenberg n'exclurait pas la possibilité de mesures exactes et simultanées des positions et impulsions d'une par t icule Popper dira plus tard qu'il commit alors « une faute grossière ». Or cette faute, relevée sur deux points par von Weizsäcker et par Einstein, concerne bien en effet des contraintes opératoires de la théorie : pour le premier, il s'agit de la mesure supposée exacte d'une impulsion, dont l'exactitude est justement exclue par la procédure (même imaginée) de la mesure, dans les conditions admises par la théorie ; pour le second cas, Einstein relève que l'expérience suppose une mesure exacte et simultanée d'une énergie et d'un temps sur une même particule, contrairement aux exigences postulées de la théorie.

Les analyses et les remarques qui viennent d'être faites tou-chant le caractère virtuel des objets de la mécanique classique et de la théorie quantique pourraient être transposées aux objets de la thermodynamique, de la chimie, de la biologie, etc., et, mutatis mutandis, aux objets encore incertains des sciences humaines. On ne s'engagera pas dans les développements que devraient requérir ces transpositions, et je pense qu'il aura suffi des exemples abor-dés pour montrer ce qu'on a voulu dire en affirmant le caractère virtuel des objets de la science. On voudrait pourtant conclure ce chapitre par le bref examen d'une application de la thèse à un cas extrême de la pensée en quête de science, celui de la connaissance historique des faits humains.

4. Le virtuel et la connaissance historique

4.1. Si la mathématique est par excellence la science du virtuel, si les sciences de l'empirie atteignent l'expérience à travers le déploiement d'univers virtuels, l'histoire, tout au contraire, se meut apparemment dans l'actualité. Certes, on conjoint d'ordi-naire en la signification de ce mot, dans la langue usuelle, l'idée d'effectif et l'idée de présent (quoique ce soit seulement par le

29. « Zur Kritik der Ungenauichkeitsrelationen », Die Naturwissenschaften, 22, 1934, p. 807-808. Voir exposé et commentaire dans M. Jammer, The Philosophy of Quantum Mechanics, 1974, p. 174 s.

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125 LES MODÈLES DE L'EMPIRIE ET LE VIRTUEL

premier terme que nous avons toujours caractérisé l'actualité). Il y a donc apparemment un paradoxe de l'histoire, qui tend à reconstituer le passé comme actualité concrète. L'historien a ainsi, en tant que savant, consciemment ou non, une double visée : re-création d'un réel dont l'actualité n'est pas présente, et connais-sance explicative de ce réel.

Comme re-création d'un réel, l'histoire devient, à la limite, l'un des arts littéraires. Et non pas seulement dans sa forme, à la manière dont relève de l'art toute production d'une œuvre : le mathématicien fait avec art de la mathématique, et il y a un art du physicien pour produire de la science physique. Mais c'est, pour l'historien, le contenu même de sa production qui, à la limite, relè-verait de l'art. Nous disons bien : à la limite, car toute œuvre d'historien est à la fois, à des degrés divers, œuvre de connais-sance scientifique et œuvre d'art. Et l'histoire ne peut échapper à cette dualité sans cesser d'être histoire, par la raison que ses objets sont individuels. C'est en effet par elle que l'individuel humain, à tous ses niveaux ou degrés, peut être proposé comme objet de connaissance. Mais c'est aussi à son propos que se manifeste avec le plus de clarté l'impossibilité radicale d'une connaissance scientifique complète de l'individuel. Les sciences des faits humains autres que l'histoire s'efforcent délibérément de neutrali-ser r individuation de leurs objets concrets, à moins justement qu'elles ne tentent au contraire d'en maintenir autant que possible le caractère individuel, mais alors elles tendent vers un pôle histo-rique, ou vers un pôle technique, de connaissance, qui les écarte de la science stricto sensu. De tels phénomènes épistémologiques de déplacement et de glissement de visée sont assurément très instructifs ; nous les laisserons pourtant ici de côté afin de nous intéresser, du point de vue du rôle du virtuel, à l'aspect propre-ment scientifique de la connaissance historique. On remarquera cependant que, dès lors qu'une réalité individuelle est, en dernier ressort, visée, comme c'est le cas de toutes les sciences de l'homme, l'effort de connaissance débouche soit sur une tech-nique, soit sur l'histoire. L'une et l'autre touchent des réalités individuées, mais la seconde se distingue essentiellement de la première par son projet purement spéculatif. Aussi bien, si le mouvement vers une technique définit un aspect clinique de la connaissance de l'individuel, on peut bien dire, selon une formule que je proposais naguère, que l'histoire est une « clinique sans pratique ». Expression qui suppose, du reste, qu'une connaissance

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historique du présent conserve ou conserverait un sens, si elle se faisait attentive non plus au passé, mais, sans visée d'apphcation, aux singularités du monde que nous avons sous les yeux.

4.2, Au problème de la reconstitution d'une actualité indivi-duelle passée, l'histoire répond d'abord par le récit, prototype de tout exposé d'une connaissance historique. On voit par là combien l'histoire s'écarte des sciences de l'empirie que nous avons prises pour exemples, mais aussi en quoi elle demeure pourtant comme telle une connaissance, et même, mais en un sens qu'on va tenter de préciser sommairement, une connaissance scientifique. Insistons tout d'abord sur l'aspect non scientifique du récit. Un récit, une « histoire », est une suite de faits actuels concrets, et non pas d'événements abstraits d'un univers virtuel. L'unité qui lui est conférée n'est pas d'abord rapportée à des relations et à des contraintes, formulées dans un tel univers de virtualités. Elle est supposée lui venir d'une réahté individuelle, dont il est l'histoire, et aussi du cours du temps lui-même, considéré plus ou moins conrnie un personnage du drame, en ce qu'il produit une usure des êtres et ménage des transformations, des « péripéties » selon l'ex-pression de la Poétique d'Aristote. Le récit a un sens ; il est donc, dans une certaine mesure, dans notre vocabulaire, l'effet non d'une élaboration scientifique, mais d'une interprétation déjà philosophique de l'expérience qu'on rapporte. Aussi bien ne sau-rait-il être pris sans autre pour un objet de science, lequel est certes constitué et construit comme représentation, dans un uni-vers virtuel, des actualités que révèle l'expérience, mais ne pro-pose aucune signification de celle-ci.

Cependant, un récit historique, s'il signifie et souvent même outrepasse vers l'affabulation mythique l'interprétation propre-ment philosophique de l'expérience, vise toujours à quelque degré une compréhension des déroulements de faits actuels. Or une telle compréhension suppose la confrontation de l'actuel avec du non-actuel, et cette visée constitue l'aspect scientifique de l'histoire.

4.3. Ainsi croyons-nous, conformément à la thèse proposée dans ce chapitre, que l'historien fait œuvre de science lorsqu'il montre avec plus ou moins de précision et de certitude conmient l'actuahté qu'il décrit émerge d'un système d'événements vir-tuels. Toutefois, l'institution d'un virtuel en histoire comporte des

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particularités et des obstacles qui font la singularité de cette disci-pline en tant que forme limite d'une science des faits humains.

Dans les autres sciences de l'empirie, le travail de connaissance consiste à construire un référentiel dans lequel des faits virtuels seront définis, et dont certains seront distingués comme représen-tation des faits actuels d'une expérience. Pour le physicien, par exemple, les faits actuels complets de l'expérience sont bien au point de départ et au point d'arrivée de sa recherche. Mais dans l'entre-deux, c'est le jeu semi-libre du virtuel qui constitue l'es-sentiel de son travail créateur. Pour l'historien, les données sont des fragments actuels de faits actuels complets, mais passés, qu'il lui faut tenter de reconstituer. Ces fragments sont des traces maté-rielles ou des témoignages contemporains, qui sont déjà eux-mêmes des reconstitutions ou des récits. De tels documents ne sont point, pris en tant que tels, des faits proprement historiques. 11 leur faut associer une représentation dans un système de faits et de concepts fournissant le canevas, le référentiel, dans lequel seraient complètement définies les virtualités représentatives des actualités irrémédiablement passées à restituer. Mais ce référentiel n'est ici, en général, nullement formulable au moyen de concepts clairs et distincts. Il s'agit du choix de traits essentiels d'un contexte qui fournit le cadre spécifique d'un temps, d'un lieu, d'une société. Aussi bien, les faits qu'il s'agit d'y décrire ne se présentent-ils plus alors comme des virtualités simples ; ce sont plutôt ce que nous avons appelé des possibles. Car l'historien, à partir des traces du passé, se propose des conjectures directement conditionnées par V actuel fragmentaire dont il dispose, et non pas seulement les figures d'un jeu abstrait parmi lesquelles des lois ou des règles sélectionneraient une représentation de l'actuel. C'est que les données à partir desquelles les référentiels et leur contenu de pos-sibles sont définis ne se prêtent qu'à un mode de représentation spécifique, que nous avons nommé ailleurs une « image histo-rique », dormant à ce mot, par opposition aux représentations des sciences de la nature, le sens technique de « représentation d'un fait en tant qu 'elle peut appartenir à une expérience humaine vécue ». Et c'est justement en cela que la construction de l'objet historique n'est pas réalisable dans un univers purement virtuel, mais seulement dans un univers de possibles qualifiés. Détournant sans doute quelque peu de son sens littéral une formule de

30. La Vérification, chap. 7, § 1.3, p. 185.

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Stendhal dans Le Rouge et le Noir (« Bibl. de la Pléiade » t. 1, p. 632), on pourrait en celle-ci voir l'expression de ce qui sépare ici le virtuel du possible : « Son imagination, dit Stendhal parlant de Julien, était éteinte par le calcul des possibles. » L'imagination serait ici la faculté du virtuel ; mais le « calcul des possibles » en restreint le champ par la considération de tout ce qui exclut ou paraît exclure l'actualisation, sans pourtant désigner univoque-ment un actuel.

Une détermination univoque de l'actuel parmi les possibles ne saurait être fournie, comme dans les sciences de la nature, par l'équivalent d'un critère abstrait applicable à un univers de virtua-lités. L'historien choisira parmi les « images » en faisant interve-nir des décisions d'acteurs. Mais il aura recours alors le plus sou-vent à une évaluation des degrés du probable. Nous sommes ici ramenés à l'application de ce métaconcept qui apparaît toujours lors du passage d'une pensée du non-actuel {virtuel ou possible) à une représentation de l'actuel. Sans doute, le mode d'intervention du probable est-il bien différent alors de ce qu'il peut être dans les sciences de la nature. Dans ce dernier cas, la présence de référen-tiels abstraits bien définis dans lesquels sont complètement déterminés les faits virtuels autorise un usage étendu des mathé-matiques pour le développement du métaconcept de probable. Cette circonstance, dans le cas de l'exphcation historique, n'est jamais qu'exceptionnelle, et de tels développements souvent illu-soires. Mais dans l'un comme dans l'autre cas le problème fon-damental est le même, d'une interprétation des formes et de la validité de ce passage à une pensée de l'actuel. Tel sera le thème de nos prochains chapitres, qui examineront le sens et l'usage du probable.

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Chapitre 5

Le probable comme mesure du possible

Toute science de l'empirie parachève, par un passage à l'actuel, une coimaissance qui s'est déployée dans le virtuel, permettant ainsi la confrontation avec l'expérience. Mais au niveau même de la représentation, avant toute expérimentation effective, ce pas-sage à l'actuel est préparé grâce à l'utilisation du probable. Or intervient ici comme intermédiaire le métaconcept que nous avons introduit sous le nom de possible. Dans cette opération, la fonc-tion du possible est de restreindre le jeu des virtualités par diffé-rentes contraintes, dont on peut quaUfier certaines de proprement empiriques, d'autres de théoriques. Mais ces dernières ne sau-raient être dites « logiques » au sens strict du terme, car elles expriment, comme les empiriques mais à un niveau plus abstrait, des propriétés attribuées aux objets, ou plus précisément aux représentations de ces objets dans le virtuel. Au niveau du virtuel propre, chaque théorie d'objets les doue du minimum de proprié-tés qui en font des objets mathématiques, avec leurs contenus for-mels. Mais ils deviennent des objets possibles (par exemple « quantiquement » possibles) lorsque le développement de la théorie même, et de l'interprétation du virtuel en vue de la repré-sentation de l'expérience, conduit à les enrichir de propriétés nou-velles, qui en même temps en restreignent le champ. Par exemple, l'objet virtuel quantique primitif qu'est le vecteur d'un espace de Hilbert, devient un objet possible lorsqu'on l'interprète comme une fonction d'ondes, et que certains opérateurs linéaires auto-adjoints sont introduits dans son espace comme représentant, sous

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certaines conditions, des opérations de mesure. Mais comme nous l'avons déjà fait remarquer, la catégorie de possibilité dans cette étape ne donne lieu à aucun développement formel, et c'est simplement en tant qu'objet virtuel, mathématique, qu'est alors manipulée la fonction d'ondes. Le rôle de cette catégorie est donc d'introduire des restrictions permettant aux objets virtuels de représenter des objets d'expérience ^

C'est le probable, qui, au contraire, rend efficaces des dévelop-pements formels, mathématiques et logiques, en fonctionnant, me semble-t-il, comme mesure du possible, c'est-à-dire en dévelop-pant le rapport que celui-ci a seulement ouvert avec l'actuel. Mais cette introduction de la grandeur suppose justement la construc-tion préalable, à partir des virtualités, des modèles restrictifs du possible. C'est d'une certaine manière ce que nous dit Kant dans l'opuscule « Sur un ton grand seigneur »... (trad. Guillermit, p. 98) en faisant remarquer que le probable ne s'applique pas à ce qui dépasse les limites de l'expérience. Il veut ainsi en borner stricte-ment l'applicabilité théorique ; mais c'est, il est vrai, pour en reconnaître aussitôt l'applicabilité « moralement pratique ». La connaissance probable a cependant pour lui un statut théorique légitime de savoir {Logique, Introduction, X), mais reposant sur des raisons partiellement suffisantes d'assentiment, « objective-ment valable » pourtant, par opposition à ce qu'il nomme vrai-semblance (verisimilitudo), qui est « simple force de persua-sion ». La probabilité au contraire est une « approximation de la certitude » {op. cit., p. 92). Mais elle ne donne pas lieu à une logique (logica probabilium), car elle est l'objet d'une mesure et d'un calcul ; si, en effet, « le rapport des raisons insuffisantes aux raisons suffisantes ne peut être évalué mathématiquement, toutes les règles ne servent à rien » (ibid.). Kant semble donc insister sur le caractère quantitatif et même numérique de la probabilité, du moins lorsque « ses moments sont homogènes ».

Certes, nous paraissons suivre cette thèse en désignant le pro-bable comme « mesure » du possible. On verra néanmoins que ce terme de mesure doit être pris en un sens assez large, qui, s'il met

1. Nous ferons à ce propos, en passant, la suggestion suivante. Dans le rêve, ce ne seraient pas tellement les règles du raisonnement qui seraient perturbées, mais plutôt les conditions de constitution des objets comme objets d'expérience. De telle sorte que dans les univers virtuels du rêve ne seraient pas appliquées les restrictions de la catégorie du possible.

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l'accent sur la probabilité comme grandeur extensive, n'exclut pas la reconnaissance du probable comme grandeur intensive. Le point essentiel est plutôt ici que notre métaconcept du probable opère une organisation, une structuration du possible, qui introduit le plus souvent la grandeur.

Nous commencerons par présenter deux interprétations histori-quement originaires, apparemment opposées, de cette structura-tion du possible et du calcul du probable, qui ne sont cependant que des variantes complémentaires d'tm usage de la probabilité.

1. Deux orientations originaires du calcul du probable

1.1. En tant que structuration du possible, le calcul du pro-bable se présente assurément depuis les premiers essais de ses fondateurs, entre 1654 (Pascal et Fermât : le problème des « partis ») et 1713 (Jacques Bernoulli, Ars coniectandï) comme une théorie mathématique bien établie et en constant progrès. Mais dans la mesure où la catégorie du probable est originaire-ment pensée comme faisant directement passage entre les abs-traits du virtuel et du possible et l'actualité des constats d'expé-rience, elle suscite nécessairement une interprétation de son statut dans ce rapport à l'actuel. Deux directions opposées de cette interprétation se sont dès l'origine, plus ou moins distinctement, fait jour.

D'une part, le problème des « partis » dont est sortie la théorie moderne, est posé coname recherche d'une méthode rationnelle pour contrebalancer par des paris les incertitudes de V actuel, dites du hasard. Il ne s'agit donc pas alors d'établir des lois objectives limitant ces incertitudes, mais bien plutôt de formuler des règles d'action qui en modèrent les effets. Comme Pascal le dit en latin dans sa missive à la « très célèbre académie parisienne de science », grâce aux règles des partis :

la fortune incertaine est si bien maîtrisée par l'équité du raisonne-ment [equitate rationis] qu'à chacun des joueurs on assigne tou-jours ce qui lui revient selon la justice. [« Bibl. de la Pléiade », p. 74.]

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Il s'agit, comme on sait, lors de l'arrêt d'un jeu de hasard, d'at-tribuer à chacun des joueurs une partie des mises. La continuation actuelle des parties d'un jeu fournissant des résultats multiples et imprévisibles le calcul de Pascal ou de Fermât est effectué sur l'ensemble des résultats virtuels, d'où ils tirent une répartition actuelle « équitable » des enjeux, à un moment donné de la partie. La mesure du probable est donc ici considérée comme fondant une règle d'action des sujets, qualifiée alors de « juste », parce qu'elle accorde aux joueurs « ce qu'ils avaient droit d'espérer de la fortune » (Traité du triangle arithmétique, dans ibid., p. 115) : elle détermine les « valeurs » du jeu interrompu. Aussi bien le concept mathématique essentiel du calcul pascalien est-il celui d'« espérance mathématique » plutôt que celui de probabilité, qui apparaît pourtant explicitement à propos d'événements « équiprobables ». Les « chances » ou probabilités ne se présen-tent d'abord chez Pascal que comme les coefficients servant à estimer les valeurs des jeux, leur espérance mathématique, que Pascal calcule directement par récurrence sur le nombre des par-ties restant à courir. Elles tiennent chez Fermât, sous le nom de « hazards », un rôle plus direct, et il les détermine par combina-toire. Dans l'un et l'autre cas, tout se passe d'abord dans un uni-vers virtuel. Cependant, pour Pascal en tout cas, les résultats obte-nus ne sont pas d'abord présentés comme servant à décrire une propriété actuelle du monde, mais comme permettant de former des paris rationnels.

Au contraire Jacques Bernoulli mettra en vedette un concept de probabilité défini comme idéalisation de la fréquence dans un tirage au sort. On suppose alors dénombrés a priori les cas favo-rables possibles, et l'ensemble de tous les cas. La probabilité est définie comme quotient du premier nombre par le second, entiè-rement déterminés dans un univers virtuel. C'est donc ici non plus vers une règle d'action, mais vers une propriété objective qu'est orienté le calcul. Mais propriété de quel objet ? Ce ne peut être, on le voit, que d'un objet virtuel. Le problème que croit pouvoir

2. La règle de répartition doit « d'autant plus être demandée au raisonnement qu'elle peut moins être recherchée par l'expérience [tentando] » (loc. cit.).

3. Bien entendu, Pascal n'ignorera pas l'équivalence de sa procédure de cal-cul par récurrence des espérances et de celle des dénombrements de BemouUi. La célèbre correspondance des deux mathématiciens aboutit justement à cette reconnaissance.

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poser Bernoulli est d'établir par le raisonnement un rapport néces-saire entre cette propriété et une propriété actuelle des expé-riences, des suites de tirage au sort. Il expose ainsi son célèbre théorème {Ars conìectandi, IV, chap. 5) :

Supposez donc que le rapport du nombre des cas fertiles [favorables] au nombre des cas stériles soit exactement ou

T approximativement - de sorte que son rapport au nombre de

T V l'ensemble des cas soit ou T, rapport compris entre les

T S î

. r + l r-1 himtes —-— et ——. t 1

On voit déjà, par la formule « exactement ou approximati-vement », que Bernoulli confond implicitement dès l'abord une probabilité abstraitement (et exactement) définie dans un univers virtuel fini, et une fréquence, qui lui correspondrait approxi-mativement, dans un univers actuel.

Il faut montrer [poursuit-il] que l'on peut prendre un nombre d'épreuves [experimenta] assez grand pour qu'il soit un nombre donné i de fois plus vraisemblable [datis quotlibet verisimilius] que le nombre de cas fertiles observé tombe entre ces limites plutôt qu'en dehors, c'est-à-dire que le rapport du nombre des cas fer-tiles au nombre total des cas ne soit ni supérieur à — ni infé-

. .r-1 neur a —-—.

L'assimilation est alors pleinement évidente. C'est bien un nombre d'épreuves actuelles (experimenta) qu'il s'agit de déter-miner pour que la probabilité (abstraite, définie par un quotient dans l'univers des virtualités) soit aussi grande qu'on veut, d'avoir une fréquence (actuelle) conforme à la probabilité a priori du cas « fertile ». Nous reviendrons sur cette assimilation trop immédiate du virtuel et de l'actuel à propos des « lois de grands nombres ».

1.2. Mais ce sur quoi je voudrais pour l'heure insister, c'est que les deux points de vue originaires que l'on vient de présenter ne sauraient être adéquatement qualifiés, comme on a tendance à le faire, l'un de « subjectif », l'autre d'« objectif ». Apparemment en effet, le point de vue adopté par Bernoulli privilégie bien l'idée

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que le probable correspond à une qualité des choses, alors que le point de vue pascalien privilégie l'idée que le probable est la mesure de l'attente d'un sujet, et comme le diront explicitement plusieurs interprètes plus récents, une qualité ou mesure de nos croyances. Je voudrais insister sur le fait que, dans l'un et l'autre cas, le jugement de probabilité exprime toujours un savoir partiel, pour reprendre l'expression de Kant, savoir qui vise en dernier ressort non un état d'âme du sujet, mais (virtuellement) le monde. La véritable différence qu'ont illustrée les exemples de Pascal et de Bemoulli ne serait pas d'objet mais d'attitude. Un même juge-ment de probabilité peut être formulé en vue d'une connaissance théorique, ou en vue d'une action, d'une décision. Dans l'un et l'autre cas cependant, il exprime une connaissance complète, développée dans un univers de virtualités, mais incomplètement applicable à un état actuel du monde, l'imperfection de ce savoir étant, dans notre thèse, inhérente au passage à l'actuel. Sans doute est-il possible de mettre l'accent sur la visée pragmatique de décision, et de décrire le calcul comme réglant la cohérence des choix d'un sujet ; mais cette cohérence même ne saurait avoir de sanction et de sens que si les résultats actuels des décisions confirment, d'une certaine manière et jusqu'à un certain point, une connaissance objective. Le trait caractéristique des juge-ments de probabilité n'est point leur couleur subjective, qui n'est que la conséquence d'une essentielle imperfection objective ; mais ils formulent des propriétés d'univers virtuels comme applicables à l'actualité. Nous voudrions montrer, en présentant succinc-tement plusieurs interprétations dites « subjectives », comment elles ne diffèrent en effet d'une interprétation proprement « objec-tive » que par l'accent mis sur l'usage qui est fait du juge-ment probable en vue de décisions touchant l'actualité des événements.

2. Les interprétations « subjectivistes »

2.1. Nous prendrons un premier exemple de quelques-unes des remarques que Ch. S. Peirce a consacrées à la probabilité dans ses ouvrages actuellement publiés. La doctrine du philosophe « pragmatiste » est ici particulièrement significative, car elle dis-tingue clairement, à la suite de Venn {The Logic of Chance, 1866),

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une conception « matérielle », ou matérialiste (materialistic) et une conception « conceptualiste » du probable, tout en en voulant conserver le double aspect. « La théorie des probabilités, écrit-il en 1878 (CP 2667, Buchler, 157) est simplement la science de la logique traitée quantitativement. » Il veut alors dire que le calcul des probabilités consiste à tirer les conséquences de certaines hypothèses ou constats (CP 2669, Buchler, 177), la probabihté d'une conséquence étant « le nombre de fois oîi antécédent et conséquent se produisent ensemble, divisé par le nombre total de fois où se produit l'antécédent » (Buchler, 174). Le concept s'applique donc alors à des collections d'événements, ou plus exactement à des collections d'énoncés portant sur des événe-ments, ce qui caractérise le point de vue « matériel ». Mais on peut pourtant parler de la probabilité (chance) d'un événement (unique, et c'est ce que veut le point de vue « conceptuahste »), en désignant par ce mot de probabilité

la combinaison de tous les arguments qui se rapportent à cet évé-nement dans un état donné de notre savoir ; pris en ce sens, il est indéniable que la probabilité d'un événement a une liaison intime avec le degré de croyance que nous lui attribuons. [Buchler, 177.]

Mais cette croyance est certainement plus qu'un « simple senti-ment », car « elle varie avec la probabilité de la chose crue en tant que déduite de tous les arguments » (ibid.). Il faut donc entendre que le jugement de probabilité repose en définitive, par l'intermé-diaire de ces « arguments » sur une connaissance partielle du monde actuel obtenue par déductions opérées dans le virtuel. Que cette connaissance partielle soit bien pour Peirce une connaissance du monde objectif apparaît encore dans la distinction qu'il pro-pose entre « plausible » (ce qui se fonde sur une hypothèse expli-cative), likely (ce qui se fonde sur une hypothèse confirmée), et enfin « probable » (ce qui exprime une habitude des choses, le would be du dé jeté). Car Peirce va même jusqu'à parler d'une espèce d'« habitude » des choses (habit), anticipant la notion que Popper nommera propensity, qui se traduirait par la réalisation à la longue de fréquences stables approchant de leurs probabilités qui en seraient les limites :

4. Hypothèse qui, sous cette forme, peut paraître étrange. Elle a néanmoins été reprise avec éclat par Popper avec sa théorie des « propensions » {L'Univers irrésolu, trad. 1984 du Post-Scriptum II à La Logique de la découverte

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1 3 6 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

La réalisation d'une certaine ligne de comportement à travers une succession indéfinie d'occurrences constitue, très décidément et sans exception, une habitude. [CP 2578, Buchler, 171

Quant à l'aspect proprement « conceptualiste », sans doute Peirce ne le rapporte-t-il pas explicitement dans les textes cités portant sur un fait unique à une attitude active de pari sur l'actuel, comme nous le proposons. Cependant, il est permis de supposer avec vraisemblance que le « pragmatisme » de Peirce est parfai-tement cohérent avec cette interprétation.

2.2. La distinction d'une probabilité « subjective » et d'une pro-babilité « objective » traduirait donc la différence d'attitude entre le moment du pari sur la réalisation d'un fait et le moment de l'in-sertion d'une représentation de ce fait dans le réseau virtuel des possibles. Dans le premier moment, l'attention est focalisée sur l'occurrence qui va se produire (ou est considérée comme s'étant produite, car ici, contrairement aux apparences, le temps ne fait rien à l'affaire) ; mais l'acte de décision subjectif, partiellement arbitraire, alors effectué, révèle avec plus ou moins de distinction et de clarté l'univers objectif de virtualités de l'exploration duquel des inférences ont été tirées, et cet aspect relève du second moment de la conception du probable. C'est pourquoi un calcul des probabilités peut apparaître selon le mot cité de Peirce, quoi-qu'en un sens impropre du terme, comme une « logique ». Dans cette perspective, dont l'origine se trouverait sans doute dans le Tractatus de Wittgenstein, la notion centrale est celle d'une liai-son d'inference affaiblie entre des propositions.

La liaison logique de conséquence (Folgesatz, Folgern) est définie dans le Tractatus en 5.12 :

La vérité d'une proposition « p » suit de la vérité d'une proposi-tion « q » quand tous les fondements de vérité de la seconde sont fondements de vérité de la première.

scientifique, 1982, et « Un univers de propension », trad. 1992). EUe joue du reste, dans un style peut-être trop anthropomorphique, le rôle du « postulat sta-tistique » dont nous reconnaîtrons ultérieurement la nécessité pour justifier le succès des applications du calcul des probabilités à l'empirie.

5. On ne saurait oublier, du reste, que Ch. S. Peirce s'est qualifié lui-même de « réaliste scolastique d'une espèce quelque peu extrême ». (CP 4648, Buchler, 274.)

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137 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

Or les fondements de vérité d'une proposition dépendent uni-quement des « possibilités de vérité » de ses arguments, c'est-à-dire des combinaisons de vérité et de fausseté des propositions élémentaires qu'elle contient ; ces fondements de vérité sont constitués par l'ensemble des combinaisons de vérité et de faus-seté des propositions élémentaires dans lesquelles cette propo-sition est vraie (5.10). La relation de conséquence entre proposi-tions a donc évidemment lieu dans un univers de virtualités, et l'ensemble des fondements de vérité d'une proposition quel-conque détermine une information sur la structure (virtuelle) du monde. Quand « p » suit le « q », les fondements de vérité de « q » sont contenus dans ceux de « p », les combinaisons de vérité et de fausseté de propositions élémentaires qui vérifient « q » vérifient aussi « p », ce qui veut dire que « le sens de " p ", est contenu dans le sens de " q " » (5.122). De sorte que l'infor-mation apportée par une proposition, qui restreint les possibles, est représentée par le complément de ses conditions de vérité dans l'ensemble virtuel de l'univers logique. Les conditions de vérité de la tautologie, par exemple, s'identifiant à l'univers logique tout entier (à l'ensemble de toutes les combinaisons de vérité et de fausseté de toutes les propositions élémentaires), apportent une information nulle, et la tautologie est conséquence de n'importe quelle proposition.

La liaison de probabilité apparaît alors comme une conséquence partielle. Si deux propositions ont des fondements de vérité par-tiellement communs, elles se donnent l'une à l'autre un certain degré de probabilité. Comme mesure de ce degré de probabilité, Wittgenstein choisit le rapport des nombres de combinaisons de propositions élémentaires qui constituent les fondements de vérité respectifs :

Si Vf est le nombre des fondements de vérité de la proposition « r », Vrs. le nombre des fondements de vérité de la proposition « s » qui sont en même temps fondements de vérité de la proposi-tion « r », nous nommons le rapport ^ mesure de la probabilité

que la proposition « r » confère à la proposition « s ». [5.15.]

Il résulte de cette conception du probable conmie découpage relatif des possibles détemainé par deux propositions dans le vir-tuel, quatre conséquences :

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1 3 8 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

1. Que la relation qualitative de probabilité entre deux proposi-tions est symétrique, la dissymétrie n'étant obtenue que dans la définition quantitative du rapport.

2. Qu'une proposition prise en elle-même n'a pas de probabi-lité : « Un événement se produit ou ne se produit pas, il n'y a pas de milieu » (5.153).

3. Que la probabilité exprime bien une connaissance partielle : « les circonstances - dont je n'ai pas par ailleurs une connais-sance plus poussée - confèrent à la production d'un événement déterminé tel ou tel degré de probabilité » (5.155. C'est moi qui souligne). Et encore : « Ce n'est qu'à défaut de certitude que nous utilisons la probabilité. Quand nous ne connaissons pas un fait complètement, tout en sachant quelque chose au sujet de sa forme » (5.156).

4. Qu'il n'y a pas d'objet particulier propre aux propositions de probabilité (5.1511).

La seconde conséquence signifie, dans notre perspective, qu'une proposition (vraie) prise en elle-même renvoie à un fait actuel ; la troisième et la quatrième, que l'énoncé d'un lien de probabilité concerne les virtualités. De sorte que la probabilité n'est pas un instrument de prévision dans l'actuel : « Les événe-ments futurs, nous ne pouvons les conclure à partir des événe-ments présents » (5.1361).

C'est de cette conception logique du Uen de probabilité comme conséquence affaiblie que procèdent la plupart des interprétations « subjectivistes ».

