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GREGORIO MARAÑÓN ET L'HISTOIRE Bien qu'il fût né, le 19 mai 1888, à Madrid, où son père était avocat, Gregorio Marañen, dont le récent décès a été vivement ressenti non seulement en Espagne mais dans le monde entier, avait toujours gardé le culte de la province de Santander, berceau de sa famille. Santander était à la fin du siècle dernier un foyer ardent de spiritualité, où brillaient, entre autres, trois grands noms, celui de José-Maria de Pereda, le bon romancier qui puisait son inspi- ration dans la tradition locale, celui de Pérez Galdós, romancier lui aussi et brillant auteur des Episodios nacionales, enfin et sur- tout celui de l'infatigable Menéndez y Pelayo, professeur, histo- rien, critique, essayiste et philosophe. Tous trois étaient de grands amis du père du jeune Gregorio, avec qui ils se retrouvaient tous les ans, à Santander, pendant les longues vacances des mois d'été. Le jeune étudiant a grandi entre ces trois maîtres, de tempéra- ment et de conviction si divers, subissant simultanémentl'influence du carlisme intransigeant de Pereda, de l'humanisme tradition- naliste de Menéndez y Pelayo, du libéralisme anticlérical enfin de Pérez Galdós. Ces oppositions auraient pu incliner son jeune esprit vers un certain scepticisme. Il n'en fut rien, car son admi- ration pour ces trois guides de sa jeunesse lui fit bientôt compren- dre que ces contradictions apparentes puisaient leur vigueur dans une source unique, l'amour passionné du passé national, de sa grandeur et de sa diversité avec la conviction que, en dépit de sa détresse présente, le rôle de la patrie espagnole dans le monde

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GREGORIO MARAÑÓN ET L'HISTOIRE

Bien qu'il fût né, le 19 mai 1888, à Madrid, où son père était avocat, Gregorio Marañen, dont le récent décès a été vivement ressenti non seulement en Espagne mais dans le monde entier, avait toujours gardé le culte de la province de Santander, berceau de sa famille.

Santander était à la fin du siècle dernier un foyer ardent de spiritualité, où brillaient, entre autres, trois grands noms, celui de José-Maria de Pereda, le bon romancier qui puisait son inspi­ration dans la tradition locale, celui de Pérez Galdós, romancier lui aussi et brillant auteur des Episodios nacionales, enfin et sur­tout celui de l'infatigable Menéndez y Pelayo, professeur, histo­rien, critique, essayiste et philosophe. Tous trois étaient de grands amis du père du jeune Gregorio, avec qui ils se retrouvaient tous les ans, à Santander, pendant les longues vacances des mois d'été. Le jeune étudiant a grandi entre ces trois maîtres, de tempéra­ment et de conviction si divers, subissant simultanémentl'influence du carlisme intransigeant de Pereda, de l'humanisme tradition-naliste de Menéndez y Pelayo, du libéralisme anticlérical enfin de Pérez Galdós. Ces oppositions auraient pu incliner son jeune esprit vers un certain scepticisme. Il n'en fut rien, car son admi­ration pour ces trois guides de sa jeunesse lui fit bientôt compren­dre que ces contradictions apparentes puisaient leur vigueur dans une source unique, l'amour passionné du passé national, de sa grandeur et de sa diversité avec la conviction que, en dépit de sa détresse présente, le rôle de la patrie espagnole dans le monde

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ne pouvait pas être terminé. Et c'est bien là la leçon à laquelle il devait rester fidèle jusqu'à la fin de sa vie.

Elle explique sa volonté féconde de rénovation de la science espagnole dans le domaine qu'il devait choisir, celui de la méde­cine et de la biologie. Marañen fut en effet un des fondateurs, sinon le fondateur, d'une science nouvelle, l'endocrinologie, dont i l a dit lui-même qu'elle résidait essentiellement dans l'étude des hormones et de leur rôle tantôt excitateur, tantôt inhibiteur, tantôt régulateur de la totalité des grands processus de la vie. Dès 1915, avec l'audace et l'impétuosité de la jeunesse — i l n'a que vingt-sept ans — il ose proclamer dans ses conférences à l'Ateneo de Madrid que le jeu des hormones est la clé de la biologie indivi­duelle et qu'en lui réside le secret de la constitution physique et psychologique de chaque être humain. En conséquence de quoi le premier objet du médecin et de la médecine consiste à établir ce qu'il appelle l'équation de chaque personne dans ce qu'elle a de plus individuel.

