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 1 Guerre, État, état de guerre : quand Schmitt lit Rousseau.   Résumé. Schmitt crédite Rousseau d’avoir formulé le principe du  jus publicum europaeum : « La guerre est une relation d’État à État » mais discrédite sa f açon de l’ établir jugée rhétorique. Rendre compte de ce que Schmitt ne peut lire chez Rousseau conduit à discerner que les conceptions rousseauistes de l’appropriation et de la propriété, de l a souveraineté et de l’obligation, de la guerre et de l’état de guerre s’opposent point par point au concept schmittien du nomos de la terre. La théorie de la guerre est un des objets centraux de la pensée de Carl Schmitt depuis  Le concept de politique (1927) jusqu’à la Théorie du partisan (1962), Au centre de ce  parcours, Le Nomos de la Terre  (1950) lui est tout entier consacré dans la mesure où nomos et  polémos y sont traités comme les deux faces d’un même concept 1 . L’ouvrage s’organise autour d’une thèse centrale : les violences convulsives du XX e  siècle résultent de la dissolution de l’ordre global « interétatique et européocentrique » constitué, du XV e  au XIX e  siècle, autour des deux axes que sont l’organisation de l’Europe sur le principe de la souveraineté des États et l’ouverture du Nouveau Monde à la  prise de terre 2 . Schmitt désigne cet ordre désormais révolu comme  jus publicum europaeu m. Son mérite essentiel aurait été de circonscrire la guerre : Tout ce que l’humanité a pu élaborer jusque là en matière de ce que l’on appelle droit des gens tient en une seule réalisation, accomplie par les juristes et les  gouvernements du continent européen des XVII e  et XVIII e  siècles, et poursuivie au  XIX e  siècle, à savoir la rationalisation et l’humanisation de la guerre, et à leur tour cette rationalisation et cette humanisation ne consistent pour l’essentiel qu’à circonscrire la guerre européenne sur sol européen en tant que guerre d’État et à la concevoir comme une relation d’État à État, d’armée étatique à armée étatique » 3 . 1  C. Schmitt,  Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du jus publicum europaeu m, trad. de Lilyane Deroche-Gurcel , révisée, présentée et annotée par Peter Haggenmacher, Paris, Puf, 2001. Le texte allemand est cité d’après  Der Nomos der Erde im Völkerecht des Jus Publicum Europaeum, (3 e  éd), Berlin, Duncker u. Humbot, 1988. 2   Le Nomos de la Terre , op. cit., p. 141. 3   Ibid ., p. 151. Cette formulation est donnée pour commentaire d’un propos de Talleyrand.

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    Guerre, tat, tat de guerre :

    quand Schmitt lit Rousseau.

    Rsum. Schmitt crdite Rousseau davoir formul le principe du jus publicum europaeum :

    La guerre est une relation dtat tat mais discrdite sa faon de ltablir juge

    rhtorique. Rendre compte de ce que Schmitt ne peut lire chez Rousseau conduit discerner

    que les conceptions rousseauistes de lappropriation et de la proprit, de la souverainet et de

    lobligation, de la guerre et de ltat de guerre sopposent point par point au concept

    schmittien du nomos de la terre.

    La thorie de la guerre est un des objets centraux de la pense de Carl Schmitt depuis

    Le concept de politique (1927) jusqu la Thorie du partisan (1962), Au centre de ce

    parcours, Le Nomos de la Terre (1950) lui est tout entier consacr dans la mesure o nomos et

    polmos y sont traits comme les deux faces dun mme concept1. Louvrage sorganise

    autour dune thse centrale : les violences convulsives du XXe sicle rsultent de la

    dissolution de lordre global intertatique et europocentrique constitu, du XVe au XIXe

    sicle, autour des deux axes que sont lorganisation de lEurope sur le principe de la

    souverainet des tats et louverture du Nouveau Monde la prise de terre2. Schmitt dsigne

    cet ordre dsormais rvolu comme jus publicum europaeum. Son mrite essentiel aurait t de

    circonscrire la guerre :

    Tout ce que lhumanit a pu laborer jusque l en matire de ce que lon appelle

    droit des gens tient en une seule ralisation, accomplie par les juristes et les

    gouvernements du continent europen des XVIIe et XVIIIe sicles, et poursuivie au

    XIXe sicle, savoir la rationalisation et lhumanisation de la guerre, et leur tour

    cette rationalisation et cette humanisation ne consistent pour lessentiel qu

    circonscrire la guerre europenne sur sol europen en tant que guerre dtat et la

    concevoir comme une relation dtat tat, darme tatique arme tatique 3.

    1 C. Schmitt, Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du jus publicum europaeum, trad. de Lilyane

    Deroche-Gurcel, rvise, prsente et annote par Peter Haggenmacher, Paris, Puf, 2001. Le texte allemand est cit daprs Der Nomos der Erde im Vlkerecht des Jus Publicum Europaeum, (3e d), Berlin, Duncker u. Humbot, 1988.

    2 Le Nomos de la Terre, op. cit., p. 141. 3 Ibid., p. 151. Cette formulation est donne pour commentaire dun propos de Talleyrand.

  • 2

    Avec la dissolution du jus publicum europaeum auraient t rompues les digues dans

    lesquelles il avait retenu la guerre en la circonscrivant la guerre intertatique entre tats

    souverains se considrant rciproquement comme justi hostes.