2.3. La théorie de J. M. Keynes (A Treatise on Probability, 1921) en est un premier exemple, qui exploite le thème de la pro-babilité comme inférence partielle. 11 existe, dit Keynes, une rela-tion logique, notée V{alh) : probabilité de a si h, entre deux pro-positions quelconques, et l'on peut attribuer à l'intensité de cette relation un nombre réel entre 0 et 1, de telle sorte que : V{alh) = 1 si et seulement si a est la conséquence (logique) de h. Les axiomes qu'il énonce alors peuvent être répartis en trois groupes. Les uns sont des axiomes d'existence (par exemple : ia){h) 3 ! p V{alh) = p, pourvu que h ne soit pas contradictoire) ; des axiomes de liaison avec la logique des énoncés (par exemple : si P ((a o Z?) //?) = 1, alors (x) V{xl {a.h)) = P(x/ {b.h)) ; des axiomes métriques (par exemple, pour toutes valeurs P et Q de probabilités, P + Q > P sauf si Q = 0).

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139 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

La théorie de F. P. Ramsey (« Truth and Probability », 1926, repris dans The Foundations of Mathematics, 1936), au lieu de partir d'un virtuel tel que le « monde » wittgensteinien, part des actes de décision d'un sujet imaginant une situation actuelle à quoi des virtuels sont comparés, et détermine les règles selon lesquelles les paris de ce sujet concernant cet actuel peuvent correspondre à des degrés de croyance rationnelle qui révèlent finalement des probabilités définies dans un univers de virtualitésRamsey revient donc délibérément au pari, c'est-à-dire au choix entre situations aléatoires supposées actuelles comme révélateur de probabilités. Les règles qu'il propose comme axiomes sont censées définir un comportement rationnel ; cette rationalité reflétant toutefois le bien-fondé des « croyances », c'est-à-dire l'adéquation du calcul dans le virtuel aux expériences possibles dans l'actuel. Elle ne saurait simplement consister en une cohérence purement formelle, intérieure à un univers de propositions vides. C'est pourquoi le calcul des probabilités, même du point de vue « subjectiviste », n'est pas une simple « logique », pour laquelle cette cohérence ne serait que la coïncidence d'un système d'opérations et d'un corps d'objets vides de contenus. Les « degrés de croyance » corrects du pro-bable ont donc un lien avec les faits actuels du monde, lien assurément malaisé à décrire, aussi bien dans les interprétations « subjectivistes » que dans l'interprétation « objectiviste » de la probabilité.

Dans la théorie de Ramsey, le concept fondamental est celui de valeur d'un « billet de loterie », qui s'exprime par un choix entre une situation a (la chose sûre), indépendante de l'actualisation d'un événement virtuel exprimé par une proposition p, et la situa-tion obtenue p si l'événement p a lieu, y s'il n'a pas lieu (le « billet de loterie » noté : p;? y). Le choix supposé du sujet entre la chose sûre et le billet de loterie révélerait, non pas directement un degré de croyance dans l'actualisation de p, mais une différence (d'abord purement qualitative) des valettrs qu'il attribue aux situa-tions en jeu, formulées comme billets de loterie (avec pour cas limite la « chose sûre »). Cette échelle des différences est construite explicitement par Ramsey en introduisant d'abord le

6. On a développé plus en détail la théorie de Ramsey, et celle de Savage, dans Essai d'une philosophie du style, du point de vue de leurs différences sty-listiques (voir chap. K , § 29-31, p. 287 s.).

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1 4 0 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

concept d'« événement éthiquement neutre », l'égalité de valeur de deux situations ne dépendant pas dans ce cas de l'actualisation d'un tel événement ; on définit alors par ce moyen la grandeur 1/2 du degré de croyance en un tel événement p éthiquement neutre : si a p p a même valeur pour le sujet que |3 p a pour tout couple de situations a et p de valeurs distinctes, le degré de croyance en p sera dit être 1/2. Deux différences de valeurs entre deux couples de situations seront alors définies comme égales (a-p = y-ô) s'il existe un événement p éthiquement neutre et de degré de croyance 1/2 tel que les deux billets de loterie a p ô et p p y soient équiva-lents. Les autres axiomes de Ramsey sont formulés de façon à rendre possible une injection dans R de l'ensemble des valeurs des situations en conservant l'échelle de leurs différences. La mesure des degrés de croyance est alors dérivée de celle des valeurs de situations. Soit un événement r ; s'il existe des situa-tions dont les valeurs numériques, notées comme les situations mêmes par abus de langage, sont a, P, y, telles que le sujet juge équivalente la situation a sûre, indépendante de l'actualisation de r, et le billet de loterie P r y, le degré de croyance en r sera

oc — Y mesuré par le quotient : C'est-à-dire, intuitivement, en

termes de pari sur r, que le degré de croyance en r sera le rapport des différences entre le gain en cas d'échec et le gain sûr d'une part, le gain en cas d'échec et le gain en cas de succès d'autre part

2.4. La théorie de Ramsey postule que des valeurs soient attri-buées aux situations, déterminant les choix dans des paires, choix qui révéleraient eux-mêmes les degrés de croyance dans les aspects aléatoires des situations comparées. On peut y voir l'in-fluence très manifeste des théories économiques contemporaines, mais nous ne développerons pas ce point d'histoire des concepts. La théorie de L. J. Savage {The Foundations of Statistics, 1954) peut être considérée comme un raffinement, très strictement axiomatisé, de celle de Ramsey. Mais Savage analyse les situa-

7. En termes d'espérances mathématiques on voit qu'on a : E(a) = E(P r y) = p.E(r) + y.E(non r), E(r) étant la probabilité de r. D'oîi : a = p.C^ + y (1 - C^j, Cr étant le degré de croyance en r, et E(a) = a, chose sûre. De sorte que

a - y Cr = pTT^ Si r est sûr, on a évidemment g = 0 et p = a, d'où C^ = 1.

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141 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

lions en « événements », et en « conséquences », sous-ensembles des états du monde, et définit des « actes » comme applications des événements sur les conséquences. Le postulat de départ est alors l'existence d'un ordre total sur l'ensemble des actes, qui leur confère donc des valeurs (ordinales). La machinerie logico-ensembliste instituée par Savage permet alors de transférer cet ordre des actes à un ordre des conséquences, puis des événements eux-mêmes. Ce dernier ordre est obtenu par l'introduction de la notion de pari. Un pari est un acte particulier appliquant les parti-tions de l'ensemble des événements, c'est-à-dire si l'on veut appliquant des événements distingués ou favorables sur l'en-semble des conséquences. L'ordre qui est alors induit par l'ordre des conséquences sur l'ensemble des événements est une « probabilité qualitative » : l'événement A n'est pas plus probable que l'événement B si et seulement si la conséquence du pari sur A a une valeur inférieure ou égale à la conséquence du pari sur B. Savage passe ensuite aux « probabilités quantitatives » au moyen d'une fonction numérique définie sur les parties de l'ensemble des événements conservant leur ordre qualitatif, choisie en vue de satisfaire aux axiomes usuels de Kolmogorov. Savage dit explici-tement que cette construction a pour but d'établir « un code de cohérence... et non un système de prédiction pour les événements du monde » (pp. cit., p. 59). Sans doute. Ce qu'il faut noter cepen-dant, c'est que la structure abstraite de probabilité qui découle des axiomes énoncés aux différents niveaux de la construction consti-tue une organisation des événements virtuels identique à celle qu'établit un calcul « objectif » dans cet univers, parce que les axiomes de Savage, comme ceux de Ramsey, ont été choisis en vue de cet accord. Ils ne dérivent pas comme tels de l'appareillage « subjectif » d'un ordre sur les situations ou sur les « actes », qui fournit seulement un cadre à leur insertion dans l'actuel. La coor-dination de cette structure purement mathé-matique d'un univers d'événements aux décisions concernant les faits actuels, au moyen de « billets de loterie » et de « paris » fait assurément l'intérêt de telles interprétations. Mais elle ne saurait constituer le fondement d'un calcul du probable. Leur mérite, depuis les écrits de Pascal, est d'avoir mis en vedette le problème spécifique posé par le pro-bable, qui est celui d'une articulation du virtuel et de l'actuel dans une connaissance scientifique. Comme le disait avec profon-deur Jean Cavaillès :

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1 4 2 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

Le pari se trouve à la ligne de partage entre action pure vécue et spéculation ; à la fois élan vers l'avenir, reconnaissance d'une nou-veauté radicale, risque, et d'autre part essai de domination par imposition d'un ordre, établissement de symétries. [« Du collectif au pari », Revue de métaphysique et de morale, 1940, p. 163.]

3. La structuration du virtuel et les catégories fondamentales du calcul des probabilités

3.1. Avant d'examiner cette articulation du virtuel à l'actuel, qui est le propre du probable, et par conséquent d'analyser les modalités d'application d'un calcul des probabilités, on voudrait mettre en lumière de la façon la plus insistante le caractère stric-tement mathématique de ce calcul. À la faveur des considérations interprétatives qui viennent d'être présentées, on a souvent ten-dance en effet à prendre d'emblée ce calcul comme se rapportant directement à l'empirie, soit comme croyances d'un sujet, soit comme propriétés du monde actuel. Or tout l'intérêt épistémolo-gique, et disons-le, tout le mystère des succès empiriques éclatants de l'usage du probable tient justement à ce que l'instrument qu'il met en œuvre est une construction rigoureusement effectuée dans le virtuel. Organisation d'un univers d'objets strictement virtuels, dans lequel il introduit une spécification et éventuellement une mesure des possibles, le calcul des probabilités n'est en aucune manière, en tant que tel, un modèle des phénomènes. C'est une théorie mathématique qui ne nous dit rien de l'expérience. Ainsi que tous les concepts et structures mathématiques, cette théorie constitue une forme abstraite d'objets, tout à fait indépendants par nature des contenus empiriques actuels qui sont ici des événe-ments concrets, auxquels on pourra peut être l'appliquer. Bien entendu, historiquement et psychologiquement parlant, cette théorie mathématique a été justement conçue et créée à l'occasion de problèmes posés par un désir de mettre en forme et de com-prendre l'empirie, et donc en vue même de cette apphcation. Mais on ne saurait trop insister sur le fait épistémologique essentiel, qui est qu'une fois institué, l'outil se trouve complètement reconfiguré dans son état autonome de théorie du virtuel. Afin de marquer le

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143 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

plus fortement qu'il se pourra ce statut, nous renonçons donc ici à en présenter les catégories fondamentales en suivant les moments de son histoire, pour les offrir d'emblée dans leur réalité d'objets mathématiques purs. On devrait, il est vrai, même en prenant ce parti extrême, distinguer deux niveaux dans cette institution d'une « géométrie du hasard ». Au niveau le plus radicalement abstrait, qui est aussi le plus récemment mis au jour, celui qui se situe en deçà de tout résidu empirique, on construit un calcul sur des ensembles d'objets sans autre propriété que des spécifications ptirement mathématiques. Et ce sont ces spécifications seules qui en font une théorie d'objets particuliers, au même sens où l'al-gèbre, la géométrie algébrique, l'analyse fonctionnelle déter-minent des aspects particuliers de la mathématique. L'autre niveau se prête apparemment mieux à une saisie intuitive directe des objets du calcul comme modèles de populations d'événements. On y introduit comme objets, mais pourtant toujours encore comme objets purement mathématiques, des suites d'occurrences d'« événements ». Toutefois, il ne s'agit alors nullement de suites d'événements actuels, le mot « suite » n'impliquant aucune notion proprement temporelle, mais seulement celle d'un ordre abstrait, et la différence des deux présentations d'une même structuration du virtuel n'est finalement que de style. Dans l'un et l'autre cas, cette structuration spécifique fait apparaître, au sein d'un univers neutre d'objets pour ainsi dire indifférents, des degrés du possible, qui marquent certes, comme on l'a dit plus haut, une orientation vers l'actuel, mais sans quitter jamais le royaume des virtualités mathématiques. Dans le dessein de faire apparaître dans toute sa rigueur cette appartenance du calcul des probabilités au virtuel, c'est donc au premier niveau, le plus abstrait, que nous allons d'abord nous placer.

3.2. C'est le concept de l'objet mathématique « espace de pro-babilité » que nous allons brièvement présenter, en distinguant les moments principaux qui l'articulent.

1. Le « référentiel », au sens du chapitre 4, est un ensemble Q quelconque, structuré de la façon suivante. On y considère une famille de parties qu'on appellera « événements », formant une tribu borélienne P ou o-algèbre. C'est-à-dire que la famille est fermée pour la complémentarité et pour l'intersection des ensembles. Il en résulte qu'elle contient à la fois toutes les inter-

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1 4 4 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

sections finies et réunions finies d'« événements ». On adjoindra la condition de contenir toutes les réunions dénombrables (et par voie de conséquence également toutes les intersections dénom-brables). Il résulte élémentairement de ces propriétés définitoires de la CT-algèbre que la famille P contient Q lui-même et donc aussi la partie vide 0, « événements » que l'on désignera par anti-cipation d'une interprétation intuitive, comme l'événement « certain » et l'événement « impossible ».

On définira en outre sur P une fonction réelle, positive ou nulle, P (« probabilité »), de P dans [R+ qui se trouve alors être une mesure des parties de O.

2. Les axiomes spécifiant ce référentiel comme « espace de probabilité » ont été formulés par Kolmogorov (1929 en russe, 1933 en allemand : Grundbegrijfe der Wahrscheinlichkeitsre-chnung):

a) P(Q) = 1.

b) P(U Ai) = Xp(Aí), si Ai n Ak = 0 pour i ^ k, l'indice i i

pouvant varier de 1 à l'infini.

On déduit des axiomes, dans le « référentiel », que : P(0) = 0 ; que si

A C B, P(A) < P(B) ; que pour tous A, 0 < P(A) < 1 ; que P(A) + P(CA) = 1 ; et enfin que P(A u B) = P(A) + P(B) - P(A n B).

Tel est complètement défini l'objet du calcul.

3.3. Introduisons maintenant les catégories fondamentales que ce calcul manipule.

1. La notion de « variable aléatoire ». Si l'on considère une variable dont les valeurs ne sont pas fixées arbitrairement par avance, mais dépendent d'une « épreuve » quelconque, on peut associer à ses valeurs « possibles », supposées par exemple muné-riques, un espace de probabilité. C'est-à-dire qu'à chacune d'elles, si elles sont en nombre fini ou même dénombrable, correspondra un « événement » de cet espace et par conséquent une probabilité. Par exemple, la valeur du n° chiffre, comprise entre 0 et 9, du développement décimal de n est une variable aléatoire. Ou encore.

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145 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

dans une population fixée d'individus humains, les valeurs, par exemple au gramme près, du poids d'un individu, comprises entre un maximum et un minimum dans cette population peuvent être considérées comme valeurs d'une variable aléatoire. On inter-prétera immédiatement le cas d'une variable classique « non aléatoire », ne prenant toujours qu'une valeur fixée indépen-damment de toute « épreuve », en attribuant à celle-ci la pro-babilité 1.

Pour la variable aléatoire discrète qu'on vient de définir, les valeurs correspondent à des « événements » disjoints, incompa-tibles, et leur somme de probabilité est 1. On appellera la donnée d'une loi de probabilité pour ces valeurs « distribution » de proba-bilité de la variable aléatoire. Si l'ensemble des valeurs de la variable n'est pas dénombrable, on ne peut définir en ce sens une distribution de probabilités. On introduit alors, première appari-tion du continu dans l'objet de la théorie, le concept « densité » de probabilité. Il y a en effet un sens à dire alors que la probabilité pour la variable X d'avoir une valeur dans un intervalle infiniment petit [x, X -I- A;c] est déterminée. On définit la densité de probabilité f(x) en X de cette variable X comme la limite, si elle existe, quand

. . . P(x < X < x+Ax) _ , . , Ax tend vers 0, du quotient : f(x) = . On doit donc

oo

avoir en ce cas, en vertu de l'axiome (d) : Jf(x)dx= 1. — oo

Dans ce cas continu, on le voit, l'intérêt du calcul n'est pas d'associer à chaque valeur ponctuelle de la variable un « événe-ment » et une probabilité, mais une densité de probabilité

On peut introduire un autre concept pour définir une variable aléatoire, discrète ou continue, qui est sa « fonction de réparti-tion » : F(A:) = P (X < X), somme ou intégrale des probabilités des valeurs inférieures à une valeur fixée x : probabilité pour que la variable ait une valeur inférieure à x. On constate aisément que la densité de probabilité est la dérivée (si elle existe) de la fonction de répartition.

2. On cherchera à décrire, au moins de façon partielle, le com-portement d'une variable aléatoire au moyen d'un petit nombre de

8. On peut néanmoins appeler « événements élémentaires » les singletons, parties de Î2 réduites à des points, les densités étant alors attachées à ces points.

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1 4 6 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

paramètres numériques qui caractériseraient suffisamment sa loi de distribution. L'analogie (toujours purement mathématique) qui peut le mieux éclairer le sens d'une telle description est four-nie par la mécanique. Soit une distribution de masses sur les points d'un axe ; on la caractérisera mécaniquement en don-nant l'abscisse de son centre de gravité, et son moment d'iner-tie, racine carrée de la somme des produits du carré de la dis-tance de chaque point au centre de gravité par sa masse. Si l'on compare la distribution de probabilité de la variable aléatoire constituée par des positions possibles sur un axe à la distribu-tion des masses, les densités de probabilités correspondant aux densités massiques, à l'abscisse du centre de gravité corres-pondra la valeur moyenne ou « espérance mathématique » de la

masse des points : E(x) = X ^iPi ou _ xi(x)dx sur l'ensemble de son i

champ de variation. Au moment d'inertie correspondra la « variance », prise par exemple par rapport à la valeur moyenne

E(x) = m : ou . (x - m)2 f(;ç) àx ; on utilise plus sou-i

vent que la variance sa racine carrée, ou écart type CT, mesure intuitive de la dispersion des points aléatoirement distribués sur un segment. Ces deux paramètres numériques suffisent à déterminer complètement la distribution de probabihté de certaines variables, mais ce n'est nullement là une propriété générale. On rappellera bientôt quelques exemples du premier cas. Mais on voudrait ici, pour souligner au contraire, une fois de plus, la nature strictement mathématique - virtuelle - de la probabihté dans le calcul, noter que la possibilité de décrire une distribution à l'aide de tels « moments » est un phénomène mathématique pur. Si l'on intro-duit en effet (Lagrange, puis Laplace), pour chaque valeur x de la variable aléatoire X l'expression complexe : e'^ = cos tx + i sin tx, avec iréel quelconque, c'est une nouvelle variable aléatoire de t de module constant 1, dont l'espérance mathématique (j)(0 =

existe et est une fonction complexe de t :

+ 00 4-00

(j) {t) = Jcos tx f(x)dx + i _ sin txf(x)dx, appelée fonction — 00 — 00

caractéristique de la variable aléatoire X, de densité de probabihté f(x). On démontre alors qu'une telle fonction caractéristique (d'où

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147 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

ce nom) ne peut l'être que d'une seule et unique fonction de répartition de X^. Or sous certaines conditions, la fonction caractéristique permet le calcul des « moments » successif^ d'une variable aléatoire, qui généralisent l'espérance mathérfiatique, moment du premier ordre, et la variance, moment du second ordre, et fournissent même, sous des conditions plus restrictives, une description complète de la distribution de probabilité de la variable aléatoire. Si en effet le développement de ^(t), à partir du développement de en série entière de it, est valable, il s'écrit :

(it)^ (])(0 = 1 + Pi iY + p2 + — les mk étant les moments successifs

d'ordre k, s'ils existent. Indépendamment de l'interprétation intuitive de la valeur moyenne et de l'écart type centré, la possibilité de décrire une distribution de probabilité par des « moments » apparaît ainsi comme un pur phénomène d'analyse.

3.4. Nous avons donc fortement insisté à dessein sur la présen-tation la plus abstraite du calcul des probabilités. Il convient cependant, sans aucunement quitter le domaine du virtuel et les pures mathématiques, d'en proposer une formulation qui, plus proche de l'intuition ordinaire du probable, se prête justement à des interprétations qui, toutefois prématurément et illégitimement, associent, sinon confondent, le virtuel et l'actualité des expé-riences. Le concept fondamental est alors celui de suites d'occur-rences. L'origine intuitive est évidemment l'expérience de suites d'occurrences effectives d'un événement actuel distingué, dans un jeu comme pile ou face. Mais il s'agit alors, en calcul des probabi-lités, de suites d'occurrences virtuelles, comme il apparaît claire-ment lorsque l'on recense par combinatoire tous les cas virtuelle-ment possibles de telles occurrences. La probabilité élémentaire de l'événement « pile » est alors mesurée par le quotient du nombre des événements virtuels distingués, ici « pile », par le nombre de tous les événements virtuels à considérer. Pour une partie de pile ou face il y a seulement deux événements virtuels

9. Le passage d'une fonction de répartition F(A:) à la fonction caractéristique (l)(i) n'est autre que la transformation de Fourier de F(x). La densité f(jc) = 112% + 00

J(|)(i) dt est alors le coefficient du terme correspondant dans le — CXD

développement trigonométrique de (¡>(1) écrit plus haut.

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1 4 8 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

possibles, dont l'un est favorable, et la probabilité de celui-ci est donc 1/2. Ce qui suppose évidemment, à ce niveau, une parfaite symétrie des événements virtuels du jeu élémentaire, dits en ce cas « équiprobables » (mais le mot, s'il est pris pour autre chose que signifiant cette symétrie abstraite, couvre alors une pétition de principe). On peut montrer bien entendu que cette conception de la probabihté attachée à des suites satisfait, mutatis mutandis, les axiomes de Kolmogorov qui la rattachaient à des parties d'en-semble.

Si l'on considère maintenant toutes les suites virtuelles d'évé-nements élémentaires, et les fréquences relatives virtuellement possibles de l'événement distingué dans de telles suites, on constate que celles-ci peuvent prendre différentes valeurs que le recensement dénombre dans cet univers virtuel, définissant par conséquent une variable aléatoire. C'est ainsi que dans ce même jeu de pile ou face, pour une partie de n coups, on dénombre 2« suites virtuelles possibles, présentant les diverses fréquences relatives possibles de pile entre 0 et 1.

Si l'on considère maintenant les suites virtuelles elles-mêmes comme des occurrences d'événements du second ordre, ou « méta-événéments », et que l'on recense les fréquences lo d'oc-currence (vktuelle) des suites qui présentent la même fréquence relative de l'événement distingué, la question se pose de détermi-ner, dans cet univers virtuel même, si quelque régularité révélée par le calcul peut y apparaître lorsque le nombre des occur-rences croît indéfiniment. On voit que l'on peut dire alors avec C. F. von Weizsäcker que l'on a « transféré le concept courant imprécis (de probabilité) du plan des événements au plan des méta-événements " ». Considérant les fréquences relatives de l'événement distingué dans chaque suite virtuelle du premier ordre, on recensera le nombre des suites virtuelles présentant telle fréquence de l'événement distingué. C'est ce que fait Jacques Bemoulh dans son théorème, calculant que pour n fini, le nombre des parties de pile ou face (des suites virtuelles de piles et de faces) comportant k piles est égal au nombre des arran-gements de n objets käk:(l)= , fourni par le triangle

^ k!(n-k)\ ^

10. Nous abrégerons souvent « fréquences relatives » en « fréquences ». 11. Aufbau derPhysik, 2® éd., 1986, p. 110.

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149 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

arithmétique de Pascal, ou par les coefficients des monômes pkqti - k dans le binôme (p + q)^.

Cependant, quand le nombre des occurrences d'événements élémentaires (et des suites) tend vers l'infini, on est conduit à envisager la hiérarchie de ces fréquences virtuelles comme servant à déceler et mesurer une stabilité des fréquences du premier ordre, prises alors comme exprimant la probabilité de l'événement dis-tingué. La limite des fréquences des suites dans lesquelles l'évé-nement distingué a telle fréquence mesurera la stabilité des fré-quences du premier ordre de l'événement distingué. Le prototype de cette démarche est donné exemplairement et élémentairement par le lemme de Bienaymé-Tchebychev.

Soit la variable aléatoire X constituée par la fréquence de l'évé-nement distingué dans une suite virtuelle quelconque. Le lemme dit que la probabilité pour que l'écart entre cette fréquence dans toutes les suites possibles de suites du premier ordre et l'espérance mathématique de X soit supérieur ou égal à t fois l'écart type de X, est au plus égale à Ht^ : Pr ( | X-E(Z) \ > to) < l/t^. La probabilité apparaît ici à deux niveaux : comme stabilisation d'une fréquence à l'oo dans les suites de suites d'événements : Pr \ X-E{X) |, lorsque l'on introduit une probabilité des différentes espèces de suites de suites ; et comme stabilisation de la fréquence de l'oc-currence distinguée dans les suites du premier ordre, lorsque l'on introduit son espérance mathématique : E(X). Un tel théorème est démontré uniquement à partir des définitions de l'espérance mathématique et de l'écart type. Il ne nous dit rien sur des suites effectives d'événements actuels. Mais supposant pourvue de sens la probabihté d'un événement, comme rapport limite du nombre des cas virtuels de ses occurrences à la totalité des occurrences de cas virtuels dénombrés, il énonce une conséquence concernant non les fréquences actuelles des écarts à la moyenne présentés par les fréquences de l'événement dans toutes les suites actuelles du premier ordre, mais une propriété de ces fréquences virtuelles. Autrement dit, on est renvoyé, dans le virtuel, de fréquences pos-sibles dans des suites à des fréquences possibles de suites (distinguées) dans des suites de suites, et ainsi, en principe, indé-finiment, sauf à décider à un certain niveau que les fréquences vir-tuelles sont stabilisées comme probabilités, ce que sous-entend la formule de Tchebychev.

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1 5 0 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

3.5. C'est cette stabilisation qui est précisée par les lois dites « de grands nombres », qui établissent dans quelles conditions des fréquences virtuelles relatives de suites de suites sont assez voi-sines de l'unité pour que les fréquences virtuelles du niveau infé-rieur puissent être considérées comme des fréquences virtuelle-ment stables définissant alors des probabilités. Les exemples les plus simples en sont fournis justement d'abord par le lemme de Bienaymé-Tchebychev, et avant lui par le théorème célèbre de Jacques Bemoulli. Ce dernier montre que, dans un tirage virtuel d'ume contenant des boules blanches et des noires, où l'on remet les boules après tirage, la probabilité pour que la fréquence de la boule noire obtenue (virtuellement) par n tirages approche la pro-babilité p de cette boule (sa fréquence dans l'ume) à moins de e

près est égale à 1 • Ce qui ne signifie nullement que,

pour un certain nombre de suites actuellement réalisées de n tirages effectifs, la fréquence actuelle des suites où la proportion des noires tirées différera de p d'au plus e sera effectivement de

ne/-

Cependant, à l'intérieur même des univers virtuels où se situent les suites et où se développent les calculs, il est possible de préci-ser le rapport des fréquences (virtuelles) de niveau supérietir et des probabilités, en définissant des concepts de convergence. Ces concepts concernent plus généralement des suites de variables aléatoires. On définira comme convergeant « en probabilité » vers une variable aléatoire S une suite de variables indexées si Ve >

tend vers 0 au sens de l'analyse, quand n tend vers l'infini. Considérons par exemple un jeu (virtuel) de pile ou face ; soit F„ la fréquence relative de pile dans la suite virtuelle des n premières parties ; F„ converge en probabilité vers la pro-babilité 1/2 de pile, c'est-à-dire que | F„ - 1/2 ! > e a une probabi-lité aussi petite qu'on veut pour n assez grand. Toutefois, les suites où ÎF„' -1/2 |> e, pour n' >n sont en nombre infini, et si petites que soient leurs probabilités, la soname de celles-ci pourrait être non négligeable, car une infinité de telles suites pourrait (virtuellement) se produire.

C'est pour écarter cette éventualité qu'est définie une conver-gence plus stricte, la « convergence presque sûre ». On exige alors que les variables S„ forment une suite tendant vers S au sens

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151 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

de l'analyse avec une probabilité i . Il y a convergence presque sûre, dans le cas de tirage dans une urne par exemple, si, la fré-quence actuelle dans l'urne (probabilité élémentaire) de la boule distinguée étant p, presque toutes les suites de suites virtuelles de n tirages, sauf un nombre négligeable, sont telles que les valeurs des fréquences relatives de l'occurrence de la boule distinguée, dans les suites du premier ordre qui les composent, forment une suite tendant vers p au sens de l'analyse quand n tend vers l'infini.

Une « loi des grands nombres » exprime domrd'une manière générale qu'une fréquence virtuelle tend vers une probabilité lorsque le nombre des éléments croît indéfiniment. Dans le même ordre d'idée, on appelle encore quelquefois « loi des grands nombres » la propriété mathématique suivante de la somme des valeurs de variables aléatoires indépendantes d'écart quadratique moyen borné : la moyenne arithmétique de cette somme tend, en probabilité (loi faible), ou presque sûrement (loi forte), vers la somme des espérances mathématiques respectives de ces variables, et de même pour la variance cfl.

Ainsi donc, le calcul au sein du virtuel conduit-il à superposer aux suites d'événements des suites de suites de différents ordres, et à considérer à chaque niveau ÛQS fréquences virtuelles et leurs limites dans des suites infinies, évidemment virtuelles. Les condi-tions dans lesquelles ces limites sont des approximations de mesures des possibles demeurent de nature strictement mathéma-tique et ne concernent en rien l'actualité des phénomènes. Nous examinerons dans un prochain chapitre comment ces abstractions peuvent s'appliquer cependant à l'empirie. Mais une question préalable mérite d'être soulevée : peut-on, à ce niveau du virtuel, donner un sens précis à la notion même à'aléatoire ?

3.6. On a vu que le comportement d'une « variable aléatoire » est défini par sa fonction de répartition, et, si elle est continue, par sa densité de probabilité, concepts qui se transposent immédiate-ment au point de vue des suites virtuelles. Or certaines lois de distribution ont été d'emblée assimilées à des représentations du hasard dans un univers virtuel. Nous en commenterons briève-ment deux : la distribution de Laplace-Gauss pour un ensemble continu d'événements ; la distribution de Poisson pour un ensemble discontinu.

La première, désignée justement très souvent comme « loi normale » (du hasard) est la fonction de répartition continue

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- donc relative à des suites virtuelles infinies - dérivée de la dis-tribution polynomiale - donc relative à des suites virtuelles finies. Dans cette dernière perspective, Bemoulli se proposait, on l'a vu, de calculer le nombre de tirages dans une urne suffisant pour en conjecturer la composition à une approximation donnée, mesurée par la fréquence virtuelle - une probabilité - de l'écart avec la fré-quence réelle de composition de l'urne. Le passage à un nombre infini de boules et d'occurrences de tirages est déjà préparé par de Moivre puis opéré par Laplace et Gauss, le premiei remplaçant dans le calçuLla factorielle n\ par la valeur approchée de Stir-

hng : n^ê - " 'sjlnn et conduisant finalement à la loi continue de

densité fix) = o u , en introduisant l'espérance

mathématique m de Z et son écart quadratique moyen s : . 1 , ,

t(x) = 7=-exp (-1/2 2 — O n constate que la distribution syln ^

est complètement déterminée par ses deux premiers moments m et s, et on vérifie a i sémentque l'intégrale entre -°o et de cette densité est égale à 1, probabilité pour la variable d'avoir l'une quelconque des valeurs possibles de son champ.

D'où vient que cette extension continue du schéma d'urne de Bemoulli puisse être considérée comme une espèce de prototype formel du hasard ? Sans doute d'abord à cause du caractère élé-mentaire du schéma originake : les tirages de l'ume donnent des suites virtuelles que la combinatoire énumère, mais dont aucune loi ne peut déterminer l'actuahté à chaque tirage singulier. Chaque suite actuellement effectuée apparaît donc comme un effet typique du hasard. Mais c'est aussi parce que la stracture mathématique de la distribution de probabilité continue autorise qu'on la considère, sous des conditions très larges, comme décrivant également celle d'une somme de variables aléatoires indépendantes, de lois incon-nues. Les conditions de cette tendance vers une loi de Laplace-

+ 00

12. En utilisant la fonction eulérienne T = ] u ¿¿¡cavec r(l/2) =

0 . 7 1 l e changement de variable u = i^/i symétrie de la fonction intégrale gaussienne.

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153 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

Gauss ont été étudiées par les mathématiciens et cette circons-tance apparaît assurément comme un moyen fécond de construire des modèles abstraits relativement simples de phénomènes com-plexes, saisis intuitivement comme aléatoires, pour autant que l'on sache articuler la mathématique du probable à l'empirie.