Ainsi Marañón se trouve ramené à cet humanisme qui avait été l'atmosphère spirituelle au sein de laquelle i l avait grandi. Mais cet humanisme retrouvé ne manque pas d'originalité. Il est essentiellement concret. Il s'attache à comprendre et à définir beaucoup moins l'homme en général que les hommes dans ce qu'ils peuvent avoir de singulier, et parfois d'exemplaire ou d'excep­tionnel. Car, pour Marañón, chaque personne humaine, chaque malade est un complexe irréductible longuement façonné par l'hérédité, le milieu et l'éducation. J'ajouterai que, à ses yeux, plus un être est original, plus il est révélateur pour le biologiste, le savant et le psychologue.

Or l'histoire, cette histoire avec quoi l'ont familiarisé les leçons de Menéndez y Pelayo et de Pérez Galdós, est, sans conteste, le répertoire le plus riche et le plus varié de ces personnalités origi­nales ou singulières susceptibles de retenir l'attention des curieux de la chose humaine. Il s'est donc tourné vers elle par un mouve­ment naturel de son esprit.

Il touche à la quarantaine. Ses recherches de biologiste, sa pratique de médecin penché sur l'homme actuel l'ont conduit à une certaine conception de l'homme et de son comportement. Cette conception a-t-elle une valeur générale ? Si oui, elle peut et doit contribuer à jeter une lumière nouvelle et peut-être déci­sive sur la destinée et le rôle de certaines personnalités impor-

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tantes du passé, celles qui ont précisément contribué à infléchir le cours de l'histoire et à fixer le destin de l'humanité. Et, si elle réussit dans cette entreprise, elle apporte, du même coup, une contribution précieuse, voire irremplaçable aux travaux des savants biologistes ou psychologues qui s'efforcent par des observations directes de pénétrer le secret de la nature humaine.

Telle est la pensée avec laquelle Marañen aborde les études historiques. C'est celle d'un savant persuadé que la collaboration entre les différentes branches du savoir est indispensable au pro­grès de l'esprit humain et convaincu de la solidarité profonde des disciplines qui s'intéressent à l'homme. Ajoutons toutefois que Marañen a toujours prétendu qu'il n'était pas un véritable historien, un historien pur. Il se donne comme un humaniste, un pragmatiste qui entend seulement apporter sa pierre à l'édifice de l'histoire. Mais, précisons-le en même temps, i l a toujours répété que, touchant à l'histoire, i l se devait de respecter scru­puleusement ses méthodes critiques. A u vrai, i l ne mérite à cet égard aucun reproche. Si bien que, en dépit de ses propres réserves, i l mérite pleinement l'appellation d'historien.

Son œuvre est, au surplus, considérable. Elle se présente sous forme d'études de personnalités singulières. Ces études ne sont pas et ne veulent pas être de véritables biographies ni même de simples portraits ; elles se présentent comme des analyses criti­ques, toujours pénétrantes, des caractères et des comportements. Ce sont des explications, beaucoup plus que des récits. Les événe­ments de l'histoire n'y figurent que par surcroît. Mais ils en sont éclairés lumineusement.

De ces études, pour ne pas nous disperser, nous ne retiendrons que quatre, les plus caractéristiques. Il s'agit de YEssai biologique sur Henri IV de Castille et son temps, paru en 1930, le Comte-duc dadivares, ou la passion du commandement, de 1936, Tibère, his­toire d'un ressentiment, 1939, et enfin son œuvre maîtresse : Antonio Pérez, l'homme, le drame, Vépoque, parue en 1947.

Le premier ouvrage, VEssai biologique sur Henri IV de Castille, n'est peut-être pas le meilleur, mais i l est probablement le plus révélateur. Pour le suivre, i l n'est pas inutile de rappeler quelques

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données historiques qui, en raison de leur éloignement, ne sont pas familières à un public étranger.

Henri IV monte sur le trône de Castille en 1454, à l'âge de vingt-neuf ans. Mais i l est déjà marqué par le destin, un destin qui le poursuivra jusqu'à sa mort, vingt années plus tard. Cet Henri IV, en effet, n'a rien de commun avec le nôtre qui est entré et est resté dans, l'histoire de notre pays en portant gaillardement le surnom de Vert-Galant. Il figure lui, tout au contraire, dans les Annales de la Castille, sous l'épithète moins allègre de Henri l'impuissant. Or cette réputation, justifiée ou non, est à l'origine d'un drame dynastique, dont la conclusion sera l'avènement au trône de sa sœur Isabelle, de celle qui, par son mariage avec Fer­dinand d'Aragon, réalisera l'union des deux grands royaumes espagnols et préparera la fortune de la maison d'Autriche.

