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1 1 GRM 8 (5/01/2008) – « Pour un théâtre matérialiste » Armelle Talbot et Guillaume Sibertin-Blanc Nous travaillons aujourd’hui principalement autour du texte d’Althusser, initialement paru dans Esprit en 1962, puis réédité en 1965 dans Pour Marx : « Le “Piccolo”, Bertolazzi et Brecht (Notes sur un théâtre matérialiste) ». Cet article est construit en deux temps. 1) Le premier temps propose l’examen d’une mise en scène singulière d’une pièce singulière, à savoir El Nost Milan (les Pauvres Gens), pièce de Carlo Bertolazzi de 1893 montée par Giorgio Strehler au sein du Piccolo Teatro et jouée au Théâtre des Nations en 1962 – spectacle dont nous est d’emblée annoncé qu’il « nous jett[e] au cœur des problèmes de la dramaturgie moderne » (PM, p. 131) et qui permet effectivement de cerner, par vagues successives (le résumé de la pièce, la dissipation des malentendus qu’elle a suscités, l’élucidation de sa construction et de ses effets sur le public), ce qui constitue le cœur de tout l’article, c’est-à-dire « la structure de la dialectique à la cantonade ». 2) Le deuxième temps est consacré à Brecht et procède à une série d’élargissements. La structure de la dialectique à la cantonade, découverte dans El Nost Milan, correspondrait à la structure des grandes pièces de Brecht, ouvrant sur l’hypothèse de fond, posée page 143, qui érige cette structure en condition de possibilité d’un théâtre, voire de tout théâtre matérialiste : « Aussi je me demande si on ne peut tenir cette structure dissymétrique, décentrée, pour essentielle à toute tentative théâtrale de caractère matérialiste ». Dès lors, Althusser semble revenir à Brecht via différentes entrées (la dynamique de la structure latente de ses pièces, sa théorie de l’effet de distanciation et la critique des réductions dont elle fait l’objet, le rapport du spectateur au spectacle), entrées qui, certes, permettent de cerner la rupture opérée par le théâtre brechtien par rapport au théâtre classique, mais qui, de plus en plus ouvertement, posent l’exigence de tout théâtre matérialiste, à savoir lutter contre l’idéologie qui fonde le théâtre comme théâtre et qui fait reposer l’expérience spectatorielle sur « la reconnaissance immédiate de soi » (PM, p. 151). Ajoutons d’emblée à ce résumé la nécessité d’en mettre en cause la belle charpente, laissant supposer un itinéraire linéaire nous menant sans heurt du particulier au général. De fait, la série d’élargissements évoqués ne laissent de se fonder sur l’expérience première que la représentation du Piccolo a permis de « vivre » et de « réfléchir », cette dernière offrant un pôle d’aimantation qui hante littéralement tout le texte et y fait régulièrement retour jusqu’à ce qu’Althusser, dans l’épilogue, mette en scène sa propre disparition comme auteur et impute l’ensemble de l’article au « discours muet » d’un spectacle continuant irrésistiblement sa trajectoire, en lui et malgré lui. Ce constat appelle deux remarques. - La première concerne l’écriture de l’article : son organisation apparemment binaire et les innombrables plis qui la démontent et s’y enroulent, pourraient bien être envisagés comme un exercice scrupuleux de philosophie à la cantonade, se refusant, dans son style même, à avoir prise sur un objet pour laisser libre cours à une série, inachevée, de reprises et de déplacements dont le lecteur a la délicate charge d’approfondir le cheminement. - La deuxième remarque concerne la place ici réservée à Brecht : parangon nécessairement attendu du théâtre matérialiste, Brecht n’arrive que dans un second temps, ce qui pourrait bien constituer pour Althusser une manière de déjouer la conscience de soi que les théorisations brechtiennes et la masse déjà consistante des commentaires qui s’y superposent seraient susceptibles de conférer à une pensée matérialiste du théâtre. Connaissant la force d’impact qu’eut en France la représentation de Mère Courage et ses

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GRM 8 (5/01/2008) – « Pour un théâtre matérialiste »Armelle Talbot et Guillaume Sibertin-Blanc

Nous travaillons aujourd’hui principalement autour du texte d’Althusser, initialementparu dans Esprit en 1962, puis réédité en 1965 dans Pour Marx : « Le “Piccolo”, Bertolazzi etBrecht (Notes sur un théâtre matérialiste) ». Cet article est construit en deux temps.

1) Le premier temps propose l’examen d’une mise en scène singulière d’une piècesingulière, à savoir El Nost Milan (les Pauvres Gens), pièce de Carlo Bertolazzi de1893 montée par Giorgio Strehler au sein du Piccolo Teatro et jouée au Théâtredes Nations en 1962 – spectacle dont nous est d’emblée annoncé qu’il « nousjett[e] au cœur des problèmes de la dramaturgie moderne » (PM, p. 131) et quipermet effectivement de cerner, par vagues successives (le résumé de la pièce, ladissipation des malentendus qu’elle a suscités, l’élucidation de sa construction etde ses effets sur le public), ce qui constitue le cœur de tout l’article, c’est-à-dire« la structure de la dialectique à la cantonade ».

2) Le deuxième temps est consacré à Brecht et procède à une série d’élargissements.La structure de la dialectique à la cantonade, découverte dans El Nost Milan,correspondrait à la structure des grandes pièces de Brecht, ouvrant sur l’hypothèsede fond, posée page 143, qui érige cette structure en condition de possibilité d’unthéâtre, voire de tout théâtre matérialiste  : « Aussi je me demande si on ne peuttenir cette structure dissymétrique, décentrée, pour essentielle à toute tentativethéâtrale de caractère matérialiste ». Dès lors, Althusser semble revenir à Brechtvia différentes entrées (la dynamique de la structure latente de ses pièces, sathéorie de l’effet de distanciation et la critique des réductions dont elle fait l’objet,le rapport du spectateur au spectacle), entrées qui, certes, permettent de cerner larupture opérée par le théâtre brechtien par rapport au théâtre classique, mais qui,de plus en plus ouvertement, posent l’exigence de tout théâtre matérialiste, à savoirlutter contre l’idéologie qui fonde le théâtre comme théâtre et qui fait reposerl’expérience spectatorielle sur « la reconnaissance immédiate de soi » (P M,p. 151).

Ajoutons d’emblée à ce résumé la nécessité d’en mettre en cause la belle charpente,laissant supposer un itinéraire linéaire nous menant sans heurt du particulier au général. Defait, la série d’élargissements évoqués ne laissent de se fonder sur l’expérience première quela représentation du Piccolo a permis de « vivre » et de « réfléchir », cette dernière offrant unpôle d’aimantation qui hante littéralement tout le texte et y fait régulièrement retour jusqu’àce qu’Althusser, dans l’épilogue, mette en scène sa propre disparition comme auteur et imputel’ensemble de l’article au « discours muet » d’un spectacle continuant irrésistiblement satrajectoire, en lui et malgré lui. Ce constat appelle deux remarques.

- La première concerne l’écriture de l’article : son organisation apparemment binaire etles innombrables plis qui la démontent et s’y enroulent, pourraient bien être envisagés commeun exercice scrupuleux de philosophie à la cantonade, se refusant, dans son style même, àavoir prise sur un objet pour laisser libre cours à une série, inachevée, de reprises et dedéplacements dont le lecteur a la délicate charge d’approfondir le cheminement.

- La deuxième remarque concerne la place ici réservée à Brecht : parangonnécessairement attendu du théâtre matérialiste, Brecht n’arrive que dans un second temps, cequi pourrait bien constituer pour Althusser une manière de déjouer la conscience de soi queles théorisations brechtiennes et la masse déjà consistante des commentaires qui s’ysuperposent seraient susceptibles de conférer à une pensée matérialiste du théâtre.Connaissant la force d’impact qu’eut en France la représentation de Mère Courage et ses

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enfants en 1954 par le Berliner Ensemble et le point d’ancrage qu’elle fournit pour lesrédacteurs de Théâtre populaire, officialisant dans leur fameux éditorial du n° 11 l’avènementtonitruant de « la révolution brechtienne »1, il est difficile de ne pas considérer le spectacle duPiccolo et le statut spécifique qui lui est conféré dans l’article comme l’enjeu d’undécentrement permettant de substituer des coupures moins apparentes aux renversementsproclamés. Le détour par cet autre que constitue la mise en scène singulière et mésestimée parla critique d’un auteur mineur qui est antérieur à la révolution brechtienne et dont la piècepourrait bien dépasser les intentions, produit un effet de retardement salutaire pour percevoir,en Brecht et peut-être malgré lui, ce qui fait l’efficacité proprement agissante de son théâtre(étant entendu, pour Althusser, que cette efficacité ne se joue pas dans « les mots » etnotamment dans ces apologues ou ces songs censés nous aider à « tirer la leçon » et dontAlthusser ne désignera les limites que dans son article de 1968, « Sur Brecht et Marx »,regrettant notamment le « côté Aufklärer » du dramaturge). Nous y reviendrons.

Si nous insistons sur ce point, c’est que l’enjeu, ici, réside précisément dansl’élaboration d’un concept de « critique immanente » qui déroge à ce que l’on peut attendredu réalisme socialiste défendu par le marxisme orthodoxe et qui récuse, dans le même temps,ce que l’on a pu reprocher au brechtisme, sinon à Brecht (didactisme, position d’extériorité etde surplomb de la salle sur la scène, homologie du théâtre et du procès…), autant d’avariesqui supposeraient que soit maintenue la conscience de soi du spectateur, fût-ce au profit d’unprojet révolutionnaire2. La réflexion théâtrale ici menée permet ainsi de revisiter un certainnombre de problèmes soulevés par la notion althussérienne d’idéologie, la conscience de soiet le centre illusoire qu’elle fournit constituant le point d’articulation essentiel entre critiqueesthétique et critique philosophique de l’idéologie dont ces deux types de discours sont

1 Roland Barthes, « La révolution brechtienne » (1955), in Roland Barthes, Ecrits sur le théâtre , Paris, Editionsdu Seuil, coll. « Points/Essais », 2002, p. 134-135 : « Quoi qu’on décide finalement sur Brecht, il faut du moinsmarquer l’accord de sa pensée avec les grands thèmes progressistes de notre époque : à savoir que les maux deshommes sont entre les mains des hommes eux-mêmes, c’est-à-dire que le monde est maniable ; que l’art peut etdoit intervenir dans l’histoire ; qu’il doit aujourd’hui concourir aux mêmes tâches que les sciences, dont il estsolidaire ; qu’il nous fait désormais un art de l’explication, et non plus seulement un art de l’expression ; que lethéâtre doit aider résolument l’histoire en en dévoilant le procès ; que les techniques de la scène sont elles-mêmes engagées ; qu’enfin, il n’y a pas une “essence” de l’art éternel, mais que chaque société doit inventer l’artqui l’accouchera au mieux de sa propre délivrance ».2 Ici récusées par Althusser (notamment p. 148-149 où il s’en prend au partage supposé entre la scène, aveugle,et la salle, lucide), ces avaries seront au cœur de la critique du brechtisme menée dans les années 1970 etjustifieront le privilège donné aux pièces de jeunesse de Brecht sur les pièces de la maturité et ce que Peter Steinappelle leur « flip-flap dialectik », « c’est-à-dire une dialectique qui avait l’air radicale, paradoxale, mais quin’était que l’habillage d’une idéologie plus convenue » (Jean-Pierre Vincent, Le Désordre des vivants, Besançon,Les Solitaires Intempestifs, 2002, p. 31). Il n’est d’ailleurs pas rare que soit alors convoquée, sur un modeinversé, la notion althussérienne de coupure : « En montant La Noce chez les petits-bourgeois, Vincent etJourdheuil avaient eu l’idée de réactiver la lecture de Brecht sur un mode analogue à l’opération qu’Althusseravait tentée avec Marx mais en l’inversant pour ainsi dire. Pour Althusser il s’agissait de retourner les thèses duMarx du Capital, qui s’appuyaient sur le matérialisme historique et la critique de l’économie politique, contre lesphilosophes idéalistes, contre “le jeune Marx” aussi bien. Pour Vincent et Jourdheuil, il s’agissait de jouer lejeune Brecht contre le Brecht classique, joué, le Brecht qualifié, un peu hâtivement sans doute, d’anarchiste et detrublion, le Rimbaud munichois des années de jeunesse contre le Brecht des grandes pièces épiques » (MichelDeutsch, « Organiser le scandale. Entretien avec Michel Deutsch, Matthias Langhoff, Georges Banu et DenisGuénoun », in Avec Brecht, Arles, Actes Sud, coll. « Apprendre », 1999, p. 92-93) ; « Tout comme je crois lesManuscrits de 44 et la lecture de Hegel par Marx plus riches de conséquences marxistes que le Capital, je croisle jeune Brecht plus intéressant que le Brecht de la maturité, de la même façon et pour les mêmes raisons. Baalest la pièce la plus éminemment politique de toute l’œuvre de Brecht parce que le fait politique en est tellementabsent qu’il est ce qui échappe le moins » (André Engel, « Baal à Strasbourg », Théâtre/public, n° 10, avril 1976,p. 17).