    Le Nomos de la Terre se prsente donc, en large partie, comme une histoire de la

    formation et de la dissolution du jus publicum europaeum : comme toujours chez Schmitt,

    cette histoire est histoire proprement dite celle de figures et moments historiques dtermins

    et histoire conceptuelle. De ce dernier point de vue, la place attribue par Schmitt

    Rousseau est marque par un contraste flagrant4.

    Dun ct, la rfrence Rousseau est lobjet dune forte valorisation : 1 il est crdit

    de la dfinition de la guerre qui est au cur du jus publicum europaeum : La guerre est une

    relation dtat tat et le Contrat social, ce titre, est dsign comme rfrence centrale.

    2 Le lieu de la rfrence est bien celui que cette thse lui assigne : les deux pages que

    Schmitt lui consacre occupent le centre de louvrage et correspondent la dfinition mme du

    jus publicum europaeum. 3 La thse de Rousseau qui dfinit la guerre comme rapport entre

    tats est successivement qualifie duniversellement connue et de novatrice, en mme temps

    quelle reprsente un aboutissement : elle fait tomber de larbre de lesprit europen les

    fruits mrs dun effort de rflexion de deux sicles .

    Mais, dans le mme temps, cette mme rfrence est dvalue de la faon la plus

    brutale : 1 alors que Schmitt consacre des pages entires lanalyse dauteurs explicitement

    donns pour mineurs, il traite Rousseau de faon expditive, une altitude qui confine la

    dsinvolture. 2 Les louanges mmes quil lui adresse ont quelque chose de contradictoire : le

    novateur savre un pigone et lon verra quil supporte mal la comparaison avec son

    contemporain Vattel. 3 Surtout, la manire dont Rousseau argumente sa thse est estime par

    Schmitt dcevante : elle ne serait quun pitre jeu de mots sur le terme tat.

    Cette ambivalence est en elle-mme assez dconcertante pour exiger un examen

    attentif : comment Schmitt peut-il mettre la fois Rousseau si haut et si bas ? Cest

    esquisser une rponse cette question que ces quelques pages seront consacres. Je me

    propose de montrer que si Schmitt ne rend pas justice aux textes quil vise ce qui est insolite

    chez lui , cest quil est mis dans lincapacit de reconnatre les thses de Rousseau sur la

    guerre par les prsupposs de sa propre pense et par la notion mme de nomos de la terre qui

    4 Le Nomos de la Terre, p.150-153.

  • 3

    lorganise. Le traitement de Rousseau par Schmitt pourrait, en effet, signaler plus largement

    un point nvralgique pour sa pense.

    - I -

    En introduisant la rfrence Rousseau dans le Nomos de la Terre, Schmitt dissocie

    demble la porte fondamentale de la thse quil lui attribue et largumentation par laquelle

    Rousseau lui-mme la produit, laquelle est demble marginalise :

    Quant la phrase universellement connue de Rousseau, elle figure dans le

    premier livre de son Contrat social de 1762 : La guerre est une relation dtat

    tat . Nous ne comprendrons la gense de cette formulation dans lhistoire de la

    pense quaprs un aperu de lvolution du concept de guerre de la fin du XVIe

    jusqu la fin du XVIIIe sicle. Ce sera laffaire du prochain chapitre. Pour le

    moment examinons seulement la manire dont Rousseau lui-mme justifie sa thse

    novatrice.

    Bien sr nous prouverons ce propos une certaine dception5.

    La thse, on la dit, Schmitt la fait sienne. Plus exactement, il y reconnat le centre de

    gravit de ce quil appelle le jus publicum europaeum. Il en produit en effet la gense

    historique dans le chapitre suivant (Transformation des guerres mdivales en guerres

    tatiques non discriminatoires) qui passe en revue, depuis Saint Augustin et Thomas dAquin,

    les oeuvres dAyala, Gentili, Grotius, Zouch, Pufendorf, Bynkersbock et Vattel. Ce dernier

    marquera laboutissement de lvolution du concept de guerre par une formule qui, aux yeux

    de Schmitt, saisit mieux encore que celle de Rousseau lesprit du jus publicum europaeum :

    La guerre en forme, quant ses effets, doit tre considre comme juste de part et

    dautre 6. Mais, deux reprises dj, Schmitt a trait du concept de la guerre dans le jus

    publicum europaeum : dans son second chapitre, propos de Vitoria7 et au dbut du chapitre

    sur le jus publicum europaeum8. Pris ensemble, ces trois textes permettent de caractriser ce

    qui constitue pour Schmitt la doctrine de la guerre dans le jus publicum europaeum :

    5 C. Schmitt, Le Nomos de la Terre, op. cit., p. 151 6 Emer de Vattel, Le droit des gens, Londres 1758, Livre III, chap. XII, 190, p 165. 7 Le Nomos de la Terre, p. 122-124. 8 Ibid., p. 144.

  • 4

    La problmatique de la guerre dans lordre chrtien mdival, tablit-il dabord, tait

    gouverne par la question de la guerre juste. Est juste la guerre qui a une cause juste.