3.7. Une autre fonction de répartition pourrait être également candidate à une représentation formelle du hasard, cette fois pour une variable discontinue. C'est la distribution de Poisson. L'origine intuitive est la répétition d'événements à des mc^ments aléatoires au cours d'une certaine période de temps. La variable peut alors prendre les valeurs entières 0, 1, 2,... n, et la probabilité cherchée est celle de la réalisation de p événements dans la période fij^ée (par exemple l'unité de temps). L'exemple type est celui des communications téléphoniques arrivant à un standard, ou des clients se présentant à un comptoir. La schématisation mathé-matique consiste à considérer une distribution de points distingués sur un segment, sous les conditions suivantes :

1. Pour tout couple d'intervalles disjoints du segment, la proba-bilité de présence de points distingués sur l'un des intervalles ne dépend pas du nombre de points distingués sur l'autre intervalle.

2. La probabilité de présence d'un point distingué sur un inter-valle infiniment petit Au est un infiniment petit du même ordre XAu, X fini.

3. La probabilité de présence de plus d'un point distingué sur un intervalle infiniment petit est un infiniment petit négligeable, d'ordre supérieur.

Ces conditions permettent d'écrire une équation différentielle in^

qui, intégrée, donne la probabilité py = -j^ de rencontrer k points sur le segment. Le paramètre m, qui suffit ici à déterminer complètement la distribution, est l'intégrale jÀ^u, prise sur tout le segment, égale au nombre moyen de points distingués sur le seg-ment : E(X) = m. On montre que E(Z2) = o^ est aussi égale àmw.

13. Voir par exemple Fortet, Calcul des probabilités et statistique, 1950, p. 141 s. ou Pugachev, Théorie des probabilités, Mir, 1982, p. 52 s.

14. La loi de Poisson peut aussi être considérée comme approximation d'une loi binomiale : = P^ -p) 'le probabilité élémentaire p petite par rapport à n, nombre de tirages.

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1 5 4 LE PROBABLE COMME MESURE DU POSSIBLE

3.8. Ces deux distributions typiques de probabilité pour des variables continues ou discontinues proposent donc des modèles abstraits d'occurrences d'événements virtuels, et de mesure des possibles dans de tels schémas. On peut assurément les considérer comme des mises en forme particulières de la notion même d'aléatoire. Pourtant, les spécifications qu'elles introduisent lais-sent insatisfait. En dehors de ces déterminations particulières de distribution de probabihté, ne serait-il pas possible de caractériser en général, de façon purement formelle, une suite virtuelle aléa-tohe, en demeurant donc strictement dans le domaine du virtuel ? Rien n'empêche, bien entendu, le mathématicien d'humeur statis-tique de viser surtout à formuler des critères applicables à la détermination des suites d'événements actuels dans l'empirie qui se produiraient vi aiment « au hasard ».

MaiV^r le terrain oii nous nous plaçons dans ce chapitre, la question posée doit se situer délibérément dans l'univers virtuel des réalités mathématiques.

Ce problème a été traité par plusieurs mathématiciens, et il convient de l'aborder sur deux plans. L'un proprement théorique, et l'on tentera alors de formuler les conditions mathématiquement exprimables selon lesquelles une suite d'éléments sera considérée comme aléatoire ; l'autre sera théorique et semi-technique. Dans ce dernier cas, le problème est à'imiter le hasard en construisant effectivement des suites aléatoires, question qui se pose non seu-lement dans certains domaines de la physique, et pour la solution des problèmes de théorie des jeux, mais encore même dans quelques parties de l'analyse, oii la théorie démontre la possibilité de résoudre approximativement un problème d'intégration par simulation d'un chemin aléatoire ; c'est alors la « méthode de Monte-Carlo », dont on reparlera plus bas.

Est-il donc possible, à l'intérieur même de l'univers virtuel des mathématiques, indépendamment de ce qui effectivement arrive, de définir l'aléatoire, comme un terme théorique pourvu de sens ? Nous nous bornerons à commenter quelques-uns des concepts élaborés dans ce dessein. Toutes ces tentatives de définition consistent en fait à postuler l'existence de fréquences limites des éléments d'une suite, et à en formuler des propriétés supposées les rendre stables en un sens à définir.

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1. Von Mises, dans un chapitre de sa Théorie des probabili-tés définit des suites aléatoires comme des « suites infinies d'expériences uniformes dans lesquelles les limites des fréquences relatives de chaque résultat individuel existent ». On voit que von Mises semble parler de suites d'événements actuels. Et en effet, pour lui, le calcul des probabilités « demeure une science natu-relle, la théorie de certains phénomènes observables que nous avons idéalisés dans le concept de collectif » (Probability, Statistics and Truth, éd., 1957, p. 100 ; texte allemand, 1928). Mais les limites dont il parle ne peuvent avoir de références claires que comme limites au sens de l'analyse, dans des suites infinies. Et les suites numériques de fréquences qui tendent vers ces limites nous font regagner le royaume des objets virtuels.

2. Outre l'existence de ces limites, il faut encore obtenir l'assu-rance qu'elles vérifient les axiomes élémentaires du calcul, tel que par exemple la loi de multiplication des probabilités (des fré-quences limites) d'événements indépendants dans la suite. Faute de quoi la suite considérée serait trop « régulière », comme dans l'exemple suivant d'une suite dentiers : 0, 1, 2, 3, 4, 5, 0, 1, 2, 3, 4, 5, 0... indéfiniment répétée. La fréquence limite de chacun des éléments - 0, 1, 2, 3, 4, 5 - existe bien, et est évidemment calcu-lable, égale à 1/6. Mais la fréquence limite de l'occurrence de la succession des éléments 0, 1 est égale à 1/3, et celle des éléments 0, 3 est nulle, alors que l'une et l'autre devraient être égales à 1/6 X 1/6 = 1/36, les occurrences des termes dans chaque couple étant, dans la suite, indépendantes

Von Mises, dans l'ouvrage qu'on vient de citer, appelle « collectifs » des suites d'éléments obtenues par des opérations indépendantes bien définies, et dont certaines propriétés égale-ment bien définies permettent d'y recoimaître des éléments distin-gués. Ces précisions sont nécessaires si l'on veut éviter des para-doxes triviaux. Par exemple, si l'on tire 14 lettres au hasard dans un jeu de 26, l'obtention de la suite « Constantinople » n'a rien d'étonnant dans le collectif constitué par des suites quelconques (où chactme a la même probabilité de 26"^^. Il n'en est plus ainsi

15. Dans Feys (éd.). Théorie des probabilités, exposés sur ses fondements et ses applications, Louvain, 1952.

16. On peut toutefois se demander ce que signifie vraiment cette indépen-dance, puisque justement l'élément 1 suit toujours, et l'élément 3 jamais, l'élé-ment 0.

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si l'on distingue les suites pourvues de sens, et si l'on considère alors un autre collectif, où de telles suites ont une autre probabi-lité).

Von Mises caractérise 1'« irrégularité » des suites aléatoires d'un collectif par deux propriétés. En premier lieu, toutes les sous-suites infinies obtenues par « sélection de position » doivent avoir les mêmes fréquences limites d'éléments que dans la suite origi-naire. De telles sélections consistent à choisir des éléments indé-pendamment de leurs propriétés, autres que leur place dans la suite : par exemple tout élément de rang divisible par 3, ou tout élément succédant à une suite de deux éléments de propriété déterminée... En second lieu, si l'on parie sur les éléments de la suite, une martingale doit être impossible, c'est-à-dire une sélec-tion qui permettrait d'accroître indéfiniment le gain. Ces deux caractères sont, aux yeux de von Mises, « des restrictions que nous imposons sur la base de nos expériences antérieures, à notre attente du cours futur des événements naturels » {ibid., p. 26). Ce sont donc pour lui des espèces de principes ou lois générales de la nature, qui garantiraient par conséquent d'emblée les apphcations du calcul à l'empirie. Mais, comme on le notait plus haut, la notion de fréquences limites qui enveloppe nécessairement l'infini fait obstacle à cette interprétation « actualiste ».

3. Reichenbach {The Theory of Probability, 2^ éd., 1971 ; texte allemand 1934) élabore et raffine la conception de von Mises en précisant la notion de sélection des sou^s-suites, et celle d'« effet postérieur » (Nachwirkung, after ej^ecíj consistant en ce que le fait d'être constamment précédés par la même constellation d'élé-ments influe sur la fréquence limite des éléments ainsi choisis. Il définit alors comme suites « normales » des suites « libres d'effet postérieur » et dont les fréquences limites des éléments sont inva-riantes dans les sous-suites obtenues en sautant X termes : a„, a« + Â.> % + ••• De telles exigences, surtout les secondes, ne peuvent manquer de paraître bien arbitraires pour définir la notion générale de suite aléatoire.

4. Jean Ville tente une caractérisation en exploitant le concept de « martingale » avancé déjà par von Mises. Une suite aléatoire considérée comme base de paris serait telle qu'un joueur pariant sur les éléments de la suite ne pourrait améhorer son espérance mathématique de gain calculée sur les seules fréquences limites, au moyen d'une martingale consistant à sélectionner le rang des éléments sur lesquels il parie. Caractérisation qui fait aussi inter-

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venir la stabilité des fréquences, mais demeure encore assez vague.

3.9. Cavaillès, dans un article de 1940, « Du collectif au pari », consacré à un compte rendu critique de telles entreprises (Revue de métaphysique et de morale, 1940, p. 151), remarque que les théories du « collectif »

avaient pour premier but de fixer son Uen avec le réel ; or elles prétendent le faire en assignant au calcul un objet qui, par défini-tion, ne se rencontre nulle part.

Cette remarque appelle un commentaire. Jean Cavaillès y constate, premièrement que les théories du « collectif » visent à reher la mathématique des probabilités au « réel », deuxièmement qu'elles rencontrent un échec dont il précise la cause. En ce qui concerne le premier point, l'intention principale des auteurs cités est manifestement celle que Cavaillès indique, comme le montre clairement la citation que nous avons faite de von Mises. On ne saurait pourtant minimiser le fait que cette mise en relation du cal-cul et de l'expérience repose sur des essais pour donner à la notion intuitive et vague d'aléatoire un statut mathématique authentique. Pour le second point, la cause de l'échec serait que l'on assigne-rait alors au calcul « un objet qui ne se rencontre nulle part ». Que signifie cette dernière expression, sinon que cet objet du calcul demeure un objet mathématique pur, c'est-à-dire dans notre pers-pective un objet virtuel, qui ne saurait évidemment avoir en tant que tel une existence dans l'actualité des suites d'é^nements que fournit l'expérience ? Entre autres traits qui lui confèrent « par définition » la non-actualité, on a déjà souligné l'introduction nécessaire de l'infini.

Mais moins sévère que mon maître Cavaillès, je pense que cette situation, quel que soit le succès incertain des solutions particu-lières ici considérées, est tout à fait analogue à celle de n'importe quel objet mathématique dans son usage comme modèle de l'em-pirie. La critique que l'on pourrait faire à bon droit à ces tenta-tives ne serait pas d'imaginer un objet « qui ne se rencontre nulle part ». Ce serait plutôt d'être trop vagues pour instituer adé-quatement un objet mathématique consistant, et d'autre part de laisser régner une certaine confusion entre le domaine mathématique propre et celui des actualités empiriques. La question qui est finalement posée, quoique ici mal résolue, est de

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bien construire un être mathématique nécessairement virtuel, en ménageant pourtant sans ambiguïté la possibilité d'en user dans une représentation de l'actuel. On voit que les essais de caractérisation générale de l'aléatoire dont nous venons de parler ne peuvent guère être présentés que conmie des demi-succès. Restent finalement les caractérisations spécifiques de différents types d'aléatoires fournies par les formules de distribution de probabilité, comme celles de Laplace-Gauss et Poisson, qui, dans leurs domaines délimités, sont mathématiquement rigoureuses et exphcites.

3.10. Nous faisions cependant allusion plus haut à des essais de réponses différentes à la question d'une détermination générale d'un concept de l'aléatoire, par la voie d'une imitation du hasard. Nous en dirons maintenant quelques mots avant de clore ce cha-pitre.

S'il semble paradoxal à CavaiUès de tenter de caractériser les suites ^atoires empiriques par des propriétés qui n'ont de sens effectif que dans le virtuel, il pourrait le sembler encore davantage de vouloir construire des algorithmes déterministes produisant de telles suites. Ces algorithmes, opérant dans un univers virtuel d'objets mathématiques, font en effet correspondre à un état déterminé de cet univers un élément également déterminé, et c'est l'itération de cet algorithme qui engendrerait ainsi au moyen d'une règle une suite que l'on veut irrégulière par nature. Il y a manifestement ici une contradiction apparemment profonde entre la notion même de loi de production des éléments et celle -négative et vague il est vrai, mais sûrement antinomique de celle de loi - de succession aléatoire. Dans le cas précédemment considéré de la formulation de critères de l'aléatoire, la seule difficulté fondamentale résidait en ce que l'on voulait, semble-t-il, appliquer directement à l'empirie des critères introduisant essentiellement l'infini. On ne proposait alors aucune loi de production de l'aléatoire ; on proposait seulement de justement déceler une régularité qui l'exclut. Mais le succès n'en aurait été garanti, il est vrai, que par une application indéfiniment itérée, pourvue de sens seulement dans le virtuel. Dans le cas présent, la difficulté est plus radicale, puisque l'on se propose de produire positivement une irrégularité essentielle au moyen d'un procédé régulier.

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Cependant, la question de la production de l'aléatoire par un algorithme n'est pas aussi simple. Considérons par exemple l'un des algorithmes fournissant des valeurs successives approchées de 7117 comme développement décimal. Si l'on envisage la suite indéfinie des entiers de 0 à 9 qui composent ces valeurs appro-chées, prenant ces dix entiers comme éléments d'un « collectif », il semble que sa détermination pourtant complète par l'algorithme n'interdise pas de conjecturer le caractère aléatoire éventuel de la distribution dans la suite de ces dix éléments. Ce que détermine en effet l'algorithme au «ième pas, c'est la valeur de la fonction 7c(n), non pas la qualité du nième terme du développement en tant que membre de l'ensemble [0,1,... 9]. La plausibilité de l'irrégularité de la distribution de ces éléments dans la suite se manifeste aussi par l'inexistence d'un autre algorithme qui fournirait, pour chaque espèce d'élément, tous lès rangs oîi il doit apparaître dans la suite : on ne conçoit pas de loi indiquant les rangs d'occurrence du 1, du 8, etc. /Si l'on admet cette distinction dans le fonc-tionnement de l'algorithme, la production d'une suite aléatoire de nombres exprimés dans un certain système arithmétique par une règle qui détermine pourtant strictement leurs valeurs comme fonction n'apparaîtra plus comme une contradiction gros-sière

Bien entendu, le caractère aléatoire effectif de la suite obtenue devrait relever des critères du type précédemment exposé. Plus exactement, le mathématicien Émile Borel a proposé un critère spécifique relatif à la suite des chiffres du développement d'un nombre dans une base déterminée. Il appelle ce nombre « normal » dans une base b si chacun des chiffres (0, 1,... b - 1) de

17. Par exemple le calcul de la série de Leibniz : 7t = 4 (1 - 1/3 + 1/5 - 1/7 +...).

18. Nous trouvons, après coup, une excellente formulation de cette idée dans Coumot, Essai sur les fondements de nos connaissances, 1851, chap. III, p. 38, note 1, rééd. Pariente, 1975 : « Les formules mathématiques desquelles résulte, avec une approximation définie, la détermination du rapport de la circonfé-rence au diamètre, sont indépendantes de la construction de notre arithmétique décimale, et doivent, lorsqu'on y applique le calcul décimal, amener une série de chiffres qui offre tous les caractères de la succession fortuite. » Von aussi Traité de l'enchaînement des idées fondamentales, 1861, rééd. Bruyère, 1982, p. 64 s.

19. E. Borel, « Les Probabilités dénombrables et leurs applications arithmé-tiques », Rendiconti del circulo di Palermo, 27, 1909, p. 241-271, et aussi Leçons sur la théorie des fonctions, 1928, p. 197.

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cette base apparaît dans le développement du nombre avec la même fréquence Hb ; et si en outre toutes les suites possibles de n chiffres apparaissent avec les fréquences respectives 1/Z?". Il s'agit alors de fréquences limites, valables dans le virtuel, et Borel a montré que tous les réels, sauf au plus un nombre « négli-geable » (« presque tous les réels ») sont absolument normaux, c'est-à-dire normaux pour n'importe quelle base de représentation de leur développement. Mais on ne connaît pas de procédure mathématique permettant en général d'établir qu'un réel est nor-mal ; on ne sait justement pas par exemple si le nombre K l'est.

C'est qu'en fait une telle suite, en tant qu'effectivement cal-culée, tombe dans le domaine de l'actuel, et n'est jamais connue que finie ; l'application stricte d'un critère qui suppose l'infi-nité des opérations est alors impraticable. On est ainsi ramené à un problème de passage ùu^yirtuel à l'actuel ; la suite pro-duite n'est plus véritableinent un pur objet mathématique, mais doit être prise, en jah certain sens, comme une donnée d'expérience.

Aussi bien a-t-on pensé pouvoir appliquer à de tels objets les concepts de la théorie de l'information, qui permettent alors de dissocier clairement la définition de la valeur d'un réel par un algorithme, évidemment déterministe, de l'indétermination de la suite des chiffres de son développement effectivement calculé. On voit qu'ici l'idée de l'aléatoire se trouve déplacée vers celle de conditions de calculabilité effective, mesurées par une informa-tion. Un caractère plus fort que celui de normalité est alors défini pour le développement d'un nombre par la notion d'« algorith-miquement aléatoire 20 » ; si pour calculer n bits d'un développe-ment il faut un programme informatique d'au moins n bits, on dira que la suite du développement est algorithmiquement aléatoire, en ce sens que les termes n'en peuvent être prévus qu'en construi-sant la suite même. De ce point de vue, le développement de % par exemple n'est évidemment pas algorithmiquement aléatoire puis-qu'on connaît des algorithmes de taille finie pour le calculer. En tout état de cause, les méthodes employées pour construire des algorithmes supposés fournir des suites de nombres aléatoires semblent bien être essentiellement empiriques, validées seulement

20. Voir par exemple, G.-J. Chaitin, « Le Hasard et les Nombres », La Recherche, 232, 1991, vol. 22, p. 613 s., avec une bibliographie.

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par le succès pragmatique des critères de randomness appliqués aux résultats

De toute manière, ce sont principalement les applications qui conduisent à formuler des exigences, et à préciser des critères auxquels doivent satisfaire les tables de nombres au hasard. Il s'agit alors de simuler des phénomènes, soit dans le domaine de la physique atomique (les premiers travaux en ce sens sont de von Neumann et S. Ulam, en vue de modéliser le fonctionnement de réacteurs atomiques), soit dans celui des sciences de l'homme. Cependant cette méthode, dite généralement « de Monte-Carlo », trouve une application curieuse dans le domaine même des mathématiques, ou plus exactement, il est vrai, du calcul numé-rique, qui comme nous le notions plus haut, participe déjà du domaine de l'actuel. L'un des aspects significatifs de la méthode concerne le calcul des valeurs d'une fonction ha rmon ique 22 dans un domaine, étant fixées ses valeurs sur la frontière du domaine. L'idée génératrice est que, si l'on recouvre le domaine par un qua-drillage et que l'on y considère une « promenade au hasard », la probabilité de passer par ^ point de coordonnées (x, y) sur le

21. Ces suites de nombres « pseudo-aléatoires » fournies par des algorithmes déterministes ne sont donc pas algorithmiquement aléatoires, même lors-qu'elles sont « normales ». L'une des familles d'algorithmes repose sur l'application itérée d'opérations de « congruences multiplicatives ». On part d'un nombre XQ et l'on produit la suite des x-^ tels que Xn + 1 = kxn + c (mod M), en choisissant les constantes k,CQiM de façon à ce que la périodicité éventuelle de la suite obtenue soit suffisamment grande relativement à l'application considérée (voir W. M. Kruskal et J. M. Tanur, dans « Random Numbers », International Encyclopaedia of Statistics, vol. 2, 1978. Nous empruntons à Y Encyclopaedia of Mathematics dirigée par Vinogradov (vol. 6, 1990) la description de l'un des algorithmes de production d'une suite « quasi aléatoire » de nombres par cette méthode « des résidus ». Soient les termes successivement calculés par récurrence mq = 1, % = % - l + ^ (mod 2"). Le «ième nombre aléatoire a^ sera égal à : Un2~"'. Le paramètre m caractérise le format d'impression des chiffres par l'ordinateur, et p est le maximum de q tel que 52« + 1 < 2«.

22. Une fonction harmonique P de deux variables {x, y), ou de la variable complexe qu'elles définissent, satisfait à l'équation de Laplace : 32p a2p ^ + ^ = 0. On appellera « problème de Dirichlet » la détermination d'une "x "x fonction de variable complexe dans un domaine, assujettie à prendre des valeurs fixées sur sa frontière, et c'est un tel problème que résout approximati-vement la méthode de Monte-Carlo.

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quadrillage étant notée P(jc, j), on peut démontrer que cette fonc-tion P, lorsqu'on fait tendre vers 0 le côté du quadrillage, est nécessairement harmonique. Le domaine et son contour étant donnés, on peut alors déduire, par des considérations purement mathématiques, dans les cas assez simples, la forme de la fonction harmonique P qui prend par exemple la valeur 1 sur un arc déter-miné du contour et 0 sur l'arc complémentaire. Dans les cas plus complexes, oii la forme de la fonction harmonique ne peut être déduite, on simulera, à partir d'une table de nombres au hasard, une promenade aléatoire effective dans le domaine, partant d'un point M. Le nombre des sorties du domaine par ces chebains qui coupent un arc de la frontière, en tant que valeur approchée ^'une probabihté, donnera une valeur approchée en M de la fonction harmonique cherchée, prenant pour valeur 1 sur cet arc et 0 sur son complément. On voit que le rôle de l'aléatoire est ici de simu-ler un phénomène actuel, et que c'est à la favem d'une propriété purement virtuelle de la fonction, interprétée comme fonction de probabihté du phénomène, que les résultats empiriques - actuels -fournissent une solution approchée du problème de Dirichlet.

Mais on ne saurait conclure du succès de cette méthode à la présence du probable - de l'aléatoire - dans les objets mêmes des mathématiques. Il s'agit ici plus exactement du traitement de résultats actuels de calculs effectifs, et la question posée est alors de même nature que celle suscitée par l'application de la mathé-matique des probabihtés à l'empirie, qui fera l'objet des prochains chapitres.

Nous avons tenté de préciser dans le présent chapitre comment le calcul des probabilités structure le possible en tant que pro-bable, et par conséquent s'oriente vers l'actualité, mais en demeu-rant strictement une théorie mathématique. Ce calcul, en tant que tel, ne nous dit rien des expériences actuelles, individuées. L'objet mathématique qu'il constitue et explore peut cependant être utilisé par les sciences de l'empirie comme modèle de certaines collec-tions d'expériences individuées. On essaiera de décrire aux cha-pitres suivants, et d'interpréter les conditions, les modahtés et les justifications de cette apphcation effective du virtuel à l'actuel.

Nous avons dû, par ailleurs, examiner et critiquer la dualité que spontanément suggère le principe même de cette apphcation, entre une interprétation « subjective » et une interprétation « objective »

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du calcul. Nous avons cru pouvoir en atténuer la portée, dans la mesure où, même considéré comme réglant d'abord la cohérence de nos croyances à l'égard de l'état du monde, le calcul du pro-bable ne peut véritablement sanctionner cette cohérence que parce qu'il postule et vise des propriétés objectives d'un monde actuel, bien qu'il traite originairement d'un monde de virtualités. En fait, l'opposition entre une attitude subjectiviste et une attitude objecti-viste pourrait s'appliquer aussi bien - ou, si l'on veut, aussi mal -à l'ensemble de la mathématique. Car la connaissance que celle-ci procure n'est une charte des obligations de pensée garantissant la cohérence des raisonnements d'un sujet mathématisant sur des objets, que parce qu'elle est en même temps une théorie de cek objets, auxquels, quoique purement virtuels, il me paraît difficile^ de refuser au moins une certaine forme de réalité.

L'interrogation essentielle sous-jacente aux prochains chapitres ne portera donc pas sur ce dilemme : objectif ou subjectif. Nous prendrons pour acquis que le versant objectif et le versant subjec-tif du calcul sont deux faces d'une même application de la pensée ratioimelle à une connaissance des faits et des objets d'un monde. Mais au lieu d'insister, comme présentement, sur le caractère vir-tuel qui est d'abord conféré aux objets que la connaissance repré-sente, nous nous attacherons au passage du virtuel à l'actuel, qui est en fin de compte la raison d'être, dans la science, d'une pensée du probable.

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Chapitre 6

Le probable et la connaissance de l'empirie I. Probabilité et déterminisme

Si le probable, comme structuration et éventuellement mesure du possible nous est apparu, dans le calcul qui l'élabore, coname se situant dans le virtuel, il n'en constitue pas moins la forme du non-actuel la plus directement orientée vers l'actualité. C'est qu'il introduit, assez paradoxalement, dans le virtuel même, la figure, ou si l'on veut la place en creux, des événements, qui sont l'actua-lité par excellence. De là son intervention inéluctable dès que les modèles virtuels de la science sont effectivement utilisés pöur connaître l'empirie. Nous comprenons en ce sens la profonde remarque de C. F. von Weizsäcker :

Expérience [Erfahrung] et probabilité sont en prise l'une avec l'autre [auseinandergreifen], d'une manière telle qu'il soit exclu que l'on saisisse ce que nous entendons par expérience si nous n'avons déjà l'usage de quelque concept de probabilité. [Außau der Physik, p. 101.]

L'expérience, la saisie des faits actuels, ne peut en effet être pour ainsi dire injectée efficacement dans les systèmes de virtuali-tés que sont les modèles, qu'en les relativisant en tant qu'appro-chés, et les insérant dans une structure de probable. Mais c'est encore à d'autres niveaux que la probabilité et son calcul jouent leur rôle comme éléments alors proprement constitutifs de l'objet et comme instrument de raisonnement. Ce sont donc les modahtés et les raisons de son succès qui nous retiendront dans ce chapitre

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et le suivant, ainsi que, au regard de cet usage du probable, le sta-tut de l'hypothèse déterministe.

1. « Calculs » des probabilités et géométries

1.1. Une observation préliminaire doit cependant être faite. Si le calcul des probabilités est bien une partie des mathématiques, et ne concerne en tant que tel que le virtuel, faut-il assimiler son application à l'empirie à celle d'une autre théorie du virtuel, je veux dire la géométrie ? Certes, dans la thèse que nous avons pro-posée sur les mathématiques, les géométries apparaissent bien, quelles que soient du reste les origines sociales et psychologiques de leur formation, comme constituant leur objet dans le virtuel, conmie des systèmes formels suscitant des contenus eux-mêmes formels, libérés totalement, en principe, du sensible de l'expé-rience. Que telle géométrie serve adéquatement de référentiel à un certain domaine de l'expérience, que même l'idée abstraite de géométrie fournisse un schéma de construction pour tout référen-tiel d'expérience, rien de ces opportunités d'application ne modi-fie la nature de l'objet géométrique, dans son statut d'objet virtuel. On ne saurait nier assurément que de tels objets sont, assez sou-vent - et peut-être toujours, aux origines de la géométrie -construits en vue de fournir ÙQS formes virtuelles d'objets actuel-lement expérimentés. Mais justement leur application à l'actuel ne pose alors qu'un problème d'approximation, problème universel de passage du virtuel, complètement déterminé, à l'actuel, incomplètement descriptible. Or il n'en est plus de même du sys-tème virtuel des probabilités. D'une part, contrairement aux notions d'espaces géométriques, cette notion, ou métaconcept, de probable enveloppe déjà, au sein même du virtuel, son opposition à une actualité. C'est à quoi nous faisions allusion plus haut en parlant d'une figure, ou image affaiblie, de l'événement posée par le probable en termes de virtualités. D'autre part, ou plutôt, à vrai dire, dans le prolongement de ce trait, le concept de mesure des possibles ne développe sa fécondité que par la considération de l'infini. Non pas seulement de l'infini strictement virtuel, comme dans les autres parties des mathématiques, mais d'une infinité des

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événements actuels eux-mêmes, à travers leurs pâles images vir-tuelles. D'un infini, pour ainsi parler, virtuellement actuel. De sorte que l'application des probabilités à l'empirie pose d'autres problèmes que n'en suscite l'application des géométries.

1.2. Je viens justement de rappeler, par ce pluriel, la multiplicité des systèmes virtuels de géométrie. Se pourrait-il qu'il en soit de même des systèmes matbématisés du probable ? Un système « quantique » de probabilités a pu être en effet construit, mais à partir d'une base « logique » non classique, qui, à nos yeux, n'est autre qu'une protophysique des objets quantiques virtuels, impor-tant déjà des propriétés qui leur permettent de représenter conve-nablement à ce niveau l'empirie. Une telle « logique » est alors présentée comme un treillis, dont les éléments - interprétables comme ensembles, ou propositions, ou en général conmie objets mathématiques éventuellement porteurs de contenus formels -sont munis d'une relation de préordre déterminant pour tout couple une borne supérieure et une borne inférieure, pouvant être notées respectivement aub et an b, ou avb et aAb selon une interprétation des éléments comme ensembles ou comme proposi-tions. On introduit l'opération de complémentation : a, définie par des axiomes tels par exemple : (aub) = â nb, ou : a n â = 0, et l'axiome d'orthocomplémentation relative : a C b => 3 a ' (a' C â & a u a' = è) 1. De certains de ces axiomes résulte la distributivité du treilhs : a u (è n c) = (a u è) n (a u c). Un choix convenable des autres axiomes fait du treillis, dit alors booléien, une image de la logique classique, dont les éléments apparaissent ainsi comme des objets absolument quelconques et dont le système opératoire ne révèle aucune propriété formelle autre que la position et la non-position, complètement définies par l'opération de complémenta-tion. En modifiant ce système d'axiomes, on obtient, par exemple, une « logique » intuitionniste, ou encore une « logique » quan-tique, caractérisée par la non-distributivité du treillis. Mais on vérifie que dans ce dernier cas la structure du système des objets qui la satisfont est exactement l'image de l'ensemble des sous-espaces linéaires d'un espace de Hilbert, l'opération u correspon-dant à l'engendrement d'un sous-espace par union des bases des opérandes, et de même à leur intersection pour l'opération n ; la

1. La relation d'inclusion a db est définie par équivalence avec a = a nb, oub = aub.

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complémentation, qui figure alors dans l'interprétation « logique » la négation, correspond au supplément orthogonal d'un sous-espace 2, et l'on peut constater sur ces objets mathématiques que la distributivité n'est pas vérifiée, ni par exemple la propriété clas-sique : (a Ab = 0) (a (Z b). Intuitivement, on le voit sans peine en considérant un espace vectoriel usuel à trois dimensions, forme dégénérée d'un espace de Hilbert, et ses sous-espaces, droites et plans. Par exemple, sur la figure 1 :

a, b droites concourantes non contenues dans le plan C ; a nb = (le point P) ; a n C = (le point a') ; bnC = (le point b') ; au b = le plan engendré par les deux droites concourantes a

etb; C n(aKj b) = la. droite d, intersection de ce plan et du plan C ; (C n a) u(Cr\b) = la réunion des deux points a' et b'.

On a donc bien : C n (a u è) # (C n a) u (C n Z?).

2. L'orthogonal d'un sous-espace A d'un espace vectoriel E muni d'une forme bilinéaire symétrique non dégénérée/(ou d'une forme hermitienne dans le cas d'un corps de base complexe) est un sous-espace A' tel que, pour tout vecteur x de A et j de A', f{x,y) = 0. Cet orthogonal A! est supplémentaire de A dans E si tout vecteur de E est représentable d'une seule manière comme une somme z + ¿,z dans A, z! dans A' ; E est dit alors somme directe de A et A'. - Si E est un plan, un supplément orthogonal d'une droite de ce plan est une droite perpendiculaire. Tous ces suppléments sont isomorphes. On voit que le supplé-ment orthogonal diffère du complément ensembliste, qui dans une représenta-tion de la logique classique correspondait à la négation.

