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Grégoire Wyrouboff (1843–1913) et la chimie positive

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Page 1: Grégoire Wyrouboff (1843–1913) et la chimie positive

C. R. Acad. Sci. Paris, t. 2, S6rie II c, p. 467-470, 1999 Chronique de la chimie/ History of chemistry

Gr6goire Wyrouboff (1843-1913) et la chimie positive Jean J A C Q U E S

Chimie des interactions moldculaires, Coll~ge de France, 11, place Marcelin-Berthelot, 75005 Paris, France

(Re~u le 4 mai 1999, accept~ le 19 mai 1999)

La philosophie d'Auguste Comte (1798- 1857) a-t-die eu, sur le ddveloppement de l'atomisme moderne, l'influence ndfaste que l'on a souvent ddnonc& ? Indiscutablement oui, rdpondent en choeur la plupart des histo- riens modernes de la chimie. Cette opinion ne date pas d'hier. G. Urbain (1871-1938), un des rares chimistes-philosophes de notre si&le, &rivait ddjh en 1921 [1] ,~ Marignac qui, des chimistes de notre temps fut l'esprit le plus fine- ment critique, s'&onnait de la rdsistance laquelle se heurtait en France l'adoption de la thdorie atomique. Cette r&istance provenait de l'orientation imposde aux esprits, de fagon consciente ou non, par l'application que A. Comte avait fait de sa doctrine ~i la chimie. ,

La question a dtd rdcemment reposde par B. Bensaude-Vincent qui lui apporte une rdponse plus nuanc& et relance la rdflexion [2]. Je la r&ume h ma fagon : tousles chimistes fran~ais du XIX e si&le, qu 'ils soient ,, iquivalen- t is tes , o u . a tomis tes . , (je souligne) ont plus ou moins subi l'influence d 'un certain ~ positi- visme . flou et diffus, mais ce n'est certaine- ment pas une philosophie qu'ils connaissaient mal, . d a n s le doctoral jargon qui lui est parti- culler ,, [3], qui leur a fait choisir ddfinitivement leur camp.

Qui sont les chimistes d'aujourd'hui qui ont ce qu'on peut appeler une culture philoso- phique ? Sur ce point, je pense, quant h moi, que nos anciens n'&aient sans doute gu&e plus dou& que nous et qu'ils n'avaient retenu d'Auguste Comte que sa mdfiance ?a l'dgard de l'imagination sans contr61e et des hypotheses qu'ils croyaient inv&ifiables. Souvenons-nous par exemple de ces diatribes de Wurtz, leader

incontestable de l'atomisme militant, formu- l&s ~i l'encontre des id&s de Couper, co-inven- teur avec Kekuld de la t&ravalence du carbone :

, . . . Je trouve les formules de M. Couper trop arbitraires, trop dloign&s de l'exp&ience. Par nos formules rationnelles, nous n'avons pas la pr&ention de repr&enter la constitution intime des combinaisons [...]. A cet dgard, M. Kekuld, qui me parait avoir mieux compris le sens et la port& des id&s qu'il a ~nonc&s le premier, a dit sagement ~i la fin de son mdmoire: ,~ Pour mon compte, je n'attache qu'une importance secondaire h des consid& rations de cet ordre-lh ,, [4].

I1 n'en reste pas moins, il me semble, que l'anti-atomisme positiviste ~ h la mani&e , des Berthelot ou des Sainte-Claire Deville, de par leurs pouvoirs temporels de chefs d'dcole, n'a pas dtd sans consdquences historiques.

fli l'occasion de la question soulevde en inci- pit, le cas de Grdgoire Wyrouboff, comtiste orthodoxe et militant, , anti-atomiste , atypi- queil est vrai, mdrite, sans aucun doute, un exa- men sp&ial [5].

Ce noble russe &ait nd fi Moscou en 1843. Fixd ~i Paris fi partir de 1863, il y est trSs t6t ddfinitivement conquis par les iddes d'Auguste Comte. _~ 23 ans, sa premi&e publication sera philosophique et poldmique : une rdfutation de l'abbd Moigno qui avait proposd une ddmons- tration mathdmatique de l'existence de Dieu [6]. Est-ce h cette occasion qu'il entre en rela- tion avec t~mile Littrd (1801-1881)? Cette rencontre avec le fervent disciple, ami et hdritier du fondateur du positivisme, aboutira, en 1867, h la fondation de la revue Laphi losophie

positive. Wyrouboff la dirigera pendant 17 ans,

Pr~sent~ par Franfrois MATHEY.

