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Gustave Courbet, un peintre en liberté. Biographie

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GUSTAVE COURBET un peintre en liberté

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DU MÊME AUTEUR

POÈMES Il y a des nuits belles comme le jour, Éditions du Scorff, 1997.

ESSAIS Le Complexe de Jésus, La Différence, 1986. Les Aventures de la peinture moderne, Liana Levi, 1988. Cézanne ou la peinture absolue, Liana Levi, 1989. Cézanne, Le Chêne, 1991. Voyage en Gracquoland, L'Instant, 1990. Mona, l'ange noir de Henry Miller, Terrain Vague, 1991. Ionesco, le rire et l'espérance, Julliard, 1994.

ROMANS Dragon bleu, Galilée, 1980. Le Chant de la violette, La Différence, 1985. Le Jeune Homme dans un pays lointain, Manya, 1993.

NOUVELLES L'Académie des chiennes, Joëlle Losfeld, 1993.

ALBUM Éloge de Pythagore, Jacques Damase, Galerie de Varenne, 1978.

ENTRETIENS André Miquel, L'Orient d'une vie, Payot, 1990. Vercors, À dire vrai, François Bourin, 1991.

DIVERS Le Douanier Rousseau, un naïf dans la jungle, Découvertes Gallimard, 1992. Le Douanier Rousseau (Paysages), Herscher, 1994. Fra Angelico, Les Saints et les anges, Herscher, 1995. Les Chemins de Van Gogh (photographies de Jean-Marie del Moral), Le Chêne, 1997.

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GILLES PLAZY

GUSTAVE COURBET un peintre en liberté

biographie

COLLECTION « DOCUMENTS »

dirigée par PIERRE DRACHLINE

le cherche midi éditeur 23, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris

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Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit - photographie, photocopie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre - sans le consentement de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© le cherche midi éditeur, 1998.

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Un tel récit de la vie de Courbet (1819-1877) est grandement rede- vable aux travaux qui l'ont précédé. Surtout à ceux de Georges Riat, le premier biographe, et de Petra ten-Doesschate Chu, l'éditrice récente de la correspondance. Il est donc normal de citer, au seuil de cet ouvrage (que nous n'avons pas voulu alourdir de notes) les noms de ces auteurs qui nous ont permis d'évoquer un peintre dont la vie, prise dans l'agitation de son siècle, éclaire le sens d'une œuvre qu'il faut voir sans en éluder la force révolutionnaire.

Toute biographie est une fiction. Parce qu' elle recompose à partir de bribes. Parce que tout être se dérobe à qui, de loin, tente de le saisir. Aussi précis, aussi prudent que soit celui qui tente ainsi d'écrire ce que fut une vie, le récit n'en sera qu'un leurre.

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Quand je serai mort, il faudra qu'on dise de moi : « Celui-là n'a jamais appartenu à aucune école, à aucune église, à aucune ins- titution, à aucune académie, surtout à aucun régime, si ce n'est le régime de la liberté. »

Gustave COURBET, lettre à M. Maurice Richard,

ministre des Beaux-Arts, 23 juin 1870.

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Un trou. On ne le voit pas. Mais on sait qu'il est là, dans la fente aux lèvres serrées, sous l'abondante toison pubienne. Le bassin d'une femme, à cela réduite, jambes écartées. Un tableau inavouable, long- temps dissimulé. Une peinture invisible. L'audace même, mais secrète. L'image pure de la réalité, en son origine, notre origine. Un sexe de femme, peint par Gustave Courbet, aujourd'hui au musée, fierté natio- nale et gloire universelle. Un sexe au cœur de ce qui fut une gare, sur le bord de la Seine, face au Louvre. En cela se résumerait un peintre ? — Allons-y voir.

Gustave Courbet, 1819-1877. Une vie en Franche-Comté, à Paris, en Suisse. Une force de la nature, prolixe en peinture. Une grande gueule. Le « réalisme ». Des amitiés, peu d'amours connues. Le goût de la vérité, de la liberté. La Commune et l'exil. Une colonne abattue, redres- sée... Un homme qui ouvre les yeux et regarde le monde, sonde la vie et nous invite à les voir, en peinture, dans la franchise de son regard. Dans la beauté de la couleur, de la lumière. Ici et maintenant. Entre le leurre romantique et le baume impressionniste.

Un trou. Qui ne se voit pas, mais qui est évident. Un sexe de femme, sans mignardises, sans falbalas. Le trou noir où se confondent la vérité et la liberté. Toute la violence de l'énigme essentielle. Un tableau qui, à jamais, hante l'histoire de la peinture, mais qu'une admiration hypo- crite tente de réduire aux joliesses de l'art, alors qu'il n'a de sens qu'à la lumière orageuse qui éclaire le XIX siècle et fait de la vie de Gustave Courbet le destin d'un homme rayonnant d'espérance révolutionnaire et mortellement blessé par la violence réactionnaire.

Aurions-nous peur de Gustave Courbet ?

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I

LA JEUNESSE EN FRANCHE-COMTÉ (1819-1839)

1 8 1 9 . La France fait mine de se reposer après trente ans de convulsions, de révolutions, d'espoirs, de sang versé, d'épopée, de guerre civile, d'utopie, d'ordre impérial, de désastre guerrier et enfin de restauration monarchique. Un roi sans rayonnement vient de récupérer la place de ses pairs après la chute d'un empire et d'un empereur qui ont dominé l'Europe et transformé le grand rêve d'un monde nouveau en rétablissement du rituel monarchique, puis en écroulement du château de cartes. Fièrement, Louis XVIII a repris possession d'une France blessée, fatiguée, mais à jamais bouleversée. C'est croire qu'on peut revenir en arrière, faire comme si la colère d'un peuple n'avait pas été, comme si toute une société, une culture ne s'étaient pas irrémédiable- ment remises en question.