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1.3. Un système de probabilités w pourra être défini sur un treillis quelconque, en assignant une valuation à ses éléments, conformément aux axiomes :

w(fl u è) = max (w(a), w(b)) (w(a)= \-w{a) w{a nb) = min (w(a), wQ})) w u è) = min (l,w(è) - w{a) + 1).

Sur un treillis booléien (distributif et orthocomplémenté), une telle valuation se réduit aux deux valeurs 0 et 1, images du vrai et du faux de la logique classique. Une probabilité classique est obtenue sur un tel treillis booléien en ajoutant aux axiomes de valuation un axiome de « modularité » : w(a ub) = w(a) + w(b) -w(a n b). Enfin, sur un treillis quantique, non distributif, le sys-tème de valuation est analogue aux probabilités classiques, mais avec une loi affaiblie des « probabilités totales » : au lieu que la relation w(a u b) = w(à) + w(b) - w(a n b) soit impliquée sim-plement, comme sur un treillis booléien, par a n b = 0 , elle ne l'est plus que par la condition, ici plus forte : aC b.On peut alors définir en termes de ces probabilités nouvelles les notions utilisées pour le traitement des objets virtuels que sont les états quantiques.

Peut-on dire que ce calcul est un nouveau calcul des probabili-tés, non classique, au même sens que sont nouvelles les géomé-tries non euclidiennes ? En fait, la nouveauté vient ici de la base adoptée, qui est, comme on l'a dit, une protophysique de l'objet quantique. Ce n'est donc pas au niveau même de la catégorie du probable que la déviation a lieu, mais pour ainsi dire par-delà, au niveau de la construction d'un système d'objets auquel on adapte le calcul du probable. Le calcul classique, lui seul, est fondé par nature sur un système d'objets quelconques, parallèlement au cal-cul logique strict, et ne fait qu'emichir minimalement cet objet quelconque par une mise en opposition, encore interne au virtuel, du virtuel à l'actualité. Le calcul quantique, fondé sur un nouveau système d'objets, toujours virtuels mais pour lesquels est définie autrement et de façon plus précise cette opposition à l'actuel, apparaît ainsi comme avançant d'un degré vers la représentation d'une actualité empirique. Ce n'est pas ainsi qu'on peut com-prendre la différence entre une géométrie non euclidienne et l'eu-clidienne. L'une et l'autre constituent également deux espèces d'objets virtuels, sans aucune référence à une éventuelle actualité ; elles se fondent l'une et l'autre sur la notion commune d'objet quelconque (régie par la logique classique). On voit donc que, si la structuration du possible par le calcul des probabilités, explici-

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tement orientée vers la représentation virtuelle des événements actuels, est originairement adaptée à l'objet virtuel quelconque, c'est par adaptation aux différents domaines des objets de l'empi-rie qu'elle est susceptible de présenter des variantes, et non pas en tant que pure théorie du probable.

Ces remarques sur la spécificité du calcul du probable vont ser-vir de préambule aux développements principaux de ce chapitre, et du suivant, selon le plan que voici :

1. L'aspect cosmique et négatif du probable : le hasard dans la nature.

2. Le probable comme expression et qualification de la causa-lité.

3. La pluralité des niveaux d'introduction du probable dans les modèles des sciences de l'empirie.

4. Qu'est-ce qu'un raisonnement probabiliste dans la connais-sance de l'empirie ?

2. Le hasard et la nature : Aristote et Coumot

2.1. La première apphcation du probable à l'empirie s'est sans doute faite sous la forme d'une notion cosmique et négative : le hasard. Certes, nous avons déjà rencontré cette notion ; mais en tant qu'abstraite, en tant que construite dans le virtuel comme modèle éventuel très élaboré des actualités, sous le nom d'aléa-toire. Il s'agit maintenant d'une véritable entrée dans l'empirie, et cette entrée s'effectue aussi bien sur le mode d'une pensée pra-tique et quotidienne que sur celui d'une philosophie et d'une pro-to-science. Le hasard, négation ou plutôt privation du probable, est alors traité, presque toujours, d'un double point de vue : ontologique comme propriété du monde, épistémologique comme limitation de notre connaissance de ce monde, contrepoint de l'opposition entre les interprétations subjective et objective de la probabilité. Cette présentation préliminaire, à beaucoup d'égards déviante par rapport à une apphcation strictement scientifique du

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probable à l'empirie, nous sera cependant utile pour en révéler les principes et les conséquences, qui seront examinés aux sections suivantes.

Nous avons choisi deux exemples très significatifs de cette pré-sentation du hasard dans la nature. L'une, celle d'Aristote, appar-tient au domaine de la pensée antique, et doit être située, malgré le caractère très anticipateur du Philosophe, à l'âge d'une proto-science. La seconde, celle d'Augustin Cournot, est pour nous contemporaine ; elle se développe dans le contexte d'une science de l'empirie déjà très avancée dans les domaines mécanique et physique, et dominée, aux yeux de Coumot lui-même, par une mathématique lagrangienne puissante et novatrice. Qu'il nous soit permis en passant de remarquer que Coumot philosophe (il est peut-être moins oublié comme économiste) est très injustement négligé de nos jours. Malgré les différences, c'est bien chez l'un et l'autre la notion cosmique de hasard qui est en cause plutôt que le concept virtuel de l'aléatoire, avec les essais pour le réduire au calcul tels qu'ils nous sont apparus au précédent chapitre.

2.2. La théorie du hasard développée par Aristote principale-ment au hvre B de sa Physique (195 b 31 à 198 a 53) est certes un classique de l'histoire de la philosophie. Mais elle présente en outre pour le philosophe de la pensée scientifique, et du point de vue particuher que nous adoptons ici, un intérêt majeur. Aristote y analyse en effet le rapport du concept du non-probable à l'actua-lité en tant que cas particuher de causalité. Il l'oppose alors à la causahté des faits qui se produisent toujours de même manière (va (lev àei ùaavTOVç) et à la causahté de ceux qui se produisent fréquenmient (rà ôè Ù)Ç èni noÀv). Mais il ne s'agit aucunement de dénier tout effet causal à ce que le sens commun et les philo-sophes anciens désignent sous les noms de « fortune » (TÒ ànò Tvxriç) et de « hasard » (ànò TavrofiaTOv). Certes, « il y a une cause déterminée de toute chose que l'on dit arriver par hasard ou fortune » {Phys. B, 196 a 12) ; hasard et fortune n'en sont pas moins eux-mêmes des causes, mais qui se présentent comme indé-terminées (àópiara). Ici apparaît le premier exposé de l'exemple célèbre : un homme vient sur l'Agora et y rencontre un homme auquel il n'avait pas pensé : ce qui a pour cause déterminée le fait de se rendre sur l'Agora. On dira cependant que la rencontre a eu lieu par fortune, et c'est la fortune qui est la cause, mais en tant qu'indéterminée : « Indéterminées donc, il faut nécessairement

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que le soient les causes de ce qui arrive par fortune. » Et de là vient l'opinion de certains, en un sens correcte puisqu'il y a tou-jours par ailleurs des causes déterminées, qu'il n'y aurait point de faits de fortune (196 b 12).

On voit par là que le hasard aristotélicien est une privation de probable qui se rattache, dans le pur virtuel, au sens indéterminé du possible ontologique {ôvvarôv, voir ici chap. 1, § 1.4), l'indé-termination étant alors explicitement attribuée à une capacité cau-sale (196 b 25). Il y a en effet une multiplicité infinie d'accidents possibles pour une même chose (196 b 28). Il semble donc que pour Aristote la causalité fortuite apparaisse en raison de la plura-lité indéfinie des causes déterminées possibles, dont l'effet serait alors accidentel. S'il est des choses qui arrivent en effet par fortune, c'est au sens où leur cause est accidentelle {xarà avfxôEôiQxôç yàp yiverai, 196 b 12), « car en un sens absolu (ànÀùJç) la fortune n'est cause de rien » (196 b 15).

Mais ce caractère accidentel ne suffit pas à distinguer le fortuit comme espèce originale de causalité. Il faut encore qu'il présente un défaut ou privation de finalité :

C'est quand ce caractère accidentel se présente dans les faits se produisant comme orientés vers une fin [ev TOÎÇ évexà TOV yevô^evoiç] qu'on les dit de fortune [TO áno TVXÛÇ] ou de hasard [ánó TáuTOfiárou]. [196 b 29.]

La définition complète est alors ainsi formulée en 197 a 32 :

La fortune et le hasard sont des causes par accident, pour des choses susceptibles de ne se produire ni absolument {ànkùç, ici : par nécessité] ni le plus souvent /"¿)g- èni TO TTOÀV], et en outre sus-ceptibles d'être produites en vue d'une fin.

2.3. Le fortuit a donc bien ici un sens ontologique ; toutefois le privilège naturel reconnu par le Philosophe à l'homme, dont la (pvaiç est une âme ((¡JVXTQ) capable de pensée (vovç), conduit à la distinction de deux espèces de causalité fortuite dans l'actualité du monde en devenir, parce qu'il y a deux espèces de finalité. L'une, la fortune ( ro àno rvxnç) concerne seulement les faits de pratique humaine (197 b 2). Elle ne saurait s'appliquer aux êtres qui ne sont pas des sujets pratiques au sens aristotélicien : ni aux ani-maux, ni aux enfants, ni aux choses inanimées (197 b 7). La pra-tique humaine dépend de la pensée judicatoire (ôiavoia) et de ses décisions ou choix (npoaipsaiç). Il y a donc fait de fortune (et

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l'on parle alors d'heureuse et de mauvaise fortune : évrvxia, ôvarvxia, 197 a 27) quand ce qui arrive pourrait avoir eu pour cause la pensée, mais arrive par accident. Ou encore, selon la définition de 197 b 18 :

Quand, dans le domaine des choses qui ont lieu absolument [ànXûç, c'est-à-dire : nécessairement, de façon naturelle] en vue d'une fin, un effet est produit sans avoir en vue le résultat [TOV avfxôâvTOç], la cause lui étant extérieure.

Définition qui se rapporte ici au hasard, TO àno ràvroyiàTov, mais qui convient aussi bien aux faits de fortune, en l'appliquant alors au domaine des choses susceptibles de décision et de choix (ibid.).

2.4. C'est que le hasard est une notion plus ample, dont la for-tune est un cas : tout effet de fortune est effet de hasard, mais tout effet de hasard n'est point de fortune (197 a 37). Le fait de hasard pourrait avoir pour cause déterminée une nature ((pvaiç) quel-conque, le fait de fortune seulement une pensée (vovç) (198 a 4), qui sont bien les deux espèces de détermination finalisée du réel. Mais, ajoute le Philosophe, « la pluralité de ces causes est indéfi-nie », confirmant l'interprétation avancée plus haut. Que les effets de fortune et de hasard sont bien des effets par défaut de finalité est souligné par une sorte de commentaire étymologique de VavrofiâTOV. Nous usons, dit Aristote, de l'expression « en vain » (fiàriQv) quand « l'effet n'est pas celui qui était visé, mais un autre [^lo yévTQrai ro ov évexa àÀÀ ' ô èxeivov évexa, 197 b 23] ». De sorte qu'il y a hasard, selon l'étymologie même du mot, quand l'effet a eu lieu « en vain », c'est-à-dire détaché de son statut de fin naturelle ou choisie. Voilà pourquoi l'effet fortuit est « contraire à la raison », napàXoyov (196 b 18), par opposition au rationnel dans le monde et dans les actes humains, qui se marque par des faits constants, àei ôvrot, ou du moins fréquents, oiç èni ro noÀv. Aussi de tels faits échappent-ils à la science :

Du fortuit il n'y a pas de science démonstrative, car le fortuit n'est ni nécessaire, ni fréquent. [Anal, post., 30, 87 b 19].

On voit donc que le concept aristotélicien du non-probable est présenté comme marquant la frontière de V èniariQiiï]. Le pro-bable, nous l'avons vu, apparaît alors dans l'actuel sous le seul aspect du fréquent, et ne donne pas lieu chez le Stagirite à une

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quantification ; il se trouve simplement présenté comme une des réalisations du possible virtuel, et réintégré comme tel dans la syllogistique modale qualitative, sans véritablement ménager un passage vers un traitement de l'actuel. Mais si la notion du non-probable n'a qu'une place secondaire et purement négative dans la théorie aristotélicienne de la science, son sens cosmique et onto-logique demeure manifestement essentiel. On ne saurait com-prendre en effet sans lui l'articulation de la métaphysique ration-nelle des essences avec la physique et la cosmologie d'Aristote d'une part, avec son éthique et son esthétique de la tragédie d'autre part ; mais ce n'est ici le lieu que de mentionner ce dernier point en passant.

2.5. La conception coumotienne du hasard se rapproche sur plus d'un point de celle d'Aristote, et son aspect cosmique demeure également essentiel ; mais elle s'ouvre directement sur le calcul des probabihtés, et se prolonge, par ailleurs, en une véri-table philosophie de l'histohe étrangère à la pensée d'Aristote.

Pour Coumot cependant, comme pour le Stagirite, la privation du probable ne signifie nullement une négation de la causalité :

De même que tout doit avoir sa raison, ainsi tout ce que nous appelons événement doit avoir une cause [...]. Ni l'impuissance oîi nous nous trouvons d'appliquer le principe de causalité, ni les méprises oîi il nous arrive de tomber, en voulant l'appliquer inconsidérément, n'ont pour résultat de nous ébranler dans notre adhésion à ce principe, conçu comme une règle absolue et néces-saire. [Essai sur les fondements de nos connaissances, 1851 ; rééd. Pariente, 1975, p. 33.]

Le hasard n'est donc ni absence de cause, ni effet de notre ignorance, comme le voudraient Hume et Laplace {ibid., p. 41), mais :

La notion d'un fait vrai en lui-même, et dont la vérité peut être dans certains cas étabhe par le raisonnement, ou plus ordinaire-ment constatée par l'observation, comme celle de tout autre fait naturel. [Considérations sur la marche des idées, 1872 ; rééd. Robinet, 1973, p. 9.]

2.6. Du point de vue que nous avons proposé, le hasard coumo-tien apparaît ainsi comme une qualification de l'actuel, de l'évé-nement, correspondant à l'apphcation d'une certaine configura-tion des liens de causalité, configuration qui constitue le canevas

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des modèles virtuels indispensables à toute description et explica-tion des événements. Cette qualification de l'actuel, relativement à des causes, est présentée elle-même comme un fait, tant comme un fait virtuel (« établi par le raisonnement »), que comme un fait actuel (« constaté par l'observation »). Cette constatation du hasard, selon Coumot, n'est autre que la vérification des calculs de probabilité, c'est-à-dire de

la théorie des rapports mathématiques, tous liés à la notion du hasard, et qui deviennent dans l'ordre des phénomènes autant de lois de la nature, susceptibles à ce titre d'être constatées par l'expérience et l'observation statistique. [Essai sur les fondements de nos connaissances, p. 41.]

La théorie des probabilités est en effet définie par Coumot dans son Exposition de la théorie des chances (1843, p. III) comme ayant pour objet « certains rapports numériques qui prendraient des valeurs fixées et complètement déterminées si l'on pouvait répéter à l'infini les épreuves des mêmes hasards ». Le calcul, portant sur des faits purement virtuels, est donc applicable à la faveur d'une répétition indéfinie des événements. Pour Coumot, le système des faits virtuels « établis par le raisonnement », se réa-lise ainsi « statistiquement » dans 1'« actualité des événements ». Mais pourquoi cette réalisation a-t-elle lieu ? En vertu d'une cer-taine configuration du système cosmique des causes, dont la caractérisation constitue justement la définition coumotienne du hasard.

On trouve cette définition en différents endroits de ses œuvres. Elle consiste, on le sait, à supposer l'existence de séries causales linéaires, mutuellement indépendantes ; de telles séries, lors-qu'elles se croisent, produisent des événements qui dépendent ainsi de « plusieurs séries distinctes de causes génératrices » (Essai sur les fondements de nos connaissances, p. 33). La for-tuité qui naît de cette indépendance des séries causales, et exclut ainsi une prévision rigoureuse, n'exclut cependant pas du même coup

l'idée d'une suspension commune de tous les chaînons à un même anneau primordial, par-delà les limites, ou même en deçà des limites où nos raisonnements et nos observations peuvent atteindre. [Considérations sur la marche des idées, p. 9.]

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Le hasard serait donc l'effet, réel et même actuel, d'une sorte de dilution, mais non pas annulation, de la causahté, qui conduirait, par une compensation des effets divergents de causes multiples, à une réalisation progressive et approximative dans l'actuel des « rapports numériques » exacts du calcul des virtualités. Ainsi le hasard à la Coumot apparaît-il paradoxalement comme la condi-tion de l'introduction du probable dans la connaissance de la nature, par application du calcul virtuel des probabilités. Application qui, jusqu'à un certain point neutralise le hasard en dissociant les causes demeurées accidentelles des causes constantes {ibid.. Prolégomènes, p. 17). Mais le hasard n'en appa-raît pas moins comme appartenant à ce que Cournot appelle 1'« ordre des choses », ou encore « l'ordre rationnel », par opposi-tion à 1'« ordre logique », qui ne tient qu'à « la constraction des propositions, aux formes et à l'ordre du langage ». Cette distinc-tion des deux ordres est proposée dans le Traité de l'enchaînement des idées fondamentales, 1861 (rééd. Nelly Bray ère, 1982, p. 45) à propos de l'essentiel et de l'accidentel en mathématiques, mais elle s'applique apparemment aussi bien à l'essence du hasard, de sorte que l'on pourrait dire paradoxalement que l'accidentel, le fortuit dans les événements, est une propriété essentielle de la nature, qu'il appartient à son ordre rationnel. À tel point que même une intelligence supérieure à celle de l'homme ne saurait abolir complètement le hasard.

Elle ferait seulement avec une plus grande sûreté, ou même avec une exactitude rigoureuse, la part qui revient au hasard dans le développement successif des phénomènes [...] En un mot elle pousserait plus loin que nous et apphquerait mieux la théorie des rapports mathématiques qui constitue le calcul des probabilités. [Essai sur les fondements de nos connaissances, p. 41.]

2.7. Mais cette conception du hasard se trouve entraîner, chez Coumot, une théorie originale de la connaissance de l'actuel en général. La connaissance de l'actuel par excellence, c'est-à-dire des événements, spécialement dans le monde humain, mais aussi bien, à la rigueur, dans la nature, est une connaissance historique, qui ne peut consister, selon Coumot, qu'en une critique de la subordination des faits les uns aux autres, en vertu des liens de causahté. On ne saurait prétendre aller au-delà, et découvrir de véritables lois en histoire. Aussi bien cette discipline n'est-elle pas à proprement parler une science, ne comportant point de

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« démonstrations irrésistibles », son rôle se bornant à faire valoir des analogies, des inductions du genre de celles « dont il faut que la philosophie se contente » {Considérations sur la marche des idées. Préface, p. 4). Coumot désigne cependant cette discipline critique, plutôt que du nom de « philosophie de l'histoire », de celui d'« étiologie historique » {ibid, p. 10). Elle consiste en effet en

l'analyse et la discussion des causes ou des enchaînements de causes qui ont concomn à amener les événements dont l'histoire [l'histoire purement descriptive, la chronique] offre le tableau. [Ibid]

La connaissance historique est ainsi en quelque manière une récupération partielle de fragments d'intelligibilité que laisse sub-sister dans les événements le jeu complexe des causes qui est le hasard.

Elle ne peut guère tirer parti de la stmcturation mathématique du probable. Elle est le prototype de ce qu'on pourrait appeler une espèce de métaconnaissance du probable, qui domine la constraction même des hypothèses et la formulation provisoire des lois de la science au sens propre. Coumot en nomme le résul-tat « probabilité philosophique ». Sans pouvoir appliquer le calcul, elle préside aux décisions du savant quand il propose une loi pour tel ensemble de phénomènes observés. Le critère principal est alors selon Coumot la simplicité, critère dont il voit bien pourtant le caractère relatif et ambigu, et qu'on ne peut réduire à l'apphca-tion d'un calcul mathématique, en raison de la multiplicité et de l'indétermination des hypothèses possibles convenant à chaque ensemble de données empiriques. C'est néanmoins la simplicité qui guiderait le savant dans la formulation des lois, dans la procé-dure d'induction. Le jugement d'induction serait alors précisé-ment justifié par le caractère aléatoire des choix d'événements ayant servi à conjecturer la loi ; si l'on rejette le critère, il faudrait en effet supposer alors

que le hasard a fait tomber plusieurs fois de suite, parmi un nombre infini de valeurs, précisément sur celles pour lesquelles la loi en question prend une forme constante et simple. [Essai sur les fondements de nos connaissances, p. 55.]

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On voit ainsi que, chez Coumot comme chez Aristote, cette privation de probabihté qu'est le hasard appartient à l'être même de la réahté, en tant qu'actuelle. Mais alors que pour le second elle constitue essentieUement une limite de la connaissance scien-tifique théorique, en ce qu'elle signifie une fausse finahté, et que la reconnaissance des finalités authentiques est ce qui fonde les èniaTïj[xai dans le domaine des natures (^vaeiç), et dans celui des âmes ((pvxai), pour le premier elle est d'une certaine manière le point d'appui même d'une connaissance des faits de l'empirie en tant qu'événements, soit qu'elle conditionne une apphcation à cette empkie du calcul, soit qu'eUe justifie une analyse partielle des causes. Et dans ce demier cas la considération du hasard donne lieu à la connaissance non démonstrative d'une « probabihté philosophique ».

3. La probabilité comme qualification de la causalité : probabilité et déterminisme

3.1. Il nous est également apparu, en exposant Aristote et Coumot, que la question de l'articulation du virtuel à l'actuel, préparée - ou même réalisée, dans une perspective ontologique -par le probable, se trouve étroitement associée à l'élaboration de la notion de cause.

Mais il convient de dissocier ici deux usages de l'idée de cause. L'un, proche de ses sens usuels dans la pratique naturelle de la langue, concerne une relation entre événements. L'intuition origi-naire est alors sans doute de production dans l'actualité, voire d'engendrement, du second par le premier. L'autre, qui peut appa-raître - et est appara, par exemple à RusselP - comme la dissolu-tion même du concept de cause. Le mot de cause en ce second sens renvoie alors à l'interconnexion, logiquement ou mathémati-quement formulée, d'éléments, faits et objets virtuels, dans un système abstrait. S'il est vrai, cependant, que les lois des sciences de l'empirie expriment bien très généralement de telles relations, il n'en reste pas moins que le passage du virtuel à l'actuel suppose

3. La cause est « une relique d'un âge révolu » ; voir « On the Notion of Cause », dans Mysticism and Logic, 1918.

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nécessairement la considération d'événements saisissables dans une expérience, et que l'application du savoir construit dans les univers virtuels entraîne alors la formulation d'un rapport entre ces événements. A fortiori, passant de la connaissance scientifique à une connaissance proprement technique s'exerçant au contact direct d'une pratique actuelle, on voit bien que la relation causale entre événements y devient centrale. C'est telle circonstance ou tel fait actuels bien délimités qui sont pour le mécanicien habile la cause des ratés de ce moteur, et sur quoi il doit agir, bien que la théorie sous-jacente au fonctiormement et à l'existence même de cet engin expose des codéterminations de variables virtuelles thermodynamiques et mécaniques, formant un réseau de relations, plutôt qu'elle ne décrit l'engendrement d'un événement par un autre.

C'est donc sous ces deux aspects qu'il faudra examiner le rôle joué par la probabilité dans la conceptualisation de l'idée de cause, alors même que c'est sous celui de relation entre événe-ments qu'apparaît vraiment le passage du virtuel à l'actuel. Le rappel de la théorie bayesienne^ nous dormera d'abord un exemple de la combinaison de ces deux applications fort distinctes de la probabilité à la détermination de la notion de cause.

Soit la formulation du théorème de Bayes au moyen du sym-bole de probabilité conditionnelle, = probabilité de a si b :

S n s o . n c / s i ) i

L'effet C est supposé pouvoir dériver de l'une des n causes Si. S'il s'est actuellement réalisé, on demande la probabilité P{B\JC) pour qu'il provienne de la cause

1. Le symbole PiByJC) désigne donc la probabilité d'action de la cause 5k supposée, C étant effectivement observé. Il s'agit alors d'une probabilité s'appliquant à deux événements, l'un C actuel.

4. Th. Bayes, « Essay towards Solving a Problem in the Doctrine of Chances », dans Phil. Transat., Londres, pour l'année 1763. Le théorème est énoncé sous sa forme actuelle par Laplace, Mémoire sur la probabilité des causes par les événements. 111 A.

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l'autre jBt conjecturé comme actuel, parmi l'ensemble des événe-ments Bi pris en tant que causes virtuelles de C.

2. Le symbole P (By^) désigne une probabilité dite souvent a priori de la cause Reichenbach fait remarquer avec raison que l'adjectif a priori suggère à tort une connotation « méta-physique » et préfère l'adjectif : antécédente. Ce sont donc ici des probabilités appliquées aux causes Bi considérées alors comme événements actuels.

3. Le symbole P{CIBi) enfin signifie la probabilité de produc-tion de l'événement C par l'événement Bi, en tant que les Bi sont des objets virtuels dans un système où sont recensées les diffé-rentes causes de C.

On voit que l'application des probabihtés s'effectue alors tantôt en quahfiant une « causahté » au sens d'inter-relation dans un sys-tème d'objets virtuels, ce qui est le cas de (3), tantôt, dans (2), en quahfiant l'existence des causes comme événements positivement réalisés, supposés effets d'une situation actuelle générale du monde, non explicitée dans notre formule (mais qui l'est dans Reichenbach, qui la désigne par A, et note P(A,5k), c'est-à-dire PiByJA), ce que l'on a noté simplement P(5k). Enfin dans (1) la probabihté de la cause B^, une fois observé l'effet C, semble reher dkectement l'événement actuel C et l'événement virtuel B^.

Cet enchevêtrement du virtuel et de l'actuel est essentiel à l'usage du probable comme intermédiaire entre systèmes théo-riques de représentation et atteinte concrète de l'empirie. Une conception récente du concept opérationnel de causalité dans les sciences va nous montrer comment une telle articulation s'élabore, et en quel sens peut être féconde, et du reste inéluctable, son ambiguïté.

3.2. Patrick Suppes, dans A Probabilistic Theory of Causality^, propose, en conservant dans la pensée scientifique l'usage de la relation de causahté, de la définir à partir d'une probabihté condi-tionnelle. Son point de départ est manifestement humien, et il cite du reste le Traité de la nature humaine (p. 9-10). La causalité est donc pour lui essentiellement saisie dans l'expérience, et par

5. The Theory of Probability, 2® éd., 1949, § 21. 6. Actafennica, fase. XXIV, Amsterdam, 1970.

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conséquent concerne des faits actuels et leur consécution pro-bable.

Un événement est la cause d'un autre si l'apparition du premier est suivie avec une haute probabilité de l'apparition du second, et s'il n'y a aucun événement tiers que nous puissions utiliser pour éliminer [factor out] la relation de probabilité entre le premier et le second. [P. 10.]

Ainsi la causalité va-t-elle être, au départ, définie entre événe-ments, et impliquer un ordre temporel. Comme il le dit explicite-ment :

Les considérations temporelles sont au cœur de la théorie de la causalité ici développée. [P. 58.]

Le point essentiel est alors d'inclure le moyen d'éliminer le tiers événement éventuel dont il est question dans la définition citée, et qui pourrait être la véritable « cause » cachée.

Nous n'entrerons pas dans le détail de l'élaboration formelle du concept développé en vue de ce résultat, et en indiquerons seule-ment le thème directeur, qui est l'opposition d'une causalité authentique (genuine) et d'une causalité apparente (spurious). Suppes définit d'abord la notion générale qui couvre éventuelle-ment les deux, et qu'il nomme causalité prima fade, causalité « à première vue » : l'événement Bt' au temps f est cause prima fade de l'événement At au temps t, f antérieur à t, si et seulement si : la probabilité de B{ est non nulle, et la probabilité conditionnelle de At si Bf est plus grande que la probabilité de At. C'est-à-dire, en termes intuitifs, que l'actualité de l'événement B antérieurement à l'actualité de l'événement A accroît la probabilité de ce dernier (déf. 1, p. 12). On observe par conséquent que l'ordre temporel des événements est bien ici essentiel, et que l'instrument mathé-matique de probabilité conditionnelle ^ qui prend originairement son sens dans l'univers du virtuel, est appliqué directement aux actualités.

La difficulté qui apparaît alors, directement dépendante de la nature temporelle des événements à relier, vient de ce que les conditions de la causalité prima fade n'excluent pas qu'un évé-nement tiers Ct", antérieur à f , ne confère déjà à lui seul à A une

7. Définie, ainsi que le rappelle Suppes dans l'Appendice, comme le quotient

P{AIB) : probabilité de A si fi =

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probabilité égale à celle qu'elle lui confère jointe à la cause d'abord supposée, B^ ' : P{A[/ {B^'Cf) = P(At /Cr), qui deviendrait alors une cause apparente. Suppes prescrit même une condition supplémentaire en excluant que le tiers événement C joint à la cause apparente B accroisse la probabilité due à celle-ci : P(At / Bi'.Cx")>P {Al!Bi'). Plus généralement même, il exclut qu'il existe une classe d'événements antérieurs à Ct" possédant cette propriété. On considérera donc seulement comme cause authen-tique une cause prima fade qui ne répond pas aux conditions d'une cause apparente.

Mais comme dans l'observation de l'empirie la dissociation des causes apparentes ne se fait pas le plus souvent de façon tranchée, Suppes introduit le concept de e-spurious cause, de cause apparente à 8 près. Il s'agit alors de mettre en forme l'idée que la cause Bi prima fade examinée n'a sur la probabihté de l'événe-ment At qu'une influence trop petite pour être une cause authen-tique. La propriété décisive s'écrit, Cf étant un événement quel-conque antérieur à : I P{Ai / {Bt'.Cf)) - P(At / Q") I < e.

On voit qu'avec beaucoup d'ingéniosité le concept de hen cau-sal entre événements est réduit par Suppes à une relation de pro-babihté, et que la question effective qui se pose à l'observateur et à l'expérimentateur est le problème général d'assignation aux événements actuels de probabilités, qui sont originairement attributs d'événements virtuels.

Cependant, la construction de Suppes se déploie dans une dkection qui rend manifeste la collusion du virtuel et de l'actuel. Il introduit par exemple une relation entre « propriétés quanti-fiées » (chap. V), c'est-à-dire finalement non plus entre événe-ments mais entre variables aléatoires. La définition formelle qu'il en donne signifie alors intuitivement que la probabilité condition-nelle d'une valeur croissante de la variable X en t est accrue par la présence Quf <t d'une valeur croissante de la variable Y, celle-ci pouvant alors être dite cause prima fade de la propriété X (p. 61). Le lien de causalité ne prend plus son sens dans un domaine d'événements actuels, ou du moins dans l'image directe d'un tel domaine, mais dans un domaine décidément virtuel de fonctions, qui renvoient en effet à des classes d'événements virtuels. Sans doute décèlerait-on la même inflexion dans la présentation de ce que P. Suppes appelle « théorie quahtative des relations causales » (chap, m) et « algèbre causale » (chap. IV). Dans la première, la considération de la succession est apparemment éliminée, et par

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conséquent neutralisée l'idée même d'événement actuel. Elle développe une algèbre de la relation abstraite à quatre places : AIB > CID : « A si 5 est au moins aussi probable que C si D. » La seconde est une algèbre de la relation de causalité prima fade sans index de temps explicites, mais Suppes nous dit que les démons-trations y sont dépendantes d'hypothèses temporelles. L'une et l'autre ne nous en éloignent pas moins de la considération des événements comme figures de faits actuels, pour déplacer la représentation vers un univers de pures virtualités.