    Lennemi est donc dfini comme injuste et la guerre est ncessairement dissymtrique. Si lun

    des belligrants a une juste cause de guerre, lautre doit tre considr comme coupable. Il y a

    donc dans la guerre mdivale une dimension essentiellement pnale. Le jus publicum

    europaeum, montre Schmitt dans un second temps, est la consquence de ce quil est devenu

    la fois ncessaire et possible de sortir de cet horizon de reprsentation.

    Ncessaire : les guerres de religion, guerres civiles intra-tatiques et intertatiques

    (elles sont des guerres civiles europennes), montrent labme dans lequel peut plonger un

    concept si extensif de la guerre et laporie laquelle conduit une guerre entre chrtiens qui

    symtrise la dissymtrie. La thorie mdivale de la guerre tait incapable de faire face la

    ralit des guerres de religion. Plus mme, la cause juste devenant cause sainte, la guerre entre

    chrtiens sera inexpiable. Le jus publicum europaeum (les traits de Westphalie en annoncent

    lavnement concret) a pour objet premier denrayer lautodestruction de lEurope chrtienne.

    Possible : lmergence de la forme tat et celle du principe de souverainet qui lui

    correspond socle du jus publicum europaeum permettent une nouvelle approche de la

    guerre. Le principe de souverainet, en faisant du souverain la seule instance lgitime de

    dcision de la guerre, commence par renforcer la difficult : il ny a plus dinstance

    suprieure, Rome ou lEmpire, ni auctoritas ni potestas, qui puisse dire lequel des belligrants

    mne une guerre juste. Cependant, en liant la souverainet la forme tat (on passe du

    souverain ltat souverain), le jus publicum europaeum procure une assise pour rsoudre la

    difficult : si le souverain et lui seul peut dcider de la guerre, il ne peut y avoir de guerre

    quentre souverainets9.

    Se trouve alors dfini un concept beaucoup plus dtermin de la guerre que celui de la

    seule hostilit, qui ne peut opposer que des tats souverains territorialiss : Est par

    consquent juste au sens du droit des gens europen de lre intertatique toute guerre

    intertatique mene sur sol europen selon les rgles du droit de la guerre europen par des

    armes organises militairement et relevant dtats reconnus du droit des gens europen 10.

    La question de la guerre juste est devenue celle du justus hostis ou plutt des justi hostes : il

    ne sagit plus de savoir qui a une juste cause de faire la guerre mais qui est fond en droit

    conduire la guerre. la saisie normative de la guerre mdivale succde une rgularisation de

    9 Le principe de souverainet est simultanment principe du droit politique et principe du droit des gens : Schmitt et Rousseau ont en commun de problmatiser cette relation, ils sopposent par leurs manires de le faire.

    10 Le Nomos de la Terre, op. cit., p. 144.

  • 5

    la guerre dans le jus publicum europaeum : elle ne peut avoir lieu quentre tats reconnaissant

    rciproquement leur gale souverainet. Toute autre forme de conflictualit, ramene

    lintrieur de lunit tatique, ne pourra plus avoir le statut de guerre mais celui du brigandage

    ou tout au plus de rbellion. Criminalisation de la violence intra-tatique, neutralisation et

    rationalisation de la violence intertatique, telle est la structure du jus publicum europaeum.

    Cest au regard de cette gense et de cette comprhension du jus publicum europaeum que Schmitt va tre du par largumentation de Rousseau. La faon dont il la restitue

    demande a tre regarde de prs :

    Le philosophe dhabitude si exigeant, recourt ici un artifice sidrant et presque

    simpliste. Il exploite lambigut immdiate du mot tat. On peut crire ce mot avec

    majuscule ou avec minuscule, tat ou tat. Selon Rousseau, la guerre est un tat

    (Zustand), un tat de guerre (tat avec minuscule). Pour cette raison, en tant qutat

    prcisment, elle ne saurait exister que dtat tat (tat cette fois avec majuscule).

    Voil en fait toute largumentation. Elle nest pas sans profondeur, mais on croira

    peine quelle ait pu connatre un tel succs. Dans la suite, il est affirm quune

    guerre ne peut daucune manire engendrer des relations personnelles, mais

    uniquement des relations relles. Pourquoi ? Parce que la guerre est un tat (tat

    cette fois de nouveau avec minuscule). Ltat comme tel (ltat avec majuscule) ne

    peut donc avoir comme ennemi quun autre tat et non des hommes. Le grand

    problme mondial de la guerre est ainsi rgl en quelques lignes en jouant sur les

    mots tat et tat. Ce morceau choisi dune raison raisonnante est prsent sous le

    titre De lesclavage11 .

    Le moins quon puisse dire est que le regret exprim en premier lieu ( le philosophe

    dhabitude si exigeant ) doit dabord sappliquer la lecture que Schmitt fait du texte de

    Rousseau ! Il suffit douvrir le Contrat social pour lobserver :

    - 1 Lindication donne en dernier lieu, par la mention du titre du chapitre vis, est

    dterminante. Elle implique le contexte de la discussion : dans ce chapitre, Rousseau discute

    Grotius et Pufendorf qui voient dans la guerre la source dune alination lgitime de la libert

    (lesclavage). Le vainqueur, en droit de tuer le vaincu, pourrait lui faire grce de la vie en

    11 Le Nomos de la Terre, op. cit., p. 151. Rousseau, Contrat social, I, V. Schmitt comme Rousseau usent du

    terme rel dans son acception juridique classique, par opposition personnel : le droit rel concerne les choses.