La Franche-Comté n'est qu'une toute jeune province de ce pays qui aborde le siècle plein d'incertitudes et de contradictions. Louis XIV s'est emparé, en 1678, de cette région qui était depuis longtemps habi- tuée à savourer des libertés dont les rois de France n'étaient guère pro- digues. Dans ce Jura qui se tenait fièrement sur le flanc de la Suisse, la démocratie n'était pas qu'un rêve et les bourgeois des communes pesaient bon poids face à des seigneurs qui avaient octroyé d'eux-

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mêmes des droits ailleurs peu ordinaires. Les Francs-Comtois tenaient à leur indépendance et savaient la maintenir. Le bourg d'Ornans lui- même bénéficiait d'autres privilèges : dès 1244 des seigneurs éclairés, le comte Hugues et la comtesse Alix de Chalon accordaient, selon Marcel Zahar, « à tous les habitants du château d'Ornans d'être libres et exempts de toutes charges et servitudes à perpétuité ». Plus tard, Charles le Téméraire leur donnait le droit de former des milices et de chasser. Puis, en 1570, le cardinal Antoine de Granvelle obtint pour Ornans le droit de choisir un maire qui exercerait la justice — ce qui était une pré- rogative typiquement seigneuriale. Et quiconque, fuyant après avoir « commis homicide par accident ou par autre circonstance méritant grâce » pouvait, depuis 1507, trouver asile à Ornans s'il parvenait à tou- cher une certaine colonne — ce qui faisait de cette ville la seule en Europe à jouir d'une vertu d'ordinaire réservée aux lieux d'église.

La Loue, jolie rivière qui coule à Ornans, chante donc depuis long- temps des airs de liberté et, quoique le nouveau pouvoir royal ait eu la souplesse de chercher la confiance plutôt que la soumission, la Révolu- tion a été bien accueillie par une bourgeoisie éclairée qui n'avait pas manqué de faire son miel des idées des Encyclopédistes et de Jean- Jacques Rousseau. Ornans est un gros bourg de la vallée de la Loue qui a taillé net dans la roche. Jaillie à un peu plus de cinq cents mètres d'al- titude, la rivière cascade et écume parmi les rochers, court dans une val- lée étroite qui s'élargit au-dessous du village de Mouthier où s'ouvre, selon Georges Riat, « une riante contrée, qu'égaient des vignobles, des prairies verdoyantes, de joyeux moulins tictaquant sur l'eau gazouillante, et d'heureux villages aux noms sonores, comme Lods, Vuillafans et Montgesoye, dominé par ces nids d'aigles que sont, sur la rive gauche, Longeville et Châteauvieux, Hautepierre et Échevanne sur la rive droite ».

La Loue divise Ornans, bordée de vieilles maisons bâties sur l'eau. Le clocher d'Ornans dresse sur la rive gauche cette forme caractéris- tique du gothique tardif de la région qu'on ne peut définir que comme une coupole qui aurait des angles; l'hôtel de ville, lui, est sur la rive droite, avec ses nobles arcades : la vigne fait l'unité, à cette époque, et les vignerons tiennent la municipalité — des vignerons qui travaillent

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dur pour des vignes la plupart plantées sur des pentes raides que ruinent les averses, à tel point qu'on doit remonter la terre et sans cesse entre- tenir murées et rigoles.

Jean-Antoine Oudot, le grand-père maternel de Gustave Courbet, est un voltairien d'Ornans. Cet homme qui possède cinq hectares de vignes ne mâche pas ses mots, ne va pas à l'église, n'aime pas les curés, n'ac- cepte pas l'absolutisme monarchique et tient ferme pour son petit-fils le flambeau de la Révolution. Il est conseiller municipal et habite une maison des Îles-Basses. Régis Courbet, le père, n'est pas moins libéral. Il appartient à cette nouvelle vague de notables éclairés qui se piquent de sciences et de techniques quand la plupart des aristocrates enfilent encore, à la Cour, les perles de leur vanité. Propriétaire de terres et de vignes, il est de Flagey, un village proche d'Ornans, où il a sa propriété principale et où il aime vivre. Il n'en dispose pas moins aussi d'une mai- son à Ornans où réside le plus souvent sa famille et où naît son fils aîné Jean-Désiré Gustave, le 10 juin 1819, le jour de la Fête-Dieu, car c'est une légende qui le fait pousser son premier cri dans la campagne, au pied d'un chêne, à la Combe du Rau.

D'une heureuse nature, Régis Courbet ne manque pas de fantaisie. Son père, greffier du juge de paix du canton d'Amancey et acquéreur de biens nationaux sous la Révolution, l'a laissé héritier de soixante- huit hectares de terres à Flagey, ce qui fait de lui le principal proprié- taire de la commune, à une époque où dans le Doubs, ainsi que le pré- cise Jean-Luc Mayaud, un propriétaire seulement sur cent possède plus de trente hectares. Il pourrait se contenter d'en toucher les bénéfices, mais il tient à les exploiter lui-même — ce qu'il fait avec un sens de la gestion déplorable. L'élevage, surtout, le passionne. Bel homme et beau parleur, fervent amoureux de la nature, il n'est bien que sur ses terres de Flagey, de Silly, de Chantrans et dans ses vignes d'Ornans, de Valbois. Il se pique de progrès et joue l'inventeur avec plus d'imagina- tion que d'efficacité (il mettra au point une herse dévastatrice et une voi- ture à cinq roues !). Il pratique aussi en amateur une archéologie origi- nale qui situe Alésia en Franche-Comté. On dit de lui que c'est un coureur de chimères. Heureusement, Sylvie Oudot, qu'il a épousée le 4 septembre 1816, a davantage les pieds sur terre. C'est une femme

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bonne et modeste, travailleuse et délicate, joueuse de flûte, qui aura fort à faire, si l'on en croit Georges Riat, pour « réparer les conséquences des fausses manœuvres et des lubies de son mari », qui finira par assu- mer elle-même la direction de l'exploitation rurale et n'en maintiendra pas moins une atmosphère chaleureuse dans une maisonnée comptant trois filles : Zélie, Zoé et Juliette, nées respectivement en 1824, 1828 et 1831, à la suite de Gustave et d'une autre enfant, Clarisse, morte à l'âge de treize ans.