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pourtant parties prenantes et dont ils doivent – au prix de quelles difficultés, de quellestensions et de quelles résistances ? – tenter de s’arracher3.

I/ Mélodrame, drame, et structure de la dialectique à la cantonade

Venons à la première partie de l’article consacrée à El Nost Milan, dont on rappellerarapidement la construction : trois actes se déroulant en trois lieux distincts (une fête foraine, lesoir ; une soupe populaire, à midi ; un dortoir public, au matin) et reproduisant, à chaque fois,la même structure – d’abord, la chronique des pauvres gens qui se distraient, mangent et seréveillent ; ensuite, le drame de Nina, de son père le Peppon et du mauvais garçon leTogasso : 1) Nina aime Rico, clown phtisique dont on apprendra bientôt la mort ; 2) leTogasso force Nina à l’embrasser, lui extorque de l’argent, puis se fait poignarder par lePeppon ; 3) le Peppon vient voir Nina pour lui annoncer son crime ; au lieu de la scènepathétique attendue, la jeune fille accuse son père de l’avoir trompée et lui déclare qu’elle varejoindre le monde des « Messieurs » où elle vivra en se prostituant (ce que Bertolazzi traiteradans la deuxième partie de la pièce intitulée Les Rupins et que ne représente pas le spectacledu Piccolo). Nous suivrons ici l’argumentaire d’Althusser en traitant dans un premier temps lestatut et la fonction du mélodrame dans la pièce, dans un deuxième temps la structure de ladialectique à la cantonade.

1. Statut et fonction du mélodrame dans la pièce de Bertolazzi – Portrait de Marx enjeune fille

D’abord, soulignons que le préambule de l’article et ses deux premières notessuggèrent chez une partie du public des résistances offrant un contrepoint étonnant auprocessus de « production d’une nouvelle conscience dans le spectateur » décrit avec lyrismedans la conclusion. Les réactions de la critique théâtrale à la mise en scène de Strehler en19624 comme celles du public italien aux pièces de Bertolazzi à la fin du 19 ème sièclemontrent une conscience spectatrice manifestement rétive au « devenir » par lequel le théâtrematérialiste est censé « mettre en mouvement l’immobile » (PM, p. 151). Le verre ne s’est pasbrisé pour ce public resté fidèle à son goût et à ses illusions, regrettant un « vérisme » demauvais aloi ou stigmatisant le mélodrame sans saisir le décentrement dont il fait l’objet :autrement dit, ce qui relève de la relativisation du mélodrame, de sa déficience structurelle, estimputé à la médiocrité de l’auteur ou aux maladresses du metteur en scène. Au niveau de la

3 Cf. Etienne Balibar, « Avant-propos pour la réédition de 1996 », PM, p. VIII-IX : La conception althussériennede la structure « a pour contrepartie l’extraordinaire esquisse d’une critique de la catégorie anthropologique de“conscience”, en termes de structure de distanciation ou de dissociation des temps subjectifs, qui nous estproposée dans l’essai “Le ‘Piccolo’, Bertolazzi et Brecht (Notes sur un théâtre matérialiste)” : véritable centregéométrique et théorique du livre tout entier (mais qui y figure aussi comme une “lettre volée”, en ce sens quepersonne ne le lit comme tel, peut-être pour cette raison honteuse qu’il s’agit d’esthétique et de théâtre) ».4 Sur la réception du spectacle, cf. Odette Aslan, « “El nost Milan” et la presse française », in Les Voies de lacréation théâtrale, n° 16, 1989, p. 283 : « Le premier soir, le spectacle est bien accueilli, mais le lendemain, lesréactions de la presse sont mitigées. Dans leurs comptes rendus, les critiques, qui n’entendent pas le dialectemilanais, se raccrochent à la trame et au drame des “protagonistes”. Un texte paru dans le programme attiraitpourtant l’attention sur le fait que le véritable protagoniste est le sous-prolétariat au sein duquel un tel dramepouvait naître, et que l’action ne progresse que par à coups, dans la présentation critique de la société du XIXe

siècle, aliénée et qui ne sait pas encore exprimer cette aliénation ». Ainsi, Georges Lerminier, dans Le Parisienlibéré, évoque « une pièce anachronique » et « une pitoyable histoire », Paul Morelle, dans Libération,mentionne « quelque chose de gris et de plat et de poussiéreux et d’insipide », « une vieille chanson éculée » :« Nous avons vu trop de bonnes et de mauvaises pièces sur ce thème de l’innocence séduite […] pour que cettesorte de sensiblerie misérabiliste nous atteigne encore », aussi s’agit-il du « spectacle le plus terne, le plusconventionnel, le plus vieillot, le plus obscur, bref le plus mortellement ennuyeux du monde ».

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réception, il semble donc que l’idéologie esthétique produise des effets de méconnaissanceque les nouveaux usages du théâtre sont impuissants à déjouer5. Mais alors sous quellesconditions pourraient-ils bien la faire céder ? Entre les crispations immédiates que provoquela thématisation explicite d’un discours matérialiste et les malentendus, sinon lesaveuglements, sur lesquels butte la déconstruction formelle des catégories idéologiques quifondent l’appréhension habituelle de l’œuvre d’art (un sujet-dramaturge, un sujet-metteur enscène, un sujet-spectateur), comment susciter le premier pas qui conduit à l’arrachementidéologique ? Pourquoi ça marche sur Althusser et pas sur les critiques professionnels deLibération et du Parisien-Libéré6 ? S’il suffit, pour se déprendre de ces malentendus,« d’avoir “vécu” le spectacle, ou de réfléchir à son économie » (P M, p. 133), formulebipolaire intrigante, qu’est-ce qui explique qu’une part du public, non seulement se dispensede la réflexion, mais surtout résiste à « vivre » un spectacle dont Althusser nous expliquequ’il a précisément le mérite de ne pas exiger le surplomb analytique pour faire « percevoir »son sens profond ? Ce hiatus qui clive la salle et qui paraît irréductible à un partage entrepublic bourgeois et public populaire, est d’ailleurs d’autant plus surprenant qu’il n’y amanifestement pas opposition ici entre les attentes mélodramatiques de la critique et lesstratégies déceptives du spectacle, mais que l’une et l’autre semblent avoir en partage unemême distance vis-à-vis de ce genre : « Ceux qui retenaient ce grief [« Sans intérêt :mélodrame » pour paraphraser les termes qui ouvrent l’article sur Cremonini] pouvaientsimplement découvrir dans la pièce la critique qu’ils voulaient lui adresser de la salle » (PM,p. 134). Pour l’heure, cette question restera en suspens, mais nous y reviendrons.

Venons-en au genre mélodramatique et au sort qui lui est réservé dans El Nost Milan.D’abord synonyme de drame chanté, le mélodrame désigne une forme spécifique de dramepopulaire qui a connu un énorme succès pendant la première partie du 19ème siècle et dont lesœuvres de Pixérécourt ont fixé les codes (Victor ou L’Enfant de la forêt en 1799, Cœlina ouL’Enfant du mystère en 1800). Ce genre se caractérise par son esthétique de l’effet, effet 5 On notera que l’article d’Althusser sur Cremonini commence également par l’exposition d’un malentendu etl’articule d’emblée aux effets généraux de l’idéologie esthétique : « Comme je me trouvai dans la salle de laBiennale de Venise où Cremonini exposait d’admirables toiles, deux Français entrèrent, jetèrent un bref regard,et prirent la porte, l’un disant à l’autre : “Sans intérêt : expressionnisme !” Depuis, il m’est advenu de retrouverle même mot sous la plume de la critique d’art. Appliqué à Cremonini, le terme d’expressionnisme est l’indicefrappant d’un malentendu. Après tout, c’est le malentendu de tout jugement critique (et donc de touteesthétique), qui n’est que le commentaire, même théorique, de la consommation esthétique : le malentendudominant de la critique d’art contemporaine, qui, lorsqu’elle n’habille pas son “jugement” dans l’ésotérisme d’unvocabulaire où les complices d’une méconnaissance ne communiquent que leur complicité, lorsqu’elle consent àparler un langage nu, découvre à chacun qu’elle n’est qu’une branche de la dégustation, c’est-à-dire de lagastronomie. Pour “voir” Cremonini, et surtout pour parler de ce qu’il fait voir, il faut abandonner les catégoriesde l’esthétique de la consommation […]. L’esthétique de la consommation et l’esthétique de la création ne sontqu’une seule et même esthétique : elles reposent toutes deux sur les mêmes catégories idéologiques de base : 1.la catégorie de sujet, créateur ou consommateur (producteur d’une “œuvre”, producteur d’un jugementesthétique), dotés des attributs de la subjectivité (liberté, projet, acte de création et de jugement, besoinesthétique, etc.) ; 2. la catégorie d’objet (les “objets” représentés, figurés dans l’œuvre, l’œuvre comme objet,produit ou consommé). La subjectivité de la création n’est ainsi que le reflet en miroir (et ce reflet est l’idéologieesthétique même) de la subjectivité de la consommation » – Louis Althusser, « Cremonini, peintre de l’abstrait »(1966), in Ecrits philosophiques et politiques, Paris, Paris, Livre de Poche, t. 2, 1997, p. 595-596.6 A ce sujet, voir les retours de Brecht sur ses pièces et sur les malentendus qu’elles ont suscités tant est forte latentation de l’identification : « Les spectateurs de 1949 et des années suivantes ne voyaient pas les crimes deCourage, sa coopération, sa volonté de participer aux gains du commerce de la guerre ; ils ne voyaient que sonéchec, ses souffrances. Et c’est ainsi qu’ils regardaient la guerre de Hitler, à laquelle ils avaient coopéré : ç’avaitété une mauvaise guerre et à présent ils souffraient. Bref, cela se passait comme l’écrivain de pièces le leur avaitprophétisé. La guerre leur apporterait non seulement des souffrances, mais aussi l’incapacité d’apprendre de laguerre. » – Bertolt Brecht, « Remarques sur des pièces et des représentations », in Ecrits sur le théâtre, trad. fr.Jean Tailleur et Edith Winckler, Paris, L’Arche, 1979, p. 460.

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spectaculaire et terrifiant des décors et des machineries lorsque sont représentés tempêtes ouincendies, effet pathétique et larmoyant provoqué par la mise en scène hyperbolique del’innocence persécutée. Se donnant comme double mission de divertir et d’édifier, il reposesur une intrigue manichéenne et des personnages stéréotypés : victimes d’un traîtremultipliant complots, chantages et mensonges, les personnages vertueux sont voués aumalheur, les fiançailles rompues, les enfants chassés, la famille dispersée, jusqu’à ce que lavérité soit révélée, le méchant démasqué, la vertu récompensée, le crime puni et l’ordrerestauré. Si le public bourgeois n’a pas toujours « joué les dégoûtés » face à ce genre qui attiretoutes les classes sociales dans les théâtres du boulevard du Temple, c’est néanmoins àl’adresse du peuple que la morale bourgeoise s’expose ici, comme le souligne Althusser dansla note 4 de l’article. « Le Mélodrame sera toujours un moyen d'instruction pour le peuple,parce qu'au moins ce genre-là est à sa portée » explique ainsi Pixérécourt, à quoi CharlesNodier, préfaçant le Théâtre choisi du dramaturge, ajoute que « le crime n’a jamais été plusrare, surtout dans les classes inférieures », que lorsque le genre était à son sommet :

« Ce qu’il y a de certain, c’est que dans les circonstances où il apparut, le mélodrame était unenécessité. Le peuple tout entier venait de jouer dans les rues et sur les places publiques le plusgrand drame de l’histoire. Tout le monde avait été acteur dans cette pièce sanglante, tout lemonde avait été ou soldat, ou révolutionnaire, ou proscrit. A ces spectateurs solennels quisentaient la poudre et le sang, il fallait des émotions analogues à celles dont le retour à l’ordreles avait sevrés. Il leur fallait des conspirations, des cachots, des échafauds, des champs debatailles, de la poudre et du sang ; les malheurs non mérités de la grandeur et de la gloire, lesmanœuvres insidieuses des traîtres, le dévouement périlleux des gens de bien. Il fallait leurrappeler dans un thème toujours nouveau de contexture, toujours uniforme de résultats, cettegrande leçon dans laquelle se résument toutes les philosophies, appuyées sur toutes lesreligions : que même ici bas, la vertu n’est jamais sans récompense, le crime n’est jamais sanschâtiment. Et qu’on n’aille pas s’y tromper ! ce n’était pas peu de chose que le mélodrame !c’était la moralité de la révolution. […]Le confessionnal était muré, la chaire était vide, la tribune politique ne retentissait que deparadoxes dangereux, la théorie des intérêts matériels avait remplacé l’idée de toute autredestination. Où les hommes seraient-ils allés puiser des enseignements propres à les dirigerdans les anxiétés toujours renaissantes de la vie, si ce n’eût été au mélodrame ? »7

