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L'OMBRE BLANCHE, OU LE SENS BLANC DE LA CROYANCE Nicolas Guérin ERES | Essaim 2007/2 - n° 19 pages 159 à 168 ISSN 1287-258X Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-essaim-2007-2-page-159.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Guérin Nicolas,« L'ombre blanche, ou le sens blanc de la croyance », Essaim, 2007/2 n° 19, p. 159-168. DOI : 10.3917/ess.019.0159 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.52.240.140 - 24/03/2015 02h12. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.52.240.140 - 24/03/2015 02h12. © ERES

Guérin Nicolas L'Ombre Blanche, Ou Le Sens Blanc de La Croyance Melville

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  • L'OMBRE BLANCHE, OU LE SENS BLANC DE LA CROYANCE

    Nicolas Gurin

    ERES | Essaim

    2007/2 - n 19pages 159 168

    ISSN 1287-258X

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-essaim-2007-2-page-159.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Gurin Nicolas, L'ombre blanche, ou le sens blanc de la croyance , Essaim, 2007/2 n 19, p. 159-168. DOI : 10.3917/ess.019.0159--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • Lombre blanche, ou le sens blanc de la croyance 1

    Nicolas Gurin

    Que lair du temps de notre postmodernit soit au trait datholo-gie et autres ouvrages sur une spiritualit sans dieu 2 nenlve rien la ncessit, voire loriginalit, de questionner justement ce que la psy-chanalyse apporte de rflexion pertinente sur lathisme, mais la condi-tion pralable ici de ne pas considrer lathisme comme le rejet pur etsimple de la croyance et de toute transcendance.

    Avanons ds maintenant cette hypothse, qui nest certes pas sansparti pris, et qui postule que la psychanalyse est en mesure de se confron-ter et de traiter valablement, cest--dire sans idalisme, le problme quelui posent lathisme et la croyance.

    Pour le dmontrer, il peut savrer pertinent, par exemple, de dfinirrigoureusement la situation gnalogique de la psychanalyse entre lascience et la religion dans la mesure o cet effort, cette dmarche mtho-dologique toujours ncessaire effectuer, peut notamment mais pas seule-ment illustrer en quoi la rponse religieuse (quil sagisse ou non dunereligion institue) est un sens qui saffirme en raction proportionnelle aurel que la science met dcouvert. Pourtant, tel ne sera pas lobjet de cetarticle mme sil ne lui est videmment pas tranger.

    Aborder rationnellement la question de la croyance et du religieux estun problme crucial de la psychanalyse qui dfinit un projet, aussi bienpour Freud que pour Lacan.

    1. Intervention lors du sminaire de La dcouverte freudienne, Fonction du religieux dans lemonde contemporain , du 9 dcembre 2006 luniversit de Toulouse-Le Mirail.

    2. Cf. les travaux de Michel Onfray, dAndr Comte-Sponville et, plus rcemment, de Jacques Bou-veresse.

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  • Pour Freud en effet, il sagit de traduire la mtaphysique en mta-psychologie 3 , tandis que pour Lacan, il convient de rintroduire dansla considration scientifique le Nom-du-Pre 4 .

    Cette problmatique ne soulve pas seulement des questions pist-mologiques. Elle concerne de plein droit, et au plus prs, la thorie et lapraxis de la psychanalyse puisque cest toute la question du transfert et deses usages qui est engage avec le problme du religieux. Rappelons eneffet quun des noms du transfert, pour Freud, tait les lments mys-tiques (mystischen Elements) quil identifiait trs tt comme tant luvre derrire lhypnose 5. Lacan, quant lui, rapprochait explicitement,en 1973, le transfert et le transcendant. Lamour tant ici leur communemesure, il ajoutait que la psychanalyse amne, sur ce point, du nouveau 6.

    Ce dont il sagit ici dexaminer est la diffrence entre la croyance et lareligion ; diffrence qui intresse pleinement la psychanalyse. Il sagit biende problmes cruciaux, savoir comment aborder, dans le champ dunerationalit analytique, la question de la croyance et du religieux tout en fai-sant lhypothse que lune et lautre ne se recouvrent pas.