Paysan, Gustave Courbet? Non, enfant de la terre, sans doute, d'une famille de propriétaires fonciers que Pierre Georgel définit justement comme « mi-paysans mi-bourgeois, assez élevés dans l'ascension vers la bourgeoisie pour le destiner à une carrière libérale (...) — assez pay- sans pour qu'il connaisse de l'intérieur les mentalités et les mœurs de la campagne et se sente proche du peuple sans en faire partie ».

De son enfance on ne peut pas dire grand-chose, seulement l'imagi- ner entre Ornans et Flagey (Ornans auquel la mère reste attachée, Flagey où le père se sent mieux chez lui), sous l'influence surtout du grand-père attentif et aimé. Enfance ordinaire d'un petit garçon qui a besoin pour s'épanouir de la liberté de la campagne et qui ne manque aucune occasion d'y courir avec ses camarades, même de les entraîner sur les pentes de la roche Fournèche qui domine Ornans, ou dans les bois de Flagey. Ce qui ne l'empêche pas d'apprendre à écrire assez bien pour recevoir les compliments d'un de ses oncles qui enseigne le droit à l'Université de Paris. Portera-t-il aussi, un jour, la robe du juge ou de l'avocat? Ou bien, peut-être, entrera-t-il à l'École polytechnique? Les parents font des projets qui ne sont pas forcément réalistes (une diffi- culté d'élocution qui fait quelque peu bégayer Gustave rend audacieuse la première hypothèse) mais pourquoi leur fils ne jouerait-il pas brillam- ment sa partition dans un siècle qui fait miroiter les espoirs d'un monde nouveau? La grand-mère, elle, se contente d'imaginer son petit-fils secrétaire de mairie. Mais la nature n'est-elle pas, selon Jean-Jacques Rousseau, la meilleure des universités? D'instinct, le jeune Gustave applique à son propre usage ce principe qui affirme que mieux vaut un bon sauvage qu'un coupeur de cheveux en quatre. À Flagey, il peut être sans retenue cet enfant de la campagne qui regarde passer avec envie les

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chasseurs et grimpe aux arbres pour voir ce qu'il y a dans le nid des oiseaux. Au milieu des paysans, des vignerons, le jeune Gustave s'as- sure d'appartenir à une lignée, une communauté terriennes pour les- quelles la réalité c'est le rythme des saisons, la force d'une nature géné- reuse, passionnante, spectaculaire et quelquefois capricieuse. Il ramasse des noisettes avec sa mère, au pied des haies ; il cueille des framboises dans les bois de Reugney. Par ailleurs, le grand-père et le père, qui lui sont proches et qui veillent à lui inculquer au mieux ce qu'ils tiennent pour juste, lui enseignent les principes d'une République qui, pour avoir été trop tôt défaite, n'en est que plus désirée.

À douze ans, Gustave est élève du petit séminaire, que dirige un futur cardinal et archevêque de Reims, l'abbé Gousset, et que fréquentent les fils de la bourgeoisie d'Ornans. En effet, à une époque où l'église a su vite reconquérir la mainmise sur l'instruction, l'établissement ne se contente pas de former de futurs prêtres. Courbet n'est pas un bon élève, sauf à l'école buissonnière et à la chasse aux papillons. Il ne s'intéresse guère aux études classiques et encore moins à la religion : à quatorze ans, il refuse de faire sa première communion jusqu'à ce qu'intervienne, en personne, pour le convaincre (mais par quels moyens ?) le duc de Rohan, archevêque de Besançon.

La campagne a ses mystères que la ville méconnaît et l'enfance a le goût des mystères qu'elle n'a de cesse de mettre à l'épreuve de la vérité. C'est dans des rivières comme la Loue que règne la Vouivre célébrée par Marcel Aymé, dangereuse pour l'homme qui passe au clair de lune — forme païenne et féminine (serait-ce Ève aussi ?) de ce serpent du Mal installé au cœur d'une religion qui, après été avoir été repoussée par la Révolution, a retrouvé ses aises avec le retour du monarque. Courbet ren- contra-t-il jamais au bord de la rivière quelque messagère des profon- deurs venue non pour se saisir de lui mais pour, au nom de la nature, pas- ser un pacte selon lequel elle serait toujours son inspiratrice s'il lui jurait fidélité? Claude-Antoine Beau, un ancien élève de Jean-Antoine Gros, qui enseigne le dessin à de jeunes garçons, peu enclins à rester assis à une table pour y copier quelques vieux plâtres, préfère les emmener à la campagne, « sur le motif » comme disent les peintres, et leur apprendre à regarder, à sentir cette nature pour laquelle les esprits éclairés du siècle

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précédent, Rousseau en tête, s'étaient pris d'un nouvel amour. De ce premier professeur nous ne connaissons que quelques œuvres, pieuse- ment gardées en raison de cet élève qu'il eut et dont il semble qu'il sut reconnaître le talent et la personnalité : leur naïveté ne manque pas de fraîcheur, leur insuffisance n'enlève rien à leur sincérité et elles témoi- gnent d'un intérêt pour le paysage qui n'est encore, à cette époque, en peinture, que balbutiant, mais qui va prendre au cours du siècle un for- midable essor.