Le « système de charités préventives » qu’évoque Althusser lorsqu’il mentionne l’inventiondu mythe mélodramatique par la bourgeoisie et pour le peuple apparaît ici clairement8. Genreindissociable du contexte post-révolutionnaire qui l’a vu naître, le mélodrame s’adosse auchamp des luttes pour en purger les énergies et lui substituer l’immuable combat du Bien

7 Charles Nodier, « Introduction », in René Charles Guilbert de Pixérécourt, Théâtre choisi , vol. 1,Nantes, édition de l’auteur, 1843, p. VII-IX.8 Sur le mélodrame, cf. Anne Ubersfeld, « Mélodrame », in Dictionnaire des genres et notions littéraires , Paris,Encyclopaedia Universalis / Albin Michel, 1997, p. 450-456 : « Dans le spectacle qu’offre le mélodrame, lesconflits sont résorbés et comme phagocytés : il n’y a pas de véritable problème politique, moral ou social, et toutle monde adopte en définitive un système des valeurs identiques : le Traître se nomme lui-même “scélérat” et“coquin”. […] En réalité, le mal est toujours le fait du Traître ; c’est sa perversité qui produit les désastres à quois’ajoutent, parce que le spectaculaire est la règle, les catastrophes naturelles […]. Le mal dû aux égarements dela nature se combine ainsi avec celui qui naît de la perversité du méchant. Pris en tenailles, entre l’un et l’autre,le mal historique et l’injustice sociale ne trouvent pas leur place. Enfin, le mal dont le Traître est la cause se voitnécessairement désamorcé et racheté par le héros aidé de la divine Providence. […] Le Traître est toujours puni,même s’il est trop tard pour ses victimes. Ainsi, le dénouement de la fable se caractérise par la récupération dupassé et l’expulsion du Méchant ; l’ordre se rétablit, la famille dispersée se ressoude, le père triomphe et retrouveses honneurs et privilèges. Parce qu’il fige le temps dans un passé irrémédiable, le mélodrame est le contraired’un drame historique. D’où la facilité avec laquelle il peut se plier à l’unité de temps, le seul processus qu’ilconnaît étant le retour à l’ordre ».

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contre le Mal, combat dont on nous rappelle d’ailleurs régulièrement qu’il fait « peu de cas dela fortune et de la naissance », honneur et probité constituant « les seuls titres » dont peuventse parer les personnages (Victor…). Le genre émerge donc au lendemain du « plus granddrame de l’histoire », et c’est cette scène historique dont la scène mélodramatique, à titre deplacebo cathartique, doit assurer le refoulement.

Or El Nost Milan permet précisément de rendre sensible la coexistence de cesdifférentes scènes censées s’exclure et d’opérer, partant, la critique du mélodrame, genre déjàentré en désuétude et fréquemment décrié à l’époque où Bertolazzi écrit la pièce. L’élément leplus évident et le plus tardif d’une telle critique réside dans le dénouement et le règlement decomptes au cours duquel Nina donne simultanément congé à son père et aux illusions dont ill’a nourrie depuis l’enfance. La prise d’écart par rapport à la structure restauratrice dumélodrame apparaît ici en pleine lumière : après l’éviction du Méchant exemplairementincarné par le Togasso, la fable devrait exiger la recomposition du duo familial à la faveurd’un ordre non seulement rétabli mais aussi renforcé par le spectacle des menaces qui ont pesésur lui et la restitution du patriarche dans ses prérogatives. Or de cet effet de clôtureconfortable, qui fait du happy end le clou idéologique de toute fable, Nina ne veut pas,récusant d’un même geste la morale du père et le monde mélodramatique dans lequel il l’aemprisonnée : « C’est ta faute ! Tu m’as élevée sans me dire ce qu’on était. […] Qu’est-ceque je pourrais faire d’autre ? Peux-tu me le dire si tu en es capable ? Toi qui gueules contreles richards tout en continuant d’avaler des couleuvres ! (D’une voix agressive :) Vous n’avezjamais été capables de prendre votre part ! tu aurais dû penser à ta fille, autrefois, et lui donnerune vie moins misérable. Résultat ? Je m’arrange comme je peux »9. Pour n’apparaître qu’ inextremis, un tel déplacement est fondamental et oblige à reconsidérer rétrospectivement toutela pièce. Serait-elle exclusivement centrée sur le trio constitué par le Père, la Jeune Fille et leMéchant, puissions-nous être tentés, par la force de l’habitude, d’opérer un tel centrage endépit de la pièce elle-même, le congé donné au père, bénéficiaire symbolique de toute latradition théâtrale bourgeoise, implique son retournement. Perdant le statut moteur qui lui estgénéralement dévolu en tant que fauteur de troubles, le Méchant n’est plus que le révélateurd’un désordre antérieur à son surgissement de sorte que la bifurcation de l’intrigue constitueun moyen flagrant de déplacer le drame, de mettre au jour la présence d’un drame latent dontle drame manifeste n’est guère que le symptôme, et d’ouvrir la scène sur un ailleurs que lafigure de l’intrus ne permet plus de circonscrire.

Notons qu’Ibsen ne procède pas autrement dans Maison de poupée : si nous changeonsde classe sociale d’une pièce à l’autre, on observe un transfert similaire du champ conflictuel.Alors que Krogstad a opéré sa conversion vertueuse, qu’il a renoncé à faire chanter le coupleHelmer en menaçant de dénoncer l’emprunt que Nora a illégalement contracté et que toutesles conditions semblent réunies pour que soit restaurée l’harmonie conjugale, Nora s’en prendin extremis à son mari, transgressant non seulement les conventions sociales qui interdisent àune épouse et à une mère d’abandonner son foyer, mais aussi les conventions esthétiquesd’une dramaturgie coupée du réel et dont le dénouement devrait normalement entérinerl’autosuffisance. Au retournement de situation superficiellement basé sur le chantage del’odieux trouble-fête, se superposent de profonds dysfonctionnements fondés sur des rapportsde force socio-sexuels que cristallise la question de l’emprunt (« une épouse ne peut pasemprunter sans l’accord de son mari »10 : telle est la condition structurelle de possibilité de 9 Carlo Bertolazzi, El Nost Milan , cité in Bernard Dort, « L’illusion de la vie quotidienne » (1962),Théâtre public. Essais de critique, Paris, Editions du Seuil, 1967, p. 295.10 Henrik Ibsen, Maison de poupée (1879), trad. fr. Terje Sinding, in Les Douze dernières pièces , vol. 1, Paris,Imprimerie Nationale, coll. « Le Spectateur français », 1990, p. 181.

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l’avènement du drame sous la figure individualisée du Méchant, dont l’intervention postulel’inégalité économique et juridique des sexes, la dissimule en même temps qu’elle la met aujour). « J’ai compris que je vivais depuis huit ans avec un étranger »11 explicitera Nora, pourTorvald et pour elle-même, lors du règlement de comptes final, faisant apparaître une figured’intrus inattendue qui scelle le caractère illusoire du bonheur domestique qui a pourtantmotivé toutes les actions jusqu’ici engagées et qui motive le départ de Nora pour le monderéel, hors-scène, « de l’autre côté » (« Je sais bien que les gens te donneront raison, Torvald,et qu’on trouve ces idées-là dans les livres. Mais je ne peux plus me contenter de ce quedisent les gens et de ce qu’on trouve dans les livres. Je dois réfléchir toute seule, et essayerd’y voir clair. […] Il faut que je sache qui a raison, la société ou moi »12).

Qu’il s’agisse de la bourgeoise Nora ou de la populaire Nina, le dénouement nonconclusif des deux pièces ouvre sur un arrachement qui est aussi l’indice d’uncommencement. Elles ne rompent pas seulement avec le père et le mari, mais avec l’universqu’ils incarnent, univers apparemment sans dehors dans lequel elles ont été cantonnées, dontelles étaient parties prenantes et qui, au terme d’une révolution copernicienne, apparaîtdésormais à sa juste place, aux marges du monde réel. De fait, le père de Nina n’est passimplement une figure typique du genre mélodramatique : il est ce genre lui-même, « la figuremême du mélodrame » (PM, p. 134). Lorsque Nina le rejette, c’est donc le mélodrame lui-même qu’elle repousse : c’est cette pièce de théâtre dans les rapports de laquelle sonpersonnage était pris, qu’elle abandonne. Il est impossible ici de ne pas voir dans la trajectoireexistentielle de Nina un analogue dramatique de la trajectoire théorique de Marxs’affranchissant de « l’idéologie allemande ». Certes, l’idéologie allemande, pour le jeuneMarx, est prise dans la forme de la philosophie (et spécifiquement de l’idéalisme hégélien),tandis que l’idéologie, pour la jeune Nina, est prise dans la forme du drame (et spécifiquement 11 Ibid., p. 270.12 Ibid., p. 267-268. L’investigation sur le mélodrame et les différents avatars de sa « critique immanente »gagnerait peut-être à faire un détour par le cinéma. On songe ici au film bien nommé de Douglas Sirk, Imitationof life (Le Mirage de la vie – 1959), mélodrame retors qui se clôt sur le spectacle de la famille – blanche –recomposée après l’enterrement – l’éviction ? – du seul personnage noir du film (Annie). Objet de déni chez lepersonnage principal prônant l’égalité « en droit » des hommes (Lora), la ségrégation raciale est surdéterminanteet se meut en principe de mise en scène (de fait, la focalisation de l’intrigue sur le personnage de Lora s’avèrehautement ségrégative, comme le montrent de nombreux cadrages qui maintiennent ostensiblement Annie àl’arrière-plan, voire la laissent dans le hors-champ, à l’exception très ironique de la séquence de l’enterrement).Si les deux femmes vivent sous le même toit et partagent les temps de vaches maigres (1ère partie) et de vachesgrasses (2ème partie), la mise en scène maintient entre elles d’insurmontables frontières tributaires du traitementcinématographique dont elles font l’objet. Certes, la ségrégation raciale est aussi l’enjeu d’un conflit expliciteentre la mère qui accepte le sort que Dieu lui réserve et la fille qui doit la renier si elle veut se faire passer pourblanche, mais ce conflit est insoluble à l’échelle intersubjective : « C’est cruel, mais on peut les comprendretoutes les deux, toutes les deux ont également raison, et personne ne pourra jamais les aider. A moins que nousne changions le monde. Alors nous avons tous pleuré dans la salle. Parce qu’il est si difficile de changer lemonde. Puis, aux obsèques d’Annie, tout le monde se retrouve, ils font pendant quelques instants comme si toutétait okay. Et ce “faire-comme-si”, à l’occasion, leur fait encore faire les mêmes conneries, parce qu’ils sedoutent bien, en vérité, de ce qu’ils désirent, mais ils se dépêchent ensuite de l’oublier » ; « Aucun desprotagonistes ne prend conscience que tout, pensées, désirs et rêves naissent exactement dans la réalité sociale ousont manipulés par celle-ci. Je ne connais aucun film qui ait formulé cet aspect de façon aussi nette et aussidésespérée » – Rainer Werner Fassbinder, « Mirage de la vie. Sur les films de Douglas Sirk » (1971), in LesFilms libèrent la tête, trad. fr. Jean-François Poirier, Paris, L’Arche, 1984, p. 30 et p. 28. La caméra adopte lepoint de vue idéologique des personnages qui, tous, acceptent comme une évidence le fait que les Noirs nepuissent occuper que des seconds rôles : actrice qui, à force d’ambition, est parvenue à passer du second rôle aupremier, Lora ne s’intéresse à Annie qu’en tant que faire-valoir et s’étonne logiquement, sur son lit de mort,qu’elle ait des amis autres qu’elle ; Annie, elle, se conforme avec zèle à sa place de subordonnée quand SarahJane s’y refuse et comprend très bien qu’il lui faut passer pour blanche si elle veut s’en sortir. Cela étant dit, lacaméra adopte ce point de vue avec une telle ostentation qu’elle le montre et, ce faisant, en produit la critique.

