198
ACI Terrains, techniques et théories n° de référence : 962 0801 W 424 HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi » Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT, Marcel DRULHE, Monique GARNUNG, Karla GRIERSON, Jean MANTOVANI, Anita MEIDANI, Alice ROUYER, Tristan SALORD, Nicole THATCHER, Philippe VIDAL Université de Toulouse Le Mirail, octobre 2008

HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

ACI Terrains, techniques et théories n° de référence : 962 0801 W 424

HABITER ET VIEILLIR

Les âges du « chez soi »

Rapport d’activité pour le fonds National de la Sci ence

Coordonné par Monique MEMBRADO

avec les contributions de Serge CLEMENT, Marcel DRULHE, Monique GARNUNG, Karla GRIERSON, Jean MANTOVANI, Anita MEIDANI,

Alice ROUYER, Tristan SALORD, Nicole THATCHER, Philippe VIDAL

Université de Toulouse Le Mirail, octobre 2008

Page 2: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,
Page 3: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

Nous remercions pour leur participation et leurs apports tout

particulièrement Nicole Thatcher, maître de conférences en littérature

française à l’Université Middlesex de Londres, mais aussi Bernadette

Pujalon, maître de conférences de sociologie à l’Université Paris 12 de

Paris, Jacqueline Trincaz, professeure de sociologie à Paris 12 et

Béatrice Collignon, maître de conférences à l’Institut de Géographie

de l’Université Paris 1.

Page 4: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,
Page 5: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

SOMMAIRE

BILAN DETAILLE DU PROJET

I. RAPPEL DES OBJECTIFS INITIAUX ...................................................................... 5

II. PROGRAMME DES ACTIONS ENGAGÉES ET MODALITÉS CONCRÈTES DU TRAVAIL INTERDISCIPLINAIRE ..................... 7

1. Des rencontres régulières sous forme de séminaires internes .......................................... 7 2. L’organisation de séminaires par l’intermédiaire des MSH,

avec chercheurs invités .................................................................................................... 7 3. Démarche de recherche et mode de production des résultats ........................................... 8

3-1 Approches disciplinaires respectives du vieillissement, de l’habiter et/ou du récit : la construction d’une problématique ................................................ 8

3-2 Construire une démarche interdisciplinaire : questions, débats et perspectives ..... 19

III. L’APPORT DE L’ANALYSE CROISÉE PLURIDISCIPLINAIRE AUTOUR D’UN CORPUS D’ENTRETIENS ............................................................ 27

1. Des questionnements interdisciplinaires. Le statut du matériau recueilli : un « récit » ? ................................................................ 27

2. Des convergences ........................................................................................................... 29 3. Mise en œuvre : analyse croisée de deux entretiens

autour de l’expérience du vieillissement et du « chez soi » ........................................... 31 3-1 Approche littéraire .................................................................................................. 33 3-2 Approche sociologique ........................................................................................... 37 3-3 Approche « géographique » .................................................................................... 55 3-4 L’entretien avec Mme L : approches sociologiques ............................................... 58 3-5 Conclusion : approche interdisciplinaire des « récits » du vieillir

et du « chez soi » : quelles avancées ? .................................................................... 79

IV. PRODUCTIONS THÉMATIQUES .......................................................................... 83

1. La déprise et le chez soi ................................................................................................. 83 2. Le « chez soi » dans les trajectoires résidentielles de femmes :

une quête soumise aux contraintes des rapports de genre .............................................. 91 3. Le temps à l’âge de la vieillesse : les figures du « passage » ....................................... 105 4. Le récit et l’expérience temporelle des plus âgés : l’exemple de Léon ........................ 115 5. Analyse de récits de vie à travers l'étude de l'organisation interne du discours ........... 123

Page 6: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

COLLABORATIONS, PUBLICATIONS ET VALORISATION I. COLLABORATIONS INTERNATIONALES ............................................................. 131

II. PUBLICATIONS .................................................................................................... 133

III.COMMUNICATIONS ET CONFÉRENCES INVITÉES (en lien avec l’ACI) ............ 135

IV. AUTRES RÉSULTATS ......................................................................................... 137

V. ORGANISATION D’UN COLLOQUE INTERNATIONAL ET PLURIDISCIPLINAIRE : « Vivre le vieillir : des lieux, des mots, des actes » ......... 139

ANNEXES I.PUBLICATIONS ...................................................................................................... 143

II. FICHES D’ANALYSE ............................................................................................ 145

III. EXEMPLE DE COMPTE-RENDU DE SÉANCE .................................................... 173

IV. DOSSIER SCIENTIFIQUE DU COLLOQUE INTERNATIONAL ET PLURIDISCIPLINAIRE : « Vivre le vieillir : des lieux, des mots, des actes » ......... 177

Page 7: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

1

BILAN DETAILLE DU PROJET

Page 8: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

2

Page 9: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

3

ÉQUIPES PARTENAIRES : les collaborations interdisciplinaires

L’équipe porteuse du projet appartenait, au moment de la réponse à l’appel

d’offres, au laboratoire CNRS CIRUS-Cieu, devenu depuis 2006, le LISST-Cieu

UMR 5193. Le Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires est

une UMR qui regroupe trois équipes : le CIEU (Centre interdisciplinaire d’Etudes

Urbaines), le CERS (Centre de Recherches sociologiques sur les rationalités et les

savoirs), le CAS (Centre d’anthropologie sociale). Dans ce laboratoire, pour le

CIEU, Monique Membrado sociologue est la coordinatrice du projet auquel

participent Serge Clément sociologue et Alice Rouyer géographe. Ces chercheurs

ont participé au cheminement complet du programme de recherche. Tristan Salord,

doctorant en anthropologie puis en sociologie (détenteur d’une bourse CIFRE

depuis cette année) s’est associé à l’équipe et a participé pleinement à la réalisation

de toutes les étapes. Parmi les partenaires, outre le Centre d’Anthropologie, devenu

depuis 2007 équipe composante du LISST, Karla Grierson du laboratoire

FRAMESPA a représenté la discipline littéraire ; Jean Mantovani de l’INSERM

558 et de l’ORSMIP a complété l’équipe de sociologues. L’obtention par Philippe

Vidal géographe (GRESOC) d’un poste de MCF au Havre en 2005 ne lui a pas

permis de continuer à participer à l’avancement du programme. Il a cependant

participé aux premières rencontres et réalisé un site pour la coordination du

programme. Anita Meidani du LISST-Cers (autre composante du LISST) a été

associée à l’ensemble du programme. Deux autres chercheurs, Marcel Drulhe

(professeur de sociologie au LISST-Cers) et Monique Garnung (post-doctorante en

anthropologie) ont participé aux rencontres régulières autour du programme, en

alimentant la réflexion et les travaux d’analyse.

Page 10: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

4

Page 11: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

5

I. RAPPEL DES OBJECTIFS INITIAUX

Ce projet a pour ambition dans un contexte de vieillissement démographique, de développement

des politiques palliatives et de catégorisations exogènes de l’avance en âge, de participer à

l’enrichissement des connaissances sur les expériences multiples du vieillissement et sur les

liens jusqu’ici peu développés entre les modes d’habiter et les parcours de vie.

Ce projet s’inscrit dans une perspective pluridisciplinaire d’approche du processus de

vieillissement et répond à deux objectifs :

1- Enrichir les études sur la construction sociale de la vieillesse et les données sur les rapports

au « chez soi » dans le processus de vieillissement, entendu dans une acception plus large

que le logement auquel les politiques ont tendance à confiner les personnes âgées. Enrichir la

connaissance mutuelle des expériences de la vieillesse, dans ses multiples dimensions liées

au genre, à la position sociale, au sentiment de l’existence (notamment contribuer à y mettre

à l’épreuve les catégorisations endogènes et exogènes, les définitions de la déprise1 et des

constructions identitaires dans des contextes relationnels divers).

2- Enrichir et confronter les approches méthodologiques de diverses disciplines (sociologie,

anthropologie, géographie et littérature) et les paradigmes ou principes épistémologiques qui

les sous-tendent, en ce qui concerne le statut et le traitement des entretiens de recherche et le

statut du « récit ».

Ce programme de recherche articule donc le partage d’un objet commun, le vieillissement, à

une réflexion de méthode sur les techniques d’entretien et le statut du récit dans nos

investigations. Il s’organise autour d’une hypothèse centrale selon laquelle le récit du « chez

soi » éclaire de manière privilégiée les négociations induites par le vieillissement avec

l’entourage matériel et humain, proche et moins proche, avec les dispositifs palliatifs, avec soi-

même.

Il prend appui sur plusieurs postulats, qui sont des acquis de nos recherches précédentes et des

recherches sur l’avance en âge en général :

���� Le vieillissement est vécu comme une dynamique d’accommodation à l’apparition

progressive des signes de l’âge (transitions identitaires et sociales, fatigues, modification des

envies et désirs) qui combine sentiment intime et regard social. La famille et les proches,

l’environnement jouent un rôle majeur dans la construction de ces arrangements. La progression

1 Notion initiée et développée par l’équipe toulousaine de sociologues que nous présenterons (cf.infra)

Page 12: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

6

en âge s’accompagne notamment d’une évolution des relations intergénérationnelles qui

peuvent s’exprimer, entre autres, par une irruption dans le « chez soi » de l’autre.

���� Les relations à l’habiter s’envisagent comme un processus qui engage la trajectoire

résidentielle et sociale des personnes, leur sentiment d’appartenir à une histoire et à une

collectivité. Considérer l’habiter dans son sens anthropologique implique de s’intéresser aux

modes de spatialisation (Ledrut, 1990) des vieilles personnes dans le sens où ces derniers

rendent compte de leurs expériences et de leur insertion dans un espace local concret, dans un

quartier, dans une histoire collective et dans l’espace public.

Ces options s’inscrivent à distance d’une représentation déficitaire, homogène et figée de la

vieillesse et de la réduction de son rapport à l’habiter en termes de « maintien à domicile ».

���� Créer une situation de recherche interdisciplinaire

Ce programme s’inscrit dans une démarche interdisciplinaire. Il s’agit de favoriser la rencontre

et le dialogue de chercheurs d’horizons différents : sociologues, anthropologues, géographes,

littéraires.

Ce projet se justifie par la place accordée au langage, à la mise en mots de l’expérience dans nos

différents champs. La mise en mots du « chez soi » est médiatrice d’une expérience spécifique,

le vieillissement, qui intéresse ici nos diverses approches.

Ce parcours de recherche commun est conçu comme une opportunité d’acculturation

réciproque, où l’apport de chacun est perçu comme nécessaire, depuis la définition précise du

protocole de recherche, la construction d’un panel d’enquêtés, la délimitation des terrains,

jusqu’à l’analyse croisée d’un corpus commun et la confrontation des résultats.

���� Les attendus du travail interdisciplinaire

Clarifier nos postures épistémologiques est le premier acte de construction d’un dialogue qui

impose d’entrer sans les préjugés qui accompagnent l’imposition des frontières disciplinaires

dans l’univers de connaissance des autres.

La première étape d’acculturation réciproque est la préparation commune d’un protocole de

recherche qui puisse répondre aux exigences méthodologiques et aux attendus heuristiques des

différents participants. Il s’agit en effet de parvenir à la constitution d’un matériau qui puisse

être mis en partage. Cette élaboration constitue l’opportunité d’une présentation réciproque des

apports et questionnements propres à nos disciplines. Le statut du récit et de l’entretien est au

cœur de ces interrogations, mais également les bagages théoriques constitués qui président à nos

différentes approches.

Page 13: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

7

II. PROGRAMME DES ACTIONS ENGAGÉES ET MODALITÉS CONCRÈTES DU TRAVAIL INTERDISCIPLINAIRE

Le programme s’est engagé sur deux questions préliminaires : comment s’inscrit-on dans le

travail collectif à partir d’approches disciplinaires épistémiques différentes ?

Comment se mobilise-t-on sur un thème commun ? Il serait plus juste de dire plusieurs thèmes,

puisque nous avons identifié trois pôles principaux : le vieillir, l’habiter, le récit.

Nous avons travaillé de la façon suivante :

1- Des rencontres régulières sous forme de séminaires internes à raison

d’une fois par mois, de janvier 2005 à janvier 2008. Ces rencontres dont l’objectif visé était

l’acculturation mutuelle, les échanges sur les thématiques identifiées et la réalisation d’un

protocole de recherche se sont accompagnées d’un compte rendu systématique, issu des notes

prises et des enregistrements audio. Ces comptes-rendus ont constitué un support essentiel pour

la progression de la réflexion et des confrontations interdisciplinaires2.

2- L’organisation de séminaires par l’intermédiaire des MSH, avec chercheurs invités

Nous avons invité des chercheur-e-s extérieur-e-s dont nous connaissions la familiarité avec le

thème du vieillissement et/ou de l’analyse discursive ou/et biographique, mais aussi avec la

thématique de l’espace et de l’habiter : Bernadette Puijalon et Jacqueline Trincaz,

respectivement maître de conférence et professeure en sociologie à Paris 12, Nicole Thatcher

professeure de littérature à l’Université de Londres, Béatrice Collignon, maître de conférence en

géographie à Paris 1.

Ces séminaires se sont déroulés respectivement :

• Le 20 janvier 2006 : Béatrice Collignon, L’espace domestique chez les femmes Inuits et

l’appropriation de leur logement.

• Le 17 mars 2006 : Bernadette Puijalon et Jacqueline Trincaz, La difficile question de

l’utilisation des récits en Sciences Humaines et Sociales, autobiographie et vieillissement.

• le 1er juin 2006, Nicole Thatcher, L’analyse du récit en littérature3.

Le contenu de ces séminaires a été intégralement retranscrit.

2 cf exemples en annexe 3 cf. Texte dans « Productions thématiques » dans le présent rapport

Page 14: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

8

Il nous faut préciser que l’invitation de Nicole Thatcher s’est faite à la suite de la participation

de notre équipe (représentée par Tristan Salord) à un colloque organisé par le CELIS

(Responsable Alain Montandon, Professeur de littérature comparée) à Clermont-Ferrand les 29

et 30 novembre 2005, sur le thème de l’intergénération et de la transmission.

3- Démarche de recherche et mode de production des résultats

3-1 Approches disciplinaires respectives du vieillissement, de l’habiter

et/ou du récit la construction d’une problématique

Les trois premières séances ont été consacrées à la présentation des approches disciplinaires

respectives sur les thématiques du programme. Nos questionnements de départ ne peuvent être

parfaitement identiques ; cette recherche s’insère pour chacun dans un cheminement intellectuel

inscrit dans différents contextes épistémiques. Pour autant cet échange de savoirs et savoir-faire,

ce côtoiement volontaire, ne peut qu’enrichir ces parcours et les clarifier.

Il nous a paru utile de ce fait de ne pas postuler a priori d’un attendu commun, mais de

présenter, en lien avec ces contextes disciplinaires différents et nos parcours propres, nos

différents attendus4.

3-1-1 Approche sociologique du vieillissement

La deuxième rencontre entre les partenaires du projet ACI « Habiter, vieillir : les âges du ‘chez

soi’ » a permis aux sociologues du groupe de présenter leur approche du processus de

vieillissement et ses liens avec l’habiter.

Le séminaire s’est déroulé en trois temps qui correspondent à trois thématiques structurantes de

l’approche sociologique : la déconstruction des catégories de la vieillesse, la notion de déprise,

le rapport à l’espace et aux objets.

La déconstruction des catégories de la vieillesse

Devant l’inflation des catégorisations exogènes de la vieillesse (retraités, personnes âgées, 3ème

âge, seniors, personnes âgées dépendantes) qui relèvent d’une forme de stigmatisation et qui

produisent le vieillissement comme un « état », la sociologie pose sa propre exigence qui

consiste à faire émerger les définitions de soi des personnes elles-mêmes. Elle part du principe

que la construction identitaire de chaque individu qui se réalise tout au long de la vie s’opère à

travers la combinaison de modèles, de normes, de valeurs liés à son expérience propre et de

4 Nous présentons ici une synthèse du contenu disciplinaire des différents séminaires qui ont précédé la mise en œuvre du protocole de recherche commun.

Page 15: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

9

modèles exogènes qui sont ceux que la société dans ses institutions et dans ses normes

développe à son égard. Autrement dit, la construction identitaire à la vieillesse se réalise à

travers la transaction biographique (la négociation avec soi-même, la mise en cohérence de sa

vie, l’interprétation subjective de ce que l’on est) avec la transaction relationnelle (le regard et

les effets des attitudes des autres sur soi)5. L’accent mis sur la pluralité des expériences, des

parcours est une invitation à contrer les représentations d’une vieillesse homogène et figée dans

un âge chronologique, elles-mêmes particulièrement dépendantes des catégorisations

institutionnelles et politiques. Nos recherches centrées sur les expériences du vieillissement ont

fait émerger ce que nous avons appelé des « formes du vieillir »6. Ces expressions rappellent

que le vieillir est une suite de transitions, de ruptures et de continuité dans une trajectoire sociale

et individuelle particulière, en lien avec un entourage plus ou moins investi affectivement et qui

compte dans la représentation qui s’élabore de cette avancée dans le temps.

La « déprise » : un outil de description de l’expérience du vieillir

Le terme « déprise » veut désigner, à l’origine pour l’équipe toulousaine de sociologues7, le

processus de vieillissement des personnes dans ce qu’il a de spécifique « à l’âge de la

vieillesse ». Le terme est essentiellement connu à propos de la « déprise agricole », qui signifie

l’abandon de terroirs du point de vue de leur exploitation par l’homme. Devant l’insuffisance de

la notion de « disengagement » avancée par Cummings et Henry8 dans les années 50 aux Etats-

Unis, les sociologues toulousains ont préféré travailler sur une notion différente, même si elle

reprenait certaines des idées américaines. La principale critique portée à la « disengagement

theory » par d’autres sociologues dès les années 70 insistait sur le fonctionnalisme sous-jacent à

la théorie. Celle-ci faisait en effet l’hypothèse qu’aux injonctions de la société vis-à-vis des plus

âgés à abandonner leurs rôles (en premier lieu celui de travailleur) répondait le désir de ces plus

âgés à se retirer de la vie sociale en vue d’une préparation au retrait de la vie tout court.

La déprise, à la suite de nombreux entretiens auprès de personnes âgées de 75 ans et plus se veut

un outil de description de la façon dont ces personnes racontent leur vieillissement : à la fois

5 Caradec V. Les transitions biographiques, étapes du vieillissement in Clément S, Drulhe M, Membrado M (coord) « Formes et sens du vieillir ». Prévenir 1998 ; 131 : 137-35. 6 La mise en forme par les chercheurs des définitions de soi des personnes elles-mêmes s’est opérée à partir de la réalisation de monographies, c’est-à-dire du recueil croisé d’entretiens après de la personne âgée, d’un proche familial ou amical, d’un proche professionnel quand cela était possible (cf particulièrement la réalisation de 45 monographies dans le cadre de la recherche « modes de spatialisation et formes de déprise » pour le PIRVilles 1995) 7 Cette notion a été réutilisée par Vincent Caradec, Les ‘supports’ de l’individu vieillissant. Retour sur la notion de‘déprise’ », in Caradec Vincent, Martuccelli Danilo (eds), Matériaux pour une sociologie de l’individu. Perspectives et débats, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2005, pp. 25-42 et par Isabelle Mallon, le « travail de vieillissement » en maison de retraite, in Le vieillissement au grand âge, Retraite et Société n°52, 2007, 40-61 8 Cumming E. and Henry W. (1961). Growing Old: The Process of Disengagement. New York, Basic Books

Page 16: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

10

d’après ce qu’elles disent de leurs pratiques (par exemple de leur rapport à la ville9, ou de leur

rapport aux objets techniques10) et de ce qu’elles disent de leur subjectivité (comment elles

ressentent leur manière de vieillir). Nous savons que le vieillissement, la vieillesse, du fait de la

plus grande proximité à la mort qu’à d’autres âges de la vie, met en cause en chacun de nous la

question de notre propre finitude. La gérontologie a du mal à sortir d’un bain de valeurs

concernant la vieillesse. Elle est traversée d’une part par un courant « réaliste » qui insiste sur

les malheurs qui s’y rattachent (les maladies, les handicaps, la vulnérabilité, la fragilité, la

solitude, etc.) et d’autre part un courant qui veut lutter contre une vision déficitaire de la

vieillesse, vision qui participerait à donner une place dévalorisante aux plus âgés : il s’agit alors

de montrer les capacités d’action, d’opportunités, de mettre en évidence une vieillesse

« heureuse ».

Le travail à l’aide de la notion de déprise veut éviter d’entrer dans ce jeu. Nous ne savons pas ce

qu’est la vieillesse, nous enregistrons des discours sur les façons de faire et les façons de dire la

vieillesse et nous tentons d’en rendre compte.

Le travail sur la déprise que nous définissons comme un processus continu de réaménagement

de la vie qui accompagne l’avance en âge11 nous a conduit à voir dans le logement le lieu où se

jouent les revendications d’indépendance aux autres aussi bien que les désirs de dépendance aux

proches12. Mais une analyse du rôle propre du domicile, selon les types d’investissement que la

personne y réalise reste à effectuer selon les modes de déprise, afin de poursuivre la réflexion

sur la pertinence de cette notion13.

Caractériser les déprises, lorsqu’on veut décrire un épisode de vieillesse, amène à s’interroger

sur le chez soi : quel est le « chez soi » de la personne ? Vit-elle dans son chez soi ? Ce chez soi

a-t-il une réalité ailleurs ou dans le passé ? Y-a-t-il un désir de transmettre un chez soi ? Mais

caractériser le chez soi à la vieillesse amène à s’interroger sur les déprises de la personne :

quelles sont les possibilités de prochaines déprises ? La personne vit-elle en ce moment une

situation de crise dans laquelle la forme de déprise n’est pas fixée ? Quelles conditions

9 Clément S., Mantovani J., Membrado M., 1995, Vieillissement et espaces urbains. Modes de spatialisation et formes de déprise, Rapport pour le PirVilles-CNRS, CIEU, UTM et CJF Inserm 9406, Toulouse. 10 Clément S., Drulhe M., Dubreuil C., Lalanne M., Mantovani J., Andrieu S., 1999, « Les produits techniques dans les échanges entre les vieilles personnes, leur entourage et les services d’aide à domicile », in Bouchayer F., Gorgeon C., Rozenkier A. (dir.), Techniques de la vie quotidienne. Âges et usages, Rapport pour la MiRe-Drees et la Cnav, p. 83-92 11 Clément Serge, Mantovani Jean, Membrado Monique, Localisation urbaine et expression du vieillissement, Sociologie Santé n°11 "Au bonheur des citadins, la santé et la ville", décembre 1994 12 Clément Serge, Mantovani Jean, Membrado Monique, Vivre la ville à la vieillesse : se ménager et se risquer. Les Annales de la Recherche Urbaine n°73, 1996. pp. 90-98. ; Clément Serge, Mantovani Jean, Les déprises en fin de parcours de vie, Gérontologie et Société, n°90, 1999, pp. 95-108. 13 Nous développerons plus précisément cette notion et sa place dans les théories du vieillissement dans la partie « Productions thématiques » en lien avec les matériaux mobilisés dans la problématique spécifique du programme.

Page 17: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

11

d’aménagement de sa vie (et éventuellement de son logement) peuvent permettre une déprise

plus tranquille ?

L’habiter : le rapport à l’espace et aux objets

Prendre en compte la dimension de l’habiter c’est ne pas limiter les rapports des personnes

vieillissantes au seul domicile où nos politiques ont de plus en plus tendance à les confiner. Si

l'on peut trouver des personnes enracinées dans un logement ou dans un quartier, on en

rencontre aussi dont l'itinéraire résidentiel est discontinu et qui continuent encore à se déplacer

de lieu en lieu. Ces multiples modes de rapport à l’espace, qui vont du plus proche (le logement)

au plus lointain (la ville et les autres lieux de la « secondarité »), traduisent dans leur

mouvement la multiplicité des trajectoires, des identités et des univers relationnels des « plus

vieux ». Ils manifestent aussi la place et l’intérêt que la ville et l’espace urbain leur accordent.

Nos recherches sur l’expérience de la vieillesse en relation avec l’espace urbain ont mis l’accent

sur la diversité sociale caractérisant les manières de vivre le rapport à l’espace public. Les

quartiers d’habitat social, les faubourgs des villes, l’hyper centre, ne produisent pas des

inscriptions identiques dans l’espace urbain14. Elles nous conduisent à nous demander quelles

sont les articulations vécues et représentées entre le « chez soi » et cet environnement de

voisinage si caractéristique du lieu où l’on vit15. Quelles sont en fait les frontières de l’intime et

quelles sont leur évolution avec l’avance en âge ? Le rapport à l’espace est un rapport qui peut

être sélectif. Des trajectoires particulières sont souvent privilégiées par les plus âgé-e-s, ce sont

celles qui sont le plus souvent délaissées par les populations plus jeunes. Nous partons de

l'hypothèse, souvent confirmée, que les formes de construction d'un « chez-soi » ne se révèlent

véritablement que dans l'analyse des formes d'articulation entre pratiques privatives, pratiques

plus collectives et pratiques des espaces extérieurs. Notre souci constant est de considérer les

processus du vieillissement et de la déprise sous l'angle relationnel, et les espaces dans lesquels

ils s'inscrivent, en termes de modes d'inscription sociale et relationnelle des personnes

vieillissantes. D'une part, la thématique de l'abandon est loin d'épuiser le sens des modifications

des pratiques spatiales caractéristiques de la déprise : ces modifications apparaissent avant tout

comme visant à préserver l'essentiel, c'est à dire le maintien des liens forts, des relations

essentielles16. D'autre part, la condition du vieillir chez soi tend à se complexifier, dans le sens

14 Clément Serge, Mantovani Jean, Membrado Monique. Expériences du vieillissement et formes urbaines, L'urbain dans tous ses états. Faire, vivre, dire la ville, sous la direction de Nicole Haumont, L'Harmattan, 1998, pp 231-242. 15 Clément Serge, Mantovani Jean, Membrado Monique, Du bon voisinage aux solidarités de proximité, in Solitude et isolement des personnes âgées, sous la direction de Philippe Pitaud, Editions Eres 2004, pp. 105-138 16 Clément Serge, Mantovani Jean, Membrado Monique. 1998, op.cit.

Page 18: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

12

d'une plus grande "secondarité" (habiter entre résidence principale et secondaire notamment)17,

et surtout dans le sens d'une plus grande perméabilité du domicile à l'intervention des

professionnels du soutien aux plus âgés, dans un rapport complexe au soutien « informel »18. La

question de l'articulation entre relations familiales, relations de proximité et notamment de

voisinage, thème de certains travaux récents19, et relations aux intervenants non familiaux,

mérite plus que jamais d'être considérée, dans une perspective de sociologie des générations

comme d'analyse de la condition du vieillir.

Les objets du quotidien sont aussi un médiateur du rapport au monde ; à travers eux le

monde se dit et se constitue. Les objets domestiques ont été analysés particulièrement sous

l’aspect des relations qu’ils permettent d’entretenir avec l’entourage, avec le milieu familial20

principalement, mais non exclusivement. En effet, l’environnement matériel quotidien,

spécifiquement celui du domicile, peut-être aussi considéré comme médiateur entre soi et le

monde, entre les identités personnelles qui se sont succédées avec le temps et les « mondes »

historiques que l’on a traversés21.

L’analyse de l’intégration des objets dans les processus de construction identitaire montre, entre

autres, l’absence de spécificité des processus après la vie active22.

Il existe différentes formes de vieillir auxquelles sont associés non pas des objets en tant que

tels, mais plutôt des usages particuliers. De ce point de vue, les personnes âgées n'échappent pas

à cet invariant constitutif de notre vie sociale et collective : il n'est pas possible d'imaginer les

membres d'une société humaine sans objets à complexité technique variable ; l'environnement

social est inséparable d'un environnement matériel constitué en partie d'objets techniques. Et si

des gens âgés manifestent un refus de telle ou telle offre technologique, ce peut être pour

échapper à la pression économique d'une sorte de consommation qui leur paraît entraver

l'interaction avec d'autres personnes. À l'inverse, bien d'autres personnes de ce groupe d'âge sont

soucieuses de relever le défi de ce qui leur apparaît comme risque de stigmatisation d'une

17 Membrado Monique, Processus de vieillissement et "secondarité", La ville des vieux, Joël Yerpez (coord.), Editions de l’Aube, 1998, p. 95-106 18 Clément Serge, Grand Alain, Mantovani Jean, Les interactions entre l'offre et la demande : une enquête dans le département du Tarn. Documents CLEIRPPA, Cahier N°8, 2002. 19 Membrado Monique, Les formes du voisinage à la vieillesse, in Vieillir entre proches et professionnels, EMPAN n°52, Erès, 2003, 100-106. 20 Clément Serge, Les objets techniques dans les processus de négociation du vieillissement, in F. Le Borgne-Uguen et S. Pennec Dir, Technologies urbaines, vieillissements et handicaps, Editions de l'ENSP, 2005, 99-108. Clément S., Drulhe M., Dubreuil C., Lalanne M., Mantovani J., Andrieu S., Les produits techniques dans les échanges entre les vieilles personnes, leur entourage et les services à domicile, Toulouse, Rapport MiRe-CNAV, décembre 1999. 21 Clément Serge, Le vieillissement, avec le temps et malgré le monde, Empan n°52, « Vieillir entre proches et professionnels », décembre 2003, pp. 14-22 22 Drulhe Marcel, Objets quotidiens, nouveaux objets techniques et vieillissement, Informations Sociales n°88, 2000.

Page 19: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

13

attitude anti-moderne ou comme la manifestation pour autrui d'un glissement vers la

« dépendance ».

Dès lors, comment les personnes âgées mobilisent des objets dans leur construction identitaire ?

De quelle manière ces objets indiquent-ils une continuité biographique ou bien constituent-ils

des marqueurs de recomposition identitaire ? Plus généralement, quelles significations donnent-

elles aux objets techniques dans leur négociation du vieillir ? Le rapport des personnes de ce

groupe d'âge aux objets et aux techniques ne peut pas se limiter à sa dimension instrumentale : il

s'inscrit dans les processus de vieillissement, en particulier dans les modes de résistance à toutes

formes de limitation, dans les conditions et les modalités de déprise, dans des formes de

mobilisation de l'aide et de l'accès à des services spécifiques. La culture technique n'est pas

seulement une affaire de savoirs relatifs au fonctionnement des appareils : elle constitue un

univers symbolique particulier par lequel chacun s'intègre dans son propre environnement.

3-1-2 Approche géographique

Alice Rouyer a identifié quatre pôles d’intérêt des géographes pour le vieillissement tout en

rappelant que les recherches de géographes sur cette thématique ne sont pas si nombreuses et

restent très inégalement réparties. Ceci est surtout vrai pour les Français et les Allemands alors

que de telles approches ont été beaucoup plus répandues aux Etats-Unis et dans le monde anglo-

saxon grâce au développement des travaux interdisciplinaires du « Aging » concernant

notamment les pratiques résidentielles. Les pôles d’intérêts ramenant la prise en compte du

vieillissement à des problématiques géographiques sont les suivants :

− La géographie des populations : analyses démographiques, épidémiologie, peuplement,

migrations. Il s’agit de décompter et de prévoir le vieillissement

− La géographie sociale des dynamiques spatiales : il s’agit de sortir du simple constat des

dynamiques spatiales pour en faire émerger des éléments explicatifs (pratiques de mobilité,

pratiques résidentielles, etc.)

− L’aménagement et l’urbanisme, les politiques territoriales. L’enjeu est de produire une

politique publique d’équipement et de logements, de services… susceptible de s’adresser à

une catégorie d’usagers : les usagers âgés.

− La géographie sociale et la dimension existentielle de l’habiter, la « géographicité ». Il s’agit

de comprendre la relation existentielle de l’habitant âgé à l’espace.

Page 20: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

14

Des questions en suspens dans l’approche géographique de la vieillesse :

Les recherches de géographes sur la vieillesse en France et en Allemagne sont fortement

marquées par l’influence anglo-saxonne. Une discussion sous-jacente est donc la valeur des

catégorisations de la vieillesse qui peut être assimilée à une « communauté » construite par le

double jeu de la différenciation des pratiques et des besoins et par la stigmatisation. Or les

géographes ne questionnent pas beaucoup la construction de ces catégories

Il est de ce fait intéressant d’interroger doublement ce phénomène. D’une part, en partant de

l’hypothèse que l’action publique participe fortement à la construction de ces catégories (et

donc cerner les « effets de lieux » de la construction publique) et d’autre part contourner le

problème de l’analyse de phénomène « collectifs » (qui nécessite de définir des catégories

homogènes/hétérogènes) en travaillant en amont sur la construction intime, individualisée de la

pratique. Un postulat est au fondement de ce type de démarche : le vieillir induit un

réaménagement des pratiques de l’espace et du territoire.

Dans cette optique, les géographes de l’équipe manifestent la volonté d’allier géographie sociale

du vieillissement et analyse des politiques de la vieillesse (en France et en Allemagne

notamment) à l’articulation desquelles se pose de manière centrale la question de « l’habitant

âgé », appréhendée tant du côté des pratiques collectives, de l’approche existentielle que des

construits croisés des politiques publiques23.

La question du rapport entre les personnes âgées et les TIC (techniques d’information et de

communication) portée par Philippe Vidal, autre géographe de l’équipe, rencontre celle portée

par les sociologues sur le rapport aux objets techniques et les objets de la « maison » en général.

Le constat effectué est que la question des TIC et des personnes âgées dans une démarche de

géographe est relativement peu balisée du point de vue disciplinaire. Les recherches effectuées

dans le cadre du programme MIRE CNAV de 199824 faisaient essentiellement la part belle aux

sociologues.

23 Rouyer A (2003), « Du mécanique au pragmatique : l’usage du territoire dans les politiques de maintien à domicile des personnes âgées », in Estèbe P. (coord.), « Politiques publiques et territoire : du territoire objet au territoire acteur », Les Papiers du CIEU, n° 3, pp. 47-54. ; Altevesgui G., Estèbe P., Frinault T., Loncle P, Petitjean F., Rouyer A., Rumeau L.(2003) Styles locaux d’action publique et participation des usagers – les jeunes et les personnes âgées à Rennes, Metz et Toulouse, rapport final, DREES-MIRE, 217p 23 Pihet C., (2003), Vieillir aux Etats-Unis – Une géographie sociale et régionale des personnes âgées, Rennes, Presses Universitaires de Rennes ; FLEURET S. ET SÉCHET R. (dir), (2002), La santé, les soins, les territoires – penser le bien-être, Rennes, Presses Universitaires de Rennes 24 cf. entre autres Pennec et Leborgne-Uguen 2005 op.cit

Page 21: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

15

La démarche qui est privilégiée par l’approche de Philippe Vidal consiste à mieux connaître les

contextes socio-spatiaux dans lesquels les personnes âgées25 sont placées en situation d’acteurs

de la Société de l’information. Cette démarche repose sur plusieurs hypothèses dont celle qui

consiste à considérer que la participation des « personnes âgées » aux différentes

expérimentations sur les TIC dans lesquelles elles sont invitées à prendre une part active, peut

être considérée comme un argument essentiel des politiques publiques mais aussi comme une

démonstration que les changements sociaux ne sont pas totalement déterminés par l’évolution

des technologies et que le changement social participe lui aussi de la production de l’innovation

technique. L’intérêt de cette hypothèse consiste à mettre l’accent sur les capacités des personnes

âgées à devenir des acteurs des changements en cours et à ne plus les concevoir comme une

population passive au regard des évolutions technologiques (ce qui reste globalement le cas

dans la plupart des expérimentations de la « domotique » où le bâtiment est censé fournir une

assistance aux habitants grâce à des technologies complexes à la conception comme à

l’utilisation desquelles elle n’est pas conviée).

Philippe Vidal a étudié les conditions d’appropriation des NTIC par les « seniors »26. Il a mis en

évidence l’aptitude des « seniors » à être acteurs de l’innovation. Il souhaiterait prolonger sa

réflexion sur les pratiques effectives des dispositifs techniques introduits dans le « chez soi », en

interrogeant notamment le registre des représentations qui conditionnent ces usages.

3-1-3 Approche anthropologique

Les travaux d’anthropologues sur la question du logement ont connu une recrudescence à la fin

des années 70, permettant entre autres choses de montrer à quel point l’habitat est un lieu de

construction identitaire important. En effet, l’ampleur des phénomènes de mobilité sociale et

géographique qu’a connue la France aura attiré l’attention sur les cassures provoquées au sein

des lignées, et ce particulièrement dans les classes sociales les plus populaires. Sans un chez-soi

qui puisse aussi être un chez-nous il devient difficile d’être soi. C’est ce que tendent à montrer

25 Le débat porte toujours sur la désignation et ses effets. Notamment pour les NTIC, la catégorie usitée est celle des « seniors » qui correspond pour les opérateurs de ce champ à la tranche d’âge comprise entre 55 et 65 ans, ce qui exclut les « plus vieux » par effet de stigmatisation. 26 Philippe Vidal, « Le rôle intégrateur des espaces multimédias entre pratique citoyenne et inscription territoriale », Retraite & Société n° 33, 2001, Technologie et vieillissement. Emmanuel Eveno, Philippe Vidal, « Les personnes âgées face à la société de l’information », rapport final, juillet 2000, programme de la Mire et de la Cnav, Évolutions technologiques, dynamiques des âges et vieillissement de la population. Philippe Vidal, « Une génération impensée des professionnels des TIC ? Les 56-65ans confrontés à l'usage des Technologies de l'Information et de la Communication, une génération de transition ? Empan n°52, Vieillir Entre Proches et Professionnels, 2003, 68-76.

Page 22: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

16

les travaux d’A.Gotman27 portant sur la question de l’héritage, ce que nous disent aussi ces

généalogistes amateurs qui se dotent, au gré de leurs recherches, d’une parenté élective souvent

réinventée. C’est encore ce que semblent entériner les études s’intéressant aux flux et aux

échanges de biens structurant les réseaux d’entraide familiale. Qu’il s’agisse de se mobiliser

pour doter les jeunes descendants d’un « chez soi », ou inversement, de s’organiser pour

accueillir ex-conjoint et enfant(s) suite à une rupture28, qu’il s’agisse encore de permettre aux

ascendants devenus dépendants de rester chez eux, on retrouve toujours au centre de ces réseaux

d’entraides la question du logement. Or la coalescence de ces deux phénomènes, famille et

habitat, est loin d’être le fruit d’un pur hasard, montrant la nécessité de les penser ensemble.

Comme l’écrit très justement M. Eleb « la structure des relations familiales et interindividuelles

d’une société s’inscrit dans le plan des habitations qu’elle produit »29, et l’on est en droit de

supposer que « le plan des habitations produit » vient informer en retour cette « structure des

relations familiales et interindividuelles ».

Les anthropologues se sont intéressés plus particulièrement à la maisonnée comme unité

d’exploitation économique permettant en particulier la préservation du patrimoine immobilier

dans la lignée. C’est ce référent qui explique qu’en France les études sur le vieillissement,

initiées en ethnologie, dans les années 70-80 ont souvent concerné la dimension

intergénérationnelle, avec une vision de la vieillesse très centrée sur celle de la dépendance.

Dans le Sud-ouest notamment, de longue tradition de cohabitation dans le cadre de la famille

souche, particulièrement bien étudiée par les anthropologues et les historiens (Fine 1997)30, ont

été mis en évidence des modes de relations intergénérationnelles centrés sur « l’arrangement des

familles », autrement dit sur des échanges régis par une logique de protection du patrimoine

combinée avec la prise en charge des ascendants propriétaires.

L’intérêt pour les lignées et la « maisonnée » amène les anthropologues à considérer la maison,

l’espace de l’habiter comme un relais, un objet de transmission entre les générations qu’il s’agit

de ne pas envisager sous le seul angle de l’héritage, mais aussi au niveau de la circulation des

histoires qui s’y racontent, à la frontière d’une mémoire individuelle et familiale.

De ce point de vue, l’analyse des discours de remémoration et des « écritures ordinaires »31

produites le plus souvent par les femmes de la maisonnée (journaux intimes, récits de souvenir,

27 Gotman Anne, 1991, « L’héritier et le commis voyageur. Transmission et héritage de la maison de famille » in M.Segalen, « Jeux de familles », Paris, Presse du CNRS 28 Bonvalet Catherine, Gotman Anne, 1993 « Le logement une affaire de famille », Paris, l’Harmattan 29 En quoi les changements majeurs qu’a connu ces dernières années la société française auraient plutôt que préciser la chronique d’une mort annoncée, préparé ce « retour » de la famille. 30 Fine Agnès, « La famille-souche pyrénéenne au XIXè siècle », Annales ESC,3,Mai-Juin, 1997, 478-487 31 Cf. Plus particulièrement les travaux sous la direction de Fabre Daniel, « Vivre, Ecrire, Archiver », avril 2002, in Sociétés & Représentations « Histoire et archives de soi », n°13, revue du CREDHESS, ou encore (sous la dir.) « Ecritures ordinaires », P.O.L, Paris.

Page 23: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

17

albums de photos de mariage, de naissance, de vie familiale, de voyages), est une voie possible

d’accès au sens du récit du « soi » et du « chez soi » dans l’histoire familiale.

3-1-4 Approche littéraire : vieillissement et roman du je

Selon la réflexion menée par Karla Grierson pour ce séminaire, il existe un réel manque

d’expertise des chercheurs en littérature sur les récits de vie. Il reste un travail important à

mener sur la représentation du vieillissement dans le récit fictionnel. Ici, il nous faut citer les

travaux menés par nos collègues littéraires de l’Université Blaise Pascal à Clermont-Ferrand,

avec qui nous collaborons depuis la mise en œuvre de cette ACI, qui ont porté entre autres sur

l’analyse linguistique de différentes langues indo-européennes, mais aussi sur des langues

d’aires culturelles différentes. Il s’agissait de « cerner (…) comment l’action de vieillir est

rendue, exprimée, évoquée, comprise, ignorée dans les différentes langues »32. Un ensemble de

textes sur les représentations du vieillir dans la littérature a également été publié33.

Pour les historiens, les récits de vie sont les textes autobiographiques. Les littéraires ne

travaillent pas directement sur les gens ou l’espace, ils travaillent sur les discours. Pour cette

raison, a priori le récit de vie n’est pas une porte d’entrée accessible, car c’est une

représentation plus ou moins abstraite et plus ou moins esthétique de la vie de chaque individu.

Le récit de vie des littéraires n’est pas oral ou suscité par des enquêteurs. C’est un texte publié

spontanément.

De même, la façon dont le matériau est utilisé est particulière. La méthodologie littéraire

consiste souvent à repérer des récurrences et des ellipses indépendamment du sens du discours

lui-même.

Il existe cependant deux domaines où les littéraires sont en accord avec les sciences sociales :

- les réflexions sur la fonction identitaire du discours

- les réflexions sur le temps qui renvoient beaucoup aux réflexions sur la mort, sur la

nature mortelle de l’être humain.

L’analyse du discours dans les récits de vie autobiographiques tend à faire apparaître le rapport

au temps et à l’espace comme un lieu privilégié de la parole sur soi et de la construction

identitaire, qu’elle soit personnelle ou qu’elle se rapporte à une collectivité plus ou moins

32 Les mots du vieillir, Etudes rassemblés par Alain Montandon, Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004. 33 Montandon Alain (coord), le vieillir en littérature, Gérontologie et Société n° 114, septembre 2005.

Page 24: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

18

définie,34 dans laquelle entourage familial et autres réseaux de soutien jouent des rôles

analogues ou complémentaires, essentiels pour l’expression de l’identité35.

Si jusqu’à présent nous avons interrogé le rapport temps/espace/société/discours à partir de

récits évoquant une expérience « extrême »,36 synonyme d’un de ce que bon nombre d’écrivants

décrivent comme une « cassure » temporelle, ce rapport ne peut se comprendre pleinement

qu’en le resituant dans le cycle « normal » de la vie, dans lequel le processus du vieillissement

« visible » (départ à la retraite, accès aux services d’accompagnement et aux autres dispositifs

palliatifs …) constitue un ensemble de moments-clés.