« Le père Beau » peindra en 1837 un tableau qui sera offert par le D Colard à la paroisse d'Ornans. Cette évocation de saint Vernier, patron des vignerons, est gentiment allégorique, dans la représentation d'un homme jeune et bourgeoisement habillé qui, d'un regard langou- reux, offre au ciel le raisin dont il s'apprête à couper les grappes avec la petite serpe qu'il brandit timidement, tandis qu'un doux soleil d'au- tomne éclaire la vallée de la Loue au fond de laquelle on aperçoit l'église d'Ornans. Tout aussi naïve, mais plus poétique parce que moins artificielle est la vue plus large d'Ornans qu'il peint à peu près à la même époque, avec un premier plan de petits personnages un peu figés : pique-niqueurs, promeneurs et peintre à son chevalet, entouré de quelques admirateurs. Au moins Beau est-il capable d'exprimer un sen- timent de la nature sincère et nul doute qu'il trouve alors en Courbet un élève attentif. Celui-ci, en effet, crayonne sans cesse dans des cahiers qu'il transforme en albums de dessin et qu'il conservera toujours dans ses affaires. Il fait même, à l'âge de quinze ans, à l'huile, le portrait de son camarade Bastide, un futur aumônier de l'armée (le modèle, d'ailleurs, ne se trouve pas très réussi).

À cet âge, les amis, c'est le plus important. Le jeune Gustave entraîne ses copains, sur lesquels il ne manque pas d'ascendant, en de longues courses dans la campagne. Max Buchon est comme un frère : ce fils d'un capitaine de l'Empire très « culotte de peau », qui a pris sa retraite à Salins-de-Jura et assomme ses enfants avec une éducation rigoureuse et ridiculement pieuse, a perdu sa mère et M Courbet l'a en affection. C'est un enfant discret, qui a lui aussi tendance au bégaiement et qui trouve dans la famille de son ami Gustave une chaleur et une fantaisie qu'il n'oubliera jamais. Il y a aussi Urbain Cuenot, Adolphe Marlet,

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Alphonse Bon, Alphonse Promayet que nous retrouverons plus tard en joyeux lurons de ces nuits d'Ornans dont Gustave sera la vedette.

Régis Courbet espère, bien sûr, pour son fils unique une situation qui le mettrait à l'abri du besoin et lui permettrait de jouer un rôle impor- tant dans une société qui ne va tout de même pas en rester aux désillu- sions de la Restauration et que le progrès devrait entraîner de nouveau sur le chemin indiqué par la Déclaration des Droits de l'Homme. Gustave, certes, est un élève médiocre, mais quelques années de pension au col- lège royal de Besançon devraient lui donner un peu plus de raison et d'ambition scolaire afin de le mener aux marches de l'Université. C'est en fait, mal apprécier le caractère réfractaire d'un garçon peu soucieux de rentrer dans le rang et, d'instinct, sachant se défendre contre toute emprise. Celui qui, à dix-sept ans, devient pensionnaire supporte mal une discipline quelque peu militaire, peu faite pour permettre à un ado- lescent aussi indépendant que lui de s'épanouir. Il dira plus tard que c'est là qu'il apprit à « mépriser l'enseignement » et longtemps il fera des cauchemars, nourris de ses souvenirs du collège. Lever à cinq heures et demie, au son du tambour, deux heures d'étude, une heure de dessin, déjeuner en vitesse et en silence, récréation, une heure d'étude, deux heures de mathématiques, récréation, encore étude, souper et cou- cher à huit heures et demie... Tout cela pour devenir bachelier et faire Polytechnique ? Et avec un seul cours de physique par semaine ? Et sans grec ni histoire? Non, vraiment, la partie est perdue d'avance pour Gustave Courbet, qui manque de patience et de soumission et, malgré des leçons particulières, est incapable de se tenir au niveau requis... En plus, on mange mal, on dort mal parce qu'on a froid, les autres élèves sont mauvais camarades (« agaceurs, taquins et ne cherchent qu'à jouer de mauvaises farces »), les professeurs sont sinistres, l'on est puni quand on se fait prendre à fumer ! Et il faudrait aussi aller à confesse ! Alors là, pas question! Quant aux sorties... Son correspondant, M. Chauvin, ne s'intéresse guère à lui. Il y aurait bien le dessin, grâce à un « assez bon professeur », M. Flajoulot, mais celui-ci n'assure pas toujours lui-même des cours auxquels les élèves sont trop nombreux.

À peine arrivé, Gustave n'a d'autre préoccupation que de repartir. Les lettres qu'il envoie à ses parents ou à son grand-père témoignent de sa

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fermeté, de sa volonté de ne faire aucun compromis. Dès le mois de novembre, la révolte gronde. Le prisonnier a, dit-il, le mal du pays. Il ne supporte pas le mouton froid du dîner, ne suit plus les cours de mathématiques qui le dépassent et souffre de ne pouvoir fumer, ce qui provoque chez lui, dit-il, des étourdissements. Dans de telles conditions, il est incapable d'ouvrir un livre et devient le plus risible des cancres. Mais pourquoi est-il enfermé dans cet incroyable établissement, alors qu'il pourrait être externe comme la plupart de ses condisciples, une chambre en ville ne coûtant pas plus cher que la pension du collège ? M. Delly, professeur de mathématiques, héberge des élèves qu'il nour- rit de poulet et abreuve de vin blanc, qui pour le même prix sont aussi « blanchis » et qu'il pistonne pour leur diplôme de bachelier. Alors, si on ne fait rien pour l'enlever d'ici, non seulement Gustave ne travaillera pas, mais il ne mangera que du pain et des noix ! Et si l'on attend trop pour le retirer de cet endroit impossible, il le quittera de lui-même !