C'est le drame dont Marañón entreprend de démonter les ressorts.

Le principal en est à ses yeux la personnalité même d'Henri IV. Celui-ci se présente comme un assez triste et lamentable person­nage. Chargé d'une hérédité passablement lourde, aggravée peut-être par des débauches précoces, i l se révèle dès ses jeunes ans d'une timidité invincible, i l fuit la société, se réfugie dans un cercle étroit de rares familiers. Sa faiblesse de caractère, nette­ment anormale, le livre sans défense à toutes les influences, en même temps qu'aux réactions d'une vanité qui n'est sans doute que la contrepartie de sa timidité.

Voici comment s'ouvre le drame. Il débute lorsqu'on le marie à l'âge de seize ans avec la princesse Blanche de Navarre. Or le protocole de noces princières à la cour de Castille exige que la consommation du mariage ait lieu publiquement, en présence d'un cercle de témoins assistés d'un notaire. Faut-il incriminer l'indiscrétion de ce cérémonial de nature à paralyser de moins timides, ou admettre que le jeune prince, plus ou moins dégénéré, était victime d'une déficience physique peut-être irrémédiable ? Quoi qu'il en soit, l'affaire se termine par un désastre et le futur Henri IV se révèle publiquement incapable de remplir son office de mari et cette incapacité, au vu et au su de toute la cour, se perpétue durant tout le mariage, c'est-à-dire pendant treize années. Dès lors la réputation de l'époux est solidement établie. Il est admis qu'il est incapable d'avoir des héritiers.

Cependant Henri IV devenu roi se refuse à admettre sa con-

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damnation. Sa vanité s'insurge. Non seulement i l affiche des maî­tresses dont i l est impossible de savoir ce qu'elles furent exacte­ment pour lui, mais i l obtient l'annulation de son mariage et convole en secondes noces, sans délai, avec Jeanne de Portugal, une prin­cesse allègre et entreprenante, non dépourvue de charme et de vivacité. Celle-ci va-t-elle donner un héritier au trône ? Le peuple de Castille attend, sceptique et amusé, car les auteurs de couplets satiriques ne se taisent jamais. Il attend pendant sept ans. En 1462, i l apprend enfin que la reine a donné naissance à une fille, prénommée Jeanne, qui est proclamée héritière du trône.

Et voici que le drame se noue. L'événement fait en effet scan­dale. Tout un parti se forme, qui fait état, comme d'une chose démontrée, de l'impuissance du roi, déclare que sa prétendue fille est en fait celle du favori, Beltran de la Cueva, séduisant cavalier et personnage insignifiant, et flétrit la petite Jeanne du surnom de Beltranej a qu'elle gardera dans l'histoire'. Ce parti soutient que l'héritage royal doit revenir à l'infant don Alfonso, frère du roi, puis, après la mort de celui-ci, à sa sœur Isabelle.

Il s'ensuit douze années de troubles au cours desquelles Henri IV fera une fois de plus la preuve de sa veulerie, car i l s'abaissera un moment jusqu'à retirer à celle qui est légalement sa fille sa qualité d'héritière. Lorsqu'il meurt, en 1474, c'est sa sœur Isabelle qui lui succédera. Le drame est terminé.

Marañón en a analysé minutieusement les données avec tous les scrupules du médecin et de l'historien. Quelles sont ses conclu­sions ? Avec la modestie du savant, i l constate impartialement qu'il est impossible d'affirmer que le roi Henri IV était radicale­ment et définitivement impuissant. Après examen de tous les témoignages, i l déclare d'autre part qu'il n'existe aucune preuve que la reine Jeanne ait été la maîtresse du favori Beltran ; il incli­nerait même à penser que c'est là une imputation calomnieuse, bien que la conduite ultérieure de la reine ait été marquée par des écarts incontestables puisqu'ils ont été publics, mais en com­pagnie d'autres partenaires que ledit Beltran.

En somme, l'incertitude reste entière, et i l est parfaitement possible que la Beltraneja qui devait finir sa vie dans un couvent portugais ait été l'héritière légitime du royaume de Castille.

L'étude de Marañón a-t-elle donc été vaine ? Nullement, car elle a mis le chercheur, le psychologue, l'humaniste en présence d'un fait qu'il juge en définitive capital ; ce fait c'est, sinon la

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toute-puissance, du moins l'extrême importance de la légende dans le déroulement des faits humains.