Malgré les excellents travaux de chercheurs comme Philippe Lejeune37, la théorie littéraire s’est

globalement peu souciée des contraintes particulières de l’analyse des discours de non-fiction,

laissant un trou méthodologique qu’il faudra combler de manière rigoureuse et systématique,

sous peine de rester à la surface des dires et des textes, qui en plus d’être des constructions

discursives et rhétoriques, sont aussi l’expression de ce que sociologues, anthropologues et

géographes appellent des « trajectoires de vie ». Les outils d’analyse proposés depuis plusieurs

décennies par des méthodes critiques telles la narratologie, la stylistique, la sociocritique ou la

critique thématique sont aujourd’hui renouvelés par des apports tels ceux de la linguistique

pragmatique, qu’il conviendra d’adapter à la situation spécifique des récits sur soi.

C’est dans l’optique d’un renouveau méthodologique, et plus largement épistémologique, que

nous souhaitons donc aborder la rencontre entre temps, espace et récit, proposée par le travail

interdisciplinaire sur les récits de « chez-soi » des personnes vieillissantes. L’étude littéraire, si

elle souhaite relever le défi intellectuel lancé par les problèmes d’analyse des récits factuels et

« fonctionnels », devra se donner les moyens épistémiques de s’ouvrir à la dimension sociale,

spatiale et incarnée des textes et des discours. En même temps, elle pourra nourrir les

perspectives des autres disciplines des sciences humaines et sociales par la lumière qu’elle jette

sur le rôle que jouent les constructions imaginaires et symboliques au sein de celles de

l’identité, particulièrement dans leur lien à la mémoire.38

34 Voir K. Grierson, Discours d’Auschwitz (Paris / Genève : H. Champion, 2003), p.85 sq., p.259 sq., p.321 sq. 35 Ibid. p.195-209. 36 En l’occurrence celle de la déportation et de l’internement dans un camp de concentration en temps de guerre 37 Voir les nombreux ouvrages de Ph. Lejeune publiés aux Éditions du Seuil (Paris) sur les récits autobiographiques, à partir de Je est un autre (1980). 38 Voir K. Grierson, « Identité individuelle, identité collective. Quelle vérité pour le récit de vie ? », p.247-269 in Ph. Forest et Cl.Gaugain (coord), Les romans du je (Nantes : Editions Pleins Feux, 2001).

Page 25: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

19

Le récit de « chez-soi » d’une personne vieillissante, en même temps qu’il est l’expression d’un

rapport à un cadre humain et matériel, est-il aussi le lieu de « tissage » d’un réseau de rapports

langagiers entre (histoire du) passé et (histoire du) présent, permettant de créer une sorte de

« roman du je » pour donner un sens interne au vécu ? C’est à partir de cette question que nous

pourrons orienter un regard « littéraire » sur le vieillir et sur l’habitat.

3-2 Construire une démarche interdisciplinaire : questions, débats et perspectives

Ces premiers séminaires ont constitué des temps d’acculturation qui ont permis de mieux

identifier, interroger les intérêts des uns et des autres pour un objet commun, l’expérience du

vieillissement saisi à travers deux médiateurs fondamentaux, l’habiter et le récit. On le voit, à la

lecture des exposés, la proximité avec chaque thématique est qualitativement différente et si les

sociologues et les anthropologues de l’équipe se sont confrontés plus que les autres disciplines à

l’ensemble de la problématique proposée, la question du « récit » n’a jamais été traitée en tant

que telle dans leurs investigations. Elle est pourtant centrale dans la sociologie du vieillissement

qui prend en compte la perspective temporelle et s’inscrit dans une problématique des parcours

de vie. Si c’est bien une narration qui est suscitée par les enquêtes sociologiques menées auprès

des « aîné-e-s » et si cette narration prend un sens singulier en fin de parcours de vie (relecture

de vie, mise en cohérence de soi etc.), le statut du discours recueilli en situation d’entretien n’a

pas fait l’objet d’une exploration et d’un questionnement approfondis. Cet objet sera central

dans la construction de la démarche de recherche commune et notamment dans sa confrontation

avec les approches littéraires.

Ce qui semble faire enjeu de débat et de mobilisation épistémologique dans cette rencontre est

le sens et les formes de la relation entre temps, espace et récit comme le suggère notre collègue

littéraire. Comment construire un protocole de recherche qui rende opératoires les postures et

les attendus disciplinaires autour de cette question ?

3-2-1 Choix méthodologiques et protocole de recherche

•••• Un programme de lecture commun : rassemblement et traduction Afin de répondre à l’objectif visé, nous avons mis en partage un certain nombre de lectures

autour des trois thèmes mentionnés et nous avons réalisé des fiches présentées et commentées

lors de nos réunions régulières. Ces fiches (une trentaine) constituent un corpus que nous avons

mobilisé lors de la construction du protocole et pour l’avancée de notre réflexion. Cette liste

n’est pas exhaustive, mais rend compte d’un certain type de choix.

Page 26: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

20

Autour du « récit » et de l’approche biographique : Gérard Genette, linguiste, Philippe Lejeune,

linguiste, Pierre Bourdieu, sociologue, Daniel Bertaux, sociologue, Bernard Lahire, sociologue,

Daniel Fabre, anthropologue, Dominique Vidal, sociologue, Claude Dubar et Didier Demazière,

sociologues, Roland Barthes, sémiologue, philosophe, Paul Ricoeur, philosophe, Greimas,

linguiste, sémioticien.

Autour du récit et de la vieillesse : Bernadette Puijalon, anthropologue, Vincent Caradec,

sociologue, Alain Montandon, Littéraire

Autour de l’espace et du « chez soi » : Béatrice Collignon et Jean-François Staszak, géographes,

Georges- Hubert de Radkowski, géographe39, Antonin Berque, géographe, Isabelle Mallon,

sociologue, Françoise Serfaty-Gazon, géographe, Sofie Ghazanfareeon Karlsson, Klas Borell,

sociologues.

Le principe de rédaction de ces fiches consistait à retenir des écrits ce qui était susceptible

d’alimenter plus spécifiquement la problématique du programme de recherche40.

•••• Choix méthodologiques et constitution d’un corpus Notre objectif de départ apparaissait clairement comme la réalisation commune d’un protocole

d’enquête. Plusieurs séances ont été consacrées à la discussion autour de la construction d’une

grille d’entretien et aux conditions de réalisation d’une enquête sociologique. La situation

d’enquête en elle-même et ses effets sur le recueil des données a constitué une partie des débats

entre disciplines coutumières de la méthode et les autres. La mise au point d’une grille a donc

constitué une phase de cheminement et de tâtonnements dont l’extrait du compte rendu suivant

rend compte41 :

(Sur la situation d’enquête) K42 estime, sur la base des travaux des sociologues toulousains qu’il est nécessaire de laisser des espaces de réflexion (pour éviter des blocages et des temps sans paroles) suffisamment longs pour que les enquêtés puissent broder, pour qu’il y ait des digressions (J parle de l’analyse de l’énonciation qui sera à faire). Il s’agit d’une certaine façon de laisser l’interlocuteur face à lui-même. S évoque aussi la présentation de soi en tant qu’enquêteur. Il y a des façons de se présenter qui excluent toute digression. Pouvoir se présenter aux personnes de telle sorte que cela puisse rapprocher les préoccupations des interviewés aux nôtres. S désigne cette démarche d’opportuniste pour pouvoir saisir « la balle au bon ». Ce type de travail narratif doit de toute façon se présenter de façon très souple, avec une nécessaire empathie vis-à-vis de l’interviewé. L’entretien peut durer donc de trois-quarts d’heure à une heure et demie. (Sur le contenu de la grille) Al tient pour sa part au « chez-soi » comme système d’objets. La gazinière par exemple permet de raconter, etc. La question est comment créer des trames susceptibles de faire surgir des objets intéressants

39 Cet auteur particulièrement, par son insertion dans une réflexion phénoménologique et « humaniste » au sens des « humanités » et son exclusion de ce fait (en partie) des cercles académiques montre la difficulté à imposer aux savoirs des limites disciplinaires. Il en est de même pour certains auteurs tels Paul Ricoeur et d’autres encore qui ouvrent les voies d’un dépassement disciplinaire. 40 Cf. Exemple de fiche en annexe 41 Il nous semble important dans le cadre de ce programme « expérimental » de faire part de la « cuisine » interne qui témoigne d’une recherche en marche, ce que le « lissage » terminal d’un rapport occulte généralement. 42 K est littéraire, J, S, M et A sont sociologues, Al est géographe et T est anthropologue

Page 27: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

21

par exemple : racontez moi le quotidien et racontez moi le avant et le maintenant. Elle propose de confronter deux trames :

1- l’apparente description des objets 2- la question du temps

M estime que cette double trame peut être problématique, elle préfèrerait faire intervenir tout le travail relationnel qui peut finalement embrasser les deux trames. K estime qu’il est intéressant de partir de choses concrètes. Sur des événements qui ont marqué le chez-soi notamment sur la question du rapport à l’espace. J estime que l’entrée par l’espace est une entrée privilégiée, marquée par des temporalités courtes et des temporalités longues. Finalement l’entrée que J propose de privilégier est davantage l’espace que le temps. K reprend les travaux des sociologues toulousains et rappelle les deux familles d’entrées qui lui paraissent tout à fait pertinentes :

1- Habitat logement itinéraire résidentiel 1- Pratiques et activités 1- Les quartiers de la ville 2- Histoire personnelle familiale et affective 2- Liens de sociabilité extra familiaux 2- Santé et sentiment de l’existence

La question du genre se pose comme dimension particulièrement structurante dans les trois thèmes centraux du programme (habiter, vieillir, récit) et doit être prise en compte dans les analyses.

Al propose de définir des lieux ou des objets qui sont les « noeuds » du récit. J estime que mettre dans une grille ces noeuds n’est pas souhaitable, les recenser sous une forme de catalogue entre les enquêteurs serait une bonne chose toutefois pour profiter de l’expérience de chacun, de voir ce qui peut émerger…Al rejoint tout à fait J dans sa proposition. Il en ressort comme proposition de réaliser finalement une liste de topiques sur lesquels nous pourrions réagir, relancer l’interrogé lorsqu’il évoque telle ou telle dimension.

•••• D’une grille à l’autre L’idée d’une liste d’objets à constituer pour la rédaction de la grille d’entretien a été rediscutée.

Nous nous sommes mis d’accord sur le fait qu’elle ne serait pas incluse dans la grille avec les

arguments suivants entre autres : on ne peut savoir, anticiper… Il y a des différences entre les genres, les

relations de couple (la conjugalité), dans la transmission d’objets (le souci de la lignée) et notamment entre classes

sociales. Cependant, il sera possible de dresser un catalogue entre nous à partir des objets parfois inattendus apparus

dans nos entretiens (Exemple : A nous parle d’un entretien43 où le « nœud » était représenté manifestement par une

robe pailletée qui focalisait le récit et en constituait la tension). Il faut faire avec le fait que le « nœud » ne peut être

défini a priori.

Une discussion a porté sur l’insertion ou pas de la thématique du « chez soi » dans la grille

d’entretien. Nous nous sommes entendus pour dire que le « chez soi » n’était pas à appréhender

de manière limitée comme le confinement au domicile mais qu’il pouvait être défini par les

personnes comme tout à fait autre chose (autres lieux, imaginaires, valeurs, symboles…). Nous

adoptons de ce point de vue une posture « apophatique », autrement dit, nous ne partons pas

d’une définition a priori du « chez soi » et nous laissons aux personnes interrogées le soin de le

définir ou de ne pas le définir (il peut ne pas y avoir de « chez soi »). Notre projet est donc

d’essayer autant que possible d’éviter l’imposition de problématique. Ce qui ne nous a pas fait

43 il s’agit là d’entretiens réalisés dans le cadre d’un autre programme de recherche portant sur les mises en scène du corps dans les instituts de « mise en forme »

Page 28: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

22

trancher sur le fait de mentionner ou pas le « chez soi » en tant que tel dans la grille. A suivre

donc…

Cette discussion sur le contenu de la grille d’entretien (suivie de bien d’autres) nous a conduit à

faire le choix de revenir sur des entretiens déjà réalisés par des membres de l’équipe

(sociologues et anthropologues essentiellement), dans d’autres contextes mais relativement

proches, où en tout cas l’expérience du vieillir était centrale. Ce choix, afin de mettre à

l’épreuve le contenu problématique de notre projet et sa pertinence pluridisciplinaire en

confrontant les interprétations respectives des données.

A partir de ces remarques et de ces options, nous nous sommes donnés deux objectifs :

1- Les inattendus de la recherche : il s’agit de rechercher, de repérer dans nos entretiens d’enquêtes (mais

aussi dans des textes ou récits littéraires pour notre collègue littéraire) les objets « nœuds » (ce qui a du sens pour la

personne), les inattendus (ex la robe pailletée autour de laquelle s’organise, se structure le récit). Ce repérage se fera

en prenant en compte les autres dimensions qui sont des clés de notre problématique, à savoir :

L’univers des objets, l’espace, les temporalités courtes et longues, la relation à l’entourage et à l’environnement, le « chez soi », la relation enquêteur/ enquêté.

On part du principe que le récit est structuré par ces dimensions principales, au regard de nos

travaux antérieurs respectifs et des étapes de notre réflexion mutuelle.

2- Une présentation de la situation d’enquête : Comment se présente-t-on, que dit-on sur l’objet de la

rencontre… ?

L’objectif est de recueillir précisément les informations sur les situations d’entretien : l’environnement précis, la

personne, ses postures, ses façons d’être, les modes de la relation entre les deux partenaires et ses effets sur la

production du « discours-récit ». Il s’agit de restituer les impressions générales. Ce recueil de notes à la

manière ethnologique que nous réalisons habituellement pour tout entretien devra se faire dans

la mesure du possible pour les entretiens préliminaires que nous nous proposons d’analyser.

•••• La constitution du corpus : exploitation secondaire d’entretiens et renouvellement du corpus Nous faisons donc le choix de travailler sur deux fronts en même temps. Nous choisissons d’une

part, de mettre en partage des matériaux issus d’enquêtes précédentes ou parallèles et d’autre

part, de garder la perspective d’une enquête ad hoc spécifique au programme de recherche, avec

une grille d’entretien spécifique.

Page 29: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

23

1) Mise en partage des matériaux : un corpus d’entretiens issus d’enquêtes diverses

Afin de mettre en œuvre ce projet, nous avons en un premier temps, mobilisé une première

grille d’analyse, dépendante de notre problématique sur le « chez soi », que nous avons

appliquée à un corpus existant d’une centaine d’entretiens.

Cette grille ci-dessus esquissée dans l’extrait de compte-rendu, apparaît ainsi dans sa forme

définitive :

L'univers des objets, l'espace, les temporalités courtes et longues, la relation à l'entourage et à

l'environnement, le « chez soi », les modèles du vieillir, les formes du récit, le statut social, la

relation enquêteur/enquêté.

Voici un extrait de compte-rendu de séance où se donne à voir le travail progressif et collectif

de mise en place de la grille d’analyse adoptée ainsi que les questionnements disciplinaires

autour notamment du statut du discours recueilli en situation d’enquête, de la place des objets

mais aussi sur la question centrale du temps :

Entrée en matière sur le constat d’une lacune : notre manque de pratique, du côté des sociologues comme des géographes et anthropologues, de la méthode d’analyse du récit. On en reste pour le moment (au stade de notre savoir) à l’analyse de contenu classique (thématique ou/et structuraliste) mais pas assez linguistique entre autres. Un des premiers points abordés est la place des objets dans le récit. Est ce que leur évocation est liée au temps long ? On pose la question de la place dans le récit biographique (il faudra d’ailleurs à un moment le définir…) des relations et des objets : il existe des différences d’un individu à un autre. On remarque que dans certains entretiens, les objets ne sont pas présents et que là où l’espace et les liens sont importants les objets peuvent ne pas apparaître. Les objets renferment souvent des liens, des lieux, du souvenir familial (insertion dans un temps long). On peut saisir donc des contrastes de situation. Une première analyse d’entretiens réalisée à partir de la grille précédente non définitive est

présentée :

Si l’on considère les formes d’énonciation et la place relative : des objets, des temporalités courtes (en référence au présent ou au passé), des temporalités longues (récit biographique à caractère plus historique), des formules qui se rapportent au relationnel, il apparaît que les formes de structuration des entretiens sont très différentes les unes des autres. Ainsi en prenant des exemples : - Les objets sont très peu évoqués par Mme Cam, qui insiste par contre sur le temps long d’une « carrière » réussie,

partagée avec son mari et qui trouve son aboutissement dans son habiter actuel, d’auto-construction de diverses maisons (on en compte 5) et sur les relations qu’elle entretient aujourd’hui d’une part dans le quartier où elle est installée (qu’elle décrit comme quartier-village) d’autre part avec sa famille et d’anciennes amies dispersées dans l’agglomération toulousaine. Cette personne apparaît avoir réalisé son modèle du vieillir dans les relations « villageoises » autour de sa maison. Les quelques récits courts les plus marquants se rapportent pour l’essentiel à des épisodes marquants du passé, et particulièrement à ceux qui ont été décisifs dans l’acquisition des maisons successives.

- Dans le cas de Mme Ger, sensiblement plus âgée, les objets ont par contre une place essentielle comme supports de souvenir, comme cadeaux provenant le plus souvent de personnes disparues. Le récit biographique long tient de même une place importante chez cette personne « survivante ».

- Mme Del fait pour sa part beaucoup plus régulièrement appel au compte-rendu de conversations et de petits faits récents qu’elle présente comme significatifs des difficultés qu’elle rencontre à s’inscrire dans le présent de sa vie à Toulouse. Les relations du passé tiennent également une place essentielle, au détriment d’une chronique « historique » structurée ? Les incertitudes qui pèsent aujourd’hui sur son devenir résidentiel et relationnel semblent en lien étroit avec ce type de structuration d’un discours.

Dans l’ensemble, il me semble que ces dimensions du récit, ou des modes de fictionnalisation, que nous avons jusque-là assez peu travaillées, ouvrent des voies pour une analyse plus étayée des conditions et des formes du

Page 30: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

24

vieillir, des conditions de déprise des plus âgés. (C’est-à-dire sur ce qui constitue notre objet central de sociologues). A rappelle les liens forts entre objets, temps et entourage : une problématique centrale semble-t-il pour notre recherche. On trouve des gens qui parlent du présent en se référant au passé. Peut-on trouver des gens pour qui le passé est un tremplin seulement pour éclairer le présent ? (sans forme de nostalgie) (On peut penser à des exemples cités par B Puijalon dans son texte sur les « relectures de vie »). A fait remarquer qu’on peut reconstruire le temps long : On est ici dans une dimension centrale de notre problématique, à savoir quel est le statut du discours que l’on recueille et quels modes d’analyse adopter pour restituer ce qui se dit. On est donc dans une double reconstruction : celle de la personne face à nous et la nôtre par la suite, dans la restitution orale que nous en faisons et dans la restitution écrite que nous en ferons. Quel est le statut du récit dans le cadre de l’entretien ? J fait remarquer que l’entretien qu’il a analysé peut apparaître comme le compte rendu d’un statut social par les maisons. Ca voudrait dire alors qu’on a peut-être là le « noeud » de la construction du récit du soi (et pas du chez soi ?) pour cette dame ? Ce sont ces « nœud », déjà évoqués la dernière fois, qu’il faudra faire émerger dans les divers entretiens quand ils apparaissent. Un débat plus précis sur la question du « récit » émerge : Les littéraires sont habitués à travailler sur des « professionnels » (de l’écriture) et les socio-anthropologues plutôt sur la diversité sociale. La question est celle là : on fait comme si le récit des personnes était pris de manière neutre. Alors plusieurs questions se posent : -en quoi les formes de récit disent quelque chose sur le statut social. Comment le travailler ? Inclure la question du récit dans les mots clés de l’analyse -quel statut accorder à la vérité ? Il y a des façons de se raconter : l’entretien ouvre une opportunité de raconter son soi, et de ce récit de soi dépend fortement la définition d’un « chez soi ». Quelle est la capacité de chacun à construire une intrigue (ici se pose la question de la capacité réflexive selon le statut social) -La question des temporalités : la référence au temps long apparaît comme une façon de penser son soi dans un cadre de construction-reconstruction biographique, comme se situant dans une continuité (une durée).

2) Les entretiens mobilisés en exploitation secondaire répondaient à trois objets de recherche différents :

Une enquête sur les modes de spatialisation et les formes de déprise44. Il s’agissait d’analyser

les pratiques de la ville par les personnes âgées de 75 ans et plus habitant six quartiers différents

de Toulouse : 63 entretiens ont été réalisés et 45 utilisés à partir desquels nous avons réalisé 45

fiches.

Une enquête sur les objets techniques qui portait sur les relations (familiales et non familiales)

entretenues par des personnes de 79 ans et plus, particulièrement selon l’entrée « objets

techniques »45 : 42 entretiens et 42 fiches ont été réalisés.

Une enquête sur les trajectoires résidentielles et le rapport au logement et à l’habiter des

personnes d’une même tranche d’âge (une trentaine d’entretiens)46.

44 Clément Serge, Mantovani, Jean, Membrado Monique. Vieillissement et espaces urbains. Modes de spatialisation et formes de déprise. Rapport pour le PirVilles CNRS, Cieu-Université de Toulouse le Mirail, CJF INSERM 9406, 1995. 45 Clément Serge, Drulhe Marcel, Dubreuil Christine, Lalanne Michèle, Mantovani Jean, Andrieu Sandrine, Les produits techniques dans les échanges entre les vieilles personnes, leur entourage et les services à domicile, Rapport MIRE-CNAV, décembre 1999. 46 Tristan Salord, Les représentations intimes de l’habiter. Phénoménologie et Géographie d’un espace minimal, Mémoire de maîtrise en géographie sous la direction d’Alice Rouyer, Université de Toulouse le Mirail, 2000

Page 31: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

25

Si on peut se poser la question des effets sur le traitement du matériau d’une réorientation

problématique et de la mise en place d’autres focales sur un matériau déjà constitué à partir

d’objets de recherche différents, le fond problématique (des acquis de nos recherches

antérieures sur le vieillissement) dans ces cas là est proche et nous n’avons pas eu de difficulté

pour remplir notre grille d’analyse. La question du « chez soi » dans son sens plus ou moins

large pouvait apparaître dans la plupart des entretiens qui portaient tous sur le dernier cycle de

la vie.

Cependant, la manière dont est abordée le « chez soi » par la personne sollicitée est en grande

partie dépendante de la situation et de l’objet de l’enquête, de son entrée en matière. On n’a pas

manqué de faire émerger les effets des impositions de problématiques sur l’orientation et le

contenu des matériaux recueillis, mais également les modes d’évitement de cette imposition par

les enquêté-e-s (cf. résultats infra).

3) Renouvellement du corpus : filiation et situation de relogement

En un second temps, qui s’est déroulé en réalité parallèlement, en synchronie, nous avons utilisé

deux grilles d’entretien originales sur le rapport à l’habiter, à l’histoire résidentielle, au

relogement ou déplacement de manière à mettre à l’épreuve les premières hypothèses formulées

sur le rapport au chez soi des vieilles personnes, par des situations singulières. Un premier

corpus a été constitué à partir de l’entrée par la filiation et le récit des maisonnées : 12 entretiens

ont été menés par des étudiants de master auprès de leurs grands-parents avec une perspective

intergénérationnelle sur les trajectoires résidentielles, les espaces et lieux investis et parcourus,

les objets. Nous avons donc 12 entretiens retranscrits qui forment des monographies familiales

(un entretien auprès des parents a été aussi réalisé).

La grille d’entretien répondait à une logique diachronique puisqu’on avait un décalage de 30

ans entre les différentes personnes interviewées ; elle cherchait à susciter un discours sur les

lieux habités, leur description, les modes et les conditions de la cohabitation, la place des objets

dans les constellations familiales et comment la transmission s’y trouve cristallisée.

Un deuxième corpus de cinq (5) entretiens est centré sur la question du relogement ou du

déplacement forcé : opérations de réhabilitation de l’habitat, rapprochements familiaux…

Il nous a semblé que ces situations particulières qui induisent des sentiments de rupture dans

l’univers quotidien et dans la trajectoire sociale des vielles personnes étaient susceptibles

d’activer une parole sur le « chez soi » et ses diverses composantes (entourage, environnement

tant matériel qu’humain) en lien avec ses transformations.

Page 32: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

26

4) Mise à l’épreuve de l’analyse croisée, échanges de regards

et contextualisation des situations d’enquête : confection de fiches

Nous avons effectué une première analyse des entretiens à partir de la grille thématique, ce qui a

conduit à la réalisation d’une trentaine de fiches de 5 pages chacune en moyenne47.

Ces fiches permettent de mettre à l’épreuve la grille, de mutualiser les interprétations et d’en

apprécier les distances et les questionnements disciplinaires. Elles ont pour principe de

synthétiser chaque entretien par thèmes, tout en privilégiant la dimension longitudinale du

discours, autrement dit, d’en dégager un « portrait » de la personne au regard de la

problématique principale.

La confection de ces fiches pose un certain nombre de questions d’ordre disciplinaire et remet

au centre du débat la problématique du récit. Le discours recueilli en situation d’entretien peut-il

être considéré comme un « récit » et surtout suscite-t-il les mêmes méthodes d’analyse ?

Voici un extrait de séance significatif de la confrontation à propos d’un entretien : Qu’en est-il de la question du récit ? K fait part de ses difficultés en tant que littéraire pour partir de la grille d’analyse que nous avons élaborée : notre entrée dit-elle se fait par la forme. Les littéraires privilégient la singularité (les sociologues aussi mais la rapportent à un collectif). L’entretien de CenO148 est un discours théâtral ; il s’agit d’un discours destiné à l’espace public, mais qui ne parle pas d’elle. Elle ne se raconte jamais¨il s’agit d’une mise en scène. Ses rapports humains sont symboliques. Selon K, ce n’est pas le mécanisme qui est significatif mais le contenu. Elle utilise beaucoup de procédés phatiques : « je vais vous dire… ». Mais elle ne se raconte pas. Elle est en creux. Comment passer du constat formel au pourquoi de cette disposition formelle ? Comment travailler et rendre compte d’un discours d’absence ? Interprétations possibles : on peut le lire comme la construction d’une histoire idéalisée contre une histoire trop cruelle, trop dure ; comme une négation de la réalité. Se met en scène peut-être dans cet entretien « la vérité du confort » ; allusion au « je parle, je mens » de Foucault. Une hypothèse est évoquée par K de par sa familiarisation avec les récits de la Shoah : cette femme n’a t-elle pas été une collabo ? (Hypothèse que semblent confirmer d’autres lectures). Ce qui signifierait que certains récits dans leur forme, dans leurs ellipses ou omissions, mais aussi dans leur contenu (une histoire en creux) seraient des révélateurs d’une forme d’existence et d’un rapport plus ou moins problématique avec elle ? Il serait bien de mieux caractériser sur le plan formel des types de discours, pour mieux en saisir les ressemblances et les différences et tenter de mettre en rapport ces formes avec une « histoire », une « personnalité », une existence ? Il serait intéressant de poursuivre cette réflexion sur les rapports entre les formes du discours et l’histoire, le contenu narratif dans d’autres entretiens et de se demander quel sens et quelles formes prend le « chez soi » ? Que peut-on en dire dans le cas de cette femme ? A la suite de ces confrontations et interrogations, à partir de notre grille d’ analyse et de son

fondement problématique, nous avons soumis à nos collègues littéraires quelques entretiens

retranscrits en leur demandant de nous faire part de leur propre mode d’approche, puis nous

avons procédé à l’analyse plus systématique et partagée de deux entretiens que nous exposerons

ici.

47 cf. exemples en annexes 48 Anonymisation des entretiens

Page 33: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

27

III. L’APPORT DE L’ANALYSE CROISÉE PLURIDISCIPLINAIRE AUTOUR D’UN CORPUS D’ENTRETIENS

Il s’agit donc de répondre aux questions suivantes : quels sont les outils mobilisés par les

différentes disciplines dans l’analyse des « récits » recueillis au cours d’une enquête ? Quelles

sont les questions épistémologiques qui se posent face notamment à la mise à plat (temporelle et

spatiale) de récits où se juxtaposent, se combinent diverses temporalités (et divers espaces) : le

moment de l’entretien, les temporalités courtes, les temporalités longues et les temps du et dans

le récit. Qu’est ce que le rapport d’enquête induit sur la situation d’entretien (la place de

l’imposition de problématique) ? Comment passer d’une analyse de cas à la « montée en

généralité » ?

Il convient de ne pas oublier que ce questionnement ne peut être détaché de la problématique

centrale de notre champ de recherche, le processus de vieillissement et que de ce fait, il prend un

sens particulier lié aux conditions de la reconstruction narrative de soi en fin de parcours de vie.

1- Des questionnements interdisciplinaires. Le statut du matériau recueilli : un « récit » ?

« L'essentiel est dans ce que celui qui prétend analyser est en mesure de reconstruire, sans

prétendre disposer d'autres sources et d'autres moyens que ceux du langage. Et donc avec tous

les pouvoirs, les incertitudes, les malentendus et surtout les prises de risques qui son celles de la

parole et de l'écrit. […] Cette prise de risque renvoie la sociologie à une de ses origines

majeures : la littérature »49.

De l’écrit et de l’oral

Les littéraires travaillent sur des récits écrits (une fiction), les sociologues, en général, sur des

discours oraux.

Les littéraires50 relèvent trois facteurs spécifiques à notre contexte : l'introduction d'un/e

enquêteur/se, qui modifie la situation d'énonciation du sujet, l'intégration du récit dans une

structure définie à l'avance, une grille d’entretien, la personnalité même de l’enquêteur/trice (et

on pourrait rajouter la situation et le contexte même de l’interaction). Selon les références

49 Daniel Bertaux. "Fonctions diverses des récits de vie dans le processus de recherche" in Danielle Desmarais et Paul Grell (dir.) Les Récits de vie. Théorie, méthode et trajectoires types. Editions Saint-Martin, Monréal, 1986 50 Il s’agit ici de nos collègues participant à l’ACI

Page 34: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

28

mobilisées par nos collègues littéraires51, ces facteurs produisent "des phénomènes d'orientation

narrative qui portent sur des renforcements thématiques [et] la mise en valeur de certaines

zones biographiques ».

Ces remarques rejoignent les préoccupations des sociologues quant au statut de leur matériau

(de manière plus ou moins explicite et plus ou moins revendiquée). La situation d’enquête est

une situation d’interaction (même si on ne peut nier qu’elle existe aussi entre le texte écrit et

celui ou celle qui le lit) où la présence d’un tiers est « sollicitante » et oriente le contenu même

du discours.

Des contraintes de communication

Les contraintes temporelles dans lesquelles sont prises toutes narrations orales sont d’abord des

contraintes de communication. Comment en effet se faire comprendre de son interlocuteur, si

l’on ne cesse de revenir en arrière, de revenir sur sa parole, si l’on s’égare dans l’ordre temporel

et spatial de sa narration en en brisant la linéarité ? Tout acte discursif, tout acte de

communication implique une négociation permanente des processus de compréhension, des

réajustements continus de l’histoire et du sens asservis à un objectif commun d’entente

réciproque a minima. A minima, car la personne sollicitée peut très bien ne pas jouer le jeu de la

conformation à la demande ou nous amener vers ce qu’elle tient à dire d’elle et de sa situation

dans un moment T de l’entretien et à un moment particulier de sa vie. Dans la situation

d’entretien, les échanges sont cadrés par des reprises, des relances de l’enquêteur, cadrages qui

non seulement réajustent la situation temporelle et spatiale de la narration, mais aussi le travail

de production du sens. L’entretien reste, comme tout acte discursif, le fruit d’une co-élaboration

narrative et sémantique, pour laquelle il serait illusoire de sous-estimer la part des phénomènes

d’imposition et d’organisation du sens venant de l’enquêteur.

La transcription : le passage de l’oral à l’écrit

Peut-on considérer sans précautions méthodologiques que les entretiens retranscrits sur lesquels

nous travaillons constituent des textes, des récits de nature identique à ceux que les littéraires

analysent ? Dans le document retranscrit que gardons-nous de l’oral ? Une question que les

littéraires ne se posent pas mais qu’ils nous posent et qui nous est familière seulement quand

nous nous interrogeons sur les dimensions éthiques et méthodologiques de nos travaux. Est-ce

de la trahison de ce qui nous est dit, comme le soulève Bernadette Puijalon52 ? Dans tous les cas,

la retranscription diffère selon par qui elle est réalisée, selon si elle l’est par la personne

enquêtrice ou une autre, le contexte de la situation n’étant que partiellement et parfois mal pris 51 Nous remercions ici tout particulièrement Nicole Thatcher de l’Université de Middlesex pour sa contribution essentielle à notre recherche et à la réflexion sur le statut du récit en situation d’entretien. La partie consacrée à l’analyse littéraire lui est presque pour totalité empruntée. 52 Séminaire du 17 mars 2006

Page 35: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

29

en compte. De la transcription à l’analyse, il y a tout l’écart du champ d’interprétation. C’est

pourquoi, les sociologues travaillent en transversalité et c’est pourquoi cet exercice d’analyse

pluridisciplinaire comparée mené ici est une manière d’assurer un contrôle des interprétations.

De la singularité et de la transversalité

Une autre différence entre nos disciplines porte sur le mode d’entrée : les littéraires privilégiant

la singularité du discours, du récit, alors que les sciences sociales s’attachent à la mise en

perspective, la transversalité et la « montée en généralité ». Comment passer de la spécificité

d’une situation à la comparaison de manière à en inférer du plus « général », du plus

« exemplaire », c’est le projet des sociologues. Il faut rappeler que le point de vue sociologique

privilégie les processus de catégorisation sociale. Selon les termes de Dubar et de Dumazières53,

« un entretien met en mots une manière de catégoriser le social », ce qui va au-delà du repérage

de l’appartenance sociale du locuteur, mais réfère au : « ‘monde social’ défini comme une

architecture de catégories (‘ordre catégoriel’) mais aussi comme un ensemble de valorisations

différentielles, de prises de position sur ces catégories et leurs relations (‘univers de

croyances’) ».

2- Des convergences

La fonction identitaire du discours et son référent temporel

Il existe deux domaines où les littéraires sont en accord avec les sciences sociales, les réflexions

sur la fonction identitaire du discours et les réflexions sur le temps qui renvoient beaucoup aux

réflexions sur la mort.

Du point de vue littéraire un récit de vie est une construction de soi et une reconstruction du

passé, obtenues grâce à la mémoire (et donc à l'oubli), et fonctionnant comme signe de rapport

espace/temps. Ce qui caractérise le discours de soi, c’est la construction de la personnalité. Le

discours est très présent lorsque l’intégrité physique de l’individu qui le prononce est menacée.

La proximité de la mort rend spécifique le discours produit. C’est ainsi que l’hypothèse

traumatique qui sert d’analyseur aux récits de la déportation et de situations difficiles peut

selon notre collègue littéraire éclairer certains discours de vieilles personnes, soit que l’individu

se dérobe sans cesse, soit qu’il développe le registre de la solidarité (C’est ainsi que Albertine

ou Léon relèveraient en partie et respectivement de cette analyse)54. Du point de vue de la

sociologie, le récit est une mise en scène de soi de l’individu dans une situation particulière et à

un moment particulier de sa vie. 53 Dubar Claude, Demazières Didier, Analyser les entretiens biographiques : l’exemple des récits d’insertion, Paris, Nathan, 1997. 54 cf. Fiches en annexe

Page 36: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

30

Cette situation particulière de recueil de discours suscite une interrogation sur « le désir de

parole de l’enquêté-e » : « comment peut-on bien faire parler quelqu’un qui ne parle justement

que pour ne pas parler, qui dès qu’on suscite de sa part des précisions se dérobe ?55 Comment

dans ce cas prendre en compte dans l’analyse du matériau les réactions de l’enquêteur qui

composent comme le paratexte de l’enquête ? Dans quel but cette production énonciative de la

part de la personne ? »56 Question qui en sous entend une autre, celle de la sélection : « pourquoi

j’ai été choisie ? ».

Quand le contrat est accepté, la narration devient cette médiation privilégiée qui selon les termes

de Ricoeur « emprunte autant à l’histoire qu’à la fiction, faisant de l’histoire d’une vie une

histoire fictive ou, si l’on préfère, une fiction historique » (Ricoeur, 1988 - 295).

Qu’est ce qui émerge de ces fragments de vie rapportés ? Dans ces identités qui se mettent en

scène, quel système de représentations de soi ? Certaine usera de la situation d’entretien pour se

présenter comme le porte-parole d’une certaine vieillesse (la grand-maternité). Dans les

formules récurrentes telles « voilà ma vie », on peut lire, vous me sollicitez sur ce que je vis, ce

que je fais et je vous livre un peu de ce que je suis et de ce que j’étais : une histoire et une

fiction. Cette question de la reconstruction narrative de sa vie est essentielle dans les recherches

sur la vieillesse : la situation d’entretien peut plus qu’à d’autres âges de la vie susciter une

« relecture de vie », une mise en cohérence de ses expériences existentielles. (Ce qui est le

propre de beaucoup de fictions narratives).

La remarque suivante de notre collègue littéraire nous renvoie à une question qui oriente

implicitement nos analyses et les sélections jamais totalement argumentées d’« entretiens

préférés » : le regard que l’on pose sur les récits de vie n’est-il pas fondamentalement un regard

esthétique où l’exception compte davantage que la règle, ou le détail compte plus que le

général ? « c’est un regard qui voit dans la vie des gens une œuvre d’art ». Dans le cadre de

cette recherche, nous nous la sommes posée.

L’illusion biographique57

Une réflexion commune à nos disciplines apparaît également autour de ce que Bourdieu qualifie

de présupposés des théories de l’histoire de vie. Ces présupposés qui se nourrissent de l’illusion

selon laquelle la vie peut se saisir comme une succession d’événements, un parcours ordonné,

orienté et unidirectionnel. C’est bien cette perspective linéaire que l’enquêteur s’applique à

réintroduire quand la personne essaie d’y échapper. Cette reconstruction du sens de sa vie, qui

permet de sélectionner des événements significatifs, Bourdieu en parle comme d’une idéologie

55 Allusion de K à l’entretien d’une dame dont elle fera l’hypothèse de l’existence d’un « trauma » 56 Extrait d’une séance 57 Bourdieu Pierre, l’illusion biographique, Actes de la recherche en Sciences Sociales, n°62/63, 69-72, 1994.

Page 37: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

31

qui consiste à créer « artificiellement du sens ». Il s’agit bien pour Bourdieu d’une illusion

rhétorique que « toute une tradition littéraire n’a cessé et ne cesse de renforcer ». La tentation

unifiante et totalisante du moi, répond selon l’auteur à la nécessité sociale instituée de

construction d’un moi stable et constant (responsable et prévisible) pour laquelle des institutions

comme le nom propre par exemple « désigne le même objet en n’importe quel univers

possible ». On a donc affaire à la construction d’un artefact où l’histoire de vie apparaît comme

linéaire, trajectoire constituée d’une série de « positions » successives…Sa métaphore qui

consiste à comparer la trajectoire reconstituée comme le trajet d’un métro qui ne connaîtrait pas

la structure du réseau dans lequel il s’insère est assez intéressante : « les événements

biographiques se définissent comme autant de placements et de déplacements dans l’espace

social ». Il prend l’exemple du vieillissement social pour montrer l’importance de la prise en

compte, pour comprendre une trajectoire, des espaces relationnels dans la construction des états

successifs (relations entre divers « agents »), de l’univers dans lequel elle se déroule.

On ne peut raisonner sur le sens du recueil biographique (et de la biographie elle-même) sans se

poser la question de la capacité réflexive sur sa vie (on sait qu’elle est distribuée socialement),

sur la capacité discursive à la présenter (la production d’un discours sur soi peut avoir une visée

esthétique), et sur la capacité à recueillir cette réflexivité (qui dépend de l’outil et de

l’enquêteur). Ces éléments s’accompagnent du sentiment de la légitimité à produire un discours

dont la question tacite du « pourquoi j’ai été choisi-e » rend compte.

3- Mise en œuvre : analyse croisée de deux entretiens autour de l’expérience du vieillissement et du « chez soi »

Les sociologues ont insisté sur la nécessité de mettre en perspective au moins deux entretiens

dans un souci de validité par la transversalité. La formulation de Callon (1999 : 74) à propos de

la participation du sociologue au dévoilement et à l’éclairement des mécanismes invisibles qui

sous-tendent le discours d’un acteur social nous semble correspondre à ce projet commun :

« (…) Le seul apport possible des sciences sociales, mais il est immense, est de participer avec

les acteurs eux-mêmes à la mise en forme des leçons qui peuvent être tirées d’une expérience

collective en cours, toujours singulière58, de manière à en exprimer la possible généralité pour

ensuite la transporter ailleurs, en espérant que d’autres acteurs seront convaincus par

l’équivalence et s’en saisiront »59. L’expérience du vieillissement constitue ici cette expérience

collective.

58 C’est nous qui soulignons 59 Callon M (1999), « Ni intellectuel engagé, ni intellectuel dégagé : la double stratégie de l’engagement et du détachement », Sociologie du travail, n°41, 65-78, cité par Louis Quéré, « Que faire de la parole des

Page 38: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

32

L’intérêt des uns et des autres se centre donc sur la production d’un discours en situation

particulière d’entretien qui oriente (par la présence de l’enquêteur/trice et par la présence d’une

grille), la forme et le sens du discours. Le discours étant pris comme espace de narration où les

deux niveaux -de l’histoire racontée et des formes discursives mobilisées- interagissent pour

donner du sens, dans les contraintes et les limites propres à la situation de l’enquête.

Madame D et Madame L

Le premier entretien est issu du projet de recherche sur les trajectoires résidentielles et le

logement. Le second du projet sur le rapport à l’espace urbain des personnes « âgées ».

Mme D est une femme de 75 ans environ, veuve depuis 2 ans, qui vit seule dans un logement à

Toulouse. Son fils est dans la banlieue proche. Elle ne présente pas de problèmes particuliers de

santé et bouge beaucoup. C’est ainsi qu’elle se définit « capitaine ballotte ». Elle n’investit pas

son logement, mais fait valoir les multiples lieux et liens qui la mobilisent (qui l’ont mobilisée).

Elle a travaillé comme couturière et est restée plus de quarante ans à Paris, puis a suivi son mari

(chef de gare) selon ses promotions. Elle a vécu son arrivée à Toulouse (en partie pour suivre

son fils) comme un déclassement social et son entretien se déroule sur un système d’oppositions

entre l’avant et l’après, l’ici (Toulouse) et le là bas (Paris). L’entretien a été réalisé, il y a 5 ans.

Mme L est une femme de 92 ans qui se dit « handicapée mais pas vieillie », qui vit seule dans

un appartement à Toulouse depuis 1970. De milieu populaire, elle est locataire de son

appartement actuel, qui est un garni "tout ça n'est pas à moi, regardez les chaises dans quel état

elles sont !", elle a dû revendre ses meubles pour l'habiter. Elle n'a jamais été propriétaire de ses

appartements successifs, relativement précaires. Voici comment elle décrit sa maison

paternelle : " c'était une petite maison de montagne, où vous rentriez à gauche c'était une

grande pièce, une grande cheminée comme dans les campagnes, et à gauche, c'était la porte de

la grange, on avait des vaches, des moutons, alors c'est vous dire la maison que c'était ! ". Son

père l'a placée très tôt pour apprendre la couture et dans un café pour faire des ménages et les

travaux des champs (en 14). Elle se définit ainsi comme "une petite boniche". Elle avait 18 ans.

Son mari a été ouvrier à la Técoëre (ancienne appellation de l’aérospatiale). Elle a quatre

enfants qui vivent loin, 3 garçons et une fille qui vient passer 6 mois avec elle pour des raisons

médicales. Elle se définit comme « sauvage et casanière » tout en se disant « bien entourée ».

gens en Sciences Sociales ? », in Oralités, textes réunis par Jean-Philippe Schreiber, Adrien Antoniol, Barbara Pirlot et Hélène Wallenborn, Unité de recherche « Sources audiovisuelles en histoire contemporaine », Université Libre de Bruxelles, 2004, p 30.