    Pour le dire a priori dune argumentation, la croyance tant le soubas-sement du religieux, elle ne sy rduit pas, elle lexcde. Il sagit de mesu-rer lcart entre le religieux et la croyance, savoir quand la croyance cessedtre religieuse. Cet cart est ce que lon pourrait appeler lombreblanche . Je mexpliquerai sur cette expression minemment potique.

    Mais pour le moment, par quel bout prendre le problme ?Deux exemples issus de la littrature, disons deux illustrations litt-

    raires, borneront les considrations thoriques qui savrent incontour-nables pour dfinir ce dont il sagit.

    Il nest dailleurs pas si simple de savoir comment se servir de la litt-rature partir de la psychanalyse. Il est clair que, vitant de faire le psy-chologue avec lartiste, il ne saurait sagir ni dinterprter lauteur partirde son uvre, ni, et encore moins, de gloser quant la psychologie des per-sonnages romanesques. Une uvre, un roman par exemple, nest pas interprter pour la bonne et simple raison quil sagit dj dune interpr-tation. Autant faut-il savoir de quoi. Quelle est la structure qui conditionnetelle interprtation, cest--dire tel texte ou telle uvre ?

    3. S. Freud (1905), Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot et Rivages, 2006, p. 324. 4. J. Lacan, La science et la vrit , dans crits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 875. 5. S. Freud (1925), Sigmund Freud prsent par lui-mme, Paris, Gallimard, coll. Folio , 2003, p. 93.6. J. Lacan (1973), Tlvision , dans Autres crits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 350-351.

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  • Casanova lincrdule

    Le premier exemple, introductif quant la problmatique, est biogra-phique mme sil savre probablement quelque peu romanc. Il sagitdun pisode de la vie du libertin Casanova qui nous permet dapprocherpertinemment la structure de la croyance.

    Situons le contexte : Casanova vient dapprendre quun homme richeet suffisamment crdule requiert les services dun magicien pour dbar-rasser la cave de sa maison des mauvais esprits qui la hantent et qui pro-tgent un trsor cach.

    En libre-penseur quil se dit tre, Casanova affirme ny pas croire etsempresse de revtir laccoutrement du magicien pour empocher larcompense promise, se moquer de ces pauvres idiots 7 et sduire, aupassage, une jeune paysanne qui lui plat bien.

    Or, le soir de limposture, alors que Casanova se livre ses mystificationsen feignant de prononcer des paroles sotriques, le vent se lve soudaine-ment et lorage se met gronder. Cest ce moment prcis que notre hros,prtendument incrdule, tremble de peur : la violence du vent, les coupsde tonnerre, un froid pntrant me faisaient trembler comme une feuille 8.

    Ce qui se vrifie ici est double : tout dabord, le ny pas croire est unmode dngatif de la croyance. Il sinscrit donc tout fait dans le procs dela croyance. Ensuite, cest bien lorsque la croyance de Casanova est sur lepoint de saffirmer comme pleine et entire (lorsque le terme ultime decroyance vient se rvler) que le sujet dcouvre langoisse, ou pluttserait-il prfrable de dire que langoisse se dcouvre.

    Reprenant ce passage dOctave Mannoni 9, Lacan fait un commentairetrs prcieux dans la mesure o il souligne en quoi la structure de la croyanceest isomorphe celle du sens : Sil nest pas de croyance qui soit pleine etentire, cest quil nest pas de croyance qui ne suppose dans son fond quela dimension dernire quelle a rvler est strictement corrlative dumoment o son sens va svanouir 10. La dimension dernire de lacroyance, le sens de son sens est un point dvanouissement du sens.

    Pour reprendre lexemple de Casanova, ce point dvanouissement dusens est corrlatif de lavnement de langoisse, de lobjet a qui, lui, na jus-tement pas de sens.