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du mélodrame populaire). Mais cette différence permet précisément d’approfondir l’analogie :de même que la trajectoire de Marx comprend une critique non seulement de l’idéologie, maisaussi de la conception idéaliste de la critique de l’idéologie (par exemple en terme de« renversement » des rapports entre les « idées » et la « réalité »), de même la trajectoire deNina comprend une critique non seulement des valeurs défendues par le mélodrame, maisaussi de la forme mélodramatique dans laquelle elle est déterminée à vivre ses conditionsd’existence. Voilà pourquoi Althusser lui-même invite à voir dans le personnage de Nina unefigure de la coupure, un support dramatique incarnant ce moment théorique de la rupture avecle monde de l’idéologie et de l’accès au « monde réel » :

« Lorsque Nina se heurte à son père, lorsqu’elle le renvoie dans la nuit avec ses rêves, c’est àla fois avec la conscience mélodramatique de son père et avec sa “dialectique” qu’elle rompt.C’en est fini pour elle de ses mythes et des conflits qu’ils déchaînent. Père, conscience,dialectique, elle jette tout par-dessus bord, et elle franchit le seuil de l’autre monde, commepour montrer que c’est là-bas que les choses se passent, là-bas que tout commence, que tout adéjà commencé, non seulement la misère de ce pauvre monde, mais aussi les illusionsdérisoires de sa conscience. […] Lorsque Nina franchit la porte qui la sépare du jour, elle nesait encore ce que sera sa vie, qu’elle perdra peut-être. Nous savons du moins, nous, qu’ellepart pour le vrai monde, qui sauf erreur, est celui de l’argent, mais aussi celui qui produit lamisère et impose à la misère jusqu’à sa conscience du “drame”. Marx ne disait pas autre chosequand il révoquait la fausse dialectique de la conscience, même populaire, pour passer àl’expérience et à l’étude de l’autre monde : celui du Capital » (PM, p. 140-141).

C’est dire que la critique du monde mélodramatique dont Nina est le support montre lamême chose que la critique de l’idéalisme hégélien : ni l’une ni l’autre ne peut procéder parun simple remaniement des éléments de l’idéologie dans laquelle une pensée et une existencesont d’abord prises, remaniement qui en conserverait les présupposés ou la problématiquesous-jacente. Cette coupure exige en effet un changement complet de présupposés,l’élaboration de problèmes radicalement nouveaux et d’une nouvelle manière de poser lesproblèmes, qu’ils soient théoriques ou existentiels. C’est dire aussi que cette sortie du mondede la conscience idéologique n’est pas elle-même le résultat d’un mouvement de laconscience, fût-il « dialectique » – et c’est pourquoi il faut souligner le caractère non-conscient de la coupure :

« Nina elle-même qui est pour nous la rupture et le commencement, et la promesse d’un autremonde et d’une autre conscience, ne sait pas ce qu’elle fait. Ici, vraiment, on peut dire, à justetitre, que la conscience est en retard, – car même aveugle encore, c’est une conscience qui viseenfin un monde réel » (PM, p. 142 ; cf. également p. 140-141).

Nous retrouvons ainsi cette thèse essentielle à tout le travail d’Althusser sur Marx effectué àpartir des années soixante : on ne peut passer par transformation continue de la dialectique dela conscience (que l’idéalisme hégélien n’a fait que transfigurer ou sublimer dans la forme del’empirisme spéculatif) à la dialectique matérialiste. Un tel passage s’opère nécessairementpar rupture, passage discontinu d’une problématique idéologique à une tout autreproblématique, d’une structure théorique (non-scientifique) à une tout autre structurethéorique (scientifique), sans que l’on puisse aucunement faire correspondre à ce passage uneconscience qui lui serait adéquate, sans que l’on puisse comprendre ce passage comme laconscience de soi d’une vérité qui aurait été auparavant simplement obscure parcequ’« inversée » ou insuffisamment développée.

C’est pourquoi le mouvement critique opéré par El Nost Milan ne peut pas être réduità l’évolution subjective de Nina prenant progressivement conscience de ses conditions réelles

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d’existence au fil d’une histoire dont il faut rappeler que la pièce ne lui consacre guère qu’uncinquième de son texte. De fait, les motivations subjectives ou les « raisons » qui l’amènent àsa brusque « prise de conscience » restent obscures au niveau des données manifestes dudrame (dialogues et actions). Bien plus, si « prise de conscience » il y a, celle-ci n’apparaîtnullement comme une péripétie ou un « moment » du drame mais, à la bordure extrême de cedernier, comme ce qui exclut le personnage du drame, ou plutôt, ce qui congédie le drame lui-même au profit d’une aventure du dehors, non représentée, l’entrée de Nina dans le « monderéel », celui du Milan de la fin du 19ème siècle, ville en pleine transformation industrielle, oùl’argent ne dissimule pas son empire croissant sur les vies et sur les corps (sur le corps mêmede Nina que vendra celle-ci). C’est donc, non pas dans le personnage ou la conscience deNina ou du point de vue de sa subjectivité, mais dans la structure complexe de la pièce elle-même (dont la composante mélodramatique n’est justement qu’une composante, prise dansdes rapports déterminés avec d’autres), que réside l’opération critique effectuée par la piècede Bertolazzi et exhaussée par la mise en scène de Strehler.

2. La structure temporelle de la dialectique à la cantonade

Quelle est donc cette structure qui atteste dans la pièce la critique des élémentsmélodramatiques qu’elle contient ? C’est une structure fondamentalement temporelle, quiprocède à la dissociation interne de deux temps. Avant que le père, figure tutélaire du genremélodramatique et de son appareil idéologique, ne soit explicitement récusé au profit du hors-scène où se joue le monde réel, la construction de la pièce se charge d’ores et déjà d’acculerprès des coulisses la trame où notre trio se trouve engagé. De fait, l’« histoire-éclair » quiconfronte les trois seuls protagonistes nettement individualisés de la pièce ne survient jamaisqu’après un « long piétinement » où rien ne se passe – inaugurant chaque acte par unetemporalité vide, étale, sans relief ni conflit, où la masse indistincte et instable des pauvresgens échangent, sur un mode choral, quelques répliques discontinues, vont et viennent, serencontrent et se dispersent, attendent et mangent en silence… Renforcée par Strehler qui afusionné les deuxième et troisième actes de la pièce en quatre actes de Bertolazzi, cetteorganisation rigoureuse juxtapose « le temps de la chronique » et « le temps du drame » (PM,p. 137) : non seulement elle se refuse à les articuler, mais elle exhibe leur hétérogénéité pourfonder la structure même de la pièce, « longue ligne grise qui aurait les soubresauts d’unemèche » selon les termes de Strehler.

Le drame, dès lors, ne se joue plus qu’à la cantonade, selon une expression quidésigne précisément les coulisses dans le vocabulaire théâtral (« parler à la cantonade » seréférant à l’origine aux répliques adressées à un personnage supposé se trouver dans lescoulisses). Expression dont on précisera qu’Althusser y tient suffisamment pour la solliciterdans une note de la première édition de Lire le Capital13 dans laquelle il cite cet article de1962 et pour la réutiliser dans l’article qu’il consacrera en 1966 au peintre Cremonini14.Abordant cette structure de la dialectique à la cantonade, Althusser mêle indistinctement ledrame et le mélodrame. Passant d’un genre dramatique spécifique au genre dramatique lui- 13 Cf. LC, p. 647 : « Dans un article sur Bertolazzi, Brecht, à propos justement du théâtre, j’avais cru pouvoiravancer l’expression de “dialectique à la cantonade” pour rendre compte des effets d’une “structure latente”, quiagissait en sa présence même comme une “absence” ». Cette note 39 apparaissait initialement dans le passageconsacré à la Darstellung, « concept épistémologique-clé de toute la théorie marxiste de la valeur, et qui aprécisément pour objet de désigner ce mode de présence de la structure dans ses effets » (ibid., p. 404-405).14 Cf. Louis Althusser, « Cremonini, peintre de l’abstrait », art. cité, p. 602-603 : « Cremonini ne peut jamaispeindre de cercle sans peindre en même temps, à la cantonade, c’est-à-dire à côté et à distance du cercle, maisen même temps que lui, et près de lui, ce qui récuse sa loi, et “figure” l’efficacité d’une autre loi, absente enpersonne : les grandes verticales ».

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même (le drame désignant moins ici une sous-espèce contemporaine du mélodrame que lethéâtre tout entier), Althusser prépare l’élargissement de la deuxième partie de l’article etl’agrégation corrélative de la dialectique dramatique et de la dialectique de la conscience, unthéâtre matérialiste exigeant de les déplacer l’une et l’autre, en somme de lutter contrel’idéologie qui fonde le théâtre comme théâtre – lutte structurelle qui s’attaque à la formethéâtrale elle-même et excède la contestation thématique de l’idéologie promue par lemélodrame ou le drame bourgeois du 19ème siècle, que les critiques les plus conservateurs de1962 ou d’aujourd’hui s’accorderont pour traiter avec ironie tant le message y est désormaisrepérable comme message et cesse, partant, de fonctionner comme idéologie. Cette agrégationde la dialectique dramatique et de la dialectique de la conscience, rappelons que Hegel secharge lui-même, dans son Esthétique, de l’opérer lorsqu’il place le poème dramatique ausommet de sa hiérarchie des genres :

« La poésie lyrique est à l’opposé de l’épique. Elle a pour contenu le subjectif, le monde intérieur, l’âmeagitée par des sentiments et qui, au lieu d’agir, persiste dans son intériorité et ne peut par conséquentavoir pour forme et pour but que l’épanchement du sujet, son expression. […] Le troisième genre [àsavoir le genre dramatique] réunit les deux précédents [épique et lyrique], pour former une nouvelletotalité qui comporte un déroulement objectif et nous fait assister en même temps au jaillissement desévénements de l’intériorité individuelle, si bien que l’objectif se présente comme inséparable du sujet,tandis que le subjectif, par sa réalisation extérieure et la manière dont il est perçu, fait apparaître lespassions qui l’animent comme étant un effet direct et nécessaire de ce que le sujet est et fait. »15

C’est donc une nouvelle fois la dialectique hégélienne qui est visée dans ce « temps mû dudedans par une force irrésistible et produisant lui-même son contenu », dialectique sansdehors et sans altérité qui ne trouve de résolution qu’à la condition expresse d’ignorer laréalité à laquelle elle s’adosse, autrement dit qui ne peut fonctionner à plein régime que dansla mesure où elle tourne à vide. Ainsi, le drame est perpétuellement différé, ses éclairs nejaillissent que sur le coin de la scène pour être aussitôt refoulés au début de l’acte suivantjusqu’à ce que Nina consomme enfin la rupture d’ores et déjà inscrite dans la structure clivéede la pièce.

A quoi tient dès lors l’efficacité critique de cette structure dissociée ? En fait, cetteefficacité se confond avec cette dissociation même, c’est-à-dire avec le non-rapport qu’ellerend sensible entre les deux systèmes dissymétriques qu’elle fait coexister. Autrement dit,l’efficace structurale, ici, c’est l’absence d’efficacité de l’un de ces systèmes sur l’autre,l’absence d’incidence du drame sur le peuple : la dialectique dramatique qui se noue dans le 15 Hegel, Esthétique, trad. fr. S. Jankélévitch, Paris, Champs-Flammarion, IV, 1979, p. 94-95. Notons lapublication, en 1956, de la Théorie du drame moderne par Peter Szondi. Adoptant une perspective socio-esthétique, Szondi diagnostique la « crise » du drame vers la fin du dix-neuvième siècle et l’enracine dans lacontradiction qui oppose la forme dramatique traditionnelle et les nouveaux contenus qu’elle se propose. Voué àla représentation de relations interpersonnelles qui se déploient dans un pur présent sans autre extériorité que ceque l’action donne à voir et le dialogue à entendre, le drame tel que Szondi le définit après Hegel, est grevé parl’intrusion de thèmes qui renvoient aux rapports problématiques que l’homme entretient désormais avec lemonde et remettent radicalement en cause ses principes formels. Objectivation des subjectivités dans l’action, ledrame dans sa forme absolue réside tout entier dans ce qu’il manifeste : « L’homme n’entrait dans le drame,pourrait-on dire, que dans sa relation à autrui. La sphère de l’“inter” lui apparaissait comme la sphère essentiellede son existence ; la liberté et le lien, la volonté et la décision ses principales déterminations. Le “lieu” où ilparvenait à se réaliser dramatiquement, c’était l’acte de décider. Cette décision en faveur du monde des relationsà autrui révélait son être intérieur et le rendait présent dans le drame. Mais sa décision d’agir rapportait à lui cemonde relationnel, lui permettant alors d’accéder à la réalisation dramatique. Tout ce qui était en deçà ou au-delàde cet acte devait rester étranger au drame : l’inexprimable aussi bien que l’expression, l’âme fermée sur elle-même comme l’idée déjà aliénée du sujet. Et surtout ce qui ne s’exprime pas, le monde des choses, quand iln’entrait pas dans les rapports interhumains » – Peter Szondi, Théorie du drame moderne (1956), trad. fr. SibylleMuller, Belval, Circé, coll. « Penser le théâtre », 2006, pp. 13-14.

