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Gérard Parisot. Créativité et entreprise Ouvrier et son tour, Marseille 1979. Michel Fustier qui a guidé mes premiers pas dans cette discipline disait volontiers que la créativité doit renaître trois fois de ses cendres avant que de vivre dans l'entreprise. Paradoxe ? Remarque désabusée face à des résultats décevants ? Je ne crois pas : c'est effectivement la conclusion que je pourrais tirer de mon expérience de formateur dans ce domaine. Mais en rester là ne me sa- tisfait pas. Je voudrais tenter de tirer quelques leçons de ce périple. Des méthodes efficaces... Pour expliquer certains insuccès on pourrait incri- miner les méthodes créatives elles-mêmes. Ce serait une dérobade : elles ont fait leurs preuves et la pratique m'a montré leur excellence pour éveiller l'imagination de groupes. De là à donner mon aval aux techniques plus ou moins ésotériques imaginées par certains pour amener le groupe en « état de grâce » il y a un pas que je ne fran- chirai pas. Nous sommes français, profondément enracinés dans notre culture mais, en même temps, faci- lement imaginatifs. Point n'est besoin de ces comédies que nous refusons plus ou moins viscéralement pour que le groupe se forme, pour qu'il soit en état de créer. Il est facile d'établir un niveau de communication entre les participants qui soit intuitif, débarrassé de la sacro- sainte logique, sans pour autant passer par un état de communication physique. L'abus des jeux psycho-socio- logique qui enchantent certains praticiens est certaine- ment responsable de la mort, dès la naissance, de nombre de groupes dans les entreprises. Mais laissons là cette querelle. ...à condition de traiter les problèmes réels et concrets. Il en est d'autres que je me permets de soulever. L'entreprise qui a recours à un animateur de créativité pour former un groupe a généralement, pour juger de l'efficacité de son investissement, des critères à court terme. C'est certainement une erreur : l'esprit créatif ne s'acquière que lentement. Mais je pense aussi que l'en- treprise est en droit d'attendre des résultats tangibles de son effort. Ce qui implique que le groupe s'entraîne sur des thèmes qui présentent un intérêt direct pour elle. Sans doute les solutions, au début, ne seront-elles pas géniales. Mais, au moins, elles auront la vertu d'exister. L'inconvénient de ma proposition réside dans le type de problèmes qui intéresse l'entreprise. Certains sont commerciaux ou organisationnels. Très souvent, ils sont —44— -45-

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Gérard Parisot. Créativité et entreprise

Ouvrier et son tour, Marseille 1979.

Michel Fustier qui a guidé mes premiers pas dans cette discipline disait volontiers que la créativité doit renaître trois fois de ses cendres avant que de vivre dans l'entreprise. Paradoxe ? Remarque désabusée face à des résultats décevants ? Je ne crois pas : c'est effectivement la conclusion que je pourrais tirer de mon expérience de formateur dans ce domaine. Mais en rester là ne me sa­tisfait pas. Je voudrais tenter de tirer quelques leçons de ce périple.

Des méthodes efficaces... Pour expliquer certains insuccès on pourrait incri­

miner les méthodes créatives elles-mêmes. Ce serait une dérobade : elles ont fait leurs preuves et la pratique m'a montré leur excellence pour éveiller l'imagination de groupes. De là à donner mon aval aux techniques plus ou moins ésotériques imaginées par certains pour amener le groupe en « état de grâce » il y a un pas que je ne fran­chirai pas. Nous sommes français, profondément enracinés dans notre culture mais, en même temps, faci­lement imaginatifs. Point n'est besoin de ces comédies que nous refusons plus ou moins viscéralement pour que le groupe se forme, pour qu'il soit en état de créer. Il est facile d'établir un niveau de communication entre les participants qui soit intuitif, débarrassé de la sacro-sainte logique, sans pour autant passer par un état de communication physique. L'abus des jeux psycho-socio­logique qui enchantent certains praticiens est certaine­ment responsable de la mort, dès la naissance, de nombre de groupes dans les entreprises. Mais laissons là cette querelle.

...à condition de traiter les problèmes réels et concrets.