    7. G. Casanova De Seingalt, Mmoires, Paris, Baudelaire, 1967, p. 336. 8. Ibid., p. 342.9. O. Mannoni, Clefs pour limaginaire ou lAutre scne, Paris, Le Seuil, 1969, p. 24-32.10. J. Lacan (1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 216.

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  • L o serait attendu le sens du sens de la croyance, le sujet suppossavoir, cest--dire une rponse religieuse, rpond dabord, pour Casanova,un vide ngativant le sens.

    Nanmoins, Casanova ajoute justement un lment qui constitue uneinterprtation religieuse de langoisse par le biais de laquelle il remet lesujet suppos savoir sa place : Il me semblait, dit le libertin, que la pro-vidence mavait attendu l pour me punir de toutes mes sclratesses 11.

    Mavait attendu l , dclare en effet Casanova. Rappelons que lesujet suppos savoir consiste dans le prjug dun savoir dj l, prsup-pos sa dcouverte. Cest aussi bien le Dieu dtenteur des vrits ter-nelles et partenaire de la recherche scientifique que Lacan dsigne commeun idalisme thologique 12 ou comme une thologie de la science 13 ;remarques qui apparaissent chez Lacan au moment prcis o il rencontredes libres-penseurs , les francs-maons du Grand Orient de France, etqui concident (voire dterminent) avec le fait dinterroger un athismevritable, le seul qui mriterait ce nom , pas qui loccupe essentiellementet duquel la psychanalyse est solidaire 14.

    Cest ainsi quavec le petit commentaire de Lacan sur Casanova, nousavons une indication de ce quest la croyance. Elle est le sens en tant quetel, cest--dire en tant quil est futile (du latin futilis, ce qui fuit, ce quiscoule).

    Futilit du sens

    Or, do vient, pour Lacan, cette conception du sens ?Il le dira plusieurs reprises. Sa source est logique et philosophique. Il

    sagit exactement de Frege et prcisment de son article de 1892 intitul Sinn und Bedeutung et traduit par Sens et signification ou Sens etdnotation 15 .

    Beaucoup de choses dans cet article dont Frege instaure les deux ver-sants du Sinn et de la Bedeutung, beaucoup de choses sont retenir et sp-cialement pour un analyste 16 , remarque en effet Lacan. Il sembleeffectivement pertinent de comprendre ce que dit Frege sur larticulationdu sens et de la signification dans la mesure o si la structure de la

    11. G. Casanova De Seingalt, op. cit., p. 342. 12. J. Lacan (1969), Dun Autre lautre, Paris, Le Seuil, 2006, p. 280.13. J. Lacan, La psychanalyse en ce temps , Confrence du 25 avril 1969 au Grand-Orient de

    France, Bulletin de lassociation freudienne, n 415, 1983, p. 17-20.14. J. Lacan (1969), Dun Autre lautre, op. cit., 2006, p. 281.15. G. Frege (1892), Sens et dnotation , dans crits logiques et philosophiques, Paris, Le Seuil, Points

    Essais, 1994. 16. J. Lacan, Dun discours qui ne serait pas du semblant, sminaire indit du 16 juin 1971.

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  • croyance est isomorphe celle du sens, alors le dveloppement frgen surle sens nous donne un outil rationnel pour aborder et avancer sur la ques-tion de la croyance.

    Pour Frege donc, le sens fluctue alors que la signification a pour carac-tristique dtre fixe et stable. Par exemple, le sens prcepteurdAlexandre ou disciple de Platon na quune seule signification :Aristote. Il y a donc une infinit de sens possibles (autant de dfinitionsdAristote) pour une seule signification.

    Dans cette mesure, la signification est lamer du sens. Elle est sa valeur de vrit , comme le dit Frege. Nul tonnement, ds lors, que,pour Frege, le langage parfait des sciences dmonstratives doive pros-crire absolument le sens, et sa futilit inhrente, au profit du sol tangible dela signification.