3.3. Ainsi avons-nous vérifié que l'usage de la notion de pro-bable comme insertion du virtuel dans l'actuel jouait nécessaire-ment sur une ambiguïté des deux catégories. Le premier exemple emprunté à des conceptions ontologiques du non-probable aussi bien que le second, pris d'une tentative de définition de la causa-lité à partir de la probabilité l'ont montré. Nous voudrions mainte-nant reprendre la question de la causalité sous un jour plus contemporain, en examinant le rapport qui s'est établi dans diffé-rentes sciences entre la codétermination des phénomènes et leur pré visibilité.

On distinguera tout d'abord pour les besoins de l'analyse, entre la détermination virtuelle par solution d'équations différentielles, et la détermination actuelle, au niveau des faits expérimentés.

L'idée classique, laplacienne, du déterminisme, est en effet directement associée à la propriété purement mathématique de l'existence d'une solution unique satisfaisant aux conditions « initiales » d'une équation différentielle^. Il est clair que cette détermination est définie au niveau du virtuel, et n'engage direc-tement aucune propriété de l'enchaînement des phénomènes. Par ailleurs, dans le domaine virtuel oti la solution est définie, son existence n'est établie que localement. Ce dernier trait est à mettre en relation avec une difficulté posée dans cette conception du

8. C'est le théorème de Cauchy, dont une formulation plus moderne pourrait être : l'équation dx/dt =f{t, x) a une solution et une seule, u telle que M(îo) = Xq, s i /es t continûment dififérentiable par rapport a t et x (ou holomorphe dans le cas complexe). Que u soit une solution signifie alors que la dérivée duldt est égale àf(t,u(t)) pour tout t pris dans une boule ouverte convenable centrée sur ÎQ (voir par exemple Dieudonné, Fondements de l'analyse moderne, chap. X). Cette solution est alors elle-même continûment différentiable (ou holomorphe dans le cas complexe).

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déterminisme par l'existence dans certains cas de solutions singu-lières.

Prenons pour simplifier le cas d'une seule équation différen-tielle du premier ordre : F{x,y,y') = 0. Si elle a en chaque point

une solution unique, dans les conditions de Cauchy, l'en-semble des courbes qui représentent en tous les points cette solu-tion est formulée par une expression, dite intégrale générale, dont les formes particulières en chaque point dépendent de la fixation d'un paramètre. Mais il peut arriver que l'ensemble de ces cotirbes admette une enveloppe, c'est-à-dire une courbe, de formule diffé-rente, tangente à chacune d'elles en des points où elle a par consé-quent même tangente, de pente j ' , et satisfaisant à l'équation dif-férentielle. Cette solution, qui ne peut être dérivée de la solution générale par fixation du paramètre, est dite alors « singulière ». En de tels points x^ le problème du calcul de la fonction j , prenant la valeur et ayant pour valeur de sa dérivée y\ est donc indéter-miné, puisqu'il fournit la solution générale et l'intégrale singu-lière, qui lui est irréductible. Poisson® a remarqué ce « paradoxe », et continue pourtant d'affirmer que « le mouvement dans l'espace d'un corps soumis à l'action d'une force donnée, et partant d'une position et d'une vitesse aussi données, doit être absolument déterminé » (loc. cit., p. 106). La question a été reprise ultérieu-rement par Coumot, dans son Traité élémentaire des fonctions et du calcul infinitésimal (1841, rééd. 1984), et par le physicien Boussinesq (Compléments au tome HT de son Cours de physique mathématique de la faculté des sciences, 1922). Le premier a bien signalé le problème posé par une application à la mécanique :

Si X désigne le temps ou une quantité croissant avec le temps, on ne voit pas de raison pour que la fonction y, dont la loi de variation est exprimée par l'équation [différentielle], soit représen-tée, pour des valeurs de x plus grandes que l'abscisse du point de contact de l'enveloppée avec l'enveloppe, plutôt par l'ordonnée de l'arc appartenant à l'enveloppée, que par celle de l'arc appartenant à l'enveloppe ; et cependant il est impossible que cette fonction, partant d'une valeur initiale donnée, ait, à la même époque, ou pour la même valeur de x, deux valeurs différentes. [Loc. cit., Hvre VI, chap. VI, p. 344 ; 426 dans l'édition de 1984.]

9. « Mémoire sur les solutions particulières des équations différentielles et des équations aux différences », Journal de l'École polytechnique, 6, cahier 13, 1806.

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Et il prétend « lever la difficulté » par un artifice de calcul ; il donne à l'équation de l'enveloppe une forme telle que, prenant la valeur 0 au point de tangence avec la courbe particulière (l'enveloppée), elle reste nulle pour toute valeur supérieure de la variable (représentant le temps). De sorte, affirme-t-il,

que la fonction y, représentée dans la première partie de son cours par l'ordonnée de l'enveloppée, est représentée ultérieurement par l'ordonnée de l'enveloppe. [Ibid., p. 345.]

Manœuvre peu convaincante qui laisse subsister la difficulté posée par la bifurcation de la trajectoire.

Quant à Boussinesq, il postule que les cas oii apparaissent les intégrales singulières concernent seulement les phénomènes où entrent en jeu les corps « animés », et suggère que le choix entre les voies bifurquantes fournies par la pluralité des solutions dépend du hbre exercice d'un « pouvoir directeur ».

Il me semble plutôt que l'apparition du « paradoxe » montre justement la réahté de la distinction originaire entre représentation virtuelle et apphcation à l'actualité. L'existence d'intégrales sin-gulières est en effet parfaitement assignable, dans le système purement virtuel des équations différentielles, par des conditions nécessaires que doit remplir l'équation Et dans ce domaine du virtuel la bifurcation ne fait point paradoxe. Il semble alors que l'on doive postuler que ces conditions ne peuvent correspondre à une représentation de phénomènes actuels.

3.4. C'est en effet seulement lorsque l'on se propose de consi-dérer les « conditions initiales » comme représentant des actualités que l'indétermination des trajectoires elles-mêmes actuelles, résul-tant alors de l'indétermination essentielle de leur représentation, fait problème, et suggère l'application des probabilités à la réali-

10. Soit (1) F{x, J, / ) = 0 cette équation. Pour qu'il existe une enveloppe des courbes qui la satisfont, il faut que F{x, y, m), où m est un paramètre représen-tant la pente de la tangente, ait une racine double : (2) 3F / 3 m = 0 ; pour que cette enveloppe ait même tangente que la courbe intégrale particulière en chaque point, il faut que : (3) 3F/ dx + mdf/dy = 0 ; et pour que l'enveloppe soit une intégrale de l'équation différentielle, elle doit évidemment la satisfaire. La condition nécessaire cherchée est donc que les trois équations (1), (2) et (3) soient compatibles le long de la courbe ainsi définie. Cette courbe est, en géné-ral, un lieu de points de rebroussement des courbes intégrales particulières.

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sation de leurs différentes variantes. La détermination, dans les l^efér^entiels où est décrit le virtuel, des conditions initiales et des trajectoires est par définition complète ; il n'en est pas de même de la détermination des faits actuels, et par conséquent en particu-lier des conditions initiales. Ainsi déterminisme et pré visibilité se trouvent-ils exemplairement dissociés.

La « sensibilité » aux conditions initiales, c'est-à-dire à leurs variations, définies seulement dans le virtuel mais indéterminées dans leur actualité, a cependant pu donner lieu à une théorie abs-traite des limites de l'imprédictibilité " des trajectoires elles-mêmes. À partir de quoi s'est développée, dans des directions diverses, la théorie assez malencontreusement nommée aujour-d'hui : mathématique du chaos. Nous nous bornerons toutefois à quelques remarques sur l'introduction de concepts probabilistes dans cette théorie qui, déterministe mais traitant essentiellement de l'imprévisible, leur est pourtant originairement tout à fait étrangère.

Il nous faut, pour en reconnaître le sens, remonter brièvement à ses origines mêmes dans l'œuvre de Poincaré, puis dans celle de Hadamard. C'est en effet d'abord au niveau du pur virtuel de l'analyse mathématique que va se présenter une occasion nouvelle de mettre en cause l'association du déterminisme et de la prédic-tibilité. La représentation des phénomènes de mouvement par un système dynamique s'exprimant dans des équations différentielles soulève en effet, plus généralement que pour le cas précédemment cité des solutions singulières, la question de Vintégrabilité. Qu'un système différentiel soit intégrable signifie que la recherche de ses solutions, qui représentent les trajectoires du mouvement, puisse être ramenée à des quadratures 12. C'est du reste Henri Poincaré qui démontre en 1889 que le problème des trois corps, système

11. J'opte pour cette forme de néologisme, plutôt que pour « impré-dicibilité ». Est imprédictible en effet ce qui ne peut faire l'objet d'une prédiction.

12. C'est-à-dire au calcul de fonctions y primitives de fonctions / données : y = iy'dx, soit au moyen de fonctions déjà connues (fractions rationnelles, exponentielles, fonctions circulaires, logarithme...), soit au besoin en définissant des fonctions nouvelles (fonctions elliptiques, fonctions eulériennes, fonction de Bessel...). La non-intégrabilité ne signifie donc pas la non-existence de solutions, mais l'impossibilité de leur détermination par quadrature.

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mécanique régi par la loi de Newton, est effectivement non intégrable, les trajectoires, quoique bien déterminées par des conditions initiales, ne pouvant être calculées que par des procé-dures d'approximation. Mais l'idée féconde du géomètre astro-nome est alors de s'attaquer d'une façon générale, sinon au calcul explicite, du moins à la reconnaissance de l'allure qualitative des solutions de telles équations différentielles. Le point de départ est l'examen des formes possibles d'une courbe intégrale au voisi-nage d'un point singulier de l'équation d i f f é ren t i e l l e Trois configurations peuvent se présenter : ce point est un « nœud » où convergent toutes les courbes intégrales du voisinage, un « centre » autour duquel elles forment des cycles emboîtés, un « col » au voisinage duquel deux familles d'intégrales se disposent comme deux branches d'hyperbole, un « foyer » autour duquel s'emoulent en spirale les lignes, en approchant sans jamais l'atteindre. Ces figures, purement locales, se révéleront cependant comme prototypiques pour la description quahtative globale des courbes intégrales. Poincaré montre en effet, sous des conditions assez générales, que les courbes qui n'aboutissent pas à un nœud ou sont des cycles, ou ont la forme de spirales s'enroulant autour de tels cycles dits alors « cycles limites ^ ». L'intérêt d'une telle typologie, du point de vue de la prédictibilité des mouvements dans un système dynamique, apparaît clairement lorsque l'on se pose des questions de stabilité, et particulièrement pour Poincaré « le grand problème astronomique de la stabilité du système solaire » {Sur les courbes définies par des équations différen-tielles, 1885, dans Œuvres, I, p. 47). Le concept abstrait important devient alors celui de faisceau de courbes intégrales issues de conditions initiales assez voisines, mais qui peuvent demeurer ras-semblées, toxumant autour d'un cycle hmite et définissant alors des mouvements périodiques (ou plutôt quasi périodiques). Poincaré montre que de telles solutions infiniment voisines existent juste-ment dans le problème des trois corps. Pour en étudier l'évolution, le géomètre imagine alors d'en couper orthogonalement le fais-ceau par un plan ou par une variété à deux dimensions, et d'exa-

13. Par exemple, pom- une équation du type dy/dx = P(x, y)IQ{x, y), P et g étant des polynômes, un point {x, y) oii s'annulent P et g est en ce sens un point singulier.

14. H. Poincaré, Mémoire sur les courbes définies par une équation différen-tielle (1882), dans Œuvres, théor. xn, 1.1, p. 90.

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miner dans cette variété la succession des points de section d'une solution quasi périodique. Il retrouve alors sur cette section (dite « de Poincaré ») l'analogue des configurations canoniques décrites par les lignes intégrales planes autour d'un point singu-lier. Et la connaissance de la loi de passage d'un point de section au suivant, ou « application du premier retour », lui permet des prévisions au moins qualitatives sur la trajectoire périodique, mal-gré la non-intégrabilité de son équation.

Le passage à des équations différentielles assez générales dans l'espace des phases d'un système dynamique conduit par ailleurs le mathématicien à considérer des lignes intégrales dessinées non plus sur un plan, ou, comme il l'a fait tout d'abord (Mémoire, de 1882) sur une sphère (qui en serait l'image obtenue par un chan-gement de coordonnées faisant correspondre opportunément aux points à l'infini du plan ceux d'un grand cercle), mais sur une sur-face moins simple, comme un tore. C'est à cette occasion que le génie de Poincaré, à la suite de Gauss et Riemann, pose les bases de ce qui deviendra la topologie algébrique. Mais íes développe-ments qui sont ici pour nous les plus significatifs concernent la notion de stabilité des trajectoires particulières, définie comme retour sur les tours successifs d'une ligne intégrale à des positions très vo i s ines Dans le cas où cette stabilité n'est pas garantie pour toutes les lignes intégrales originairement voisines, on peut se demander si elle l'est néanmoins pour « presque toutes », sauf pour un ensemble de conditions initiales de mesure négligeable, et nous voyons ici déjà s'introduire pour un problème de prédiction purement virtuel, par le biais de la mesure d'ensembles, la notion de probabilité. Considérant du reste d'un autre point de vue des ensembles de trajectoires, on introduit de même une autre notion de stabilité mesurant l'écart des solutions voisines.

On voit sur quelles perspectives extraordinairement fécondes ouvrait la pensée de Poincaré touchant les rapports du détermi-nisme purement virtuel des systèmes dynamiques définis par des équations différentielles et les limites de la prédictibilité. Le pro-blème étant toujours alors posé dans le domaine du virtuel même, ces limitations découlant à la fois de la non-intégrabilité des équations et de la sensibilité de leurs solutions aux conditions ini-

15. Dans l'article de 1885 cité, il caractérise une trajectoire stable comme décrivant autour d'un point de départ une sphère ou un cercle de rayon r, qui après en être sortie y rentre une infinité de fois, si petit que soit r.

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tiales. Par le biais de la mesure relative des ensembles de trajec-toires non stables, on a vu que déjà pouvait s'introduire, dans ce domaine abstrait, la probabilité. On observera que Poincaré lui-même, non pas il est vrai dans ses œuvres mathématiques mais dans Science et méthode, donne cette sensibilité aux conditions initiales comme définition du hasard, ou plus exactement de l'ap-parence du hasard Nous verrons pourtant que cette assimilation peut être trompeuse, et que l'introduction du calcul du probable dans la représentation déterministe des phénomènes d'impré-visibilité « chaotique » n'est pas aussi simple. Mais nous vou-drions d'abord dire quelques mots du développement qu'a donné sur ce point aux idées de Poincaré un autre mathématicien de génie, Jacques Hadamard.

3.5. Dans son célèbre article de 18971"', Hadamard considère les hgnes intégrales solutions d'un système dynamique comme géo-désiques tracées sur une variété dont le ds' est défini, dans l'es-pace des phases, par les équations du système ; c'est-à-dire d'un point de vue plus élémentaire, que l'on considère par exemple le mouvement d'un point matériel assujetti à ghsser sans frottement sur une surface. Il étudie le cas où de telles surfaces sont à cour-bure partout négative, dont les exemples intuitivement les plus simples sont le paraboloide hyperbolique et l'hyperboloïde à une W p e . La question intéressante est alors de prévoir la configura-tion d'un faisceau de géodésiques originairement très voisines, lorsqu'on s'éloigne sur la surface. Hadamard met en lumière à ce propos de façon précise, sur le cas exemplaire des surfaces à cour-bure négative, le fait que « tout changement si minime qu'il soit, apporté à la direction initiale d'une géodésique qui reste à distance finie, suffit pour amener une variation absolument quelconque dans l'allure finale de la courbe » {pp. cit., § 58, p. 772).

Un tel phénomène mathématique dépend des propriétés topo-logiques globales de la surface, intuitivement du nombre de ses

16. Une cause très petite qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous pouvons ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard [...]. Il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux [...]. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit. » {Science et méthode, 1916, chap. IV, p. 68.)

17. J. Hadamard, « Les Surfaces à courbure négative et leurs géodésiques », dans Œuvres, t. H.

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« bords » et du nombre de ses « trous » i®. Sur certaines surfaces, il n'existe pas de géodésiques fermées ; c'est le cas du paraboloide hyperbolique, et naturellement du plan, dont l'ordre de connexité est 0 ; toutes les géodésiques vont alors à l'infini. Il en existe au contraire sur l'hyperboloïde à une nappe, dont l'ordre de connexité est 2. Dans ce demier cas, certaines des géodésiques s'éloignent à l'infini, d'autres demeurent asymptotes à une géo-désique fermée, un « cycle hmite » de Poincaré. Hadamard montre alors que, sur certaines surfaces d'ordre de connexion plus grand que 2, il existe une troisième espèce de géodésiques, qui ne sont ni fermées, ni asymptote à une géodésique fermée, ni ne s'éloignent à l'infini. Une telle géodésique s'emoulera autour d'une géodésique fermée sans pourtant s'en rapprocher indéfini-ment, puis, en un point imprévisible, la quittera pour s'enrouler autour d'une autre géodésique fermée, et ainsi de suite indéfini-ment. Hadamard retrouve ainsi une propriété reconnue par Poincaré à propos des équations de la mécanique céleste, et cite alors sa description : « Une solution périodique (dont la période peut il est vrai être très longue), telle que la différence de deux solutions soit aussi petite qu'on veut pendant un temps aussi long qu'on le veut. »

Ainsi, sur ces surfaces à courbure négative, l'ensemble des géodésiques ne s'éloignant pas à l'infini est tel qu'au voisinage de chacune d'elles, il en existe une infinité qui n'appartiennent pas à cet ensab le , certaines s'éloignant à l'infini, d'autres étant asymptotes à une géodésique fermée, d'autres enfin appartenant à la troisième catégorie ; de telle sorte qu'une variation, si petite soit-elle, de la direction initiale qui donnait une géodésique restant à distance finie peut faire passer à une géodésique d'une tout autre allure. On voit que l'étude de Hadamard donne un sens très précis et une description quahtative complète d'un cas de sensibihté aux conditions initiales, entièrement défini au niveau des virtualités mathématiques. C'est le physicien philosophe Pierre Duhem qui va l'interpréter comme conflit des déterminations virtuelles « exactes » et de déterminations actuelles approchées.

18. Le nombre n des bords correspond à celui des nappes infinies qu'ils pourraient borner, le nombre g des trous à la moitié du nombre des cycles tra-çables sur la surface sans la couper en deux morceaux séparés. Pour la sphère, n = g = 0 ; pour le tore, « = 0, g = 1. Riemann avait introduit le nombre 2g + n, « ordre de connexité » de la surface, que Hadamard va utiliser.

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3.6. Pierre Duhem, dans sa Théorie physique (1906), rappelle le résultat de Hadamard, qu'il dorme comme « exemple de déduction mathématique à tout jamais inutilisable » (chap. II, § 3). Soit, dit Duhem, la « donnée d'un faisceau de faits théoriques », le résultat déduit étant un autre faisceau de faits théoriques.

On est naturellement porté à conclure [que] quelque délié que soit le faisceau de faits théoriques qu'on souhaite d'obtenir comme résultat, la déduction mathématique pourra toujours lui assurer cette minceur, pourvu qu'on resserre suffisamment le faisceau de faits théoriques qui représentent les données. [Op. cit., p. 207.]

Or, l'étude de Hadamard montre qu'en certains cas on aura beau resserrer suffisamment le premier faisceau, « on n'est pas maître de dominer autant qu'on le veut l'écartement du second faisceau ». Et Duhem de prendre pour exemple imagé d'une sur-face à courbure négative ayant des nappes infinies (d'ordre de connexion supérieur à 2) « le front d'un taureau, avec les émi-nences d'oîi partent les cornes et les oreilles, et les cols qui se creusent entre les éminences », tout en allongeant indéfiniment les cornes et les oreilles. Sur une telle surface, on peut imaginer les différentes espèces de géodésiques décrites par Hadamard : cer-taines se ferment sur elles-mêmes, d'autres, sans jamais repasser par leur point de départ, ne s'en éloignent jamais indéfiniment, d'autres tournent sans cesse autour de l'une ou l'autre corne ; d'autres font alterner les tours autour de chacune des cornes ; d'autres enfin, le long d'une oreille ou d'une corne, s'en iront à l'infini.

Duhem note alors que la donnée avec une entière exactitude d'une position et d'une vitesse initiales permet bien de déterminer sans ambiguïté la géodésique du mouvement. Mais « il en sera tout autrement si les conditions initiales ne sont pas données mathématiquement, mais pratiquement » (p. 210).

On aura beau augmenter la précision avec laquelle sont déter-minées les données pratiques [...], jamais la géodésique qui demeure à distance finie en toumant sans cesse autour de la come droite ne pourra être débarrassée de ces compagnes infidèles qui, après avoir tourné comme elle autour de la même come, s'écarte-ront indéfiniment. [P. 211.]

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Duhem en conclut, comme on sait, non point à une sorte d'indé-terminisme, mais à « l'inutilité physique, absolue, irrémédiable, de certaines déductions mathématiques » (p. 212).

Quels que soient l'intérêt et le bien-fondé de la référence faite par le physicien philosophe à l'article du grand géomètre, cette conclusion demande assurément à être nuancée. Sans doute, Duhem lui-même en précise-t-il la portée en disant que les conclusions du mathématicien sont cependant utiles lorsqu'on est en mesure d'en établir la stabilité : telle proposition demeurant alors à peu près exacte, quand sa condition est à peu près exacte, et encore faut-il « délimiter l'amplitude de ces deux à-peu-près » (p. 214). Mais alors même que ces conditions de stabihté ne sont pas satisfaites, le développement d'une théorie dite du chaos semble montrer l'intérêt de spéculations plus poussées sur les conditions de l'imprédictibilité dans certains systèmes dyna-miques déterministes.

3.7. C'est alors le mode d'introduction du probable et de son calcul dans la représentation de tels phénomènes qui va nous inté-resser. On observera tout d'abord que le fait mathématique de sen-sibihté aux conditions initiales n'enveloppe point originairement de référence au probable, ni d'appel au calcul des probabihtés. On a noté cependant que déjà chez Poincaré apparaissait l'idée nou-velle d'une mesure des ensembles de trajectoires instables, et par conséquent les prémisses d'un usage de concepts probabihstes (ici même § 3.4). Ce n'est pourtant pas au sein même des modèles virtuels des phénomènes « chaotiques » que s'introduisent ces concepts, puisqu'il s'agit alors de représentations strictement déterministes. De tels modèles, lorsqu'ils peuvent être explicite-ment formulés, sont des systèmes d'équations différentielles dont la seule caractéristique apparemment décelable est la non-linéa-rité, entendue au double sens d'une présence dans les équations de termes non linéaires, et de la structure non réduite à un hyperplan de la variété de l'espace des phases sur laquelle est représentable le mouvement du système Mais ce qui caractérise phénoméno-

19. On cite souvent comme exemple la modélisation simplifiée d'un état de l'atmosphère proposée par E. N. Lorenz (1963). Le système d'équations non linéaire non intégrable qu'il pose peut être résolu par simulation à l'ordinateur. Ses solutions actuelles présentent bien les caractères du comportement « chaotique ».

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logiquement de tels systèmes dynamiques, c'est en réalité le com-portement, dans une actualité réalisée par simulation à l'ordina-teur par exemple, c'est-à-dire la configuration des trajectoires, ou orbites, ainsi fictivement obtenues pour ainsi dire instant après instant, dans l'espace des phases, à partir de conditions initiales diverses. On constate alors qu'apparaissent les types de figure reconnus lors des investigations pionnières de Poincaré et de Hadamard. Ainsi deux espèces prototypiques d'orbites, ou « attracteurs ». L'une est caractérisée par la quasi-périodicité et la stabilité sous des perturbations assez petites, soit des conditions initiales, soit de la loi même de passage d'une position à la suivante, dans un processus temporel supposé discret ; elle corres-pond aux cycles limites de Poincaré et aux lignes intégrales voi-sines. Dans l'autre, les points de la trajectoire s'éloignent indéfi-niment dans une direction et se rapprochent indéfiniment dans l'autre, comme sur une branche d'hyperbole. Mais d'autres confi-gurations topologiquement plus complexes apparaissent, aux-quelles on donne le nom d'attracteurs « étranges », déjà remarqués par Duhem (les rotations alternées et imprévisibles autour des deux cornes du taureau...).

Dans un article récent 20, le mathématicien A. Douady propose trois caractères définitoires du comportement chaotique, qui concerne donc non la structure virtuelle du modèle formulé en équations différentielles, du reste généralement inconnu, mais la suite supposée discrète des positions actuelles du système dans son espace de phases, observées empiriquement ou calculées sur ordinateur, dans le cas où les équations du modèle ont été formu-lées. Ces caractères seraient : en premier lieu, la sensibilité aux conditions initiales, qui fut comme on l'a vu à l'origine de la théo-rie du chaos ; puis deux autres traits destinés à singulariser les configurations des états successifs, par rapport aux comporte-ments purement virtuels prévisibles décrits par la mécanique clas-sique, et qui justifient jusqu'à un certain point la métaphore du chaos : la densité de presque toutes les orbites 21, et la densité de

20. « Déterminisme et indéterminisme dans un modèle mathématique », dans Chaos et déterminisme, Dolmenico et al, Dahan 1992.

2L C'est-à-dire que, pour presque toutes (au sens de la théorie de l'intégra-tion de Lebesgue) les données initiales, la proportion des points x{t) de l'orbite compris dans un intervalle quelconque de l'espace des phases tend vers la lon-gueur de cet intervalle quand t tend vers l'infini.

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l'ensemble des points « périodiques » de l'espace des phases (article cité, p. 14). Douady illustre ce comportement « chao-tique » par l'exemple suivant. Soit le mouvement discret d'un point sur un cercle tel que le passage de x(t) à + 1) d'un état au suivant consiste à doubler l'angle repérant modulo 2 TI le point sur le cercle. Si l'on représente la valeur de cet angle x(t) par son développement dyadique, la loi de progression par doublement sur l'orbite revient à supprimer le premier chiffre après la virgule et à décaler les auhes d'un rang vers la gauche ; par exemple de x(t) = 0,1011... on passe à + 1) = 0,011... Chaque position initiale XQ détermine ainsi complètement une orbite, qui est l'ensemble des nombres dyadiques 2 Xo pour les valeurs entières de t, et le modèle est déterministe. Douady montre qu'on vérifie cependant sur cet exemple les trois caractères proposés du comportement chaotique. Il permet aussi de constater une propriété très signifi-cative du rapport de ce comportement et d'un comportement pro-prement aléatoire. Si l'on fait subir en effet, lors de chaque pas, à la valeur de l'état suivant une perturbation tirée au hasard dans un intervaUe très petit, par exemple [- 10 - iq - 15] l'incertitude sur la prévision de la n° valeur est doublée à chaque pas et, selon Douady, en une cinquantaine de coups les valeurs possibles rem-phssent tout l'espace, c'est-à-dire tout le cercle. On démontre cependant (« lemme de poursuite ») qu'à une tehe trajectoire alté-rée aléatoirement correspond toujours une condition initiale dont l'orbite déterministe la suivra à 10 " pj- g. On voit donc que, tout en différant radicalement par leur construction comme modèles virtuels, une interprétation probabiliste et une interprétation déterministe chaotique sont indiscernables à partir de l'observation de trajectoires actuelles du système. On pourrait croire dès lors qu'il n'y a pas heu de distinguer ces deux cas d'imprédictibilité.

En fait, les critères de cette distinction ont pourtant été élaborés, et c'est leur application de principe qui nous intéresse ici spécia-lement, car elle nous permettra de constater à la faveur de quelle fievàôaaiç èiç âÀÀo ysvoç la probabihté est ici introduite dans la description et la caractérisation des configurations effectives de trajectoires. En effet, les régularités statistiques postulées ou constatées concernent alors non les événements mêmes actualkant les états du système, mais les objets plus complexes que sonWes orbites selon lesquelles ces événements se déploient dans le temps. Le caractère aléatoire ne s'attache donc pas aux événe-

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ments - états qui sont complètement déterminés, mais aux événe-ments - orbites issues de conditions initiales voisines. Comme le dit l'un des créateurs de la théorie,

le comportement chaotique n'exige aucunement l'hypothèse d'un mécanisme aléatoire extérieur complémentaire pour l'applicabilité des lois de la théorie des probabilités. Les lois statistiques sont souvent le résultat de la manifestation de propriétés déterministes de certains systèmes dynamiques. Une de ces propriétés est l'ins-tabilité du mouvement. Plus le mouvement est instable, plus s'y manifestent avec stabilité des lois statistiques 22.

Si l'on représente un segment de trajectoire par la suite des cellules de l'espace des phases où le système se trouve aux temps successifs, on constate que, au moins dans certains comporte-ments chaotiques, le nombre des types de segments différents pendant un temps T, c'est-à-dire la dispersion des trajectoires, croît exponentiellement avec la longueur de ce temps. La théorie mathématique du chaos tentera de donner un sens quantitatif plus précis à cette dispersion moyetme, qu'on peut alors interpréter en termes de mesure d'ensembles de trajectoires, et par conséquent de probabilités. Elle introduit par exemple une grandeur compa-rable à l'entropie de la thermodynamique (1'« entropie de Kolmogorv-Sinaï »), dont la signification intuitive, dans un cas simple, serait la suivante. Entre deux instants séparés par un temps assez long, on constate que certaines orbites se présentent plus souvent que d'autres, et que leur nombre est, en fonction du temps, proportionnel à où H est un coefficient indépendant de t, la probabilité de chacune de ces orbites étant alors 2" C'est le coefficient H, caractéristique du comportement chaotique du système, qui en mesure 1'« entropie » ; si elle est nulle, l'orbite actuelle est unique dans cet intervalle de temps, en ce sens qu'elle est de probabilité 1, et par conséquent prévisible.

Une autre mesure, celle des « exposants de Liapounov », calcu-lables eux aussi à partir d'orbites effectivement réalisées, fournit un indice du taux moyen de séparation des orbites issues de points initiaux assez voisins. Leur calcul repose toutefois sur l'hypothèse « ergodique » qui postule que des moyetmes successives prises sur

22. Y. G. Sinai', « L'Aléatoire du non-aléatoire », dans Dalmenico et al, Dahan, p. 87.

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une seule orbite tendent à être égales aux moyennes des valeurs simultanées prises sur la totalité des orbites. Hypothèse exphcite-ment probabiliste dont nous aurons bientôt à commenter le sens fondamentalement virtuel à propos de la mécanique statistique, mais dont on sait pourtant aujourd'hui qu'elle est incompatible avec une majorité de systèmes dynamiques hamil toniens

De cet examen des systèmes dynamiques à comportement « chaotique » résulte bien, semble-t-il, que les concepts probabi-hstes introduits dans la représentation des phénomènes ne s'oppo-sent point nécessairement à des hypothèses déterministes. Dans le virtuel, les modèles des systèmes en question sont en effet stric-tement déterministes : une orbite (virtuelle) du système est com-plètement définie par les données initiales dont elle est issue. Néanmoins, le devenir actuel à long terme du système ne peut être prédit, en raison de la sensibilité aux conditions initiales virtuelles et de l'imprécision essentielle de leur détermination actuelle. On applique alors au niveau de la réalisation observée, ou simulée, des orbites, des considérations de mesure d'ensembles directe-ment interprétables comme probabilités. Description certes vir-tuelle des ensembles actuellement observés, mais à un autre niveau que celui du modèle premier. Il faut souhgner alors, dans ce cas particulier, cette pluralité des niveaux d'application du calcul du probable aux modèles de l'empirie, et c'est le développement et la généralisation de cette remarque qui feront l'objet principal du demier chapitre.

23. Les théorèmes KAM (des noms de leurs créateurs Kohnogorov, Arnold, Moser) démontrent que de petites perturbations, dans les systèmes hamilto-niens, préservent les mouvements quasi périodiques, excluant ainsi en pareil cas l'ergodisme et un comportement chaotique.