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trio ne mobilise rien, n’entraîne rien dans le réel qu’elle a précisément besoin d’ignorer pourse déployer et dont elle ne révèle que l’impuissance et l’immobilité persistantes. C’est en cesens qu’Althusser peut voir dans cet effet structural la « critique d’une conscience par uneexistence ». Critique à laquelle il faut d’emblée associer la réciproque (même si Althusser nela souligne pas outre mesure), à savoir la critique d’une existence par cette pseudo-dialectiquedramatique. Nous voulons dire que si l’on se place du point de vue du tout de la structure,alors le soubresaut mélodramatique apparaît comme le mythe idéologique de ce sous-prolétariat lui-même ; la pseudo-action dramatique, comme la seule chose qui puisse avoir lesens d’une « action » pour ce sous-prolétariat ; la pseudo-précipitation dramatique, comme laseule chose qui puisse avoir valeur d’événement dans ce monde où il ne se passe rien, bienplus, où le moindre conflit naissant est collectivement étouffé « dans le néant » pour qu’il nes’y passe rien ; la pseudo-nécessité dramatique enfin (le fameux fatum mélodramatique quivoue la vertueuse à être bafouée, mais aussi le méchant à être châtié et l’ordre restauré),comme l’idéalisation de cette idéologie populaire suspendue aux espoirs de la loterie.

« BIGETTA. – Qu’est-ce qui nous manque à nous ? Rien. Nous sommes de pauvres bougres, çac’est vrai. Mais ici, à la cantine, on mange pour quelques sous ; si on est mis à la porte de chezsoi, on a tous les asiles de nuit qu’on veut ; quand on est malade, y a l’hôpital. Legouvernement nous a même octroyé une loterie pour qu’on puisse vivre d’espoir. Que mefaut-il de plus ? Vive Milan ! La première ville du monde ! »16

La dialectique à la cantonade ne mène donc pas simplement la critique de laconscience mélodramatique par « l’existence » du sous-prolétariat (de la superstructure parl’infrastructure, du mythe par la réalité, de la fausse loi du cœur par la vraie loi du monde).Elle engage la confrontation de deux consciences pareillement illusoires et pareillementréelles, à la fois disjointes et solidaires, leur étanchéité permettant leur critique réciproque eten appelant à une « autre scène » qui reste interdite à la représentation parce qu’elle estradicalement irreprésentable. Sans le « drame manifeste » qui se joue aux marges de lachronique, on ne percevrait sans doute pas le « drame latent » du sous-prolétariat, sonanonymat, son silence, ses balbutiements. Sans l’histoire-éclair du trio, on ne percevrait pasl’absence de l’Histoire qui grève le temps du peuple, son impuissance vécue dans ce tempsvide et cette attente vaine qui n’est autre que son idéologie, c’est-à-dire la manière dont il vitses conditions d’existence (son mythe et sa conscience de soi), tandis que résonnent encontrepoint, d’un hors scène plus lointain que la dérisoire cantonade mélodramatique, lessirènes des usines en construction dans le Milan industriel naissant. (On pourra d’ailleursdiscuter sur cette base de la conception somme toute épiphanique qu’Althusser semble sefaire de la trajectoire du personnage de Nina, qui certes change de milieu, mais dont la« révolte romantique » paraît tout aussi illusoire que « l’acquiescement naturaliste » des« pauvres gens », comme le souligne Dort dans l’article qu’il a consacré au spectacle).

II/ Retour sur Brecht

1. Esthétique et idéologie I : l’esthétique de la conscience de soi

Comment l’analyse de la mise en scène de Strehler se répercute-t-elle sur la lecture deBrecht ? Notons d’emblée qu’Althusser, suggérant la pertinence de la structure de ladialectique à la cantonade pour comprendre la structure des « grandes pièces » de Brecht,prend résolument le parti d’un Brecht non didactique, d’un Brecht qui ne se contente pas de 16 Carlo Bertolazzi, El Nost Milan, cité in Bernard Dort, « L’illusion de la vie quotidienne », art. cité,p. 293.

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substituer au héros traditionnel l’Histoire – avec un grand H – comme nouveau sujet ounouveau centre du drame. En mentionnant Mère Courage et La Vie de Galilée, Althusser nousrenvoie au contraire aux pièces de Brecht qui conservent explicitement l’histoire à l’arrière-plan d’un drame qui ne s’y articule pas, qui en reste séparé, donnant à voir dans cetteséparation même l’aveuglement du personnage « central ». Barthes avait déjà perçu quelquesannées auparavant cet écart du brechtisme par rapport à un théâtre historique qui, au nom dela science matérialiste, aurait à charge de représenter et de rendre intelligible l’ensemble desrapports sociaux propres à une époque donnée :

« Presque toutes les pièces de Brecht sont situées dans l’Histoire […], et pourtant aucune n’est unepièce “historique”. […] Par exemple, Mère Courage se passe pendant la guerre de Trente Ans, mais laguerre de Trente Ans n’est pas le sujet de Mère Courage ; Brecht n’y expose pas largement les intérêtshistoriques et sociaux engagés dans ce conflit européen ; ces intérêts ne sont jamais travestis ouirréalisés : ils sont là, mais dans la mesure précisément où ils ne sont pas compris par Mère Courage. Etnous, spectateurs, nous voyons bien que Mère Courage ne les comprend pas, mais, pour le détail nousn’en savons guère plus qu’elle : on ne nous fait aucun cours là-dessus. On voit que le théâtre de Brechtn’est pas un théâtre d’historien, même marxiste : c’est un théâtre qui invite, oblige à l’explication, maisqui ne la donne pas, c’est un théâtre qui provoque l’Histoire, mais qui ne la divulgue pas […].C’est sans doute cette situation intermédiaire qui fait que Brecht est si souvent reçu avec ambiguïté : sonthéâtre paraît trop esthétique au militant et trop engagé à l’esthète ; et c’est normal, puisque son pointd’application exact, c’est cette zone étroite où le dramaturge donne à voir un aveuglement. »17

Qu’en est-il par exemple de La Vie de Galilée, pièce qui, « plus que tout autre »,relève de la structure dissymétrique-critique selon Althusser. En quoi consiste l’aveuglementde Galilée, cette figure de la lucidité scientifique à laquelle Althusser compare souvent lacoupure marxienne du matérialisme historique ? En quoi cet emblème du décentrement del’ « archè terre » est-il montré dans la pièce de Brecht comme vivant encore ce décentrementsous la forme illusoire de la conscience centrée ? C’est que Galilée substitue à la terre, centreillusoire du système des astres, un autre centre, la raison humaine elle-même, et la toute-puissance du vrai, dont le déploiement autonome suffirait à l’imposer, à travers la dialectiquede la conscience savante rythmée par les erreurs, les obstacles et les preuves qui lessurmontent. Par où Galilée reste aveugle aux rapports de pouvoir qui vivent, s’entretiennent etse reproduisent de l’ignorance, tout comme aux rapports sociaux et politiques quiconditionnent matériellement ses recherches (on apprend dès le début de la pièce qu’il les

17 Roland Barthes, « Brecht, Marx et l’Histoire » (1957), in Ecrits sur le théâtre , Paris, Editions du Seuil, coll.« Points/Essais », 2002, p. 229-233. L’idée d’un théâtre historique marxiste se fonde ici sur les deux lettresécrites par Marx et Engels à Ferdinand Lassalle : « Marx et Engels ont donné, en passant, leur point de vue sur lethéâtre historique, à l’occasion d’une pièce que Ferdinand Lassalle leur avait soumise en 1859 ; il s’agissaitd’une tragédie historique, Franz von Sickingen, dont le sujet était le soulèvement de la chevalerie allemandecontre les princes, deux ans avant la guerre des Paysans (en 1522). Sans se donner le mot, dans deux lettresparallèles, Marx et Engels critiquaient amicalement Lassalle : en dépit de ses intentions, sa tragédie nereprésentait pas la distribution réelle des forces sociales, princes, Eglise, petite noblesse appauvrie, paysans. Lacritique de Marx et Engels, occasionnelle, ne constitue pas un programme théorique pour l’art socialiste ; mais ilest certain qu’à leurs yeux, et quelle qu’en soit la forme, le théâtre doit rendre un compte exact, complet de laréalité historique dans son fondement même : l’auteur dramatique doit porter à la scène une Histoire entièrementintelligible, et c’est au niveau de cette compréhension que doit se situer son principal ressort : il faut expliquersur le théâtre les rapports sociaux avec la même vérité, le même réalisme profond que Balzac, par exemple, amis dans ses romans. Je n’ai pas lu le Sickingen de Lassalle (j’imagine l’œuvre plutôt indigeste), mais il estcertain que le théâtre de Brecht, qui doit tant au marxisme (il est juste de dire aussi que le marxisme doitbeaucoup à Brecht), n’accomplit pas expressément l’idée marxienne du théâtre historique. Certes, chez Brecht,les masses sociales sont toujours exactement situées : grosse bourgeoisie terrienne, capitalistes, clergé, ouvriers,petites gens, marchands, personnel militaire et paysannerie dans toutes leurs variétés. Mais le théâtre de Brechtne se donne jamais comme l’explication ouvertement historique des conflits de classe ; ses personnagesappartiennent tous à une classe déterminée, mais on ne peut pas dire qu’ils la représentent comme le pion d’unéchiquier ou le signe d’une algèbre historique ».

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finance en monnayant ses découvertes au profit du développement de l’artillerie et de la forcemilitaire de Venise, tout comme Mère Courage monnaye ses couvertures pour survivre dansla guerre et vivre de cette guerre qui fait mourir ses enfants). De la sorte, la pièce toute entièremontre un drame, mais à la cantonade, celui d’une conscience savante qui se vit intensémentcomme soumise à l’épreuve du négatif – des illusions de la conscience religieuse – qu’il luirevient de surmonter par ses propres forces. Son ami Segredo, dont les vues sur les rapportsde forces dans les autorités de Venise et de Florence sont fines, aura juste le temps de prévenirGalilée, mais en vain : « Galilée, je te vois engagé sur un chemin terrible. C’est la nuit dumalheur, celle où l’homme voit la vérité. Et l’heure de l’aveuglement, celle où il croit en laraison humaine […]. Comment les puissants pourraient-ils laisser courir en liberté quelqu’unqui sait la vérité, ne serait-ce qu’une vérité touchant les astres les plus éloignés ! Penses-tuque le pape entendra ta vérité quand tu dis qu’il se trompe, sans pour autant entendre qu’il setrompe ? Crois-tu qu’il inscrira tout simplement dans son journal : 10 janvier 1610, cielaboli ? Comment peux-tu vouloir quitter cette République, la vérité dans la poche, pour tejeter dans les pièges des princes et des moines, ta lunette à la main ? Toi si méfiant dans tascience, tu es crédule comme un enfant pour tout ce qui te semble faciliter sa pratique »(scène 3, p. 40). Ce n’est pourtant pas le personnage de Segredo qui porte la voix de lacritique des illusions de la conscience galiléenne, et qui serait ainsi l’anticipation sur scène dela prise de conscience qui devrait s’opérer dans la salle. Segredo du reste disparaîtra dès la finde cette scène, sans avoir été entendu. C’est, si l’on suit Althusser, la structure dissociée de lapièce même, qui disjoint le temps non-dramatique, étale, des puissances politiques etreligieuses, et le temps dramatique de la conscience galiléenne qui s’éprouve dans ladialectique interne de son impatiente recherche du vrai. Aussi remarquera-t-on que Galilée,pourtant centre apparent de la pièce, n’y figure que dans une marge paradoxale, toujours « àcôté » : il reste « sur le côté, seul » (scène 6), à l’écart de la salle du Collegium Romanumlorsqu’en hors scène s’y réunissent les astronomes du Vatican pour examiner ses résultats ;c’est encore après coup, à la cantonade, que Galilée apprend, au détour d’une conversationd’astronomie aux allures mondaines lors d’un bal dans la résidence du cardinal Bellarmin àRome, que ses découvertes sont mises à l’index par le Saint-Office. De sorte que jamaisGalilée n’a prise ni ne semble même soupçonner les rapports de forces réels, politiques etidéologiques, qui sous-tendent l’espace du savoir dont il se fait le sujet et la consciencelucide, dans un rapport spéculaire que la scène 4 illustre particulièrement nettement. Visité parun philosophe et un mathématicien florentins, Galilée les prie avec insistance de simplementregarder dans la lunette pour constater de visu la présence de satellites autour de Jupiterinvalidant le calcul des mouvements astraux fondés sur le système ptoléméen. – Ce que lesdeux visiteurs se gardent bien de faire en réclamant au préalable une disputatio en bonne etdue forme sur la possibilité même du phénomène en question compte tenu des textescanoniques d’Aristote. Par quoi ceux-ci témoignent sans doute de leur aveuglement, mais toutautant Galilée qui ne « croit qu’en la raison », comme il s’acharne à le répéter, et partant nelaisse de croire qu’il suffit de « regarder » dans le télescope pour transformer la consciencesavante, et de transformer la conscience savante pour que s’impose la vérité scientifique surcette terre devenue mobile et tournante. L’illusion de Galilée n’est pas extérieure à larationalité scientifique ; elle en est la méconnaissance spécifique, ou plutôt la méconnaissancequi double la croyance de Galilée que la vérité enfin découverte n’a besoin que d’êtrereconnue. « Mais ces messieurs n’auraient eu vraiment qu’à regarder par cet instrument ! »,s’exclame-t-il enfin, dépité (sc. 4, p. 53). Cette illusion, c’est ce télescope lui-même, véritablecentre conscientiel de la pièce, à la lunette duquel l’œil de Galilée reste imperturbablementrivé, mais qui demeure lui-même invariablement tourné vers le ciel.