Page 39: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

33

« Il me manque que la santé » : elle a été opérée des deux hanches, marche avec deux cannes et

depuis ne sort plus. Les volets sur la rue sont fermés et son appartement ouvre sur un jardin

qu’elle investit beaucoup. L’entretien a été réalisé il y a 12 ans.

3-1 Approche littéraire

Partant du principe que ces discours oraux « présentés sous forme de texte », peuvent se lire,

avec les contraintes mentionnées, comme un récit écrit, les outils mobilisés sont ceux

habituellement utilisés par la littérature : il s’agit donc « de dégager puis étudier les procédés

narratifs et linguistiques employés dans la production de l'énoncé. Leur analyse devrait

confirmer ce que leur lecture suggère, c’est-à-dire que ce sont bien des récits ». Les auteurs

mobilisés sont Genette et Ricoeur. Selon Genette: "Le récit désigne l'énoncé narratif, le discours

oral ou écrit qui assume la relation d'un événement ou d'une série d'événements […] [avec] les

diverses relations d'enchaînement, d'opposition, de répétition, etc. [de ces événements].60" Selon

Paul Ricœur, "la mise en intrigue est l'opération qui tire d'une simple succession une

configuration"61. Le terme de configuration que Ricœur préfère à celui de structure désigne l'art

de composer des faits et des événements que le narrateur choisit de réunir en une construction

qui leur donne sens : "la configuration de l'intrigue impose à la suite indéfinie des incidents le

sens du point final (…) Point final comme celui d'où l'histoire peut être vue comme une

totalité"62. Cette totalité constitutive du récit comporte des éléments de description, des

personnages, un cadre dans lequel ils évoluent.

Les littéraires, dans ce cadre ci, ont donc mobilisé trois figures empruntées à Genette :

o l’ordre qui renvoie aux références temporelles : anachronies, répétitions etc. « l'ordre de

disposition des événements […] dans le discours narratif [et] l'ordre de succession de ces

mêmes événements »63 dans l’histoire. Y a-t-il une position qui soit stratégiquement

dominante dans les anachronies? Est-ce la répétition? ou l'analepse? Ou l'ellipse? La

méthodologie littéraire consiste souvent à repérer des récurrences et des ellipses

indépendamment du sens du discours lui-même.

o la durée qui s’applique à la vitesse de la narration : rapport entre ce qui est raconté et le

temps mis à le raconter. La durée représente la vitesse du récit qui s'entend comme « le

rapport entre une mesure temporelle et une mesure spatiale. […] [c.à.d.] le rapport entre une

60 Genette Gérard, Figures III, Seuil, 1972, p 71. 61 Ricœur Paul, Temps et récit I- L'intrigue et le temps historique, Paris: Seuil, 1983, p 127. 62 Ibid. p.131. 63 Genette Gérard, op.cit, pp. 78-79.

Page 40: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

34

durée, celle de l'histoire mesurée en […] minutes, heures, mois et années, et une longueur ;

celle du texte, mesurée en lignes et en pages »64. Cette durée du texte est déterminée par

l'utilisation de quatre formes fondamentales : l'ellipse, la pause descriptive, la scène -

dialoguée ou non - et la scène sommaire.

o la fréquence c’est-à-dire la relation entre récit et histoire. Le récit est singulatif quand les

occurrences dans le récit sont égales aux occurrences dans l'histoire; il est répétitif quand il

rapporte n fois ce qui s'est passé une fois; enfin il est itératif quand il raconte une fois ce qui

s'est passé n fois. Chacun de ces aspects du récit peut, à lui seul, ou en duo, ou en trio avec

les autres, être significatif.

Trois figures sont encore empruntées à Genette : le mode, la voix et l’espace, mais leur usage

reste plus proprement littéraire, moins adapté à l’analyse des entretiens. Cependant nous

présenterons dans le prochain chapitre, dans les « fenêtres » consacrées à des thématiques

spécifiques à l’ACI, un texte littéraire analysé selon cette méthode dans l’ensemble de ses

dimensions. Cette approche permet de faire entrer en résonance cette lecture du récit65 avec

beaucoup de nos entretiens et de ce que nous connaissons de la vieillesse. Les thématiques du

« chez soi », de la relation au passé, à l’enfance, à la mémoire, aux autres et aux objets y sont

présents. Notamment la recherche parfois douloureuse du maintien d’une continuité identitaire :

"Regardez-moi : je suis une vieille dame infirme et veuve, mais je suis la même amoureuse

que ce soir de bal où tout a commencé".

« Me tournant vers vos entretiens, il m'a semblé que l'application de la méthodologie de Genette devrait être fructueuse. Mais rappelons les problèmes. Il est évident que la façon de débuter, dont l'initiative appartient à l'interrogateur ou interrogatrice, détermine le dialogue qui suit, et donc influence l'ordre de la temporalité. Dans cette enquête, vous dites que vous ne partez pas d'une définition a priori du 'chez-soi'; vous laissez ce soin aux personnes interrogées ; cela peut être des lieux, des valeurs, des symboles, et vous acceptez qu'il peut ne pas y avoir de 'chez soi' pour quelqu'un. Mais, en réalité, dans la pratique - à part une exception, deux peut-être - vous utilisez dès le début le mot "logement". En général, - d'après les transcriptions - deux idées sont présentées en introduction : c'est une enquête sur le logement des personnes âgées et ceci par rapport au vieillissement. Des interventions ultérieures élargissent la notion de logement pour y inclure l'espace extérieur, la ville. J'ai donc structuré les transcriptions en les divisant en segments recouvrant plus ou moins le même thème. Par les caractères gras j'indique les idées importantes dans les questions comme dans les réponses. La longueur des pages entre parenthèses, en italique, correspond à une page imprimée »66.

64 Ibid. p.123 65 En l’occurrence celui de Marie Chaix, les silences ou la vie d’une femme, Seuil, 1976. 66 Préambules de Nicole Thatcher

Page 41: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

35

���� Entretien Mme D 1) Q. le logement est-il important quand on vieillit ? Désir d'être proche de son fils unique pour des logements possibles. La question sur son

logement actuel l'amène à constater que "le temps passe tellement vite", (répété 3 fois) et à expliquer qu'elle a bougé (avec son mari) et bouge encore beaucoup. "On me réclame de tous les côtés, j'aime ça moi". Précise la date de mort de son mari. Passe au logement à Paris, où elle a vécu 50 ans, puis au parcours de son mari à la SNCF, aux études et au travail du fils, à la retraite du mari, à ses liens avec son fils. Visites jusqu'aujourd'hui aux camarades de son fils et aux enfants des amies d'enfance. (trois pages et quart).

2) Q. Parler du quartier et de l'immeuble. Gens de l'immeuble obligeants, mais pas de convivialité. Relation intermittente avec un

voisin. Consciente de la différence d'âge avec les autres locataires (une page et quart). Critique des Toulousains, (phrases en style direct) (une demi-page), suivie de louanges des Parisiens, des voisins et de ses clientes. Liens conservés encore (trois quarts de page).

3) Q. Vous aviez des clientes? Mme D. confirme son métier de couturière et se souvient des clientes, devenues parfois

des amies. Elle conclut : "Là-bas on s'était fait notre trou" (une demi-page). 4) Q. "Y' avait une solidarité que vous retrouvez pas ici?" Relations avec ami/es à travers le travail du mari, et camarades de son fils, avec enfants

d'amies de jeunesse, liens visibles lors de la maladie et de la mort du mari ("enterré le vendredi matin", et "mon mari est enterré à Fontvieille"). Beaucoup de phrases en style direct. Mentionne un "chez-moi" lorsqu'elle va chez son frère.Bien entourée mais regrette les distances (deux pages).

5) Q. avantages et inconvénients de ce logement à Toulouse. Avantages (proximité de commerces, services etc.) (une demi page). Pas d'aide-ménagère,

indépendance, préfère appeler SOS-médecins - longue tirade sur SOS-médecins dont elle a utilisé les services (une page et demie).

6) Q. "Vous me disiez que vous avez un frère?" Histoire familiale : la maladie de son frère - récit entrecoupé de commentaires/jugements

sur son mari et son frère; sa propre autobiographie, orpheline, en l'espace d'un an, de père et mère à 16 ans; tuteur et tutrice = oncle et tante, puis foyer de jeunes filles (discours itératif ) où elle apprend la coupe et devient couturière. Fataliste "quand c'est l'heure c'est l'heure"(une page et demie).

7) Q. "Vous vous êtes fait toute seule" Critique des jeunes d'aujourd'hui qui comptent sur les aides sociales alors qu'elle a lutté

toute sa vie. Conclusion " ça fait quelquefois des 'faignants'" (p.13) (trois quarts de page) 8) Q. " ce logement […] comment vous l'avez aménagé?" Peu de meubles. Photos de famille sur le buffet, et des objets, souvenirs des voyages et

surtout de Paris. "Paris où j'ai été très heureuse avec mon fils et mon mari. L'entourage quoi, les voisins. […] On était soudé. Entre nous". (p. 14) (trois quarts de page)

9) Q. "Vous vous sentez un peu isolée ici?" Au-dehors : visites à des ami/es à Toulouse et aux environs. Récit interrompu par 10

lignes sur ses activités au-dedans. Passe rapidement du présent au passé pour énumérer les nombreux pays visités avec son mari et des amis, en France et en Europe. Voyages moins fréquents depuis leur arrivée ici à Toulouse. Nie que le déménagement ait causé des problèmes de santé, simplement c'était du travail, "C'est tout le chantier que ça fait" (une page et demie).

10) Q. Revient sur ses activités actuelles au-dehors, ses sorties.

Page 42: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

36

Critique de Toulouse, (magasins, édifices, etc) "Rien n'est fait pour m'y plaire. […] ça c'est le cri du cœur" (p.16), comparée à d'autres villes et surtout à Paris, au niveau de l'architecture, endroits de loisir et spectacles. Ses sorties avaient et ont toujours un but. Revient à ses voyages actuels (une page trois quarts).

11) Q. "Vous avez pensé à faire partie d'un club ?" Difficulté à se faire accepter par les Toulousains (anecdotes). Pas facile de trouver un

autre endroit. Pas de plan pour maison de retraite ; "je me sens tout à fait pleine de vitalité. Mais seule un peu" (p.19). Volonté d'être indépendante (anecdotes) (se mentionne à la 3ème personne et à la 2ème personne dans discours indirect libre) (2 pages un quart).

12) Q. Vous recevez beaucoup de monde chez vous ?" Mme D. a reçu des amis mais pas de Toulouse (un quart de page) 13) Q. "Vous sentez-vous chez vous ici?" Non, mais de toutes façons " je m'attacherais plutôt aux gens". C'est ce qu'elle aimait

dans ses voyages. (trois quarts de page). 14) Q. Attachement à des objets? "Les objets sont des nids de poussière". Bibelots à la cave sauf quelques souvenirs

(description d'objets laissés dans le cercueil de son mari). Elle a des albums de photos qu'elle trie en les donnant à ceux/celles qui les apprécieront - pas à sa belle-fille - et les garderont, ceci s'applique surtout aux filles (deux pages et demie).

15) Q. "vous me disiez que vous aviez élevé votre neveu". Emmenait son neveu et sa nièce en vacances à la montagne avec son fils. Recevait les

amis de son fils, liens - lettres, cadeaux, visites. Importance de ces liens (une page). 16) Q. quelque chose à ajouter à la question du logement? Futur logement pas encore envisagé. Tenir compte de son fils qui "déjà […] ne se remet

pas du décès de son père" (p.24). Relations étroites qui existaient entre le père et le fils, et maintenant entre la mère et le fils (une page).

Ordre, durée, fréquence.

A des questions concernant le présent (logements possibles, proximité du fils et de sa famille), Mme D. répond brièvement et se tourne ensuite longuement vers le passé et y revient (2, 8, 9, 10 et 13). Les anachronies et les répétitions sont fréquentes, elle parle d'abord de la période concernant sa vie de femme mariée à Paris (1) (2) (3) (4), de son enfance et de sa vie de jeune fille (6), puis revient à sa vie de femme mariée à Paris en particulier (9), (10), (13) et (15). Cette période de sa vie - 50 ans dit-elle - est donc capitale pour elle, elle semble y vivre encore. Cette conclusion est confortée par la lenteur du récit où les nombreuses anecdotes, avec des phrases en style direct, fonctionnent comme des pauses dans le discours. Réflexions et descriptions ralentissent aussi le récit de vie. Il est difficile d'évaluer l'importance de la durée à cause des interventions de l'interrogateur et de la division en segments qui est personnelle donc variable, mais combinée à la fréquence, elle pourra être considérée comme significative. La durée des segments est plus ou moins constante (le nombre de pages est proportionnel à la durée en temps réel) sauf pour les segments (12) et (13) qui témoignent de la difficulté des rapports de Mme D avec les Toulousains et indiquent clairement que son "chez-soi" n'est pas son logement ou Toulouse. Trois segments sur seize sont singulatifs : une partie de (5) sur SOS-médecins, (6) récit de l'enfance et de la jeunesse de Mme D. jusqu'à son mariage et (7), jugement de valeur sur les jeunes d'aujourd'hui. Ce sont des moments révélateurs de la construction de l'identité de Mme D : sa formation, sa perspective sur la vie et son caractère - l'épisode de SOS-médecins est une preuve d'initiative. Seraient-ils les "nœuds" dont vous parlez ? Les treize autres segments sont itératifs et construits le plus souvent suivant un modèle comparatif, en opposition : maintenant et avant (nous retrouvons la dimension temporelle); ou encore : ici, les gens à Toulouse et là-bas, les amis à Paris. Deux conclusions peuvent être tirées. L'une, inspirée de Genette : la fréquence des anachronismes et la dominance de l'itération illustrent le travail de la mémoire qui permet au récit de s'émanciper de l'histoire; Mme D. construit ou reconstruit sa vie et son identité. On peut parler de

Page 43: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

37

fictionnalisation du récit, fictionnalisation à laquelle contribuent les nombreuses anecdotes - scènes dialoguées : "La présence […] de dialogues rapportés in extenso et littéralement […] communique au lecteur une impression - justifiée - de 'fictionnalisation'."67 Deuxième conclusion c'est que cette figure narrative - la comparaison - crée un espace narratif, virtuel. Le caractère circulaire de l'énoncé – le début et la fin recourent à deux thèmes associés : "logement et être près du fils"- et les rappels/répétitions dans le discours des mêmes périodes de vie créent un espace narratif. Cet espace correspond à l'espace géographique - en une sorte de parallèle - qui occupe une importance capitale dans la vie de Mme D. Les remarques sur l'ordre, la durée et la fréquence nous portent à conclure que le "chez-soi" de Mme D. est dans le passé (à Paris) - dans l'espace du passé - et réside dans les relations humaines selon ses propres dires. On a jusqu’aux objets qui sont ramenés à une valeur humaine (souvenirs ou dons légués à des personnes). Ce besoin de relations humaines, sur lequel elle revient souvent, est exacerbé par la mort de son mari à laquelle elle fait allusion plusieurs fois durant l'entretien. La perspective est celle de Mme D. à part quelques rares et brefs moments où celle-ci nous transmet le point de vue d'une amie devenue veuve aussi. Les deux voix, celle de Mme D. et celle de l'interrogateur ne sont pas en conflit, mais la seconde détermine à l'aide de questions (fonction de régie) - sans toujours y réussir -, la direction du dialogue. Il semble donc que l’enquêteur exerce cette fonction qui habituellement devrait appartenir à la narratrice. Mme D. exerce sa fonction d'attestation à travers ses "voilà" (sens étymologique) ; elle vérifie que le contact avec l’enquêteur est bien établi grâce à ses questions "vous connaissez ?" (fonction phatique ou de communication) et en provoquant ses réponses "oui" "d'accord", "hmms". Les jugements qu'elle émet (6) (7) et (11) confirment sa fonction idéologique en tant que narratrice.

La remarque sur la fonction de l’enquêteur est importante dans la mesure où nous avons tous

souligné combien face à l’imposition de problématique de l’enquêteur qui relance sans cesse sur

le logement et le vieillissement, Me D s’esquive et réoriente l’entretien comme elle le souhaite

sur l’ailleurs et les autres temps, en particulier les liens et la mobilité (elle reprend la main).

L’approche littéraire met en évidence deux autres fonctions présentes dans cet entretien qui

nous intéressent sociologiquement : la fonction phatique (de communication, elle cherche

l’approbation ou évalue la connaissance de l’enquêteur : "vous connaissez ?"), et la fonction

idéologique (elle émet des jugements).

3-2 Approche sociologique

L’analyse thématique couramment utilisée en sociologie a montré ses insuffisances dans la

compréhension de ce qui fait sens dans la singularité du discours. Par le découpage qu’elle

opère du texte oral, elle en gomme la structuration interne et singulière qui donne sens à

l’articulation des sèmes entre eux. Les sociologues utilisent aussi des analyses de type littéraire,

empruntées aux modèles de l’analyse structurale, inspirés de Barthes, Lévi-Strauss, Todorov,

Propp ou Greimas.

67 G. Genette Fiction et diction, p.74

Page 44: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

38

Le principe de l’analyse structurale part du postulat que le récit présente deux niveaux celui de

la narration et celui de l’histoire qui s’articulent pour lui donner un sens. Cependant, comme

nous l’avons déjà souligné, l’application des principes de l’analyse structurale doit

obligatoirement prendre en compte cette dimension particulière de la situation d’enquête :

notamment la question de la mise en scène, de la dissymétrie, de la séduction etc. Plus encore, il

faut rappeler que d’une part, l’entretien en sociologie relève d’une logique particulière de

recueil d’information sur un sujet défini à l’avance, d’autre part, le point de vue sociologique

privilégie les processus de catégorisation sociale. (cf. Dumazières et Dubar68 très inspirés par

Barthes notamment). Appliquer les principes de l’analyse structurale à l’entretien de type

sociologique implique un certain nombre de postulats :

Le sens d’un entretien est dans sa mise en mots (Dubar, Dumazières p 92), ce qui suppose

l’attention aux formes lexicales, aux figures de style, etc. et à leur relations dans une situation

d’interaction, posture qui prend ses distances avec la pratique restitutive d’une part, qui part du

présupposé que le langage est transparent et qu’il suffit de lire un entretien pour le comprendre,

avec la pratique illustrative d’autre part, qui utilise des extraits d’entretien aux fins de soutenir

une thèse indifférente à la production interne du discours (cf. aussi la présentation de ces

postures dans Argoud et Puijalon, 1999)69. Sur les fonctions de la parole et de la communication,

on peut se référer à Blanchet qui en distingue trois : une fonction référentielle (elle dit comment

sont les choses) ; une fonction modale (elle dit ce qu’on pense des choses) ; une fonction d’acte

(elle vise à avoir un effet sur l’auditeur).

L’entretien obéit à des règles spécifiques de production du sens. On raconte une histoire dans un

temps T en mobilisant des temporalités diverses, des personnages divers, des positions

personnelles tout en s’insérant avec plus ou moins de conviction dans un échange imposé par

l’enquêteur. L’analyse consiste à mettre en évidence à travers la sémiologie narrative (Greimas)

la logique qui préside à la construction du sens du discours, à « découvrir l’ordre catégoriel

auquel se réfère le narrateur et qu’il produit dans le mouvement même de l’entretien » (Dubar

et Dumazières p 93).

La structure du sens est différentielle et intégrative. Ce qui veut dire que le sens d’un discours se

construit à partir de relations entre mots, lexèmes, le syntagme (la phrase par exemple) n’ayant

de valeur que dans son articulation avec les autres phrases ou lexèmes. On atteint là le niveau

paradigmatique qui est celui de la structure intégrative du sens : la succession syntagmatique de

68 Dubar Claude, Demazières Didier, Analyser les entretiens biographiques : l’exemple des récits d’insertion, Paris, Nathan, 1997. 69 Argoud Dominique, Puijalon Bernadette, La parole des vieux, Dunod, 1999.

Page 45: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

39

séquences devient un « système signifiant » par la découverte des logiques d’enchaînements du

récit.

3.2.1 Mise en application 1 : analyse de l’entretien de Mme D : « je suis capitaine ballotte (…) rester ou ne pas rester » Dans une première étape, j’ai procédé à la lecture attentive de tout l’entretien puis au découpage du discours recueilli en séquences. La logique de ce découpage ne correspond pas toujours aux relances de l’entretien par l’enquêteur, contrairement à ce que réalisent Dubar et Demazières dans leur ouvrage. Même si certaines correspondent à cette relance. Ce que j’ai privilégié dans ce découpage c’est le contenu narratif (une unité sémique) et il est vrai que parfois, mais pas toujours, les relances de l’enquêteur agissent comme rupture dans le récit et donc introduisent une nouvelle séquence thématique. On se trouve là face à la question des effets produits par la situation d’entretien dans la production du discours. Ces séquences peuvent être considérées selon les termes de l’analyse structurale comme des unités narratives qui peuvent aller bien au-delà de la phrase, du syntagme. Disons qu’elles renvoient en général à des catégories sémiques qui restent soumises à l’interprétation du chercheur (la logique du découpage en séquences de Nicole Thatcher ne semble pas la même). C’est en gros ce que Barthes qualifie de « fonctions ». L’analyse structurale du récit de Barthes est la référence essentielle mobilisée ici et Dubar et Demazières ne s’en privent pas. C’est dire que nous sommes en sociologie toujours à la recherche d’outils performants pour la compréhension des discours recueillis en situation d’enquête. En un deuxième temps, je repère à l’intérieur des séquences les « actants » (les actions qui mettent en scène des personnages : ego, le fils, la voisine…) et leur système de relations. Enfin, troisième niveau identifié par Barthes celui de la narration (la forme et le sens sont liés), qui permet d’accéder le mieux à la logique interne du récit et notamment à ce qui est important pour la personne, à ce qu’elle veut défendre (son « univers de croyances »). L’intérêt réside bien sûr dans l’intégration des trois niveaux entre eux, l’un n’ayant de sens que par rapport aux autres et réciproquement (ce qui constitue le « système du récit »). Il faudrait rajouter le niveau temporel, articulation des temporalités entre elles qui font la structure du récit (selon Ricoeur entre autres).

L’analyse de l’entretien de Mme D a donné lieu à un découpage en séquences (unités narratives)

avec des titres les qualifiant, ce qui a pu mettre en évidence une procédure en boucle,

notamment une situation initiale reproduite en fin d’entretien et qui correspond aux

sollicitations de l’enquêteur (sur le logement et le vieillissement). Je les reproduis ici à titre

d’illustration avec les incises analytiques :

Séquence 1. Induite par l’entrée en matière par l’enquêteur autour du vieillissement et du

logement. Que va en faire l’enquêtée ? Manifestement peu intéressée : « Ah oui… et…

ben… ».

Page 46: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

40

Puis à la relance « qu’est ce qui est important ? », on a production d’un discours en boucle dont

le « fils » est le centre qui commence par une hésitation, indécision « je sais pas si je resterai

ou si je resterai pas (…) j’ai que celui-là », en passant par l’évocation des difficultés

fonctionnelles de la maison d’Arles (frère et famille d’origine) puis par celle rapide de la maison

de retraite et qui se termine par : « mais pour le moment je garde là (je reste) (…) j’ai que

celui-là, y a les deux petites (filles) et voilà ».

Séquence 15. C’est la fin de la boucle. Elle termine comme elle a commencé (début d’entretien)

par une relance de l’enquêteur sur le logement.

On retrouve un peu la même structure : non le logement je suis fixée sans l’être/j’ai tout à portée

de main (fonctionnalité) � occurrence maison de retraite/ temporisation : tant que je suis

valide/ hésitation : retour sur le début/entre le fils, la famille à Arles, la maison de retraite : je

pèse le pour et le contre / je sais pas si je resterai si je resterai pas.

Ces deux séquences s’organisent ainsi par 3 formes d’indécision autour de 1. « je sais pas si je

resterai ou si je resterai pas » qui s’accompagne de l’occurrence « fils » qui en induit une

seconde 2. Si je vais dans ma famille (Arles) avec évocation des limites liées à la maison

(escaliers) mais valeur symbolique forte et une troisième 3. La maison de retraite avec ses

limites (pas médicalisée !) et un syntagme intéressant « me réorienter ». La séquence se termine

par une césure, modération : « mais pour le moment je garde là ».

Ces formes discursives traduisent dans leurs répétitions presque terme à terme une réponse

stéréotypée à des attentes normatives que l’on peut lire comme : « je sais ce que vous attendez

du discours d’une vieille dame : la famille, le logement, la maison de retraite, mais je l’esquive,

pour le moment mon intérêt est ailleurs ». Tout l’entretien se déroule dans une esquive de ces

questions pour se centrer sur le passé, les liens, la mobilité, le rapport d’opposition

Paris/Toulouse. Il se construit et ce type d’analyse le met en évidence sur des oppositions, des

répétitions, des ellipses qui donnent sens à ce que Mme D nous dit de sa trajectoire et valorise à

travers elle : ce qui compte pour elle (son système de croyances). Les conclusions sont les

mêmes que celles de l’approche littéraire mais ce que cette analyse met en évidence alors que

cela n’apparaît pas dans l’approche précédente, c’est la situation d’indécision dans laquelle

Mme D se trouve aujourd’hui : je pèse le pour et le contre/je sais pas si je resterai si je resterai

pas que l’on peut mettre en perspective avec la situation propre à la fin du parcours de vie liée à

la déprise.

Page 47: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

41

� Découpage de l’entretien en séquences :

Séquence 1. Induite par l’entrée en matière par l’E autour du vieillissement et du logement. Que va en faire l’enquêtée ? Manifestement peu intéressée : « Ah oui… et… ben… ». Puis à la relance « qu’est ce qui est important ? », on a production d’un discours en boucle dont le « fils » est le centre qui commence par une hésitation, indécision « je sais pas si je resterai ou si je resterai pas (…) j’ai que celui-là » et qui se termine par : « mais pour le moment je garde là (je reste) (…) j’ai que celui-là, ya les deux petites (filles) et voilà ». Elle s’organise ainsi par 3 formes d’indécision autour de 1. « je sais pas si je resterai ou si je resterai pas » qui s’accompagne de l’occurrence « fils » qui en induit une seconde 2. si je vais dans ma famille (Arles) avec évocation des limites liées à la maison (escaliers) mais valeur symbolique et une troisième 3. la maison de retraite avec ses limites (pas médicalisée !) et un syntagme intéressant « me réorienter ». La séquence se termine par une césure, modération : « mais pour le moment je garde là ».

Remarque : l’incise « vieillissement et logement » induit un discours sur limites/fils/ famille/ maison de retraite. Cette première séquence se retrouve dans sa forme en fin d’entretien (p25) qui se termine par « je pèse le pour et le contre » et « arrivera ce qui arrivera ».

Séquence 2. « et donc vous vivez dans ce logement depuis combien de temps ? » Réintroduction par l’E de la linéarité (ce qui n’intéresse pas Me D) (cf . artefact selon Bourdieu). A quoi elle répond par une forme de temporalité incertaine : « je ne sais pas »… Et une formule récurrente : « le temps passe tellement vite ! » Plus une incise temporelle et performative (significative) : « je suis les ¾ du temps jamais chez moi (...) à droite, à gauche (…) » Cette formule clé dont se saisit l’E permet la transition avec la séquence 3.

Séquence 3. « Tout le temps à droite et à gauche… ? » Où elle se saisit enfin de l’entretien et où l’important pour elle apparaît : c’est l’inclusion de Paris et de ses multiples déplacements. (la trajectoire est orientée par la carrière du fils) « On a vécu 50 ans à Paris » : syntagme clé. C’est une incise qui ouvre sur ses réseaux sociaux et ses multiples déplacements et lieux aimés : « je suis allée », je dois voir », « je suis retournée », « j’ai toujours gardé des relations »… » « beaucoup d’amis qui… » « on me réclame de tous les côtés (…) moi ça me plaît»… Donnée centrale de cette séquence : Paris et amis : multiplicité des lieux et des liens

Séquence 4. Réintroduction par l’E : « donc vous avez aménagé ici avec votre mari ? » Manifestement peu intéressée : « ah oui, oui oui oui… ». ouvre sur le décès du mari et la proximité avec le fils. Cette séquence est dominée par le fils (10 occurrences). L’aménagement ici s’est fait à travers la trajectoire du fils et pour des raisons de rapprochements familiaux : « c’est mon fils, il est fils unique ». Cette séquence est ponctuée par des références au registre de la réussite sociale (1ère classe du mari, fils qui a réussi et est allé à dauphine). Et par une opposition apportée par un événement perturbateur : la connaissance d’une femme « locale » (d’ici), amplification de cette impression de « descente » : « il s’est retiré, elle s’est retirée ». Une rupture pas vraiment consommée entre le désir pour elle de vivre à Paris et sa volonté de le suivre : le décès récent du père renforce les liens.

Séquence 5. L’E réitère : « c’est pour ça que vous restez ici ? »

Page 48: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

42

C’est mon fils. Transition et rupture : « ici je connais personne ». Les voisins apparaissent mais en insistant sur le renouvellement (voisins-/jeunes+). 5 occurrences relatives au décès de ses voisins. « autrement, je connais pas ». On apprend quand même qu’elle a des relations de services et plus : « on s’embrasse », « elle venait boire le café », « il m’apportait du muguet ». Des voisins au quartier : l’Eglise, et des relations avec les paroissiens ‘et puis voilà’. De là elle passe à une critique de Toulouse et de sa fermeture, manque d’accueil : « c’est pas le midi méridional »

Séquence 6. Séquence longue…Retour sur Paris. En opposition à la précédente : « ah j’aime bien la vie parisienne » « je suis reliée avec tout le monde ». Paris est un univers complet : plusieurs occurrences du registre relationnel et temporels : monde, toutes les semaines… Une opposition : « ici c’est pas le cas » Un univers homogène « on s’est toutes retrouvées dans le même quartier et on s’est jamais abandonnées ». A la fois des relations de voisinage amicales (mari SNCF) et des relations de travail (des clientes, son monde à elle) : « venez chez nous, on vous emmènera… ». Valorisation symbolique par les relations impliquées par le travail : des « notables », amitié construite sur la longue durée (« en même temps »). Continuation du lien intergénérationnel (avec les enfants). Une autre…une autre…une autre. Elle fait état là d’une accumulation de liens (aux engagements forts) et de valeurs symboliques. Le maintien des liens par l’écriture (30 cartes !).

Séquence 7. Du frère à Arles, d’Arles à ailleurs dans l’espace et dans le temps. Cette séquence mêle ce qui lui tient le plus à cœur : ses amitiés, ses relations multiples qui la mettent aussi en valeur comme personne sociable et aimable. La transition avec la séquence précédente est assurée par la référence au frère qui « se moque » de ses « 30 cartes » (rapport de genre) ‘chez mon frère, enfin chez moi’ d’où elle se ressaisit du « monde » : cavaillon, Arles, Nîmes… Puis retour sur ses relations par de jeunesse qu’elle continue de cultiver : amie Lourdes, Rocamadour, Lézignan : très nombreuses occurrences de lieux et de liens : neveu et sa copine venus uniquement pour la voir…Temporalités, lieux et liens multiples.

Séquence 8. Introduite par l’E : retour sur le logement à Toulouse, avantages et inconvénients C’est la valeur fonctionnelle qui ressort : « tout est à portée de main ». Une fois évoquée la proximité des commerces les plus courants, elle cite comme il se doit (attente normative) les maisons médicales et les pharmacies : « c’est bien pour des personnes âgées… » Une occurrence non anodine : on passe à « si vous voulez quelqu’un qui vous fasse le ménage…les commissions… » ; de là évocation d’une amie de Nîmes qui a une femme de ménage (correction) aide ménagère…. Ce sur quoi saute l’E : « Vous avez une aide-ménagère ? » « non pour ma, même pour mon mari, je me suis débrouillée toute seule » suivi immédiatement de « mon fils m’a proposé, j’ai pas voulu ». Le registre du fonctionnel appelle celui du « soutien à la vieillesse » où le fils (la famille intervient). A quoi elle s’oppose « pour le moment » dit-elle un peu plus loin en se référant notamment à des recours « courants », ordinaires et pas propres à la vieillesse : «SOS médecins », un voisin… ». Ce registre donne lieu à un mini récit sur la maladie de son mari (où elle a appelé 4 fois SOS médecins) et sur sa capacité à se débrouiller « toute seule » puis débouche sur la fatigue de son frère et les conseils qu’elle donne à son neveu et cousins en cas de besoin.

Séquence 9. Du frère au récit d’enfance : « j’ai été galvanisée » De la formule « j’ai qu’un frère » qui rappelle « j’ai qu’un fils » elle passe au récit d’enfance. De la maladie du mari, elle passe au frère par un détour par l’évocation d’accidents en général avec une formule fataliste « quand c’est l’heure c’est l’heure » mais pour en arriver à l’essentiel

Page 49: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

43

de la séquence : « je me suis galvanisée » après l’évocation de sa situation d’orpheline précoce. Là commence le récit de son début de travailleuse : « j’ai fait la bonne » puis apprentissage comme couturière (en mettant en avant le réseau de relations qui la porte : notamment la directrice de l’école) ; 2ème occurrence de « j’ai été galvanisée » accompagnée de la volonté de montrer son indépendance « j’ai jamais demandé » qui progresse vers le noyau « je me suis débrouillée toute seule. Et mon frère ça a été pareil ». L’incise de l’E qui met l’accent sur la « fabrication » de Mme D : « vous vous êtes fait toute seule » l’oriente, lui autorise un discours sur la société, sur les avantages actuels des plus jeunes (par un exemple) qui renforce sa position : moi j’ai lutté toute ma vie. Résumé : cette séquence qui la ramène au récit de l’enfance et de la jeunesse par l’évocation du frère, la montre à travers le récit de son insertion professionnelle comme une « battante » (2 occurrences de « galvanisée »). Elle se termine par une opposition avec la situation actuelle des jeunes / discours sur la société.

Séquence 10. Retour au logement par l’E sans conviction par l’e/autrement non je prend mon bus et je vais faire un tour ». Mme D peu prolixe : ce logement semble fait de « rien », « juste », « pas grand chose ». Peu investi manifestement puisque l’important est de revenir sur ce mari qui orphelin aussi donc peu de moyens « habitait partout »… C’est bien le problème de l’E à qui elle veut bien faire plaisir : « si vous voulez, je vous le fais voir »…C’est lui qui oriente sur les photos (famille, mari petites filles) puis sur les bibelots. C’est l’occasion pour elle de lui parler des lieux et des liens : c’est ma belle-fille (Portugal), c’est mon neveu (Tibet)… Paris (c’est moi). Retour sur Paris (relations, voisins) avec une nouvelle opposition : on était soudés/ici c’est pas pareil. Sur laquelle s’en greffe une autre : sur la relance de l’E : « isolée ? » ici dedans oui/dehors, elle fait allusion aux services rendus à une voisine à travers quoi reprend forme son réseau de relations (mise en valeur de rapports égalitaires de service), d’une voisine à une amie, avec qui elle jouait aux cartes, d’une amie à l’autre semblable : « elle aime pas se sentir redevante ». Du récit sur les voisines et amies à la définition du « chez soi » relancé par « vous dites que vous aimez pas trop rester dedans » : « je suis pas casanière, c’est tout, je suis pas casanière »/ vous avez des personnes qui aiment bien leur ‘chez soi’/voyages -.Une formule est récurrente dans l’entretien c’est « capitaine ballotte » : elle la définit bien : partir et revenir. Retour sur le logement par l’E : « et que faites vous chez vous ? » La réponse est éloquente et renvoie aux attentes normatives : le ménage ! Le repassage, la couture (occurrences fils et petite filles) puis finale ! où elle reprend la main : « autrement non je prend mon bus et je vais faire un tour » !! Cette séquence est remarquable : d’une imposition manifeste par l’E elle tient toujours son intérêt. On a une série d’oppositions entre ce « rien » ou pas grand chose qui fait le logement qui s’épaissit légèrement avec les « photos », les bibelots (à travers les liens et les espaces de voyage) pour culminer par la référence normative aux activités de la ménagère, cet ensemble que l’on peut regrouper sous la catégorie sémique : « ici, isolée » opposée à une autre « dehors, liens, capitaine ballotte ».

Séquence 11. Relancée par l’E contraint par elle : « et vous allez en bus aussi ? » : du bus (proche) au voyage lointain, elle retrouve ses intérêts Cette séquence donne lieu à tout un champ lexical autour du « voyage », moyens : train, bus, voiture, pays, espaces : « on a fait la Belgique, l’Angleterre…Canada » ; liens : amis de Nîmes, de Montpellier… Récurrence du « capitaine ballotte » et « on aimait la bougeotte »/indépendance.

Séquence 12. De l’évocation de la maladie du mari qui a empêché un voyage l’E rebondit sur le déménagement ici. Cette séquence se divise en trois petits récits : un premier sur le

Page 50: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

44

déménagement où Mme D s’oppose à l’induction de l’E : « petite problème de santé ? » « Oh non, on était en pleine forme ! ». 2ème récit sur la terrasse induit aussi par l’E auquel elle signale qu’elle ne s’assoit pas, qu’elle voit les enfants jouer mais quand elle est rentrée de promenade !! C’est cette dernière incision qui compte. 3ème récit : De l’allusion par l’E à Toulouse et aux magasins, Me D revient sur son opposition préférée : ici c’est zéro, à Toulouse y a rien ! » / non partir, le mouvement de gare, Paris, théâtre. Dans cette séquence, nombreuses occurrences autour des acteurs de théâtre, opéra etc. Une progression avec une nouvelle occurrence de l’entre deux : si je reste ici je me mettrai dans un club »/ici=club/partir. Récit du club : il manifeste le peu d’intégration (par absence d’accueil) de Mme D à Toulouse : elle part des relations, des gens qu’elle connaît pour conforter sa position : essayer d’aller au club ensemble mais pour rester complices dans le constat négatif : « c’est réservé ».

Séquence 13. L’incise par l’E de l’idée d’un déménagement possible la ramène au propos du début sur : -le village où est son frère, les escaliers…, la maison de retraite. On retrouve les mêmes occurrences. L’E se saisit à nouveau du lexème « maison de retraite ». Et là se remet en place le même procédé, une séquence narrative qui rappelle la première : hésitation : « Ah ben j’en sais rien.. »/je me sens pleine de vitalité/chez mon fils/tout un chose médicalisé/pas tributaire de mon fils/j’aime bien mon indépendance/je rend de compte à personne. Puis récit d’une amie sur une maison à partager à Nîmes//en positif//Maison de retraite (incise de l’E)//récit maison inondée. Synthèse : du club (si elle reste ici) à chez son frère (mais limites aménagement) à la maison de retraite (par l’E) et au récit sur les maisons.

Séquence 14. Retour sur le logement avec une relance de l’E : « recevez vous beaucoup de monde chez vous ? ». A chaque occurrence sur le logement, c’est l’ici qui revient avec des dénotations négatives : « j’ai personne qui vient me voir » avec une progression : des amis mais pas d’ici… de l’extérieur…> pas de la Haute-Garonne… Ce discours s’accompagne de la réf à des amis (de Paris) et qui cherchent à partir d’ici . Attachement à l’appart (<E) : « non pas du tout ! » / à quoi elle oppose les gens, les voyages… et la thématique du « capitaine ballotte » revient comme un leitmotiv. Elle convoque les autres, familiaux (neveu, même son père) ou amis pour les associer à cette même figure, ce même intérêt. Du logement aux objets, même absence d’intérêt : relance de l’E qui est manifestement à chaque fois une imposition de problématique. Cette relance induit des expressions de peu de conviction : chez moi ? Oh je sais pas, je peux pas dire…elle associe les objets éventuels à des liens, des lieux… Puis un champ lexical se construit autour des objets : des « choses »,….mis à la cave, des nids à poussière (3 occurrences). Garder « deux ou trois choses », « je me suis débarrassé », albums photos pas pour étaler… Elle se débarrasse des photos et les occurrences autour de ses petites filles, neveu, nièce etc…n’impliquent pas la constitution d’une généalogie. Au contraire, l’intérêt est de connaître, de se connaître. Se reconnaître. Si le travail identitaire n’est pas possible, à quoi bon !! remarque : la belle-fille rarement nommée revient ici comme « locale » et comme figure du non lien : « elle connaît rien, elle jette ». Il y a ceux qui reconnaissent et les autres : c’est à cette condition que la photo comme objet a du sens : cette idée forte chez elle d’une identité construite dans le temps avec les autres. « J’ai jamais coupé le lien » associé à « ils me reconnaissent (les neveux).

Page 51: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

45

On voit comment cette séquence se structure par une opposition : ici, personne, choses, cave, nids à poussière/ reconnaître, lien, accueil, ailleurs (Paris)

Séquence 15. C’est la fin de la boucle. Elle termine comme elle a commencé (début d’entretien) par une relance de l’E sur le logement. On retrouve un peu la même structure : non le logement je suis fixée sans l’être/j’ai tout à portée de main (fonctionnalité) � occurrence maison de retraite/ temporisation : tant que je suis valide/ hésitation : retour sur le début/entre le fils, la famille à Nîmes, la M de R : je pèse le pour et le contre/je sais pas si je resterai si je resterai pas

Synthèse partielle : Manifestement, la thématique du logement n’est pas la « tasse de thé » de

Mme D. Si l’enquêteur s’applique à y revenir et à remettre de la linéarité dans ce désordre

spatial et temporel qui fait pour Mme D ce qui est important, ce qui est en jeu dans cette mise

en mots, elle s’en détache le plus possible. Ce qui est remarquable, dans l’évocation de cette

multiplicité des lieux et des liens qui structurent la vie racontée de Mme D dans ce contexte,

c’est aussi une forme de fuite de ce qui est « réservé » à la vieillesse et aux femmes : le

logement fonctionnel, l’aide-ménagère, le fils (dans ce qu’il fait lien avec cet univers de

« l’arrêt »), la maison de retraite, mais aussi les objets, les bibelots, les photos…Une forme de

rigidité, propre aux attentes normatives, qu’elle tient à distance manifestement par ses

mouvements, ses récits de voyages, ses multiples liens. Il faut souligner qu’elle n’évoque jamais

la vieillesse mais en fin d’entretien, à propos de la relance sur les objets : « quand on prend un

certain âge » et « à un certain âge »…

Sa formule de début d’entretien sur le passage rapide du temps et ses incursions nombreuses et

répétées dans le temps de l’époque parisienne, de la jeunesse et de l’enfance, la montrent plus

comme une « accumulatrice » que dans la figure de la « vieille». Elle accumule de l’âge comme

elle a accumulé des liens, des lieux, de la volonté.

Les « failles » sont sans doute à repérer dans cette perte des proches, les occurrences

nombreuses des décès et les conditions d’une vie ici qui si elle devait s’immobiliser ne la

satisferait pas parce qu’elle ne s’y reconnaîtrait plus et ne serait plus reconnue.

3-2-2 Mise en application 2 : analyse de l’entretien de Madame D

Cette première analyse sociologique a été complétée en distinguant70 : les cadres spatio-

temporels, les acteurs et leur qualification, les actions et leur modalisation [savoir, devoir,

70 Merci à Marcel Drulhe pour ses stimulantes propositions que nous reprenons intégralement

Page 52: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

46

pouvoir, vouloir, qui renvoient à différentes formes de savoir (opinion, croyance, connaissance,

information, rumeur…), de valeurs et normes, de capacités et ressources, de choix et décisions].