1387-1609/99/000200467 © 1999 Acad~mle des sciences/l~ditions sclentifiques et m~dicales Elsevier SAS. Tous drolts r&erv& 467

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I. Jacques

aux c6tds de l'auteur du cdl~bre Dictionnaire ; il en assurera la survie financi~re et il y publiera plus de 150 articles et critiques de livres.

Le premier mdmoire scientifique de Wyrou- boff date de 1866 et porte sur les substances colorantes des fluorines [7] ; il a dtd effectual dans le laboratoire et sous la direction de E Pisani qui, ~i ma connaissance, n'a pas laissd de traces profondes dans l'histoire des sciences. Wyrou- boff restera fi&le toute sa vie ~i ce quadruple int&& initial pour la min&alogie, la cristallo- graphie, la chimie rain&ale et la philosophie.

En 1870, il est volontaire de la Garde natio- nale et soigne les bless& du si~ge de Paris. Au risque de sa vie, pendant la Commune, il pour- suivra sa mission humanitaire aux c6tds des insurg&, saluant, dans un article de sa revue, ~ la ddfense ddsesp~rde et h~ro'ique ,, des der- niers combattants du P&re-Lachaise [8].

En 1877, lors de la guerre russo-turque, il partira pour le Caucase, comme ddldgud de la Croix-Rouge afin d'y diriger un service sani- taire de l 'arm& russe. Sur le terrain scientifique, ce h&os de roman de chevalerie fera preuve de la meme combativitd, rompant des lances avec Pasteur, Behal, Werner, Curie, Friedel et j!en passe, sur les sujets les plus vari&.

Wyrouboff avait soutenu tardivement (en 1886), devant un jury composd de C. Friedel (1832-1899), de P.-G. Hautefeuille (1836- 1902) et du futur prix Nobel de physique Lip- pmann (1845-1921), une th~se de doctorat intitul& : Recherches sur la structure des corps cristallis& dou& de pouvoir rotatoire et recherches sur la composition et la forme cristalline de quel- ques nouveaux tartrates [9]. L'ann& suivante, il &ait naturalisd Fran~ais.

Comme le fait remarquer l'un de ses bio- graphes, c'est surtout apr& la quarantaine que Wyrouboff revient , aux travaux scientifiques qu'il avait ndgligds sans les abandonner tout h fait ~. Et ce n'est qu'en 1901 que la Sorbonne ~ lui fait le pret gracieux d'un laboratoire personnel ~. Si l'on excepte Auguste Verneuil, (qui &ait loin d'etre un chimiste mddiocre), Wyrouboff ne publia jamais avec des colla- borateurs. En eut-il ? Henri Le Chatelier [10] cite les noms de Nicolardet, Dubrisay, Copaux et Urbain parmi c e u x , dont il dirigea les pre- miers travaux ~. Effectivement, H. Copaux s'occupa de sujets que Wyrouboff avait initi& (en particulier sur certains dddoublements spontands) et les prdoccupations philosophi- ques de G. Urbain ressemblent fort aux siennes. Mais que peut-on en dire de plus ?

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ces quelques d&ails biographiques, il convient sans doute d'ajouter le r61e important que Wyrouboff a pu jouer dans l'histoire de la franc-maqonnerie. C'est lui qui, lors de l'ini- tiation tardive de Littr~ en 1875, ,, tenait le maillet ~. Lors du premier anniversaire de cette c&dmonie, il prit la parole devant la loge de la Cllmente Amit i l pour proposer son projet d'&ole la'~que. Dans l'assistance, Jules Ferry (1832-1893), confrere de promotion de Littrd et futur ministre de l'Instruction publique, l '&outa certainement avec attention• S'il refusa toujours la fonction de Grand Maitre dont ses fr~res le jugeaient digne, il n'en joua pas moins un r61e sans doute ddcisif dans l a , la'icisation ~, du statut du Grand Orient qui, jusqu'alors, fai- sait rdfdrence au Grand Architecte de l'Univers.

Ses convictions de libre penseur militant et de positiviste engagd ne sont sans doute pas &ran- g&es aux circonstances dans lesquelles il rut nommd, en 1903, professeur d'histoire des sciences au Coll~ge de France. A la mort de Pierre Laffitte (1823-1903), fi&le ex&uteur testamentaire d'Auguste Comte, la chaire qu'il occupait dans le prestigieux &ablissement dtait devenue vacante. L'oeuvre considdrable de Paul Tannery (1843-1904) paraissait le d&igner ~l cette succession. Wyrouboff rut dgalement candidat. Sans surprise, l'assembl& des profes- seurs lui prdfdra Tannery et ce vote rut confirmd par l'Acaddmie, comme il &ait de tradition. Renversant l'ordre proposd par ces deux instan- ces officielles, le Gouvernement - cas excep- tionnel - nomma Wyrouboff. L'affaire a dtd racont& dans tous ses d&ails par l'historien amdricain H.W. Paul [11]. I1 est clair que le choix du tr& anticldrical gouvernement d'12mile Combes, grand pourfendeur des Congrdgations, ne fut pas innocent : Tannery &ait suspectd d'etre catholique. Wyrouboff avait, lui, entre autres mdrites, celui d'etre dans la ligne de l'iddologie au pouvoir.