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Cela dit, il ne peut s’agir d’« appliquer » simplement aux grandes pièces de Brecht lastructure critique de la dialectique à la cantonade. Il s’agit bien plutôt d’approfondir les enjeuxdu repérage d’une telle structure en identifiant plus précisément la nature de son efficacitécritique, et sa portée. Et c’est précisément ce que fait Althusser, nous allons le voir, enproposant de comprendre la fameuse notion brechtienne de « distanciation » (Verfremdung)comme cette structure elle-même : par quoi la distanciation devient chez lui strictementsynonyme de « critique ». A condition d’être rigoureusement défini, l’effet de distanciation,c’est l’opération critique en personne, « la critique en acte » (PM, p. 151), ce qu’Althusserappelle précisément, nous l’avons déjà évoqué, une « critique immanente »18, c’est-à-dire unecritique qui n’est pas une position particulière de la conscience (d’indignation, decontestation, etc.) vis-à-vis de ce qu’elle reconnaît comme « réalité », mais l’efficace d’unestructure spécifique, cette dynamique structurale précisément repérée dans El Nost Milan.Seulement cette dynamique de décentrement (cette structure dissociée articulant en lesmaintenant disjointes deux formes temporelles hétérogènes, non communicantes, sans rapportdialectique) effectue à présent la critique, non seulement des illusions de la conscience de telou tel personnage de la pièce (par ex. Nina), mais des illusions de la conscience spectatriceelle-même, et ce – voici le point nouveau introduit dans la deuxième partie de l’article de LA– parce qu’elle mène plus fondamentalement la critique de la forme même de la consciencecomme détermination formelle de la représentation scénique elle-même.

Tâchons de préciser une première fois le sens de cet approfondissement. Ce que l’onobserve à travers la rethématisation althussérienne du Verfremdungseffekt brechtien, c’est quela question de la critique des illusions de la conscience du personnage (question qui dominaitla première partie de l’article) se redouble pour ainsi dire, et se réfléchit dans la question de lacritique des illusions de la conscience du spectateur. Or le point absolument fondamental estle suivant : il s’agit en réalité dans les deux cas, dit LA, « du même problème » (PM, p. 148).Plus précisément : le point de vue structural (le dégagement de la structure latente de ladialectique à la cantonade, et de sa dynamique immanente de décentrement) permet de cernerl’unité (elle-même sous-jacente) de ces deux problèmes, en rompant avec le schème durapport sujet-objet (ou sujet-sujet) dans lequel on envisage spontanément le rapport duspectateur à la pièce. Comment soutenir une telle rupture ? En montrant, comme le faitAlthusser, que la pièce n’est rien d’autre que la conscience du spectateur elle-même (PM,p. 151), et que, partant, le problème de l’efficace d’une pièce théâtrale sur cette conscience nese pose ni en termes d’action d’un objet (pièce) sur un sujet (spectateur), ni en termes,

18 La même année que l’article sur Bertolazzi et Brecht, en 1962, Deleuze introduisait lui aussi, dans Nietzsche etla philosophie, une notion de « critique immanente », dont la philosophie transcendantale kantienne aurait lapremière posée l’exigence tout en en trahissant cependant aussitôt la radicalité : exigence réclamant une critiquequi ne devait pas être « une critique de la raison par le sentiment, par l’expérience, par une instance extérieurequelle qu’elle fût », et qui ne devait pas non plus être extérieure à la raison ou « ne devait pas chercher dans laraison des erreurs venues d’ailleurs, corps, sens ou passions, mais des illusions provenant de la raison commetelle » – bref, une critique de la raison n’invoquant nulle puissance et nulle valeur transcendant notre pouvoir deconnaître et les facultés qui en conditionnent le déploiement ; mais trahison de cette exigence en prétendant fairemener cette critique par la raison elle-même, et en instaurant ainsi un « tribunal de la raison » où cette dernièreserait à la fois juge et partie, jugée et jugeante, l’accusé et le tribunal lui-même (Nietzsche et la philosophie,PUF, 1962, p. 104). Disons qu’Althusser, bien qu’il s’oriente dans une voie différente, soumet à la mêmeinvalidation tout programme de critique de la conscience qui conserverait la conscience elle-même commel’instance chargée d’effectuer cette critique d’elle-même (la fameuse « autocritique »…). « Ce ne sont pas lesmots qui, en dernier ressort effectuent cette critique, ce sont les rapports et les non-rapports internes de forcesentre les éléments de la structure de la pièce » (PM, p. 143). Et un théâtre réellement critique, c’est-à-dirematérialiste, aurait alors pour signe distinctif et pour contenu positif de mettre en œuvre une critique immanenteconçue comme opération ou dynamique structurale (et non comme position particulière de la conscience vis-à-vis de « la réalité »).

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dialogique ou psychologique, d’intersubjectivité (sujet personnage-sujet spectateur), mais doitêtre posé en termes de dynamique d’une structure latente qui intervient, non seulement dansles rapports scéniques entre personnages, non seulement dans la conscience du spectateur,mais dans cette identité tacite même entre pièce et spectateur (et qui, en y intervenant,parvient à la contester et à la défaire). La question est alors : qu’est-ce qui fonde cette identitétacite ? Rien d’autre que la forme même de la conscience de soi. Qu’est-ce à dire ? Que veutdire Althusser quand il dit que « Brecht a bouleversé la problématique du théâtre classique, –lorsqu’il a renoncé à thématiser sous la forme d’une conscience de soi le sens et lesimplications d’une pièce » (PM, p. 144) ? Il faut entendre ici par conscience de soi à la foisl’effet commun de tout appareil idéologique (l’effet de l’interpellation) et le principe d’uneesthétique, c’est-à-dire le principe de règles formelles de pratiques artistiques. Dans ledomaine du théâtre, Althusser évoque par exemple les règles d’unité de temps, de lieu etd’action du théâtre classique, en tant que ces unités sont subordonnées à, et mises au servicede la conscience de soi d’un personnage central dans laquelle vient se réfléchir la totalité desens de la situation dramatique (ce personnage, suivant la conception hégélienne,s’extériorisant dans cette situation objective). C’est toutefois moins l’esthétique « classique »,comme type historiquement déterminé, qui nous paraît ici visée, qu’un classicisme en artcomme dimension permanente du rapport d’une pratique artistique à la société de son temps(le classicisme de chaque époque). Car plus que ces trois unités, dont on sait qu’elles furentl’objet dès le début d’usages librement créateurs, importe la possibilité toujours maintenue deréfléchir et de recueillir une totalité de sens dans la transparence d’une conscience, fût-ce àtravers la prolifération des actions, des temps et des lieux (solution drame romantique), fût-cemême une conscience de soi déplacée de la scène où se débattent des créaturesirrémissiblement aveugles vers la salle où le spectateur est censé tirer la leçon, juger, prendreconscience de lui-même en prenant conscience des illusions qui hantent les personnages :« On vous donne Mère Courage. À elle de jouer. À vous de juger. Sur la scène la figure del’aveuglement, – dans le fauteuil la figure de la lucidité, conduite à la conscience par deuxheures d’inconscience » (PM, p. 148). Or si la conscience de soi apparaît ici comme unedétermination formelle simultanément idéologique et esthétique (l’effet de l’interpellationidéologique et la condition formelle d’une pratique artistique inscrite dans son temps), alorson comprend pourquoi Althusser y voit la condition formelle, suivant une formule étonnante,d’une « esthétique de l’idéologie » elle-même (PM, p. 145). Bien sûr, l’idéologie n’a passeulement une forme mais aussi une matière, des contenus historiquement variables, à savoirdes thèmes, des significations et des valeurs, morales, religieuses, politiques, esthétiques, quiconstituent « les mythes “familiers”, “bien connus” et transparents dans lesquels se reconnaît(et non pas : se connaît) une société ou un siècle » (PM, p. 144), c’est-à-dire par lesquels cettesociété prend conscience d’elle-même (de ses nécessités, de ses urgences, de ses conflits).Ainsi, la conscience de soi est précisément la forme qui correspond essentiellement à cescontenus ou à cette matière idéologique commune (et commune à la scène et à la salle) ; etpour autant que cette conscience transparente à elle-même n’est pas seulement psychologiquemais esthétique, les pratiques artistiques qui s’ordonnent à cette forme de la conscience de soi(qui ont besoin de s’y ordonner nécessairement pour véhiculer les mythes idéologiques dutemps) sont de véritables instruments idéologiques de reproduction des rapports sociaux. Pource qui nous intéresse spécifiquement aujourd’hui : l’institution théâtrale y trouve sadétermination précise comme Appareil Idéologique d’Etat.

Nous allons préciser plus avant cette thèse en reprenant l’examen de la Verfremdungbrechtienne, mais on mesure déjà d’emblée les nouveaux enjeux théoriques qui doivent sedéployer à ce nouveau niveau. Il ne s’agit plus seulement d’établir un rapport simplementanalogique entre la critique des illusions de la conscience à laquelle procède la pièce de

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Bertolazzi et la critique marxienne de la dialectique de la conscience ; il s’agit désormaisd’ouvrir un véritable programme théorique qui concerne à la fois la théorie esthétique(singulièrement la théorie du théâtre) et la théorie de l’idéologie (singulièrement le problèmedu rapport entre esthétique et idéologie). Et c’est de surcroît en fonction de ces deuxquestionnements que pourra être adéquatement posé, au point précis de leur jonction, leproblème de l’effet de la pratique théâtrale sur la « conscience spectatrice », et partant, du rôleet du pouvoir d’un théâtre matérialiste dans la lutte idéologique.

2. Esthétique et idéologie II : reconnaissance, dispositif idéologico-dramatique,Verfremdungseffekt

L’examen de la Verfremdung brechtienne est en premier lieu un examen critique dedeux de ses interprétations usuelles qui forment en fait un obstacle épistémologique à ceprogramme théorique : a/ une interprétation psychologique de la distanciation, qui aurait pourobjectif de s’opposer à « l’identification », ce dernier terme étant censé rendre compteadéquatement du type de rapport commandant fondamentalement le rapport entre lespectateur et la pièce, entre la salle et la scène (ce rapport étant alors lui-même conçu commepurement psychologique) ; b/ une interprétation purement technique de la distanciation,conçue comme procédé de mise en scène, de direction et de jeu d’acteur (« bannissement detout “effet” dans le jeu des acteurs, de tout lyrisme et de tout “pathos” ; jeu “en fresque” ;austérité de la mise en scène, comme pour effacer tout relief accrochant l’œil (cf. les couleursde terre sombre et cendre de Mère Courage) ; lumière “plate” : panneaux-commentaires pourfixer l’esprit du lecteur sur le contexte extérieur de la conjoncture (la réalité), etc. », PM,p. 146-147). Que ces deux interprétations soient solidaires, on le voit immédiatement ; maisquelle solidarité ? Une solidarité disons pragmatique, l’interprétation psychologique seplaçant du point de vue de la réception ou du type d’effet produit sur le spectateur,l’interprétation technique se plaçant du point de vue des moyens de jeu et de scène pourproduire cet effet psychologique. En fait, pour Althusser, ces deux interprétations sont biensolidaires, mais à l’intérieur d’un dispositif idéologique que l’on peut appeler une idéologieesthétique-dramatique, qui se donne dans ces deux interprétations comme une évidence, etnon comme l’indice ou le symptôme d’un problème théorique concernant la nature du rapportentre la pratique théâtrale et l’idéologie. Formulons autrement cette thèse que nous allonspréciser. Ces deux interprétations, leur distinction, et la conception pragmatique de leurrapport, trouvent leur fondement commun dans une reconnaissance justement idéologique duthéâtre, à savoir : une reconnaissance qui est en même temps une méconnaissance desconditions de possibilité tant matérielles qu’idéologiques du théâtre, c’est-à-dire du rapportentre l’institution théâtrale et la société dans laquelle elle s’inscrit, et donc aussi du rapportentre l’institution théâtrale et l’élément idéologique dans lequel cette institution est, peu ouprou, toujours prise – bien plus, sans lequel elle serait purement et simplement impossible.C’est cette précompréhension idéologique du théâtre qui justement s’exprime tout en sedissimulant dans la distinction des conceptions psychologique et technique de la Verfremdunget dans la conception simplement pragmatique de leur rapport (au sens, encore une fois, oùnous n’aurions affaire qu’à des procédés techniques requis pour causer des effetspsychologiques). Cela revient à dire que ces conceptions de la distanciation fonctionnent biencomme de véritables obstacles épistémologiques, bloquant la position même du problèmethéorique de première importance : le problème du rapport entre esthétique et idéologie dansla pratique théâtrale. Dès lors, la réinterprétation structurale de la distanciation brechtiennedoit nécessairement s’approfondir en deux sens simultanément, contre son interprétationpsychologique et contre son interprétation technique, de manière à repenser tant les opérationsréelles comprises par cette notion que la nature de ses effets, et ce faisant, de rendre compte