  • 6

    change de la libert. Le vaincu, de son ct, pourrait changer sa libert contre la vie sauve.

    Rousseau conteste les deux versions de ce pseudo-contrat : en dmontrant que la guerre ne

    donne aucun droit sur la vie des vaincus et que la libert nest pas un bien alinable. Pour

    tablir le premier point, il montre que la guerre ne met pas en rapport la personne des

    belligrants mais les socits (corps politiques) dont ils sont les dfenseurs. Cest la vie du

    corps politique qui est en question ( quelquefois on peut tuer ltat sans tuer un seul de ses

    membres ), celle des individus nest implique que mdiatement ( les particuliers ne sont

    ennemis quaccidentellement, non point comme hommes ni mme comme citoyens mais

    comme soldats ).

    - 2 Lordre des arguments est inverse de celui indiqu par Schmitt : ce nest pas

    ensuite mais dabord que Rousseau affirme que cest le rapport des choses et non des

    hommes qui constitue la guerre et que ltat de guerre ne peut natre des simples relations

    personnelles, mais seulement des relations relles . La relation gntique elle-mme est

    inverse par Schmitt : Rousseau ne dit pas que la guerre engendre des relations relles mais

    que les relations relles seules peuvent engendrer la guerre. Cela parce que la guerre, dans la

    mesure o elle a pour objet de semparer dun territoire et des biens de lennemi, suppose

    ltablissement de la socit civile et donc de la proprit. Il ny a pas de guerre possible

    dans ltat de nature o il ny a point de proprit constante .

    - 3 Loin didentifier, comme Schmitt, guerre et tat de guerre, Rousseau tablit

    comme un point central la distinction de ces notions. Cette distinction est mise en uvre dans

    le Contrat social : ltat de guerre est ce fond sur lequel la guerre clate, il subsiste dans le

    rapport des vaincus au vainqueur tant quun trait de paix na pas conventionnellement rgl

    leurs rapports. Cest cependant dans un autre texte, le clbre fragment sur la guerre publi

    par Dreyfus-Brisac dans son dition du Contrat social de 1896, quest dveloppe la relation

    entre guerre, tat et tat de guerre12. Or cest cette dition, avant tout rpute pour la

    richesse de ses appendices, que Schmitt renvoie : il ne pouvait donc ignorer ce texte13.

    Rousseau sy emploie, contre Hobbes cette fois, distinguer de la guerre lhostilit que ltat

    de nature peut connatre : il peut y avoir des disputes , des querelles , des combats et

    des meurtres , mais pas de guerre parce que celle-ci est lactualisation dun tat de guerre

    12 Edmond Dreyfus-Brisac, dition du Contrat social, Paris, Alcan, 1896 : Appendice II, p. 304-3316. Ce texte est repris, dans une prsentation diffrente, sous le titre Que ltat de guerre nait de ltat social dans OC III, p. 601-612. Il appartient en fait aux Principes du droit de la guerre dont nous venons, Gabriella Silvestrini et moi-mme de reconstituer le texte dans son unit et son ordre : Annales J.-J. Rousseau, t. XLVI, 2005, p. 201-282. Mais il convient ici de sappuyer sur les textes dans ltat o Schmitt a pu les connatre.

    13 Lorsque Schmitt parle du Contrat social de 1762 , cest sans doute par opposition avec la premire version, le Manuscrit de Genve, dont lAppendice I de Dreyfus-Brisac rendait le texte disponible.

  • 7

    tat permanent qui suppose des relations communes 14. Tout leffort de Rousseau en

    produisant la notion dtat de guerre est de montrer, contre Hobbes, que loin dtre la

    condition naturelle des hommes, la guerre est celle des socits entre elles :

    Mettons un moment ces ides en opposition avec lhorrible systme de Hobbes et

    nous trouverons, au rebours de son absurde doctrine, que bien loin que ltat de

    guerre soit naturel aux hommes, la guerre est ne de la paix, ou du moins des

    prcautions que les hommes ont prises pour sassurer une paix durable15.

    Loin dtre un jeu de mot, la relation entre tat et tat de guerre est pour Rousseau

    lobjet dune thse fondamentale, corollaire de toute sa pense politique : la guerre nat de

    ltat civil et le suppose, elle ne peut avoir lieu quentre les souverainets constitutives des

    tats. Elle est status belli et sa dfinition en dcoule : Jappelle donc guerre de puissance

    puissance leffet dune disposition mutuelle, constante et manifeste de dtruire ltat ennemi

    ou de laffaiblir au moins par tous les moyens quon le peut 16.

    Schmitt semble donc mconnatre largumentation propre de Rousseau et lui reprocher

    une inconsistance quil y introduit lui-mme. Ne serait-ce pas parce quil se mprend sur la

    thse mme ?

    -II-

    Schmitt crdite Rousseau davoir trouv la formule qui rend compte du concept de la

    guerre dans le jus publicum europaeum : La guerre est une relation dtat tat . Mais est-

    il bien certain quil attribue cette phrase universellement connue le sens que lui donne

    Rousseau ?