Le calcul financier des plus précis qu'il établit à l'intention de ses parents devrait, pense-t-il, toucher son père; pourtant l'argument n'est pas décisif et les raisons qu'il invoque en faveur de sa liberté n'entraî- nent pas une adhésion rapide. Le soutien de M Belford, une amie des grands-parents, et celui de Dom Grappin, un érudit de Besançon dont elle est la gouvernante et qui reçoit le jeune homme, n'est pas plus effi- cace. Le mois de décembre se passe et il s'avère de plus en plus que Gustave perd son temps, qu'il souffre inutilement, qu'il ne sera jamais bachelier. Sans doute le regrettera-t-il plus tard, mais il n'y a rien à faire, il refuse de perdre encore son temps dans cette caserne et il affirme avec une belle conscience de lui-même : « On a voulu me forcer et toute ma vie je n'ai jamais rien fait de force, ce n'est pas là mon caractère. » À moins de dix-huit ans, il énonce le principe qui gouvernera sa vie. Fin décembre, les parents font toujours la sourde oreille, quoique le provi- seur lui-même intervienne pour qu'on le débarrasse de cet élève dont la présence lui paraît embarrassante. Deux mois plus tard, les parents n'ont toujours pas cédé. Fatigué de ronger son frein, Gustave tente de se mettre au travail. Il s'est même acheté une chandelle pour travailler, le soir. C'est ce qu'il écrit à ses parents, mais peut-être n'est-ce que pour les amadouer? Tenace, il n'en garde pas moins l'œil sur l'extérieur et

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vante les cours de l'Académie que suivent ses amis Cuenot, Bastide et Boulet, heureux garçons qui vivent indépendants en ville. Au moins, l'été prochain, décide-t-il, il ira lui aussi à l'Académie.

Une quinzaine de jours plus tard, retournement de stratégie. Les plaintes reprennent : « Maintenant je ne sais plus ce que je fais au col- lège, je ne suis plus au courant de rien et l'on ne s'occupe plus de moi du tout. » D'ailleurs, son incessant faux départ est devenu un sujet de plaisanterie, de la part des professeurs comme de celle des élèves. Les parents, Régis surtout, sont têtus et ne veulent rien entendre : leur fils ne quittera pas le collège avant la fin de l'année scolaire.

C'est à Ornans, à Flagey, à Valbois, où sont les vignes familiales, qu'il vit vraiment, quand viennent les vacances. C'est là qu'il retrouve la seule vie qui lui convienne, en liberté. Il y a ses amis, il y traque le gibier, il y goûte le chant des sources, il s'y épuise à arpenter ce qui est son territoire, il y regarde les jeunes filles qui éveillent en lui des désirs troubles. Il y devient lui-même. Il y apprend à être Gustave Courbet.

À l'automne 1838, enfin, il dispose d'une chambre en ville, et il s'inscrit pour suivre les cours de l'Académie. Le voici donc, plutôt content, à la pension Marchand, puis chez Hunce, rue de la Prison. Content d'être sorti de la « caserne », mais quelque peu effrayé par le programme des études et tout ce qu'il lui faudrait apprendre en grec, géographie, astronomie, chimie, algèbre, latin... L'inquiétude ne dure pas trop et l'étudiant prend, semble-t-il, parti de sa situation. Jus- qu'alors il s'interrogeait sur « l'état » qu'il pourrait prendre, compte tenu de ses mauvais résultats scolaires, mais voici qu'il se donne de plus en plus au dessin, et même à la lithographie, qu'il vient de décou- vrir et qui lui permet d'illustrer de quatre vignettes un recueil de l'ami Max Buchon. Celui-ci, revenu de Fribourg, en Suisse, où il faisait ses études dans une institution religieuse, et sans doute lui aussi alors étu- diant à Besançon, publie en plaquette ses premiers poèmes titrés modestement Essais poétiques. Les deux garçons, qui resteront tou- jours très liés, concrétisent ainsi leur amitié et Gustave demande à ses parents, tout en les assurant de son effort en mathématiques, de l'aider à trouver quelques souscripteurs pour cette publication qui est son pre- mier acte public d'artiste.

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Les deux jeunes gens sont en plein romantisme et l'on peut prendre une des vignettes comme un double portrait-autoportrait de l'auteur et de l'illustrateur. Ce jeune homme qui se dresse fièrement devant un lac entouré de montagnes et au-delà duquel monte une épaisse fumée qui n'est pas sans mystère, on imagine que, chapeau bas, il crie : « À nous deux, le monde ! » Il y a là du cliché d'époque, certes, et une main qui manque de vigueur, mais ce Courbet-là n'est pas près de se renier. Trois autres images représentent le conscrit obligé de quitter une fiancée qui reste agenouillée devant une statue de la Vierge, deux nègres qui sau- vent un naufragé blanc et deux amoureux qui seraient Courbet lui-même et une cousine du poète. En ce mois d'avril 1839, donc, tout va bien. Ou presque, parce qu'il y a ces douleurs lancinantes, ce sang dans les selles. Des hémorroïdes, ainsi que le déclare un médecin ? La victime ne veut d'abord pas le croire, mais elle devra bientôt se résoudre à reconnaître que c'est bien là la cause d'une souffrance qu'il endurera toute sa vie.

En fait, plus que l'Académie, Gustave Courbet, à Besançon, fré- quente l'École de dessin où il a retrouvé ce professeur qui lui avait bien plu au collège : Charles-Antoine Flajoulot, un peintre qui, de son maître David, a retenu plus l'apparente froideur néo-classique que le sens épique, un professeur qui à soixante-cinq ans n'a rien perdu de sa pas- sion pour l'enseignement et qui a une haute idée de l'art dont il se fait le héraut. Son Saint Jean l'aumônier distribuant son bien aux pauvres (musée de Besançon) témoigne de sa rigueur académique, de ses qua- lités de dessinateur et d'élégant coloriste, d'un sens de la composition qui ne manque ni de solidité ni de finesse. Ce bon maître encourage le jeune Courbet, en qui il sait voir un rare talent et qu'il déclare « roi de la couleur », à travailler le dessin. Ce que fait l'élève, très attentif au modèle vivant et prouvant vite qu'il est apte à un académisme de bon ton. Il dessine, il peint de nombreux paysages, croqués sur le vif pen- dant les vacances ou de mémoire, car il s'avère qu'il a un œil qui retient les images : Le Pont de Nahin, La Roche du Mont, La Vallée de la Loue, Les Îles de Mongesoye, L'Entrée d'Ornans. Il peint, dans la vieille ferme de Valbois, deux peintures murales : des chasseurs sous les sapins et un moulin sur la Loue. Il fait aussi des portraits de quelques-uns de ses amis. Ainsi parvient-il, à l'âge de vingt ans, plus engagé sur la voie

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de l'art que ses parents ne le devinent, peu enclin à poursuivre d'autres études, rêvant de Paris où sont les musées et les artistes importants, où un jeune homme ambitieux se doit d'aller tenter sa chance. Obtient-il son baccalauréat en cette fin d'une année où il ne semble pas qu'il ait vraiment travaillé dans ce sens et qu'il ait pu rattraper son retard, plus assidu à la peinture qu'aux matières de l'examen ? Quelque indulgence lui permet peut-être bien de se voir gratifier du fameux parchemin puisque c'est sous prétexte de faire du droit qu'il convainc son père de le laisser aller à Paris.