    Pour la psychanalyse, les choses savrent trs diffrentes. Il ny a laucune proscription mthodique du sens au profit de la seule signification.Il ne saurait y avoir non plus linverse, ce qui serait absurde, cest--dire unvincement de la signification au profit du sens.

    La psychanalyse doit sintresser au sens en tant quil fuit, prcis-ment. Car cest l lunique moyen dattraper quelque chose dun rel, cest--dire de la signification du sens. Soit quelque chose qui chute du sens, du corps du sens .

    Alors, si Frege ne veut rien savoir de la fuite du sens dans les sciencesdmonstratives, pour Lacan en revanche, cest justement par la fuite dusens quon touche la signification. Cest pourquoi il dira que le sens dusens dans [sa] pratique se saisit (Begriff) de ce quil fuie : entendre commedun tonneau, non dune dtalade 17 .

    Comme pour la croyance, le sens du sens, la dimension dernire dusens fuit, svanouit. Do la mtaphore ici convoque du tonneau desDanades, tonneau perc du sens comme de la croyance. Ce qui est produitdu tonneau perc du sens, ce qui sort de cette bance et donc qui vient enlieu et place du sens du sens quil ny a pas est une Bedeutung, celle quioriente la psychanalyse. Il sagit de lobjet a, et non pas du sujet suppossavoir. Linverse impliquerait quelle vire une religion. Par consquent, cequi tombe du tonneau perc du sens est ltre causal du sujet. Lobjet atant la Bedeutung du sens, le produit de sa futilit, la signification ne veutrien dire, elle est pure dnotation.

    Lon a donc, dune part, une conception, une structure religieuse dusens et de la croyance. Celle, impossible viter, qui consiste supposer unsens du sens, dj l, toujours prsuppos ds que je commence par-

    17. J. Lacan (1973), Introduction ldition allemande dun premier volume des crits , dansAutres crits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 553.

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  • ler , prcise Deleuze 18. Cest la dimension dernire que la croyance aurait rvler. Et, dautre part, il est possible dextraire un champ de dfinition,disons, lacis, du sens du sens et de la croyance. Seule la psychanalyse lepeut authentiquement mme si la littrature et la posie frlent ce pointnodal.

    Ce point de vue lacis est celui qui implique que le sens du sens estfuyant et se spcifie dun objet dont il ny a pas dide . Cela nest pos-sible que par lentremise de cette opration vrit , comme le dit Lacan,qui consiste dans la chute du sujet suppos savoir et sa rduction lav-nement de lobjet a 19, cest--dire la chute de la prsupposition dun sensdu sens de la croyance.

    Mais lavnement de lobjet a, comment peut-il justement se saisir silsagit dun objet dont il ny a pas dide ? Eh bien, il semble quil puissese saisir par la marque, la cicatrice que sa chute laisse dans le sens. Cettemarque est une ombre.

    Lombre blanche

    Si cette expression d ombre blanche est extraite dun contexte par-ticulier, prcisons ds prsent que sa pertinence tient en ce quellecondense deux expressions de Lacan : 1. Lombre de sens : Le langage suppose une ombre de sens, nous ditLacan, il scie le sens 20. Lacan se sert ici de la proximit phontique qui,en grec, fait voisiner le mot c (ombre, scia) avec celui de ` (fente,schisma) ;2. Le sens blanc : Je me casse la tte et je pense quen fin de compte lapsychanalyse, cest ce qui fait vrai. Mais, faire vrai, comment faut-il len-tendre ? Cest un coup de sens, cest un sens blanc 21. Lacan quivoque iciavec semblant et prcise quil y a, dans le sens blanc, toute la distancedu savoir inconscient ce quil produit, soit lobjet a. Il dira dailleurs, dansle mme temps, que le pote russit un tour de force qui est, non pas deproduire du sens profusion avec lquivocit du signifiant, mais de scierle sens, en quelque sorte, cest--dire de faire quun des deux sens de lqui-voque soit absent.