    Pour Schmitt, le corps dides dont cet nonc est lemblme a t mieux saisi par

    Vattel que par Rousseau lui-mme. Vattel, en effet, aurait su dgager le lien entre lide dune

    guerre en forme entre souverainets sentre-reconnaissant pour telles et la territorialisation de

    la souverainet dont serait porteuse la forme tat :

    14 Dreyfus-Brisac, p. 305-306 ; OC III, p. 602. 15 Dreyfus-Brisac, p. 315 ; OC III, p. 610. 16 Dreyfus-Brisac, p. 397 ; OC III, p. 607.

  • 8

    Tout ce qui compte en pratique dpend en ralit exclusivement du fait que la

    guerre est une guerre en forme Toute justice se ramne cette forme, et sur le

    plan de la politique pratique cela signifie tout simplement que les guerres menes sur

    sol europen par des tats territoriaux clos contre de semblables tats territoriaux

    galement clos, donc des guerres purement tatiques, sont diffrentes des guerres

    auxquelles participe un non-tat, par exemple des peuples barbares ou des pirates17.

    Pour Schmitt, qui reconnat cette conception chez Vattel, cest la souverainet

    territoriale qui fait ltat. Cest parce quils reconnaissent leur souverainet sur leurs

    territoires respectifs que les belligrants doivent se traiter comme justi hostes et sont tenus

    entre eux aux rgles du droit de la guerre. Le systme du jus publicum europaeum est donc un

    systme dquilibre rsultant du partage exhaustif dun espace clos, lEurope, en territoires

    soumis des souverainets qui sont entre elles dans des relations multilatrales telles que

    chacune est implique dans les conflits qui peuvent surgir entre deux quelconques dentre

    elles18. La guerre ne peut tre quune relation dtat tat dans un monde, celui du jus

    publicum europaeum, marqu par un double mouvement de territorialisation du politique et

    de politisation de lespace. Peut-on discerner une telle structure conceptuelle sous lnonc du

    Contrat social ?

    Les deux dimensions de la forme et de la spatialisation, il faut dabord le noter, sont

    bien prsentes chez Rousseau. Pour lui, sil peut y avoir un droit de la guerre, cest parce que

    la nature de la guerre (explicite par la dfinition cite plus haut) implique des rgles

    formelles (dclaration de guerre, statut des combattants, protection des biens et des personnes

    par les belligrants)19. On peut galement discerner chez Rousseau lide quun mouvement

    dexpansion anime tout corps politique, impliquant une tendance lappropriation de

    lespace. Lexistence naturelle des hommes est absolue, celle des tats est relative : Ltat,

    au contraire, tant un corps artificiel, na nulle mesure dtermine, la grandeur qui lui est

    propre est indfinie, il peut toujours laugmenter ; il se sent faible tant quil en est de plus

    17 Le Nomos de la Terre, p. 166-167. 18 Le Nomes de la Terre, p. 167-168. Le systme de lquilibre des souverainets europennes tait une

    vieille lune que lAbb de Saint-Pierre avait critiqu en lui opposant son Systme de la socit permanente de lEurope. Rousseau accentue cette critique dans son Extrait du Projet de Paix perptuelle (OC III, p. 569-573) en dmontrant que ce prtendu quilibre est en fait gnrateur de guerres rcurrentes.

    19 Cest tablir ces rgles quest consacr le passage des Principes du droit de la guerre intitul Distinctions fondamentales . Dreyfus-Brisac, p.307-309 ; OC III, p.607-608 .

  • 9

    forts que lui. Sa sret, sa conservation demandent quil se rende plus puissant que ses

    voisins 20.

    La prsence bien avre de ces deux thmes chez Rousseau signifie-t-elle quil leur

    accorde la mme signification que Vattel ou Schmitt, et quil les articule de la mme

    manire ?21 On observera dabord que les rgles constitutives du droit de la guerre ne

    concernent pas tant les rapports des puissances entre elles que ceux dune puissance avec les

    membres de ltat quil combat. Le Contrat social le dit clairement : les dclarations de

    guerre sont moins des avertissements aux puissances qu leurs sujets et le prince juste

    respecte la personne et les biens des particuliers ; il respecte des droits sur lesquels sont

    fonds les siens 22. De mme, la relation entre souverainet et territorialit est, chez

    Rousseau, inverse de celle dont est porteur le dispositif schmittien : elle ne va pas de la prise

    de terre la sujtion, mais de la subordination des hommes lemprise sur les choses. Le

    principe dexpansion que nous avons signal nest pas dabord pens en termes de territoire,

    mais de population. Pour expliquer comment un tat tend ncessairement se rendre plus

    puissant que ses voisins , Rousseau souligne (cest ainsi que se poursuit le texte cit ci-

    dessus) : Il ne peut augmenter, nourrir, exercer ses forces qu leurs dpends, et sil na pas

    besoin de chercher sa substance hors de lui-mme, il y cherche sans cesse de nouveau

    membres qui lui donnent une consistance plus inbranlable 23.

    Dans un cas comme dans lautre, Rousseau ne dfinit donc pas, comme Schmitt, la

    souverainet de ltat par son emprise territoriale, mais par la puissance de faire loi. Aussi

    bien, pour Rousseau, la conqute territoriale nest pas le but de la guerre, mais son effet. Le

    but propre de la guerre cest de dissoudre lunit politique qui constitue ltat : Quest-ce

    donc que faire la guerre un souverain ? cest attaquer la convention publique et tout ce qui

    en rsulte, car lessence de ltat ne consiste quen cela. Si le pacte social pouvait tre tranch

    dun seul coup, linstant il ny aurait plus de guerre ; et de ce seul coup ltat serait tu, sans

    quil mourt un seul homme 24.