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II

CONQUÉRIR PARIS

R Courbet, convaincu des bienfaits du progrès technique, a espéré que son fils serait polytechnicien. En effet, y a-t-il plus belle ambition pour un jeune homme moderne ? Le peu d'intérêt montré pour ses études par le collégien a vite fait de transformer le rêve du père en illusion et c'est sur une autre voie que s'engage Gustave. Encore est-ce une autre illusion qu'il entretient, laissant croire qu'il va étudier le droit. Mais, quand il arrive à Paris, à l'automne 1839, il est peu probable qu'il croie vraiment à un avenir juridique et rien ne prouve qu'il se soit jamais inscrit à la faculté : les lettres qu'il envoie à sa famille, à la fin du trimestre, ne laissent rien entendre qui pour- rait confirmer une telle hypothèse. À propos d'études, le 26 décembre, il ne parle à ses parents que de sa présence dans l'atelier du peintre Charles de Steuben, un baron qui a fait ses classes à Saint- Pétersbourg, un ancien élève du réputé Gérard, âgé de cinquante et un ans, récompensé par une médaille de première classe au Salon de 1819 et honoré par la Légion d'honneur en 1827. On peut donc penser que les parents de Gustave Courbet sont au courant : il veut être peintre, il sera peintre. Il est déjà peintre, glissant dans la « bohème », cette vie d'artiste à laquelle le romantisme a donné du charme, dans l'op- position au mode de vie bourgeois qui triomphe sous la monarchie de

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Juillet, sous l'autorité d'un monarque sans grandeur qui s'est résolu à comprendre, à accepter, qu'un siècle nouveau est en marche, auquel aucun roi ne peut imposer sa volonté.

Courbet court au Louvre, le musée des trésors classiques, et au Luxembourg, où sont les œuvres des artistes contemporains. Il ne perd pas de temps. Il a soif de voir les tableaux de peintres qu'il ne connaît que par des gravures, dont il sait peu de choses, qu'il admire simple- ment parce que ses maîtres, Beau et Flajoulot, les lui ont vantés. Il veut, de lui-même, mesurer leur grandeur, c'est-à-dire, déjà, se mesurer à eux. À commencer par David qui lui a été présenté comme le nouveau dieu de la peinture, l'exemple à suivre. Il regarde, il observe, il copie, il emprunte çà et là, sans œillères. Curieux, insatiable, cherchant son che- min, sa personnalité dans le grand fatras de l'histoire de l'art. David le déçoit. Il le trouve trop froid. Il lui préfère la vitalité de Delacroix, qui correspond mieux à son tempérament bouillant, empreint du roman- tisme ambiant. Pourtant, à Versailles, le haut lieu du classicisme, où il admire que le train se rende en une demi-heure, il est impressionné.

Sa plus grande force est dans son sens instinctif de la liberté. C'est ce qui le retient de se choisir un maître, de se faire disciple, de suivre la ligne de quelque école. Il se montre réservé devant le Titien et Léonard de Vinci qu'il ne craint pas de traiter de « filous » devant ses camarades : trop habiles sans doute et manquant de chair. Il regarde de près Ingres et Géricault, sensible ici à la précision du dessin, là au brio sensuel qui anime la peinture. Il ne craint pas la contradiction, il l'assume. Elle est en lui. Elle est lui. Il est ce peintre double, complexe, ce jeune homme qui veut rivaliser avec les plus grands, les plus célèbres et imposer son propre caractère, son émotion personnelle, sa vision, son style. Mais il travaille, s'acharne, mûrit son talent. Et se sent assez espagnol quand il regarde les tableaux de Velasquez, de Zurbaran, de Ribera. Ou bien flamand, proche de Rembrandt. À force d'interroger leurs œuvres, il comprend les mys- tères des plus grands, déjoue leurs ruses, dévoile leurs secrets. Il ne craint pas de les affronter. Avec fierté, orgueil. Le romantisme lui-même, à cette époque, est complexe, tiraillé entre la fougue originale et un nouvel aca- démisme, pas si loin qu'on le croit aujourd'hui du néo-classicisme, dans un exotisme de pacotille, une répétition de clichés, souvent illustrant les

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thèmes littéraires de l'époque, avec des moyens anciens, peignant le rêve et la mélancolie d'un pinceau mesuré.

Gustave Courbet sait d'emblée qu'il lui faut inventer sa propre voie. Hors l'influence de quelque maître que ce soit. Il décide de ne pas perdre son temps dans les ateliers où ne s'enseigne que l'académisme, la stra- tégie d'un art maniéré, sans sincérité, fait seulement pour répondre au goût du jour. Il en sait vite assez pour ne faire confiance qu'à lui-même et ne reste pas longtemps chez Steuben, qui lui a fait des compliments, mais auquel il reproche de s'occuper trop peu de ses élèves. Il préfère fréquenter l'académie Suisse où l'on peut travailler sur le modèle vivant sans que quiconque vienne vous expliquer comment vous devez dessi- ner, peindre; ou bien, tout près de chez lui, l'atelier du « père Lapin » (qui, en fait, se nomme Desprez) où de jeunes artistes s'exercent aussi en toute liberté. Ses étranges manières étonnent ses camarades, ce dont témoigne Alexandre Schanne dans ses Souvenirs : « Il peignait sur du papier gris épais, préparé à l'huile et tendu sur des châssis trois fois grands comme les toiles en usage ; aussi était-il obligé de se mettre au quatrième rang, pour ne pas gêner la vue de ses voisins. La boîte dont il se servait était aussi de dimensions inconnues ; elle contenait d'énormes vessies remplies des couleurs les plus ordinaires, qui se vendent au kilo, telles que le blanc, l'ocre jaune, le vermillon, le noir... Voici comment il combinait ses tons, après avoir regardé avec soin son modèle : il en préparait trois fondamentaux pour la lumière, la demi-teinte et l'ombre. Puis, il disposait les couleurs franches en éventails, sur le haut de sa palette. Cela fait, il peignait à la brosse, au couteau, au chiffon, voire même au pouce ; tout lui était bon. Mais il se préoccupait plutôt de l'har- monie que de la richesse du coloris, qualité, d'ailleurs, qui lui resta propre jusqu'à la fin de sa carrière. Jamais chez le père Lapin, on ne l'a vu exécuter une figure entière; il n'étudiait que le morceau. »