Qu'est-ce à ses yeux que la légende ? C'est une croyance collec­tive et contagieuse qui n'a nullement besoin d'être fondée en-raison. Cette croyance s'élabore autour d'un fait singulier de nature à frapper l'imagination, d'une personnalité anormale, soit par ses insuffisances, soit encore par son rayonnement. Elle naît le plus souvent dans un milieu instable et souvent troublé où elle joue le rôle d'élément cristallisateur. Mais la légende est surtout un phénomène passionnel, d'où parfois sa force irrésistible.

Qui est-ce qui a triomphé en définitive dans le drame dont a été victime Henri IV de Castille ? Il n'est pas du tout certain que ce soit le droit et la vérité, mais tout au contraire la légende, celle-là même qui a accolé impitoyablement à son nom l'épithète d'impuissant.

On comprend que Marañón ait pu écrire que la légende, c'est de l'histoire ; c'est en tout cas parfois un facteur capital et peut-être décisif du mouvement de l'histoire. L'avoir mis en bonne lumière n'est pas une contribution médiocre à la science des choses humaines.

On ne sera pas surpris qu'après s'être attaché à l'analyse cri­tique du comportement d'un être veule, inconsistant, voire dégé­néré, appelé par sa nature même à tenir dans l'histoire un rôle négatif, Marañón ait voulu procéder à une sorte de contre-épreuve et ait été tenté par une personnalité vigoureuse et même dominatrice.

Il s'est ainsi tourné vers le comte-duc d'Olivares, l'adversaire de Richelieu, dont l'ambition implacable a, pendant vingt-deux ans, sous l'autorité nominale du faible Philippe IV, imposé à son pays l'effort d'un impérialisme démesuré qui a finalement consacré la décadence de l'Espagne.

Le livre abondant et solidement documenté qu'il lui a consa­cré n'est, à aucun degré, i l est nécessaire de le préciser, un exposé de l'histoire de l'Espagne sous son long ministère. L'objet en est Olivares lui-même, son caractère, son tempérament, son compor­tement étudié à la lumière de l'histoire, non l'homme d'Etat et son œuvre, mais l'homme qui, monté sur les tréteaux de la poli-

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tique, se trahit dans son œuvre, ou plutôt dans l'exercice du pou­voir qu'il a accaparé.

Ce qui intéresse Marañen dans Olivares, c'est le représentant d'un type humain, celui de l'homme dominateur qui est devenu la proie de ce qu'il appelle la passion du commandement. Cette passion, à ses yeux, est distincte du penchant naturel de la plu­part des hommes à se distinguer, à tenir une place eminente dans la société, résultat qui peut être obtenu sans exercice de l'auto­rité, par le savoir par exemple, par le talent et même par l'esprit de sacrifice. Elle ne se confond pas non plus avec le goût du pou­voir, car on peut désirer le pouvoir, non pour lui-même, mais pour réaliser un dessein qu'on juge supérieur et qui peut d'ailleurs être limité. L a vraie passion du commandement est celle qui pousse quelques hommes à agir par simple goût de la domination, comme l'avare accumule la richesse, non pour en jouir, mais sim­plement pour la joie qu'on pourrait dire désintéressée de la possession.

Cette manifestation de la passion du commandement, Marañón l'étudié minutieusement chez Olivares dans les divers compar­timents de son activité, dans sa conduite, par exemple, à l'égard des Grands : i l les écarte des hautes charges de l'Etat confiées par lui à des gens de condition médiocre, il leur impose [implaca­blement une soumission humiliante, qui fait contraste avec l'affa­bilité bienveillante qu'il manifeste systématiquement à l'endroit du petit peuple. Il l'étudié encore dans son comportement à l'égard du roi dont i l sait acquérir non seulement la docilité, mais encore l'affection, une affection qui dure jusqu'après sa disgrâce, dans son goût pour le faste et les manifestations théâtrales de la toute-puissance, .dans sa volonté de jouer, avec succès d'ailleurs, le rôle d'un grand mécène, dans le soin avec lequel i l s'entoure d'un réseau impénétrable de confidents et d'espions et jusque dans ses manifestations de générosité.

Ayant ainsi constitué un dossier aussi complet que possible, quel est en définitive son diagnostic ?

Il existe, selon Marañón, deux grands types de dictateurs : le taciturne et l'expansif.