    20 Dreyfus-Brisac, p. 309 ; OC III, p. 605. Un autre passage exprime la mme ide : De la premire socit

    forme sensuit ncessairement la formation de toutes les autres. Il faut en faire partie ou sunir pour lui rsister. Il faut limiter ou se laisser engloutir par elle : Dreyfus-Brisac, p. 316 ; OC III, p. 603.

    21 Pour une tude de la place de ces ides dans les Principes du droit de la guerre, op. cit., voir B. Bernardi, La Fabrique des concepts, recherches sur linvention conceptuelle chez Rousseau, Paris, Honor Champion, 2006, chap. 5, p. 246-268.

    22 Contrat social, I, IV, OC III, p. 357. 23 Dreyfus-Brisac, p.309-310 ; OC III, p. 605. 24 Dreyfus-Brisac, p.308 ; OC III, p. 608.

  • 10

    Il y a donc tout lieu en effet de penser quentre la problmatique du jus publicum

    europaeum dfinie par Schmitt (du point de vue duquel, de fait, Vattel donne la formulation la

    plus adquate) et celle de Rousseau il ne peut y avoir de vritable correspondance, parce

    quils sappuient sur deux concepts htrognes de ltat. Cest de ne pas avoir identifi cette

    opposition qui rend sans doute Schmitt aveugle au propos effectivement tenu par Rousseau.

    Mais il me parat possible de montrer que, loin dtre circonscrite ce point, en lui-mme

    capital, le dni dont Rousseau semble faire lobjet de la part de Schmitt engage son concept

    mme du nomos de la terre.

    - III

    La rflexion de Schmitt il faut commencer par le rappeler sinscrit dans un horizon

    la fois gopolitique et historico-politique. Le jus publicum europaeum constitue la figure

    centrale du nomos de la terre, que nous avons penser parce que nous sommes les

    contemporains de son effondrement. Deux axes le structurent.

    Le premier, nous lavons vu, est un ordre politique continental, dfini comme ordre

    intertatique. Les tats souverains constituent des ordres intra-tatiques lintrieur desquels

    lhostilit politique exclut la violence et o la violence est en retour dpolitise et

    criminalise. Ils sinscrivent dans un ordre intertatique qui neutralise et rgularise la guerre :

    passant dune problmatique de la norme une problmatique de la rgle, la guerre est

    dcriminalise. La premire guerre mondiale et la violence rvolutionnaire signent la fois

    leffondrement de cet ordre intertatique (la guerre est recriminalise) et intra-tatique

    (lhorizon de la guerre civile redevient constitutif du politique). Cest ce que Schmitt

    cherchera penser dans sa thorie de la guerre de partisan.

    Mais le jus publicum europaeum se caractrise par un deuxime axe. La dcouverte

    du Nouveau Monde est lvnement corollaire des guerres de religion dans la constitution du

    jus publicum europaeum. lopposition du droit des gens prglobal (antique et mdival)

    entre terre ferme, objet de prise territoriale, et mer libre, la dcouverte de nouvelles terres

    substitue une nouvelle structure. Dune part, ct des terres prises (celles de lespace

    europen ou assimil, relevant de souverainets tatiques) apparaissent des terres libres,

    offertes la prise des tats souverains. Dautre part, la mer devient elle-mme objet de prise

    (et, plus tard, lair galement). La terre entire devient un objet global ouvert la

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    confrontation des puissances. On passe au droit des gens global. Le jus gentium devient jus

    inter gentes.

    Le recours la notion de nomos a pour objet de rendre compte de lunit de ces deux

    axes et de leur ordre de dtermination. Le nomos est dabord division, partage, prise de terre.

    Le nomos de la terre cest le principe de la prise de possession des terres. Dans un droit des

    gens global cest, ni plus ni moins, le partage du monde. Ce nest quen un second sens que le

    nomos est loi, au double sens dinstitution de la prise de terre (reconnaissance intertatique

    des souverainets) et dorganisation territoriale de la souverainet (espace intra-tatique de

    juridiction souveraine). Deux passages du Nomos de la terre le montreront sans ambigut :

    1. Au commencement de lhistoire de tout peuple devenu sdentaire, de toute

    communaut et de tout empire se trouve donc sous une forme ou sous une autre

    lvnement constitutif dune prise de terre. Cela vaut aussi pour le commencement

    de toute poque historique. La prise de terre prcde lordre qui en dcoule non

    seulement du point de vue logique, mais aussi historique25.

    2. Le nomos au sens originel est prcisment limmdiate plnitude dune force

    juridique qui ne passe pas par la mdiation de la loi ; cest un vnement historique

    constituant, un acte de lgitimit grce auquel la lgalit de la simple loi commence

    faire sens . Cette vrit du nomos, lisible chez Homre ou Hraclite, occulte

    depuis Platon et surtout Aristote, la dcouverte du Nouveau Monde (en obligeant

    constituer un nouvel ordre, global, du droit des gens) la ramene au premier plan26.