Il en est d'autres que je me permets de soulever. L'entreprise qui a recours à un animateur de créativité pour former un groupe a généralement, pour juger de l'efficacité de son investissement, des critères à court terme. C'est certainement une erreur : l'esprit créatif ne s'acquière que lentement. Mais je pense aussi que l'en­treprise est en droit d'attendre des résultats tangibles de son effort. Ce qui implique que le groupe s'entraîne sur des thèmes qui présentent un intérêt direct pour elle. Sans doute les solutions, au début, ne seront-elles pas géniales. Mais, au moins, elles auront la vertu d'exister. L'inconvénient de ma proposition réside dans le type de problèmes qui intéresse l'entreprise. Certains sont commerciaux ou organisationnels. Très souvent, ils sont

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d'ordre technique : comment réaliser telle ou telle fonc­tion au sein d'un produit, comment améliorer l'efficacité de tel processus de fabrication ?

Et c'est là que les choses se compliquent. La théorie de la créativité nous apprend que nous ne pouvons imaginer de modèles nouveaux qu'à partir des connais­sances que nous avons acquises (d'une manière cons­ciente ou non). Que le groupe soit constitué des person­nalités les plus diverses se comprend bien dans cette perspective: on accumule ainsi des connaissances complémentaires. Mais il est absolument nécessaire que l'animateur parle le langage de tous, qu'il soit capable de comprendre chacun, même s'il doit l'amener à démystifier les idées qu'il exprime. Aussi, pour apporter une contribution réellement positive à l'entreprise, l'animateur doit-il avoir des connaissances techniques et scientifiques au moins «journalistiques» (c'est-à-dire couvrir une très grande étendue, sans pour autant être « pointu » dans tous les domaines). Outre son rôle de for­mateur et d'animateur, il doit être un interprète entre les divers participants.

C'est très certainement là une cause courante de mortalité de la créativité dans les entreprises. Si elle ne permet de s'intéresser qu'à des gadgets, alors elle est ef­fectivement inutile. L'activité du groupe est déjà natu­rellement très éloignée du mode de travail habituel : un groupe qui ne s'amuse pas, qui ne se situe pas dans un contexte ludique ne peut pas créer. Si, en plus, il est inca­pable de s'intéresser aux sujets qui préoccupent réelle­ment l'entreprise, alors c'est qu'effectivement les méthodes créatives ne valent pas grand-chose.

Le «quoi faire» et le «comment faire». Cependant si la créativité meurt dans les entre­

prises après d'infructueux essais, la responsabilité n'en revient pas uniquement à l'animateur. Les attentes de l'entreprise sont le plus souvent tout à fait confuses.

La notion de créativité reste assez vague : c'est un ensemble de méthodes qui doit apporter des solutions à tous les problèmes qui réclament de la novation.

Encore faut-il distinguer parmi les problèmes ceux qui relèvent du «quoi faire» et ceux qui relèvent du «comment faire». Lorsque l'on a découvert un «quoi faire », il sera nécessaire de créer les outils correspon­dants; c'est le «comment faire».

Je remarque que, lorsqu'il s'agit de «quoi faire», j'utilise le verbe «découvrir», non pas le verbe «créer». Découvrir un «quoi faire» consiste tout simplement à déceler un besoin qui n'est pas satisfait ou, plus simple­ment, qui est mal satisfait.

Il existe, bien sûr, des méthodes pour ce faire : la plus remarquable est certainement l'analyse de la valeur. Toutes ces techniques sont basées essentiellement sur l'observation. Elles réclament, pour être efficaces, de l'intuition. Mais pas d'imagination à proprement parler.

Dans ce type de problèmes il faut ranger la décou­verte de nouveaux produits (ce qui consiste en fait à dé­couvrir un besoin vrai de la clientèle de l'entreprise ou de son environnement) mais aussi les procédés qu'il paraît nécessaire d'améliorer, les organisations qu'il est sou­haitable de réformer ou, plus simplement, les fonctions qui sont mal remplies.

Découvrir des «quoi faire» est sans doute l'exercice le plus difficile pour l'entreprise, avec la déci­

sion qui la suit. S'il existait des méthodes infaillibles dans ce domaine, le risque industriel n'existerait plus. Certains ont tenté de définir autoritairement les besoins de la société. C'est évidemment une solution pour écarter le risque industriel. Mais il est des sociétés qui paraissent trouver l'expérience amère.

Lorsque l'on a cerné un «quoi faire» alors il est temps de créer. L'imagination va permettre dégénérer des idées de « comment faire ». C'est le domaine de choix des méthodes de créativité. Ce n'est qu'à ce moment que l'on crée.