Le premier est souvent de taille élancée, avec un visage allongé coupé par un profil aquilin. Son activité physique est normale­ment médiocre. Psychologiquement, i l est de tempérament froid, mais irritable. Sa vie intérieure est souvent intense. Il est de carac-

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tère rigide, secret et concentré. Il réussit, lorsqu'il réussit, grâce à une obstination inébranlable, doublée d'une austérité, voire d'un puritanisme coloré d'idéalisme qui commande le respect. Il est normalement inflexible, sévère et parfois cruel. En traçant cette esquisse, Marañen pense à Calvin, à Robespierre et surtout a Richelieu, l'adversaire direct d'Olivares.

Celui-ci appartient manifestement au second type, au type «xpansif, le plus souvent épais et de taille médiocre, d'une énergie physique parfois peu commune. L a tête est large et puissante ; les traits grossiers sont soulignés chez Olivares par une mous­tache et une barbe en éventail quelque peu extravagantes. Car le dictateur de cette catégorie aime frapper les foules par une appa­rence physique exceptionnelle, par son geste impérieux et son attitude théâtrale. Il s'impose à elles comme un titan et un entraî­neur. C'est d'ailleurs pour lui une nécessité, car i l est normale­ment sujet à des phases de dépression qu'il lui faut dissimuler et auxquelles succèdent des crises d'optimisme qui l'entraînent nor­malement vers des desseins grandioses et démesurés, qui finissent souvent fort mal pour lui-même et pour son pays.

Tel fut en effet le destin d'Olivares qui conduisit la monarchie espagnole à la défaite et à la ruine tandis que lui-même, disgracié, s'enlisait dans une demi-folie.

En dépit de son apparente froideur scientifique, c'est là à coup sûr un livre passionnant que cette étude sur Olivares. Passion­nant et prophétique. Il était écrit en effet en 1936. Dix ans plus tard, i l était tragiquement illustré par l'effondrement catastro­phique de deux dictateurs contemporains qui appartenaient mani­festement au même type que son héros.

Ce -qui pourrait rendre quelque crédit aux commentateurs chagrins qui parlent des leçons de l'histoire. Ces leçons, i l est vrai, sont bien rarement entendues et encore moins écoutées.

L'année 1936 marque un grand tournant dans la carrière de Gregorio Marañen. Quelques années auparavant, i l s'est laissé tenter par le démon de la politique. Avec son ami Ortega y Gasset, i l a fondé en 1931 un mouvement universitaire qui a pris le nom de « groupement au service de la République », une république

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qu'il voulait juste et raisonnable. Espoir déçu. En 1933, le grou­pement se dissout et Marañen est entraîné par la tourmente. Il est suspect, traduit devant un tribunal marxiste, menacé de mort et sauvé de justesse, semble-t-il, grâce à la complaisance d'adver­saires chez qui la passion n'exclut pas la générosité. Il se réfugie en France et ne rentrera en Espagne qu'après la fin de la guerre civile.

Ce long exil fut pour cet Espagnol patriote profondément attaché à son œuvre et à son pays un véritable déchirement. C'est peut-être cette douloureuse épreuve qui le décidera, dans les premières années de son exil, à écrire son livre sur Tibère, cet exilé volontaire, qui, à deux reprises, décida de s'isoler loin de Rome, une première fois lorsqu'il se réfugia à Rhodes pendant sept années, à la suite de 3a rupture avec Julie, la seconde fois, à la fin de sa vie, lorsqu'il se confina dans la solitude de Caprée. Le mystère de cet isolement volontaire, si contraire au tempé­rament de notre confrère, devait irriter sa curiosité.

C'est en effet Un personnage mystérieux que ce Tibère que Marañen avait fréquenté dès sa jeunesse, lors de ses lectures pas­sionnées de Tacite. Mystérieux et même impénétrable, enveloppé de légendes dégradantes, qu'il s'agisse de ses mœurs ou de sa cruauté. Il était certainement doté de grandes vertus, des vertus incontestables, vertus du chef d'Etat, qui ont fait dire de lui par Mommsen qu'il fut « l'empereur le plus capable que Rome ait connu », vertus familiales aussi, dont portent témoignage sa véné­ration pour son père et sa tendre affection pour Drusus, son jeune frère. E t cependant i l a longtemps laissé aux yeux de la postérité et de la plupart des historiens la réputation ou plutôt la légende d'un tyran et presque d'un monstre.