    Nous sommes amens ainsi comprendre que la thse centrale de Schmitt en matire

    de droit de gens est isomorphe celle qui, dans la premire partie de son uvre, structure sa

    pense en matire de droit politique : la primaut dans un domaine de la prise de terre est

    lexact corollaire de celle de la dcision dans lautre. On ne doit pas stonner de voir ainsi

    Schmitt articuler une conception de la souverainet qui relve du dominium une autre qui

    relve de limperium : de son point de vue, cest lobjet mme de la souverainet de ltat

    dassurer cette articulation. Il y aurait en revanche lieu de se demander si la dfinition du

    25 Le Nomos de la terre, p. 53. 26 Le Nomos de la terre, p. 77.

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    pouvoir constituant comme dcision dun peuple sur sa propre existence ne porte pas en elle

    la prvalence dans la pense de Schmitt du nomos sur la dcision27.

    Ces premiers rsultats peuvent tre clairs dun nouveau jour si lon observe la faon

    dont, deux reprises, Schmitt sappuie sur Locke pour montrer comment le jus publicum

    europaeum se constitue comme nomos de la Terre.

    Le Nomos de la terre souvre par une srie de corollaires introductifs . Le premier

    est une thse : la terre est la mre du droit, parce que le droit est avant tout ordre territorial.

    Schmitt rappelle une formule clbre dIsidore de Sville : Jus gentium est sedium occupatio ;

    le droit des gens, cest la prise de terres. Il commente : Une prise de terres fonde le droit

    dans une double direction, vers lintrieur et vers lextrieur. Vers lintrieur, cest--dire au

    sein du groupe qui prend la terre, la premire partition et rpartition du sol cre le premier

    ordre de tous les rapports de pouvoir et de proprit Vers lextrieur, le groupe qui prend

    une terre se trouve confront dautres groupes et puissances qui prennent ou possdent des

    terres.. 28 . Cest cette conception que Schmitt reconnat chez Locke : Selon Locke

    lessence du pouvoir politique consiste en premier lieu en jurisdiction sur la terre. Par

    jurisdiction il entend, au sens mdival, lautorit et la puissance publiques en gnral. La

    prise de possession dun pays revient pour lui la soumission celui qui a la juridiction sur le

    sol. La domination nest dabord que domination sur le pays et seulement par voie de

    consquence sur les hommes qui habitent le pays 29. En note, il cite le second Trait du

    Gouvernement civil : Government has a direct jurisdiction only over the Land 30.

    Le second chapitre du Nomos de la Terre, voquant la prise territoriale du Nouveau

    Monde , montre que la jus publicum europaeum se constitue en donnant le statut de terres

    libres au nouveau continent, hors de lespace continental europen. Terres libres, cest--dire

    ouvertes la prise de terre. Le Nouveau Monde est le paradigme selon lequel va tre pens

    ltat de nature, comme cela est explicitement dit par Hobbes. Le Nouveau Monde est un no

    mans land, non parce quil est inhabit mais parce quil nest pas lobjet dun nomos, partage

    et juridiction. Cest alors que Schmitt relve cette proposition de Locke: In the begining all

    27 Cette analyse, de ce point de vue, vient rejoindre ma lecture du chapitre VIII de la Thorie de la

    constitution : B. Bernardi, Quest-ce quune dcision politique ?, Paris, Vrin, 2003. 28 Le Nomos de la terre, p. 50-51. Je modifie lgrement la traduction et restitue le terme jurisdiction, le

    terme juridiction faisant quivoque en franais. 29 Le Nomos de la terre, p. 52-53. 30 Locke, Second Trait du Gouvernement civil, chap. VIII, 121.

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    the world was America 31. Il faut entendre clairement que ltat de nature est celui dans

    lequel la prise de terre et linstitution du droit qui en dcoule nont pas encore eu lieu.

    On pourrait sans doute interroger la lecture que Schmitt fait de Locke. Ce nest pas le

    lieu de le faire. Pour nous compte surtout, ici, que Rousseau semble avoir fait la mme.

    Lincipit on ne peut plus clbre de la seconde partie du Discours sur lorigine de

    lingalit peut, pour un lecteur un peu rapide, paratra trs proche de la thse de Schmitt et de

    sa lecture de Locke : Le premier qui ayant enclos un terrain, savisa de dire, ceci est moi,

    et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la socit civile 32.

    Nest-ce pas l le geste mme de la prise de terre, et nest-il pas donn pour lacte fondateur

    du premier ordre de tous les rapports de pouvoir et de proprit ? y regarder de plus

    prs, non seulement cette identification ne tient pas, mais il apparat que cest prcisment

    contre Locke que Rousseau, prcisment sur ces points, constitue son propre horizon de

    pense :

    1 Rousseau ne parle en aucune faon de cette appropriation comme dune prise de

    terre collective, celle dun groupe comme dit Schmitt , mais comme dun acte individuel.

    Cette diffrence est porteuse de consquences dterminantes. Mais, il est vrai, elle oppose

    plus Schmitt Rousseau que Rousseau Locke qui Schmitt prte ses propres thses.

    2 Pour Rousseau, ce nest pas le faire (enclore) ni mme le dire ( ceci est moi ),

    mais le consentement cette dclaration, le croire de ceux qui se laissent dpossder, qui est

    le fondement de la socit civile.