    18. G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Les ditions de Minuit, 1969, p. 41.19. J. Lacan, Lacte psychanalytique, sminaire indit du 10 janvier 1968. 20. J. Lacan, Le phnomne lacanien , Confrence au CUM de Nice du 30 novembre 1974, Cahiers

    cliniques de Nice, n 1, juin 1998, revue de lantenne clinique de Nice, Association de la Cause freu-dienne Nice-Monaco.

    21. J. Lacan, Linsu que sait de lune bvue saile mourre , sminaire du 10 mai 1977, LUnebvue,n 21, hiver 2003.

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  • Ds lors, et pour revenir sur lobjet du sens de la croyance, lombre dusens, le sens blanc de la croyance est la marque de limpensable, ce lieusans forme quaucun signifi ne peut habiter dit Pierre Bruno 22. Pour ledire autrement, il est la marque de cet Impense quHeidegger dfinitcomme ce qui donne le plus penser en tant quil garde en lui ce quil adimpensable 23. Il est aussi bien la marque de la grandeur ngative dusens, pour emprunter ici un concept kantien 24.

    Cest un cur de non-sense 25 que doit isoler linterprtation psy-chanalytique qui abolit, dans le sujet, tous les sens ; du moins si elle estpotique, justement.

    Le non-sens (en rfrence au non-sense convoqu par Lewis Carroll parexemple) nest pas simplement ce qui na pas de sens, comme ce peut trele point de perspective de la philosophie de labsurde de Camus. Le non-sens est ce qui, dans le sens, objecte au sens et le cause tout la fois 26. Il nesaurait y avoir l aucune opposition binaire et rversible sens/non-sens.

    La seconde illustration littraire, celle do est extraite lexpressiond ombre blanche , est issue dun grand livre, au sens de Deleuze : MobyDick dHerman Melville.

    Cest en effet un grand livre, car, comme dit Deleuze, un grand livreest toujours lenvers dun autre livre qui ne scrit que dans lme, avec dusilence et du sang, dans la mesure o il y a toujours, dans un grand livre,un effet qui consiste entraner tout le langage, le faire fuir, le pousser sa limite propre pour en dcouvrir le Dehors, silence ou musique 27 .

    Et quest lombre blanche dans louvrage de Melville ? Cest lclat couleur-de-vide 28 que la Chose, le Cachalot Blanc, Moby Dick projettesur ltant, sur le monde.

    Cet ouvrage traite de la croyance et de ses diverses modalits. Concer-nant les personnages, certains marins y croient, Moby Dick, dautres nycroient pas, tandis quAchab, le capitaine fou et incroyant, est sr de laChose quil traque.

    La construction du livre est galement surprenante. Le style natura-liste (de trs longs passages constituent un vritable trait de ctologie,dautres, non moins consquents, sont des exposs dtaills sur lindustrie

    22. P. Bruno, Limpensable , Sminaire Divan/divin, indit de lAPJL du 27 mars 2006, Toulouse. 23. M. Heidegger (1951), Quappelle-t-on penser ? Paris, PUF, Quadrige, 1999.24. Une grandeur est ngative par rapport une autre grandeur en tant quelle ne peut lui tre

    runie que par une opposition, cest--dire en tant que lune fait disparatre dans lautre une gran-deur gale elle-mme. Cf. E. Kant (1763), Essai pour introduire en philosophie le concept de gran-deur ngative, Paris, Vrin, 1997, p. 23.

    25. J. Lacan (1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 226.26. Voir sur ce point, G. Deleuze, Logique du sens, chap. Du non-sens , op. cit. 27. G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Les ditions de Minuit, 1993, p. 94.28. J. Lacan (1964), Du Trieb de Freud et du dsir du psychanalyste , dans crits, op. cit., p. 851.