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du caractère idéologique, à la fois réducteur et mystificateur, de ses interprétationspsychologique et technique. (Ce n’est somme toute que l’exigence minimale de toute critiquematérialiste : ne pas se contenter de critiquer un contenu quelconque pour lui-même, sans sedonner les moyens – théoriques et pratiques – de connaître et d’agir sur les conditions quicausent ou déterminent ce contenu, et qui permettent donc simultanément d’en rendre compteet de le transformer).

a/ Pour critiquer l’interprétation psychologique de la distanciation, il faut critiquer lacompréhension psychologique qui la sous-tend du rapport entre scène et spectateurs en termesd’identification. Althusser se garde de refuser toute pertinence au « concept psychologique, etplus précisément, analytique » de l’identification, pas plus qu’aux autres notions telles la« projection » ou la « sublimation », et cette pertinence relative doit faire accepter « l’efficacede processus psychologiques dans le spectateur assis devant la scène » (PM, p. 149). Ce qu’ilconteste, c’est le psychologisme auquel conduit une simple psychanalyse appliquée, c’est-à-dire la simple application de concepts forgés pour décrire, analyser et intervenir dans « dessituations psychologiques contrôlées », à la conduite spécifique et complexe qu’est celle d’un« spectateur-qui-assiste-à-une-représentation » (ibid.). Conduite complexe en effet, dans lamesure où elle est une conduite indissociablement sociale, esthétique et idéologique,corrélative d’une forme sociale de conscience elle-même indissociablement esthétique etidéologique, et non seulement psychologique. Cela signifie – et c’est là l’ouverture d’unprogramme théorique – qu’il revient à l’analyse de cette forme de conscience spécifique(esthético-idéologique) telle qu’elle est engagée dans la conduite du spectateur-qui-assiste-à-une-représentation-théâtrale, de rendre compte de la manière dont interviennent ou dont sontdéclenchés tels mécanismes psychologiques (selon quels facteurs, selon quelle nécessité etc.).Or de ce point de vue, l’identification psychologique cesse de faire problème dès lors que l’onidentifie le mécanisme non-psychologique qui détermine cette identification psychologique :ce mécanisme constitutif de l’idéologique que nous avions évoqué la dernière fois avec ledispositif de l’interpellation, de la reconnaissance-méconnaissance produisant un effet « sujetcentré » qui lui-même conditionne tous les jeux de l’identification :

« Avant de s’identifier (psychologiquement) au héros, la conscience spectatrice en effet se reconnaîtdans le contenu idéologique de la pièce, et dans les formes propres à ce contenu. Avant d’être l’occasiond’une identification (à soi sous les espèces d’un Autre), le spectacle est, fondamentalement, l’occasiond’une reconnaissance culturelle et idéologique. Cette reconnaissance de soi suppose, au principe, uneidentité essentielle (qui rend possibles, en tant que psychologiques, les processus d’identificationpsychologique eux-mêmes) : celle qui unit les spectateurs et les acteurs assemblés en un même lieu,pour un même soir. Oui, nous sommes d’abord unis par cette institution qu’est le spectacle, mais plusprofondément unis par les mêmes mythes, par les mêmes thèmes, qui nous gouvernent sans notre aveu,par là même idéologie spontanément vécue » (PM, p. 149-150).

Il n’y a pas d’identification psychologique sans une reconnaissance idéologique quiconstitue la forme même de la conscience de soi, et qui fait en retour de l’idéologique (nousavons insisté là dessus lors des deux dernières séances) ce par quoi peut être vécue uneidentité d’une conscience et d’un « monde ». Autrement dit, l’idéologique est le système desreprésentations, habitus incorporés, affects, significations et valeurs vécues dans descomportements et des manières de percevoir, des fantasmes et des rêves, des espoirs et desrenoncements, qui constituent (et non déforment ou dissimulent) l’appartenance d’uneconscience à un monde qu’elle reconnaît comme son monde et où elle se reconnaît elle-mêmecomme un centre stable, une identité subjective présente à elle-même dans la présence à soidu monde : « Qu’est-ce que l’idéologie d’une société ou d’un temps, sinon la conscience desoi de cette société ou de ce temps, c’est-à-dire une matière immédiate qui implique,recherche, et naturellement trouve spontanément sa forme dans la figure de la conscience de

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soi vivant la totalité de son monde dans la transparence de ses propres mythes » (PM, p. 145).Mais alors, si l’on accepte cette définition matérielle de l’idéologique (le système des mythesqui structurent notre rapport vécu à nos conditions d’existence) et la détermination formellequi lui correspond (la conscience de soi comme forme générale de la reconnaissance), on nepeut reculer devant la thèse qui en découle :

« Nous partageons bien la même histoire, – et c’est par là que tout commence. C’est pourquoi, dès leprincipe, nous sommes nous-mêmes, par avance, la pièce même, – et qu’importe alors que nous enconnaissions l’issue, puisqu’elle ne débouchera jamais que sur nous-mêmes, c’est-à-dire encore surnotre monde. C’est pourquoi, dès le départ, et avant même qu’il se pose, le faux problème del’identification est résolu par la réalité de la reconnaissance » (PM, p. 151).

Voici la thèse qui s’impose, dès lors que l’on dissout le faux problème del’identification psychologique qui faisait obstacle à la position du vrai problème du rapportentre les spectateurs et la pièce : le théâtre est fondamentalement idéologique ; il est, dans soninstitution et ses pratiques, toujours idéologique, idéologique « dès le départ » ou « dès leprincipe » puisqu’il trouve dans le rapport de reconnaissance-méconnaissance qui déterminela forme idéologique-sociale de toute conscience sa condition de possibilité même. Mais c’estpeut-être aussi la raison de son intérêt propre et la marque de sa spécificité dans le systèmedes arts : car cela signifie que la pratique théâtrale a en propre de ne pouvoir être critique etmatérialiste, c’est-à-dire critique de l’idéologie dans laquelle elle est prise, qu’en se retournantcontre sa propre condition de possibilité et en s’efforçant de la contester, de la déjouer ou dela déplacer de l’intérieur de son propre dispositif dramaturgique – bref, une pratique qui nepeut devenir matérialiste et critique qu’au bord d’elle-même, au plus près de sonimpossibilité, au plus près de la dissipation de toute théâtralité et de la liquidation de sonrapport cardinal : le rapport spéculaire spectateur-acteur. Qu’il y ait là une exigenceparticulièrement difficile, c’est ce que l’on doit mesurer, pour finir, tant du point de vuedramaturgique et scénique (c’est la difficulté de la « distanciation » brechtienne elle-mêmequand on cesse de la cantonner dans une acception de simple ficelle technique) que du pointde vue de l’expérience critique de la conscience spectatrice.

b/ La critique de l’interprétation psychologique de la Verfremdung se répercuteimmédiatement sur son interprétation technique. Pas plus qu’il n’y a d’identificationpsychologique sans une reconnaissance idéologique, il n’y a de technique par soi, ouindépendamment de structures pratiques qui déterminent ce qui, dans un agencement collectifdonné, prend le sens et la valeur d’usage d’une technique19. Cela signifie qu’il fautcomprendre la distanciation brechtienne, non comme une technique isolée ni comme unréservoir de ficelles de théâtre disparates, mais bien comme un système de pratiques. Celui-ci,bien sûr, s’effectue et s’actualise dans et par des techniques précises (par ex. la technique dejeu d’acteur dit du « Non-pas-mais »), mais dans la mesure seulement où ces innovationstechniques « sont toujours liées à une conception d’ensemble de la mise en scène, elle-mêmeliée à une conception du sujet, elle-même liée à une conception du rapport scène-public,acteur-public, elle-même liée à une conception du rapport théâtre-histoire, elle-même liée àune conception philosophique » (« Sur Brecht et Marx », EPP II, p. 565), et en dernièreinstance, dans la mesure où la pratique théâtrale qui mobilise ces techniques intervientdirectement dans la structure idéologico-esthétique du théâtre, et nommément, dans le rapportfondamental de cette structure qu’est le rapport de reconnaissance-méconnaissance.Concrètement, LA énumèrera en 1968, dans son article « Sur Brecht et Marx », les différentes 19 « Il n’y a pas de technique toute nue : une technique est toujours insérée dans une pratique, elle est toujours latechnique d’une pratique. L[es] révolution[s] de Brecht dans la technique théâtrale doivent être comprisescomme des effets d’une révolution dans la pratique théâtrale » (« Sur Brecht et Marx », EPP II, p. 565).

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composantes de ce système de pratiques de distanciation, de décentrement de l’esthétiquecentrée de la conscience de soi, ou comme il le dit alors, de « déplacement (spostamento) » oud’« effet de décalage » :

« 1. Il faut d’abord déplacer le théâtre par rapport à l’idéologie du théâtre qui existe dans la tête desspectateurs. Pour cela il faut “montrer” que le théâtre est du théâtre, seulement du théâtre, et pas la vie.[…] Il faut montrer qu’il y a entre la salle et la scène un vide, une distance. Il faut montrer cette distancesur la scène elle-même. […]2. Il faut ensuite déplacer la conception de la pièce par rapport à la conception traditionnelle. […] Cedéplacement consiste essentiellement à décentrer la pièce, à éviter que la pièce ait la forme de lareprésentation spontanée que le public se fait de la vie, des conflits, du drame et de sa solution. On peutrésumer ce déplacement en prenant un exemple tout à fait symbolique, et en disant que la pièce ne doitpas avoir son centre en elle-même, mais hors d’elle-même, ou qu’il ne doit plus y avoir de héros dans lapièce, qu’il ne doit plus y avoir dans la pièce de grande scène où tout est présent et résumé, de grandescène de conflit classique. Par exemple, le grand coup de génie de Brecht dans Galilée est de n’avoirpas montré la grande scène du procès. […] Le résultat, c’est que le centre de la pièce n’est pas dans lapièce, mais hors de la pièce, et que ce centre, on ne le voit jamais.3. Il faut enfin déplacer le jeu des acteurs par rapport à l’idée que les spectateurs et les acteurs eux-mêmes se font du jeu d’un acteur. […]Le résultat de tous ces déplacements produit un nouveau rapport entre le spectacle et le public. C’est unrapport déplacé. Brecht a exprimé cet effet de déplacement comme effet-V [Verfremdungseffekt], dansle public lui-même, comme la fin de l’identification. Le public doit cesser de s’identifier avec ce que lascène lui fait voir, il doit se trouver en position critique, et prendre lui-même parti, juger, voter et sedécider […] » (« Sur Brecht et Marx », EPP II, p. 571-572).

c/ Althusser en revient-il ici, in fine, à une acception psychologique de ladistanciation ? Nullement. Il replace ce système de pratiques de décentrement ou de décalagepar rapport à son point focal, le rapport idéologique entre spectacle et public : ce rapport dereconnaissance-méconnaissance qui unifie toujours par avance, dans une même conscience desoi, ce qui se passe sur scène et ce qui se passe dans la conscience spectatrice. Et ce faisant, ilfait passer au premier plan ce qui restait encore relativement suggestif dans l’article de 1962 :le constat que la tendance matérialiste dans le théâtre – tendance vers une critique immanentequ’effectue la dynamique d’une structure dissymétrique et décentrée – est essentiellementdifficile, non seulement du point de vue des pratiques dramaturgiques et scéniques qu’ellecontraint à se retourner contre la condition de possibilité idéologique du dispositif théâtral entant que tel, mais aussi du point de vue de l’expérience de la conscience spectatrice elle-même, qu’elle contraint à son tour à se retourner contre elle-même. C’est pourquoi Althusser,au terme de son article de 1968, est amené à expliciter des tensions internes à Brecht que ledétour par Bertolazzi lui permettait en 1962 de minorer au profit d’une lecture plus univoque,moins soucieuse des ambiguïtés du projet brechtien (se contentant de faire quelques allusionsen passant à l’explicitation de ce qu’il faut voir et comprendre dans les songs, à la posture desurplomb d’une conscience spectatrice décillée par l’aveuglement des personnages et tirant« les leçons » de leur mystification, etc.). L’une de ces ambiguïtés doit retenirparticulièrement notre attention, car elle nous permettra de voir que la difficulté qu’Althusserpointe ici chez Brecht n’est pas une insuffisance que l’on pourrait combler ou dépasser, maisbien une difficulté essentielle, c’est-à-dire intrinsèque à l’effort de faire persévérer la tendancematérialiste dans le théâtre.