Marañón a voulu jeter quelque lumière dans les ténèbres de cette âme solitaire. Son livre porte en sous-titre « Histoire d'un ressentiment ». Tibère aurait donc été, selon lui, la proie du ressen­timent. Or le ressentiment est à ses yeux une passion de l'âme qui peut conduire non seulement au péché, mais souvent à la folie et au crime. Tel serait le secret du destin de Tibère et de ses contradictions.

C'est une entreprise pleine d'aléas que celle qui consiste à ramener à l'unité une carrière et un personnage, aussi risquée et peut-être aussi vaine que celle qui s'efforce d'expliquer un auteur et son œuvre par le déploiement d'une faculté dominante.

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Marañón, aux prises avec Tibère, s'y est attaché avec un grand courage. On voudrait être plus sûr qu'il y a réussi. A son accou­tumée, i l a fouillé avec minutie les antécédents de son héros, recher­ché les épisodes douloureux qui, dans sa jeunesse, l'ont pu attein­dre jusqu'au plus profond de son âme, et par exemple l'abandon scandaleux de son père par sa mère Livie qui, encore enceinte, devient l'épouse d'Octave, ou encore son divorce forcé d'avec sa première femme, Vipsanie, la descendante d'Atticus, tendre­ment aimée, sa rupture avec Julie, la longue antipathie mal dissi­mulée d'Auguste à son égard, enfin et surtout, peut-être, la sourde rivalité entre Claudiens et Juliens au sein de la famille impériale.

Qu'il y ait là matière à alimenter un profond ressentiment, ce n'est pas contestable ; mais i l faut mettre en regard la réussite rapide du jeune Tibère, ses succès militaires et enfin son ascension finale. Pourquoi et comment ceci n'aurait-il pas compensé cela et au-delà ? Il est vrai, dit Marañón, que le ressentiment est incu­rable, que le succès peut le tranquilliser, mais jamais le guérir. L'homme de ressentiment est toujours un raté, un raté par rap­port à son ambition.

Sans doute, mais la question peut se poser précisément de savoir si Tibère a vraiment été un ambitieux, avide du pouvoir. Son attitude dans une circonstance mémorable autorise au moins à poser la question. Jérôme Carcopino, dans son livre si pénétrant, Passion et politique chez les Césars, a montré en effet, de façon à notre avis décisive, que la raison vraie de sa rupture avec Julie a été sa décision de s'effacer devant les deux petits-fils d'Auguste, que celui-ci lui préférait manifestement, pour s'exiler volontai­rement dans l'île de Rhodes. Ce geste d'effacement et de disci­pline lui valut le mépris injurieux de l'épouse dévorée d'ambition et consomma leur séparation. .

On est ainsi conduit à se demander si nombre des traits du caractère de Tibère que Marañón met au compte de son ressen­timent, ne seraient pas ceux d'un orgueilleux solitaire, immen­sément fier de sa vieille lignée patricienne et de la tradition aris­tocratique et républicaine de sa gens. Si bien que cet orgueil, peut-être démesuré, se serait traduit par une sorte de dédain à l'égard de l'ordre nouveau et de ses acteurs improvisés qui serait à la source de son comportement secret, lequel reste à bien des égards mystérieux. Au vrai, les deux explications, celle du ressentiment et celle de l'orgueil, ne s'excluent pas nécessairement. La nature

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humaine, surtout lorsqu'il s'agit d'êtres aussi singuliers que Tibère, est en effet quelque chose d'infiniment complexe et même de trouble qu'il est sage de ne pas exposer à une lumière trop crue et de définir en des termes trop précis.

Pendant les premières années de son séjour forcé en France, hanté par les problèmes que pose le dépaysement à la conscience douloureuse de l'exilé, Marañen avait rêvé d'écrire une histoire des émigrations politiques espagnoles, conçue comme une étude de psychologie sociale.

Le dessein était vaste. Il ne fut jamais rempli. L'attention de l'auteur fut en effet bien vite accaparée par le cas singulier et extraordinaire d'Antonio Pérez, ministre de Philippe II, favori, puis disgracié, emprisonné, persécuté implacablement par son maître et finalement réduit à la fuite et à l'exil, un exil qui devait durer vingt années et ne prendre fin que par sa mort survenue en 1611.

Mignet, secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences morales, lui avait déjà consacré une étude qui a longtemps fait autorité, mais qui laissait nombre de points d'interrogation sans réponse. Marañen ne résista pas à la tentation de rouvrir le dossier de ce sombre drame, où i l découvre, ce sont ses propres expressions, une tragédie de l'âme même de l'Europe de la Renaissance, de cette âme en proie aux passions et aux déchaînements de la volonté de puissance.