Il se fie à ses propres qualités, à cet instinct de peintre qui lui aiguise l'œil. Il est parti pour conquérir Paris, pour conquérir le monde, non pour être un peintre de conventions. Mais il n'est pas seul. Il se fait des amis, d'autres jeunes peintres. Chez Suisse, il se lie avec François Bonvin, un vrai Parisien qui, dès l'âge d'onze ans a pratiqué studieu- sement le dessin et qui déjà connaît bien le Louvre, où il l'entraîne.

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Cet homme, déterminé mais prudent, gagne sa vie comme modeste fonctionnaire pour éviter la misère dans laquelle il a vu sombrer Charles Bouvier, un bon artiste pourtant, qui a été son initiateur. Chez le père Lapin, Gustave rencontre Alexandre Schanne, un garçon doué qui hésite encore entre peinture et musique, qui finira par choisir la chanson, pren- dra la succession de son père comme fabricant de jouets et sera le modèle du Schaunard des Scènes de la vie de bohème racontées par Henri Murger.

C'est au quartier Latin que s'installe Courbet. La jeunesse roman- tique apprécie la rive gauche de la Seine et ce quartier ancien, populaire où la densité d'artistes, d'écrivains et de journalistes peu conciliants à l'égard de la royale bourgeoisie est particulièrement forte. Il trouve une chambre, une mansarde pas trop chère. Il a peu d'argent et ne peut se payer de modèle. L'aide familiale lui permet de vivre et de peindre, sans plus. Chez son oncle (un cousin germain de sa mère qu'il appelle « mon cousin ») le professeur de droit Jules Oudot, il trouve un foyer chaleu- reux, des idées libérales, des cousins dégourdis, beaucoup de bonne humeur et... une place à table. On s'amuse, on rit, on invente chaque fois des jeux nouveaux, on se déguise. Chez sa tante Eliza Jovinet, la sœur du professeur, l'accueil est aussi chaleureux. Ainsi le jeune peintre se trouve-t-il introduit dans la « bonne société » parisienne. Ce qui l'oblige à demander à ses parents qu'ils lui envoient de quoi s'offrir l'habit indispensable aux mondanités. De toute façon, il faut bien qu'il le fasse faire cet habit, quitte à s'endetter. De même qu'il lui faut se rui- ner en gants blancs, qui ne se portent qu'une fois et dont chaque paire coûte vingt-cinq sous... Pendant l'hiver, il est allé plusieurs fois à des bals masqués. Heureusement, avec le printemps, les soirées se font plus rares, et c'est un bien, car elles lui coûtent cher, dit-il. À ses parents qui oublient de lui envoyer de l'argent, il expose ses comptes et explique qu'il a dû faire des dettes importantes et qu'il ne peut ni payer son loyer ni se fournir en vêtements d'été, malgré son souci de dépenser le moins possible : il prend dans sa chambre des repas que lui prépare son logeur et il n'est allé que trois fois au café depuis son arrivée. Enfin, c'est ce qu'il affirme... La lettre n'a aucun effet et le jeune peintre ne sait plus que faire. Il ne peut plus suivre cousins et cousines dans leurs sorties et,

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fin mai, il n'a toujours que des habits d'hiver à se mettre. Est-ce pour cela que Paris ne lui plaît que modérément, malgré « des choses fort amusantes » comme le feu d'artifice donné en l'honneur de Louis- Philippe et les courses du Champ-de-Mars, ou même admirables comme les Grandes Eaux de Versailles ? Ou est-ce parce que le travail prend la majeure partie de son temps, le matin dès cinq heures et demie à travailler d'après un modèle chez Suisse, le soir au cours d'anatomie, le reste du temps à peindre dans sa chambre, à exécuter une copie au Louvre ou au Luxembourg, à faire quelque portrait?

Le premier séjour parisien, au moins, se termine sur une bonne nou- velle. La menace était importante : Gustave risquait de faire son service militaire. Il avait « tiré un mauvais numéro », perdu à la loterie de la conscription et devait donc passer sous les drapeaux. Deux conseils de révision successifs, bien préparés avec force ingestion d'alcool et de fumée de pipe, joués avec un bégaiement exagéré et marqués par la pré- sentation de plusieurs certificats témoignant de son inaptitude à être sol- dat, se sont soldés par une réforme. L'été, donc, peut se passer à Ornans dans la joie du pays retrouvé, des amis retrouvés aussi, de l'affection d'une mère et de sœurs pleines d'admiration pour ce beau jeune homme qui a vu Paris, qui a rencontré du beau monde, qui a pris de l'assurance, qui sera un artiste connu, réputé.