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  • nord-amricaine de la pche la baleine au XIXe sicle) alterne avec le rcitfantastique et tragique. Si bien que cette consistance du savoir dfinie parle naturalisme de louvrage est rendue vaine (et cause) par cette tacheblanche qui est la perspective du roman, son point de fuite, entendre danstous les sens du terme, quest Moby Dick. Ainsi, le Cachalot Blanc est lelieu en excs sur le sens. Il est le lieu dterritorialis 29 du signifi.

    Cest donc louvrage dans son entier, sa construction, son criture, sespersonnages qui tmoignent tour tour de la structure du sens en tantquelle est futile, que le sens du sens nexiste pas mme sil est prsuppos.

    Achab, par exemple, dit que le monde est fuyant comme leau delocan 30. Il dclare galement que tous les objets visibles ne sont que lecarton bouilli dun masque 31 . De mme, le narrateur sinterroge sur cequi confre la blancheur du Cachalot son caractre la fois si fascinant etsi effrayant. Reprsente-t-elle le vertigineux miroir du grand vide sanscur et des immensits de lunivers ? [] toutes les teintes terrestres nesont rien [] tout ce brillant blason majestueux ou adorable, les exquisesnuances du couchant sur le ciel et les bois [], le velours de papillon desjoues des jeunes filles , toutes les couleurs varies et diffrentes sur laTerre ne sont rien que de subtiles illusions qui nexistent pas en substance,qui ne sont pas inhrentes aux choses mais appliques de lextrieurcomme un enduit, de telle sorte que toute la divine nature est peinte abso-lument comme une putain, dont les attraits ne font rien de plus que cou-vrir, et ne recouvrent rien que le charnier qui est dessous. Et si nouspoussons plus loin, nous devons alors reconnatre que ce cosmtique mys-tique auquel sont dues toutes les teintes, cest--dire le grand principe dela lumire, est lui-mme jamais blanc et sans couleur ; sil oprait direc-tement et sans intermdiaire sur la matire, il frapperait tous les objets []de sa mme uniforme et vacante blancheur. le bien mditer, le livide uni-vers gt devant nous comme un lpreux ; et tel lentt voyageur qui veut,en Laponie, sobstiner ne pas protger ses yeux de verres colors et colo-rants, de mme le malheureux infidle saveugle-t-il soi-mme voir leblanc, le colossale suaire qui enveloppe le paysage autour de lui 32 .

    Ce passage o lesthtisme se marie au tragique pointe en quoi, pourMelville, il est prfrable de croire en Dieu et dtre dupe des teintes delunivers ! Mais dans le mme temps, lauteur rend compte de la futilit dusens, de la croyance et de son ombre blanche.

    29. Deleuze emploie ce nologisme pour traduire celui de Melville qui disait quil ne parlait pas len-glish mais l outlandish . Cf. Critique et clinique, op. cit., p. 93.

    30. H. Melville (1850), Moby Dick, Paris, Phbus, 2005, trad. dA. Guerne, p. 671 et 800.31. Ibid., p. 263.32. Ibid., p. 302.

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  • Il y a effectivement une interprtation tragique de ce roman inter-prtation qui tait aussi bien celle de Melville probablement, que celle deses divers commentateurs. Elle consiste en ce que le baleinier et son qui-page mtiss, embarqu pour la chasse dont lenjeu est le gain dun dou-blon dor, reprsentent lAmrique matrialiste embarque pour sonpropre naufrage. Voil un sens, parmi dautres.

    Or il semble toutefois que Moby Dick soit, en tant que tel, une inter-prtation. Le roman interprte le sens en tant quil est futile et qui, lui, napas dtat dme et na rien de tragique. Il est un fait de structure, ni plusni moins. Cette hypothse nest pas anodine, surtout si on la transposeaujourdhui pour lire les interprtations multiples qui consistent dnon-cer et dplorer les futilits dudit monde contemporain .

    Un athisme viable

    Si la littrature et la posie russissent rendre compte, illustrer lesens blanc, cest seulement la psychanalyse qui permet de lprouver, passeulement au sens du pathos mais au sens de le mettre lpreuve, den sai-sir leffectivit. Il sagit ici, pour un sujet, dentrevoir ce qui est, pour lui,ncessaire et indit.