Savoir poser les problèmes. Lorsque je me trouve face à un groupe néophyte,

l'un de mes premiers soucis est évidemment de lister les problèmes qui intéressent les participants. Si j'ai été surpris naguère, je ne le suis plus : en moyenne 40 % de l'effectif ne sont porteurs d'aucun problème. Pour les autres les questions posées se partagent entre des «quoi faire » et des « comment faire ». D'ailleurs, instruits de la différence entre les deux types de problèmes, les participants masquent le plus souvent le «quoi» der­rière un « comment » : comment améliorer la producti­vité de tel atelier, comment rendre tel produit plus ven­deur... Encore heureux quand les questions intéressent directement l 'entreprise. Le plus souvent les «comment» intéressent l'individu: un ingénieur élec­tro-mécanicien se demande comment rendre le freinage de son vélo plus efficace par temps de pluie ; tel autre se demande comment minimiser ses temps de transport, etc.

Mais j'enfonce là une porte ouverte. Il n'y a que le « bleu » pour s'étonner et poser des problèmes. Dès qu'il a acquis son «expérience», comme tout le monde, il sait que ce qui existe est « bien » ; il s'en contente. C'est telle­ment plus confortable !

De toute manière notre éducation nous a apporté des connaissances. Elle ne nous a pas appris à résoudre des problèmes (à l'exception de quelques problèmes déductifs). Elle ne nous a jamais appris à poser les pro­blèmes, de quelque nature qu'ils soient.

Il pourrait donc paraître opportun de commencer, avant que de se lancer dans la démarche créative, d'ap­prendre aux groupes à découvrir des «quoi faire».

Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l'esprit de remise en cause se développe très naturelle­ment chez les participants au fur et à mesure qu'ils se rendent compte qu'ils sont imaginatifs et capables d'apporter des solutions nouvelles aux problèmes posés.

Je pense que le premier apport de la créativité est précisément de développer une certaine curiosité, un esprit de remise en cause.

Des idées nouvelles ou des idées de génie? Cependant que la créativité est présentée le plus

souvent comme le bon moyen pour découvrir d'excel­lentes solutions aux problèmes posés. Il faut, je crois, être un peu plus modeste. La créativité permet toujours de retrouver les solutions existantes, même inconnues du groupe, des solutions nouvelles par surcroît. Quant à affirmer que ces dernières sont les meilleures, c'est aller un peu vite en besogne.

Aussi l'attente de l'entreprise dans ce domaine est-elle souvent déçue. L'attente des participants aussi d'ailleurs. Nous ne pouvons que difficilement nous

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départir du «complexe du Concours Lépine». Nous at­tendons tous la trouvaille miracle qui assurera notre for­tune. Il est vrai que, pour vanter les mérites des métho­des créatives, les meilleurs auteurs présentent toujours les solutions originales, base de brevets en béton, issues des réunions les plus mémorables.

Je ne crois pas aux idées miracles ; certes, elles exis­tent mais elles ne représentent que le diamant au milieu de ses tonnes de gangue. Et nous ne vivons pas que de diamants. Pas plus que je ne crois à la chance : les meil­leures idées proviennent le plus souvent de groupes bien entraînés.

C'est pourquoi cette attente de l'entreprise est abusive. Chacun trouvera sans doute deux ou trois exem­ples de réussites brillantes basées sur une trouvaille remarquable. Mais personne ne s'inquiète de la nature exacte de ce qui fait progresser l'entreprise : ce n'est qu'une somme innombrable de petits progrès de productivité, d'améliorations progressives du produit qui assurent son avance par rapport à ses concurrents. Il faut relire «Le Laboureur et ses enfants». Je crois beau­coup plus à cette créativité quotidienne, résolvant une foule de petits problèmes, améliorant sans cesse les choses plutôt qu'à la découverte géniale.

Lïaffaire du plus grand nombre. Cela m'amène, d'ailleurs, à une autre constatation :

nimbée de son aura la créativité ne peut être réservée qu'à une élite. Et comme, en France, l'élite se mesure au nombre et à la valeur des diplômes, elle ne peut être réservée qu'aux cadres, si possible supérieurs, puisque aussi bien ce sont eux qui ont accumulé le plus de connaissances. Et c'est là une erreur responsable de la mort de plus d'un groupe dans les entreprises.