Cette ambiguïté résiderait chez Brecht en une tendance à identifier la tâche propre à lascience matérialiste de « faire connaître » pour transformer le monde social et la tâche propreau théâtre de « montrer, faire voir, de manière concrète, visible dans le comportement desacteurs » pour transformer les spectateurs (EPP II, p. 574). Trahissant « un côté Aufklärerchez Brecht », cette tendance à « mettre en rapport direct, en court-circuit, la transformationdu monde avec la transformation du spectateur », entraîne une seconde identification entre le

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plaisir éprouvé dans le divertissement « montré » et la « joie de comprendre, joie de se sentircapable de prendre part à la transformation du monde, joie de la transformation ». Et cetteseconde identification à son tour est des plus problématiques, dans la mesure où Brecht lui-même assigne au théâtre, contre les effets d’identification qu’il suscite par son dispositifmême, la tâche de « déconcerter le spectateur, décevoir son attente » (ibid.). Comment donccomprendre le rapport de cette déception, d’une part au plaisir du divertissement théâtral, etd’autre part, à la joie de la transformation ? En dépit de sa tournure psychologisante, leproblème nous paraît ainsi bien posé, si on le reconduit au rapport idéologique dereconnaissance dont on a dit qu’il constituait la condition de possibilité même du rapportspectateur-spectacle. A ce niveau en effet, plaisir et déception ne doivent pas être conçuscomme des sentiments psychologiques (après tout, pourquoi l’identification ferait-elleplaisir ? et pourquoi la distanciation susciterait-elle une déception ?) mais bien comme despolarités métapsychologiques entre lesquelles oscille l’expérience de la consciencespectatrice, au sens où la métapsychologie se confond ici avec l’idéologique même. Nousvoulons dire simplement par là que si le plaisir peut prendre une valeur de principe dans la viepsychique (au sens où l’on parle de principe de plaisir), c’est parce qu’il ne découle pas lui-même du psychique mais exprime affectivement le rapport de reconnaissance qui constitue laconscience comme telle, c’est-à-dire comme forme idéologique et sociale. Le plaisir est en cesens un affect idéologique, et c’est pourquoi il est recherché en principe ou indépendammentdes conditions particulières de la vie psychologique ; et c’est pourquoi aussi il estessentiellement éprouvé au théâtre qui, puisqu’il trouve sa condition de possibilité dans lerapport spéculaire de reconnaissance, s’avère de ce fait particulièrement propice à nourrircette autosatisfaction narcissique fondamentale :

« Lorsque les spectateurs viennent au théâtre, ils ont dans la tête et le corps des idées et descomportements. Sur la scène on leur montre des idées et des comportements, des idées dans descomportements, on leur montre de l’idéologique. Ce qui permet l’existence du théâtre, c'est que lepublic vient voir sur la scène ce qu'il a dans la tête et dans le corps. Pour reprendre une vieille formule,qui n’est pas fausse, dans le théâtre, ce que le public vient voir, c’est lui-même. Le théâtre est comme unmiroir où les spectateurs viennent pour voir ce qu’ils ont dans la tête et le corps, ils viennent pour sereconnaître. C’est tout à fait essentiel : car nous savons que l’idéologique a pour fonction lareconnaissance (et non pas la connaissance). […] Le public dit “C’est bien ça ! Comme c’est vrai”C’est l’expression même de la reconnaissance, comme devant un portrait : “C’est bien lui.” Quand ilvient au théâtre, le public vient toujours dans l’espoir de pouvoir dire à la fin “C’est bien ça.” Quand ils’est reconnu, quand il est bien sûr de s’être reconnu, il est content […] plaisir de la reconnaissance desoi idéologique » (EPP II, p. 575).

Dès lors, on comprend que la tendance matérialiste dans le théâtre soit nécessairementéprouvée sur un mode déceptif, en entendant par là l’affect spécifiquement liée à une rupturede reconnaissance, et donc à un effet de désubjectivation. Pour le dire autrement, unedéception est nécessairement produite par toute critique immanente portée par la structure dedécentrement et de distanciation, comme une sorte de pli ou de contre-affect idéologique. Ladéception est cet affect idéologique paradoxal qui porte l’effet de cette contestation interned’une reconnaissance pourtant attendue, et d’une conscience spectatrice mise à l’épreuved’une déprise de soi. Resterait alors à affronter le problème soulevé précédemment du rapportentre cette déception, affect triste semblant voué à diminuer notre puissance de comprendre etd’agir, et la « joie de la transformation » évoquée par Althusser lecteur de Brecht, cette « joiede se sentir capable de prendre part à la transformation du monde ». Et peut-être que pour cefaire, il faudrait s’engager plus avant dans une voie entrouverte à plusieurs reprises dans nosrencontres antérieures : celle d’une reproblématisation d’un concept d’instinct de mort dansune épistémologie matérialiste, sans doute nécessaire pour penser aussi bien le conflit que toutprocessus tant objectif que subjectif de transformation. N’est-ce pas en effet quelque chose de

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cet ordre que l’on trouverait sur la pente de cette déception, ou plutôt à sa limite, comme à lalimite de toute entreprise de désubjectivation ? (Ce qui tendrait à rapprocher ce qu’Althusserappelle « déception » de la mélancolie, au sens où Freud dit que celle-ci implique undésinvestissement, non seulement du monde – comme dans le deuil –, mais du moi lui-mêmealors « vide »). Le problème serait alors de comprendre comment une telle entreprise peutpasser au service d’une puissance de transformation objective (dont on conçoit mal qu’ellen’implique pas toujours, à quelque degré, un désir de destruction), et au service d’uneaugmentation de cette puissance (joie), au lieu que cette entreprise se soumette au contrairecette puissance, et la réduise et l’entraîne dans un pur procès d’abolition, de destruction de soidans et par la destruction objective. – Problème théorique, mais aussi problème pratique demaîtrise des pulsions de mort que mobilisent des organisations de lutte ; et problèmeesthétique encore, si l’épreuve de décentrement que force à faire une œuvre d’art réellementcritique, pour briser la jouissance narcissique de la reconnaissance idéologique, doitcependant échapper à un simple effondrement mélancolique, à la limite un désir de mourir.Tout ceci n’est proposé bien sûr qu’à titre hypothétique pour notre réflexion commune.

Avant de laisser la placer à celle-ci, revenons pour conclure à l’article sur Bertolazzipour suggérer que cette déception y est déjà présente, doublement. D’abord sur le modenégatif de réaction de la critique bourgeoise qui a accueilli la mise en scène de Strehler : eneffet, la critique était bien armée pour ne pas éprouver cette déception ; car elle s’attendaitnon seulement à voir un mélodrame, mais à pouvoir critiquer un mélodrame, et à pouvoir sereconnaître ainsi comme conscience esthétique prémunie contre ces « mièvreries »,sensibleries « misérabilistes » etc. Et c’est pourquoi elle a reconnu dans la pièce unmélodrame ; et c’est pourquoi elle n’a pas perçu la critique interne du mélodrame effectuéepar la dynamique structurale de la pièce elle-même. Il lui fallait y reconnaître un mélodramepour se reconnaître comme sujet spectateur jugeant en suprême instance, comme conscienceidéologique-esthétique. Mais cette déception est également présente sur un mode positif, auniveau de cette dynamique structurale elle-même :

« Nulle part cette structure n’est exposée, nulle part elle ne fait l’objet d’un discours, ou d’un échange.Nulle part on ne peut la percevoir directement dans la pièce, comme on percevrait tel personnagevisible, ou le déroulement de l’action. Elle est là, pourtant, dans le rapport tacite du temps du peuple etdu temps du drame, dans leur déséquilibre mutuel, dans leur incessant “renvoi”, et finalement dans leurcritique vraie et décevante » (PM, p. 142).

Ce qui implique bien que cette dynamique structurale, pour être déceptive, ait été vécuecomme telle, et dans une certaine mesure, perçue. Cela signifie que la modalité affective de ladéception est indissociable d’un régime de perception spécifique, qui soit en rupture aveccette monstration dont nous avons vu qu’elle n’avait d’autre contenu que l’idéologique20.Qu’est-ce qui est « perçu » dans ce qui est « montré », et pour ainsi dire contre lui ? Ce sontde purs rapports structuraux, rapports qui sont bien sûr pour la conscience spectatrice desrapports abstraits et non perceptibles (par exemple les rapports entre les deux formes detemporalités). Nous avions avec la déception une caractérisation affective de la consciencespectatrice « distanciée », c’est-à-dire clivée par la structure disjonctive de la dialectique à lacantonade dans laquelle elle est prise. Nous en avons à présent une caractérisation perceptive,qui désigne en même temps la tâche de l’art matérialiste, telle qu’Althusser la précisera à

20 « Lorsque les spectateurs viennent au théâtre, ils ont dans la tête et le corps des idées et des comportements.Sur la scène on leur montre des idées et des comportements, des idées dans des comportements, on leur montrede l’idéologique » (EPP II, p. 575).

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l’occasion de son article sur le peintre Cremonini21, puis en suggérant un rapprochement pourle moins inattendu entre Brecht et Beckett dans un article ultérieur22 : rendre sensiblel’abstrait, faire vivre cette abstraction réelle, rendre perceptible l’imperceptible.

21 Cf. « Cremonini, peintre de l’abstrait », EPP II , p. 602-603 : « Je ne veux pas dire, car cela n’aurait aucunsens, qu’on puisse “peindre” des “conditions de vie”, peindre des rapports sociaux, peindre les rapports deproduction ou les formes de la lutte de classes d’une société donnée [C’est à mon sens l’erreur de la mise enscène de Georges Dandin, par Planchon, du moins telle que je l’ai vue à Avignon en juillet 1966 : on ne peutmettre en scène en personne des classes sociales, dans un texte qui ne traite que de certains de leurs “effetsstructuraux” (Note de LA)]. Mais on peut peindre à travers leurs objets, des relations visibles telles qu’ellesfigurent, par leur agencement, l’absence déterminée qui les gouverne. La structure qui commande l’existenceconcrète des hommes, c’est-à-dire qui informe l’idéologie vécue des rapports des hommes aux objets et auxhommes, ne peut, en tant que structure, jamais être figurée en présence, en personne, en positif, en relief, maisseulement, que traces et effets, en négatif, par indices d’absence, en creux… ».22 Voir le résumé du texte d’Althusser paru en Italie, in Warren Montag, Louis Althusser , Ed. PalgraveMacmillan, 2002, p. 32-34. Et la lettre de Franca Madonia du 4 août 1962 : « Prenons Brecht par exemple, tonBrecht, le mien : son caractère extraordinaire tient à sa façon de dire les choses, en leur enlevant ainsi qu’auxévénements, aux sentiments, leur caractère intime comme ils étaient traités auparavant, en les extériorisant, endépouillant la conscience de son aspect de refuge personnel, de coffre-fort intouchable, d’antipode de l’actionpour en faire l’action elle-même, en somme en abolissant l’idée de base du théâtre romantique pétri descontradictions entre le cœur et le cerveau, entre sentiment et raison, entre conscience et extériorité… […]Prenons Beckett si différent de Brecht ; eh bien, même chez lui il n’y a plus de drame intime, plus de drame de laconscience comme opposée au monde : la subjectivité ne l’intéresse ni de près ni de loin, et la conscience n’estpas lacération (blessure) personnelle, mais collectivité, simplement au lieu d’être devenue claire, active, présentecomme chez Brecht, elle est une conscience absente, une conscience qui agit sur un fond encore non spécifié ;certes la différence est profonde, mais c’est aussi cela qui fait d’un théâtre un théâtre moderne, ce changement dela façon qu’a la conscience de se poser » (Louis Althusser, Lettres à Franca (1961-1973), Paris, Stock/IMEC,1998, p. 201-203).