    Ncessaire, cest le fait de la structure et de son effet assujetissant. Cesten quoi lon peut comprendre et rejoindre la formule de lathisme selonMarie-Jean Sauret : Car tre athe, nest-ce pas se savoir ncessairementcroyant 33 ?

    Indit, cest ce qui, paradoxalement, est permis par laperception duncessaire : Se savoir ncessairement croyant , est-ce ltre vraimentcomme avant, cest--dire comme avant de se savoir ncessairement ?

    Cette problmatique de lathisme en psychanalyse, qui nexclut pas lacroyance mais isole le religieux, est essentielle dans la mesure o elleconcerne au plus prs la finalit de la psychanalyse comme le terme duneanalyse.

    Peut-tre y a-t-il quelque chose de cela dans ce que Pierre Brunovoque de ce moment davnement dun blanc dans le transfert qui pr-sentifie le vide laiss par la disjonction du sujet suppos savoir et de lana-lyste 34. De mme lorsquil voque cet autre usage du transcendant 35 qui concide avec lidentification la marque de lclipse du transcendant(au sens du transfert), qui est identification au symptme le symptme

    33. M.-J. Sauret, Croire ? Approche psychanalytique de la croyance, Toulouse, Privat, 1982, p. 305. 34. P. Bruno, Lexprience de la passe , Psychanalyse, n 7, Toulouse, rs, octobre 2006, p. 93.35. P. Bruno, Le transcendant , Sminaire indit de lAPJL Divan/divin du 15 mai 2006, Toulouse.

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  • tant ici aussi bien le symptme du sens en mme temps que le point limitede la ralit psychique qui est ralit religieuse 36.

    Plusieurs indications tardives de Lacan quil ne sagit pas ici de resti-tuer de faon exhaustive invitent reconsidrer le sens, ce qui prsente unintrt heuristique dans la mesure o cette reconsidration autorise, dumme coup et bien quindirectement, une conceptualisation de la croyance.

    Cest ainsi, par exemple, lorsquil dclare qu il faut se briser unnouvel imaginaire instaurant le sens 37 ou lorsquil fait cette remarque quiimplique que le rel et le sens, bien quantithtiques, ne sont pas, lun vis--vis de lautre, dans un simple rapport de binarit rversible(intrieur/extrieur) et dexclusion rciproque. Cela rejoint dailleurs laquestion du non-sens, comme diffrent de ce qui na pas de sens, ou dusens blanc, comme la marque que le rel laisse au sens, ds lors et quant lui, irrversible : Avec le cercle consistant du rel, il [le sens] na en prin-cipe quun rapport dextriorit. Je dis, en principe, parce que cette extrio-rit suppose le nud mis plat. Il est mis plat parce que nous ne pensonsqu plat mais on peut aussi bien le figurer autrement 38.

    Penser ce problme implique donc de dpasser un tant soit peu ladbilit mentale inhrente au parltre.

    Concluons sur une dernire remarque de Lacan, pas aussi sibyllinequil ny parat, et qui fera cho ce qui prcde. En 1975, alors que Lacanse trouve luniversit de Yale, il aborde la question de lathisme et rap-pelle justement que tout le monde est croyant mme les athes .

    Et il ajoute, en guise de perspective : Peut-tre lanalyse est-ellecapable de faire un athe viable, cest--dire quelquun qui ne se contredisepas tout bout de champ 39.

    36. Sur lquivalence ralit psychique/ralit religieuse, cf. J. Lacan, RSI, Sminaire indit du11 fvrier 1975.

    37. J. Lacan (1976), Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 121.38. J. Lacan, RSI, Sminaire indit du 11 fvrier 1975. Les italiques sont de moi. 39. J. Lacan (1975), Confrences et entretiens dans des universits nord-amricaines , Scilicet 6/7,

    Paris, Le Seuil, 1976, p. 32.

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