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Chapitre 7

Le probable et la connaissance de l'empirie n. Instrument et essence

Dans son application à la connaissance scientifique de l'empi-rie, le concept du probable se situe donc à différents niveaux de l'articulation du virtuel à l'actuel. Pour interpréter correctement le rôle et les capacités du calcul des probabilités, il importe de déce-ler et distinguer ces niveaux dans chacune des applications aux objets que constitue la science. Si la connaissance scientifique de l'empirie consiste bien à construire des systèmes d'objets virtuels, et à établir des protocoles contrôlables de leur mise en correspon-dance avec des actualités d'expérience, l'édifice ainsi construit comporte le plus souvent des couches superposées de virtualités, comme on a pu le voir à propos de la mécanique quantique (chap. 4, section 3). Il faut par conséquent s'attendre à ce que l'usage des probabilités se présente aussi selon ces diverses couches avec des sens différenciés, au moins dans les théories les plus complexes. C'est ce qu'il nous faudra vérifier sur quelques exemples.

Il convient toutefois de proposer une distinction préliminaire très générale. Le calcul du probable apparaît dans certains cas comme un instrument pour ainsi dire extrinsèque au modèle vir-tuel des faits et objets de la théorie, en vue de les manipuler comme données empiriques. C'est grâce à cette élaboration que ces données deviennent alors intégrables au système des virtuali-tés, et conférables aux résultats des calculs. Tel est le cas d'un aspect au moins de l'usage des probabilités en statistique, et sur-tout de leurs applications à l'estimation des valeurs actuelles.

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1 9 8 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

/ expérimentales, des grandeurs théoriques, ainsi qu'aux tests de validation et de « signification » des données. Mais il est un tout autre usage des probabihtés, que l'on peut qualifier d'essentiel, en se gardant toutefois d'attribuer à ce mot un sens ontologique absolu. Il s'agit en effet d'introduire les concepts et le calcul du probable à l'intérieur même des modèles virtuels, comme élé-ments constituants. Ils font alors partie du « référentiel » de des-cription et de concaténation des objets virtuels d'une théorie, préalablement à, et indépendamment de, toute articulation avec les événements saisis par l'expérience. Ce n'est plus ici la distribution empirique des événements qui est soumise au calcul du probable, mais bien la structure même des objets virtuels qui doivent repré-senter l'expérience. Il est permis en ce sens de parler d'une parti-cipation essentielle de la probabihté à une représentation du réel scientifiquement connaissable, sans pour autant prendre nécessai-rement parti touchant l'ontologie du probable comme dans la perspective évoquée au début du précédent chapitre à propos du hasard selon Aristote et Coumot. Néanmoins, on ne peut manquer de s'engager alors à récuser une conception purement subjectiviste du probable, et à admettre celui-ci comme faisant partie du réel, au sens oîi nous l'avons entendu au début de cet ouvrage.

Afin de marquer assez précisément la multiplicité des modes d'application et la diversité des sens et des portées du calcul des probabilités, nous examinerons tout d'abord deux exemples de théories mécaniques, dans lesquelles à différents niveaux jouent un rôle fondamental les concepts et les procédures de ce calcul. Puis nous présenterons et discuterons pour lui-même l'un des aspects, le plus nettement instmmental de l'usage des probabihtés, à savoir les raisonnements probabihstes dans les sciences.

1. Le probable et la mécanique statistique

1.1. L'originalité de la mécanique statistique, du point de vue qui nous intéresse ici, réside dans le fait que l'objet même de la théorie, telle que l'a conçue J. W. Gibbsi, est la distribution dans

1. Principes élémentaires de mécanique statistique (1902), txad. Cosserat et Rossignol, 1926.

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un espace de phases des points représentatifs de systèmes méca-niques, distribution qui s'exprime assez naturellement par des mesures d'ensembles, pouvant définir des probabilités2. Il s'agit, dit Gibbs,

d'imaginer un grand nombre de systèmes de nature identique, dif-férant suffisamment pour embrasser toutes les combinaisons pos-sibles de configuration et de vitesse. [Op. cit., Préface, p. XI.]

Le problème est alors

non pas de suivre un système particulier dans la suite de ses confi-gurations, mais de déterminer les distributions de l'ensemble des systèmes parmi toutes les configurations et toutes les vitesses qu'il peut prendre à un instant quelconque, quand cette distribution a été définie à un instant donné. [Ibid.]

Le référentiel de base dans lequel sont décrits les systèmes mécaniques, complexes ou simples (éventuellement, à la limite, des points matériels) est l'espace des phases hamiltoniendont les coordonnées sont des positions (des « configurations », dit Gibbs), et des impulsions. Ces systèmes, que la théorie n'exami-nera pas comme des objets individuels, mais n'en considérera que des ensembles, ne sont cependant pas quelconques, mais spécifiés comme étant conservatifs pour l'énergie, et d'un nombre fini de degrés de liberté (Gibbs, op. cit., chap. « Les Analogies thermo-dynamiques »). Le problème posé par les précurseurs de la méca-nique statistique, Boltzmann et Maxwell, était alors de calculer la distribution des positions et des vitesses individuelles de systèmes réduits à des particules, par exemple les molécules d'un gaz, des grandeurs moyetmes correspondant aux variables macroscopiques, phénoménologiques, de la thermodynamique.

Le p o i n t j i e ^ ^ de Gibbs est plus ambitieux, et accorde à la probabilité un statut véritablement essentiel. Pour lui, la méca-nique statistique est la « science rigoureuse » dont la thermody-namique est une approximation.

Les lois de la thermodynamique [écrit-il au dernier chapitre de son ouvrage] forment la limite vers laquelle tendent les lois

2. L'exposé de la mécanique statistique, dans le livre très original déjà cité de J.-M. Souriau, Structure des systèmes dynamiques, manifeste explicitement ce trait en débutant par une présentation des mesures sur une variété.

3. Voir chap. 4, § 2.3.

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exactes de ces systèmes [de la mécanique statistique] quand le nombre de leurs degrés de liberté croît indéfiniment. [Op. cit., p. 156.] ^

1.2. Dans cette théorie « rigoureuse », un état au temps t de la distribution des systèmes dans l'espace des phases se transforme en un état au temps i + Ai de telle façon que la trajectoire d'un point représentatif d'un système soit figurée par l'orbite d'un point dans une transformation de l'espace en lui-même. Mais ce ne sont pas directement ces trajectoires elles-mêmes qui font l'objet d'une mécanique statistique. Ce qui est en elles alors inté-ressant, c'est que les mouvements effectifs des systèmes (Gibbs dit : « naturels ») sont délimités par des propriétés formelles de la transformation globale de l'espace hamiltonien des phases. Il nous suffira de les signaler. C'est, d'une part, la conservation de la mesure d'une cellule infinitésimale de cet espace, qui correspond donc à une conservation de la probabilité de présence des sys-tèmes au cours du temps, théorème de Liouville, connu et cité par Gibbs. C'est, d'autre part, l'hypothèse dite ergodique, selon laquelle la moyenne d'une fonction de phases (par exemple l'énergie) prise sur un ensemble simultané de systèmes est égale (tend à être égale) à la moyenne temporelle de cette fonction prise sur la trajectoire indéfinie d'un seul système. Hypothèse dont les conditions de validité ne sont nullement triviales et font encore aujourd'hui problème.

En tout état de cause, la question la plus générale posée par Gibbs est

de donner la variation par unité de temps du nombre des systèmes compris dans des intervalles infinitésimaux quelconques de confi-guration et de vitesse. [Op. cit., Préface, p. XI.]

Le pas essentiel est donc de décrire non pas directement l'évo-lution d'un système, niâis^évolution de la distribution des sys-tèmes possibles dans l'espace des phases, et « ceci n'est autre que la probabilité qu'un système non spécifié [...] soit situé dans les limites fixées » {ibid, p. 17), c'est-à-dire dans une cellule infinité-simale ou dans une couche infiniment mince de cet espace. Ce qui intéresse Gibbs, en vue naturellement d'une application particu-lière à la thermodynamique, ce sont les distributions en équilibre statistique, qu'il définit comme celles où la vitesse de variation de la densité de remplissement de l'espace des phases soit identi-

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201 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

quement nulle. Ainsi définit-il des distributions « canoniques » répondant à cette condition. Dans la distribution dite macro-canonique, la densité en phase P dépend d'une fonction de phases particulière, l'énergie Ë, selon la formule suivante :

\\f-E P = e Q , et 0 étant des constantes ; la première est le niveau

d'énergie pour lequel la probabilité de présence d'un système d'énergie E en un point quelconque de l'espace des phases est 1, c'est-à-dire que la distribution des systèmes d'énergie E est alors simplement proportionnelle au volume de l'espace des phases ; la seconde G, qu'il nomme « module », caractériserait complètement une distribution pour chaque valeur de l'énergie. Son analogie avec la température thermodynamique est clairement soulignée

^ij — E par Gibbs. De même que celle de log P =--q— avec l'entropie,

dont il montre qu'elle est minimale dans la distribution canonique, comparée à toute autre distribution en phases ayant même distribution en énergie. C'est du reste par cette propriété extrémale qu'est aujourd'hui le plus souvent définie la distribution ou « ensemble » de Gibbs.

Postérieurement une nouvelle interprétation probabiliste, « épistémique », sera donnée de l'entropie (ou de l'entropie chan-gée de signe) comme « quantité d'information manquante », dans la mesure où elle caractérise en effet l'importance du nombre des systèmes présents dans une cellule de phases. Von Weizsäcker interprète assez clairement cette relation entre l'information et l'entropie, qui repose sur la distinction entre deux niveaux de l'objet : le microniv^au, dans le cas présent, est celui des sys-tèmes, le macrotüveau celui de la distribution des systèmes dans l'espace des phases. Il introduit la notion de « nouveauté » {Neuigkeit) d'un événement virtuel (présence d'un système dans une cellule), et pose qu'il serait raisonnable de la mesurer par une fonction décroissante de la probabilité de présence, fonction devant être additive pour la combinaison d'événements indépen-dants. La fonction Nk = - iogPk satisfait à ces deux conditions pour l'événement k. Considérant un ensemble d'événements indé-pendants de probabilités respectives Pk, il est alors naturel de mesurer sa nouveauté comme l'espérance mathématique, ou nou-

4. DerAußau der Physik, 2« éd., 1986.

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2 0 2 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

veauté moyenne, des différents événements de l'ensemble, soit

H = - ^Pk log Pk, qtti est l'information shanonnienne. C'est, dit k

von Weizsäcker,

une mesure de ce que je pourrais savoir mais ne sais pas mainte-nant. Une mesure de savoir potentiel et pour autant une mesure de non-savoir. [Op. cit., p. 170.]

Dans le cas de la thermodynamique - et l'on peut transposer ici au cas de la mécanique statistique - l'entropie est une mesure du nombre des micro-états (des systèmes) dans un macro-état (dans une cellule ou une surface d'énergie constante de l'espace des phases). Elle mesure donc ce que, connaissant le macro-état, on pourrait encore connaître, si l'on apprenait à connaître les micro-états (ibid.). L'entropie d'un macro-état est en effet le logarithme du nombre des micro-états compatibles avec le macro-état qui les peut contenir. C'est l'information potentielle contenue dans le macro-état. En thermodynamique elle est maximale à l'équilibre ; mais l'information effective sur les micro-états est alors minimale, à une entropie minimale correspondant un discernement minimal du peuplement des cellules, de sorte que cette information est mesurée par l'entropie changée de signe.

1.3. On voit que la probabilité en mécanique statistique, en tant que théorie mathématique pure, intervient comme déterminant le référentiel même de description des objets virtuels de la théorie physique, qui sont alors les distributions de systèmes. Elle fait donc partie intégrante de ces objets, jouant un rôle non pas ins-trumental mais essentiel. On remarquera que les seules hypo-thèses, qu'on pourrait dire physiques, adjointes aux axiomes du calcul des probabilités, sont la structure hamiltonienne des sys-tèmes, dont découle le théorème de Liouville^, et l'hypothèse ergodique. Cette dernière demande à être justifiée dans le cadre du référentiel hamiltonien et probabiliste, dont elle n'est nullement une conséquence. Physiquement, elle est pourtant rendue néces-saire par le fait que les mesures de valeurs de fonctions de phases ne peuvent être effectivement réalisées que comme moyennes dans des sous-ensembles de l'espace des phases et non pas directement

5. Ce théorème dépend en effet de l'invariance des équations de Hamilton pour les transformations dites canoniques de l'espace des phases.

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203 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

comme moyennes temporelles prises sur une suite d'instants théo-riquement infinie. Des conditions de validité mathématiques de l'hypothèse ergodique ont été étabhes par G. D. Birkhoff, J. von Neumann, A. I. Khinchin, et les problèmes mathématiques posés par l'ergodicité ont donné lieu à de nombreux développe-ments théoriques. Cependant, dans les systèmes virtuels destinés à représenter des phénomènes physiques, l'hypothèse d'ergodicité apparaît souvent comme peu naturelle et même contradictoire, bien qu'elle soit motivée par les conditions effectives des mesures.

Quoi qu'il en soit, la mécanique statistique, contrairement à ses applications dans la théorie cinétique des gaz ou la thermodyna-mique, nous propose une forme exemplaire, et peut-être unique, d'introduction sur un seul niveau de la probabihté dans un modèle physique. Le calcul des probabilités fonctionnant alors pour ainsi dire de façon constitutive dans l'univers même de l'objet physique virtuel, et non pas comme procédure de passage du virtuel à l'ac-tuel.

2. La probabilité en mécanique quantique

2.1. Nous prendrons justement un tout autre exemple de cette introduction des probabihtés avec la mécanique quantique. Dans cette partie de la physique, on peut en effet reconnaître un éventail apparemment complet des usages possibles du concept de pro-bable et de son calcul, en distinguant comine nous le suggérions au chapitre 4 (§ 3.4 et 3.5) différents niveaux du virtuel dans les modèles de cette mécanique. Cette diversité et œtte onmiprésence de la probabilité a conduit le physicien von Weizsäcker à une assimilation peut-être abusive de l'ensemble de cette mécanique à une théorie des probabihtés :

La théorie quantique n'est rien d'autre [écrit-il] qu'une théorie générale des probabilités, c'est-à-dire des espérances mathéma-tiques de fréquences relatives dans des ensembles statistiques. [DerAußau derPhysik, p. 309.]

Mais on notera que, dans cette citation, le concept du probable et son calcul semblent réduits à leur usage statistique. Or c'est

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2 0 4 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

précisément la multiplicité des fonctions et des sens de ce concept en théorie quantique que nous voudrions établir et commen-ter. Signalons cependant une position qui, radicalement opposée en son principe, conduit à Cette même réduction de l'usage du concept. C'est celle de David Böhm qui, de son côté, écrit :

Cependant, dans l'interprétation usuelle [de la mécanique quan-tique] le besoin d'une description probabiliste est regardé, comme inhérent à la description de la matière [...] tandis que dans notre interprétation [...] il naît [...] de ce que, d'une mesure à la suivante, nous ne pouvons en pratique prédire ou maîtriser la position pré-cise d'une particule, ce qui résulte de perturbations correspon-dantes, imprédictibles et non maîtrisables, introduites par l'appareil de mesure. Ainsi dans notre interprétation, l'usage d'un ensemble statistique n'est (comme en mécanique statistiquequ'une nécessité pratique et non pas le reflet d'une limitation inhérente de la précision avec laquelle il est pour nous correct de concevoir les variables qui définissent l'état du système''.

On voit que David Böhm, loin de donner à la probabilité un rôle majeur en théorie quantique, comme le proclame von Weizsäcker, la considère seulement comme un instrument de passage à l'actua-lité des expériences et la réduit à n'être qu'un auxiliaire statis-tique. Conception qui rejoint pourtant finalement celle de von Weizsäcker. Nous verrons bientôt comment une telle réduction, chez Böhm, se trouve être cohérente avec son interprétation « réaliste », et déterministe, dont on a déjà indiqué le sens au cha-pitre 4 (§ 3.4). Néanmoins, quel que soit l'attrait que peut exercer cette manière de comprendre le modèle et le phénomène quan-tiques, il me paraît impossible de ne pas reconnaître, dans les diverses autres interprétations, une stratification des niveaux où intervient le probable.

2.2. Dans l'ouvrage déjà cité. Philosophy of Quantum Mechan ics, R. Healey définit trois niveaux. Un niveau « de base », qui est celui où « toutes les interactions induisent des

6. On voit que cette conception du rôle et du statut du probable en méca-nique statistique est en quelque sorte diamétralement opposée à celle que nous proposions plus haut.

7. « A Suggested Interpretation of the Quantum Theory in Terms of Hidden Variables », I, dans Wheeler et Zurek (éd.), Quantum Theory and Measu-rement, Princeton, 1983.

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transitions indétemiinistes parmi les systèmes dynamiques inter-agissants » (loc. cit., p. 45). Le calcul des probabilités permet alors une mesure quantitative de la

disposition physique d'un système à subir, durant l'interaction, l'une ou plusieurs des transitions dynamiques possibles. [Ibid.]

Healey suggère d'interpréter ces probabilités comme des « propensions » (propensities). Que recouvre exactement ce vocable ? Si on l'entend au sens de Popper^, la notion se rapporte à une conception objective des probabilités. Elle désigne une espèce de force généralisée tendant à engendrer de façon stable certaines moyennes statistiques, et dépendant de situations [op. cit., p. 32-35). J'accepte pour ma part l'idée d'une objectivité de ce probable, malgré l'ambiguïté du mot de « propension », car son expression nécessairement mathématique semble une garantie suffisante contre le syndrome de la « vertu dormitive ». Mais il me semble difficile de situer cette objectivité directement au niveau de l'actuel de la réalité empirique, comme semblent le faire Popper et Healey. La « propension » en tant que propriété s'atta-cherait sinon à des objets du moins à des configurations (ou « situations ») de l'univers virtuel d'un modèle des phénomènes. Ce ne sont pas les régularités statistiques elles-mêmes qui consti-tuent la « force » de propension, mais, au niveau purement virtuel du modèle, l'objet strictement mathématique qu'est une probabi-hté, et même plus exactement une amplitude de probabilité.

La seconde couche du probable dans le modèle quantique appa-raîtrait selon Healey lorsque l'on considère les états d'un sys-tème composé et ceux de leurs composants, comme régis par une « loi probabiliste de coexistence ». Le paradigme est alors celui de la conception de la mécanique statistique. On considère un « ensemble hypothétique » de systèmes semblables (satisfaisant à « la même description », par exemple la même énergie). La pro-babihté correspond alors

à la fraction (attendue) de cet ensemble dont l'état microscopique se trouve dans la région donnée de l'espace des phases. Mais le contenu de la proposition de probabilité ne requiert pas l'existence actuelle d'un tel ensemble. [Op. cit., p. 46.]

8. A World of Propensities, Bristol, Thoemmes Press, 1990 ; trad. A. Boyer, Un univers de propensions, Paris, Éd. de l'Éclat, 1990.

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2 0 6 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

Il s'agit bien ici d'une espèce de la probabilité que nous avons nommée « essentielle », et manifestement située au niveau des virtualités.

Le troisième niveau de Healey concerne les probabilités « qui apparaissent dans les règles de Bom® » appliquées dans un proces-sus de mesure. Elles ne correspondent pas, dit Healey, à des pro-babilités de transition d'états quantiqùesrà des propensions, mais à un rapport aux appareils de mesure.

2.3. Nous ne retiendrons pas telle quelle la stratification propo-sée par Healey, mais en proposerons une autre, qui sans doute la recoupe, mais qui nous semble décrire plus généralement la plu-ralité des usages du probable en mécanique quantique, et surtout se référer plus clairement aux différentes couches du virtuel que nous avons cm pouvoir y discerner. Nous distinguerons donc, premièrement, une introduction de la probabilité au niveau de la représentation des « états purs » par des vecteurs d'un espace de Hilbert. En second lieu, une introduction au niveau des « états mixtes », collections aléatoirement distribuées d'« états purs ». Enfin, au niveau statistique empirique des collections actuelles de résultats de mesures effectives.

La probabilité qui apparaît dans le premier cas, comme interprétation des amplitudes, est un concept ayant son sens dans l'univers strictement virtuel. Il n'exclut nullement en tant que tel, comme on l'a vu (chap. 4, § 3.1) une détermination complète, si l'on considère que les amplitudes définissent intégralement, dans ce référentiel, les transitions d'états quantiques. À vrai dire, le calcul du probable porte ici non sur des événements actuels, mais sur les différentes valettrs propres d'un opérateur correspondant à un observable de l'état considéré, indépendamment de toute observation effective, qui ferait sortir du plan du virtuel,jet révélerait alors les distributions statistiques d'événements actiiels que la représentation virtuelle gouveme.

Dans le second cas, tout en demeurant dans l'univers du virtuel, l'introduction du calcul des probabilités est occasionnée par le fait que l'objet virtuel considéré est incomplètement défini i« en ce

9. Les règles assignant, aux valeurs propres d'un opérateur pour un vecteur d'état, des probabilités égales aux carrés des amplitudes.

10. Il redevient naturellement complètement défini, comme tout objet vir-tuel, justement en tant qu'objet probabiliste.

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sens qu'il s'agit d'un mélange d'états purs, dont on connaît seu-lement la distribution statistique. On sait par exemple que le sys-tème considéré peut être soit dans l'état | v¡/i > avec une pro-babilité p\, soit dans l'état I \|/2 > avec une probabilité p2... Le système n'est plus représentable par un simple vecteur de l'espace de Hilbert. Dans le traité de Cohen-Tannoundji-Diu-Laloë on remarque très opportunément que les probabilités interviennent alors à deux niveaux différents, premièrement en raison « du caractère incomplet de l'information initiale sur l'état du sys-tème » (c'est un « mélange » d'états purs), deuxièmement à cause de « l'incertitude spécifiquement quantique liée aux processus de mesure » (c'est la probabilité essentielle de notre premier niveau). La différence fondamentale est alors que le « mélange » ne se comporte pas comme une superposition linéaire d'états purs.

Certes, le système représenté par le vecteur I > = ^ c k I w >. , k

superposition d'états purs, donnera bien avec des probabilités des mesures correspondant aux valeurs propres du vecteur

propre mais il n'est pas équivalent à un mélange qui aurait la probabilité {ck)^ d'être dans l'état I \j/¿t >, car la superposition linéaire des états purs y fait apparaître en général des effets d'in-terférence. On introduit alors pour décrire un « mélange » un opé-rateur agissant dans l'espace des états, l'opérateur « densité », qui donne directement la probabilité pour que la mesure d'un obser-vable sur un tel système donne l'une des valeurs propres corres-pondant à l'un des vecteurs propres des éléments du « mélange », et la valeur moyenne des résultats de la mesure virtuelle d'un observable.

Notre demier niveau d'intervention du probable se situe dans l'actualité des résultats de mesures effectives. Le calcul est alors appliqué comme dans toute discipline empirique sur des suités finies de grandeurs actuelles, et ne comporte aucune spécificité quantique. Nous en reparlerons bientôt à propos de ce que nous nommons raisonnement probabiliste.

2.4. Il convient ici de commenter brièvement deux modifica-tions profondes et particulièrement instmctives de l'introduction du probable en mécanique quantique. Le point de vue de David

II. Mécanique quantique, Paris, 1973, Compl. E3.

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Böhm, qui supprime tout à fait au niveau essentiel l'intervention du probable, et les théories d'Everett et de Witt qui, d'une certaine manière, en font aussi l'économie ou en tout cas en altèrent le sens.

Dans la première conception, celle de Böhm et Hiley^^à laquelle nous avons déjà fait allusion, la fonction d'onde demeure bien une détermination virtuellement complète du phénomène quantique. Mais cette détermination virtuelle, au niveau des amplitudes, ne se développe plus au moyeh^e coefficients proba-bihstes de valeurs propres. On part de l'équation de Schrödinger :

3 /î z/î = - ^ V2\|/ + V\|/, où V est comme d'ordinaire le potentiel.

On en déduit en écrivant la fonction \|/ sous la forme polaire : iS

= Rej^,o\x s est l'hamiltonien, une équation entre l'hamiltonien

et la variable de position R, qui ne diffère de l'équation classique : dS (V5)2 ~dt 2m ~ 0 du mouvement d'une particule d'impulsion

^ h^^'^R , . VS que par un terme '• Q - ~ 2m s ajoutant au potentiel

dynamique V. Böhm et Hiley interprètent ce terme comme un « potentiel quantique », l 'équation déterminant alors complètement l'état dynamique du système, sans intervention, à ce niveau, de la probabilité. Toutefois, c'est au prix de ce que les deux théoriciens nomment un double postulat « ontologique ». Le phénomène quantique élémentaire supposerait alors deux objets (virtuels) : une particule (électron, par exemple), dont la position et l'impulsion seraient déterminées et varieraient causalement et un champ de potentiel quantique fixé par l'entité \\f et variant causalement selon l'équation de Schrödinger. Ce champ quantique, non locahsé, dépendant du système dans son ensemble (non d'une interaction entre particules), agirait, disent-ils, à la manière d'une « information active » : « une forme douée d'une faible énergie intervient sur une entité d'énergie beaucoup plus grande et la guide [directs] » (op. cit., p. 35). Ce qui suppose que

12. D. Böhm et B. J. Hiley, 7%e Undivided Universe, Londres, 1993. 13. Selon l'équation quasi classique qui fait intervenir les deux potentiels :

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la particule, pour recevoir ce « guidage », ait une « structure interne complexe et subtile », inconnue (ibid., p. 37). Resterait à expliquer la coïncidence des effets empiriques de cette interpréta-tion du potentiel quantique, fonction de iî, et de l'interprétation classique de R^ comme densité de probabilité. C'est ce que les auteurs tentent de montrer, en considérant des ensembles de parti-cules, observées ou non, qui ont une réalité actuelle. Leur distribu-tion « chaotique » n'a pas un statut différent dp-Celui des distribu-tions aléatoires d'objets en physique classiquéTAinsi

la probabilité n'est ici considérée en aucun sens comme fondamen-tale. Ce sont plutôt les propriétés du système individuel qui sont prises comme primitives, et les probabilités sont interprétées à partir de ces propriétés. [Op. cit., p. 42.]

Böhm et Hiley consacrent donc un chapitre à montrer comment le comportement « chaotique » des particules conduit à des proba-bilités qui « tendent à approcher I \|/12 », bien

qu'il n'y ait aucune raison de principe pour que la probabilité ne soit pas différente de | \|/1 ^ même si elle est égale à I \|/12 dans tous les cas que nous avons rencontrés jusqu'à présent. [Op. cit., p. 181.]

L'interprétation probabiliste de | \|/1 2 « est une signification secondaire de la fonction d'onde » (ibid.).

Que la démonstration du chapitre 9 soit ou non convaincante pour le physicien théoricien, on voit que l'idée de Böhm est bien de refouler l'introduction du probable du niveau fondamental des virtualités de la représentation quantique, celui des vecteurs d'état, vers le niveau purement statistique des actualités empiriques d'événements.

2.5. Dans une perspective différente, les théories des mondes multiples issues de la thèse III de Hugh Everett se dispensent également du recours à une probabilité intrinsèque, introduite au niveau fondamental des objets de la théorie, les vecteurs d'état. La motivation d'Everett est d'éliminer ce que Jammer appelle

14. « Relative State Formulation of Quantum Mechanics », Review of Modem Physics, 29, 1957, p. 453-462, repris dans Quantum Theory and Measure, Wheeler et Zurek (éd.), Princeton, 1983. On citera d'après cette der-nière édition.

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r « événement magique » de la réduction du paquet d'ondes lors d'une mesure (Max Jammer, The Philosophy of Quantum Mechanics, New York, 1974, p. 508). L'idée centrale va être de considérer la mesure non comme un événement extérieur au sys-tème observé, mais comme intérieur à une totalité dont tous deux font partie, complètement et causalement déterminée par une fonction d'onde « universelle ». Dans cette représentation de la totalité de l'empirie (dans le référentiel de la relativité générale), chaque sous-système est dépendant de l'état des autres sous-sys-tèmes :

Ainsi sommes-nous confronté à une relativité fondamentale des états qui est impliquée par le formalisme des systèmes composés. [Op. cit., p. 317.]

Dans la fonction d'onde de l'univers se trouvent donc superpo-sées les fonctions d'onde des sous-ensembles, et en particulier du sous-ensemble de l'appareil d'observation, ou d'un sous-ensemble en interaction quelconque avec le sous-ensemble observé. La fonction d'onde de l'appareil est elle aussi une

superposition d'états, pour chacun desquels il aurait enregistré une valeur définie, et le système est laissé dans l'état propre de mesure correspondant. Le saut discontinu dans un état propre n'est ainsi qu'une proposition relative, dépendant du mode de décomposition de la fonction d'onde en la superposition, et relative à une coordonnée arbitrairement choisie de l'appareil. [Op. cit., p. 318.]

Everett doit donc postuler que l'observateur (la machine eme-gistreuse de l'observation) comporte une mémoire conservant les traces de mesure antérieures. Ainsi il y a dans la fonction d'onde totale une représentation, en termes de superposition, des états du système observé et des états corrélatifs de l'observatetir.

Avec chaque observation (ou interaction) successive, l'état de l'observateur se ramifie en un certain nombre d'états différents. Chaque branche représente un résultat différent de mesure, et l'état propre correspondant de l'objet système. Toutes les branches existent simultanément dans la superposition après toute suite donnée d'observations. [Ibid., p. 320.]

Il n'y a à aucun moment réduction, collapsus, de la super-position des ondes. Tel est le sens de la many worlds theory. Mais

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Everett a fait remarquer, corrigeant quelque peu l'interprétation hyperréaliste de son commentateur de Witt, que ce n'est pas tant une physique à univers multiple que la théorie d'un univers unique avec différents points de vue. Car

ce n'est pas tant le système observé qui est affecté que l'observa-teur qui devient corrélé au système [...]. Seul l'observateur a changé. [« The Theory of the Universal Wave Function », dans The Many Worlds Interpretation of Quantum Mechanics, Witt et Graham (éd.), Princeton, 1976, p. 116.]

Or c'est dans la succession des résultats « mémorisés » d'une même mesure supposée répétée sur des systèmes identiques qu'Everett va faire apparaître l'aspect probabiliste, jusqu'à présent absent de la théorie. Il considère, dans le style de la mécanique statistique, les « trajectoires de la mémoire » de l'observateur, trajectoires évidemment ramifiées. Pour obtenir des résultats quantitatifs décrivant alors les fréquences relatives des différents états possibles emegistrés dans cette mémoire, il faut définir une mesure sur les éléments de la superposition dans la fonction d'onde globale. Everett, imposant des conditions formelles jugées raisonnables à cette mesure comme fonction des coefficients complexes ai de ces éléments, est conduit finalement à lui donner la forme c | ai | ^ qui n'est autre que la définition classique de la probabilité d'un état au moyen du carré d'une amphtude. On a donc introduit par pure déduction à partir de la structure des objets virtuels vecteurs d'état, et moyennant des hypothèses purement mathématiques, une probabilité qui apparaît d'abord comme dis-tribution définie sur des ensembles de systèmes, comme en mécanique statistique mais qui correspond en fait à des distri-butions défaits actuels expérimentés dans des suites de mesures. On voit donc comment se trouverait ici exclue de la théorie quan-tique une notion de probabilité intrinsèque exphcitement attachée aux vecteurs d'état, et comment, d'autre part, les deux autres fonctions que nous reconnaissons au probable apparaîtraient non pas comme adjointes de l'extérieur à la représentation fondamen-

15. « La situation, remarque en effet Everett (op. cit., p. 321), est tout à fait analogue à celle de la mécanique statistique classique, oîi l'on munit d'une mesure les trajectoires des systèmes dans l'espace des phases lui-même, après quoi on fait des hypothèses (telles que l'ergodicité ou la quasi-ergodicité, etc.) qui valent pour " presque toutes " les trajectoires. »

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2 1 2 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

taie des objets et des faits quantiques, mais comme déduites de leur nature même.