Tout d'abord parce que la connaissance scolaire n'est pas la seule, et de loin, qui amène à la création. Je me souviens d'un groupe chargé de la mise au point d'un robot d'estampage: les ingénieurs avaient scrupuleu­sement analysé les gestes de l'ouvrier devant son marteau pilon. Mais aucun n'en avait fait l'essai. C'est un praticien qui nous a appris qu'au moment de la frappe un recul relativement important se produisait au niveau du lopin et qu'alors il fallait relâcher la pression de la pince appuyée sur le ventre si l'on voulait échapper à une éventration. Déjà les connaissances scolaires étaient insuffisantes pour poser le problème. Il me souvient aussi d'un opérateur radio de la marine marchande qui avait su ouvrir les yeux au cours de ses trois ou quatre tours du monde... ou de cette femme de ménage d'origine paysanne qui connaissait tous les vieux trucs pour confectionner un sifflet avec un sureau, tresser de l'osier ou faire disparaître une tache avec sa salive-

Mais aussi parce que, dans l'entreprise, réserver la démarche créative à quelques-uns, si doués soient-ils, fini par les isoler du reste du personnel. Peut-être ne va-t-on pas jusqu'à les désigner du doigt. Mais, d'une part, cette ségrégation crée inéluctablement un sentiment de jalousie parmi les exclus, d'autre part, un groupe fermé de ce type finit rapidement par tourner en rond. Je peux nommer une bonne dizaine de groupes qui sont morts d'inanition au bout de deux ou trois ans d'efforts pour­tant louables.

Il apparaît donc que la créativité dans l'entreprise doive être diffusée au plus grand nombre. Sans doute

est-ce là un effort considérable. Mais il faut jouer au maximum de l'effet d'entraînement et ne pas croire que, pour participer efficacement à un groupe, il faille une très longue préparation. Au bout de deux séances un individu normalement doué tient très bien sa place au sein d'un groupe déjà entraîné. Le but recherché n'est pas de transformer tout le personnel de l'entreprise en génies de la création mais, plus simplement, à créer un consensus autour de la novation.

ha boîte à problèmes. Unequestion m'est souvent posée : pour dévelop­

per l'esprit de novation à tous les niveaux, n'est-il pas opportun de relancer la mode de cette bonne vieille boîte à idées ?

Je n'en suis pas partisan. Aussi bien les opérations « boîtes à idées » ont-elles le plus souvent fait long feu. Ce qui n'a rien d'étonnant.

D'une part, l'auteur d'une idée a généralement tendance à la trouver géniale et risque d'en attendre une rémunération la plus g randcCe n'est pas toujours le cas et, même si l'idée est retenue, appliquée, sa rentabilité ne permet pas toujours d'allouer des primes énormes.

D'autre part, dans certains cas, l'idée ne sera pas retenue : dans ce cas la boîte à idées a provoqué une frus­tration de plus. Et on sait à quelles extrémités peut pousser la frustration. Parfois une solution plus pertinente sera réalisée pour résoudre le problème ainsi posé. La frustration risque d'être encore plus grande : «on» n'a pas retenu l'idée pour éviter la prime ; «on» s'est contenté de la tourner...

Pas de boîte à idées... Mais des boîtes à problèmes. Si le problème posé est un faux problème, il est

simple de le montrer. S'il est vrai, par contre, il suppose de découvrir des solutions qui sont fatalement une ri­chesse pour l'entreprise. Et son «découvreur» peut même participer à la recherche de solutions.

Passer des idées aux réalisations. Autre cause de la mortalité de la créativité: les

idées n'aboutissent pas toujours à des réalisations concrètes. Pourtant, les spécialistes n'ont jamais caché que la créativité, si elle permettait de créer des idées, supposait encore 95 % de transpiration avant qu'elles soient réalisées. Mais, le plus souvent, l'effort va porter sur la démarche créative qui est nouvelle, ludique, parfois prometteuse. Et puis, derrière, tout s'écroule. On s'étonne, en particulier, que le groupe ne p o r t e r a s ses idées jusqu'à leur réalisation. Je me souviens d'un groupe qui avait créé bon nombre des mobiliers urbains qui décorent depuis peu nos villes : c'est une autre société qui les a réalisés. Tout simplement parce que le groupe de créativité est une espèce de super-cerveau, unique­ment, capable d'avoir des idées, parfaitement incapable de les réaliser. C'est une «structure molle». Alors que chacun sait bien que, pour aboutir à une réalisation, l'entreprise doit mettre en jeu une « structure dure » avec un responsable, un objectif, un délai, un budget. Il n'y a pas de miracle. «On» n'a jamais rien produit de tangi­ble.