� A -Les cadres

1. Le plus extérieur est celui de la situation d'entretien qui est porté par la première phrase de Mme D : quelle sorte d'imposition de problématique a produit l'enquêteur/ l'enquêtrice ? L'entretien va se dérouler au sein d'un espace discursif délimité par deux pôles : « le vieillissement et le logement ». D'emblée la réponse est conditionnée par ce cadre : l'appartement de Mme D est « très grand » ; son fils habite à 23 Kms ; le reste de la famille habite du côté d'Arles [on apprendra plus loin que son mari décédé a été enterré à Fontvieille (= du côté d'Arles)]. Conclusion : indécision fondamentale quant au devenir de cet appartement depuis le décès du mari. Déménager ou pas ? « Se réorienter ou pas ? » D'un côté la pression de son fils qui n'arrive pas à faire le deuil de son père, et surtout « mon fils, il a une petite fille qui m'attire » (p.4) – de l'autre, le frère et la belle-sœur, le neveu et la nièce, les cousins et cousines dans le « midi méridional » (p.5) dont on verra l'attirance connotative. La raison instrumentale qui consiste à peser le pour et le contre (p.1 = à Fontvieille, il y a des escaliers + la maison des personnes âgées n'est pas encore médicalisée + le fils qui ne veut pas se priver de sa mère + reprise d’arguments p.24 et p.25) ne permet pas de retrouver cette volonté de « réorientation » (ou de son renoncement). Un début de clé : « Il faudrait que vraiment il arrive quelque chose à mon fils subitement pour que je me décide de vite partir » (p.1) A son fils ou à « sa fille unique » (cf. lapsus p.25, à travers lequel se lit peut-être son secret désir d'avoir une fille à la place du fils, d'ailleurs « remplacé par cette petite-fille « qui l'attire » tant…). L'enjeu a été fixé involontairement par la situation d'entretien : il s'agit de la modalisation de l'action « vouloir déménager » (ou pas).

2. Sur le registre de l'espace, la structuration s'opère en trilogie : l'étranger proche (Belgique, Pays basque espagnol…), l'étranger lointain (Grèce, Turquie…), l'étranger « inaccessible » (le Canada) (p.15) – vs. au sein de l'hexagone, Paris et l'agglomération parisienne, Arles/Nîmes/Fontvieille, Toulouse et Midi-Pyrénées (le Tarn, Rocamadour…) – vs. « le midi méridional » qui semble s'opposer à tout le reste. Cet espace définit un espace de circulation au sein duquel l'appartement toulousain symbolise bien l'ancrage près du fils, un ancrage qui n'échappe pas à l'ambiguïté puisque le fils fait construire à Eaunes (près de Muret) au moment où elle arrive à Toulouse avec son mari pour « être plus près du fils » (p.3). Rationalisation : à Toulouse, c'était trop cher ! Le fils s'en aperçoit quand les parents « débarquent » ! Ce double déplacement (des parents et du fils) fait absence : « Je suis les trois quarts du temps jamais chez moi » (p.3). La quête de proximité ne paraît pas avoir le même sens pour le fils et pour ses parents.

3. Sur le registre de la temporalité, la situation et le moment actuels sont éclairés par des remontées diverses dans le passé : l'enfance et la jeunesse du côté d'Arles (enfance) puis Nîmes (après le décès des parents de Mme D) ; la vie familiale et professionnelle à « Paris » (= Melun, etc) ; les années de retraite à Toulouse avant le décès du mari. (Encore une trilogie ?). Retenons l'intérêt et l'importance de l'histoire de vie qui est rapportée « spontanément » à divers moments par Mme D. Par contre on n'a aucune date comme repère calendaire des rapports de générations (dates de naissance, de mariages, de déménagements, etc).

Retenons à titre de conclusion provisoire sur les cadres que l'existence de Mme D y apparaît comme un espace et une vie de circulation où l'espace toulousain sert de point d'ancrage symbolique : « Je passe les trois quarts du temps jamais chez moi » (p.2). Il n'en reste pas moins que ce point d'ancrage actuel est sous-tendu par une double condition de possibilité : la

Page 53: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

47

« migration de mariage » du fils (il a fait connaissance d'une toulousaine qui accepte le mariage à condition qu'il vienne habiter dans « son pays » à elle, ce qui l'éloigne de ses parents) – et la « migration de retraite » des parents à leur retraite. Est-ce à la demande du fils ? L'attachement qu'il manifeste à son père (recours à ses « services » manuels de bricoleur, répétition des pleurs chaque fois qu'il retourne à l'appartement où son père est décédé) peut le laisser penser, mais ce n'est qu'interprétation faute d'une « information brute » à ce sujet au cours de l'entretien (cf. remarque ci-dessus : peu de relances sur l'histoire de vie). L'enjeu de l'élucidation de ce couple « éloignement-rapprochement » du fils et de ses parents, puis de la mère veuve apparaît comme crucial pour comprendre l'hésitation et l'indécision de celle-ci quant à son point d'ancrage à venir. � B - Les acteurs et leurs qualifications. 1. Le cercle familial. EGO (Jeannette = Mme D). Orpheline de père et mère à 16 ans, une tutrice proche parente s'occupe d'elle. (p.11). Elle s'est mariée à 27 ans avec Jacques (p.6). Son histoire professionnelle est rapportée pp.11-12 : retenons qu'elle arrive à avoir son diplôme de couturière, selon ses vœux. Elle dit avoir passé 50 ans à Paris ["à la cuillère" : 27 ans + 50 = 77 ans quand elle "débarquerait" à Toulouse ? Peu vraisemblable, puisque son mari prend la retraite à 57 ans (p.3)]. Elle n'est pas "casanière" (p.14), elle "aime la bougeotte" (p.15) et se réfère souvent pour qualifier ceux et celles qui lui ressemblent au "capitaine Ballote". Elle se dit "pratiquante" (p.16), ce qui se manifeste par ses voyages à Lourdes et à Rocamadour, et affiche deux normes qui constituent son devoir permanent : "Mme D, il faut qu'elle bouge" (p.19) – "garder le lien" (p.24). Elle se dit "isolée" (p.14) et se sent "seule, un peu" (p.19). Cependant, elle revendique autonomie et indépendance à l'égard de toutes ses relations : "A Eaunes, y a pas de car, y a rien, y a que le car des écoliers. Moi, je pilote pas. Muret est assez loin. Je veux pas être tributaire de mon fils, dire "tu m'amènes", "tu me ramènes", tout ça" (p.19) Elle se dit "parleuse", mais c'est pour "rendre compte" (raconter, faire le récit de quelque épisode de sa vie), en aucun cas pour "rendre des comptes" (demander des autorisations ou justifier de sa conduite) ! (p.19) Au total, un autoportrait de "tourbillon". Le mari d'EGO. Orphelin lui aussi (p.4), mais dès 4 ans (p.13). Suite à la guerre d'Algérie où il est mobilisé (p.9) (il fait partie des "Anciens Combattants" p.2), il entame une carrière dans la gendarmerie (p.8), puis se reconvertit dans la SNCF, où il gravit tous les échelons pour finir chef de gare 1ère classe. Ayant droit à la retraite à 55 ans, il prolonge son activité professionnelle pour "offrir" à son fils deux années d'études supplémentaires à Dauphine (p.3). C'est lui qui procède aux "formalités" pour l'achat de la maison de Toulouse (p.1). EGO le décrit comme un "brave homme" parce qu'il supporte de prendre en charge pendant les vacances familiales le neveu et la nièce (enfant du frère de Me) (p.23). Décédé en août 2006 (mais on ne sait pas à quel âge…). Le frère et la belle-sœur d'EGO, et leurs enfants (neveu et nièce d'EGO). De son frère, orphelin à 14 ans et demi, elle dit "On ne s'est jamais perdu de vue" (p.11). Il est hospitalisé à Arles car ses poumons sont desséchés (respiration des poussières d'amiante). La belle-sœur tenait une boucherie : elle prend ses enfants en vacances l'été avec eux (Lozère + Méditerranée) (pp.8-10-11-23). Le neveu fait un détour pour venir la voir, l'embrasser et dîner avec elle (pp.8-11). Nièce (p.22). Le fils unique d'EGO, sa belle-fille et leurs deux "petites". Le Fils a passé son bac à Melun, puis poursuit ses études à Créteil et Paris-Dauphine (p.3). Il se marie avec une toulousaine et fait construire leur maison à Eaunes (p.3). Ils ont aussi une maison près de Nîmes (p.19). Le fils insiste auprès de sa mère pour qu'elle reste à Toulouse (p.24). Quand elle ne répond pas au téléphone, il se fait du souci pour sa mère (p.25). C'est un quadra (42-43 ans). La belle-fille est

Page 54: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

48

la personne "étrangère" à la mémoire familiale et amicale, à qui il est impensable et impossible de transmettre des photos (p.22).

2. Le cercle des amis. Sans entrer dans les détails (particulièrement abondants), on peut distinguer : les "amis d'enfance" à Nîmes et les amis qu'ils se sont constitués au cours de leur vie à Paris. Parmi ces derniers, on voit apparaître trois réseaux : les employés de la SNCF issus du milieu professionnel du mari et dont ils se sentent proches (cité "cheminote" à Melun), les anciennes clientes de Mme D devenues ses amies (dont la maman du PDG de Bouygues ainsi que l'épouse de celui-ci, ainsi que la femme du gouverneur d'Indochine et la femme du "monsieur qui instruisait les ingénieurs) (p.7), enfin les amis constitués à partir des copains de son fils (dont l'amie de Lyon, la maman de Didier qui lui a dit : "Vous êtes la maman adoptive de Didier") (p.8). Ces deux premières sources d'amitié constituent sans doute la condition de possibilité de l'affirmation de Mme D : "On s'était fait notre trou" (p.5), une métaphore de protection et de sécurité… Lorsque l'enquêteur lui demande si elle a "fait son trou" à Toulouse, la réponse est de protestation : sûrement pas ! (p.18) Et elle renvoie l'image d'une vie toulousaine "rapace" et peu conviviale qui vous donne la "déprime" (p.5), l'inverse du "midi méridional" (p.16). A noter que les deux premiers réseaux ont été dispersés du fait des migrations de retraite, mais cela donne l'occasion de voyager pour se retrouver ! 3. Le voisinage toulousain. On peut distinguer un voisinage d'immeuble et un voisinage de quartier (dont un "voisinage paroissial"). Faute de temps je ne peux pas rentrer dans le détail. Soulignons tout de même que deux personnes (un "monsieur en-dessous" et une "dame au premier" sont des voisins devenus des "familiers", avec qui elle fraternise, à qui elle confie ses clés (pp.4-5). Leur caractéristique est de "se rentrer" : belle expression dont on devine qu'elle signifie qu'on rentre dans l'appartement de l'autre et réciproquement… Pour conclure ce point, il faut noter le refus par Mme D de toute aide-ménagère (service proposé par son fils p.9). Depuis la maladie de son mari, son unique souci est l'information adéquate pour accéder rapidement à un médecin : quand elle se déplace en d'autres villes dans sa famille ou des amis, elle procède immédiatement à une enquête pour savoir comment joindre SOS Médecins (pp.9 & 10). Enfin, remarquons cet acteur discret et "passager" : Emmaüs. Il a été appelé à la suite du décès du mari : "ils m'ont tout emporté de lui"(p.21). � C - Les actions et leurs modalités. L'ensemble des pratiques de Mme D se structure autour de trois types d'action : acquérir et aménager un logement, "bouger", "tenir toujours la relation". On peut immédiatement deviner que l'interviewée n'est pas une "femme de salon" ou une "femme d'intérieur". En tout cas il ne reste que deux échos de son mode d'habiter chez soi : il lui arrive de s'asseoir pour regarder les enfants jouer à l'extérieur ; elle aimait s'asseoir sur la terrasse de l'appartement de sa voisine pour jouer aux cartes (parties de Rami dont le mari tient la "comptabilité" sur un carnet). Rien n'est dit sur sa vie au sein du logement, sinon qu'elle "se sent seule, un peu". Le fait qu'elle indique (comme on va le voir ci-dessous) que le but de quelques-unes de ses sorties est d'aller chercher un livre (on ne sait pas si c'est en bibliothèque ou chez un libraire) laisse entendre que la lecture est peut-être l'une de ses activités d'intérieur. Consacrons-nous aux pôles principaux de son activité :

Page 55: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

49

• Acquérir un logement et l'aménager :

L'acquisition du logement est l'affaire du mari, chargé de toutes les formalités et la paperasse (p.1). Cependant peu de choses sont dites sur les conditions de cette acquisition qui engage de quitter la "cité cheminote" de Melun où ils ont leur logement de fin de carrière ("on a fait construire une villa", p.6) et toute une solidarité de voisinage : "mon mari était orphelin ; lui alors il avait que ce fils et il préférait se rapprocher de son fils plutôt que d'aller… de l'autre côté quoi" (c'est-à-dire le "côté" de Madame D. = son frère, son neveu et sa nièce) (p.4). On devine que Mme D. aurait eu un autre penchant : "Quand dernièrement je suis allé chez moi, ça me fait une trentaine de cartes. Mon frère se moque…" (p.8) Cette courte phrase décontextualisée est très expressive d'un "chez soi" de Mme D. qui n'est manifestement pas à Toulouse mais à Arles "du côté" de son frère. L'enquêteur/trice s'en étonne et elle "avoue" : "E – Quand vous dîtes que vous êtes allé chez vous, c'est à Arles, n'est-ce pas ? Mme D. -Enfin, c'est-à-dire d'ici quand je suis allé passer quelques jours chez mon frère. Oui, chez moi, quoi, chez mon frère." (p.8) La migration de retraite vers Toulouse succède à la migration du fils vers cette ville suite à son mariage avec une jeune femme toulousaine dont Jeannette parle peu, sauf pour indiquer qu'elle ne peut pas lui transmettre les photos et les bibelots qu'elle souhaiterait (p.22), comme s'il existait un registre de transmission féminine qui ne pouvait passer que de femme à femme, à condition que la destinataire laisse supposer qu'elle va prendre en charge le contenu de ce qui est transmis, en particulier en s'appropriant la mémoire dont ils sont les repères et les témoins. Tout semble converger vers l'idée que la décision de cette migration de retraite a été largement due à son mari. Ce dernier paraît y avoir trouvé son compte : adulé par son fils, il n'hésite pas à répondre constamment à ses sollicitations pour le bricolage et les finitions de la maison d'Eaunes : "mon fils, comme il est pas manuel, toujours papa viens faire ça, papa viens faire ça : il se reposait sur son père" (p.25). Le déménagement est l'affaire des professionnels, aux livres près qu'ils ont dû emballer eux-mêmes. "Mais enfin, ça fait du bazar quand même parce qu'il faut installer les ch… il faut installer les tentures, tout ça. Ça, ils vous le font pas. Ça fait du bazar, mais enfin ça ne nous a pas… Déménager, on a déménagé assez souvent : ça ne nous a pas porté… trop de peine. C'est tout le chantier que ça fait et puis après on… s'aménage petit à petit quoi" (p.16). L'enjeu est donc plutôt l'aménagement de l'appartement après le déménagement. Une facette de l'aménagement était réglé : "On a pratiquement rien fait : on l'a pris tel quel. " (p.13). La finition d'un logement que l'on construit soi-même est ici en quelque sorte compris dans l'achat : la personnalisation par le choix de la couleur des peintures ou du papier peint n'est pas le souci du couple D. Il procède plutôt par une personnalisation a minima : des meubles en "bois blanc" (faute de "moyens") et puis "on a mis des choses au plafond (…) on en a mis dans le couloir (…) on a pas eu à faire grand chose" (p.13). Suit une invitation à la visite… en toute simplicité, naturellement ! Et voilà que le décès du mari ouvre une autre composante du logement (après son achat et son aménagement) : la succession, la transmission. Pour cette femme qui s'est tenue à l'écart de "la paperasse" (conformément sans doute à une division sexuelle des rôles au sein du couple), c'est une action difficile à mener à bien : "dès la première semaine, la première quinzaine, il faut passer par les banques. Il faut avertir les banques du décès." Assez curieusement, contrairement à ce que l'on aurait pu attendre, ce n'est pas le fils qui devient l'accompagnateur principal des procédures mais une "jeune voisine énergique" qui a son cabinet d'avocate au-dessous : au Crédit Agricole elle fait figure de référent légitime et elle indique un "bon notaire" à Mme D. : "il m'a pas fait trop traîner les affaires" (p.4), ce qui est un gage de compétence dans le montage du dossier (le certificat de la maison sans amiante, p.20 ; les indications de démarches à faire pour vendre la voiture qu'elle ne conduit pas, p.15). La succession entre conjoints ouvre par ailleurs sur l'héritage et sa transmission. Ce point est abordé par les "petites choses" que Mme D souhaite transmettre clairement de son vivant à des

Page 56: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

50

personnes bien déterminées : ses bibelots et ses photos, en particulier ce à quoi elle est le plus attachée parce qu'on les lui a offerts (p.21). On retrouve là l'enjeu de mémoire : pour que la transmission ait un sens, c'est-à-dire finalement pour qu'elle ne débouche pas sur un abandon et une mise au rebut, il faut que la personne qui reçoit ce qui est transmis "connaisse" (p.22). Autrement dit, l'objet compte moins que son origine et le canal par lequel il est arrivé à son/sa propriétaire : l'objet à transmettre n'est alors que le médiateur et la trace d'une modalité de lien social ; en dehors de cette médiation, il se réduit à "un nid à poussière". • "Bouger" :

Cette pratique que Mme D renvoie régulièrement à la figure du "Capitaine Ballote" comporte différents modes de réalisation : nous les déclinerons en fonction de l'élargissement de l'espace qu'ils engagent. Le premier procède de la substitution : Mme D ne bouge pas elle-même, mais elle regarde des personnes "s'agiter", comme si elle leur déléguait une activité que sa place dans l'appartement ne permet pas. Ainsi elle regarde les enfants jouer dans la cour lorsqu'elle rentre de sa promenade (p.16) : ce moment de transition ("je vais pas m'installer") lui permet de mettre fin à cette activité quotidienne, essentielle pour elle, "se promener", en se projetant sur ce qui symbolise ici une sorte de dynamisme vital qui se manifeste dans la "bougeotte enfantine" (ne dit-elle pas d'elle –même : "Je me sens tout à fait pleine de vitalité" p.19). Dans le fond, même chez soi il faut que "ça bouge" au moins par procuration ! On ne voit nulle part Mme D s'arrêter sauf pour repasser le linge que lui amène parfois son fils (p.15) ou pour s'asseoir à la terrasse de l'appartement de sa voisine afin de jouer aux cartes. La "bougeotte" est suspendue lorsqu'elle a atteint finalement son but : construire un univers relationnel au présent qui se livre à quelque activité ou bien se consacrer à un travail domestique pour son fils qui donne sens et légitimité à sa migration de retraite. La seconde façon de "bouger" consiste à aller se promener soit dans le quartier, soit dans Toulouse. Aller en ville a un sens spécifique : prendre le bus et "aller faire un tour" (p.15) : il ne s'agit pas de "flâner dans les magasins" ou dans les rues (elle refuse le classique "lèche-vitrine" p.16), sauf les périodes au cours desquelles les villes sont illuminées ; il s'agit plutôt de s'insérer dans quelque forme de circulation urbaine où l'on trouve des occasions de nouer des relations. "J'aime bien le mouvement de la gare, tout ça et… on fait la queue, y a du monde, on discute…" (p.17). Cette quête d'insertion dans un regroupement est typiquement représentée par les moments où l'on fait la queue quand on vise à se procurer "une place", soit la place de voyageur dans un transport public (avec le préalable d'obtenir les horaires de départ et d'arrivée), soit la place dans un établissement de spectacle (Mme D oppose ici les énormes possibilités de Paris à ce qu'elle éprouve comme un désert toulousain). Et il est probablement nécessaire de démultiplier encore l'ambivalence de cette quête de place : où est "sa place" dans quel réseau de relation ? C'est sans doute la solution à ce problème qui lui permettrait de décider de déménager encore une fois ou pas, et de quel "côté". Revenons à cette modalité de "la bougeotte pour en étendre la perspective : "Je vais flâner un petit peu mais j'y vais si j'ai une course à faire, même si c'est une babiole, vous savez… Alors pour aller chercher trois fois rien, plutôt que d'acheter sur place, j'irai faire un grand tour pour aller acheter les choses (…) il faut que j'ai un but, ne serait-ce que d'aller chercher un livre, ne serait-ce que d'aller acheter une carte postale, euh quelque chose comme ça (…)" (p.17). L'enjeu est de trouver sans cesse des objectifs de déplacements : aller à la gare pour se procurer les horaires des trains, puis y retourner pour prendre son billet. La logique de la bougeotte n'a rien à voir avec celle de la personne active toujours pressée : il ne s'agit pas de s'économiser en rassemblant plusieurs activités autour du même déplacement, mais au contraire de multiplier les déplacements en leur associant une activité et une seule. L'habitus "utilitaire" qui imprègne la culture populaire rend tabou le déplacement en soi, le déplacement ludique qui déploie son propre intérêt en lui-même (sauf dans les grands moments collectifs de fête, en particulier en décembre : cf. aller voir les illuminations) : "il faut que j'ai un but ; même s'il est insignifiant, il faut que j'ai un but." (p.17). Mais à l'utilité associée nécessairement au déplacement s'ajoute tout

Page 57: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

51

de même une part ludique : on ne va pas résoudre son problème au plus court ; au contraire l'enjeu est de faire le déplacement le plus long possible pour ajouter à l'objectif concret de la quête d'objet la multiplication des chances de trouver une oreille compatissante et de discuter : "je parle avec beaucoup de monde (…) je suis assez… bavarde, je discute comme ça" (p.4). La "bougeotte" de Mme D se manifeste enfin par la multiplicité de ses voyages : "partir à droite, à gauche". Mais une distinction s'opère : il y a les voyages avant le décès de son mari et les voyages qui ont lieu au temps du veuvage. Avant le veuvage, Mme D met l'accent sur leurs voyages à l'étranger dont l'éloignement varie en fonction des amis avec lesquels ils les ont entrepris. Les amis de Montpellier appartiennent à la figure du "Capitaine Ballote" : il est donc naturel que soient entrepris avec eux les voyages les plus lointains, autour de la Méditerranée et en Europe orientale ; grands voyageurs mais pas téméraires, ces amis montpelliérains n'ont pas soutenu le projet du mari d'aller au Canada ("ils n'aiment pas l'avion" p.15). Et "avec mes amies que j'ai par ici, on allait moins loin. On a fait la Belgique, l'Angleterre, le Pays basque espagnol" (p.15). Maintenant qu'elle est veuve, les voyages de Mme D changent de nature: ils sont manifestement recentrés sur l'entretien des relations pour "aller voir", "continuer à se voir", à moins que ce ne soit des voyages de "la pratiquante", de la catholique qui fait ses pèlerinages à Lourdes ou à Rocamadour. Les voyages d'entretien des relations s'organisent selon un circuit hexagonal : la région parisienne où elle retrouve les amis issus de la carrière professionnelle, - Cavaillon, Arles, Nîmes et Fontvieille où se concentrent "la famille" (le frère et la belle-sœur de Mme D ainsi que neveux, nièces et cousinage) ainsi que les amis d'enfance, - enfin la région toulousaine avec les Pyrénées Orientales et le Tarn qui paraissent receler des amis très proches (ils sont présentés ainsi à travers les circonstances du décès de Jacques, le mari : ils prennent des nouvelles et ils rendent visite régulièrement). Mme D nous livre une double quasi-étiologie de sa "bougeotte". D'une part, il y a l'atavisme familial : "Eh, ben, papa, il aurait plus de cent ans et euh… quand il a téléphoné à sa mère, c'est-à-dire ma grand-mère, il était parti en Algérie. A ce moment-là, ce n'était pas rien, hein. Il était parti pour son travail : il était carrossier mais pour se former et tout, il avait rien dit. C'était le capitaine Ballote. Maman aussi, elle aimait pas la campagne ; elle aimait la ville aussi" (p.20). En second lieu, il y a l'effet de la langueur. Lorsque les amis de la cité "cheminote" qu'on a reçus vous quittent, c'est ce sentiment qu'on éprouve : "après, quand ils partent, ça fait languir" (p.20). La séparation affaiblit et suscite l'ennui tout autant qu'elle conforte le désir de renouer aussi rapidement que possible avec la présence de la personne qui s'est éloignée : souffrir de l'absence de quelqu'un, comme le suggère ce "languir", appelle à se déplacer pour le retrouver. Cette double étiologie rend compte de la double facette de la "bougeotte" : celle du voyage, de la découverte et de l'occasion de construire des liens, - et puis celle que suscite l'aspiration aux retrouvailles et à l'entretien des relations déjà constituées. • "Tenir toujours la relation",

Mme D emploie cette expression à propos de la mère (à l'article de la mort) d'un copain de son fils qui venait régulièrement à la maison et qui lui décerne le titre de "mère adoptive" parce qu'elle a avancé de l'argent à ce jeune étudiant en attendant que les bourses lui soient versées (p.7). Mais si ce "fils" est médiateur d'une amitié entre sa mère et Mme D, la médiation peut être inversée : l'amie d'enfance décédée a été la médiatrice d'une relation familière/quasi-familiale avec ses propres enfants (invitation à leurs noces, faire-part de baptême) (p.8). Quelle que soit la nature de la médiation et son orientation, elle dessine les contours d'une origine ou d'un mode de construction de ces relations, de quelque manière privilégiées en ce qu'elles échappent aux effets de la fragilité qui peuvent les rendre éphémères. C'est pourquoi Mme D globalise certaines relations locales à travers une expression : "faire son trou" (p.7). Ces relations locales privilégiées ont été construites à travers une double médiation encastrée: la profession de chaque membre du couple appelle des relations professionnelles qui se traduisent par une implantation dans une aire d'habitat commun (la cité de cheminots à Melun : "on était dans notre élément d'employés de la SNCF de "x" date (…) On habitait dans les cités SNCF en banlieue, et dans la banlieue ils ont fait construire des maisons. Des pavillons jumelés, vous

Page 58: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

52

savez ? et on s'est toutes retrouvées dans le même quartier et on s'est jamais abandonnées" p.6) ; cependant c'est par les enfants que la relation professionnelle ou la relation de voisinage se transforme et déborde l'activité de travail ou la coexistence de quartier : "ce qu'il y a, c'est que mon fils est né là-bas et… les parents, les parents de ses camarades étaient devenus nos amis" (p.7). "On s'était fait notre trou" témoigne de la nostalgie d'un passé qui fait rupture avec le présent : la migration de retraite à Toulouse n'a pas réuni les conditions favorables à la construction d'un nouveau "trou" protecteur : "Enq – Vous avez pas le sentiment d'avoir fait, comme vous disiez tout à l'heure, d'avoir fait "votre trou" ici… Mme D – Ah non ! (…) Pas du tout. Pourtant il m'en faut pas beaucoup pour faire un trou, mais là, pas du tout, hé ! (…) J'ai vu, pour mon mari [sous-entendu : pendant sa maladie qui a préludé à son décès], y a personne qui est allé le voir (…) Oui, ça, j'ai eu invité des gens à goûter… Et puis ça a été tout. On m'a jamais dit : ben, tiens venez boire un verre d'eau. Rien du tout" (p.18). Ainsi se donnent à voir deux indices d'une relation forte et durable qui participe à la fabrication d'un réseau protecteur (le "trou" ou le "cocon", figures de l'abri) : la fréquentation d'une personne éprouvée par la maladie et que la proximité de la mort peut rendre repoussante ; la réciprocité d'invitation ("on s'est rentré, on s'est bien rendu familier (…) elle venait boire le café ; elle m'attend chez elle. C'est tout - p.5). Si les médiations indiquent des origines (et il faudrait ajouter la médiation issue de la profession de Mme D : la couture), elles ne garantissent pas la durée et la stabilité des relations qu'elles ont suscitées. C'est pourquoi "tenir relation" indique un véritable travail de culture et d'entretien. Comment cultiver les relations ? Mme D fait le récit de diverses situations qui indiquent les procédures pragmatiques de cet entretien au fil de l'existence. "J'ai même fait récemment des cadeaux à l'arrière petit-fils de mon amie d'enfance" (p.8). On devine que si les cadeaux visent la troisième génération en filiation de la relation directe, à combien plus forte raison, ils doivent intervenir dans cette relation plus immédiate. Les déplacements à Arles, Nice… sont l'occasion de l'envoi d'une trentaine de cartes postales. Comme les cadeaux, ces gestes rappellent et soulignent l'attention portée à la singularité de la personne à laquelle ils s'adressent directement ou indirectement : "quand je pars en vacances, j'envoie pas mal de cartes postales (…) Enq – C'est une façon de garder un… – Oui, oui, de les garder, moi j'aime bien ça… J'aime bien que si je vais là, je sais que si je vais dans la région parisienne, ben… je peux faire d'une porte à l'autre, je serai toujours… toujours bien reçue" (p.24). Et la portée de ces petits gestes de l'instant est amplifiée par le temps plus long que l'on prend pour "se donner des nouvelles", ou encore afin de "s'appeler pour prendre des nouvelles". Et la durée de l'échange n'a pas de prix lorsqu'un "très proche" est malade (mari, enfant) : aller rendre visite à la clinique en dépit de l'éloignement, prendre des nouvelles régulièrement au téléphone attestent de cet attachement affectueux qui conforte et solidifie les relations. C'est encore cet attachement affectif que met en scène Mme D lorsqu'elle raconte la visite de son neveu (le fils de son frère qu'elle prenait en vacances) : "il est venu exprès pour me dire bonjour, pour m'embrasser, puis il est reparti avec sa copine, et ils rentrent" (p.8). "Tenir la relation" pour "la garder" suppose de l'avoir déjà constituée comme un attachement réciproque stable, sinon "c'est des relations, quoi (…) des relations et puis voilà" (p.5), c'est-à-dire des personnes qu'on rencontre dans la rue et avec qui on bavarde sans plus. Cette "simple relation", la relation qu'on ne tient pas, à qui on ne tient pas et qui ne tient pas (éphémère) est la figure "noire" du rapport de voisinage selon Mme D, en ce qu'il est la négation et la dénégation du "midi méridional". La caractérisation de ce modèle utopique du relationnel est prêtée à une ambulancière qui "vient d'Alger" : "Ah ! (ici, à Toulouse) c'est pas le midi méridional où les portes sont ouvertes, on vous reçoit, vous recevez et tout. Y a… loin, loin, loin de là, hein !"p.7). On devine là que, pour Mme D, seules les relations "de type méridional" permettent de "faire son trou" : "Enq – Donc, vous vous fréquentez pas trop… Mme D – Non, non, non, ça… Ils sont… Moi, j'en ai invité deux ou trois, mais jusqu'à maintenant j'ai pas eu de…" (p.7). Toute cette sociabilité méridionale, assurément idéalisée en partie au moins, est contenue dans le "peuchère" pagnolesque dont l'entretien est émaillé.

Page 59: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

53

La "simple relation" est toute contenue dans cette suspension, dans cette retenue, dans ce mouvement vers l'autre qui s'arrête en chemin, qui ne débouche pas sur un attachement au-delà des mots qui se disent comme s'ils ne faisaient que vous effleurer. L'impossibilité à nouer des relations au-delà de la "simple relation" a pour conséquence de déteindre sur le cadre urbain au point de le rendre vide : "Quand j'ai vu les Galeries Lafayette ici sur Toulouse, les Galeries Lafayette à Paris, ça fait deux ! La Place du Capitole qu'on en fait tout un plat ici, comme on dit chez nous… et qu'on voit les… la moindre place en province que ce soit dans Nîmes, que ce soit Paris, qu'y a des arbres, qu'y a des bancs, qu'y a des fontaines, là… pour moi c'est zéro. Et j'ai ma nièce, elle me dit : moi, je te comprends, tata, pour moi, la Place du Capitole, je l'aime pas. Ma belle-sœur adore ça, elle adore cette place. Moi j'aime pas, mon mari non plus (…) à Toulouse, y a rien" (p.16). Faute de permettre la construction de liens sociaux qui dépassent la relation de juxtaposition ou l'agrégation de séries (comme dirait Sartre), l'agglomération toulousaine en vient à être perçue comme un désert. Faute d'aimer la ville, d'apprécier le cadre qu'il offre, peut-on imaginer quelque collectif institué qui pourrait assurer tout de même en son sein la médiation vers des relations au-delà de la "simple relation" ? L'expérience par procuration du club de troisième âge apporte un cinglant et ultime démenti : l'entre soi du club a engendré sa propre fermeture au point de devenir inhospitalier pour toute personne qui aspire à en faire partie. "Alors une personne que je connais (…) elle vient de Paris cette dame, je veux dire je l'ai connue en prenant le bus et on a discuté ensemble, alors elle me dit : Ah ! ne m'en parlez pas, hé, de Toulouse ! (rire) (sous-entendu : elle) aussi… Alors je lui dit : moi je voudrais aller au club de Z. Oh ! elle me dit, j'y suis allée, on m'a même pas accueillie ! Quand j'ai voulu m'asseoir quelque part, non, non, non, c'est réservé. Non, non, non, c'est réservé. Et, peuchère, elle connaît personne, hein (…) Je vous dis : c'est pas une invention de ma part, c'est tout le monde qui… euh… Ah ! la dame, elle me dit : je me suis faite inscrire, j'y suis allée une fois, deux fois, mais non, elle pouvait pas s'asseoir ! Non, non, c'est réservé, c'est réservé" (p.18). A la liberté de la libre circulation pour la libre appropriation des places s'est substituée une hiérarchie des places réservée selon l'ancienneté qui préserve l'entre soi.

� D – L'univers cognitif de Mme D : un fatalisme paradoxal. "Alors je vous dis : je pèse le pour, je pèse le contre. Y en a qui me disent d'un côté, y en a qui me disent de l'autre. Alors qu'est-ce que je… je sais pas. Moi j'ai dit : allez, hop ! je suis la destinée et puis voilà. Je vous dis : je suis fataliste. C'est ce qui m'aide beaucoup à lutter. Arrivera ce qui arrivera" (p.25). Ce fatalisme a été en effet d'abord associé à la mort, en particulier au risque de décès de son frère ("je dis : quand c'est l'heure, c'est l'heure, hé ! p.11). Ainsi est légitimée l'indécision en matière d'un éventuel déménagement : suivre sa destinée, n'est-ce pas renoncer à toute velléité de choisir, en l'occurrence ici à la volonté de s'émanciper de cette ville qui rend impossible la réalisation de l'idéalité relationnelle méridionale ? Quelle peut être cette destinée si ambiguë qui tout à la fois produit son ancrage à Toulouse et l'incite en même temps à "lutter" ? L'interprétation la plus probable au regard de l'analyse qui précède paraît résider dans la sacralisation de la norme relationnelle. "Tenir toujours la relation", c'est à la fois l'accomplissement pragmatique de multiples gestes qui construisent et cultivent des relations de divers ordres (de la "simple relation" à la "relation méridionale" quasi-fusionnelle), et c'est aussi ce qui paraît être la norme vertébrale de l'existence de Mme D : "garder le lien", dit-elle aussi, la transforme en une "gardienne" de la loi de l'hospitalité, de l'échange et de la réciprocité. Au regard de l'enjeu du déménagement éventuel, la relation à sauvegarder à tout prix n'est-elle pas la relation maternelle avec son fils/fille unique (cf. son lapsus) ? La migration de retraite qui suit "la migration de mariage" de son fils vers Toulouse paraît moins liée au souci d'anticiper une aide proche au cours de phases de la vieillesse qui l'exigeraient (la capacité à repérer SOS médecins et à y avoir recours où qu'elle se trouve tout comme son attention à repérer une

Page 60: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

54

maison de retraite médicalisée donnent crédit à sa volonté de "ne rendre de comptes à personne") qu'à cette exigence intérieure d'être proche de son fils pour le protéger en se substituant à sa belle-fille lorsque les contraintes de sa vie professionnelle l'empêchent d'apporter l'aide dont son fils aurait besoin (cf. le repassage) ou qu'il réclame au titre de sa seule présence ("je n'ai que toi de près, quoi" p.24). Mais la belle-fille n'est pas "méridionale" : la construction de la maison du jeune couple à Eaunes, après Muret, répond-elle seulement à une raison matérielle (l'enjeu du prix du terrain à bâtir) ou bien est-ce une stratégie de belle-fille pour tenir à distance la belle-mère qui "se venge" par sa détestation de Toulouse (la ville serait substituée à la belle-fille) ? Ainsi Mme D reste fidèle à son exigence relationnelle à l'égard de son fils tout en étant limitée par sa belle-fille dans son application : la "toute-puissance tendancielle" de cette norme dont la pente est la fusion est contrecarrée par la force de la femme de son fils. Elle entretient donc sa règle d'être "gardienne" des relations en se déplaçant vers d'autres horizons, ceux-là même dont ses voyages lui fournissent l'occasion : n'est-ce pas là le sens de sa "lutte", placée sous la contrainte de la limitation de son désir et de sa quête d'attachement total (la tragédie de son destin maternel) dont la volonté de transparence trouve son utopie dans la maison toujours ouverte de la sociabilité méridionale "rêvée" ? Ce dernier point permet d'attirer l'attention sur une autre facette de l'univers cognitif de Mme D : à travers les "je dis", "elle me dit" qui reviennent sans arrêt dans son expression, on aperçoit que l'essentiel de l'information que brasse la vieille dame relève de l'opinion et de la croyance. On cherche en vain le fil d'un raisonnement ou d'une argumentation. Au contraire, elle multiplie les témoignages qui vont dans son sens, même si elle peut concéder qu'il peut y avoir une exception : sa nièce et son amie d'enfance confirment qu'à Toulouse "y a rien", tout comme son mari ; seule la belle-sœur "adore", comme une exception qui confirme la règle. Le caractère quasi-absolu de la norme à laquelle elle adhère tire au moins une partie de sa force de ce mode cognitif : faute de situer dans l'histoire les références régulatrices de sa vie, ce qui supposerait de mettre à distance la croyance et d'en critiquer les présupposés, Mme D ne peut pas relativiser ce qui s'impose comme fatalité. Mais forte de ses capacités et de ses ressources dont "la bougeotte" témoigne, elle peut réaliser divers déplacements, au propre et au figuré, pour tenter de faire aboutir ailleurs ses exigences relationnelles, tout en s'en défendant partiellement : elle part "pour quelques jours seulement". Et savez-vous pourquoi ? Si elle rate manifestement l'occasion "d'approfondir" ses relations (d'aller vers plus de "fusion" ?), ce n'est point qu'elle devine secrètement que la proximité peut devenir étouffement, c'est… "oui, oui, oui, on me réclame de tous côtés" (p.2). Ainsi peuvent s'articuler la lutte et le destin dans l'abandon à la fatalité. � Première conclusion : la nécessité de la comparaison L'univers cognitif de Mme D, associé à sa double pratique de "la bougeotte" et de l'entretien des relations (déménagement et aménagement constituent finalement des événements particuliers "rares"), et soumis à la double condition de possibilité de sa migration de retraite et de la migration maritale de son fils, aboutit à l'incertitude et à l'indécision quant à son avenir d'habitante. Ceci manifeste la singularité de l'histoire de Mme D dont on vient d'expliciter de multiples facettes. Comment sortir de cette spécificité pour s'engager dans la voie de la comparaison ? Il apparaît que l'un des points de vue possible pour tenter une mise en perspective est celui du maintien à domicile dont on voit que la relative proximité avec la génération des descendants (enfant unique, distance géographique réduite par une migration de retraite) n'est pas une condition totalement déterminante. Il apparaît au contraire que le mode relationnel avec des "habitants proches" (voisinage, quartier) peut être une condition de possibilité plus pertinente : lorsqu'une vieille personne n'arrive pas à construire un univers relationnel de grande proximité

Page 61: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

55

(qui peut mêler professionnels, membres de la famille, amis et voisins), que peut-il advenir d'un projet de rester au domicile quand vient une crise de grande déprise ? Pareille crise anéantit ou du moins réduit considérablement les capacités de déplacement et donc de voyage auprès de ses relations les plus fidèles mais éloignées. L'enjeu paraît donc être ici de trouver des termes de comparaison pour comprendre comment peut prendre forme un univers relationnel de grande proximité : comment sortir du "blocage" ou d'une sorte d'arrêt" sur un univers relationnel constitué à d'autres moments du cycle de vie (profession, vie de quartier, etc) alors qu'il est dispersé et qu'il se dégrade ? On peut être étonné de la place que prend l'univers relationnel au temps de la vieillesse : serait-ce réductible à la singularité du cas ici examiné ? Il est probable que non, car il semble finalement que "le proche" soit recherché en permanence comme source de sécurité, de protection et de sûreté : source de sécurité parce que, loin d'être dangereux (agressif, violent, dérangeant…), il est ouvert, compatissant, aidant (sa seule présence gomme l'inquiétude, apporte le calme et indique qu'on n'est pas abandonné) ; source de protection parce qu'on peut compter sur lui en cas de difficultés, de gêne, d'embarras, de contrariétés ; source de sûreté parce que l'interaction avec lui peut conforter ou restaurer la confiance en ses propres capacités à se conduire et à vivre "normalement" ; parce que l’interaction peut avoir cet effet miroir où on lit sur le visage de l'autre que l'on continue d'exister dans la dignité et la conformité à l'éthos de bonne conduite et finalement offre de la légitimité à une tranquille assurance à continuer de vivre.

3-3 Approche « géographique »

La géographe de l’équipe s’est centrée sur une analyse thématique autour de « la parole sur les

lieux ». Enumération de lieux cités dans leur rapport à l’entourage familial ou amical ; le

logement et sa dimension fonctionnelle ; l’ailleurs (occurrences très nombreuses) en lien avec la

migration de retraite, la trajectoire sociale et résidentielle, les enjeux de classement social (pour

Mme D, la « descente » à Toulouse pour rejoindre son fils équivaut à un déclassement social par

la perte des relations, des espaces valorisés etc.).

L’entrée thématique par l’espace, les lieux, permet de corroborer les autres dimensions de

l’analyse (temporalités, relations/voisinage, habiter, vieillir…). Pour Me D son « chez soi » ce

sont les relations. Sa trajectoire peut être référée à une forme de migrations de retraite (mises en

évidence par F Cribier71).

� Mon choix est d’orienter plus spécifiquement l’étude sur une parole des lieux 1-Le Décor

Le décor de ce théâtre de lieux se compose essentiellement de 4 pôles : • Un quartier central de Toulouse, où les services et commerces sont à proximité et (comme s’en amuse Madame D) l’accessibilité confine au luxe : « 6 coiffeurs, deux maisons médicale ».

71 Françoise Cribier et Alexandre Kych, Les parcours résidentiels de fin de vie d’une cohorte de retraités de la région parisienne, rapport pour la MIRE, janvier 1999.

Page 62: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

56

Ces aménités sont complétées par la présence du réseau de transports collectifs (je vais prendre mon bus », des lieux centraux toulousains (place du capitole, galeries Lafayette). La scène d’énonciation est un appartement d’un immeuble collectif qu’on imagine cossu (l’avocate en bas). Peuplé de « gens biens » (Prof à Paul Sabatier). La cuisine donne sur cour. • Un second lieu « toulousain », la résidence du fils à Eaunes, près de Muret (juste 6 km…). Peu d’évocation (pas de descriptions) la seule évocation porte sur l’absence de réseau de Transports collectifs.

Les autres lieux de vie évoqués sont ceux de la trajectoire de vie. • Fontvieille, près d’Arles, où est depuis un an enterré le mari. C’est le lieu des origines du couple, associé à la ville de Nîmes. C’est le « pays », le « coin » où on revient en principe à la retraite « Vivre entre ses parents le reste de son âge ». Toute la famille, cousins (enfants de la tutrice) y résident, les propriétés des cousins y sont, le frère y vit toujours (d’autant plus proche que les enfants ont été orphelins à l’adolescence). • Moissy, près de Melun, où les « expatriés » ont « construit leurs racines », par le biais des relations de travail, des réseaux de clientèle de l’interlocutrice-couturière, ou par le biais des solidarités parentales. Lieu des études du fils.