    3 Tout leffort fait par Rousseau pour distinguer la possession de la proprit tend

    mettre en vidence que la proprit comme rapport juridique suppose linstitution politique.

    Loin que la proprit soit la source de la socit civile, cest la socit civile qui est la

    condition de possibilit des rapports de proprit. Cest le sens du chapitre du Contrat social

    intitul Du domaine rel.33

    4 Enfin et surtout, la thse que Schmitt relve chez Locke avec beaucoup de

    pertinence : le gouvernement na de juridiction que sur la terre et natteint son possesseur

    que dans la mesure o il y rside et en jouit est prcisment celle que Rousseau rcuse. Ce

    nest pas par la mdiation de sa possession que lon devient membre de la socit civile, mais

    parce que chacun met en commun sa personne et sa puissance sous la juridiction de la

    volont gnrale quen entrant dans la socit civile nous y faisons rentrer nos possessions

    31 Le Nomos de la terre, p. 98 ; Second Trait du Gouvernement civil, 49. 32 Second Discours, OC III, p. 164. 33 Contrat social, I, IX.

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    qui deviennent proprits34. On ne va pas des relations relles aux relations personnelles, mais

    inversement, des relations personnelles aux relations relles.

    Le chapitre IX du Contrat social laffirme avec une ironie cinglante, ce sont les

    modernes qui, par le biais de la thorie de la souverainet, ont fond lautorit politique sur la

    possession dun territoire :

    On conoit comment les terres des particuliers runies et contigus deviennent le

    territoire public, et comment le droit de souverainet s'tendant des sujets au terrain

    qu'ils occupent devient la fois rel et personnel ; ce qui met les possesseurs dans

    une plus grande dpendance, et fait de leurs forces mmes les garants de leur

    fidlit. Avantage qui ne parat pas avoir t bien senti des anciens monarques qui

    ne s'appelant que rois des Perses, des Scythes, des Macdoniens, semblaient se

    regarder comme les chefs des hommes plutt que comme les matres du pays. Ceux

    d'aujourd'hui s'appellent plus habilement rois de France, d'Espagne, d'Angleterre

    etc. En tenant ainsi le terrain, ils sont bien srs d'en tenir les habitants.

    Dans une note fragmentaire, Rousseau donne un tour plus conceptuel encore cette thse, et

    dsigne comme le propre de la conception moderne de la puissance souveraine ce que Schmitt, sous le titre de nomos de la terre, dsigne comme un concept originaire quil faudrait faire remonter Pindare35 :

    Voil pourquoi lautorit des magistrats qui ne stendait dabord que sur les

    hommes, fut bientt un droit tabli sur les possessions , et voil comment le titre de

    chef de la nation se changea enfin en celui de souverain du territoire36.

    Il est manifeste que Rousseau sinscrit dans une tout autre logique, point par point,

    que celle de Locke et de Schmitt. Ce nest pas la prise de terre, mais le rapport dobligation

    qui est constitutif de lordre politique. Ce nest pas des relations relles aux relations

    personnelles, mais des relations personnelles aux relations relles quil faut aller. Cette

    gense de la souverainet implique un changement dans la nature de la guerre qui devient

    34 Contrat social, I, VI. 35 Le Nomos de la terre, p. 47-55. Il y aurait lieu de mditer cet trange renversement qui voit Rousseau

    insister sur lhistoricit du concept de souverainet, quand Schmitt met son livre entier sous un concept toujours dj form du nomos comme prise de terre.

    36 OC III, p. 488-489. Derath donne incompltement ldition de ces lignes : le ms (Neuchtel, R 48, frgt 18) permet de voir que Rousseau avait dabord crit empire des chefs pour autorit des magistrats.

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    pour les souverains la prise de territoires. Les points sur lesquels Rousseau se spare de Locke

    sont trs exactement les mmes que ceux que Schmitt avait mconnus dans sa lecture de la

    dfinition de la guerre par Rousseau. Quatre thses essentielles, dans un cas comme dans

    lautre, sont en jeu. Toutes entrent en conflit avec le concept mme de nomos de la terre :

    1 la distinction de la proprit et de la possession et lidentification de la proprit

    comme une relation institue par la socit civile,

    2 la dfinition de la souverainet comme rapport dobligation, comme relation

    personnelle et, en un second temps, comme relation relle,

    3 la distinction entre lhostilit ponctuelle et circonstancielle que ltat de nature peut

    connatre et ltat de guerre comme rapport civil,

    4 la dfinition de ltat de guerre comme condition naturelle des tats entre eux et

    donc de la paix comme dpassement de la guerre et institution.

    Cette rapide esquisse demanderait tre dveloppe et prcise. Elle nous a

    nanmoins permis de le reconnatre : loin dtre une faiblesse ou une ngligence accidentelle,

    la faon qua Schmitt de lire le chapitre IV du Contrat social signale ce que lon pourrait

    appeler une incompatibilit constitutive de la pense de Rousseau avec celle de Schmitt. Cette

    incompatibilit porte ici sur la dfinition de ltat et met en jeu le concept schmittien de

    nomos de la terre. Y a-t-il lieu de stonner que ce qui cristallise cette opposition entre

    Rousseau et Schmitt soit aussi ce qui spare Rousseau de Locke, ce fondateur du libralisme

    politique ? Je nen suis pas si certain.