Aller au bout de ses idées, mettre en œuvre les moyens de les réaliser est une condition essentielle de la réussite de la créativité dans l'entreprise. Ce qui im­plique une volonté réelle de sa direction et, très certaine-

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ment, l'adhésion du plus grand nombre. Argument qui contribue aussi à la diffusion de l'esprit créatif à tous les niveaux.

Le besoin de novation. Les embûches, on le voit, sont multiples. En fait,

seules risquent de trébucher les entreprises qui tentent de se livrer au jeu de l'innovation. Les autres, qui sont de loin majoritaires en France, ne risquent rien de ce point de vue.

Hélas, elles sont tombées dans une embûche beaucoup plus mortelle : celle de l'immobilisme. Il ne me paraît pas utile de donner des exemples : nous voyons tous les jours des entreprises disparaître de la mort de leur produit, quand ce ne sont pas des pans entiers de l'industrie qui s'écroulent.

On peut justement s'inquiéter de cet état de fait. Certes, toutes les institutions crient «au feu». L'Etat crée des structures et offre des aides. Las, le mouvement est loin d'être général.

En fait, et c'est là un paradoxe lourd de consé­quences, une loi universelle nous apprend qu'un système n'évolue que lorsqu'il est agressé. Si, pour une entreprise l'agression n'est ressentie qu'au moment où s'écroule son marché ou au moment où la concurrence l'en déloge il est généralement trop tard. La recherche d'une nou­velle orientation ou la mise au point de produits plus performants sont des œuvres de longue haleine.

Je touche ici à la politique même des entreprises. Seules celles qui ont une vue à assez long terme sont capables de ressentir l'agression suffisamment tôt et peuvent alors y faire face.

Ou bien elles disposent d'une capacité de mutation tellement rapide qu'elles ont les moyens de réagir à temps.

L'accélération de la novation. Je l'ai constaté au moins d'une manière qualitative :

le délai de mise au point d'un produit, de mise en place d'une nouvelle structure, d'une manière plus générale de la réalisation d'une novation va en diminuant au fur et à mesure que l'entreprise apprend à se transformer. J'ai d'ailleurs eu l'occasion de mesurer ce phénomène d'accé­lération dans le cas de systèmes un peu plus complexes que l'entreprise que sont de petites régions agricoles homogènes. Toutes les novations se développent suivant une fonction logistique (courbe en «S») dont il est possible de mesurer la vitesse au point d'inflexion. Ces vitesses maximales portées sur un graphique en fonction du temps permettent de tracer une droite de régression dont le coefficient de corrélation est de 80 %, même sans éliminer des phénomènes de mutation complexes résultant de diverses novations, donc fatale­ment plus lentes. Cette accélération de la novation est étroitement corrélée avec l'augmentation de revenu des exploitations.

La loi de l'évolution. Ce détour par le monde agricole n'est pas gratuit :

l'évolution de l'agriculture française depuis l'après-guerre est certainement un modèle d'évolution à examiner de près. Conforme à notre culture, respectant les structures familiales de base, contraignant les indi­vidus à une évolution non seulement technique mais aussi de gestion, il est sans doute le modèle «autoges­

tionnaire » français après lequel aspirent plus d'un poli­tique.

Mais, surtout, il est la preuve expérimentale que l'évolution est la règle de base de la survie : les exploi­tants qui ont refusé l'évolution ont disparu.

Tandis que les gestionnaires et les économistes enfermaient l'entreprise industrielle dans la contrainte de la croissance, sous couvert d'une application déviée de la théorie du marginalisme.

Je pense que la croissance n'est qu'une forme d'évolution de l'entreprise industrielle. Elle n'est pas inéluctable. Par contre, l'évolution de l'entreprise est, elle, une obligation absolue.

La créativité est un outil de cette évolution. Outil de choix sans doute mais qu'il ne faut pas prendre pour une panacée. Outil de choix parce qu'il permet de créer, d'innover. Mais, surtout parce que son utilisation cons­tante, le plus généralisée possible apporte à l'entreprise un potentiel indispensable: une bonne capacité de mutation. Elle seule lui permettra de s'adapter d'une manière rapide à son environnement dont la mutation galopante est un signe de notre temps.