2 - Une trajectoire typique de Parisien de province

Le modèle de migration proposé à plusieurs reprises par l’interlocutrice elle-même est par ailleurs très semblable à celui de migrants de province de l’après-guerre… La vie active du couple commence à Nîmes. Le couple monte à Paris. Le mari est gendarme (stagiaire ?), puis quitte l’armée pour entrer à la SNCF où il fait une carrière de chef de gare. Madame D apprend à Nîmes son métier de couturière. Le rôle de la guerre d’Algérie nous situe les évènements à la fin des années 50 et début 60. Le couple « monte à paris » et cette « migration pour le travail » est aussi une trajectoire d’ascension sociale (qui s’exprime pour le mari par le passage à chef de gare 1ère classe et pour son épouse, à la qualité de sa clientèle prestigieuse). Le couple quitte son appartement d’Issy-les-Moulineaux pour aller à Melun/Moissy où il se fait construire une « villa ». Au moment de la retraite, les réseaux de proximité se délitent, remplacés par des réseaux de relations fortes mais « éloignés » : les amis sont « rentrés chez eux ». Le couple ne suit pas immédiatement cette trajectoire. Ce n’est que tardivement (il y a 7 ou 8 ans) que la famille déménage pour se rapprocher du fils, qui lui a migré à Toulouse, d’où est originaire la belle-fille. Ainsi, le désir de rapprochement familial éloigne-t-il le couple de son « territoire-souche ». C’est cependant dans ce territoire que Monsieur D sera enterré après son décès. C’est là que Madame D souhaiterait pouvoir vieillir… 3- Le logement et les structures adaptées pour les personnes âgées Le logement Mme D se sent pleine de vitalité. Pour autant, elle répond à l’attente de son interlocuteur qui veut en savoir plus sur l’articulation logement/vieillir. Ces réponses révèlent une bonne compréhension des discours normatifs en vigueur, et une réflexion nourrie aussi de l’expérience des difficultés du mari. Dés le début de l’entretien, le « logement adapté » correspond ainsi : à un appartement pas trop vaste (dans les foyers, ils ont des studios), en rez-de-chaussée (pas d’escalier) A défaut de domicile adapté, les établissements sont envisagés. Mme D signale cependant avec les mots « justes et techniques » qu’ils doivent être « médicalisés ».

Page 63: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

57

Son exploration de l’éventualité d’un déménagement à Nîmes la rend aussi assez précise sur le format de vie « adapté » : de petites maisons de plain pied avec tous les services (piscines) et la « cohabitation » avec une amie. Impossible d’aller à Eaunes : pas de transports en commun…. Ainsi, un logement adapté, est « bien situé » ; petit et facile à entretenir, prévu pour l’aléa du handicap et …socialisé.

Le club L’autre composante de l’art normé d’être vieux est la fréquentation des équipements ad hoc que l’on nomme « club ». Le discours de Mme D sur son isolement est très lucide. Comment remédier à cet état de fait ? Le club n’apparaît pas comme une solution. Il est décrit (par le biais d’un tiers actant) comme le lieu de la fermeture et non de l’intégration attendue. Quand à l’espace public, il disparaît de ces espaces de Vieux : la place du capitole ne remplit pas son rôle en excluant les bancs. Quelques parcs sont beaux…mais peu fréquentés.

5 - L’art du mouvement Migrante, Mme D est avant tout une spécialiste de l’art de se bouger, une « capitaine balotte ».

Le voyage Certes, la situation de son mari à la SNCF favorise la chose (le train est gratuit). La famille est en mouvement. Ainsi les loisirs sont définis par des voyages… principalement à partir de la retraite, où pour le moins dès que le couple n’est plus en charge d’enfants. En effet, sinon, les vacances sont ritualisées ; Lozère/Grau du Roy. Des itinérances/rencontres, de lieux plus ou moins lointains (deux cercles : Turquie Grèce Italie…Pas très loin (Bruxelles/Angleterre/Pays Basque etc.) Le voyage est donc une aventure…humaine. Elle est associée par la suite aux raffermissements des liens. Les amis « proches » sont loin, la vie est donc une itinérance visant à jouir de leur présence. Les cartes et les correspondances et coups de téléphones sont l’autre moyen de tenir le paradoxe de cette lointaine proximité. Le train, le voyage est toujours le lieu de la discussion, du plein (la vue, les yeux, le ventre) contre le vide… du retour Pas de description des lieux vus….

La promenade L’évocation des scènes de flâneries est un tourbillon lorsqu’elle s’associe aux théâtres des grands boulevards parisiens, aux vitrines de Noël des Champs Élysées ou encore aux Grands magasins. Paris est magnifié. Le tourbillon est aussi un mouvement de la gare. L’espace public de Nîmes vaut aussi la « déambulation » que Mme D explique avec gourmandise : se donner un but mais faire des détours. Toulouse n’est pas à la hauteur…La dévalorisation des lieux (les Galeries Lafayette, la place du capitole) suit tout naturellement celle des relations… Mme D se promène. Elle sort de son appartement, elle n’y est pas très souvent elle fait partie des gens de l’extérieur. La chaise, où elle s’assoit « en rentrant de promenade », la sédentarise, certes, mais le regard est porté sur la cour, dehors…

6- Être dans le logement, dans l’immeuble

Le logement Le logement est peu aménagé, le mobilier a peu de valeur/ Le ménage (les vitres » est enquiquinant. Mme D ; n’est pas « une femme d’intérieur ».

Page 64: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

58

Cela ne veut pas dire qu’elle n’assure pas son rôle domestique. Pas d’aide ménagère… et elle fait le repassage du fils…Certains objets (le cochon à cuillère en bois) nous le rappellent. Par ailleurs, Mme D se peint comme jadis une maîtresse de maison accueillante. Invitant les neveux, nièces, amis de son fils, étudiantes etc. à investir sa maison hospitalière. Les portes sont ouvertes dans le « sud méridional ».

Les objets mémoriels La place des objets mémoriels est très bien définie dans la stéréo d’un discours également attribué à un tiers. Ils finissent par prendre la poussière et il faut (à un certain âge) les transmettre, avant qu’il ne soit trop tard, à la postérité qu’ils concernent. Emmaüs a débarrassé Mme D des affaires de son mari, à l’exception de quelques objets symboliques.

Les seuils de portes Le logement parle peu et est peu évoqué. Pourtant le voisinage est très présent. Les échanges sont certes frustrants, mais on « bavarde » et on se croise sur le seuil. On se rend des services : le monsieur du dessus, la dame du dessous. Ces menues informations tissent des ébauches de vie et de statuts. Or, l’immeuble se meuble du silence de disparus. Huit ans et déjà tant de vide. L’immeuble se renouvelle, les écarts d’âge se creusent. Les cartes de la belote sont rangées…

7- Toulouse détesté… Le schéma d’opposition est filé. On pourrait en faire une analyse structurale…

3-4 L’entretien de Mme L : approches sociologiques

Cet entretien a fait l’objet d’une analyse systématique seulement du point de vue des

sociologues72. Les autres approches sur cet entretien n’ont pas été totalement abouties, même

s’il a fait l’objet de beaucoup de débats.

3-4-1 Madame L : un ancrage au présent et une pragmatique de la déprise :

je ne bouge pas d’ici jusqu’à ma mort

� A – Les cadres 1. Il apparaît d'abord que la situation d'entretien est ici différente d'un double point de vue :

l'imposition de problématique s'opère autour d'un vivre au quotidien au regard d'une trajectoire de vie et d'une insertion dans un quartier urbain et plus largement dans la ville de Toulouse; l'introduction à l'entretien indique un autre entretien avec l'aide-ménagère qui intervient auprès de Mme L. Au regard de l'entretien précédent, on a donc un léger déplacement de la focalisation de l'entretien : il est moins orienté sur le logement que sur le "vieillir en ville aujourd'hui". Pourtant les deux entretiens sont comparables quant à leur contenu parce que le lecteur a immédiatement le sentiment d'être confronté à deux manières de vieillir en ville aujourd'hui au féminin quand on est membre de classes populaires et qu'on

72 Nous présentons deux analyses

Page 65: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

59

est devenu un urbain dans l'après seconde guerre mondiale par exode rural. Et ces manières de vieillir se différencient autour de trois axes : l'aire de circulation, le réseau de sociabilité, le rapport au monde. Par ailleurs, bien que nous ne connaissions pas précisément l'âge de Mme D (on peut l'estimer compris entre 65 et 70 ans : le mari a pris la retraite à 57 ans et il est mort quelques 6 mois avant l'entretien alors qu'ils sont à Toulouse depuis 7-8 ans…), il est patent que nous avons à faire à deux "âges" du vieillir : Mme L a 92 ans. Le petit entretien avec l'aide-ménagère (qui a probablement introduit l'enquêtrice auprès de Mme L) apporte seulement un ensemble de données factuelles, souvent approximatives ("l'infirmière" alors que c'est un infirmier) voire fausses ("opérée des hanches il y a 3 ans" alors que la 1ère opération date de 1973 = 21 ans, si on suppose que l'entretien a eu lieu en 1994 selon certains indices). La seule information originale tient à ces propos : "on s'est arrangé avec la voisine", pour indiquer son souci d'éviter le "double emploi" dans les courses et les moments de présence. Ce point est important à relever en ce qu'il indique un souci éventuel chez les intervenants professionnels de tenir compte de l'environnement social de la personne cliente. Mais est-ce général ? Nous n'en avons pas d'autres indices chez les autres professionnels spécialistes de la santé (médecin, infirmier, kiné), et l'aide-ménagère dit qu'elle "habite à côté" : effet d'une interconnaissance de proximité ? Enfin l'enquêtrice a pris soin de livrer ses premières impressions73, suivies d'observations (description du logement et confrontation à une voisine qui "entre comme chez elle" chez Mme L, indice d'une grande proximité et d'une grande familiarité, confirmées par la vieille dame). Surprise à l'arrivée : "porte close et volets totalement fermés" ; "elle met du temps à arriver", ce qui s'explique par sa difficulté à marcher :"elle vient m'ouvrir avec deux cannes". Par rapport à Mme D, s'impose immédiatement le handicap de Mme L : on ne peut pas imaginer qu'il soit sans effet sur leur mode respectif de déplacement.

2. Le registre de l'espace interne à l'entretien. Comme dans l'entretien précédent, nous avons

un mouvement migratoire interne à l'Hexagone, mais de plus faible ampleur : de Saint-Larry à Toulouse avec "escale" à Saint-Gaudens, soit des Pyrénées centrales à la capitale régionale (pour Mme D, de Nîmes à Paris, soit de la Basse Provence à la capitale nationale : outre la migration de mariage du fils, on peut se demander si l'amplitude de la migration n'a pas un effet d'appel pour une migration de retraite…).

En dehors de cette trajectoire spatiale originelle, toute la trame spatiale de l'existence de Mme L se déploie sur Toulouse et sa région proche (Pibrac, où elle accompagne en pèlerinage sa fille, jeune communiante p.27), à l'exception du moment de ses deux opérations successives des hanches pour lesquelles elle rejoint sa fille qui "travaille dans les hôpitaux" à Paris (+ maison de repos à Mantes-la-Jolie). Toulouse, ce sont deux quartiers : le quartier de l'installation, de la vie active et du début de la retraite (jusqu'au décès du mari), i.e. le quartier St Michel ; ensuite le quartier du veuvage après l'opération des hanches, la Côte Pavée. Pour le "premier" quartier, les rues s'égrènent comme les déménagements successifs (2 ou 3) pour des logements plus ou moins meublés sous les toits : bd des Récollets, rue St Thomas d'Aquin, rue Alfred Duméril…, comme les lieux scolaires (rue des 36 Ponts, le centre de loisirs pour enfants aux Minimes) et comme lieux de promenade (Coteaux de Pech David), avec une ouverture sur "l'autre ville", celle où l'on va travailler (rue Rivals…) et celle où l'on va faire ses courses (le marché Cristal sur "les boulevards", les petits marchands des Carmes", "Victor Hugo, le quartier des riches", dit la voisine, appréciation que Mme L ne dément pas, p.13). Le quartier du temps de veuvage après l'opération des hanches a été choisi pour le logement en RC, au prix du sacrifice de ses propres meubles dont il a fallu se débarrasser (les vendre ou les donner ? Ce n'est pas clair) et pour le jardin ou une partie du jardin, devant sa cuisine, qu'elle a longtemps entretenu et cultivé. S'y lit le rétrécissement de l'ouverture : faire le tour de l'église, à deux pas de chez elle, sans y entrer, se déplacer dans "sa" rue pour aller à la boulangerie, au Casino, chez le

73 cf Fiche en annexe

Page 66: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

60

boucher, chez la coiffeuse (p.16), au mieux aller jusqu'au Capitole pour des papiers (p.16), mais renoncer de dimanche en dimanche au projet de sortie : "aller du côté de la Terrasse" (p.17). Et puis finalement le confinement au domicile : " Je n'ai pas traversé la rue depuis deux ans" (p.16), "je ne sors pas de chez moi" (p.1).

A l'espace de la vie de Mme L fait pendant l'espace de ses enfants et petits-enfants : les Pyrénées, Paris, le Maroc et l'Algérie. L'agrandissement de l'espace emprunté dans une existence ne se fait pas ici par les voyages du temps libre de retraite, comme pour Mme D, mais par la succession des générations qui osent élargir en quelque sorte l'espace de circulation : Mme L s'est autorisée seulement à aller de Toulouse à Paris sur incitation de sa fille à venir consulter un médecin et à se faire opérer dans les hôpitaux qu'elle connaissait ou dans lesquels elle travaillait.

3. La scansion temporelle d'une vie. L'actualité de sa rencontre fait immédiatement mention

d'une rupture relativement récente : l'accident cardiaque et l'hospitalisation à la clinique Saint Jean qui l'accompagne, 2 ans auparavant, marquent une série d'achèvements : elle ne sortira plus dans la rue, elle n'ira plus au cinéma ou au restaurant avec son 3ème fils (le parisien), elle ne jardinera plus, elle n'ouvrira plus et ne fermera plus les volets de ses fenêtres. En même temps, ce lâcher prise ouvre d'autres perspectives qui sont d'une certaine manière de sa propre initiative : "et puis me sachant seule ils m'ont gardé : ils savaient que je rentrais ici seule. Et ce sont eux… parce que quand même je leur étais à charge, "quand même depuis le temps, ils n'osent pas te dire de partir". Alors je les ai mis à l'aise, j'ai dit "docteur, vous savez, je peux." Je ne savais pas comment faire : j'étais gênée. Alors ils ont fait les démarches avec l'assistante sociale du quartier pour en entrant avoir une aide familiale et tout" (p.6). La mise en place de ce soutien professionnel est aussi l'occasion d'un renforcement du "voisiner" avec Mme P, ce qui se traduit entre autres choses par sa médiation via "un petit jeune homme", employé municipal technicien de surface, qui va venir nettoyer son jardin : "Q : Et comment vous l'avez connu ce jeune homme ? R : C'est Mme P. Q : Elle connaît bien le quartier elle. R : Oui, elle connaît tout le monde" (p.23). Autant d'éléments qui confortent notre modèle de la déprise : un retrait est aussi source de créativité pour maintenir son identité et sa vie. Cependant l'équilibre entre ce qui se perd et ce qui se gagne est loin d'être parfait : quand on s'engage dans un processus de déprise, "on y laisse des plumes". Pour Mme L, cela se traduit par un manque d'appétit (une demi-baguette lui suffit désormais et encore elle la gaspille) et plus globalement par un manque d'envie (p.12). La rupture antérieure est vieille de 20 ans : au début des années 70 se cumulent trois événements : le décès du mari de Mme L (1970), l'opération de ses hanches (1972 et 1974), son déménagement avec changement de quartier (en 1974 = 20 ans qu'elle habite la C P p.1) : "alors là j'ai eu mon opération, Yolande ma fille, me dit "et bien maman tu pourras pas rester là" (p.9).

Auparavant c'est le temps de l'installation à Toulouse, de son mariage et de la naissance des enfants, et puis la vie active. Enfin, Me L nous décrit la fin de sa jeunesse à Saint-Larry, l'apprentissage de la couture et le début des placements "comme bonne", en particulier à Saint-Gaudens, ce qui marque le début d'une rupture familiale (une "vengeance symbolique" par rapport à un père qui a mis fin trop rapidement à une soirée de bal) (pp.7-8 & 24).

A l'instar de Mme D, Toulouse est aussi le point d'ancrage de Mme L mais en un sens tout différent : pour la première c'est un port d'attache peut-être provisoire, choisi comme tel pour migration de retraite, mais toujours ouvert sur de nouveaux périples ; pour la seconde, c'est le point d'aboutissement d'un exode rural qui l'arrache à l'autoritarisme paternel. Pourtant, toutes les deux sont confrontées à l'enjeu du déménagement subséquent au veuvage. Dans les deux cas, on voit bien que sa détermination n'est pas liée au problème de son surdimensionnement (le logement familial devient "trop grand" pour personne seule), mais à d'autres facteurs : la recomposition de l'univers relationnel pour l'une, les effets de problèmes

Page 67: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

61

de santé pour l'autre. Cependant pour toutes les deux se profile l'enjeu de l'ultime déménagement : Mme D lorgne sur une maison de retraite médicalisée "du côté" du lignage familial dont elle est issue (vs. la lignée familiale qu'elle a créée avec son mari, "du côté" de son fils) ; Mme L a un moment hésité elle aussi quant à finir sa vie en maison de retraite avant d'y renoncer : "j'avais demandé aux "petites soeurs des pauvres", j'y ai mon dossier. La supérieure avait dit à ma fille "répondez-moi vite", elle a appelé deux fois, j'ai dit à ma fille "laisse tomber, je mourrai (…) Non, non, non, je mourrai ici et puis un point c'est tout. Mourir pour mourir à moins que je sois… je sais qu'on m'amènera à l'hôpital, j'y finirai mes jours et puis voilà" (p.25)

B - Les acteurs et leurs qualifications. 1. Le cercle familial.

Ego=Mme L. Ego se définit comme la figure contraire de Mme D : "Je suis casanière" (pp.10 & 12). Et elle insiste à plusieurs reprises : "Je suis sauvage" (pp.12 & 20). L'un de ses fils, "coopérant" au Maroc, lui envoie-t-il une "petite marocaine" qui cherchait un logement à Toulouse pour y faire des études supérieures et qui est censée lui tenir compagnie ? " Alors "tu vas en France, tu vas à Toulouse", et comme je venais d'avoir l'accident, il a cru bon de faire... "tu iras coucher chez maman parce qu'elle a une chambre libre, tu rentres, tu sors, sans la déranger". Elle a couché quelques jours (…) Elle vient de moins en moins. Autrement, quand elle a couché ici, elle avait ses cours, elle était étudiante, alors elle partait le matin à 7 h... qu'est ce que vous voulez, alors j'étais pour ainsi dire seule" (p.15). Les deux situations de Mme D et de Mme L sont bien différentes. Cependant du "presque seule" au "pour ainsi dire seule" qui en est l'aboutissement, a-t-on vraiment affaire à deux spécificités ? Incontestablement Mme L revendique une solitude assumée : alors que tout contribue à faire de son existence de femme de 92 ans une peinture noire d'isolement, le refus de se plaindre et l'affirmation d'un entourage dévoué et attentif autour d'elle (p.2) forcent l'enquêteur à rechercher un autre sens. Mais partons des faits les plus objectivables. Mme L est une grande handicapée, tout à la fois du fait de son arthrose dont l'opération des hanches n'a pas pu totalement la délivrer (ce qui la condamne à marcher très mal avec l'aide de deux cannes), par son usure cardiaque qui a failli lui coûter la vie, il y a deux ans, et qui se manifeste par une grande fatigue et un "manque d'envie" et par les souffrances dues à la préhension faute d'avoir accepté de se faire opérer à temps du canal carpien (p.17). Faut-il parler de handicap ? Autant les déficiences corporelles sont incontestables, autant Mme L a su créer un environnement qui lui permet un certain "bien vivre". Voici quelques indices de ces déficiences terriblement limitatrices. "Alors j'ai mon épaule qui me fait mal, alors pour manger dans mon assiette il faut que je baisse la tête, et alors j'ai ces trois doigts endoloris, parce qu'il aurait fallu que je me fasse opérer du canal carpédien* (…) [le dr. N] s'imagine pas mais tous les jours je pense à lui [il lui avait recommandé l'opération avant qu'il ne soit trop tard], alors cette main… mais là je veux ramasser une pièce je ne peux pas, alors je veux ramasser un papier il faut que je mouille mon doigt pour le ramasser péniblement, et que je m'avance assez, que je mette mes cannes d'une certaine façon" (p.17). La difficulté d’utiliser les membres supérieurs revient encore quand il s'agit d'engager les boutons de ses vêtements dans leur boutonnière : "pour me boutonner, mettre un bouton, je mets une heure" (p.27). Encore faut-il préciser que les difficultés d'aujourd'hui ne sont pas récentes mais qu'elles ont atteint un degré supérieur de sévérité : elle raconte comment elle

* Comment ne pas associer cette expression avec le "Carpe diem" des épicuriens ? Puisque la vie est brève, mieux vaut se hâter d'en profiter… telle pourrait être aussi la devise de Mme L. Bien sûr, il est peu probable que cette femme de milieu populaire, jeune fille à la fin de la guerre de 14-18 ait eu la chance de "faire du latin".

Page 68: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

62

conduisait à bien son "petit" jardinage (p.24), ce qui lui demandait d'être "courageuse : ça me faisait mal" (p.22). Dure à la souffrance ("J'avais mal partout, comme si on me tord" p.2), elle s'accommode de ce qui l'occasionne : "Q : Vous vous êtes fêlé les côtes y a longtemps ? R : Oui, 5 ou 6 ans. Q : Et vous auriez pu vous faire arranger ça, cette marche. R : Oui, non mais la maison est comme ça et voilà" (p.15). Si tout ceci paraît déboucher sur une certaine immobilité ("maintenant, je ne fais rien, je reste assise" p.14), il ne faut surtout pas la prendre au pied de la lettre et encore moins glisser d'immobilité à immobilisme. Comme le dit son aide-ménagère, "elle aime être chez elle" mais dès les beaux jours, elle sort le soir dans le jardin ; son sens de l'empathie la conduit à mettre des limites à tous ses désirs, à toutes ses envies, surtout si cela peut provoquer de la gêne chez autrui. Bien qu' « empotée avec les cannes », elle se sent tout à fait capable de se mettre à la place de ceux qui viennent à sa rencontre, ce qui lui donne argument pour valoriser la solitude : " Je suis empotée, ennuyée avec mes deux cannes. Alors monter dans le car, vous savez que les chauffeurs sont pressés ou pas... non, non, dans la foule, tout ça, vous êtes gênés, comme je dis : on se plaint d'être seule, quand même quelques fois vous dîtes : "tu es seule" ; bon, j'y suis habituée maintenant. Et d'autres moments quand vous marchez difficilement ou autre, je dis "mais heureusement que tu es seule", tu aurais quelqu'un de normal "attends, bouge pas, maman - laisse moi passer -attends ceci – attends : ne fais pas cela", je veux ramasser par terre, je ne peux pas : "attends" ; j'ai dit : "tu embêtes les gens maintenant", tu es très bien seule" (p.19).

Il en découle un sentiment de ne pas être vieille : quand on est capable d'assumer une part de solitude, même importante, la question de la vieillesse peut être écartée au profit de la chose du monde souvent partagée : la mauvaise santé, la maladie et ses dérives vers la mort : "Q (…) tout le monde vieillit de toute façon. R : Oui, d'accord, moi je ne me sens pas vieillie mais je me sens quand même handicapée. Q : Vous vous sentez pas vieillie quand même. R : Non. J'aurais quelqu'un, je jardinerai, je plaisanterai, mais je suis quand même prise par mon handicap (p.19) (…) Q : Et vous me disiez tout à l'heure que vous ne vous sentiez pas vieille. R : Maintenant non, non, pas les jours où je vais bien. Y a des jours où je suis mal fichue, où je dis "tu n'iras pas loin", et d'autres jours où je suis plus...Q : Gaillarde... R : Oui. Q : Ça vous coûte pas de vieillir ? R : Non, je ne me sens pas vieille" (p.27). Il faut noter que la mort est signifiée par l'immobilisme : "Tu n'iras pas loin". Comme elle ne se sens pas vieille, Me L a sa propre façon "d'avoir la bougeotte" : elle cultive son "allant" propre pour se donner le bonheur d'être encore en vie (et d'avoir encore quelques envies), entourée de "gens gentils" : "je n'ai pas à me plaindre" (p.2)

Le mari d'Ego : Robert. Il est d'abord présent dans le récit au titre de la date repère de son décès, en 1970 (p.5). Mais l'événement a-t-il été si marquant ? L'énonciation de la date qui ramène la personne 24 ans en arrière ne peut guère laisser de doute. En outre, elle y revient plus tard (p.26) en précisant que le décès a eu lieu "il y a 15 ans", comme pour raccourcir le temps de la séparation qui a inauguré "sa" solitude. Inauguré vraiment ? Il est à l'origine de son isolement, même si sa fille l'a fait venir à Paris pour consultation médicale (cf. ci-dessus). Par contre l'évocation de la vie de couple laisse entendre qu'elle a dû assumer la solitude depuis sa première maternité qui est survenue plus tôt que prévu (p.8). "Mon mari n'était pas méchant mais tout à fait indifférent, ce que je lui ai reproché c'est de ne pas s'occuper des enfants, de ne pas dire "tu feras ci, tu feras ça" ; ils se sont débrouillés d'eux-mêmes. Et puis par exemple pour la première communion de la petite, alors je lui dis "tu sais, elle va être habillée en blanc", les soeurs m'avaient prêté les machins comme elles faisaient pour tout le monde, "tu sais elle a des kneats jaunes" on appelait ça des kneats avant, "je voudrais lui acheter blancs, tu me donneras un peu d'argent", "je n'en ai pas", il me donnait très peu pour vivre" (p.26). Il reste que Mme L est manifestement très attachée à cet homme : buveur, alcoolique, il reste perçu comme un "brave homme". Et elle témoigne de la quête de son dernier fils à l'hôpital : il n'est pas mort de son alcoolisme mais d'une grippe (p.26). La cause médicale présumée

Page 69: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

63

immédiate de sa mort le blanchit de sa grande faiblesse, le déculpabilise en quelque sorte et lui permet de garder toute l'estime, la reconnaissance de son épouse et de ses enfants. La fratrie d'Ego. Mme L s'étend sur sa sœur aînée qui a laissé à sa mort une lettre-testament pour sa fille, Yolande. Au terme d'un arrangement de famille (p.6) avec ses frères et sœurs (fratrie de 7 enfants), la sœur aînée, "dame de compagnie", avait hérité de la maison paternelle près de St-L : elle venait y passer ses vacances chaque été, non sans faire une halte chez sa sœur, Mme L à Toulouse (p.6). Elle donne en héritage cette maison à la fille de sa sœur toulousaine qui va l'occuper à son tour à sa retraite au moins pendant les 6 mois "chaud" de l'année (elle passe l'autre semestre auprès de sa mère). Quant au reste de la fratrie, l'information est vite expédiée : " Mon frère est décédé déjà depuis longtemps, et j'ai deux soeurs ici mais on se fréquente pas. Q : Deux soeurs à Toulouse ? R : Oui. Q : Et vous ne vous voyez pas ? R : Non, non, j'ai mis tout ça dehors, j'avais assez d'embêtement, j'avais les enfants et mon mari qui... alors pour entendre des raisonnements, hop dehors!" (p.7). L'épisode du bal au cours duquel elle relate sa rébellion ratée par l'autoritarisme paternel, puis son départ par "vengeance" à son premier placement à Saint-Gaudens (pp.7-8) témoignent déjà d'une solitude dans l'engagement : la solidarité de ses sœurs fait défaut face au père. Plus tard, ce qu'elle perçoit comme des "raisonnements" relève sans doute d'une mise en accusation de son comportement de jeune épouse et de jeune mère : elle qui est partie du foyer parental pour échapper aux reproches paternels ne saurait accepter que ses sœurs emboîtent le pas au père. Cela se fait au prix d'une rupture. Les enfants d'Ego. On dispose de quelques informations réduites mais essentielles. L'aide-ménagère met leur relative absence sur leur "dispersion géographique" relative. Le récit de Me L apporte des nuances importantes. Mère de quatre enfants (p.5), elle a perdu très tôt une fille. L'aîné des fils (70 ans en 1994) a été ouvrier à l'aérospatiale tandis que sa femme "travaillait à la Préfecture" : les voilà à la retraite dans la maison qu'ils ont faite construire dans les Pyrénées dans le village de leur père. " Et avec eux deux y a eu un froid, ils m'ont laissée tomber après la mort de mon mari et ça ne m'a pas plu, ils ne venaient pas me voir, j'ai dit "quand même c'est pas chic", et après je me suis dit "mon Dieu ! ils ont peur peut-être que je leur sois à charge, que je leur demande quelque chose, ils ne viennent pas et bien je ne vais pas chez eux", et puis voilà. Et alors depuis rien"(p.4). Sa fille, Yolande, "vient passer ici six mois de l'hiver" depuis qu'elle est "redescendue" de Paris, après son divorce et l'héritage de la sœur aînée de sa mère (maison de St-Lary). Avant cet épisode, elle a accueilli sa mère à Paris et l'a conduite auprès du médecin qui a effectué l'opération des hanches et l'a envoyé en maison de repos trois mois à Mantes-la-Jolie. Au début des années 80, elle a fait un malaise et elle a été opérée de la tyroïde : sa mère passe trois mois auprès d'elle (p.4). C'est elle qui reste "le pivot" de la fratrie autour de la mère : au moment où celle-ci est amenée en urgence à la clinique de l'Union, elle téléphone tous les soirs à la clinique. Quand elle découvre un soir sa mère aux soins intensifs, elle appelle les uns et les autres car on la croit au plus mal. "Alors les trois garçons sont venus" (p.4). Le troisième fils vit à Paris où il a pris un garage automobile après avoir travaillé longtemps comme ouvrier qualifié chez Renault : ce garçon a amené sa mère au cinéma et au restaurant à Paris quand elle était chez sa sœur. Enfin le dernier vit et travaille au Maroc où il est parti, jeune, comme coopérant. C'est lui qui lui envoie une jeune fille marocaine pour qu'elle l'héberge afin qu'elle ne soit pas seule à son retour de clinique (p.15). Faute d'être proches géographiquement, les enfants de Mme L ne comblent pas sa solitude, mais leur présence affective discrète doit contribuer à lui faire continuer seule sa route… Mais le tour du cercle familial resterait incomplet sans la mention des cousines de 5ème degré : " après on a dit "il faut trouver un logement", alors par l'intermédiaire de cousines de 5ème degré on a trouvé ici" (p.9). Ce moment anecdotique de l'entretien dénote cependant la survivance d'une solidarité familiale très forte : en cas de difficulté importante (comme la

Page 70: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

64

recherche d'un logement en rez-de-chaussée indispensable compte tenu des difficultés de la marche), on continue à mobiliser le ban et l'arrière-ban de la "tribu familiale".

2. Les soutiens de proximité. La "voisine vieux chameau" avec laquelle elle partage le jardin mais qui verse du chlore sur son persil était "méchante", mais "je ne disais rien" (p.24). Elle est partie et Mme L n'en dit rien de plus pour s'attarder sur la voisine du dessus, Mme P, "très gentille", "très dévouée" (p.2). Mme P est "un tout petit peu plus jeune" que Mme L, une pied noire particulièrement active, mais c'est une locataire de l'immeuble plus ancienne. Leur fréquentation a commencé lorsque Mme P est devenue veuve, voici 15 ans (p.13) : à ce moment-là, Mme P choisit de fréquenter sa voisine du bas, Mme L, plutôt que les étudiants de l'immeuble forcément pris dans le turn-over du moment de leur cycle de vie : "elle est seule dans la maison, disons seule parce que c'est loué à des étudiants. Et alors elle vient plus facilement chez moi d'autant plus qu'elle a un petit chien et quand elle s'en va, elle me laisse son petit chien, on se rend des services mutuellement, comme on peut, moi je ne peux faire que lui garder la petite chienne, et voilà (…) le soir elle vient me fermer les fenêtres, le matin elle me les ouvre. " (p.2). En quelques mots, l'art du voisiner est exprimé dans cette entraide réciproque qui tient compte des capacités et des ressources de chacun. Mme P, plus jeune, peut demeurer à l'étage tout en descendant soir et matin pour s'occuper des volets de Mme L qui doit prendre un banc pour les ouvrir au risque de glisser. Elle passe prendre les commandes et va faire les courses jusqu'aux boulevards pour les légumes et à Victor Hugo pour choisir les poissons qui lui paraissent les plus frais, exactement comme s'il s'agissait de ses propres courses qu'elle effectue en même temps. Mme L lui raconte que sa fille a glissé et a failli tomber : elle mène l'enquête et découvre la "dalle qui a bougé" s'engageant à alerter le propriétaire de ce danger et le mettant sous pression pour la réparer (p.10). Une fois de plus, elle entre à l'improviste en ramenant les courses, pendant que l'enquêtrice continue son entretien, et "gronde" Mme L qui a encore oublié de prendre les médicaments soigneusement triés par l'infirmier : là, Mme P se sent obligée de se justifier : " Je suis sa voisine, je ne suis pas une employée. R : Ce n'est pas une employée mais elle vient me fermer les fenêtres. Voisine : Mais je fais plus qu'une employée. Je le fais pour ma voisine. Elle est tranquille" (p.13). Ce mode de voisiner qui se manifeste dans toutes sortes de services rendus va au-delà des services marchands comme l'indique Mme L elle-même : Mme P l'a accompagnée lorsque l'ambulance l'a emportée à la clinique ; "et ce mois de juin il pleuvait, j'ai dit "Mme P.... ne venez pas". Elle venait deux fois par semaine, remarquez c'est une femme seule, ça lui faisait une promenade, parce qu'elle aime circuler, elle aime promener" (p.3). L'anecdote est typique de ce que Mme P fait en effet "plus qu'une employée" : aux services habituels s'adjoignent "naturellement" des services exceptionnels (l'accompagnement aux urgences médicales, une visite bihebdomadaire, à mettre en perspective avec les coups de téléphone quotidiens de Yolande, la fille de Mme L). La voisine la sollicite également pour sortir et aller au restaurant, mais en vain (p.17). Mais il reste le temps d'échange et de parole à chaque service rendu : "la voisine vient maintenant m'apporter, elle reviendra ce soir pour fermer les fenêtres, on parle un moment parce qu'elle parle, elle parle, elle vous raconte le… chose qu'elle a vu à la télé, un film d'amour, ça ne m'intéresse pas, ça m'énerve plutôt qu'autre chose, ça me fatigue par moment, mais elle est tellement gentille que je réponds. Ah oui, oui, je dis oui toujours. Et puis elle joue au tiercé, et elle vient me raconter "j'avais fait le 1, le 6, le 12, et le 15 et c'est le 14 qui est sorti". Dernièrement dans le car on lui a volé son sac…" (p.19). La voisine, qui habite le quartier depuis très longtemps, met enfin ses ressources au service de Mme L : s'aperçoit-elle que celle-ci ne peut plus s'occuper du jardin où elle va prendre le frais en soirée ? Elle mobilise l'une de ses connaissances, un jeune employé municipal qui entretient les rues du quartier et habite quelques immeubles plus loin : le petit jeune homme va venir nettoyer le jardin (pp. 22 & 23).

Page 71: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

65

Dernier élément des soutiens de proximité : les propriétaires. Loué d'abord à un pharmacien retraité qui s'était retiré à Saint-Gaudens, l'appartement ainsi que l'immeuble a été racheté, il y a 5 ans, par deux frères portugais, entrepreneurs du bâtiment. Leur objectif est de transformer l'immeuble et de le rénover. Cependant, si ces nouveaux propriétaires ont tenté d'introduire la rénovation dans l'appartement de Mme L, ils ont finalement accepté de la laisser tranquille et, en plus, de lui rendre de petits services (réparation de l'antenne de la Télé (p.11), installation d'un poêle à pétrole (p.25) pour les moments de rafraîchissement dans les entre saisons). " Je n'en bouge pas jusqu'à ma mort. Alors quelques fois je leur dis : "ne vous en faîtes pas, vous aurez..." "mais non ne dîtes pas ça", ils sont gentils, et moi je suis gentille avec eux. Parce que ils ne viennent travailler que le samedi parce qu'ils ont leur métier, quelquefois ils travaillent hors de Toulouse, et le samedi ils viennent ici (…) Moi ça ne me dérange pas, j'ai dit "faîtes ce que vous voudrez, moi ça m'est égal." Il fait chaud ; je dis "venez prendre une bière", ils sont gentils" (p.11). Ainsi s'instaurent des rapports de confiance et de réciprocité qui permettent aux propriétaires de patienter avant de mettre à exécution leurs projets : "Q: Donc vous n'avez pas de salle de bains. R: Non, rien, ils vont la faire, ils m'ont même dit, en faisant le haut, ils voulaient me faire la salle de bain là, j'ai dit "oui mais pour passer à l'autre chambre", l'autre chambre les intéresse parce que c'est une jolie chambre, ils vont y faire un studio ça leur rapporte davantage; alors la salle de bain là. Q : Donc ils vont vous le faire, ils vont vous réaménager cet appartement. R : Non tant que je suis là ils n'y touchent pas. Q : Tant que vous êtes là ils ne changent rien. R: ils m'ont dit"on va vous faire du bruit", j'ai dit "ça fait rien" Q : Et vous voulez pas vous, ça vous intéresserait pas qu'ils vous aménagent une salle de bain. R : Vous vous rendez compte dans l'état où je suis, tout ce fourbi, et puis j'ai un petit lit là, alors j'enlève ce petit lit qu'est-ce que je vais en faire. Alors ça me bouleverse toute la maison" (p.14). Mme L offre une bière et accepte le bruit des travaux à l'étage : en échange elle obtient qu'on ne rénove pas son appartement, ce qui serait pour elle source de désordre et de perte de repères, pire encore peut-être qui la condamnerait à une immobilité totale (comment se déplacer dans un chantier quand on a tant de mal à marcher ?). De la sorte les nouveaux propriétaires entrent dans la chaîne du soutien dans la réciprocité : bien que leur présence hebdomadaire prenne fin dans quelques mois, ils sont pris dans le cercle du voisinage : comme "le jeune homme" ou "la petite jeune fille marocaine", leur présence intermittente apporte des services à Mme L et celle-ci tente par quelque geste, fut-il symbolique (offrir à boire), d'inscrire cette aide dans la réciprocité de l'entraide.

On peut encore vérifier ce souci de réciprocité de Mme L dans le récit de l'épisode de l'invitation. Des amis toulousains de sa fille insistent au téléphone pour qu'elle vienne déjeuner un dimanche chez eux avec Yolande : l'invocation des arguments ordinaires de mauvaise santé et de fatigue ne fléchit pas l'interlocuteur : "Dimanche nous avons été invitées, le monsieur m'a téléphoné, j'ai dit "Mr D.... vous êtes bien gentil, je ne peux pas, je suis très fatiguée", alors il m'a dit "écoutez, après avoir mangé, y a des chaises, y a des fauteuils, y a le divan", alors je n'ai pu faire moins que de dire oui mais ça m'embêtait" (p.12). Mme L s'inquiète du cadeau à offrir à cette occasion : "alors j'ai dit "il faut porter quelque chose", elle me dit "et le poulet maman", j'ai dit "mon Dieu ! tu as raison, mais qu'est-ce que j'en aurais fait ?", alors j'ai porté le poulet qui était tout près, parce que je l'avais préparé" (p.12). Le contenu du retour dans le cycle de la réciprocité importe moins que le geste informel : il affiche une volonté de solidarité à la mesure des ressources culturelles et matérielles de la personne qui restitue.

A ces cercles de soutien, il faut ajouter la chatte dont la présence est signalée par l'enquêtrice (p.14), alors que Mme L ne la relève pas : comme dans les vieux couples où la présence du conjoint va de soi et passe inaperçue, l'animal domestique fait tellement partie des meubles que sa présence est évidente. Mais ce serait une erreur de croire que c'est un élément insignifiant du décor : la composante affective du corps à corps dans les caresses et

Page 72: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

66

le ronronnement traduisent un attachement et une reconnaissance, attestent de la permanence de son identité : quand bien même les semblables ne me reconnaîtraient plus, l'animal domestique qui ne cesse de revenir vers moi me manifeste la continuité de moi-même en me reconnaissant, cette reconnaissance se réduirait-elle à une "reconnaissance du ventre" !

3. Les aides professionnelles. C'est un univers relationnel qui est étranger à Mme D. Il s'est

constitué pour faciliter et consolider la sortie de clinique de Mme L. Il va de pair avec la mise en place d'un objet que Mme L porte sous la blouse : la téléassistance (p.6). Mme L distingue deux sortes de professionnels parce qu'elle se contente de décrire les activités des uns (les professionnels de la santé), ne sachant rien de ce qui légitime leur pratique sinon que cela lui fait du bien, alors qu'elle observe et évalue les activités de l'autre (l'aide-ménagère) tantôt désignée comme aide familiale, tantôt comme femme de ménage, manifestement référée à sa propre longue expérience de femme de ménage.

Parmi les professionnels de santé, le médecin vient tous les mois renouveler les médicaments et les feuilles de l'infirmier ; il vient en visite en cas d'appel, jouant l'étonnement de revenir si tôt. Le médecin la sécurise d'autant plus qu'il l'a sortie du mauvais pas de son malaise cardiaque : "Est-ce que je m'étouffais ? Est-ce que... Mais je devais me sentir mal fichue parce que je disais au docteur : "docteur, laissez-moi, laissez-moi...", je voulais lui dire "laissez-moi mourir" mais je n'arrivais pas à lui dire ça " (p.3). L'infirmier passe de bonne heure tous les matins, ce qui l'oblige à ne pas rester trop tard au lit : il lui répartit les médicaments sur la journée, sachant qu'il y a des variations selon les jours pairs et impairs : c'est aussi un élément de sécurisation ("je suis tranquille, je prends ce qu'il me donne" p.2). L'infirmier lui propose aussi son aide pour la toilette : "Quelques fois il m'aide, c'est-à-dire je veux lui demander à l'aide familiale qu'elle me lave complètement maintenant qu'il fait chaud, parce que l'infirmier m'a dit "moi ça ne me gêne pas", mais ça me gêne, mais enfin ils font ce qu'ils ont à faire" (p.14). Enfin, l'intervention du kiné vise à stabiliser les effets néfastes de l'arthrose : " j'ai une épaule en très mauvais état, il n'y fera rien mais il vient me masser pour maintenir" (p.2). Alors qu'elle décrit même rapidement l'intervention des personnels de santé, Mme L signale juste la présence de l'aide-ménagère. Or, ce que l'on peut comprendre d'abord comme l'évidence dans la complicité ménagère s'avère plus tard, dans le cours de l'entretien, un rapport plus complexe. Si l'aide-ménagère s'est présentée à l'enquêtrice comme faisant des courses et même de la cuisine, en coordonnant sa présence auprès de Mme L avec la voisine du dessus, Mme L ne confirme pas ces activités. Elle s'arrête sur trois choses : elle souhaite faire appel à ses services pour les grandes toilettes qu'appellent les grandes chaleurs estivales (cf. ci-dessus) ; l'aide-ménagère lave son linge (p. 22) ; enfin elle raconte l'épisode du ménage raté : " Elle a passé la serpillière, d'ici vous ne le voyez pas, mais de là-bas on dirait qu'elle a passé la serpillière toute sale alors qu'il est beau ce plancher comme tout ! (…) Et je ne veux pas crier la femme de ménage" (p.21). Se souvenant sans doute de ses expériences les plus humiliantes en la matière, Mme L s'interdit de faire des reproches à l'aide-ménagère et tire les conséquences de cette malheureuse expérience : ayant pris la mesure de sa finesse à accomplir ce type d'activité, elle ne lui redemandera pas de renouveler ce type d'exercice (p.21). Le rapport de Mme L aux professionnels consiste à tirer parti de leurs compétences, en prenant la mesure de leurs limites pour éviter de leur demander ce qu'ils ne peuvent pas offrir tout en tenant compte de ses propres limites (ce qui l'amène à refuser une aide offerte parce qu'elle ne convient pas à son conformisme).

C - Les actions et leurs modalités.

Les pratiques de Mme L sont difficiles à structurer si l'on ne tient pas compte de la scansion de sa trajectoire biographique (cf. ci-dessus les cadres spatio-temporels). Il faut distinguer la période de la vie active organisée autour des ménages effectués chez divers employeurs

Page 73: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

67

urbains, de la vie domestique partagée entre faire les courses, assurer les repas, monter l'eau du RC au dernier étage sous la toiture pour faire les lessives, prendre un peu de temps (jugé insuffisant : c'est pourquoi elle sollicite son mari mais en vain) pour élever ses enfants, et puis exceptionnellement aller se promener en famille le dimanche sur les coteaux de Pech-David (pp.9 & 13).