2.6. On a pu voir sur les deux exemples privilégiés de la méca-nique statistique et de la mécanique quantique, et spécialement à propos des interprétations hétérodoxes que l'on vient d'examiner, que l'usage du probable dans les sciences de l'empirie se situait bien à des niveaux différents. On a pu constater alors qu'une dis-tinction principale se manifestait entre un usage que nous nom-mions « essentiel » ou « intrinsèque », et un usage auxiliaire, ins-trumental. Nous avancions au début du présent chapitre que l'usage intrinsèque du probable n'impliquait pas nécessairement une prise de parti touchant son ontologie. On peut maintenant pré-ciser cette assertion. Ce que nous voulons dire, c'est que le carac-tère essentiel alors attribué au probable (et donc corrélativement à l'indéterminé) lui confère bien une réalité qui le soustrait à l'em-pire du subjectif. Mais cette appartenance au réel se situerait au niveau des systèmes de virtualités, non arbitraires quoique généra-lement provisoires et relatifs, qui fournissent des référentiels de description et d'explication de l'empirie. Il est assurément loisible de penser cette probabilité intrinsèque conmie propriété du réel en un sens absolu ; nous en avons indiqué des exemples empruntés Aristote et à Coumot. Mais il ne s'agit plus alors d'un concept scientifique ; le point de vue adopté est celui d'une interprétation du sens du réel, c'est-à-dire d'une métaphysique, d'une philoso-phie de la nature ou de l'esprit. Notre propos est bien ici égale-ment philosophique, mais il vise plus spécifiquement une interpré-tation des actes et des œuvres de la connaissance scientifique. Dans cette perspective, le probable, avec son organisation en cal-cul, ne peut se présenter que comme propriété des systèmes vir-tuels de représentation du réel.

Ce que nous avons constaté en examinant le système quantique, c'est que cet usage intrinsèque apparaissait en association et opposition avec un usage instmmental. Si le premier usage conceme la constitution même des objets de la science comme représentant abstraitement le réel, le second se rapporte au traite-ment, à la manipulation, à l'évaluation des jugements portés dans l'activité scientifique sur l'aspect actuel de la réalité saisi par l'ex-périence. C'est cette forme générale de l'usage du probable dans le passage du virtuel à l'actuel que nous voudrions maintenant aborder.

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3. Les raisonnements probabilistes

3.1. Nous entendrons ici le mot « raisonnement probabiliste » en un sens restreint. Ce qui nous intéresse en effet est la stratégie d'application du calcul des probabilités aux données actuelles que sont des suites ou ensembles d'événements. Cette stratégie, telle qu'elle apparaît dans les différentes sciences de l'empirie, à des degrés divers de perfectionnement et d'efficacité, ne saurait être décrite à proprement parler comme une logique du probable. Certes, comme toute argumentation véritable qui a pour fin de « convaincre » et non d'« agréer », selon la distinction pascalienne (« De l'art de persuader », « Bibl. de la Pléiade », p. 592 s.), le raisonnement probabiliste se conforme aux règles de la logique ordinaire. Mais on ne saurait réduire ses démarches propres ni à la subordination aux règles d'une « logique » autonome du possible, ni aux calculs d'une « logique » probabiliste spécifique adaptée, par exemple, à la mécanique quantique. Ni l'une ni l'autre ne sont, comme on l'a vu, à proprement parler des logiques ; l'une et l'autre opèrent sur des objets de pensée déjà qualifiés. La pre-mière, comme théorie modale, s'en tient à l'exploration de mondes virtuels trop éloignés de l'actualité empirique, du moins de celle des objets de la nature, pour pouvoir en régler la connais-sance objective. La seconde n'est que la mise en forme très abs-traite d'une protophysique de l'objet quantique ; de toute façon, à supposer même que l'on reconnaisse l'une ou l'autre comme ins-trument effectif d'une pensée probabiliste, leur usage n'en serait pas moins subordonné en demier ressort à l'observance, comme meifl-règles, des règles de la logique ordinaire. Sur ce point,, cependant, nous ne suivrons pas Brano de Finetti qui assme que /

si par « argument » nous entendons quelque chose de fondé sur la logique - la logique de la certitude, la logique ordinaire - il est clair que 1'« argument inductif » n'est pas un argument. [Theory of Probability, n, Chichester, John Wiley, 1975, p. 198.]

II est clair pour nous qu'il s'agit bien d'argument, car ses énon-cés, à supposer même qu'ils soient formulés dans une « logique probabiliste » (qui pour de Finetti est une « théorie de la probabi-

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2 1 4 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

lité subjective »), ils n'en sont pas moins, en tant qu'assertions, vrais ou faux, et soumis à la logique ordinaire. Par ailleurs, ce que de Finetti nomme « argument inductif « se réduit à la probabilité conditiormelle », et à une modification réglée du contenu de nos informations sur l'empirie [ibid., p. 202]. Soit P(E) la probabilité attribuée à un événement futur E, sur la base de l'information obtenue par la réalisation de l'événement complexe A ; soit HQ le complexe des informations antérieures initiales, et P^{E) = P(E si H^) la probabilité attribuée initalement à E. On aura donc par définition : P{E) = P{E si (HO et A)). En appliquant la « version bayesienne du théorème des probabilités composées » on doit donc avoir :

^ ^ P0(A) PO(A)

La probabilité P, postérieurement à l'observation de A, serait donc ainsi calculée à partir de la probabilité P^ antérieure à cette observation et du supplément d'information qu'elle fournit. L'équation bayesienne signifierait la possibilité d'évaluer P(£) de deux manières :

Directement en pensant à l'état final de l'information HOplusA,

ou en évaluant P^{E) et pO(A et E), en pensant seulement en termes de l'état d'information antérieur H". La cohérence exige que les deux réponses coïncident. [Ibid., p. 204.]

« C'est là, conclut de Finetti, tout ce sur quoi porte le raison-nement inductif. » De cette définition de l'induction, indépen-damment de l'interprétation qui s'en veut radicalement subjective, nous retenons que la démarche inductive consiste à intégrer une information nouvelle dans notre représentation virtuelle des faits actuels expérimentés. Mais nous la formulerons en termes plus généraux comme la procédure réglée qui déduit d'un fait actuel une modification de l'univers virtuel oii on l'insère, exprimée en termes de probabilités, pour en tirer des conséquences touchant les phénomènes actuels. Le calcul des probabilités, qui porte sur une réalité virtuelle (qu'il serait erroné de réduire à l'interpréta-tion subjective qu'il peut assurément admettre), sert ici d'inter-médiaire entre cette réalité du modèle abstrait et, celle hic et nunc, de faits individuels actuellement observés, entre l'organisation mathématique démontrée des ensembles ou suites infinis d'occur-rences de faits virtuels, et l'actualité donnée des ensembles ou

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215 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

suites finis, partiels, d'événements. La stratégie inductive consiste alors à régler le passage des jugements portés démonstrativement sur les objets mathématiques à partir du calcul, aux jugements portés sur l'empirie. Un tel passage, qui ne s'effectue point à l'in-térieur même du système de représentation virtuelle et qui est gouverné par ses seules règles, ne saurait être fondé d'une part que sur le degré d'adéquation du modèle virtuel des objets auxquels le calcul directement s'applique, d'autre part sur un postulat fondamental auquel renvoie finalement toute affirmation portant sur les conséquences du calcul des probabihtés dans l'actuel.

Avant de développer ces deux points, nous voudrions présenter succinctement une théorie de l'induction très raffinée, celle de Rudolf Carnap, qui nous intéresse particulièrement parce que centrée sur les conditions d'application du calcul des probabilités à l'expérience. Elle tente de résoudre le passage du virtuel à l'ac-tuel au moyen d'une réélaboration essentiellement logique du concept de probabihté qui devient alors un « degré de confirma-tion ». Tentative qui, croyons-nous, se solde par un échec, mais par un échec instructif, dans la mesure oii elle ne parvient qu'à prolonger un calcul logico-mathématique du probable en enrichis-sant l'univers du virtuel oii il prend sens

3.2. La théorie de Carnap a été présentée dans plusieurs ouvrages et a considérablement évolué. Mais, à travers d'impor-tantes modifications techniques, l'intention primitive n'en a pas varié.

L'idée de Carnap est de constituer une théorie du raisonnement inductif qui soit une logique a priori de l'usage du calcul des pro-babilités. Non que les inférences qui s'y conforment possèdent le caractère démonstratif de celles de la logique « déductive » ; néanmoins, cette « logique non démonstrative » a cela de commun avec la logique ordinaire qu'elle explore, elle aussi, « des relations

16. Nous aurions aimé présenter également une théorie de l'induction à tort assez oubliée, celle du philosophe français Jean Nicod, très prématurément décédé (Le Problème logique de l'induction, Paris, 1924). Mais il s'agit plutôt d'un examen des stratégies rationnelles de la formation des lois expérimentales qui nous éloignerait par trop de notre étude du probable.

17. Principalement dans Logical Foundations of Probability, (1950), Chicago, 1962 ; The Continuum of Inductive Methods, Chicago, 1952 ; Replies and Systematic Expositions, repris dans The Philosophy of R. Carnap, Schilpp (éd.), La SaUe, 1963.

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logiques entre énoncés » {Logical Foundations, p. 205). Autre-ment dit, si les résultats énoncés par ces raisonnements ont bien des contenus empiriques, et demeurent en tant que tels incertains, la forme des démarches qui les produisent ne doit rien devoir à l'expérience : « la relation inductive entre l'hypothèse et la don-née [evidence] est purement logique » (Logical Foundations, p. 181). Pour plus de précision, rappelons ici les cinq espèces d'inférences inducrives recensées par Carnap dans Logical Foundations (p. 207 et p. 567-571) :

1. L'inférence « directe » va d'une population d'individus à un échantillon ; par exemple de la fréquence connue d'une propriété dans la population à sa fréquence dans l'échantillon.

2. L'inférence « prédictive » va d'un échantillon à un autre, dis-joint du premier. « La plus importante et fondamentale inférence inductive » (Logical Foundations, p. 207).

3. L'inférence « par analogie » va d'un individu à un autre. On connaît que les individus A et 5 ont en commun certaines proprié-tés ; l'inférence consiste à attribuer à B une autre propriété dont on sait seulement que A la possède.

4. L'inférence « inverse » qui va d'un échantillon à la popula-tion dont il est issu.

5. L'inférence « universelle » va d'un échantillon observé à une hypothèse de forme universelle.

On voit que, sauf dans le cas de l'inférence par analogie l'in-férence inductive produit, à partir d'une connaissance relative à une collection d'individus, une connaissance relative à une autre collection d'individus. Il apparaît également, exphcitement dans les cas 1,2 et 4, que cette connaissance concerne très spécifique-ment les fréquences d'une propriété. Il semblerait donc que la théorie de Carnap débouche bien, et tel est son but, sur une connaissance de faits actuels, obtenue à partir d'une base elle-même actuellement donnée, au moyen de démarches que Carnap qualifie d'« analytiques ». En fait, la situation est moins claire. Notre propos est alors ici de mettre au jour dans cette théorie le véritable rapport de l'actuel au virtuel, et le statut exact du calcul des probabilités.

18. Mais justement « ni la théorie classique ni les théories modernes de la probabilité n'ont été capables d'en rendre compte ni de la justifier de façon satisfaisante » {Logical Foundations, p. 569).

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217 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

11 importe d'abord de rappeler en quoi consiste pour Carnap la connaissance obtenue par inférence inductive. Il l'appelle « degré de confirmation », expression déjà utilisée par Popper mais en un sens très différent i®. Le degré de confirmation, P{h, e) conféré à l'énoncé h par la connaissance de ce qu'ex-prime l'énoncé e, signifie, objectivement, « le degré auquel l'hypothèse h est confirmée (confortée, établie) par la donnée [evidence] de e, et, " subjectivement ", le degré auquel le sujet X est rationnellement en droit de croire en h sur la base de e » {Replies, p. 967). Deux points de vue qui, comme nous le soulignions au chapitre 5, ne se contredisent ni ne s'excluent. Camap fournit du reste trois « explications » de ce concept P{h, e) substitué à celui de probabilité comme son représentant actuel :

1. C'est « le quotient de pari équitable » sur h, étant connu e. C'est-à-dire que, si h est réalisé, le parieur recevant la valeur g, et donnant p à l'adversaire dans le cas contraire, le quotient de pari

est g^^p- Le parieur acceptant de jouer ^ ^ ^ = q contre \ -q fera

en effet un pari équitable, en ce sens que connaissant e, parier q sur h ou, se substituant à l'adversaire, 1 - ^ sur non - h sont pour lui des paris équivalents.

2. Si h est une prédiction attribuant la propriété M à un indi-vidu, non mentionné dans e, P{h, e) est aussi la valeur d'une « estimation de la fréquence relative de M dans une classe quel-conque d'individus non mentioimés dans e ».

3. Si l'on offre à un sujet de recevoir la valeur g quand l'évé-nement h se produit, et rien s'il ne se produit pas, P{h, e) est le coefficient dont doit être affectée la valeur g pour mesurer l'utilité subjective de l'offre faite au sujet.

On remarquera ici incidemment que l'introduction de la troi-sième explication constitue une inflexion de la pensée de Camàp vers une théorie « économique » de la probabilité, absente de Logical Foundations et due sans doute à l'influence de Savage. Mais l'observation la plus importante de notre point de vue est que se trouvent ici réunies et assinùlées une interprétation de la probabilité conditionnelle - du degré de confirmation - comme évaluation d'une conjecture en même temps que comme estima-

19. Voir Replies, p. 996, n. 49.

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2 1 8 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

tion d'une fréquence. Comment Camap justifie-t-il cette assimila-tion, et sur quels objets porte cette fréquence ?

3.3. La réponse est dans l'élaboration « sémantique » donnée par Carnap du concept de probabilité, issue apparemment du Tractatus (voir ci-dessus chap. 5, §. 2.2). Elle est fondée sur la structuration d'un univers purement virtuel, descriptible dans un langage du premier ordre comportant un nombre éventuellement infini d'individus, mais un nombre fini de prédicats. La probabi-lité - le degré de confirmation - , comme chez Wittgenstein, est alors une relation de déductibilité affaiblie entre propositions ou classes de propositions. La grandeur attribuée à cette relation sera formulée au moyen d'une mesure définie pour des ensembles de propositions, et l'originalité de Camap sur ce point tient essentiel-lement à la définition de cette mesure. La notion de « description d'états » et de « portée » (range) d'une proposition, et leur mesure naturelle par le nombre de propositions qu'elles contiennent, suf-fisaient à Wittgenstein. Camap, en vue de donner à son univers virtuel des propriétés susceptibles d'en faire un référentiel plus fin de description de l'expérience, va introduire différentes spécifica-tions. Il considérera par exemple les « descriptions de stmcture », formées de la disjonction de classes de descriptions d'état iso-morphes, c'est-à-dire invariantes par permutation des individus. Il définit alors une mesure des descriptions d'états dans un langage, et le degré de confirmation c(h, e) par le quotient mesure (e & h) 20

mestire e Les propriétés formelles exigées de la mesure choisie et du

degré de confirmation renvoient naturellement de façon implicite aux axiomes de Kolmogorov (voir les conventions C. 53, p. 285-287, et la définition D. 55, p. 295 de Logical Foundations). Une famille générique de fonctions c est ainsi définie ; cependant, cette première notion n'est qu'une base encore insuffisamment déterminée pour fournir une explication complètement adéquate du degré de confirmation. Certaines des exigences qui le

20. Le diagramme de Logical Foundations, p. 297, montre clairement que la fonction c peut être figurée par le rapport des aires de rectangles, représentant les portées des propositions (c'est-à-dire la classe des descriptions d'état oii elles sont vraies), et comparée comme chez Wittgenstein à une déductibilité partielle.

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déterminent alors font apparaître, explicitement dans Replies, que le degré de confirmation ne se réduit pas à la probabilité définie dans l'univers virtuel très peu déterminé du calcul, mais prend sens dans un univers plus spécifique d'individus et de prédicats, quoique toujours virtuel. C'est ainsi que, parmi les axiomes « spéciaux » proposés dans Replies (p. 975-977), se trouve un axiome dit par Camap de « pertinence positive des occurrences » (positive instantial relevance) dont l'une des formes serait : « Si > 5'j, alors : C(hx, es) > C(h\, es). » C'est-à-dire que la confirma-tion fomnie par une donnee portant sur un plus grand nombre d'individus est plus grande. Propriété qui ne semble nullement découler de la simple probabilité classique, et transpose dans le virtuel une propriété supposée de l'actuel, selon laquelle l'expé-rience peut nous apprendre quelque chose. Carnap va donc enrichir l'univers décrit par le langage en déterminant le concept de mesure par des propriétés relatives aux prédicats et aux individus. Nous n'entrerons pas ici dans le détail de cette élabo-ration, du reste inachevée : construction des fonctions c symé-triques, puis des fonctions c*, enfin des fonctions c du système X, qui précise les exigences d'invariance de ces fonctions pour les permutations d'individus. L'important, me semble-t-il, est que tous les essais de perfectionnement qu'elle met en œuvre consistent à enrichir de propriétés nouvelles l'univers virtuel, pour ainsi dire protophysique, oil se trouve défini le degré de confirma-tion, sans que jamais soit atteint un univers d'actualités. L'assimi-lation d'un degré « subjectif » de confirmation à l'estimation d'une fréquence est ainsi obtenue pour ainsi dire par définition, mais en ne considérant les fréquences, cas particulier des mesures d'ensembles, que comme fréquences défaits virtuels, à la faveur des propriétés spécifiques de l'univers virtuel décrit par le langage considéré.

On peut se demander dans ces conditions si cette réinterpréta-tion « sémantique » du calcul des probabihtés fournit véritable-ment le passage à l'actuel requis dans le raisonnement inductif. Certes, la construction par Camap d'un degré de confirmation prenant sens dans un type défini d'univers virtuel constitue un très grand progrès dans l'analyse des réquisits d'apphcation du calcul des probabilités à l'expérience. Mais ne s'y trouve pas résolu le paradoxe de l'inférence universelle : pour un univers ayant un nombre infini d'individus, le degré de confirmation carnapien d'une hypothèse du type (x)(Mx cz M'x), M étant un prédicat,

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2 2 0 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

devient nul, excluant toute inférence universelle 2'. Et plus généra-lement, on ne peut dire que la théorie révèle les raisons du succès de l'inférence inductive. D'une certaine manière, Camap le recon-naît lui-même, qui pose à la fin de sa présentation dans les Replies (p. 978) qu'« il est impossible de donner une justification pure-ment déductive de l'induction », et que, d'autre part, les « raisons [d'accepter les axiomes du degré de confirmation] sont a priori », fondées seulement sur « nos jugements intuitifs concernant la validité de l'induction ». Il veut dire par là que ces raisons ne sauraient dépendre des succès empiriques effectifs des infé-rences, ni non plus de « principes universels synthétiques concemant le monde, par exemple d'un principe d'uniformité » {ibid., p. 979). Il admet cependant comme justifiant les inférences inductives un principe d'uniformité affaibli qu'il formule en ces termes : « Il y a un degré élevé d'uniformité du monde » {Logical Foundations, p. 179), qui nous assure seulement que nos infé-rences inductives seront vérifiées « à la longue », que « le succès est à la longue probable » (ibid.). On peut craindre, du reste, que l'adjonction de la clause de probabilité au principe d'uniformité ne le rende pas finalement circulaire, puisque sa vérification serait elle -même une procédure inductive. Mais ce principe est pour Camap non empirique et non vérifiable, ce qui le fait échapper à la circularité. Il nous faudra bientôt discuter de la forme et du statut sinon du principe d'uniformité carnapien, du moins d'un principe pouvant jouer le même rôle, question qui constitue justement le second des deux points que nous formulions au paragraphe 3.2.

3.4. Le premier point, « Dans quelle mesure le succès du processus inductif dépend-il de l'adéquation du modèle virtuel dont il part ? », conceme le choix d'un modèle de virtualités conmie représentation des phénomènes. Il correspond au sens le plus général de la procédure d'induction, indépendamment de tout usage des probabilités. Tel est bien ce qu'Aristote, dans la perspective qui lui est propre, nomme une ènaYoyyr), mot que l'on traduit justement par « induction ». Sans doute cette opération de

21. Camap propose alors (Logical Foundations, p. 572) la notion d'instance confirmation, degré de confirmation, connaissant e, de l'hypothèse qu'un nou-vel individu n'appartenant pas à e satisfera la loi. Mais on voit bien que l'inférence universelle devrait fournir une connaissance d'une autre nature.

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221 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

la pensée s'effectue-t-elle selon le Philosophe par répétition de la perception d'objets singuliers (rà xa9' exaava) dont naît par une sorte d'arrêt de la pensée, le concept (Aôyoç) qui est un universel (TO xaOôÀov), comme le décrit la célèbre métaphore de l'armée en déroute : « Un soldat s'arrêtant, un autre s'arrête, puis un autre encore, jusqu'à ce que la troupe primitive soit reconstituée » (An. post, 100 a 11). Mais ce n'est pas l'exhaustivité du recensement des faits individuels, ni même leur grand nombre, qui est invoqué par Aristote comme fondant la validité de ce qu'il nomme « passage de l'individuel à l'universel » (Topiques, I, 105 a 13). L'opération de Venayoyyin est considérée par le Stagirite comme l'acte noétique primitif, antérieiurement à toute démonstration, qui, à partir de la sensation, produit l'universel, lequel est principe de toute science (An. post., 100 b 5)^2. C'est ce que nous exprimions dans la perspective qui est la nôtre en soulignant que le moment préalable et essentiel à toute induction au sens contemporain même consiste dans le choix d'un système virtuel comme repré-sentation des phénomènes. Comment s'effectue ce choix dans les différents contextes où se constituent les diverses sciences, nous ne nous proposons pas ici d'en discuter (et c'est en raison de cette limitation que nous avons qualifié de restreint le sens ici donné aux raisonnements probabihstes). Nous le mentionnons seulement comme condition déterminante d'application du calcul des pro-babihtés.

On ne peut manquer en effet de noter que ce premier moment d'une stratégie inductive commande très directement le succès des applications du calcul du probable à une connaissance de l'actua-hté.

Rappelons tout d'abord à titre d'exemple simple le paradoxe de Joseph Bertrand, propre à montrer l'importance décisive d'une définition précise du modèle abstrait adopté, qui détermine le pro-cessus actuel de formation des fréquences de l'événement consi-déré. Prenant au hasard une corde parmi celles d'un cercle, quelle est la probabihté que sa longueur soit supérieure à celle du côté du triangle équilatéral inscrit ? La réponse varie selon la précision

22. Il y a bien chez Aristote un « syllogisme de l'induction », qui n'est nul-lement un substitut dianoétique, discursif, de l'induction, mais une mise en forme, postérieurement à l'acquisition du concept, des énoncés traduisant les perceptions. On a exposé et commenté cette interprétation dans La Philosophie aristotélicienne de la science, Paris, 1976, chap. VI, § 6.7 s.

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2 2 2 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

apportée à l'expression « Prenons une corde parmi les cordes du cercle », et par conséquent selon le processus de production des suites d'événements.

1. Si l'on se fixe arbitrairement une extrémité de cette corde, c'est sa direction qui, pouvant varier de 180°, la détermine, et seules les cordes comprises dans un angle de 60° ont une longueur supérieure à celle du côté du triangle. La probabilité demandée est donc 60/180 = 1/3.

2. Si l'on se fixe arbitrairement la direction de la corde, celle-ci est déterminée par sa distance au centre, qui varie entre 0 et r. On voit que la longueur de la corde sera supérieure à celle du côté du triangle si et seulement si cette distance au centre est inférieure au demi-rayon : la probabilité cherchée est donc ici r / 2 : r = l / 2 .

3. Enfin, si l'on se donne arbitrairement le milieu de la corde, celle-ci est alors suffisamment définie en ce qui concerne la propriété considérée par la position de ce point dans le cercle. Et sa longueur excédera celle du côté du triangle si et seulement si ce point est intérieur à un cercle concentrique au premier et de rayon r/2. La probabilité est en ce cas mesurée par le rapport des aires des deux cercles, soit : r lA : r^ = 1/4.

On peut alors remarquer que les différents cas correspondent à la détermination des conditions d'actualisation de l'événement, qui en définissent, dans le modèle virtuel, la densité de probabi-lité. Un exemple non géométrique relevant d'une combinatoire finie sera emprunté à P. Rosenstiehl et J. Mothes (Mathématiques de l'action, Paris, 1965, p. 250). Soit à répartir 13 objets entre 3 per-sonnes A, B, C. Si l'on considère la liste de toutes les répar-titions possibles entre 3 personnes discernables de 13 objets indiscernables entre eux, il y aura un nombre de répartitions égal au nombre des combinaisons avec répétition de 3 éléments 13 à 13, noté [3, 13], toutes de même probabilité, 1/ [3, 13] =

15 ! I 3 I • La distribution aura lieu en ce cas par tirage au sort,

chacun des trois individus tirant au sort une répartition. Mais si l'on tirait au sort chaque objet avec un dé à trois faces correspondant aux trois individus, ces objets étant alors discernables, il y aurait 3^3 répartitions possibles, distinctes quant à leurs probabilités. Par exemple la répartition donnant 2 objets à

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223 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

1 3 V / l l V . r 3 2

X

A, 8 à fi et 3 à c aura la probabilité Ï Î ^ L A Î A - W - 9.10-11-13 313 313 '

évidemment différente de la probabilité commune attribuée aux répartitions dans la première interprétation 23.

Cette dépendance de l'application du calcul des probabilités par rapport au schéma adopté pour la représentation de la formation des suites ou ensembles actuels d'événements est en quelque sorte technique et assurément triviale. C'est le second point mentionné plus haut sur lequel il convient d'insister : comment formuler avec précision le postulat qui autorise la liaison de la notion de proba-bilité, définie dans un univers virtuel, à la notion de fréquence actuelle des événements ?

3.5. Tel est bien en effet la question de fond que doit résoudre une épistémologie de la démarche inductive probabiliste. Le cal-cul des probabilités ne nous dit rien en tant que tel sur les suites actuelles, singulières, d'événements. Il ne concerne que les suites d'occurrences^'^ défaits virtuels, les suites d'occurrences de suites virtuelles, etc. Que les théorèmes portant sur les probabilités d'occurrences puissent nous renseigner sur les fréquences d'évé-nements est une constatation que le calcul ne saurait démontrer, ni justifier aucun raisonnement de pure logique. Il faut donc le demander en énonçant un « postulat statistique ». La forme la plus simple, qui correspondrait à l'interprétation correcte d'une « loi de grands nombres » pourrait être : « La. fré-quence de l'événement distingué dans une suite d'événements (actuels) tend vers la probabilité des occurrences dans une suite virtuelle qui la représente, quand la suite est prolongée indéfini-ment. »Toutefois, le mot « tend vers » demeurerait ici indéter-miné. En fait on a vu que, dans le domaine du virtuel, il revêt des sens précis qu'il a fallu définir (chap. 4, § 3.5). Il suffit pour se rendre compte de l'insuffisance de cette formulation du postulat statistique de constater comment est effectivement apphqué à une suite d'événements actuels l'un des prototypes des théorèmes

X

23. Le symbole ^ j désigne comme d'ordinaire le nombre des combinaisons

sans répétition de n éléments p&p. 24. Nous emploierons de préférence « occurrences » pour les faits virtuels,

« événements » pour les faits actuels.

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2 2 4 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

mathématiques dits « lois de grands nombres », comme par exemple le lemme de Bienaymé-Tchebychev ou le théorème de Bemoulli. Ce demier dit que la probabilité pour que la fréquence des occurrences distinguées dans les suites de n tirages (virtuels) successifs approche à moins de e près la probabilité p du fait vir-tuel distingué qui sert à la calculer, est la fonction 1 - du

nombre des tirages virtuels. En appliquant le postulat aux tirages actuels, on assure alors que la fréquence des suites de tirages actuels dans lesquelles l'écart de la fréquence de l'événement

distingué à p sera au plus e « tendra vers « 1 ~ • C'est-à-

dire pratiquement que l'on admet que toutes (presque toutes) ces suites comportent une fréquence de l'événement distingué aussi proche de p qu'on voudra, selon la formule écrite, si est assez grand le nombre des tirages actuels. Mais il faudrait en conclure rigoureusement non pas à une propriété de ces suites d'événe-ments, suites du premier ordre, mais à une propriété des suites de telles suites. Vérifier que les fréquences actuelles dans de telles suites approchent la probabilité calculée suppose ainsi que l'on expérimente des suites de suites, puis des suites de suites de suites, etc. Le postulat doit assurer que cette progression indéfinie n'est pas nécessaire, et justifier l'attitude pratique ci-dessus indiquée. Il pose donc que les suites actuelles d'événements, et les suites actuelles d'événements du n°ordre que sont les suites de suites de suites... actuelles, se comportent comme des suites virtuelles d'occurrences, les valeurs des fréquences de différents ordres d'événements approchant, quand les suites sont assez longues, les probabilités, conformément aux formules démontrées rigoureusement pour les suites virtuelles. C'est donc à la faveur de ce postulat que l'application du calcul dans le schéma théorique de représentation nous fournit une connaissance, pour n assez grand, sur un objet actuel, singulier, qui est ici une suite ou ensemble d'événements que nous qualifions de suite du premier ordre.

Quelle est la nature d'un tel postulat ? Dans un précédent ouvragées , nous avons suggéré que le postulat statistique (mal baptisé alors « sémantique ») exprimait « une certaine propriété

25. La Vérification, chap. 7, § 4.4, p. 208.

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225 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

empirique des choses ». Nous maintiendrons en un sens cette suggestion, mais il nous semble aujourd'hui que le statut du postulat est plus complexe. Certes, il semble bien exprimer une propriété du monde, conmie il apparaît assez clairement dans sa première formulation simplifiée au précédent paragraphe. Ne nous assure-t-il pas en effet que, pour une suite assez longue d'événements apparemment indépendants, la fréquence actuelle de l'événement distingué sera voisine de la probabilité de ses occurrences dans le modèle probabiliste abstrait qui le représente ? C'est dire que les suites ou ensembles de faits actuels se distribuent conformément à la distribution des faits virtuels qui en sont l'image, strictement régie quant à elle, indépendamment de toute expérience, par un calcul mathématique. C'est dire aussi, par exemple, que la moyenne arithmétique des valeurs d'une grandeur actuellement observées dans des conditions supposées invariantes, s'écarte peu d'une valeur moyenne virtuelle, para-mètre caractéristique de la distribution théorique. Il faut observer cependant que cette concordance de l'actuahté contingente et des modèles universels de probabilité n'est à proprement parler ni vérifiable, ni réfutable strictement par l'expérience, puisque toute distribution singulière actuelle est alors compatible avec le modèle. Mais c'est justement l'effet du postulat que de nous assurer qu'un événement ou suite d'événements dont l'image virtuelle a une probabihté assez voisine de zéro ne se produira (presque) jamais.

L'objet auquel s'applique le raisonnement probabiliste n'est pas directement proposé par l'actuahté singulière d'un fait. Son statut d'objet est de n'être véritablement défini que par l'application du postulat statistique à un modèle, dans lequel les suites ou ensembles de faits virtuels forment le référentiel obligé d'une détermination comme objet du fait actuel singulier. À vrai dire, une suite quelconque d'événements n'est pas comme tel un objet statistique ; il n'y a d'objet statistique que par application du postulat. Ne pourrait-on dire, dans cette perspective, que notre postulat joue un rôle transcendantal ? C'est lui qui rend possible la pensée du phénomène aléatoire qui sans lui ne peut être constitué comme objet. Nous venons d'employer l'expression : « phéno-mène aléatoire ». Nous voulons désigner par là un phénomène apparemment non représentable par un élément inséré dans un réseau virtuel de relations strictement déterministes. Mais sa définition positive véritable n'est-elle pas justement donnée par

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2 2 6 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

l'applicabilité du postulat statistique, qui joue bien ainsi le rôle de constitutif d'une espèce d'objet. Au reste, n'importe quel fait pris dans son actualité empirique toujours incomplètement déterminée peut être considéré comme représentable dans un modèle proba-biliste, que l'on considère son indétermination comme relevant d'une théorie des erreurs ou comme relevant d'une incomplétude de son modèle théorique. C'est en ce sens large que nous enten-dons le mot de C. F. von Weizsäcker deux fois cité sur l'insépa-rabilité de l'expérience et de la probabilité (chap. 6, Introd.).