I1 ne peut &re question d'entrer ici dans le d&ail de l'oeuvre scientifique et philosophique de Wyrouboff. Une br~ve mention de quel- ques-unes des expressions multiples de son positivisme orthodoxe, parfois caricatural, me paralt cependant contribuer h la comprdhen- sion du probl~me que nous nous posions au ddbut de cet article. Je me limiterai, dans cette chronique, ~l l'examen d'un point sur lequel il paraIt avoir rdfldchi en plusieurs occasions: celui de l'unification de la chimie mindrale et de la chimie organique et sur la ddfinition, dans ces deux domaines, de la notion de valence. De

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ce point de vue, deux articles me paraissent tr~s dclairants.

Le premier, paru dans sa revue La philosphie positive, date de 1879 et s'intitule De l'esprit mltaphysique en chimie [ 12].

Alors que le combat entre ,, atomistes ,, et ,~ dquivalentistes ,, se d6roula presque exclusi- vement entre organiciens (C = 6 ou C = 12 ?), Wyrouboff, sur un autre terrain, livra un autre

combat .

,~ On remarque que les diff~rents corps peu- vent se substituer ~i 1, 2, 3, 4 atomes d'hydrog~ne ; de lfi la conceptio n de l'atomicitg ou plut6t l'hypoth~se nouvelle qui attribue ~t chaque m&allo'~de ou m&al la propridtd de se substituer ~i un nombre ddtermind d'unitds d'hydrog~ne [...]. La difficultd est pr~cisdment d'admettre l'hypoth~se ,,.

Mais si, en chimie organique, poursuit notre poldmiste, la constance de la t&ravalence du carbone masque le probl~me [...] ,~ de nom- breux exemples sont venus ddmontrer qu'un seul et m~me corps, suivant les combinaisons dans lesquelles il entrait, pouvait avoir des ato- micitds diff~rentes [...]. Apr~s bien des contro- verses, la majoritd des atomistes finit par se ranger ~ la thdorie de M. Wurtz qui rejetait l'atomicitd absolue, admettait l'atomicitd rela- tive, c'est&-dire celle que les dldments manifes- tent dans chacune des combinaisons off ils se trouvent engagds [...]. Arrivd ~l ce degr~ d'arbi- traire, l'atomisme se ddtruit lui-m~me. ,,

Pour un positiviste orthodoxe comme Wyrouboff, il ne peut y avoir deux chimies, celle du carbone et celle des autres dldments. Comment sortir de cette situation ?

,~ En 1838, dpoque o~ parut le troisi~me volume du Cours de philasophie positive, le

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dualisme dtait dans tout son dclat. M. Comte ~tait donc dualiste, il ne pouvait pas &re autre chose [...] ; il n'avait pas ~i faire entrer en ligne de compte les substitutions qui n'dtaient que des faits isolds sans liaison apparente avec les doctrines d'ensemble (p. 196).

M. Comte a fait plus que de d~montrer l'inu- tilitd des hypotheses, il s'est empard du dua- lisme pour pr~cher la fusion des deux chimies actuellement en lutte, de la chimie organique et de la chimie inorganique [...]. Sur ce point, il s'est trompd : le dualisme ~i lui tout seul n'est pas susceptible de gdn&aliser les lois qui presi- dent aux combinaisons du carbone [...] mais l'erreur appartient au chimiste, non au philo- sophe (p. 197).

I1 faut revenir aux iddes de M. Comte, non sans doute pour les accepter telles quelles, mais pour les continuer dans le m~me sens [...]. Darts quelques anndes - les choses marchent vite de nos jours - la thdorie atomique ddj~l fortement dbranlde aura fait son temps, on reprendra l'dtude depuis longtemps abandonnde de la chi- mie min&ale, et la philosophie chimique, telle que la concevait M. Comte, sera fondde ~ l'&at pleinement positif (p. 199) ,,.