A la retraite, au début de son veuvage, on retrouve l'activité exceptionnelle du déménagement et de l'aménagement du nouvel appartement, avec le soutien de sa fille (p.9) : " vous avez votre idée "tu vas faire comme ça, ça sera plus commode". Ma fille m'a dit "je mettrais, l'huile et le vinaigre là en bas au placard", il ne faut pas que je me baisse, il ne faut pas que je me lève. "Mais Mme ...., voyons c'est pas bien intelligent... ce que tu dois te servir mets le sur la table", alors tout est sur la table à portée (…) J'ai une petite barre là, à la première… (sous-entendu : opération des hanches) ils m'ont fait ça, une barre là, et puis une barre en travers, alors comme la première opération avait réussi et que je suis revenu à B...., ils m'ont...[placé deux barres dans l'appartement]" (pp.14-15). En second lieu, s'organisent les activités ordinaires de retraitée : faire les courses dans le quartier, se déplacer au centre-ville pour "des papiers", faire parfois une petite marche autour de l'église sans y entrer (bien que catholique, Mme L ne va aux cérémonies religieuses qu'à l'occasion des enterrements p.10), éviter la "voisine chameau", enfin jardiner (p.24).

Contrairement à l'évocation rapide de l'aménagement de leur appartement toulousain après le départ de la région parisienne chez Mme D, l'ensemble des activités liées au déménagement et à l'aménagement s'avère complexe pour Mme L. Le déménagement des meubles et des bibelots de Mme D, accompli par des professionnels, n'a pas grand-chose à voir avec le déménagement qui nécessite de se débarrasser d'une partie de ses biens mobiliers (comment faire le tri ? à qui les vendre ou les donner ? Autant de problèmes pratiques qui engagent en même temps à un autre niveau un travail de deuil à l'égard d'objets qui vous ont accompagné toute la vie). L'aménagement qui s'effectue dans le contexte difficile des premiers ennuis de santé produisant des déficiences corporelles, ne relève plus simplement d'une redistribution des meubles, des objets et des bibelots en fonction de l'espace disponible et de son découpage mais à la fois d'une remise en place qui tienne compte des difficultés corporelles à atteindre les objets et d'une remise en forme de l'espace habité pour qu'il facilite les déplacements.

On ne perçoit guère, dans le cours de ces activités quotidiennes, en cette période où Mme L a encore de bonnes capacités pour marcher et se déplacer, d'activités relationnelles : "sortir : oui, mais pour aller chez l'un, chez l'autre, non" (p.12) ; le relationnel est avant tout familial : elle prépare le repas pour les enfants qui viennent la voir, elle leur donne un ton festif à l'occasion (p.20). L'épisode du bus et de son déplacement au Capitole est typique de ses interactions avec autrui : " Et en dehors des courses, avant les deux ans, avant l'opération vous n'alliez pas en ville, aux magasins, aux Nouvelles Galeries, çà ne vous est pas arrivé ? R : Pour me promener non, j'allais en ville pourquoi ? Je n'en sais rien, pour des choses, des papiers ou autre, je ne sais pas. Et alors je montais dans le car avec une béquille personne ne se levait, et comme je suis timide je n'aime pas demander. Attendre que quelqu'un me dise" madame asseyez vous"… eh bien je faisais le trajet jusqu'au Capitole, jusqu'au jardin… debout (…) Voilà, avec le bus vous étiez dans le centre-ville et je descendais au terminus et voilà, et tout aussi bien je repartais du terminus (…) Je connais le jardin du Capitole, le square... Q : De Gaulle... R : Mais je m'y suis jamais assise. Q : Vous n'aimiez pas vous y asseoir ? R : Non. Et je regardais le parterre, les jets d'eau, les fleurs et tout ça en attendant le car" (pp.17 & 18). Par timidité, Mme L n'aborde pas les personnes qui l'entourent et ne leur adresse pas la moindre demande, même si elle lui paraît légitime. Son attitude à l'égard d'autrui est évidemment aux antipodes de celle de Mme D : à peine a-t-elle le nez dehors qu'elle adresse la parole aux personnes qu'elle rencontre pour les saluer et pour commenter ce qui se passe autour d'elle, amorçant ainsi une démarche d'interconnaissance. Mme L n'en est pas moins altruiste pour autant, ainsi que le manifeste "son histoire de

Page 74: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

68

matelas" : elle s'est longtemps réservé un matelas dur pour que ses enfants et petits-enfants puissent dormir chez elle sur un matelas moelleux (p.20). " Q : Et avec Mme P vous n'êtes jamais sorties toutes les deux un peu ? R : Non. Oh, elle demanderait pas mieux, c'est dommage,"on sortirait et puis on irait au restaurant" Q : Elle aimerait, elle ? R : Oui. Q : Et vous n'avez pas envie d'y aller ? R : Non. Q : Et même avant ça vous disait rien. R : Non" (p.18). Comme elle n'aime pas solliciter les autres, elle ne souhaite pas que les autres la sollicitent non plus : si les très proches se le permettent, ils ont toutes les chances de se heurter à un refus : (ici), "je suis tranquille, je suis au calme" (p.11). Et pourtant, elle a fini par fréquenter sa voisine du dessus, Mme P… Quant à la dernière période de sa vie (depuis son "accident cardiaque"), elle nous permet d'élaborer une véritable pragmatique de la déprise. On va en expliciter le lâcher prise et ses conséquences avant d'en mettre en exergue l'inventivité pour préserver la continuité de la vie.

"Q : Dans la journée qu'est-ce que vous faites ? R : Maintenant je ne fais rien, je suis assise" (p.14). "Je suis tranquille, je suis au calme, devant je n'y vais jamais. Q : Oui j'ai vu que les volets étaient fermés. R : Enfin jamais c'est pas le mot, et puis je ne monte pas sur la fenêtre : voir une femme seule, on ne sait jamais ; et puis je suis mieux ici. A midi je mange, à midi ou à une heure je ne suis pas fixée, et puis après je me couche, aujourd'hui je vais fermer, je vais m'allonger au frais, je dors jusqu'à 4 h. Q : C'est vous-même qui faîtes votre cuisine ? R : Oui, j'ai vite fait, aujourd'hui j'ai deux côtelettes d'agneau" (p.14). "Q : Vous ouvrez les volets là un peu... Vous le faites tous les jours de les ouvrir ou vous les laissez fermés. R : Non y a des jours où je les laisse fermés, j'ai la flemme, c'est Mme P qui vient me les ouvrir" (p.15)

Ces trois extraits d'entretien rassemblent les traits majeurs de cette réduction de l'existence à une quasi-immobilité à peine troublée par un déploiement minimal de gestes autour du lever/coucher, se faire un brin de toilette sans aide, s'habiller, se faire vite fait un peu de cuisine, aller au WC "dehors", prendre les comprimés préparés par l'infirmier. Circuler du séjour à la cuisine et de la cuisine au jardin appelle la mobilisation d'une quantité d'énergie que Mme L accomplit volontiers ("Il me manque que la santé. Je marche difficilement" p.6) tout en s'économisant : "la flemme" d'ouvrir les volets traduit cette économie. Encore faut-il préciser qu'il s'agit moins ici d'économiser son énergie que d'éviter un risque qu'un visiteur lui a signalé : prendre un petit banc pour ouvrir et se mettre en danger de glisser (p.2). Cette concentration de déplacements limités sur un petit espace peut donner à l'observateur une fausse perspective : la quasi-immobilité se fond dans un immobilisme alors que Mme L déploie son corps jusqu'aux limites de ses possibilités. D'ailleurs elle contribue elle-même à produire cet effet trompeur : "Je ne bouge pas d'ici jusqu'à ma mort" (p.11). Plus généralement, son entretien est régulièrement ponctué des activités qu'elle a abandonnées : elle ne sort plus (elle n'a pas traversé la rue depuis deux ans, elle ne prend plus le bus, p.16), elle ne fait pas de visites (p.12), elle a cessé de jardiner. Son fils "parisien" lui propose-t-il d'aller au cinéma : elle décline l'invitation. Lui offre-t-il de la prendre au restaurant : elle défend la dignité de sa présentation de soi. "Q : Ça vous disait rien de sortir au restaurant ? Vous n'aimiez pas ça avant ? R : Non, non, je trouve que c'est plaisant. Mon fils de Paris, dernièrement il m'a téléphoné : "maman on passe te dire bonjour", j'ai dit : "tu sais je ne fais pas à manger", "mais non, on ira au restaurant", j'ai dit : "non, au restaurant je n'y vais pas", "et pourquoi ?", "parce que je mange très mal, je me tiens trop mal à table". Alors j'ai mon épaule qui me fait mal, alors pour manger dans mon assiette il faut que je baisse la tête, et alors j'ai ces trois doigts endoloris, parce qu'il aurait fallu que je me fasse opérer du canal carpédien. Je ne l'ai pas fait parce que à ce moment là c'est ma fille qui a eu l'accident et alors je suis partie avec elle à Paris pendant deux mois" (p.17). Ce souci de la dignité de sa personne au restaurant fait écho à cette petite phrase non négligeable cité plus haut : "je ne monte pas sur la fenêtre : voir une femme seule, on ne sait jamais" (une jeune

Page 75: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

69

fille assise dans le chambranle d'une fenêtre a quelque chose de racoleur : elle s'expose aux conduites de séduction masculines sans se donner les moyens d'en vérifier la sincérité).

Et puis, ne parlons pas de fréquenter le club du 3ème âge du quartier : "Q : Dans le quartier je crois qu'il y a des associations de 3ème âge, vous n'y êtes jamais allés ? R : Oui, je sais, ma voisine du haut y allait. Non y a des cancans, y a des... et puis j'en reviens à vous dire que je suis sauvage parce que… "eh bien, venez chez moi Mme", j'aurais pas osé refuser, mais elle m'invite je devais l'inviter, alors j'aime pas ça. Q : Ça vous dit rien d'inviter quelqu'un ? R : Voilà" (p.20). Si, comme on l'a déjà noté, Mme L reconnaît et applique le principe de réciprocité selon les possibilités de ses ressources, elle en limite en même temps le champ d'application : contrairement à Mme D et conformément à l'image que celle-ci donne de Toulouse, elle récuse la "sociabilité méridionale" du voisiner. Le logement a un caractère trop intime pour le laisser pénétrer par n'importe qui ; inversement, il n'est pas question de rentrer chez quelqu'un à partir du moment où le registre relationnel n'a pas déjà construit une intimité symbolique réciproque. C'est après la mort du mari de Mme P que Mme L a commencé à fréquenter sa voisine (encore que l'initiative revienne sans doute à Mme P. Cf. ci-dessus : Mme L dit que Mme P l'a choisie plutôt que les étudiants qui habitaient sur le même palier), un peu comme au début de sa trajectoire de jeune femme, le garçon qui devait devenir son mari avait commencé à la "fréquenter". Il resterait à approfondir cette pragmatique de "la fréquentation"… L'autre face de la déprise s'inaugure par toutes ces conduites "défensives" qui permettent de lutter contre la dégradation de soi et les déficiences que cela entraîne. Au premier chef, l'appel au médecin au lieu de se livrer à la mort : "Je me suis assise là, j'ai attendu un moment avant de fermer ma fenêtre. Et ça tapait et ça tapait! Et puis je suis arrivée là je me suis jetée sur le lit, j'ai dit "tiens demain, ils te trouveront morte (p.16) (…) Je me dis "tu vas rester comme ça", au bout d'un petit moment... Oh la, la ! Alors j'ai dit "tant pis tu appelles le docteur". Alors j'ai appelé le docteur" (p.2). A la suite, ce sont ces allées et venues entre le domicile et les établissements de soin tout comme la mise en place avec l'assistante sociale du quartier du recours systématique à des professionnels dont l'intervention soutient et renforce cette lutte conte la dégradation de la santé : l'intervention du kiné qui n'a aucune prétention à guérir son épaule mais vise à la maintenir est typique de ces multiples gestes professionnels qui contribuent à la stabilisation des symptômes et empêchent leur aggravation via la détérioration de la mobilité.

Mais "se défendre" ne suffit pas : encore faut-il continuer à cultiver l'essentiel, c'est-à-dire l'échange symbolique, ce qui présuppose de s'armer de patience dans l'écoute. "La voisine vient maintenant de m'apporter…[les courses]. Elle reviendra ce soir pour fermer les fenêtres. On parle un moment parce qu'elle parle, elle parle, elle vous raconte la chose qu'elle a vu à la télé, un film d'amour, ça ne m'intéresse pas, ça m'énerve plutôt qu'autre chose, ça me fatigue par moment, mais elle est tellement gentille que je réponds. Ah oui, oui, je dis oui toujours. Et puis elle joue au tiercé, et elle vient me raconter "j'avais fait le 1, le 6, le 12, et le 15 et c'est le 14 qui est sorti". Dernièrement dans le car on lui a volé son sac, elle allait payer sa mutuelle, finalement c'était un jour qu'il pleuvait, c'était ses économies sans doute, le car était plein, archi plein, elle n'a pas pu s'asseoir, elle a posé son sac et puis elle voit une femme du quartier, elle a parlé, parlé, elle descend du car, qu'est-ce qu'elle voit ? Qu'on lui avait pris son chéquier, son portefeuille, son sac, elle met ça dans une petit serviette en plastique, alors y a avait le chéquier dedans, sa carte d'identité, sa mutuelle, ceci, cela..." (p.19). Il ne suffit pas de laisser l'autre dérouler le récit des histoires qui l'ont fait rêver ou des expériences qu'il vient de vivre : encore faut-il s'en mêler en plaçant son mot, ne serait-ce que pour ponctuer sa parole et lui signifier sa participation à l'échange, au minimum par l'écoute attentive signifiée ne serait-ce que par une onomatopée. Si le désir de protestation ou d'interruption affleure, ce serait faire preuve de désinvolture que de le manifester aussitôt : la personne qui écoute accepte de ne pas encadrer les thèmes du récit et de s'ouvrir à ce qui ne suscite pas a priori son intérêt.

Page 76: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

70

Même dans ces périodes de vie et ces situations où vous êtes sur la mauvaise pente, on peut cultiver la créativité en remettant en question des habitudes et des pratiques aux effets malheureux. Mme L en donne un bel exemple à propos de ses habitudes de chauffage. "Je me chauffe au gaz, alors je chauffe cette pièce. Et avant je fermais la cuisine et je restais à la salle à manger mais quand je passais à la cuisine c'était glacial. Q : Vous n'avez le chauffage que là finalement ? Y a pas de chauffage central ? R : Non. Alors ma fille me disait "mais maman...", et d'abord l'infirmier m'a dit "il ne faut pas rester comme ça Mme", alors ma fille m'avait toujours dit "mais maman essaye de laisser la porte ouverte tu auras un peu de chaleur à la cuisine", "non, ne me parle pas de ça, tant pis, je ne vais à la cuisine que pour manger". Et cette année je l'ai fait et je m'en suis très bien trouvée, comme je ne suis que dans les deux pièces je n'avais pas la différence de température, très bien alors que j'avais refusé pendant 20 ans; vous savez quand on a une idée! Q : Et là vous vous y trouvez mieux. R : Oui, c'est bien" (p. 26). On peut noter toutefois que la remise en question créatrice a supposé une double médiation. Le conseil prodigué par sa fille ne paraît avoir été entendu qu'a la suite de la même remarque faite par l'infirmier : autorité du professionnel ou autorité de l'homme ? Rien ne permet ici d'en décider.

D– L'univers cognitif de Mme L : sous l'ethos de la contrainte utilitaire, "s'arranger" tout en préservant son quant à soi.

A écouter les propos de Mme L, tout se passe comme si le proverbe "faire de nécessité vertu" lui était tout particulièrement destiné. Lorsqu'on est membre d'une fratrie nombreuse issue d'une petite paysannerie installée en milieu montagnard et que vous n'avez reçu pour toute formation que l'exemple du travail domestique donné par votre mère et que quelques semaines d'apprentissage auprès d'une femme du cru qui vous donne quelques bases en couture, comment ne pas être tenté par la ville où les familles bourgeoises offrent des emplois de service ? Mais le travail domestique n'est pas reconnu comme travail qualifié et le salaire obtenu est bien maigre pour faire bouillir la marmite quand trois jeunes enfants viennent éclore au foyer (un quatrième meurt rapidement en bas âge cf.ci-dessus) et que le mari passe la plus grande partie de sa paye d'ouvrier au bistrot (cf. ci-dessus). Dans ce bref échange avec l'enquêtrice, l'essentiel nous est dit : "Q : Qu'est-ce que vous aimiez faire, quand vous étiez plus jeune ? R : Quand je me suis mariée je ne pouvais rien faire, il fallait travailler. Q : Mais comme activité, en dehors du travail, vous aimiez sortir ? R : Non, j'avais mes enfants" (pp.12-13). Elle a déjà indiqué auparavant : "Le dimanche je restais à la maison, je demandais à mon mari : "tiens sors le petit", surtout le dernier ; j'étais occupée toute la semaine et le dimanche je m'occupais dedans. Et pour laver je n'avais pas d'eau, il fallait monter le seau" (p.9)

Façonnée par ces rudes conditions d'existence qui restreint votre horizon à devoir assurer quotidiennement la survie des vôtres, on peut comprendre que la perspective d'une esthétisation de la vie (magasins, spectacles, restaurants…) n'ait pas beaucoup de sens : les activités sont d'abord utilitaires et visent à assurer l'existence des siens. En même temps l'expérience de la mobilité géographique déjà vécue comme une émancipation et les yeux ouverts sur les possibilités offertes par la ville a sans doute incité Mme L à avoir de l'ambition pour ses enfants, mais cette ambition n'a pas été partagée par son mari : "Je travaillais... Ma distraction, c'était de faire du ménage, j'allais chez l'un, chez l'autre, j'entendais l'un, j'entendais l'autre, ça me distrayait, le soir je rentrais vite parce qu'il fallait faire manger les enfants, ils faisaient leurs devoirs, il fallait faire le souper comme on disait avant, et puis le lendemain ça recommençait, et voilà. Mon mari n'était pas méchant mais tout à fait indifférent, ce que je lui ai reproché, de ne pas s'occuper des enfants, de ne pas dire "tu feras ci, tu feras ça", ils se sont débrouillés d'eux-mêmes" (p.26). Pourtant raconter brièvement la "réussite" de son dernier fils, devenu garagiste indépendant après une partie de sa carrière comme ouvrier aux usines Renault, indique sa fierté. L'a-t-elle couvé plus que les autres ? En tout cas c'est l'enfant qui paraît lui être le plus proche affectivement : c'est lui qui

Page 77: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

71

l'a amenée au cinéma et au restaurant… Sans doute une certaine complicité existe avec sa fille : elle l'a hébergée à Paris au moment de ses opérations des hanches ; Mme L est allée la soutenir lorsqu'elle a eu ses accidents de santé (opération de la tyroïde). Mais le fait que cette fille ait "travaillé dans les hôpitaux" n'apparaît pas à sa mère comme un grand progrès par rapport à sa propre condition (simplement, elle "fait des ménages" dans le secteur public), contrairement au 3ème fils qui réussit à devenir indépendant.

Plus généralement, l'ouverture de Mme L sur la ville est encadrée par l'exigence utilitaire : le lèche-vitrine n'a pas de sens, mais elle a repéré très rapidement la poste à St Aubin et les douches de la Place Dupuy, lorsqu'elle s'est installée dans son "nouveau" quartier. On devine quelqu'un d'abord attentif aux sources d'information qui lui permettront de mieux vivre. De ce point de vue cet ethos utilitariste est décontextualisé et largement en rupture par rapport à ce qui a été son berceau : la religion catholique de l'enfance et de sa lignée. "Je suis catholique mais je ne suis pas pratiquante. Q : Donc vous n'y êtes jamais allée [à l'église du quartier] ? R : Non, à part pour les enterrements... comme nous avons été élevés dans les principes d'avant… Combien de fois j'ai reçu des témoins de Jéhovah ! J'ai fini par dire "écoutez je suis catholique", et si j'avais fait partie de Jéhovah j'aurais fait la même chose, je suis dans cette religion et j'y reste" (p.10).

L'écho de cette formation religieuse reste pourtant bien vivante comme en témoigne une situation dont elle est peu fière, alors que sur le plan strictement utilitaire il n'en découle aucun coût pour elle : lors du mariage de l'un de ses petits-fils, elle est confrontée à son gendre alors que sa fille et lui sont "en plein divorce" : " Et puis je voyais mon gendre, ils étaient en plein divorce... Q : Ça vous a fait quelque chose qu'il soit là. R : Oui, alors je me suis dit "quand même tu as été lâche, tu as été lâche, tu aurais dû ne rien dire ou dire je vais faire pipi, et commander un taxi, via la gare et via Toulouse" (p.27). Cette défaillance à l'égard des "principes d'avant" l'a surprise : elle s'est sentie "piégée" par ses enfants. A sa décharge tout de même, sa difficulté à marcher : sa relative impuissance corporelle ne l'a pas aidée à surmonter sa faiblesse psychique.

Une autre facette de l'univers psychique de Mme L est sa détermination à préserver son quant à soi. Le fait qu'elle se soit attachée à son mari et à ses enfants ne l'empêche pas de revendiquer sa "sauvagerie", mélange de timidité (qu'elle reconnaît elle-même, cf. l'épisode du bus) et de volonté d'exister comme individu, sans la gangue chaleureuse (mais fusionnelle) et la pression du collectif, quel qu'il soit. La genèse de cette attitude profonde est à rechercher probablement dans l'épisode du bal : son père l'a violemment punie pour avoir enfreint sa consigne de rentrée du bal à une heure déterminée de la soirée et elle "se venge" en quittant le foyer paternel et son apprentissage de couture pour aller affronter la solitude de "bonne" dans un ménage Saint-Gaudinois où elle éprouve la patronne comme un "chameau" (pp.7-8).

La manifestation de cette grande colère par la mise à distance des siens laisse supposer un "caractère entier" : les relations avec ses frères et sœurs paraissent avoir été un temps houleuses avant de finir par une rupture totale. " Mon frère est décédé déjà depuis longtemps, et j'ai deux soeurs ici mais on se fréquente pas. Q : Deux soeurs à Toulouse ? R : Oui. Q : Et vous ne vous voyez pas ? R : Non, non, j'ai mis tout ça dehors, j'avais assez d'embêtements, j'avais les enfants et mon mari qui...[buvait** ?] alors pour entendre des raisonnements, hop dehors !" (p.7).

** Mme L suspend ici son propos et n'achève pas sa phrase. Elle n'est pas encore prête à dire à l'enquêtrice la blessure de sa vie : l'homme qu'elle a aimé jusqu'au bout est devenu alcoolique, avec rechute vers la fin de sa vie ("Robert était bien brave mais vers la fin il s'était remis un peu à la boisson" p.26). Cependant son propos laisse entendre que ses sœurs ont voulu s'en mêler : elle les a chassées sans possible réconciliation malgré la pression du mari : "Ecoutes, si tu veux que je te donnes de l'argent, tu inviteras tes deux sœurs" [à l'occasion de la communion du petit] (…) "non, je ne fais rien" (p.26).

Page 78: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

72

Nous avons déjà noté sa différence avec Mme D : ce n'est pas une adepte du "midi méridional". On a remarqué également combien elle valorisait sa solitude à partir d'un point de vue empathique : en se mettant à la place des autres, on peut très bien imaginer ce qui peut les embêter ; leur imposer sa présence est alors une violence à leur égard. "Q : Vous n'avez jamais eu d'amis avec votre mari ? R : Si, des copains. Q : Qu'est-ce que vous faisiez avec vos copains ? R : Rien. Mon mari et puis c'est tout. Si, avec un quelquefois on allait à la campagne, avec un qui était marié, sa femme ; mais ça n'a pas duré longtemps" (p.12).

C'est aux confins de son ethos utilitariste et de son désir d'exister comme individu que se constitue la troisième composante du monde cognitif de Mme L : "s'arranger" . Cette notion a sa source dans la transmission de l'héritage : après la mort de l'ascendant qui détient un ensemble de biens dont ses descendants vont bénéficier s'accomplit "un arrangement de famille". Les héritiers négocient et arrivent à un accord en particulier sur les principes d'équivalence (telle terre vaut telle grange, tel immeuble vaut tant d'actions ou telle somme d'argent, etc.), sinon ils doivent recourir aux tribunaux et à la Justice. Quand l'accord a été obtenu ou que le tribunal a tranché, le notaire peut procéder au partage des biens et l'enregistrer. Mme L indique que cette procédure de l'arrangement de famille par consensus a été utilisé au sein de la fratrie dont elle est membre : sa sœur célibataire a bénéficié de la maison paternelle par rachat de la part des autres membres de la fratrie. "On s'était arrangé, finalement on avait cédé notre part, et elle-même avait acheté la maison paternelle, alors elle était propriétaire. Et dans ses papiers, ma fille était dans les hôpitaux, on a vu qu'elle avait laissé un testament, elle lui donnait la maison" (p.6). C'est ce principe d'arrangement qu'elle a généralisé comme principe à sa conduite de vie, comme cela paraît être le cas dans les milieux populaires. En effet, d'emblée l'aide-ménagère parle à l'enquêtrice d'arrangement entre elle-même et la voisine, Mme P : leur convention consiste à ne pas être présentes en même temps chez Mme L de sorte qu'elle ait de la compagnie le plus longtemps possible. L'arrangement consiste finalement à postuler une nécessaire coopération et à s'ajuster pour la mettre en œuvre : cela présuppose que chaque coopérateur "y mette du sien", c'est-à-dire accepte de rabattre quelque chose de ses ambitions. C'est exactement ce qui se passe pour la location du logement que Mme L et son mari ont gardé toute leur vie active jusqu'au décès de Robert, rue Alfred Duméril. "Donc vous êtes restés longtemps rue Alfred Duméril ? R : Oui. Q : Et vous aviez tous vos enfants là ? R : Oui. Q : C'était un grand appartement ? R : Non, pensez-vous, c'était sous les toits. J'avais une pièce garnie, et puis l'autre pièce était garnie, et puis un jour la propriétaire avait des ennuis, chaque fois qu'elle changeait de locataire en garni il fallait qu'elle aille à la police, il fallait qu'elle déclare ceci, cela, et comme il pouvait y avoir un indésirable… Alors ça l'embêtait; alors un soir,elle monte : "écoutez Mr et Mme ...., vous savez, le garni, ceci, cela, j'ai pensé, puisque vous attendez un autre enfant, vous pourriez prendre la pièce à côté", il fallait payer, "écoutez on s'arrangera", alors nous avons pris la pièce à côté" (p.9). En échange d'une location à un couple avec enfants dont elle est sûre qu'ils lui paieront le loyer même si ce sont des gagne-petits, la propriétaire a sans doute accepté de baisser le prix de ce loyer. La propriétaire s'offre la sécurité des versements mensuels du loyer, tandis que les locataires agrandissent leur surface habitable à un coût avantageux.

On peut imaginer que les six mois d'hiver que la fille passe à la Côte Pavée chez sa mère en attendant de repartir au printemps dans la maison des Pyrénées dont elle a hérité relèvent aussi d'un arrangement. De la même façon, s'occuper du chien de la voisine, Mme P, lorsqu'elle s'absente, manifeste aussi que les deux voisines se sont arrangées : il peut en effet paraître à un observateur extérieur que les services rendus par Mme P à Mme L sont incommensurables au regard des courtes prises en charge du chien ; il reste qu'elles se sont mises implicitement ou explicitement d'accord pour considérer qu'il y avait équivalence de l'échange et donc que leur aide réciproque relevait véritablement d'une entraide. Dans tous les cas s'inscrire dans l'univers de l'arrangement permet d'aboutir à des conventions

Page 79: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

73

implicites ou explicites (dans ce dernier cas, le plus souvent orales) qui permettent l'entente et la solidarité au quotidien.

On peut sans doute considérer que l'arrangement relève de l'ethos utilitariste dans la mesure où, dans les cas ici considérés, on aboutit à un système "gagnant-gagnant" sans passer par les affres du conflit qui peut s'avérer progressivement très coûteux faute de pouvoir en maîtriser en particulier la durée. Cependant nous avons montré que l'éthos utilitariste de Mme L découlait largement des contraintes de sa condition d'existence. A l'inverse, les arrangements auxquels elle aboutit ont une dimension volontaire et contractuelle : il paraît difficile de mettre le principe de l'arrangement sur le même plan que l'éthos utilitariste ; sa mobilisation présuppose ici la revendication d'exister comme individu, i.e. de choisir et de décider des modalités de formes de coopération.

3-4-2 Madame L : Les actions et leurs modalisations/modalités (savoir, devoir, pouvoir, vouloir)

Le « devoir » renvoie au passé, à ce temps régi par l’élevage et l’éducation des enfants, qui imposait un tas des contraintes professionnelles et ménagères. Ces tentatives de gérer le quotidien se construisent autour du verbe « falloir » conjugué à l’imparfait. « le soir je rentrais vite parce qu'il fallait faire à manger les enfants, ils faisaient leur devoir, il fallait faire le souper comme on disait avant, et puis le lendemain ça recommençait, et voilà (…) je bûchais, il fallait passer de la paille de fer à ce moment là, aller chercher le bois dans la cave en-bas, le porter, quatre bûches à l'un, deux seaux de charbon à l'autre, (…) je vous parle de la vie d'avant ». Mme L. précise qu’elle a dû rester presque 50 ans dans des telles conditions « Et pour laver je n'avais pas d'eau, il fallait monter le seau (…) J'y suis restée presque 50 ans » D’ailleurs lorsque l’enquêtrice demande à Mme L. de faire le point des éventuels moments difficiles qui auraient marqué son existence elle revient sur ces expériences liées à la prise en charge des enfants qui l’obligeait à travailler empêchant de la sorte toute activité ludique à l’image des sorties. Q : Pour terminer Mme L..., y a des moments dans la vie qui ont été difficiles pour vous? R : Oui, quand j'étais un peu plus jeune quand j'avais les gosses (…) Quand je me suis mariée je ne pouvais rien faire il fallait travailler. Q : Mais comme activité, en dehors du travail, vous aimiez sortir ? R : Non j'avais mes enfants.

En faisant le ménage chez les uns et les autres Mme L. ne disposait que du Dimanche pour faire le ménage dans son lieu de vie : telle était sa seule activité en dehors du travail ! Q : Qu'est-ce que vous faisiez comme activités à part le travail, R : le ménage ! que vouliez vous à ce moment là ! (…) le dimanche je restais à la maison, je demandais à mon mari" tiens sors le petit" surtout le dernier, j'étais occupée toute la semaine et le dimanche je m'occupais dedans. Et pour laver je n'avais pas d'eau, il fallait monter le seau, et puis après par la suite j'ai eu l'eau.»

A ce panorama s’ajoute la gestion d’un mari « indifférent » qui ne s’occupait jamais des enfants et qui ne participait pas ou très peu aux frais quotidiens liés à leur prise en charge. « Mon mari n'était pas méchant mais tout à fait indifférent, ce que je lui ai reproché de ne pas s'occuper des enfants (…) il me donnait très peu pour vivre ».

Même si Mme L. s’exprime avec une clarté remarquable parvenant à travers les détails de la description ou bien l’art de la métaphore à mettre en relief son vécu lorsque la période passée à laquelle elle se réfère implique une charge émotionnelle particulière ceci lui est plus difficile. Ainsi elle reste relativement laconique lorsqu’elle se réfère par exemple à son mari.

Page 80: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

74

Le « pouvoir » ramène sur le devant de la scène les limites d’un capital corporel qui s’épuise peu à peu affaibli par les 92 ans d’existence. Des multiples soucis de santé entravent les activités quotidiennes de Mme L. qui souffre d'arthrose : « Je suis plein d'arthrose », dit-elle, raison pour laquelle elle est passée deux fois sur le billard. Sa première opération s’est déroulée à Paris en 1972, où Mme L s’est fait opérer de sa première hanche pour renouveler l’expérience, 2 ans après, cette fois-ci pour l’autre jambe.

Au moment de l’entretien Mme L. se déplace difficilement à l’aide des deux cannes et avoue ne plus sortir de chez-elle et ceci depuis plusieurs années compte tenu de son handicap. Elle se sent « empotée », « ennuyée » « gênée » et « heureusement seule » ce qui lui permet de ne pas embêter les gens, les autres, les « normaux ». « Habituée maintenant » à sa solitude elle déclare comprendre l’embarras qu’elle peut causer à autrui compte tenu de ce rythme de vie qui lui impose un corps abattu par le temps et les multiples soucis de santé. R : Je suis empotée, ennuyée avec mes deux cannes. Alors monter dans le car, vous savez que les chauffeurs sont pressés ou pas... non, non, dans la foule, tout ça, vous êtes gênés, comme je dis on se plaint d'être seule, quand même quelques fois vous dîtes " tu es seule, bon j'y suis habituée maintenant". Et d'autres moments quand vous marchez difficilement ou autre je dis "mais heureusement que tu es seule", tu aurais quelqu'un de normal "attends bouge pas maman, laisse moi passer, attends ceci, attends ne fais pas cela", je veux ramasser par terre, je ne peux pas, attend, j'ai dit "tu embêtes les gens maintenant" tu es très bien seule (…) parce que je me met à leur place.

Paradoxalement, à 92 ans, Mme L se qualifie « handicapée » et non pas vieille. L’extrait qui suit relate avec exactitude cette distinction opérée par notre interlocutrice. Distinction à laquelle elle tient malgré les multiples relances de son enquêtrice. Q : Et oui mais tout le monde vieillit de toute façon. R : Oui, d'accord, moi je ne me sens pas vieillie mais je me sens quand même handicapée. Q : Vous vous sentez pas vieillie quand même. R : Non. J'aurais quelqu'un, je jardinerai, je plaisanterai, mais je suis quand même prise par mon handicap.

Tel est le secret de la longévité : attendre la mort en chantant, en plaisantant, en jardinant c’est ne jamais vieillir. Un peu plus bas dans l’entretien Mme L. réaffirme son point de vue : « Non, je ne me sens pas vieille » et continue en indiquant qu’il y a des jours où elle se sent « mal fichue » où elle se dit qu’elle n’y ira pas bien loin et d’autres où elle va bien où elle sent plus « gaillarde ». Dans ce « jeu » de quête de preuves cherchant à démontrer que vieillir et avoir des soucis de santé ne relèvent pas de la même réalité, elle va même jusqu’à se comparer à la voisine en incitant son interviewer à deviner son âge.

Mme L. ne souffre pas seulement de ses jambes, elle aurait dû aussi se faire opérer du canal carpédien, opération qui n’a pas eu lieu compte tenu des problèmes de santé de sa fille lors de cette même période. Ses difficultés de « commander » ses articulations empiète sur son moindre mouvement comme en témoigne la scène suivante : « mais là je veux ramasser une pièce je ne peux pas, alors je veux ramasser un papier il faut que je mouille mon doigt pour le ramasser péniblement, et que je m'avance assez, que je mette mes cannes d'une certaine façon, et puis ici aussi un peu, surtout le majeur. » La description montre pertinemment à quel point Mme L. refuse d’accepter l’idée que son immobilité se transforme en immobilisme. Et pourtant force est de constater que le tout rend difficile l’accomplissement des activités quotidiennes à l’image des activités d’hygiène pour lesquelles Mme L. a besoin d’aide. Mais Mme L. se sent gênée d’avoir à demander de l’aide auprès de son assistante familiale et encore plus à son infirmier. L’extrait qui suit montre l’impact du genre dans le « prendre soin » : « Quelques fois il m'aide, c'est-à-dire je veux lui demander à l'aide familiale qu'elle me lave complètement maintenant qu'il fait chaud, parce que l'infirmier m'a dit "moi ça ne me gêne pas", mais ça me gêne, mais enfin ils font ce qu'ils ont à faire. »

Page 81: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

75

Mais notre interviewée doit aussi faire face à des problèmes cardiaques et elle a même été victime d’un œdème pulmonaire. Ses problèmes lui ont causé une hospitalisation de trois mois à la clinique de l'Union suivie par un séjour à la maison de repos à Mantes-la-Jolie. Mme L. décrit avec justesse ce microcosme hospitalier inintelligible et obscur, à la fois, muni des protocoles des soins qu’elle saisit mal et qui oscillent invariablement entre prise en charge et acharnement thérapeutique allant à l’encontre de ce sentiment d’abandon et de fatalité qui activerait presque l’envie de se laisser mourir : « et alors là je ne me rappelle pas, est-ce que je m'étouffais ? Est-ce que... Mais je devais me sentir mal fichue parce que je disais au docteur "docteur, laissez-moi, laissez-moi...", je voulais lui dire "laissez-moi mourir" mais je n'arrivais pas à lui dire ça. La doctoresse était là, elle me caressait "Mme ....., c'est bien, on va vous faire..." quoi ? je n'en sais rien. » Cette dernière expression désigne le leitmotiv de Mme L. nous y reviendrons.

Pour finir avec l’horizon du « pouvoir » notons enfin la présence discrète de ce partenaire intime que Mme L. cache quand elle peut suivant sa blouse : la télé-assistance.

Quant au « vouloir » depuis le temps que Mme L. a été obligée de faire taire ses désirs, elle ne semble plus être en mesure d’affirmer autre chose que ce dont elle n’a pas envie : elle n’a pas envie de se rendre au mariage de son petit fils, elle n’a pas envie d’aller au restaurant, elle n’a pas envie de sortir de chez-elle, elle n’a pas envie d’aller dîner chez les amis de sa fille. « Non, non, je trouve que c'est plaisant (aller au restaurant), mon fils de Paris, dernièrement il m'a téléphoné "maman on passe te dire bonjour", j'ai dit "tu sais je ne fais pas à manger", "mais non, on ira au restaurant", j'ai dit "non, au restaurant je n'y vais pas", "et pourquoi ?", "parce que je mange très mal, je me tiens trop mal à table". Alors j'ai mon épaule qui me fait mal, alors pour manger dans mon assiette il faut que je baisse la tête, et alors j'ai ces trois doigts endoloris »

Le handicap de Mme L. semble entraver toutes ces occasions de sociabilités et le mariage de sa petite-fille en atteste également. Mme L. a décidé de ne pas y aller. Avoir à se chausser implique de se mettre une paire des collants or des telles pratiques vestimentaires sont très coûteuses à Mme L. qui a besoin d’une heure rien que pour se boutonner. « Non, pour me boutonner, mettre un bouton je mets une heure. Ma fille m'a dit "tu n'y vas pas comme ça", j'ai dit "non", "il faut te mettre une paire de chaussures", et puis j'ai dit "oui, pour mettre une paire de chaussures il faut que je mette des bas"... non je n'irai pas ».

Quand, contre son gré, elle se trouve obligée d’accepter ce genre d’invitations Mme L. se sent vraiment embêtée. L’invitation à dîner d’un ami de sa fille en témoigne : « Oui, dimanche nous avons été invitées, le monsieur m'a téléphoné, j'ai dit "Mr D.... vous êtes bien gentil, je ne peux pas, je suis très fatiguée", alors il m'a dit "écoutez après avoir mangé y a des chaises, y a des fauteuils, y a le divan", alors je n'ai pu faire moins que de dire oui mais ça m'embêtait. »

La description du mariage de son petit-fils, aîné, est encore plus représentative du mal être que Mme L. peut éprouver lors de ces moments. Lors de ces moments où Mme L. se trouve clouée sur une chaise, elle arrive même à se reprocher sa lassitude qui l’empêche de partir. Ajoutons que cette cérémonie, particulièrement chargée par la présence de son gendre alors qu’une procédure de divorce était entamée, marque la dernière sortie de Mme L. de chez-elle. « j'y suis allée et ça m'a été très désagréable parce que nous étions à l'église à un moment donné alors moi je ne pouvais pas bouger, j'étais tout au fond de la salle (…) alors que je me croyais avec mes quatre enfants pour une fois... (…) J'y suis allée mais toute la soirée je me suis tournée comme ça pour regarder le bal, pour regarder... Et puis je voyais mon gendre, ils étaient en plein divorce (…) Oui, alors je me suis dit "quand même tu as été lâche, tu as été lâche, tu aurais dû ne rien dire ou dire je vais faire pipi, et commander un taxi, via la gare et via Toulouse", voilà la surprise que j'ai eue. »

Le tout nous inciterait presque à nous demander si Mme L. ait jamais questionné ses désirs, ses plaisirs, ses envies. Dans tous les cas une chose est sûre elle ne s’en souvient pas. « Faire le

Page 82: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

76

ménage « chez l’un, chez l’autre » pour se distraire telle était la seule sortie de secours de Mme L. Q : Et y a des choses qui ont été agréables pour vous, dont vous vous souvenez plutôt agréablement dans votre vie ? R : Non, vous savez, quelconque...je n'avais... Je travaillais... Ma distraction c'était de faire du ménage, j'allais chez l'un, chez l'autre, j'entendais l'un, j'entendais l'autre, ça me distrayait

Seule cette attirance vers la danse semble traverser le temps, empêchée bien trop tôt par l’autorité de son père, puis, les tâches professionnelles, par la suite, entravant de la sorte toute voie d’accomplissement. R : (…) je me suis dit "une ou deux danses de plus" ça me faisait plaisir et qu'est ce que vous voulez, j'étais jeune et après chemin faisant quand je rentrais, alors je rentrais doucement, (…) il me renverse sur le lit de deux gifles. J'ai dit "mon Dieu tu étais là-bas à faire la vie, une petite boniche" (…) Et j'ai dit puisque je ne peux pas m'amuser autant que je m'en aille (…) Je suis partie chez... le monsieur était employé de poste à St Gaudens (…) Q : Vous faisiez les travaux ménagers alors ? R : Oui. Diable! (…) Oui j'avais 18 ans, je voulais partir, pour une fois que je pouvais danser je ne pouvais pas danser, j'ai dit "va-t-en".

Et pourtant comment ne pas remarquer les résistances de Mme L. qui cherche désespérément à accrocher son plaisir sur un présent menacé par une santé fragile. Même après avoir évalué toutes les difficultés de cette dame de 92 ans (liées à des soucis de santé et autres) difficile de ne pas prendre en compte son ancrage sur le présent.

Quant au registre du « savoir », Mme L. n’hésite pas à affirmer ne pas savoir un tas de choses. Sa manière de dire « je ne sais pas » ou « je n’en sais rien » tisse des ponts ontologiques entre « savoir » et « vivre » confirmant à contrario que ne pas savoir c’est accepter l’idée de la mort – pour ne pas dire vouloir mourir. Certes toutes les expressions qui suivent n’ont pas le même statut dans le discours, il serait néanmoins intéressant de les analyser. Nous les communiquons en tant que telles : « Je suis encore plus enrouée je sais pas de quoi ça vient. » « je ne sais pas qu'est-ce qui m'est arrivé, j'avais mal partout comme si on me tordait. » « je lui dis "docteur, je ne sais pas mais j'ai des serrements comme ça", "et bien on va faire venir le cardiologue". » « A la clinique de l'Union je ne sais pas comme ça s'est passé là » « Et puis qu'est-ce que j'ai vu ? Je n'en sais rien » « elle m'a dit " Mme L je vais appeler la doctoresse" (…) et à partir de là je ne sais pas ce qui s'est passé ». « Alors j'en ai un enfant dans les Pyrénées, j'y suis pas bien depuis... je ne sais pas pourquoi ». « je ne sais pas comment elle a fait, elle a perdu l'équilibre, elle est allée cogner contre les .... du coin, contre la porte. C’était peut-être, je ne sais pas, une attaque, pourtant non, elle s'est rendu compte. » « et puis déçus par le dispositif, je ne sais pas, alors ils en font deux appartements. » « je ne sais pas pourquoi, pourtant Dieu sait si j'avais bon appétit avant », « je n'ai pas été au cinéma je ne sais pas depuis quand, y a x années » « Là-dessous j'ai mis celles de mon fils du Maroc et je ne sais pas ce qu'est-ce qu'il va en faire, quand est-ce qu'il va m'en débarrasser... » « j'allais en ville pourquoi ? Je n'en sais rien, pour des choses, des papiers ou autre, je ne sais pas. » Q : ET vous n'avez pas envie d'y aller ? R : Je ne sais pas, d'abord on me l'a jamais offert à ce moment-là je suis quand même prise par mon handicap. Q : Vous auriez pas ça vous sortiriez d'avantage sans doute ? R : Je ne sais pas. Q : Qu'est-ce que vous aimeriez faire si vous n'aviez pas ces problèmes là ?