Maintenant, il sait. Il sait ce que c'est que la peinture. Il l'a vue au Louvre et au musée du Luxembourg. Il a bien regardé et il a compris. Il a eu raison, les écoles, ça ne sert à rien, qu'à apprendre des recettes, des mécanismes qui alourdissent la main. Il faut faire le chemin tout seul, n'écouter que son instinct, son intuition, sa raison, sa sensibilité. Per- sonne ne peut lui apprendre quoi que ce soit. Il doit, tout seul, réinven- ter la peinture. Et ce qu'il a vu ne lui fait pas peur : il peut bien en faire autant ! Et il va le prouver ! Mais ce n'est pas cela le plus important. La technique? — ce n'est pas un problème, rien qu'une question de réflexion et d'application. L'inspiration? — il suffit d'ouvrir les yeux au lieu d'aller chercher dans les livres des sujets mythologiques, reli- gieux, historiques. Le reste est question de tempérament, de caractère, de volonté, d'ambition — et il n'en manque pas. Il y a la nature, les pay- sages et les visages, la lumière sur Ornans, sur la Loue, sur les roches

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qui dominent la vallée ; il y a les couleurs de chaque saison ; il y a les bêtes dans la campagne, en liberté; il y a les gens, les proches qu'on connaît et qu'on aime, qui habitent le regard, et ceux qu'on connaît moins et qu'on admire dans leurs peines et dans leurs joies, travaillant dur ou simplement prenant plaisir au temps qui passe. Il y a la vie, la vie à laquelle il voue une passion sans faille, à laquelle il sent qu'il sera toujours fidèle, qu'il ne pourra qu'être fidèle parce qu'elle est sa seule religion, sa philosophie, la seule foi qu'un homme qui ne s'aveugle pas d'illusions peut avoir. Et c'est cette vie qu'il veut mettre en peinture.

« Gustave Courbet, écrit Georges Riat, trouvait la campagne presque à sa porte. Ayant traversé le vieux pont de Nahin, qui arrondit sa double arcade sur un gouffre vert émeraude, il aimait à grimper à la roche Fournèche, escarpant sa masse grise sur la route de Salins ; là, parmi l'herbe blonde, qui essaye de vivoter sur un rare terreau, il flânait à des- siner la petite ville tapie à ses pieds, ou à rêvasser, son demi-sommeil bercé par le tic-tac des moulins, le zézaiement de la scierie prochaine ou le bruit des chariots, amenant de la montagne les "billes" des sapins.

« Il connaissait bien aussi la promenade "Sous les Roches", qui lui a inspiré plus tard quelques-unes de ses plus belles œuvres. Sortant d'Or- nans par la porte des Îles-Basses, qui s'appuie contre la maison paternelle, il remontait un instant la grand'route, prenait un chemin vicinal à droite, près d'une prairie où plus tard il construisit son atelier, puis gravissait un sentier très roide, à travers les vignes, passait non loin d'un abreuvoir en pierres de taille, bruissant d'une eau toujours fraîche et claire, arrivait enfin au-dessus de la roche où s'élevait le château d'Ornans (...) Cette roche offre le type de toutes celles qui bordent la vallée de la Loue : rondes, abruptes, dénudées sur quelque cinquante mètres de hauteur, elles couronnent, au sens littéral du mot, le cône où elles reposent, et qui va s'évasant jusqu'à la rivière, planté de vignes, dont la terre brun clair s'oppose au calcaire gris du rocher qui domine, et, en bas, à l'herbe verdoyante des prés ou vergers, qui s'étendent au-dessous.

« L'ascension fatigante cesse au château, le reste de la promenade est, pour ainsi dire, de plain-pied, jusqu'à la descente, à deux heures de là, par un chemin plus rapide encore que celui de la montée (...) Presque en face, sur le versant opposé, s'étend un autre plateau, qui lui était

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G USTAVE COURBET (1819-1877) est né à Ornans, dans le Doubs. Il est toujours resté fidèle à la Franche-Comté, quoique devenu parisien. Du moins jusqu'au moment où il dut s'exiler en Suisse. En effet, peintre célèbre dans toute l'Europe,

il fut rendu responsable de la destruction de la colonne Vendôme sous la Commune. Courbet, peu de temps auparavant, avait appelé à son « déboulonnage ». Il est vrai que, par ailleurs, il s'impliqua nettement dans la Commune de Paris, en devenant une sorte de ministre des Beaux-arts, après avoir été élu président de la Fédération des artistes. C'est, en fait, à la protection des monuments historiques, et particulièrement des collections du Louvre qu'il se consacra. Parmi les communards, c'était un modéré, tendance Proudhon. Il n'en paya pas moins cet engagement de quelques mois de prison, dès la reprise de Paris par les Versaillais. Plus tard, il fut condamné à payer les frais de rétablissement de la colonne. On lui en voulait, surtout, d'avoir toujours été un artiste engagé dans la gauche répu- blicaine, socialiste et anticléricale, un artiste pour qui l'art se devait d'être politique, un artiste révolutionnaire.

Courbet fut très tôt le leader de l'opposition à l'académisme alors que celui-ci ânonnait les vieilles recettes allégoriques de la peinture classique et que le romantisme n'en bouleversait guère les règles conventionnelles. Élargissant une troisième voie, qui n'était encore que timidement empruntée (notamment par Millet et Corot) entre celles que balisaient Delacroix et Ingres, il fut le maître du réalisme. Peintre de la nature, des paysages de la val- lée de la Loue, de la chasse et des animaux traqués par les chasseurs, il fut aussi un grand portraitiste. C'est surtout par des compositions monumentales (Un enterrement à Ornans, L'Atelier) qu'il se fit remarquer et qu'il heurta la bonne conscience artistique, surtout quand les préoccupations sociales (Les Casseurs de pierre) ou érotiques (Le Sommeil) y étaient flagrantes.

Gilles Plazy, écrivain et photographe, a longtemps collaboré comme journaliste à de nombreuses publications (Combat, Le Quotidien de Paris, Elle) et à France-Culture. Auteur d'une vingtaine d'ouvrages, parmi lesquels une biographie d'Eugène Ionesco, des entretiens avec Vercors, des essais consacrés à Julien Gracq, Henry Miller, Cézanne, Le Douanier Rousseau, Van Gogh, Matisse...

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