Mais la ,~ thdorie atomique ,, a la vie dure. Wyrouboff en 1908 [13] dresse un bilan criti- que (6 combien) de ses progr~s dans le domaine de la chimie min&ale et des complexes sur les- quels Alfred Werner (1866-1919) vient de jeter, depuis 1905, des lumi&res nouvelles. Ce copieux article mdrite d'&re relu. Je poss~de la photocopie d'une lettre &rite en 1910 ~l mon bon maitre Marcel Deldpine (1872-1966) off, mieux que je pourrais le faire, Wyrouboff r&ume l'essentiel de ce qu'il contienc

,, ... Je regrette beaucoup que le m~moire &endu que j'ai consacrd ~t ces questions dans les Annales de chimie et de physique ne soit pas par- venu fi votre connaissance. Je vous l'envoie en m~me temps que ce mot. Vous y verrez que ma fa~on de voir - bonne ou mauvaise d'ailleurs - diff~re compl~tement des thdories de Biota- strand, J6rgensen, Werner qui tous s'accro- chent tant bien que mal aux vieilles iddes trai- rant la valence au point de vue purement quantitatif. Je l'envisage, moi, au point de qua- litatif.

Mes iddes sur cet ordre de conceptions chimiques peuvent se rdsumer en deux propo- sitions. (1) I1 existe deux esp~ces absolument distinctes de capacitds de saturation dans les combinai- sons. En premier lieu, celle des dldments que j'appelle atomicitd M(OH), M'(OH) 2, etc. par exemple. En second lieu, celle de la moldcule que j'appelle valence et qui peut &re tr~s diff& rente de la premiere : M(OH) 2 peut s'adjoindre SO2(OH)2 ' mais encore un hombre plus ou moins consid&able de moldcules d'eau. La moldcule devient alors un radical possddant toutes les dnergies chimiques qui sont restdes comme reliquat aprbs la saturation de l'atomi- citd. (2) Tous les compos~s complexes, dissimulds, sont formds par dlimination d'eau, d'ofi il suit que t o u s l e s composds anhydres sont des compos~s complexes.

Ces deux points, qui n 'ont dtd jusqu'ici que timidement et vaguement entrevus, sont,

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mon sens, fondamentaux. Quant a la fa¢on d'dcrire les formules ~ une, deux ou m~me trois dimensions, je vous avoue que je n'y tiens pas du tout. Ce card purement graphique de la chimie auquel vous semblez beaucoup tenir est a coup s~r tr& utile, mais ce n 'est l~ qu 'un petit ~t-cdtd de la science dont chacun peut se servir a son grd. En cristallographie aussi, il y a un symbolisme tr?s varil et pourtant les lois de direction restent les m~mes quelles que soient les notations employdes. (soulignd par moi).

Dans le courant de l'hiver prochain, je fais un cours sur l'histoire de la chimie depuis Lavoisier et je me propose de consacrer une ou deux leqons fi ces questions de valence, atomicitd, notation .... ,,

I1 est bien dommage que ces cours du professeur d'histoire des sciences au Coll~ge de France aient dtd ddiqnitivement (?) perdus. Si l 'on oublie tout ce que l 'on sait aujourd'hui, les probl~mes que se posait Wyrouboffn '&aient ni faciles ni ddrisoires. I1 aura fallu, pour pouvoir y rdpondre, attendre que l 'on en sache un peu plus sur la structure de l 'atome lui-m~me, devenu une rdalitd.

I1 resterait, pour en revenir/i la question ini- tiale, ~t savoir si Wyrouboff a rdellement eu une influence sur les chimistes du si~cle dernier.

R~fdrences et notes bibliographiques

[1] Urbain G., Les disciplines d'une science - La chimie, G. Doin, Paris, 1921, p. 191.

[2] Bensaude-Vincent B., Ann. Sci. 56 (1999) 81.

[3] Voir [1], p. 5. [4] Wurtz A., Rdpertoire de chimie pure 1 (1858) 469. [5] Sur ce savant et philosophe pittoresque (Wyroubof~ et

injustement oublid, on pourra consulter trois notices ndcrologiques tr~s completes : (a) Jourdy M., Revue Scientifique XV (1914) I; (b) Copaux M.H., Bull. Soc. Chim. Ft. XV (1914) I; (c) WaUerant E, Bull. Soc. Fr. Mindr. (1914) 44.

[6] Wyrouboff G., Goubert E., La science vis-h-vis la reli- gion, Germer Bailli~re, Paris, 1865.

[7] Wyrouboff G., Bull. Soc. Chim. Paris 5 (1866) 334. [8] WyrouboffG., La philosophie positive VII (1871) 200. [9] WyrouboffG., Ann. Chim. Phys. 8 (6) (1886) 340 et 9

(1887) 221.

[10] Le Chatelier H., Revue gdn4rale des sciences pures et appliqudes (1914) 1.

[11] Paul H.W., Isis 67 (1976) 376. [12] Wyrouboff G., La philosophie positive XXIII (1879)

177. [13] Wyrouboff G., Ann. Chim. Phys. 13 (8) (1908) 523.

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