Page 83: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

77

R : Je n'en sais rien, je resterai seule chez moi. Quand il a débuté chez Renault, avec sa femme ils venaient tous les vendredi soir. Q : Et c'était à quelle époque ça ? R : Je ne sais pas, il venait de rentrer chez Renault, il avait 20 ans, y a x temps. Q : Qu'est-ce qu'il fait votre fils aîné ? R : Géomètre et maintenant y a plus rien, il a changé, je ne sais pas ce qu'il fait maintenant.

La récurrence de ces formules du ne pas savoir rappelle l’origine sociale de Mme L, le

sentiment éprouvé par les membres des classes populaires, des « gens de peu », de se situer dans

un univers à l’écart de la parole légitime et de la sphère de la « connaissance ». Ce sentiment

associé aux effets du temps et d’une forme de solitude en ressort renforcé. La situation

d’entretien peut encourager la référence au non savoir. Néanmoins, la présence insistante de ces

formules peut aussi avoir une fonction phatique et rendre compte d’une attitude de « retrait »

par refus d’entrer dans le jeu du dévoilement. Il s’agit sans doute pour Mme L d’afficher une

volonté de ne pas en dire plus sur ce qui fait sa vie.

3-4-3 COMPARAISON : sortir de la singularité des deux cas de figure

Les premières lectures de ces deux entretiens donnaient le sentiment d'une totale opposition des cas : à la vieille dame prise par la frénésie de la bougeotte s'opposait la recluse qui ouvrait à peine ses volets, à la casanière sauvage faisait pendant une extravertie sociable toujours par monts et par vaux ! L'analyse déconstruit totalement cette première impression : si l'écart d'âge empêche d'en faire des "sœurs jumelles", il s'avère pourtant que leur air de famille est plus important que leur étrangeté réciproque. Voilà deux dames qui, en dépit de leur âge "avancé", font montre de fraîcheur et de tonicité : aucune des deux ne se sent "vieille". Voilà deux dames que les origines sociales et la trajectoire positionnent dans les milieux populaires, même si un effet de génération et l'ampleur de leur trajectoire géographique dans leur "exode" permet à l'une plus de "mobilité sociale" qu'à l'autre, surtout si on la prolonge par la trajectoire de la descendance. Voilà deux dames confrontées au problème du déménagement quelque temps après leur veuvage, sachant que l'une et l'autre ont été confrontées par ailleurs à des déménagements successifs au cours de leur vie. Voilà deux dames confrontées par leur isolement relatif (veuvage et éloignement des enfants) à la solitude et qui envisagent (avec beaucoup d’hésitation74) l'une comme l'autre la solution de l'hébergement collectif. Voilà deux dames qui cultivent avec beaucoup de soin un univers relationnel propre. Pourtant il est non moins vrai que ces dames se différencient et s'opposent de multiples manières. La première distinction tient à ce qu'elles n'en sont pas au même "moment" dans l'itinéraire du vieillir : à 92 ans, Mme L est une femme minée par des problèmes de santé liés principalement à l'arthrose des hanches et des membres supérieurs ainsi qu'au système cardiaque et circulatoire ;

74 incise de la rédactrice du rapport

Page 84: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

78

dans cet état, elle est forcément confronté aux enjeux de la déprise qui déterminent pour partie son recours à un ensemble de professionnels de soutien et d'accompagnement. A la suite de cette première distinction, une seconde apparaît bien qu'elle ne lui soit pas "mécaniquement" liée : si chacune de ces dames s'efforce toujours de se déplacer, le champ et l'extension de leur circulation se situent à des pôles opposés. La concentration des déplacements de la plus âgée sur le petit espace de son logement, voire d'une partie, fait contraste non seulement avec la répétition des voyages de la dame la moins âgée mais aussi avec la diversité des formes dans l'action de "bouger". La troisième distinction, et sans doute la plus importante, tient à l'activité relationnelle de ces deux personnes : l'une se réclame de l'utopie d'un relationnel "méridional" en multipliant ses efforts pour susciter et cultiver des relations diverses, tandis que l'autre restreint le champ d'application du principe de réciprocité pour cultiver une solitude "libératrice" au sein de laquelle elle conforte un petit nombre de relations privilégiées et électives en donnant à sa manière de voisiner l'exigence de dépasser la "simple relation". Si ethos et habitus utilitaristes se font écho de l'une à l'autre, et si le volontarisme "individualiste" est partagé, tantôt en contournant le fatalisme, tantôt en s'émancipant des injonctions de l'origine, la pente du risque d'étouffement relationnel conduit l'une à une circulation tourbillonnante dans ses réseaux, tandis que l'autre vise à réguler un petit nombre de relations choisies selon la perspective de l'arrangement pour construire des équivalences symboliques d'aide dont le déséquilibre apparent reste acceptable par les protagonistes. Ce jeu de repérage des similitudes et des différences reste d'une portée limitée s'il ne dégage pas des points forts pour établir, par comparaisons successives des variations significatives. Trois axes se dégagent de la comparaison exploratoire de ces deux entretiens : • l'expérience de la vieillesse que l'on peut décomposer en trois points : le sentiment du

vieillir avec l'avancée en âge et son rapport avec les problèmes de santé ; l'expérience et la pragmatique de la déprise ; l'organisation du temps et des pratiques ;

• les modes d'habiter eux-mêmes référables à trois aspects : les déménagements/aménage-ments (ou leur absence) ; l'ancrage dans un territoire familier (quartier, rue, hameau…) ; le rapport au logement en particulier dans la tension entre "rester chez soi" et "sortir";

• l'univers relationnel ou réseau : pragmatique de la construction d'une relation ; pragmatique de la fréquentation.

Cependant, au regard de la perspective de l'ultime déménagement (où vais-je mourir ?), il apparaît que la problématique à approfondir est celle qui a été rapidement formulé en première conclusion : comment se construit un univers relationnel de grande proximité qui puisse assurer dans la durée calendaire et quotidienne sécurité, protection et sûreté ? Il va sans dire que les origines sociales, le genre, les générations, les appartenances ethnoculturelles, tout comme les trajectoires scolaires et professionnelles, les trajectoires famille d'origine et famille de procréation (ou d’alliance) et les trajectoires de santé constituent des conditions de possibilité de ces trois composantes du vieillir : comment on se sent vieux ou pas ? Comment on habite ? Avec qui on a quel mode de relation ?

Page 85: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

79

3-5 Conclusion : approche interdisciplinaire des « récits » du vieillir et du « chez soi » : quelles avancées ?

L’ensemble des séminaires communs, le partage des réflexions et des matériaux ont constitué

une véritable stimulation intellectuelle dont toute la richesse n’a pu être qu’imparfaitement et

partiellement restituée dans ce rapport.

L’exercice d’analyse approfondie des matériaux partagés, rarement conduit avec cette

« intensité », lors des enquêtes habituelles pour les socio-anthropologues, encore moins pour les

géographes et rarement rapporté à la contextualisation par les littéraires a permis de mettre au

jour les modes d’élaboration, de construction pas à pas des outils d’interprétation. Cet exercice a

permis de rendre sensibles les spécificités des modes d’entrée disciplinaires (et dans ces modes

d’entrée les variantes au sein de chaque discipline) mais aussi les possibles convergences, les

emprunts des uns aux autres, la porosité des frontières en même temps que le sentiment de

partager quelque chose d’universel.

Cet « universel » partagé tient au sujet même qui est à l’origine et au centre de notre projet : le

vieillir et le ‘chez soi’. Le récit du chez soi à la vieillesse met à l’épreuve trois dimensions

fondamentales qui organisent l’existence (l’expérience) : le temps, l’identité/ipséité et l’intimité.

La prise de conscience de sa finitude à l’approche de la mort qui s’accompagne d’un sentiment

de précarité temporelle peut conduire les vieilles personnes à un processus de redéfinition de

soi, de reconstruction biographique. La situation d’entretien peut favoriser ce processus de

reconstruction narrative, avec les limites que l’on a identifiées. La construction identitaire à la

vieillesse qui renvoie au sentiment de sa propre valeur, à l’évaluation de sa place dans l’univers

social fait appel à la relation aux autres. Ces autruis significatifs, selon l’expressivité de leur

visage75, feront du monde vécu un lieu d’accueil, d’hospitalité 76 ou un lieu de déréliction. Le

lieu premier de l’intimité, de l’accueil est le « chez soi »77, la demeure, la maison. Les

philosophes, les anthropologues s’accordent, dans le sillage de Bachelard, pour dire qu’exister

c’est demeurer et que la possibilité de l’extériorité, de sortir au-dehors, se réalise à partir de

l’assurance d’une intimité. En fin de parcours de vie, cette intimité qui favorise le recueillement

et rend possible l’accueil peut être compromise et mise en péril par des événements de santé, par

des ruptures affectives et relationnelles, par des changements dans les conditions objectives

d’habiter et de vie. La sécurité ontologique, selon les termes de Giddens, n’est alors plus

assurée. La question du « maintien à domicile » telle qu’elle est posée par les politiques

publiques ou celle de l’hébergement collectif (qui suscite tant de résistances parmi nos

interwievées), échoue à percevoir le logement d’une part comme autre chose qu’une unité

75 Emmanuel Lévinas, La mort et le temps, Points, seuil, 1997 76 Alain Montandon, Désirs d’hospitalité, PUF, 2002. 77 Perla Serfaty-Gazon, Chez soi. Les territoires de l’intimité, Armand Colin, 2003.

Page 86: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

80

fonctionnelle et d’autre part, plein de ses liens tant réels qu’imaginaires, tissés par les personnes

tout au long de leur vie.

Elle échoue également à ne pas prendre en compte les multiples facettes de l’habiter et

notamment la diversité des lieux qui ont structuré et structurent, dans certains cas encore, les

trajectoires affectives et spatiales des personnes vieillissantes.

Si nous étions déjà convaincus, de par nos précédents travaux, que les lieux sont des liens, cette

confrontation interdisciplinaire a permis de mieux argumenter cette conviction.

Parmi les questionnements soulevés mais partiellement aboutis dans le cadre de ce travail, on en

retiendra deux.

Le premier concerne le choix des entretiens « préférés », le second les rapports de genre qui

structurent les liens entre le vieillissement, l’habiter et le récit.

Reconnaissant que nos analyses, nos modèles d’interprétation sont souvent réalisés à partir de

choix d’entretiens particuliers (nos « préférés »), les autres apparaissant en complément,

pourquoi ne pas ériger en principe méthodologique, comme le suggère Dominique Vidal78, la

nécessité pour le chercheur de faire des choix (certes en les justifiant, en les explicitant et en les

raisonnant). Il nous faut alors interroger nos propres normes de l’entretien bien fait et nous

demander en quoi le discours obtenu est révélateur du décalage ou pas avec ces normes. Les

deux entretiens choisis pour l’analyse comparée, et exposés ici, sont en effet des entretiens

« aimés ». Ils le sont parce qu’ils apparaissent comme des repères et des condensés de ce que

l’on appréhende de l’expérience de la vieillesse et du chez soi chez des femmes et chez des

femmes de milieu populaire plus précisément. Ils nous renvoient à des « portraits » esquissés

ailleurs, à des traits ébauchés et éclatés dans d’autres entretiens ou dans des récits, ils jouent en

quelque sorte un rôle de rassembleur, de médiateur. A partir de ces récits, s’esquissent des

figures féminines de la vieillesse, dans leur ressemblance et leurs divergences, porteuses d’une

volonté de résistance commune aux impositions de genre, ce qui ne suffit pas à les en libérer. Il

y a comme le suggèrent nos collègues littéraires une recherche de l’esthétique dans ces

narrations, de même que la production d’un récit sur soi peut avoir une visée esthétique, mais il

y a aussi une recherche de l’exemplarité sociale. L’entretien avec Léon (cf. infra) relève de ces

deux registres. Nous suivons nos collègues littéraires dans cette proposition : « le regard que

l’on pose sur les récits de vie n’est-il pas fondamentalement un regard esthétique où l’exception

compte davantage que la règle, ou le détail compte plus que le général ? « c’est un regard qui

voit dans la vie des gens une œuvre d’art ». Il s’agit d’un travail d’objectivation de la

78 Dominique Vidal, « Sentiments, moralité et relation d’enquête. Un regard sur les femmes domestiques à Rio de Janeiro » in Matériaux pour une sociologie de l’individu (eds) V Caradec et D Martuccelli, Ed Universitaires du Septentrion, 2004.

Page 87: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

81

subjectivité du chercheur qui se manifeste par la sélection des passages, des mots, des

signifiants. Ce travail s’exerce bien sûr dans le contexte contrôlé d’une expérience de recherche

et des cadres formalisés de l’apprentissage disciplinaire, mais aussi par des systèmes de valeurs,

un monde de croyances qu’il ne s’agit pas d’occulter.

Une lecture attentive ne peut que remarquer combien les entretiens mobilisés pour nos analyses,

tant sur la problématique du statut du récit que sur les thématiques transversales dont nous

faisons état dans la partie suivante, sont majoritairement féminins.

Ce repérage de figures et de trajectoires de femmes traduit bien à la fois la réalité de

l’expérience du vieillissement - les femmes vivent plus longtemps que les hommes- et le lien

fort qui s’établit entre les trajectoires féminines et l’expérience du ‘chez soi’, de la maison. Cela

étant dit, il reste à qualifier ces trajectoires et ces figures à la lumière des rapports de genre : le

corpus d’entretiens mobilisé ici met en scène des femmes des générations nées entre la première

et la seconde guerre mondiale, dont l’histoire passée souvent dans le silence a été pour

beaucoup celle du renoncement (pour reprendre une formule de Marie Rouanet79), de

l’allégeance aux contraintes du genre (leurs trajectoires sont soumises à celle du mari ou des

enfants) et d’une lutte pour la plupart jamais aboutie entre le rêve de l’émancipation d’une

famille autoritaire et le destin social d’une « bonne à tout faire ». Dans ces trajectoires de

femmes et de femmes de milieu populaire, l’analyse des formes et du sens du ‘chez soi’ requiert

un outillage méthodologique et théorique conséquent que nous n’avons qu’en partie mobilisé

dans ce rapport. Ce travail reste à faire et il ne prendra tout son sens que s’il est mis en

perspective, de la même manière avec l’exploration du ‘chez soi’ des hommes.

79 citée par Elise Feller, Histoire de la vieillesse, 1900-1960, Paris, Seli Arslan 2005.

Page 88: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

82

Page 89: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

83

IV. PRODUCTIONS THÉMATIQUES80 1. La déprise et le chez soi Le terme « déprise » veut désigner, à l’origine pour une équipe toulousaine de sociologues, le processus de vieillissement des personnes dans ce qu’il a de spécifique « à l’âge de la vieillesse ». Le terme est essentiellement connu à propos de la « déprise agricole », qui signifie l’abandon de terroirs du point de vue de leur exploitation par l’homme. Devant l’insuffisance de la notion de « disengagement » avancée par Cummings et Henry81 dans les années 50 aux Etats- Unis, les sociologues toulousains ont préféré travailler sur une notion différente, même si elle reprenait certaines des idées américaines. La principale critique portée à la « disengagement theory » par d’autres sociologues dès les années 70 insistait sur le fonctionnalisme sous-jacent à la théorie. Celle-ci faisait en effet l’hypothèse qu’aux injonctions de la société vis-à-vis des plus âgés à abandonner leurs rôles (en premier lieu celui de travailleur) répondait le désir de ces plus âgés à se retirer de la vie sociale en vue d’une préparation au retrait de la vie tout court. La déprise, à la suite de nombreux entretiens auprès de personnes âgées de 75 ans et plus se veut un outil de description de la façon dont ces personnes racontent leur vieillissement : à la fois d’après ce qu’elles disent de leurs pratiques (par exemple de leur rapport à la ville82, ou de leur rapport aux objets techniques83) et de ce qu’elles disent de leur subjectivité (comment elles ressentent leur manière de vieillir). Nous savons que le vieillissement, la vieillesse, du fait de la plus grande proximité à la mort qu’à d’autres âges de la vie, met en cause en chacun de nous la question de notre propre finitude. La gérontologie a du mal à sortir d’un bain de valeur concernant la vieillesse, traversée qu’elle est par un courant « réaliste » qui insiste sur les malheurs qui s’y rattachent (les maladies, les handicaps, la vulnérabilité, la fragilité, la solitude, etc.) et un courant qui veut lutter contre une vision déficitaire de la vieillesse, vision qui participerait à donner une place dévalorisante aux plus âgées : il s’agit alors de montrer les capacités d’action, d’opportunités, de mettre en évidence une vieillesse « heureuse ». Le travail à l’aide de la notion de déprise veut éviter d’entrer dans ce jeu. Nous ne savons pas ce qu’est la vieillesse, nous enregistrons des discours sur les façons de faire et les façons de dire la vieillesse et nous tentons de rendre compte de tout cela.

80 Il s’agit ici de présenter les contributions spécifiques et individuelles produites au cours de l’ACI par des membres de l’équipe pluridisciplinaire où se déclinent les articulations entre le récit, le vieillir et le « chez soi » 81 Cumming, E. and Henry, W. (1961). Growing Old : The Process of Disengagement. New York, Basic Books 82 Clément S., Mantovani J., Membrado M., 1995, Vieillissement et espaces urbains. Modes de spatialisation et formes de déprise, Rapport pour le PirVilles-CNRS, CIEU, UTM et CJF Inserm 9406, Toulouse. 83 Clément S., Drulhz M., Dubreuil C., Lalanne M., Mantovani J.,Andrieu S., 1999, « Les produits techniques dans les échanges entre les vieilles personnes, leur entourage et les services d’aide à domicile », in Bouchayer F., Gorgeon C., Rozenkier A. (dir.), Techniques de la vie quotidienne. Âges et usages, Rapport pour la MiRe-Drees et la Cnav, p. 83-92

Page 90: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

84

Comment caractériser la « déprise »?84

Elle a son origine dans l'expérience individuelle, qu'elle soit directement exprimée par la vieille personne ou par le témoignage d'un proche, que le discours ait révélé une opinion, un sentiment, ou qu'il permette la description d'évènements. Il s'agit d'un processus de réaménagement de la vie qui tient compte des modifications dans les compétences personnelles, de la trajectoire de vie antérieure, des situations interpersonnelles d'aujourd'hui dans un contexte social particulier. Donc quatre dimensions sont réunies dans cette image de déprise : ce dont est capable l'individu, à condition de considérer cette compétence non seulement en termes de capacité physique, mais en faisant intervenir aussi le vouloir. Puis la trajectoire de vie, c'est à dire comment l'individu s'est construit, s'est défini, quelle identité personnelle il a voulu mettre en avant. Ensuite les situations interpersonnelles à l’intérieur des réseaux familiaux et sociaux, enfin le contexte social : dans quelle histoire de la société s'inscrit-il, dans quels collectifs il se situe (comment fait-il avec les politiques de la vieillesse par exemple).

Nous ne nous plaçons pas sur le seul registre de l'activité, ni sur le plan du quantitatif en comptant les rôles ou les relations. Si la théorie du désengagement insistait sur le retrait, sur le détachement, nous insistons pour notre part sur le fait que les individus peuvent ne plus « avoir prise » sur certaines choses ou relations (que ce soit effectivement ou par anticipation), mais qu'ils conservent soigneusement des registres d'intérêts qui leur tiennent à cœur. Dans ce sens, c’est pour mieux « tenir » d’un côté qu’on « lâche » de l’autre. C'est un processus dont le rythme d'évolution est personnel, dont les formes particulières s'enracinent dans le monde antérieurement construit. La déprise a une forme d'expression privilégiée, très fréquemment émise par les vieilles gens, qui évoquent un ensemble de termes qui tournent autour de la notion de « fatigue ». On pourrait être tenté de ne voir dans cet énoncé que sa définition la plus physique. Il est vrai que l'usure du corps a pour conséquence un tel sentiment, que se déplacer demande souvent davantage d'efforts. Mais la « fatigue » est trop associée à d'autres expressions, telles que le « manque d'envie », par exemple, pour limiter ainsi sa définition. Elle est en tout cas la raison la plus facilement communicable qui justifie l'économie de ses forces. Car la déprise est un principe d'économie des forces. On peut définir comme un formidable travail de prévention ce souci des plus âgés de se ménager pour pouvoir continuer à tenir ce qu'ils privilégient, à faire les choix qui ont le plus grand sens dans leur vie. Les forces (sous entendu « qu'il reste encore ») doivent être dépensées en comptant, quand l’engagement nécessaire le mérite. C’est donc une logique de substitution et de sélection des activités qui sous tend les stratégies de déprise. On peut parfois signaler une réorientation radicale du mode de vie à la vieillesse, mais le plus souvent il s’agit davantage de remplacement que d'abandon d’activités. Et la logique de ces remplacements se trouve dans la trajectoire de vie de la personne, qui depuis longtemps s’est orientée vers tel mode de vie, qui a plutôt privilégié l’autonomie individuelle que la vie familiale (ou le contraire), qui a valorisé la vie dans la maison plutôt que les relations dans l’espace public (ou qui a fait l’inverse, ou qui tente d’associer les deux…), etc. Le désir de conserver au mieux l’identité que l’on s’est forgée le long de son existence est le moteur qui oriente la sélection et la substitution d'activités. Ce désir passe le plus souvent par les relations aux autres qui ont été entretenues, et qui peu à peu se centrent sur un petit nombre d’entre elles, d’une part par nécessité (la perte des contemporains d’âge fait partie de cette étape de la vie) d’autre part par choix. Car pour les plus âgés, la question de la mort se pose d'abord à propos des autres connus. Avoir vécu longtemps, c'est avoir eu le maximum de probabilités de perdre les siens, et plus particulièrement ceux de sa génération, ceux avec lesquels on a vécu

84 Barthe, J-F., Clément, S., Drulhe M., (1990) Vieillesse ou vieillissement? Les processus d'organisation des modes de vie chez les personnes âgées (95-106). Revue Internationale d'Action Communautaire, n°23-63, Montréal. Clément S., Mantovani J., Membrado M., (1996) Vivre la ville à la vieillesse : se ménager et se risquer (90-98). Les Annales de la Recherche Urbaine n°73.

Page 91: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

85

une histoire commune. Leur disparition affecte dans la mesure où c'est tout un univers de référence dont on devient, de plus en plus, seul dépositaire. Il y a véritable danger à devenir seul si on ne fait pas d'effort de sauvegarde du lien. Sélectionner des personnes pour garder des relations, sélectionner des lieux ou des activités pour conserver ces personnes sont les deux manières de préserver l'essentiel : le rapport à un autrui privilégié, choisi, qui fait savoir que l'on est soi-même choisi. Il s'agit souvent de donner la priorité aux personnes avec lesquelles on peut être encore autre chose que « personne âgée » : une mère ou un père, une sœur ou un frère, une grand mère ou un grand père, une vieille amie ou un vieux copain. Mais la proximité de la mort amène à opérer un travail qui satisfasse un désir de continuité. Il faut s'arranger avec l'idée de sa propre mort et le moyen le plus général que l'humanité ait trouvé, c'est de se replacer, en tant qu'individu, dans une certaine continuité. Continuer à « être » après la mort peut prendre des formes extrêmement diverses. Une des plus classiques est la filiation85, lorsqu’on s’inscrit dans une lignée, réelle ou imaginaire : on se place dans un temps qui à la fois justifie son existence et relativise sa mort à venir. Mais il y a aussi les stratégies panbiotiques, lorsqu’on se replace dans la nature du temps cyclique. Que la fin d’un parcours de vie soit perçue comme le moment où la question du temps prend une grande importance ne peut être surprenant86. Les formes de cette déprise peuvent être très diverses, tant elles sont liées à l’histoire des individus situés dans des collectifs variés. Beaucoup de vies s’interrompent alors que la vieillesse s’est déroulée selon une succession de déprises qui ont permis à la personne vieillissante de conserver l’identité qui lui tenait à cœur. Parfois, par contre, cette identité se trouve plus fortement remise en cause.

Un détour par Pascal Quignard

Ce terme de déprise, qui a peu dépassé l’univers des sociologues du vieillissement, (et cet univers a une taille bien modeste), a été utilisé au moins une fois par un écrivain contemporain, Pascal Quignard, en 199887. Revenir sur ce qu’il en écrit peut aider à faire comprendre la difficulté à faire accepter la notion comme outil servant à s’écarter de l’axe « valorisation/ dévalorisation » de la vieillesse. Dans le chapitre XLIX de « Vie secrète », intitulé « Sur le sentiment d’adieu », Quignard fait part d’un accident de santé qui lui est arrivé récemment, pour lequel il a dû être hospitalisé en urgence. Il traduit ce qu’il ressent alors par « le sentiment d’adieu », au moment où il perd beaucoup de sang : « L’anémie est un départ qui se déprend de lui-même. Partir l’engage déjà. C’est un adieu » (p. 451). Quelques phrases après cette « déprise », une emprise : « je fixais intensément le monde pour la dernière fois. (C’est aussi une ruse pour revenir après l’endormissement que cette emprise du regard qui cherche à se sceller aux parois ou aux objets qu’il quitte) » (p. 452). Quignard insiste sur le fait qu’il veut rendre compte d’une expérience, et il demande d’être cru : « je pose qu’on peut regarder pour la dernière fois le monde même si on survit à ce regard ». Même effort que celui des sociologues pour se tenir à l’écart des « prescriptions collectives » : « Je souhaite que celui qui me lit prenne conscience de ceci : je cherche à approcher la vérité. Je ne cherche pas à plaire aux temps où je vis ni à séduire ceux qui fixent la norme générale à laquelle les meilleurs représentants de la société doivent se tenir. (…) Il faut mépriser violemment les prescriptions collectives de positivité au terme de ce siècle et ne considérer les leçons qu’il a données qu’à l’aune de la mort inconcevable qu’il a répandue » (p. 454) Pascal Quignard continue à écrire sur son expérience de l’adieu : « Ce qui m’anime est la joie de l’adieu. Ce qui m’anime quitte la société. Les libérables ne sont pas que les vieux. Mais il est certain que la déprise, toujours incomplète en raison de la fascination initiale, ne saurait voisiner la source » (p. 456).

85 Déchaux J.-H., (1997). Le souvenir des morts. Essai sur le lien de filiation. Paris, PUF. 86 Clément, S., (1994) Les temps du mourir : changements et permanence, (355-371). Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol XCVII, Paris, PUF. 87 Vie secrète, Pascal Quignard, Gallimard 1998.

Page 92: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

86

Lorsque Quignard a cet accident de santé, il a 50 ans. Il n’est pas vieux. Mais il a senti la joie de quitter la société. On reconnaît ce sentiment de liberté dont certains malades ont rendu compte, au moins un temps, à l’annonce de la menace mortelle qui pesait sur eux. Il se définit comme « libérable », comme les vieux, mais avec une réserve : la déprise (celle dont il veut parler) n’est pas celle des jeunes. « La déprise ne saurait voisiner la source ». La différence qu’introduit l’âge, c’est le temps dont on a disposé, plus que d’autres –les plus jeunes- pour vivre le sentiment d’adieu. Quignard nous dit qu’il importe peu que l’adieu, que le regard sur la dernière fois se révèle faux parce que ce n’est pas la dernière fois. Mais l’expérience répétée du sentiment d’adieu n’arrive qu’à la vieillesse, et c’est la déprise. Ce n’est ni malheureux, ni heureux, c’est la façon de vivre la vieillesse. Mais comment dans une société « positive » (mais qui pour mettre la positivité comme valeur première doit construire un monde fait de malheurs et de menace) évoquer la perspective de la fin sans avoir l’air de sombrer dans le défaitisme ? Il est un âge où cela est davantage possible. Dans le même chapitre, Quignard avoue que pendant longtemps il n’a pu comprendre ce vers de Jean de La Fontaine : « J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique… Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique ». Pour la première partie de la phrase, pas de problème, mais comment accepter la seconde ? « Se faire un ‘souverain bien’ de l’angoisse, cela me paraissait une préciosité, une hâblerie, une épigramme pour les salons, un mot de cour » (p.457). Et puis le temps a passé : « Maintenant je comprends ceci : sans doute la mélancolie n’est-elle pas une décharge soudaine comme le rire, mais c’est un rire. Un rire silencieux. (…) C’est une joie de perspective » (p.458).

Bref détour par d’autres disciplines

La « déprise » des sociologues a des correspondances dans d’autres disciplines. D’autres conceptions aident à comprendre comment peut être vécu le vieillissement des individus. Des psychologues, depuis le début des années 80, proposent le modèle baptisé « optimisation sélective avec compensation », qui résume la stratégie qui permet de surmonter ou maîtriser le vieillissement : « la sélection signifie la diminution volontaire ou involontaire du nombre d’objectifs et d’activités de vie. (…) L’optimisation décrit l’effort, souvent couronné de succès, de puiser dans ses réserves pour y trouver des moyens d’action et d’amélioration. (…) Enfin la compensation désigne les différentes façons de ‘gérer’ les pertes, notamment en utilisant des aides extérieures (des appareils auditifs, de soins, ou des techniques de circulation) ou en développant des stratégies compensatoires alternatives»88. Un psychanalyste défend des idées semblables par la notion de renoncement (sacrifice « choisi »), qu’il oppose à la résignation (« soumission à la force majeure ») : « le renoncement vrai, ‘positif’, conserve l’intérêt, l’amour, à l’égard de ce à quoi on a renoncé (je ne peux plus me livrer à la plongée sous marine je peux encore musarder avec un masque et un tuba, lire un ouvrage sur l’archéologie sous marine, etc.) »89. La « déprise » des sociologues et le « renoncement » du psychanalyste sont des termes qui peuvent être mal compris dans le sens où l’on peut ne retenir que la version « abandon » du processus. Les psychologues évitent ce possible malentendu au prix d’une formule un peu longue ou d’un sigle (OSC) mais nettement plus complète. Mais au bout du compte c’est la description du processus dans son entier qui mérite d’être retenue, et replacée dans le contexte de la place particulière des individus qui le vivent dans leur parcours de vie : c'est-à-dire plutôt vers la fin de leur vie qu’au début ou à la moitié.

88 Baltes Paul. B. L’avenir du vieillissement d’un point de vue psychologique : optimisme et tristesse, in L’espérance de vie sans incapacités. Faits et tendances. Premières tentatives d’explication. Sous la direction de Jacques Dûpaquier. P.U.F. 1997 pp. 242-264 89 Damon-Boileau Henri, De la vieillesse à la mort. Point de vue d’un usager. Hachette, 2000

Page 93: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

87

Quelle est la place du « chez soi » dans le processus de déprise ?

Le chez soi peut être considéré comme l’espace le plus proche dans lequel on évolue. L’au-delà du corps où l’individu sent son corps et son soi dans un espace qui leur est propre. Cet espace est propre à l’individu dans la mesure où il n’est pas inquiet d’être là, où il se reconnaît « dans ». L’espace de la tranquillité où il vit permet de rassembler ses forces afin de réaliser le travail du vieillir. La proximité (celle de « l’espace le plus proche ») a peu de chose à voir avec la distance métrique. Cet espace est proche de soi d’abord sur le plan symbolique, il est proche de soi dans la mesure où la place dans l’espace (qui est celui des autres) ne pose pas problème. A partir du moment où l’espace dans lequel on vit peut être « oublié » en tant qu’espace des autres, on est chez soi. Si la déprise (phénomène général) est constituée d’une succession de déprises (à chaque fois « lâcher pour mieux tenir »), on peut se demander s’il est possible de « lâcher » le « chez soi » pour mieux tenir autre chose. Nous n’aurons pas de réponse ici, mais nous pouvons approcher la question, en particulier en interrogeant le discours sur la mort des vieilles gens sur le thème du domicile.

Domicile et discours sur la mort

Le discours sur le domicile est source d’évocation de la mort, particulièrement chez ces personnes seules qui se savent les dernières de la famille à occuper ce domicile. C’est même avec une certaine force qu’est affirmé que le chez soi actuel sera le dernier. On doit y lire l’attachement au lieu de vie où l’on a en général déjà vécu longtemps, mais surtout la manifestation de la volonté d’éviter le plus possible ce qui paraît être pour ces personnes le repoussoir absolu : la maison de retraite. Les formules sont nettes et sans appel : « J’étais à la campagne, et puis je suis venu ici. Je ne m’en irai pas. Je m’en irai mort d’ici » (homme, 86 ans) ; « Non, je ne risque pas de quitter R. Quand je quitterai ici, ce sera pour aller au cimetière, j’ai le caveau là, alors je ne quitterai pas R. » (femme, 86 ans) ; « Je n’en bouge pas jusqu’à ma mort » (femme, 92 ans). Il ne faut pas s’étonner du peu d’intérêt pour le changement à l’intérieur du domicile dont ces personnes font preuve. « Ne pas toucher » à l’appartement ou à la maison, c’est ne pas modifier une situation qui apparaît comme suspendue à une mort prochaine. On pourrait penser que l’idée que l’on vit dans son dernier domicile pourrait ne pas faire hésiter à consacrer de l’énergie et des frais à un meilleur aménagement. C’est en fait le contraire qui se passe. C’est parce que justement c’est le dernier chez soi qu’il ne faut rien toucher, car ce n’est pas la peine « pour le temps qu’il me reste à vivre ». Le chez soi apparaît comme le témoin de la vieillesse et de la proximité de la fin de celle ou celui qui habite : modifier en profondeur son habitat serait en quelque sorte narguer la mort, tenter de retrouver une nouvelle jeunesse, illusoire au moins pour la personne. Parfois, ne rien toucher, c’est aussi respecter le lieu où a vécu le couple, une manière de continuer à vieillir ensemble : soi-même, la compagne ou le compagnon qui n’est plus là, le chez soi constitué en commun. Ainsi cette veuve de 88 ans qui vit dans une maison de village remplie de souvenirs d’Afrique où le couple a passé sa vie durant toute la période d’activité professionnelle du mari, affirme : « je veux mourir dans la maison où il est mort ». Dans la suite de l’entretien, à une question sur son équipement ménager, et particulièrement du lave-vaisselle : « Non, je n’en veux pas de ça, une assiette… Ici je n’en ai pas besoin. Mon mari, il n’en voulait pas de ça, il disait ‘non, c’est pas la peine’. Mais moi aussi, je suis bien contente parce que… je fais mon petit train train, vous comprenez, il n’y a pas assez à faire, alors, eh oui. Quand je ne pourrai pas marcher ou que je serai…Ça va bien tant que je peux. Je souhaite que tout le monde puisse faire comme moi ». Si nous avons laissé l’intégralité de ce bout d’entretien, c’est pour mettre en évidence l’enchaînement des idées de cette dame : pas de nouvel équipement ménager, pour rester dans la situation définie avec mon mari, je suis dans une situation fragile, je n’ai pas à me plaindre, il n’y a que le pire qui puisse m’arriver. Tout cela ne va pas sans des débats intérieurs, auquel

Page 94: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

88

l’enquêteur assiste rarement. Ainsi cette dame, qui veut respecter le mode de vie du couple, laisse parfois des désirs personnels percer, mais elle choisit au bout du compte de ne rien modifier : « Vous me parlez de la cheminée ? Non, je ne l’allume pas. Mon mari ne voulait pas, il disait c’est compliqué ça. La vitre est toujours sale. Boh, on n’en a pas besoin avec ça. Seulement ça fait plaisir quand même un peu de flamme. Moi j’aime, un feu de cheminée, ça a l’air plus… C’est sympathique, je sais pas. On se sent bien avec une petite flamme. Bof, ça fait rien. J’ai assez chaud ». Un prêtre de 80 ans, qui vient de prendre sa retraite de l’aumônerie de l’hôpital et qui vit actuellement dans une assez grande maison, discute du « détachement » par rapport aux objets du chez soi : « On met derrière chaque objet quelque chose, mais il arrive un temps qu’à mesure qu’on vieillit, on s’y attache moins, parce qu’on sait que ça va être dilapidé, parce qu’on le dit partout, chez les jeunes ‘tu sais tonton, tous ces verres, tout ça, pffou !’ (…) Ils le foutront à Emmaüs tout ça. Eh oui, c’est comme ça. C’est des trucs comme ça. On finit par se détacher. Je leur dis prenez ça, je vois le moment où il faudra que je déménage dans deux pièces ou je sais pas combien, où je vais m’y mourir dans dix jours, je vais m’y mourir dans dix jours ! (…) Je crois qu’on se détache, pourtant c’est pas vrai, parce que les vieux de l’hôpital ils regrettent toujours ce qu’ils avaient à la maison ». Par cet extrait d’entretien, on saisit aussi le système d’opposition fréquemment présenté par ces vieilles personnes : tant que je suis chez moi, c’est que ça va (et l’inverse) ; si ça ne va pas, je serai ailleurs, en maison de retraite. La perspective de la maison de retraite devient la perspective du pire, et la mort apparaît comme l’alternative positive à l’entrée en hôpital ou institution de retraite. Du chez soi au cimetière est le bon parcours, celui qui évite la déchéance : « Moi, je reste là. Aller dans une maison de retraite… Je connaissais un brave type, il était devenu infirme, alors ce type, Fernand, il me disait, il est là, on est en face, il bave dans l’assiette, vous savez, ça c’est… c’est pas bien. (…) Enquêteur : Quand on est entouré, vous avez cette dame… -Elle me fait un peu à manger. Et puis voilà, je n’ai pas en face de moi quelqu’un qui bave dans l’assiette, là quand même. Tant que je peux rester comme ça, et si je ne peux pas rester comme ça, je serai mort » (homme, 92 ans). La même idée est défendue par un autre de 85 ans : « Ça dépend des jours, je suis apte ou inapte. Mais je préfèrerais ne pas avoir à y aller (en maison de retraite) et mourir sans avoir à y aller ». Une femme de 86 ans très indépendante mais gênée par sa surdité, d’aisance financière, met en balance aller chez ses enfants, aller en maison de retraite ou mourir avant. A une question sur d’éventuelles difficultés pour elle, plus tard, elle répond : « Eh bien, j’irai dans une maison de retraite. Q : vous y pensez quelquefois ? – Vous savez, j’ai des enfants, mais les enfants ont leur vie, leurs occupations, et puis c’est des garçons, j’ai pris des belles filles (…) Ils ont leur vie, moi j’ai la mienne, déjà je suis très handicapée, quand j’y vais ça me gêne énormément de ne pas entendre (…) je préfère m’en aller carrément, à moins de mourir d’une crise cardiaque et d’embêter personne, et de ne pas aller m’embêter… parce que ça ne me dit rien d’aller dans ces maisons ». Le domicile apparaît ainsi pour ces personnes comme la dernière forteresse où l’on se battra contre les risques de la mauvaise vieillesse, et l’issue la moins pire est bien d’y mourir.

Un chez soi perdu ?

Pour ces personnes qui vivent à domicile, au moins une partie de leur chez soi est constituée par ce domicile, et ce qu’elles en disent peut faire penser qu’il n’y a pas de chez soi que l’on puisse lâcher. D’autres qui ont fait le choix d’entrer en maison de retraite plus tôt ont pu se constituer un chez soi en maison de retraite90. Mais pour les personnes qui n’ont pas fait ce choix et qui sont « placées » malgré tout en maison de retraite, nous avons pu parler de « déprises ultimes ». Parfois un rapprochement familial (aller vivre chez un enfant) peut constituer une telle rupture, dans laquelle aussi on a perdu son « chez soi ». Il est des continuités de vie qui ont subi de fait une rupture de caractère apparemment irréversible, notamment lors d’un placement en institution ou d’un « rapprochement familial »

90 Isabelle Mallon, Vivre en maison de retraite. Le dernier chez soi, Presses Universitaires de Rennes, 2003

Page 95: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

89

non sollicités. S’agissant de personnes qui avaient su longtemps préserver leur indépendance, dans un cadre ouvert sur des relations plurielles et auto régulées, la mutation qui s’impose revêt une signification toute particulière. Venant généralement après de graves problèmes de santé, ce type de réaménagement draconien résulte d'un processus interactif dans lequel la vieille personne a, elle-même, intériorisé son état de santé et son état de vieillesse, comme étant devenus incompatibles avec une vie autonome. La décision prise, dans un rapport d’injonction plus ou moins marqué de la part des proches, a alors pour conséquence de couper la personne des réseaux relationnels qu’elle avait jusque-là préservés, de prononcer la perte de sens de ses choix de vie antérieurs, d’asseoir chez elle le sentiment d’une définitive « perte de prise » sur son environnement. La déprise de ces personnes ne va pas sans exprimer les formes les plus inquiètes : sentiment de déchéance et d’insécurité et sentiment d’une mort anticipée, mais elle prend également bien souvent un tour plus marqué encore, dans le rapport aux temps et aux lieux, et dans le rapport aux objets notamment. Les signes d’une altération du rapport au temps et au monde apparaissent souvent nombreux. Il en va ainsi de la structuration des temps du quotidien. Les temporalités, dans lesquelles les personnes qui ont conservé leurs capacités d’autodétermination inscrivent leur vie quotidienne, apparaissent généralement très structurées et structurantes, routinisées, par souci de se ménager, mais scandées par l’alternance entre les temps consacrés à la relation et les temps pour soi. Aux stades ultimes de la déprise, les temporalités auxquelles se réfèrent les vieilles personnes manifestent une forte tendance à la destructuration. Pour ne prendre qu’un exemple, le temps des émissions de télévision choisies et inscrites dans un « timing » rigoureux fait souvent place au temps de la télévision « bruit de fond » : « j'ai ce poste qui marche tout le temps parce que je ne m'occupe pas de la télé ». De la même façon, les formes d’inscription dans le long temps apparaissent brouillées. Le présent et le passé se confondent bien souvent dans les propos de la personne. Les signes d’un ancrage dans le présent deviennent rares et les références au passé elles -mêmes de plus en plus difficiles à situer. Le rapport au temps semble se résumer pour l’essentiel à la dichotomie avant/maintenant, dans laquelle les séquences et les repères du passé et du présent semblent se dissoudre. L’espace tend quant à lui à se caractériser par sa petitesse, à se cantonner au « petit » univers dans lequel l’imagerie dominante confine la grande vieillesse. Concernant des personnes pour lesquelles l’articulation entre le dedans et le dehors a perdu beaucoup de son sens antérieur lors du changement de domicile, la rupture semble consommée entre un espace extérieur étranger et insécurisant, où il n’est plus envisageable de se produire, et un espace du logement devenu synonyme de confinement. Le deuil du monde prend ainsi une tournure encore plus concrète, par laquelle le monde physique et ses temporalités perdent progressivement de leur consistance. Et sans doute peut-on tenir pour une résultante ultime des processus à l’œuvre les propos des personnes qui ne se disent plus qu’agacées, voire exaspérées par l’agitation environnante, ou le poste de télévision que l’on n’allume plus que rarement parce que « ça m’énerve », ou la lecture que l’on a plus ou moins abandonnée parce que « tout m’agace, tout ». Ultime message adressé à ceux qui restent, qui semble marquer la limite au-delà de laquelle l’idée de mort commence à s’imposer à toutes les autres.