L'œuvre est vaste et riche, parfois minutieuse. Elle met en scène une troupe nombreuse de comparses. Force nous est de la ramener à ses éléments essentiels, presque squelettiques.

Antonio Pérez est nommé secrétaire d'Etat en 1567, à l'âge de vingt-sept ans. Il succédait dans sa charge à son père Gonzalo Pérez. Il était, comme celui-ci, un protégé de Ruy Gómez de Silva, prince d'Eboli, chef de la faction rivale de celle du duc d'Albe, nommé en cette même année 1567 gouverneur des Pays-Bas avec mission de mater les révoltés. Son protecteur devait mourir en 1573, l'année même de la disgrâce du duc d'Albe. Antonio Pérez mit à profit ces six années pour gagner et s'assurer la confiance du roi par sa bonne grâce, son aptitude au travail et une habileté

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infinie mise au service d'une ambition et d'une avidité sans limites. Marafiôn le définit un homme de la Renaissance.

Il fit tant et si bien qu'il se trouva, à la mort de Ruy Gomez, le chef de la puissante faction des Eboli, ardemment soutenu au surplus par la veuve du défunt. Celle-ci était, paraît-il, d'une grande beauté et extrêmement séduisante, en dépit d'un grave défaut à l'œil droit qu'elle était obligée de dissimuler. Elle était surtout extraordinairement ambitieuse et autoritaire, d'une ambi­tion d'autant plus effrénée qu'elle avait dû la faire taire du vivant de son mari.

Il s'agit pour Antonio Pérez et la princesse de rester à tout prix maîtres de l'esprit du roi.

Or voici qu'un danger réel ou imaginaire se dessine devant eux. A u printemps de 1576, Philippe II a nommé son demi-frère, don Juan d'Autriche, le brillant vainqueur de Lépante, gouver­neur des Pays-Bas. A ses côtés, par précaution, Pérez et la prin­cesse ont fait placer un fidèle de la faction des Eboli, Juan de Escobedo. Mais celui-ci devient vite suspect à ses protecteurs, qui le soupçonnent de vouloir se servir du prestige de don Juan d'Autriche pour jouer un rôle de premier plan dans les affaires d'Espagne. Dès lors commence de la part de Pérez, soutenu par la princesse, une campagne d'insinuations et de calomnies qui le présentent au roi comme le mauvais génie de don Juan, qu'il est censé pousser à des ambitions démesurées qui risquent de met­tre en péril la solidité de la monarchie et l'autorité du roi. Celui-ci est naturellement soupçonneux, mais i l est en même temps con­sciencieux, scrupuleux et difficile à convaincre. Cependant lorsque Escobedo, venant des Flandres, débarque en Espagne sans son autorisation en juillet 1577, i l se laisse finalement persuader. Il est convaincu que le mieux est de faire disparaître Escobedo ; trop prudent pour donner lui-même l'ordre, i l laisse entendre à Antonio Pérez que celui-ci peut le faire assassiner. Le 31 mars 1578, à neuf heures du soir, Escobedo est assailli par trois hommes de main et exécuté d'un maître coup d'épée qui le traverse de part en part.

C'est le premier acte d'un drame qui devait durer de longues années.

On a beaucoup discuté sur les ressorts secrets de cette tragédie. Commençons par la version romanesque, celle, qui a eu long­

temps le plus de crédit, d'une rivalité amoureuse entre Antonio

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Pérez et le roi Philippe IL Le premier aurait été l'amant de la princesse et leurs amours secrètes auraient été complètement ignorées du roi qui, cependant, aurait été fort épris de la même princesse. Celle-ci aurait eu de lui un enfant du vivant de son mari, mais elle refusait de lui continuer ses faveurs. Escobedo, mis au courant de ses relations coupables avec Pérez se serait posé en défenseur de l'honneur du défunt mari et aurait menacé de dénoncer les amants au roi. C'est dans ces conditions que sa mort aurait été résolue.

Marañen écarte résolument ce roman digne de l'auteur des Trois Mousquetaires.

L a cause de l'assassinat serait à ses yeux plus grave et plus sordide.