3.6. Si le postulat statistique apparaît bien comme ne pouvant au sens strict être ni réfuté ni vérifié par l'expérience, il nous assure cependant que le calcul des probabilités appliqué à cette expérience peut nous informer. Non pas directement sur les suites d'événements prises comme objets du premier ordre, mais indirec-tement par la médiation d'objets virtuels d'ordre supérieur, les suites de suites de suites..., et les probabilités qui y prennent sens. Les procédures spécifiques de cette application présentent toutes le caractère commun de superposer des probabilités dans le virtuel pour parvenir à justifier des conjectures sur un objet statistique actuel. Nous nous bornerons à une analyse de quelques traits essentiels de ces procédures, propres à en faire apparaître le sens avec plus de diversité et de précision.

Le problème général de cette induction probabiliste est soit l'assignation de valeurs probables aux paramètres définissant l'image virtuelle d'une distribution actuelle, soit l'acceptation ou le rejet d'une hypothèse en fonction de la probabilité que lui attri-bue le calcul et de l'observation de distributions actuelles. Mais dans tous les cas, la stratégie fondamentale repose sur l'évaluation de la probabilité d'une hypothèse, elle-même probabiliste.

Prenons tout d'abord l'exemple de l'estimation d'un paramètre par utilisation du théorème de Bayes. La donnée empirique est, par exemple, la fréquence de l'événement x distingué dans une suite effective de n épreuves, que l'on considérera comme valeur d'une variable aléatoire virtuelle, de densité dépendant d'un ou plusieurs paramètres. Un tel paramètre, 0, par exemple la moyenne de la distribution virtuelle ou son écart type, sera lui-même considéré comme une « cause » de la distribution empiri-quement constatée. Mais cette cause, en tant que valeur inconnue du paramètre, peut elle-même être considérée comme une variable aléatoire dépendant des valeurs des fréquences effectivement

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227 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

observées. Si l'on connaît a priori la densité de probabilité de cette variable, on pourra appliquer le théorème de Bayes fournis-sant, postérieurement à la connaissance de la distribution empi-rique des événements, la probabilité des différentes valeurs du paramètre considérées comme des causes. On pourra dès lors choisir par exemple la valeur centrale, le calcul donnant en outre le degré de dispersion de ces valeurs. On voit qu'il faut ici suppo-ser connue la loi de distribution a priori f{Q,x) du paramètre d à estimer, ce qui est loisible par exemple si on peut la calculer à partir de la forme de la loi de distribution virtuelle, alors supposée connue par avance, des événements expérimentés, dont on cherche justement à estimer les paramètres. Le mode d'estimation repose sur l'hypothèse soit d'un modèle probabiliste du phéno-mène étudié lui-même, soit, à un niveau d'abstraction plus élevé, d'un modèle de la variable aléatoire du second ordre constituée par le paramètre du premier modèle. On suppose, dans le premier cas, au moins connue la. forme d'une distribution dont on cherche à estimer les paramètres ; on suppose dans le second cas complè-tement connue une densité de probabihté. Le résultat du succès de la stratégie est alors non pas vraiment une valeur unique de la grandeur estimée, mais des probabihtés, ou une densité de proba-bihté, assignée aux valeurs possibles du paramètre.

Dans une autre méthode d'estimation, dite du maximum de vraisemblance, on suppose complètement connue la densité/(9,x) ou la loi discontinue de probabihté du représentant virtuel x du phénomène, dépendant du paramètre 9 à estimer. On pose alors que la valeur cherchée de ce paramètre doit rendre maximale la probabihté de la distribution actuelle observée. Le problème n'est plus en ce cas qu'un problème d'analyse se ramenant au calcul des

Ti-f solutions 9 de l'équation aux dérivées partielles ^ = 0- Oii voit

que l'on a ici supposé connue la forme de la densité de la variable aléatoire, image virtuelle des distributions observées, et que, d'autre part, on applique assez grossièrement le postulat statis-tique à la probabilité de ces distributions, en admettant que c'est l'occurrence virtuelle de probabilités maximales qui représente l'événement actuel. Ici encore, la valem estimée n'est unique que par convention.

Un troisième point de vue dit de 1'« intervalle de confiance » consiste, la densité de probabilité de la distribution virtueUe étu-

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2 2 8 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

diée étant inconnue, à déterminer à partir des résultats actuelle-ment observés, le plus petit intervalle aléatoire de valeurs tel que la probabilité pour que le paramètre (ou une fotu-chette d'évalua-tion du paramètre) lui soit intérieur, soit égale à un niveau de pro-babilité choisi à l'avance. Un tel calcul suppose cependant que l'on connaisse la forme de la densité de probabiUté à estimer, ou qu'on la fixe par une hypothèse. Dans ce demier cas, la méthode prend le nom de « test d'hypothèse » ; elle conduit à accepter ou rejeter l'hypothèse selon que les valeurs expérimentales de la dis-tribution contredisent ou non, avec une probabilité qu'on se fixe, le calcul fait à partir de l'hypothèse. Si l'on figure les n valeurs expérimentales d'une suite par un point dans un n-espace, le test consiste à déterminer une région de cet espace telle que, selon que le point actuel tombe dans cette région ou en dehors, on décide de conserver ou rejeter l'hypothèse. On peut étendre la méthode à des hypothèses probabilistes plus compliquées, par exemple concemant l'identité ou la différence, la dépendance ou l'indé-pendance de plusieurs phénomènes aléatoires actualisés par des suites d'événements. On peut aussi introduire des fonctions particulières des variables testées, comme le ¿ont densité de probabilité pour n infini ne dépend pas des paramètres de la distribution hypothétique à tester. Des tables peuvent donc en être établies qui fournissent alors les valeurs p telles qu'il y ait une probabilité r] fixée que leur soit supérieure. Si la valeur empirique de gg elle-même supérieure à p, on rejettera

26. On divise en k intervalles arbitraires non vides le domaine des valeurs possibles de la variable dont on veut tester la distribution. Une hypothèse faite sur cette distribution permet de calculer les probabilités pj conditionnelles sous cette hypothèse, d'appartenance des valeurs de la variable aux intervalles. La suite observée de n épreuves fournit les valeurs nj actuelles d'appartenance aux

intervalles, avec naturellement ^ « j = n. La valeur observée de la fonction x^, i

qui mesure l'écart de la distribution observée des valeurs dans les k intervalles à n

la distribution hypothétique, est la somme - npj)^/npj . On démontre

7 = 1 que, dans le modèle virtuel hypothétique, la distribution de x^ a une densité Umite de la forme : /(p) = A(p) -3 ) /2 g - p/2^ qyj dépend pas des pj^ donc est la même quelle que soit l'hypothèse, et peut être tabulée en fonction de p et de k.

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229 LE PROBABLE ET LA CONNAISSANCE DE L'EMPIRIE

l'hypothèse, qu'elle soit pourtant la bonne avec une probabilité d'autant plus faible que tj est plus petit.

Qu'il s'agisse d'estimation de paramètre ou de tests d'hypo-thèse, la stratégie d'apphcation du calcul des probabilités est tou-jours la même, avec des tactiques différentes. On pose, dans le virtuel, un modèle probabiliste plus ou moins précisé comme image du phénomène aléatoire expérimenté. Les caractéristiques de ce modèle sont alors elles-mêmes des variables aléatoires par rapport aux valeurs actuelles du phénomène observé. Dans ce modèle, on effectue des calculs fournissant les probabilités d'occurrences de faits virtuels. Le postulat statistique permet de comparer ces probabilités à des fréquences ou à des valeurs de paramètres actuellement observés, et de prendre une décision éventuelle d'estimation correcte d'un paramètre ou d'acceptation d'une hypothèse, qui revient finalement à conjecturer, pour le modèle virtuel, la forme d'une distribution aléatoire.

3.7. On a insisté, dans le titre même de ce chapitre, sur la double fonction des probabilités dans la connaissance scientifique de l'empirie. L'une, qui se situe au niveau de la construction des modèles abstraits, dans le virtuel, contribue intrinsèquement à leur structure. Les concepts probabilistes participent alors directement à cette structure des objets virtuels qui seront pris comme repré-sentation des phénomènes. On a vu sur les exemples de la méca-nique statistique et de la mécanique quantique la place décisive qu'y occupent ces concepts. L'autre fonction du probable et de son calcul, apparemment auxihaire, se situerait dans le traitement des suites ou ensembles de données empiriques, considérés comme réalisations de variables aléatoires quelconques ; le calcul des probabilités est alors un instrument de raisonnement au contact immédiat de l'empirie. Mais nous venons de voir que cette application directe du probable à l'expérience sous-entend pour-tant un postulat qui garantit la constitution de l'actualité de cette expérience en objets d'un type spécifique que nous avons nommés objets statistiques. Il faut donc dire que, même en tant qu'instru-ment, le probable et son calcul ont encore un rôle essentiel dans la constitution des objets mêmes des sciences de l'empirie. Ainsi se trouve justifiée, croyons-nous, la place que nous avons attribuée au probable dans le passage du virtuel à l'actualité de l'expé-rience.

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Conclusion

Le réel

1. Ici l'interprétation de la connaissance scientifique débouche sur une question proprement métaphysique qui conceme, par-delà cette connaissance même, la signification globale de notre expé-rience du monde. Le virtuel, le possible et le probable ont été conçus comme des catégories de connaissance objective. Nous les avons désignées comme des figures du non-actuel, dont nous avons voulu montrer qu'elles sont essentielles à la constitution des objets de science, à partir des phénomènes actuels de l'expérience. Ainsi la conception que nous présentons de la coimaissance scien-tifique produit-elle un paradoxe qu'il nous faut d'abord élucider.

La science, en effet, vise le réel. Aucune coimaissance, même rigoureusement déduite et ordonnée, ne saurait à nos yeux mériter le nom de science si elle ne vise que des entités imaginaires. Or nous avons voulu montrer que la science, bien que visant le réel, se déploie d'abord et fondamentalement dans le royaume du non-actuel, qui ne s'identifie certainement pas avec la réalité. Il convient donc de préciser le rapport de ce non-actuel, et particu-lièrement du virtuel, à la réalité. Ce que nous appelons le virtuel dans la démarche scientifique est une figure - une représentation -des choses et des faits détachée des conditions d'une expérience complète, c'est-à-dire d'une saisie individuée, singulière, vécue comme présente. C'est une telle saisie au contraire que nous entendons par l'actuel, et admettons à travers ces circonlocutions comme indéfinissable. La question qui se pose est alors la sui-vante : le réel se réduit-il à des actualités ? La réponse que nous

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2 3 2 CONCLUSION

proposons est décidément négative. Certes, nous ne concevons pas une réalité qui n'inclurait pas de l'actuel ; en revanche nous ne concevons pas davantage un réel réduit à la singularité actuelle d'expériences. Il faut donc dire que le concept de réalité est une construction comportant une facette d'actualité, et une facette composite de virtuel et de probable. Qu'atteint alors la science dans sa quête d'un réel ? Notre réponse a mis l'accent sur l'élé-ment virtuel ; et sur les procédures de passage de ce virtuel aux actualités de l'expérience. Or un tel passage ne s'effectue jamais qu'imparfaitement, en ce sens que la conceptualisation virtuali-sante des phénomènes en objets n'atteint jamais proprement l'in-dividuel. L'inachèvement obligé de cette approche de l'individuel n'a sans doute qu'une importance minime ou nulle dans certaines des sciences du monde physique, où la connaissance très poussée dans le détail des objets virtuels suffit souvent à produire des pré-visions et des interventions très précises et puissantes dans l'ac-tuel. Il n'en est pas de même des faits humains, pour lesquels les traits d'individuation sont essentiels, de telle sorte que leur repré-sentation dans des univers de virtualité offre des obstacles jusqu'à ce jour bien mal surmontés ^ On voit donc que, dans son principe, la connaissance scientifique ne saurait complètement embrasser une réalité dont 1'individuation, en toute rigueur, lui échappe. Il est par conséquent hors de propos de demander à la science de se substituer strictement à l'expérience de l'actuel dans la saisie du réel, si même une substitution quasi parfaite peut avoir lieu dans quelques cas. Néanmoins, ce que la science nous dit du réel, aucun autre mode de connaissance ne nous le peut donner, et ce privilège vient justement de ce qu'elle nous procure des représen-tations des phénomènes dans le virtuel.

2. Car cette représentation dans le virtuel rend possible une rec-tification et une amplification de nos expériences. L'actualité de l'expérience comporte en effet une composante sensible et une composante que nous avons déjà nommée « imaginaire » (Introd., § 4, et chap. 3, au début). Notre saisie actuelle du monde, par le jeu partiellement libre de nos sens et la projection de notre propre réalité individuelle dans l'imaginaire, peut donner lieu à ce que

L Comme ces questions ont fait l'objet de plusieurs de mes écrits antérieurs, je n'ai pas cru devoir les reprendre dans le présent ouvrage, non que j'imagine les avoir en rien résolues.

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CONCLUSION 2 3 3

l'on appelle illusions, qui sont des variantes tout à fait actuelles de cette saisie, éventuellement reconnaissables dans leur diversité par comparaison avec la saisie d'autres sujets ou avec nos propres saisies dans des conditions que nous jugeons très semblables. Ces illusions font bien partie d'un réel, mais en quelque sorte d'un réel provisoire. Or l'un des premiers effets de la connaissance scientifique est d'en expliciter la nature et d'en réduire la portée. Ce traitement de l'illusion s'effectue justement par la représentation des phénomènes au moyen de virtualités multiples, permettant de resituer la représentation actuelle illusoire conmie déterminée dans un contexte. Le réel ainsi rectifié ne se substitue pas nécessairement aux réels illusoires de nos expériences subjectives. La composante sensible de ces réels vécus, si son interprétation peut bien être corrigée et des modèles abstraits en être proposés, ne saurait absolument être reconstituée comme telle par la connaissance scientifique. Telle est la limitation fon-damentale de l'aspect du réel procuré par la science. En contre-partie, celui-ci se caractérise par les explications au moins par-tielles que comporte sa représentation de l'expérience. Exphquer, c'est insérer ces représentations dans des systèmes de virtualités oîi elles s'enchaînent, et formuler des règles déterminant celle de ces virtualités qui sera l'image, sous certaines conditions, d'un événement actuel. Le réel scientifique introduit en ce sens la nécessité, du moins celle que nous avons nommée « apophan-tique », qui concerne non pas directement les faits, mais les énoncés sur les faits. Bien entendu, cette nécessité n'exclut nullement, comme on l'a vu, l'usage de la catégorie et du calcul du probable, car ehe peut porter sur l'enchaînement de jugements de probabilité même. Comme nos expériences actuelles ne peu-vent être complètement déterminées alors que le sont par nature leurs représentations virtuelles, on ne s'étonnera pas que le réel de la science seul introduise vraiment la nécessité. Il apparaît à son degré le plus parfait avec les objets mathématiques, formes pures d'objets sans contenus sensibles qu'apparents, appartenant pourtant au réel en ce que certaines sont formes nécessaires de représentation des phénomènes. Réalités « non séparées » disait profondément Aristote, c'est-à-dire totalement dépourvues de pro-priétés même formelles les préparant à l'actualisation comme pos-sibles ; ce sont de pures virtualités. Les objets qui constituent le réel des sciences de l'empirie sont déjà, quant à eux, quoique vir-tuels, doués de propriétés schématisant les faits actuels, notam-

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2 3 4 CONCLUSION

ment leur aspect sensible. 11 en est bien ainsi par exemple, nous l'avons vu, des « objets quantiques », exemple énigmatique et merveilleux d'une réalité, virtuelle au sens le plus strict au niveau des espaces hilbertiens, enrichie cependant comme fonction d'onde de propriétés explicatives d'un grand nombre de faits actuels, par passage des probabilités du système virtuel aux distri-butions statistiques d'événements actuellement observés. Le réel de la science substitue alors une ontologie virtuelle, mais précise et robuste, à l'ontologie prégnante mais partiellement indétermi-née et élusive de l'expérience des actualités. Ainsi la science révèle-t-elle une face du réel cachée à l'expérience, efficace assu-rément quoique susceptible d'être révisée et reformulée selon les progrès de la connaissance, mais qu'il serait en tout cas absurde d'assimiler à de l'actualité, autrement qu'en l'introduisant par un jeu de V imaginaire dans notre réel vécu : les atomes comme des petits objets sensibles, les fonctions comme des ondulations d'un milieu accessible à nos sens.

3. Efficace disions-nous, et c'est par là d'abord que le virtuel de la science manifeste sa réalité. Le virtuel joue-t-il donc, dans la connaissance technique dont la raison d'être est justement l'effi-cacité, un rôle encore plus essentiel que dans la science ? Il convient peut-être à ce propos, pour dissiper ce que je crois être un malentendu, de développer brièvement quelques idées sur la technique et sur l'art. La technique se distingue essentiellement de la science en ce qu'elle vise non la construction de modèles abs-traits explicatifs des phénomènes, mais la constraction de modèles abstraits conduisant à produire des effets. L'une s'intéresse pri-mordialement aux objets, l'autre aux résultats de procédures. Certes les techniques apparaissent aujourd'hui comme des sciences appliquées ; mais il n'en fut guère ainsi avant le début du xixe siècle, les inventions techniques étant alors le plus souvent le frait de l'ingéniosité imaginative et des nécessités matérielles, nôpoç comme disaient les Anciens, fils de Uevia - moins Expédient, fils du Besoin. C'est que la connaissance technique en tant que telle vise pour ainsi dire directement l'actualité. Au niveau du réel où se situe l'acte technique, le virtuel est complètement investi dans l'actuel ; il fonctionne comme possibilité plutôt que comme virtualité au sens que nous avons défini, comme ce que l'on pourrait faire plutôt que comme ce que l'on peut penser. Et ainsi le virtuel ne joue-t-il dans la

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CONCLUSION 2 3 5

connaissance technique qu'un rôle effacé, du moins dans la mesure où celle-ci, dans le contact direct avec l'actuel, n'est pas simple application de la science.

Il me semble que dans l'œuvre d'art sa disparition est encore plus radicale. En elle, tout est actuel, et, même dans une esquisse, une fois livrée au contemplateur, tout est définitivement exécuté. Comment concilier cette absence du virtuel avec la définition que nous proposions naguère du style ? C'est, disions-nous, une orga-nisation a parte post, non préalablement codifiée et largement hbre, d'éléments originairement non pertinents dans l'objet œuvre d'art, considéré comme produit d'un travail et adressé comme message au contemplateur. Cette libre organisation ne serait-elle pas justement une construction de virtualités, plus virtuelles encore pour ainsi dire que les objets de la connaissance scienti-fique ? Nous pensons qu'il n'en est rien. Ces constructions, qui reposent sur des éléments non pertinents, matériels ou formels, de l'œuvre achevée, sont de la nature de Vimaginaire, non du virtuel. C'est-à-dire qu'elles sont des projections actuelles de la réahté du sujet contemplant. Une psychologie scientifique de la perception esthétique pourrait ou devrait sans doute tenter de proposer une représentation en termes d'objets virtuels de cette actualité ; mais en tant que phénomène vécu elle ne participe en rien du virtuel. Elle est une réalisation individuelle de l'imaginaire d'un sujet, qui fait donc partie de ce que nous avons appelé « réahté provisohe », peut-être fugace, mais assurément sur le versant actuel de la réa-hté. Cet imaginaire, nous le rapprochions cependant du virtuel au début du chapitre 3, en commentant des textes de Borges. Nous parlions alors de « collusion naturelle » du virtuel et de l'imagi-naire, et soulignions les traits qui pourraient le faire prendre pour une variante du non-actuel, parallèle en quelque sorte à la virtua-hté. Mais l'imaginaire est au contraire une forme, faible ou forte comme on voudra l'entendre, d'actualité. Le virtuel, dans la science, se présente comme une multiphcité d'objets, qui se ferme en système ; l'imaginake au contrake se donne comme une actua-hté unique, pour le sujet contemplant, mais ouverte en tant qu'in-complètement définie.

4. Le réel s'oppose ainsi, en un sens, à l'imaginaire, qui pour-tant en fait partie, aspect irremplaçable de ce que nous avons nommé les « réels provisokes ». L'opposition radicale n'a lieu en effet que sur le plan de la connaissance objective, qui est celui de

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2 3 6 CONCLUSION

la science. Il faut donc dire que la notion de réalité, dans son acception complète, est une notion composite, que chacun se construit autour d'un noyau dur, actuellement perçu et vécu à tra-vers les illusions de nos sens et nos fictions imaginaires, et auquel la science tente de donner une représentation dégagée des illusions et universelle. Cependant, ni la coimaissance que celle-ci élabore ne doit être posée comme éliminant ce qui est actuellement vécu, ni ce qui est actuellement vécu ne peut récuser le savoir de la science, au motif qu'il est fondé d'abord sur des constructions virtuelles. C'est finalement une vision trop unilatérale du réel qui sous-tend un empirisme trop radical : le réel serait alors essentiel-lement réduit à l'actuel dans sa composante sensible ; mais aussi un réalisme intransigeant des idées : le réel se réduirait aux notions par le moyen desquelles on le représente - virtuellement.

À propos des êtres mathématiques, nous avons proposé un réa-lisme « modéré ». C'est-à-dire que ce sont pour nous des formes, non données par avance mais indéfiniment produites, quoique non arbitraires en ce que ce ne sont pas des formes imaginaires, mais des formes d'objets virtuels. Si ces virtualités n'appartenaient pas à une facette du réel, tout serait permis en mathématiques. Mais il nous faut admettre que ce réel des mathématiques est, en tant que tel, un réel sans facette sensible. On ne peut en effet se le repré-senter par les sens que paradoxalement et approximativement sur le mode de l'imaginaire, à la faveur d'un travail de l'imagination. Mais cette représentation joue sans doute un rôle dans le proces-sus psychologique d'invention de la mathématique, considérée alors comme l'un des beaux-arts...

Pour les objets des sciences de l'empirie, ils sont tout d'abord construits pour représenter virtuellement, dans un référentiel pro-visoirement adopté, des objets et des faits actuels. La science s'ef-force alors de fournir des critères permettant de déterminer par le calcul parmi ces virtualités multiples celles qui représenteront le plus exactement possible des objets et des événements actuels dans des expériences toujours singulières. Elle ne saurait pré-tendre que sa représentation puisse épuiser de cette manière toutes les faces de ces actualités, saisies comme individuelles.

Mais c'est bien un réel qu'elle permet d'atteindre ; réel assuré-ment inaccessible si l'on exigeait qu'il fût embrassé totalement et d'un coup par la science, mais réel progressivement représenté de façon toujours plus détaillée et plus sûre. Le succès des applica-tions qu'on en tire ne constitue certes pas une justification suffi-

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CONCLUSION 2 3 7

santé, mais un signe de sa vertu. La justification véritable de ce détour par le virtuel de la science est sans doute ailleurs. Il faut, croyons-nous, oser dire qu'elle est avant toute chose dans la satis-faction, l'étonnement et peut-être pour certains la terreur même, que l'on peut éprouver devant la possibilité de comprendre un aspect actuel du réel en le représentant au moyen d'images vir-tuelles, par les seules forces de l'esprit humain.

Cassiopée, 27 juillet 1994.

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Ouvrages cités

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Index

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Aléatoire (variable), 144 sqq., 154 sqq., 159 sqq.

Analytique (philosophie), 31. Alembert J. d', 106. Analytique, 63, 216. Aristote, 12, 47 sqq., 170 sqq.,

220.

Barcan (formule de), 58, 72. Bayes, bayesien, 179, 226. Belaval,Y., 28, 30. Bemoulli, Jacques, 29, 132 sqq. Bemoulü, Jean P', 29, 105. Bertrand, J. (paradoxe de), 221. Bienaymé-Tchebychev (lemme

de), 149, 224. Birkhoff, G. D., 203. Böhm, D., 121, 204, 216 sqq. Bolzmann, L., 199. Borel, E., 159. Borges, J. L., 77 sqq. Bom, M., 120. Boussinesq, J., 185. Brunschwig, J., 22.

Camap, R., 104, 215 sqq. Cauchy (théorème de), 183 sqq. Causalité, 176, 178 sqq. Cavaillès, J., 142, 157. Chaotique (comportement), 192

sqq.

Chellas, B. F., 64. Chi deux, 228. Chinoise (langue), 36. Cohen-Tannoundji, C., 207. Collectif, 155. Conditions initiales, 186 sqq. Confiance (intervalle de), 227. Connes, A., 81 note. Contenus formels, 80 sqq. Contingent, 14, 27, 60. Convergence, 150 Cournot, A.-A., 159 note, 174,

199, 184.

Dedekind, R., 88 sqq. de re, de dicto, 58. Dirac, P. A. M., 112 sqq. Douady, A., 193. Dugundji, 68. Duhem, P., 190 sqq.

Einstein, A., 104, 124. Entropie, 195, 201 sqq. Ergodique (hypothèse), 200, 202. Espace vectoriel, 100. Espaces de Hilbert, 112, 167. Espagnat, B. d', 123 note. Everett m. H., 79, 121, 209 sqq.

Fermât (théorème de), 89 sqq. Feynman, R. P., 115, 119. Feys, R., 62 note.

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2 4 4 INDEX

Finetti, B. de, 213. Frege, G., 85.

Gauss, K. F., 152. Gedankenezperiment, 123. Géométrie, 166 sqq. Gibbs, J. W., 199 sqq. Godei, K., 82. Grands nombres (loi des), 150

sqq., 223. Guillaume, G., 39 sqq.

Hadamard, J., 189 sqq. Hamilton, W. R., 108 sqq. Harmonique (fonction), 161. Hasard, 170 sqq. Healey, R., 120, 204 sqq. Heisenberg, W., 118. Hermitien, 112 sqq. Hilbert, D., 86. Hiley, B. J., 208. Histoire, 124 sqq., 111. Hume, D., 180.

Illusions, 213. Imaginaire, 77 sqq., 232 sqq., 235. Indéterminisme, 117 Individuel, 8, 124, 232. Induction, 215 sqq. Infini, 27, 68, 86, 144. Information, 201. Intuitionnisme, 65 sqq., 85 sqq.

Jackendoff, R. S., 38. Jammer, M., 124 note, 210.

Kant, I., 55 130. Keynes, J. M., 138. Khinchin, A. L, 203. Kolmogorov, A., 144. Kripke, S., 70 sqq. Kummer, E., 88 sqq.

Lagrange, J.-L., 106 sqq. Lakoff, G., 38. Lakoff, R., 37. Lambert, J.-H., 15. Laplace, P.-S., 151, 174.

Leibniz, G. W., 23 sqq. Lewis, C. E., 61. Lindstrôm, P., 83 note. Liouville (théorème de), 202. Logique, 23, 30, 63, 119 sqq.,

129, 167 sqq., 213. Lorentz, H. A., 104. Lorenz, E. N., 192 note. Lôwenheim-Skolem, 83 note. Lukasiewicz, J., 69 note.

Mathématique, 27, chap. 3 pas-sim, 142 sqq.

Maxwell, 104, 199. Mécanique, 105, 111 sqq., 198,

203 sqq. Mesure, 130, 144, 218. Mises, R. von, 155 sqq. Modalités, 17 sqq., chap. 2 pas-

sim. Modul, 95. Module, 95 note. Moivre A. de, 152. Monte-Carlo (méthode de), 154,

161.

Nécessaire, Nécessité, 17 sqq., 47 sqq., 74.

Neumann, J. von, 161, 203. Nicod, J., 205 note. Noether, E. (théorème de ), 111

note.

Ontologie, 24, 34, chap. 2 pas-sim.

Pari, 140, 217. Pascal, B., 29, 131 sqq., 213. Peirce, Ch. S., 134 sqq. Performatifs, 38. Poincaré, H., 186 sqq. Poisson (distribution de), 152. Popper, sir K., 123, 205. Postulat statistique, 135 note,

224 sqq. Princesse de Clèves, 36. Prior, A. N., 54. Proust, M., 33. Pseudo-virtuel (voir Imaginaire).

Page 238: Granger  le probable, le possible et le virtuel

INDEX 2 4 5

Quine, W. V., 58.

Raggio, A., 56. Ramsey, F. P., 139 sqq. Réalité, Réel, 13, 81, 97,

conclusion passim. Récit, 126. Référentiel, 99. Reichenbach, H., 158. Relativité, 103 sqq. Rêve, 79, 130. Riemann, B., 190 note. Rosensthiel et Mothes, 222. Russell, B., 84, 178.

Savage, L. J., 140, 208. Schrôdinger (équation de), 208. Sémantique, Syntaxe,

Pragmatique, 37 sqq., 63 sqq. Sinaï, Y. G., 195 note. Souriau, J.-M., 109 sqq., 199. Stefanini, J., 41 note. Stendhal, 128.

Stirling (formule de), 152. Suppes, P., 180 sqq. Syllogisme, 21, 54, 221 note. Symbolisme, 34.

Tarski, A., 83 note. Technique, 179, 234. Temps, 51 sqq., 181 sqq. Treillis, 167 sqq.

Valéry, P., 105. Venn, J., 134. Ville, J., 156. Vuillemin, J., 46 sqq.

Weil, A., 88 note, 89 note, 92. Weizsäcker, C. F. von, 124, 148,

165, 202, 226. Witt, B. S. de, 211. Wittgenstein, L., 101, 136 sqq. Wright, G. H. von, 37, 58, 64.

Zahar, E., 103. Zhao Yuanren, 36.

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Table des matières

Avant-propos 7 Introduction. 11

Chapitre 1 : Les formes du non-actuel chez Aristote et Leibniz 17

1. L'univers modal d'Aristote 18 2. Le domaine leibnizien des « possibles » 23

Chapitre 2 : Grammaire, logique ou ontologie du possible ? 33

1. Les traitements grammaticaux du possible 35 2. Entre grammake et logique : l'argument dominateur 46 3. Des théories abstraites du possible 54 4. Syntaxes et sémantiques du possible 63

Chapitre 3 : Le virtuel, degré zéro du non-actuel : les objets mathéma-tiques ^^

1. Contenus formels : logique et mathématique 80 2. Un exemple de non-vacuité du virtuel : l'invention des idéaux... 88

Chapitre 4 : Les modèles de l'empirie et le virtuel 99

L Virtualité et référentiels 99 2. Le virtuel et la mécanique analytique 105 3. Le virtuel et la mécanique quantique 111 4. Le virtuel et la connaissance historique 124

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248 T A B L E DES M A T I È R E S

Chapitre 5 : Le probable comme mesure du possible 129

1. Deux orientations originaires du calcul du probable 131 2. Les interprétations « subjectivistes » 134 3. La structuration du virtuel et les catégories fondamentales du

calcul des probabilités 142

Chapitre 6 : Le probable et la connaissance de l'empirie 165 1. Probabilité et déterminisme 165

L « Calculs » des probabilités et géométries 166 2. Le hasard et la nature : Aristote et Coumot 170 3. La probabilité comme qualification de la causalité : probabilité

et déterminisme 178

Chapitre 7 : Le probable dans la connaissance de l'empirie 197 n . Instrument et essence 197

1. Le probable et la mécanique statistique 198 2. La probabilité en mécanique quantique 203 3. Les raisonnements probabilistes 213

Conclusion : Le réel 231

Ouvrages cités 239

Index 243

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gilles-gaston granger C'est du réel que nous parle la science. Mais quel réel ? Il s'agit d'épures, de configurations abstraites, incomplètes au regard de nos expériences. Ce sont ces abstractions qui forment le réel de la science, à partir duquel sont de nos jours élaborés les procédés techniques les plus efficaces et les plus puissants. Le probable, le possible et le virtuel, ces modes du non-actuel, sont donc des moments essentiels à toute connaissance du monde empirique. Gilles-Gaston Granger, analysant la construction de l'objet scientifique et le rapport du non-actuel avec l'expérience, poursuit son exploration de la rationa-lité moderne.

Gilles-Gaston Granger, qui a été professeur d'épistémologie comparative au Collège de France, est 'notamment l'auteur de Pour la connaissance philosophique et de La Vérification.

le probable, le possible et le virtîiel

9 7 8 2 7 3 8 1 0 2 9 7 3 ISBN2.7381.0297.2 180 F