Le prince d'Eboli, puis, après sa mort, sa veuve et Antonio Pérez étaient à la cour les chefs de la politique de paix et de conci­liation dans les Flandres. Ils entretenaient des relations secrètes avec les révoltés et, en fait, trafiquaient des secrets d'Etat au profit des insurgés. Escobedo, devenu secrétaire de don Juan d'Autriche, avait pu être mis au courant de cette situation. Son ambition- pouvait le rendre dangereux. Il fallait le faire dis­paraître.

Malheureusement pour eux, les conjurés avaient compté sans les scrupules de conscience de Philippe II. Celui-ci se demande bientôt s'il n'a pas été trompé et entraîné par ses conseillers à participer à un véritable crime. Ses soupçons deviennent certi­tude lorsque, après la mort de don Juan d'Autriche, survenue en octobre 1578, i l prend connaissance des papiers de son demi-frère. Dès le début de 1579, sa résolution est prise. Il convoque

Madrid le cardinal Granvelle à qui i l a décidé de confier le pou­voir et, le jour même de l'arrivée du prélat à Madrid, le 28 juil­let 1579, i l fait procéder à l'arrestation d'Antonio Pérez et de la princesse d'Eboli.

C'est le deuxième acte d'un drame qui ne prendra fin que douze années plus tard par la fuite de Pérez en France, rendue possible grâce à la révolte des Aragonais chez qui i l avait cherché refuge contre la justice de Philippe II.

Implacablement, celui-ci, pendant tout ce temps, poursuit son ancien ministre dans une série de procès interminables et toujours renouvelés, qui permettent de mesurer la profondeur et la ténacité de son ressentiment contre l'homme qui l'avait

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trompé et qui avait espéré assurer son impunité en l'associant à son propre crime.

Nous avons passé, en prenant bien des raccourcis, une revue rapide de l'entreprise historique de Marañen.

Confessons que la lecture de ses livres est de nature à procurer de grandes satisfactions aux esprits curieux de problèmes qu'on serait tenté au premier abord de considérer comme insolubles. On est séduit par la clarté et la minutie de l'exposé qui ne laisse rien dans l'ombre, par la virtuosité dans la critique des témoi­gnages, enfin par l'esprit de décision, qui n'hésite pas, après avoir examiné minutieusement tous les faits de la cause, après avoir convoqué tous les témoins, à dicter son verdict ou son diagnostic et à libérer l'esprit du lecteur, comme il faut arriver au dernier chapitre d'un roman policier particulièrement compliqué.

Ajoutons que cet esprit de décision n'exclut jamais la pru­dence du jugement ni surtout ce sentiment de grave sympathie que tout grand maître de la médecine accorde instinctivement à ceux qui se trouvent soumis à son examen.

Après quoi, i l faut bien avouer que les études de Marañen, quelque attachantes qu'elles soient, laissent toujours, peu ou prou, un arrière-goût d'amertume, nescio quid amari.

Quand on a suivi en effet, pour chacun de ses héros, ses enquêtes sur leur hérédité, ses analyses minutieuses de leur tempérament physique, étroitement lié, dans son esprit, à leur structure psycho­logique, ses efforts patients pour expliquer grâce à elles l'ensemble de leur comportement, on en vient à se demander si, à ses yeux de savant, toute personnalité humaine, cette personnalité dont il est si curieux, n'est pas enfermée dans un réseau de nécessités accablantes, si chaque destinée n'est pas l'expression d'une sorte de fatalité. Ainsi Tibère est incapable d'échapper à son ressen­timent ; ainsi Philippe II reste-t-il jusqu'au bout prisonnier de sa rancune soupçonneuse de souverain bafoué. L'homme serait-il donc l'esclave de son lointain passé et des forces obscures plus ou moins conscientes, familiales, sociales ou collectives qui l'enserrent ?

Reconnaissons que Gregorio Marañen serait peut-être tenté,

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comme savant, de se ranger à une conception aussi lourde de-désespoir. Nous sommes certains cependant qu'il a échappé à la tentation, en admettant qu'il l'ait éprouvée, parce qu'il n'a jamais cessé d'être en même temps un homme de foi et d'idéal. Il a pris soin de nous en avertir et je ne crois pas pouvoir mieux rendre justice à son œuvre qu'en citant, en conclusion de ces pages, ces lignes empruntées à la préface de son Antonio Pérez et qui sont comme un testament : « L a grande épopée du devenir his­torique, écrit-il, est faite beaucoup plus que de la lutte entre les divers héros qui remplit les chroniques, de la somme d'autres batailles obscures que se livrent, dans la conscience de chaque homme, l'esprit du bien et l'esprit du mal. »

E M I L E M I R E A U X .