Un chez soi rempli des autres

Une question se pose : s’il est aussi difficile de « lâcher » le chez soi sans entamer un processus de dernière déprise (qui serait se lâcher soi-même en tant que vivant pour mieux se tenir en tant que futur mort), de quoi le chez soi est-il constitué ? Il est une manière d’exprimer son identité. Comme espace de tranquillité à la vieillesse, qui libère de la question de l’incertitude du « où ? » pour mieux se consacrer au maintien de son identité, le chez soi n’est pas seulement le lieu où l’on vit, mais aussi les lieux où l’on a vécu. Ces lieux sont caractéristiques d’articulations entre soi et les autres : on est chez soi lorsqu’on a la capacité de faire le tri entre les « acceptés » et les « exclus » de son chez soi. C’est ainsi que le lien entre le chez soi et les proches, spécifiquement familiaux, est étroit. Nous avons dans les entretiens analysés par

Page 96: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

90

Tristan Salord (voir « Trajectoires résidentielles et Logement actuel » dans le présent rapport) un exemple de lien entre espace familial et chez soi. Il s’agit des entretiens de 5 femmes veuves, de 79 à 88 ans. Ces entretiens témoignent de l’importance d’un logement, dans l’histoire personnelle de ces femmes ayant particulièrement compté dans la construction de leur identité. Du moins, dans leur discours au moment de l’entretien, c’est ce logement particulier qui apparaît comme un « espace de référence » selon les termes de Tristan Salord. Cet espace de référence, pour ces 5 femmes évoque la sphère familiale : Mme S utilise une formule, « je me pose » pour signifier qu’après avoir passé une vie à suivre son mari dans ses pérégrinations professionnelles, c’est elle qui se définit comme « se posant » et ils font bâtir une maison à la retraite. Mme D inscrit plus tôt dans sa trajectoire son logement de référence: « on a fait construire une villa ». C’était au moment où son mari était en pleine activité professionnelle, et ils ont habité dans un quartier d’employés de la SNCF comme lui. La trajectoire de Mme A ressemble à celle de Mme S par le fait qu’elle aussi a dû suivre son mari à l’étranger avant de pouvoir s’installer véritablement : « on avait créé (la maison) de toute pièce ». Mme G vit dans l’appartement dont elle est propriétaire pour la première fois, signe d’ascension sociale. La maison actuelle de Mme V s’inscrit fortement dans une « utopie » familiale, qui prend racine dans la maison de son enfance : « une habitation confortable pour mon mari, pour mes enfants et pour moi ». Mais on remarque aussi combien ces espaces de référence sont en même temps des lieux de vie sociale très valorisée. Il y fait (ou il y faisait) bon vivre avec des gens choisis. Ces lieux ont un rapport complexe avec la question de la descendance. Ces femmes ont toutes des enfants et le débat qui les anime à propos de leur habitat fait intervenir le rôle de l’enfant ou des enfants. Pour Mme S, si tel endroit a été choisi pour se loger, c’était sans souci de rapprochement avec les enfants (« les enfants, il fallait pas compter sur les enfants »). Mme D ne peut pas dire où elle vivra dans quelques temps, hésitant entre son espace de référence et le lieu d’habitat de son fils. Mme A est en position d’attente par rapport à sa fille, qui pour le moment déménage trop souvent pour se rapprocher d’elle. Mme G vit actuellement dans un appartement qui est son espace de référence et deux filles vivent dans la banlieue proche. Mme V cherche à remplir sa propre maison de la présence de ses enfants. Lorsqu’on croise ces diverses données, on constate, sans étonnement, que lorsque le lieu actuel d’habitat est aussi le lieu de référence, (cas de Mme G et de Mme V), le lien avec les enfants est stabilisé et proche. Dans les trois autres cas, la trajectoire résidentielle paraît encore ouverte. Ces 5 cas semblent montrer que le « chez soi » de référence est celui que l’on aurait aimé être en lien étroit avec les enfants. Il est vraisemblable que la question de la transmission a son importance. Pouvoir transmettre un lieu valorisé, un lieu symbolisant la vie familiale est le moyen de construire son identité dans la durée, au-delà de la mort. Le chez soi, qui pour ces femmes est bien un chez soi partagé dans la confiance familiale peut constituer une part de l’identité personnelle à transmettre à la descendance. La déprise peut prendre des formes différentes selon que la transmission (une forme de transmission) est possible ou ne l’est pas. Le chez soi construit par des femmes, en particulier, qui l’ont conçu comme lieu d’accueil, de ressources (et pour certains et certaines ressourcement) pour leur famille peut-être un lieu où les déprises s’effectueront dans l’assurance d’une continuité possible. Pour un célibataire qui sait qu’il ne transmettra rien en terme de « foyer », il faudra faire appel à d’autres ressources. Caractériser les déprises, lorsqu’on veut décrire un épisode de vieillesse, amène à s’interroger sur le chez soi : quel est le « chez soi » de la personne ? Vit-elle dans son chez soi ? Ce chez soi a-t-il une réalité ailleurs ou dans le passé ? Y-a-t-il un désir de transmettre un chez soi ? Mais caractériser le chez soi à la vieillesse amène à s’interroger sur les déprises de la personne : quelles sont les possibilités de prochaines déprises ? La personne vit-elle en ce moment une situation de crise dans laquelle la forme de déprise n’est pas fixée ? Quelles conditions d’aménagement de sa vie (et éventuellement de son logement) peuvent permettre une déprise plus tranquille ? Et d’autres questions.

Page 97: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

91

2 - Le « chez soi » dans les trajectoires résidentielles de femmes : une quête soumise aux contraintes des rapports de genre

Envisager la question des trajectoires résidentielles dans le cadre de notre population amène immanquablement certaines questions. La « grande vieillesse » n’est-elle pas en effet l’âge de la fin de ces trajectoires, de ces histoires de maisons ? La plupart du parcours si ce n’est sa totalité est en effet effectué. Par conséquent on peut se demander si le logement présent est, ou sera, car nous verrons que certaines personnes malgré leur grand âge projettent encore de pouvoir déménager, le dernier logement. Que recouvre alors ce qualificatif de « dernier » accolé au logement, en fait-il une demeure, « de mora » en latin qui signifie « parmi les morts »... Les questions dans ce sens se multiplient : est-il conclusif, résume t-il l’ensemble des logements passés, l’ensemble du parcours, du chemin d’une vie ? Est-il le lieu, aussi dur que ces mots puissent paraître, est-il le lieu choisi de sa propre mort et de son attente, non pas l’ultime demeure, mais celle de la domestication de sa propre mort, de son habituation ? Nous souhaitons faire part dans cette partie des figures de la demeure telles qu’elles peuvent ressortir au sein de ces trajectoires de vie des personnes que nous avons rencontrées. D’autre part, pour aussi surprenant que cela puisse paraître, on s’apercevra que le logement contemporain du moment de l‘entretien n’est pas forcément le « dernier » logement, cette synthèse de tous les logements passés à laquelle nous aurions pu a priori nous attendre. Certaines des personnes que nous avons rencontrées continuent en effet de s’inscrire dans une trajectoire résidentielle ouverte. Des projets de déménagements éventuels continuent d’être formulés, révélant en négatif, les caractéristiques nécessaires à la construction de cette figure de la demeure. De ce fait nous n’envisagerons qu’en dernier lieu les cas les plus explicites, soit les personne pour lesquelles le logement présent met en effet un terme à la série souvent longue de logements habités. Mme S, âgée de 79 ans au moment de l’entretien, nous explique dans l’extrait qui va suivre les raisons ayant motivé son déménagement : « Mme S. : A Montra, oui, mais mon mari ayant fait une crise d’hémiplégie, il a eu beaucoup de problèmes assez importants. Très importants même. Et alors, j’ai dit s’il m’arrive quelque chose, il peut rien faire à Montra, il fallait conduire. Et lui conduisait plus depuis longtemps. Comme il avait un état maniacodépressif il avait trop de médicaments alors je lui ai donné… au docteur, au professeur ** d’ailleurs, elle était bien d’accord, pour plus conduire. Il vous arrive un pépin là… » A la lecture de ce passage, on pourrait se limiter à constater que ce déménagement obéit ici à une visée anticipative. C’est en raison de l’état de santé de son époux, dans la perspective d’une aggravation éventuelle de celui-ci, de possibles « pépins » comme le dit la locutrice elle-même que ce déménagement a lieu. Le fait que M. S ne puisse plus conduire limite en effet dangereusement la mobilité du couple, l’isole davantage dans sa maison de campagne en cas d’urgences. Pour autant, se concentrer ici sur ce qui semble relever de l’ordre d’une stratégie d’anticipation sur son propre vieillissement, risquerait de masquer la véritable rupture que signale l’abandon de cette maison pour Mme S. Cette rupture n’est cependant visible que si nous prenons en compte l’ensemble de la trajectoire résidentielle de la locutrice, et non plus sa dernière phase. Mme S a en effet passé une bonne partie de sa vie à suivre son mari dans ses déplacements professionnels de « trous perdus » en « trous perdus » comme elle nous le dira elle-même : « (…) je me suis mariée, j’ai été dans le Massif Central, dans un trou perdu à ***, encore plus bas, où y’avait le barrage de ** qui dépendait de ce coin là des… les travaux de La*** euh, ça avait été fait à cette époque là. Voilà, mon mari s’était occupé là du dispaching et d’autres choses, puisque pas uniquement des barrages. »

Page 98: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

92

Ou encore : « Mme S. : Et je suis allée au ***, je vous dis où c’est parce que le *** ça va rien vous dire. (rires) C’était un trou au-dessus de, y’a ***, dans l’Aveyron de toute façon. Et.. ***, Espa, tous ces coins là où y’eu des barrages, (..) tous les travaux La***… » De cette longue succession de déménagements, 16 en tout nous dira la locutrice, seule ressort comme la figure d’un lieu attendu cette maison de Montra qu’il aura fallu pourtant que la locutrice quitte : « Mme S. : Oui, on a jamais été, d’ailleurs on a acheté des meubles toujours, et on a fait la villa après, parce que j’ai dit à mon mari « écoute tu fais ce que tu veux, mais moi maintenant je me pose hein ?! Je veux plus partir ! Je euh, on reste sur place je, on a des meubles, il faut faire une maison pour mettre les meubles »… Parce que cette salle à manger nous l’avions achetée à Marseille. Et, bon on a fait la maison à Montra ça nous plaisait, on avait acheté le terrain, 3000 m de terrain. (...) ça nous amuse après quand on se rappelle de tout ça. Et après non, ben on a donc fait construire à Montra, et on s’est installé là et on est allé quand mon mari a été plus mal, qu’il a fait cette crise d’hémiplégie, après on est allé… Là les enfants étaient grands hein ? Parce que Jean faisait ses études de médecine, mon fils, donc il, il allait avec (...) -je réfléchis un petit peu -(...) Donc on a pas bougé après, on est allé à la Côte Pavée, parce que là, moi je me suis dit s’il m’arrive quelque chose mon mari il aurait été quoi ? il aurait pas été… Mes beaux-parents étaient morts enfin y’avait, en plus c’était pas, c’est, les enfants il fallait pas compter sur les enfants, alors on est allé à la Côté Pavée. Et puis voilà on y est resté je vous dis, faudrait trouver toutes les dates. » Cette maison signale dans le parcours de la locutrice un véritable renversement aussi bien au sens figuré que littéral du terme. Remarquons le renversement contenant/contenu dont fait part dans cet extrait Mme S : « on reste sur place je, on a des meubles, il faut faire une maison pour mettre les meubles ». Ce n’est en quelque sorte, qu’une fois que la locutrice aura accumulé de quoi meubler sa maison que le besoin de s’installer, le besoin de « settlement » dirait-on en anglais, d’établissement, se fait sentir. Si l’on considère ici que ces meubles, achetés tout au long de leurs déménagements résument le parcours résidentiel de notre interlocutrice, la figure de cette maison s’impose alors symboliquement comme la figure d’un contenant seul susceptible de lier, de faire entrer dans un tout plus ou moins cohérent ces différents lieux habités. La maison synthétise, reprend en quelque sorte l’ensemble des logements qui l’ont précédé. On ne peut en effet, comme l’écrit Sloterdijk, comprendre un logement ou le « présenter », tel est son mot, « (…) que dans une série de logements ». De même, on ne peut comprendre ici ce que représente cette maison que la locutrice doit quitter, si on ne la replace pas dans la série de « trous perdus » par rapport auxquels elle se détache. Inversement, cette maison fait figure de lieu situé, une adresse au sens premier du terme, le point fixe dans la série orientant alors l’ensemble du parcours résidentiel en un « avant » et un « après ». L’un et l’autre sont caractérisés par des déménagements dont le mari est l’élément moteur, le principe qui meut cette série. « Avant » c’est, comme nous venons de le voir, le travail de l’époux de la locutrice qui explique ces déménagements. « Après », c’est son état de santé qui fait se succéder les logements. Il y a la « Côte Pavée » après Montra, à la suite de la crise d’hémiplégie de ce dernier, et il y a encore le logement actuel qui fait suite à la Côté Pavée : « E : J’aurais aimé que vous me parliez un peu de, de l’arrivée dans ce logement Mme S. : … J’y tiens pas spécialement. Au décès de mon mari je suis venue vous voyez E2 : Donc c’est suite à cette, à ce triste événement que vous êtes arrivée ici Mme S. : Oui (…) On voulait, on voulait déjà partir avec mon mari, là, parce qu’il était très malade… » Je voudrais alors revenir sur la position centrale de cette maison de Montra, position centrale aussi bien dans l’entretien lui-même que dans le parcours résidentiel de Mme S. Cette centralité est soulignée autrement par le fait que c’est pour la locutrice la seule maison dont elle ait jamais

Page 99: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

93

été propriétaire, au sens emprunté à Georges Hubert de Radkowski : « la notion de propriété se rapporte sans distinction aucune à la totalité de l’environnement, étant dépourvue de tout sens quand elle s’applique à certains de ses fragments plutôt qu’à d’autres. Mais elle l’acquiert dés qu’il s’agit de ceux qui partagent avec moi le même environnement et dont la reconnaissance est indispensable afin que le rapport entre moi et un fragment de cet environnement soit celui du propriétaire à la chose possédée »91. Cette définition permet à l’auteur de mettre en avant le fait que la résidence est découpée avant tout dans l’espace social, et non pas dans une pure étendue. Nous précisons tout cela, afin d’éclairer non seulement cette centralité de la maison de Montra pour Mme S, mais aussi le projet que formule depuis peu la locutrice d’intégrer une maison de retraite92. Pas n’importe quelle maison de retraite, et pour aussi hypothétique que puisse être ce projet, le lieu qu’il vise, lui, a toute son importance : « Pour l’instant, tant que je suis là, ça va (…) Là-bas je peux, je peux partir, si y’a une autre maison de retraite qui me plaît, même à la campagne, j’aime la campagne, du moment que… Je vais à Montra, très souvent. Puisque nous avions notre villa à Montra, j’ai de bons amis à côté que je vois souvent. Là j’y suis pas allée, les pauvres, mais j’en ai une aussi, une autre dame là qui était charmante qui était (...) je devais y aller avec une amie, j’y suis allée y’a 15 jours. Je suis allée la voir, passer la journée avec eux, vous voyez, y’aurait une maison à Montra, peut-être que ça me plairait parce que je retrouverais les personnes que je connais bien. Les amis, moi je me lie très facilement avec les personnes. J’ai aucune difficulté, alors… » On pourrait se contenter de voir formuler dans ce projet, l’expression d’une stratégie d’anticipation d’une dépendance à venir. Mais insister sur cet aspect nous ferait irrémédiablement manquer le poids symbolique et affectif de cette maison, l’épicentre qu’elle constitue dans la vie même de la locutrice. « Montra » c’est en effet le lieu de présence sociale de Mme S. En quittant cette maison elle a quitté tout aussi bien un entourage, un environnement social qui, selon Radkowski la situait. Il semble ici essentiel de souligner cet aspect des trajectoires résidentielles de ces femmes. La socialisation d’une personne est en effet le fruit de longues années d’échanges et de voisinage, ce terme étant entendu ici dans son sens le plus large. Ces déménagements, comme nous venons de le voir ici, entraînent dès lors une rupture considérable dans le réseau de socialisation de la personne. On sait d’autre part à quel point il peut être difficile et éprouvant pour la personne âgée d’avoir à reconstituer ce type de sociabilités, surtout si l’on prend en compte l’effet des processus de marginalisation sociale qui viennent ici redoubler cet isolement. L’exemple suivant est peut-être encore plus probant quant à la visibilité de ces ruptures dans les parcours résidentiels des personnes interrogées. Mme Delyle habite en banlieue toulousaine dans un appartement assez vaste et on ne peut mieux situé quant aux services et commerces essentiels. Pourtant, pour cette dame âgée de 82 ans cet appartement n’est pas surinvesti ; il est pratique, fonctionnel, mais ne constitue pas en soi quelque chose d’indépassable. C’est en effet, comme elle nous le dit de façon très claire : « (...) parce que mon, mon mari était orphelin lui. Alors il avait que ce fils et il préférait se rapprocher de son fils plutôt que d’aller de l’autre côté quoi. E : Vous vous auriez préféré rester en région parisienne ou… Mme.D. : Oui, ça me dit, ça me faisait rien, seulement comme on disait, mon fils pour venir il pouvait pas venir souvent, nous on pouvait descendre par contre. Mais si on était malade ou n’importe quoi, c’était un problème pour venir nous voir. C’est comme là quand j’ai voulu

91 Georges-Hubert de Radkowski, Anthropologie de l’habiter, Vers le nomadisme, Paris, PUF, 2002. 92 Ce projet avait d’ailleurs été à maintes reprises mentionné au cours d’un entretien préparatoire à celui-ci. La locutrice reprenant ce souhait dans cette interview nous explique qu’elle a par ailleurs déjà entamé des démarches, visitant diverses institutions, se renseignant sur les prix, investiguant sur leurs avantages et leurs désagréments.

Page 100: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

94

toucher le mot de dire « je vais peut-être aller à Arles » ou à quelque chose comme ça, mais il me dit « mais maman si tu es malade comment je vais faire pour venir te voir toutes les semaines ». Voyez c’est mon fils, il est fils unique il a que moi alors… Et puis en plus il vient de perdre son père, pour ça, il est inconsolable… » Aux titres des raisons invoquées pour justifier ce départ vient une justification de type psychologique, le mari de Mme Delyle étant orphelin il ne désirait pas s’éloigner de la seule famille qu’il ait jamais véritablement possédée. L’autre justification avancée est de type pratique, recouvrant de nouveau une stratégie de type anticipative sur son propre vieillissement : « mon fils pour venir il pouvait pas venir souvent, nous, on pouvait descendre par contre mais si on était malade ou n’importe quoi c’était un problème pour venir nous voir ». L’autre argument qu’avance ici la locutrice, à savoir les demandes répétées de son fils, ne constitue pas ici un motif de départ, mais une des raisons, si ce n’est la seule, pour laquelle Mme Delyle reste dans cet appartement. Gardons à l’esprit nos réflexions précédentes sur le risque à interpréter de façon univoque de telles argumentations. Certes, on peut voir là opérer comme quelques formes d’anticipation d’une dépendance à venir. N’est-il pas en effet préférable de vieillir auprès de ses enfants, ce, afin de s’assurer qu’en cas d’urgence, on ne soit pas seul(e)s ? Le tout est de savoir justement à quel prix… La maison qu’a quitté cette locutrice pour venir habiter à Toulouse est en effet, comme dans l’exemple précédent, une maison aimée, non pas tant pour ce qu’elle pouvait être matériellement parlant que par son intégration dans un réseau de pairs soudés : « E : De tous les logements que vous avez habités jusqu’à celui-ci, c’est lequel dans lequel vous vous êtes sentie le mieux ? Mme D. : ... Ah… A Paris, la région parisienne ; on a fait construire une villa… C’est là-bas qu’on se sentait le, qu’on se sentait le mieux et puis on était rien qu’entouré d’employés de la SNCF. Alors on était dans notre élément d’employés de la SNCF de x date. On habitait dans les cités SNCF en banlieue et dans la même banlieue ils ont fait construire des maisons. Des pavillons jumelés vous savez ?et on s’est toutes retrouvées dans le même quartier et on s’est jamais abandonnées (…) Les gens étaient très très très chaleureux. Ça vous pouviez avoir n’importe quoi, vous aviez de suite quelqu’un. Moi je vois que mon voisin avec qui on était jumelé, il a perdu sa femme il avait 60 ans, et elle avait 60 ans, c’est pas si vieux que ça. Et bien on se téléphone toutes les semaines avec les voisins. Et lui il me dit « Jeannette je sais ce que c’est que d’être seul. ». Il dit « je vais venir passer quelques jours pendant que Jacques est à l’hôpital pour venir vous soutenir » et il est venu, mon mari a été très heureux il est sorti… le monsieur était là, il a discuté et tout parce que ils travaillaient ensemble, ils travaillaient ensemble. Et là c’est pareil il m’a dit « Vous savez Jeannette tous les voisins vous réclament. Alors vous montez à Paris et puis vous irez à droite et à gauche ». Paris lieu d’existence sociale s’oppose, dans le discours quasi mythologique que nous en donne parfois la locutrice, à Toulouse, ville « méridionale » sans être vraiment « méridionale », ville où elle n’a réussi à se faire aucune connaissance, où les gens ne se lient pas aux dires de la locutrice qui s’y sent dès lors comme en terre étrangère : « Alors on était soudé. Entre, entre nous. Tandis qu’ici c’est pas pareil ceux que je connais on déjà toute leur famille dans le coin, vous comprenez c’est pas du tout pareil. » Comme dans l’exemple précédent, la maison laissée derrière soi signifie aussi l’abandon d’une communauté de personnes, qui correspond aussi de façon explicite selon le discours de notre locutrice à une communauté de valeurs. On relèvera alors le modèle qui dans les mots de Mme Delyle structure cet « entre soi » perdu, modèle sensible lorsqu’elle nous dit : « on s’est toutes retrouvées dans le même quartier et on ne s’est jamais abandonnées ». Le terme d’abandon mérite dès lors d’être creusé notamment dans la façon dont il est employé ici. On peut en effet considérer que ce « on » représente dans ce cas la communauté de femmes d’employés de la

Page 101: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

95

SNCF. Pour autant, il semble que ce terme essentiellement « anaphorique » dans son emploi, réactive au travers de l’abandon de pairs, l’image d’une autre sorte « d’abandon », celui dû à la mort des parents de Mme Delyle, orpheline comme son mari : « Parce que j’avais pas de… Maman est morte en deux heures, grand-mère en quatre heures et papa en huit jours. Même année. Et on vivait ensemble. Alors j’ai eu mon tuteur et ma tutrice qui étaient des cousins germains. La maman de ma tutrice était la sœur de papa. Je vous dis, c’est les cousins germains qui nous ont pris comme ça, ils nous ont évité l’orphelinat. Mais moi j’ai pas voulu parce qu’ils habitaient dans un mas. J’ai voulu rester à Nîmes j’ai eu une « projet tutrice93 »… » Cette villa et surtout la communauté de pairs dans laquelle elle s’inscrivait représentent pour la locutrice une sorte de famille de substitution. Tout au moins, cette communauté se structure dans le discours de Mme Delyle sur la base de liens qu’on attribue généralement au modèle familial. Or ce thème de la famille manquante ou laissée derrière soi est récurrent dans tout l’entretien. Il structure le jeu complexe qui s’établit entre espace énoncif -espace dont on parle-, énonciatif -espace d’où l’on parle- et de référence -l’ailleurs référentiel, l’horizon discursif aussi bien que spatial-. L’ espace énoncif, dans ce cas c’est Paris et cette communauté de cheminots liés, nous dira plus loin Mme Delyle, par l’absence de leur famille : « Ce qui nous permettait à Paris d’être avec tous les voisins. Parce que tous les voisins étaient comme nous éloignés de la famille. ». L’ espace énonciatif, Toulouse, inversement est un espace impénétrable pour Mme Delyle, un espace où on ne peut se lier et dont on sera rejeté parce que tous ceux que connaît plus ou moins la locutrice ont leur famille sur place : « (…) ici c’est pas pareil ceux que je connais on déjà toute leur famille dans le coin vous comprenez »-. On comprend de la sorte d’autant mieux le fait que la locutrice nous dise ne pas trop être attachée à son appartement, comme elle nous le dira elle-même : « E : Vous y êtes attachée à cet appartement ? Mme.D. : Non. Pas du tout. Mais de toute façon je m’attacherais plutôt aux gens qu’à l’appartement voyez ? » Quant à l’espace de référence qui constitue aussi bien l’horizon discursif de l’entretien que celui de la trajectoire résidentielle de Mme Delyle, c’est le sud méditerranéen où se trouve sa famille, c’est Arles et la région de Nîmes qui a déjà été mentionné plus haut, mais qu’elle ne peut pour l’heure rejoindre, son fils s’y opposant : « (…) là quand j’ai voulu toucher le mot de dire « je vais peut-être aller à Arles » ou à quelque chose comme ça, mais il me dit « mais maman si tu es malade comment je vais faire pour venir te voir toutes les semaines ». Voyez c’est mon fils il est fils unique il a que moi alors… » Ces deux exemples se rejoignent à plusieurs niveaux. Mme S. comme Mme Delyle ont laissé en effet derrière elles une maison que l’on a pu caractériser dans notre développement comme un lieu de présence sociale. On notera par ailleurs que ces relogements ont été souvent le fait de leur conjoint soit que celui-ci exprimait une volonté de rapprochement géographique comme c’était le cas précédemment, soit en raison de la dégradation de son état de santé, comme dans l’exemple de Mme S. Ces destins de femmes, pour aussi indépendantes qu’elles puissent être, ont toutefois été, pour la grande majorité des personnes interrogées94, orientés par leur vie de couple. C’est en effet souvent le travail du mari, puis son état de santé et/ou son aggravation, mais aussi son décès, qui sont la plupart du temps invoqués comme les raisons des multiples déménagements que ces personnes auront connus. De ce fait, ces femmes auront souvent laissé 93 Tutorat exercé par une tierce personne adulte, dans le cadre d’un projet professionnalisant. 94 Sur l’ensemble des personnes mariées de notre échantillon, soit 9/10ème de ce dernier, quatre ont déménagé suite au décès ou à la maladie de leur époux. Il nous faut cependant, ajouter à ces quatre personnes le cas de la femme de Mme Decôte qui a quitté une maison aimée parce que son mari désirait déménager.

Page 102: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

96

derrière elle une maison aimée, une maison qui, dans leur trajectoire, compose un véritable « axe », un épicentre à partir duquel se déroule son propre parcours de vie. Toutes deux continuent de surcroît à maintenir un certain lien avec leur réseau social passé. Mme S nous disait en effet continuer à aller voir ou du moins à téléphoner à ses amis de Montra. Quant à Mme Delyle le maintien de ce lien constitue une activité en soi. Toutes deux n’attachent enfin pas trop d’importance à leur logement, et d’ailleurs ces deux femmes continuent de s’inscrire dans une trajectoire résidentielle ouverte. Au regard de ce qui vient d’être dit, cette mémoire mobilisée par les locutrices qui vont construire, re-construire d’une maison passée l’image d’une maison à certains égards idéale, me semble ici relever d’une certaine nostalgie au sens premier du terme. La nostalgie n’est pas stricto sensu discours de plainte sur un temps perdu à jamais, discours d’imploration. Elle se nourrit comme l’écrit André Siganos de l’idée d’un lieu « originaire » où se résoudrait l’énigme de notre existence, « lieu où nous avons crû nous tenir, et dont nous sommes convaincus d’avoir été exilé ». Ne peut-on pas proposer, peut-être plus à titre d’illustration, que ces maisons dont nous parlent Mme Delyle et Mme S sont précisément un tel lieu ? Il y a une véritable topologie de la nostalgie comme le signifie en lui-même ce terme issu du grec « nostos » qui exprime selon le dictionnaire du CNRS « (…)« au sens propre comme un dépérissement causé par le désir violent de retourner dans sa patrie ». Il ne faudrait cependant pas laisser entendre que ces personnes « dépérissent » ; loin de là. Mais peut-être pourrions-nous envisager cette figure du retour comme étant effectivement la figure ou l’horizon organisant ces trajectoires de vie, un retour dans la « patrie », auprès des siens, dans un entourage, c’est-à-dire dans ces cas en des lieux où s’atteste son existence sociale. Le cas de Mme Albertine est à ce propos intéressant car il présente une situation plus nuancée encore. Comme dans l’exemple de Mme S, Albertine déménage suite au décès de son époux. Ce relogement est ainsi synonyme d’une double rupture. Il s’inscrit non seulement dans la perte douloureuse d’un conjoint qui représentait aux dires de notre interlocutrice tout son « univers » (« Moi, mon univers c’était mon mari »), perte que vient par ailleurs redoubler le fait que Albertine a tenu à accompagner jusqu’au bout son époux atteint de la maladie de Parkinson. Mais ce relogement signifie tout autant la perte d’une maison aimée : « (…) la personne qui est habituée à son logement, qui se retrouve obligée de déménager parce que c’est trop grand, trop coûteux, ou je ne sais pas trop quoi, elle doit souffrir. Moi je ne souffre pas. J’ai eu mal au coeur de quitter ma maison c’est l’endroit où j’avais vécu le plus, où j’avais été le plus heureuse, qu’on avait créée de toutes pièces. On avait acheté une vieille bicoque où on avait dix fois mis le prix de l’achat dans les réfections. On a mis deux ans en empoisonnant les ouvriers pour avoir ce qu’on voulait. On y a reçu nos amis, ceux qu’on aimait, les enfants, ça c’était…j’ai eu mal au coeur mais j’ai l’habitude des ruptures… ». On ne peut comprendre ce que représentait cette maison, de même que cette « habitude des ruptures », que si l’on prend note du parcours résidentiel et biographique, pour le moins complexe, d’Albertine. Son parcours apparaît en effet comme une « continuité de discontinuités », jeu paradoxal que suggère ce terme de « cursus » qu’elle ne cessera de reprendre tout au long de l’entretien pour définir sa propre trajectoire biographique qu’elle qualifie, par ailleurs, de « brouillon » ou de « chaotique ». Ainsi, les parents de notre interlocutrice ont passé beaucoup de temps éloignés de leurs enfants, travaillant tout deux dans les colonies françaises. Albertine dira à ce propos qu’elle est née pendant un « congé », soulignant en ce sens à quel point la vie familiale était extrêmement limitée par les activités professionnelles de ses parents. De la même manière, on note que tout l’entretien s’organise autour de thèmes récurrents comme ceux de la rupture et de l’éclatement, thèmes envisagés aussi bien au niveau familial que spatial : « E: Par rapport à vous justement, à votre expérience personnelle, vous vous sentez intégrée, vous vous sentez…

Page 103: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

97

Mme.D.: Pas du tout (…) Moi j'ai voyagé continuellement, j'ai toujours été séparée, et des miens, et de ma famille, et de ma propre fille. Je me sens étrangère partout où je vais… Donc mon cursus à moi n'est pas classique, il n'est même pas très courant95. » Notre interlocutrice qui aura passé une bonne partie de son enfance « ballottée au grès des oncles et tantes qui l’accueillaient » elle, son frère et sa sœur, semble reproduire à son tour un schéma semblable durant sa vie de couple. Son mari en effet occupant un poste de haut responsable commercial pour les colonies est en constant déplacement. Le principe semble alors être le même que pour Mme S et Germaine : une trajectoire résidentielle, un « destin » de femme entièrement orienté par la vie professionnelle et sociale du conjoint : « Mme.D. : Je ne me posais pas de questions. Je n’avais pas le choix d’abord hein ? Mon mari ne me disait pas « je vais à tel endroit, est-ce que tu veux qu’on y aille? » Quand il est parti pour l’Afrique, moi je m’attendais, il attendait un poste en France. Tout les deux on savait bien qu’on l’aurait pas. Il était pas question, dans le contexte de l’époque, à ce qu’il prenne une direction alors qu’il était pas, il, il attendait cette direction. Il m’a dit « je pourrais pas faire ça, je vais me mettre tout, tout, les autres à dos c’est pas possible ». J’attendais à la maison, il m’a dit « on part à Brazzaville », je me suis effondrée, je me suis dit « Mon Dieu ! La vie que j’ai menée, ma vie, ma fille va la connaître ? ». Je lui ai dit « on va faire un pacte, toutes les fois que notre fille aura besoin de moi, je serais près d’elle ». Il m’a dit « c’est d’accord ». Mais j’ai toujours suivi… » Deux remarques sont à faire ici. Dans un premier temps, on notera que la maison construite dans la campagne environnante de Pau, maison laissée à la suite du décès du conjoint, apparaît dans ce cas comme un véritable axe dans le parcours résidentiel de notre locutrice. N’est-elle pas en effet comme elle nous le dira elle-même, le lieu où elle est restée le plus longtemps et où elle a été le plus heureuse. Un pivot, en quelque sorte, dans cette trajectoire mouvementée dont on peut avoir du mal à voir les éléments unifiants. En dehors du fait que ces déménagements sont tous décidés, comme nous l’avons noté, par le devenir professionnel du conjoint d’Albertine, une autre figure apparaît de façon plus subtile dans ce parcours, et qui en organise en un sens l’unité. On aura remarqué que ce mouvement perpétuel semble se transmettre ici de mère en fille ; remarque essentielle, pour nous permettre de comprendre à quels critères obéit le choix résidentiel qu’effectue notre interlocutrice, une fois devenue veuve. Comme l’explique en effet Albertine si elle a « choisi Toulouse plutôt qu'autre chose », c’est plus particulièrement parce que sa « fille [qui] est près de Paris » et son époux qui « se déplace à peu près tout les trois ans », « ont déjà déménagé deux fois en cinq ans » : « donc je me suis dit « je vous rejoindrai quand vous serez le point fixe » (…) J'ai bien fait de ne pas les suivre ». Le logement actuel semble répondre dans ce contexte à une sorte de solution de compromis, un lieu d’attente en prévision d’un rapprochement géographique à venir. Toutefois, ce choix qu’oriente en partie la vie instable résidentiellement parlant de sa fille, monopolise dans cet exemple non pas une stratégie, ce qui supposerait un calcul programmé dans le temps, une attitude prospective de la part de la locutrice, mais différentes tactiques96 qui toutes me semblent relever de cet art de l’occasion dont parle Michel De Certeau. N’oublions pas en effet qu’Albertine nous a dit ne pas

95 Rien n’est moins sûr toutefois ; ce point constituant par ailleurs un sujet intéressant en soi. Il serait en effet intéressant d’étudier de prés le destin de ces femmes qui comme Albertine ont eu un parcours de vie quelque peu chaotique. Je pense ici à quelques unes de mes interlocutrices parties de métropoles pour trouver du travail en Algérie, terre qui dans l’après guerre faisait véritable figure d’eldorado. Ces destins de femmes pour le moins singuliers dans le contexte de l’époque méritent qu’on s’y attarde quelque peu. 96 « J’appelle stratégie le calcul des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d’un « environnement (…) j’appelle au contraire tactique, un calcul qui ne peut pas compter sur un sujet propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. (…) la tactique dépend du temps, vigilante à y « saisir au vol » des possibilités de profit. Ce qu’elle gagne elle ne le garde pas. (…) ».

Page 104: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

98

savoir « vraiment » pour quoi elle avait choisi Toulouse. Ce non savoir, ou ce demi savoir entre ici profondément en écho avec ce que dit l’auteur des « Arts de Faire » de la capacité du commun à mobiliser une sorte d’intentionnalité événementielle : « Il l’effectue en des moments opportuns où il combine des éléments hétérogènes (ainsi au supermarché, la ménagère confronte des données hétérogènes et mobiles, telles que les provisions du frigo, les goûts, les appétits, etc.) mais leur synthèse intellectuelle a pour forme non un discours mais la décision même, acte et manière de saisir l’occasion. ». Ce n’est qu’au fur et à mesure de l’entretien que se dérouleront les principaux fils ayant guidé le choix de notre locutrice. En premier lieu, cette figure d’un logement, fruit d’un compromis spatial et familial, qui est redoublé ici dans le choix d’une équité spatiale par rapport à sa fratrie : « Albertine : Ma sœur était à Grenoble, mon frère à Royan. Si je vais auprès de mon frère je m'éloigne de ma soeur. Si je vais chez ma sœur, je m'éloigne de mon frère. J'ai fait, et j'ai pris ça, et j'ai fait vers le midi parce que j'ai peur du froid. Je suis tombée sur Toulouse où j'avais un petit-fils qui est d'ailleurs parti. Ce qui fait que ça m'a pas trop éloigné de mon neveu… Et Toulouse, j'aime beaucoup la ville. » Finalement Toulouse recompose un « entourage » bien que ce ne soit pas celui attendu. Des différentes personnes citées par la locutrice, celle du neveu mérite ici qu’on s’y arrête. Celui-ci, médecin, s’occupe en effet, de façon officieuse, de la santé d’Albertine, mais il est aussi le « neveu » qui a accompagné la locutrice durant la longue maladie de son conjoint : « Albertine : Les 5 dernières années de mon mari ont été pénibles, il avait la maladie de Parkinson, et j'ai voulu l'accompagner comme il le souhaitait. On était calqué l'un sur l'autre, on avait les mêmes valeurs de la vie, on pensait les mêmes choses (…) Je ne l'ai jamais laissé seul. Il a du subir deux opérations, indépendantes de son parkinson. J'ai couché dans la clinique le lit à côté ; grâce à dieu mon neveu étant médecin m'a fait permettre d'être là. Je n'ai jamais gêné personne, je n'ai jamais ennuyé personne. Il a suivi ses traitements exactement comme il devait les suivre, à la seconde près, à la minute près. J'ai appris les gestes que je devais avoir, j'ai appris ce que je devais faire. » En résumant les différents aspects qui ont guidé le choix de notre interlocutrice vers la ville de Toulouse, on trouve donc d’une part l’impossibilité d’un rapprochement avec sa fille unique, le désir de ne pas léser géographiquement parlant ni son frère, ni sa sœur, la présence d’un petit-fils et d’un neveu en proche banlieue toulousaine, neveu qui de plus a accompagné Albertine parmi les étapes les plus importantes et les plus douloureuses de sa vieillesse. Mais Toulouse n’était pas non plus une ville qui lui était inconnue : « E: Pour en revenir au logement donc, vous m'avez dit que vous avez choisi Toulouse un peu par hasard? Albertine : Oui ... Mon père y'a été. Il y'a fait toutes ses études… Mon frère y'a passé deux ans dans notre périple sur Toulouse, et je suis quand même de la région un peu… Je me suis habituée presque du jour au lendemain à Toulouse ». De ce fait ce relogement marque là aussi une sorte de « retour », en même temps qu’il resitue la locutrice au sein d’un entourage, dont elle aurait sûrement manqué en restant dans la maison de campagne qu’elle a dû laisser. Dans un registre quelque peu différent l’exemple qui va suivre rend tout autant compte d’une inscription réussie au sein d’un entourage social et familial fortement présent, en même temps qu’il permettra d’approfondir cette dimension tactique présente dans certaines formes de relogement. Mme Germaine, âgée de 88 ans, a déménagé dans le logement où s’est déroulé l’entretien au moment du décès de son conjoint. Comme Mme S le choix du logement avait été le fruit d’une décision du couple, et ce choix nous est ainsi présenté en lien étroit avec la maladie de l’époux de notre interlocutrice. Dans cet exemple l’anticipation de la dépendance conduisant au relogement est donc le fait du mari et non de sa femme. Toutefois, à l’inverse des exemples précédents, le logement qu’occupe à l’heure actuelle Mme Germaine témoigne à plusieurs égards d’une certaine ascension sociale.

Page 105: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

99

Aînée d’une fratrie nombreuse issue d’une famille de petits exploitants agricoles (en fermage), notre locutrice a quitté en effet très tôt le domicile parental. Elle résume à grands traits les principales étapes de son parcours résidentiel : « Mme.G. : Alors j’ai habité jusqu’à l’âge de 15 ans au Bourg. Puis je suis partie à Toulouse, je suis venue chez, enfin on appelait ça femme, pas femme de ménage, une employée de maison qu’on appelle maintenant une employée de maison. J’étais nourrie, logée et j’avais un petit pécule. Je suis restée là jusqu’à ce que je me sois mariée (…) Mon mari était à Croix Daurade, si vous en avez entendu parler. A Croix Daurade. Il était maraîcher. Je me suis mariée en 37. Mon fils est né en 38, la guerre a éclaté en 39. Mon mari est parti. Je suis restée avec mes beaux-parents pendant trois ans, que mon mari n’était pas là (…) Et, quand il est revenu, il est rentré à la SNCF. Parce que nous étions quatre, et c’était petit où on était, vous voyez, c’est, on était maraîcher et on portait le lait à l’époque. Alors, mes beaux-parents sont allés dans un château, comme ont fait mes parents à Croix Daurade. Et nous nous sommes allés maraîchers après ça. J’avais mon logement que je payais pas moyennant de travailler un jardin à moitié. (…) les propriétaires étaient dans le même bâtiment ; c’était une maison de maître et nous, nous avions trois pièces. Alors on y a vécu pendant 10 ans, 11 ans là. Les enfants ont fait leur première communion à Croix Daurade. Puis nous sommes venus rue d’E à Arnaud Bernard, et là, j’y ai vécu 14 ans, avec mon mari. Et mon mari est décédé rue d’E». A prendre en compte le contexte dans lequel s’inscrit le logement présent de la locutrice on peut s’apercevoir à quel point ce dernier représente une étape importante dans la trajectoire résidentielle de la locutrice. Il est en effet, comme nous le répètera à plusieurs reprises Mme Germaine, le seul dont elle ait été propriétaire, le seul aussi qui possède les bases d’un confort moderne. Ce ne sont plus les appartements partagés avec la belle famille, ni même ceux loués chez l’employeur, ce ne sont plus, non plus, ces maisons de campagne où « on voyait le bois », comme le disait la mère de notre interlocutrice, venue, dans ses derniers instants, habiter la même cité : « Mme G. : Il me semble parce qu’on voit l’évolution de la vie. Si on se rappelle autrefois. (…) Et y’a ma mère quand elle est venue habiter ici... Elle y est restée trois ans, elle est décédée dans un appartement comme ici vous savez … « On voit pas… » A la campagne on voyait le bois c’était même troué. « Mon Dieu, elle disait, je n’aurais jamais cru mourir dans une maison qu’on voit pas le bois » (…) Elle s’est, ils se sont trouvés heureux, à leur âge, de venir habiter ici. Parce qu’ils étaient à Auzeville, là-bas, ils avaient trois pièces mais y’avait dans ces pièces, y’avait en dessous les rats qui passaient. La nuit, ils les entendaient.. Alors vous pensez ce que ça les a changés ! Ça fait 40 ans de ça …» Outre l’amélioration sociale que cet appartement représente pour Mme Germaine, ce récit nous incite, par ailleurs, à nous détacher de la seule histoire individuelle de notre interlocutrice pour nous concentrer sur la place centrale qu’occupe ce logement au sein d’une histoire, cette fois, plus familiale. Ce logement semble en effet marquer le mi-chemin d’un long processus d’ascension sociale s’étalant, dans cet exemple, sur trois générations. Toutefois ce processus qu’initie, ou que cristallise cet appartement, ne peut pleinement se comprendre que si on prend aussi en compte le devenir des enfants de Mme Germaine. Parmi les quatre descendants de notre interlocutrice on note en effet que deux membres de la fratrie, le fils -second dans l’ordre des naissances-, ainsi qu’une des sœurs cadette de celui-ci -la troisième dans l’ordre des naissances-, occupent des postes hautement qualifiés à Paris. Le premier est cadre supérieur dans l’aérospatiale, quand à la sœur de ce dernier, elle détient aussi un poste de cadre supérieur, mais au sein d’un établissement banquier nationalement reconnu. Par ailleurs, on observe que les deux sœurs restantes (l’aînée de cette fratrie et la cadette), vivent toutes deux dans la proche banlieue de Toulouse et occupent, relativement à leur frère et sœur, des postes de moindre importance. Cette remarque reste à tempérer dans le sens où ces deux sœurs ont connu cependant vis-à-vis de la situation sociale initiale de Mme Germaine une certaine ascension. Toutefois, cette dernière observation n’affecte en rien le fait que le parcours d’ascension sociale de la famille de notre locutrice, se transcrit nettement dans un devenir spatial polarisé, dans ce

Page 106: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

100

cas, par les figures de ces deux villes que sont Toulouse et Paris. De ce fait, rester à Toulouse, ou dans ses environs, ne semble pas constituer véritablement un parcours d’ascension sociale, et si les deux filles de notre interlocutrice qui habitent dans la banlieue, respectivement urbaine et rurale de cette ville, appartiennent à la classe moyenne, leur « réussite » se révèle beaucoup moins spectaculaire et se lit en quelque sorte dans l’espace. Cette dimension socio-spatiale se double ici d’un phénomène tout à fait intéressant. On s’aperçoit en effet que le grand ensemble dans lequel se situe le quatre pièces de Mme Germaine, regroupe de façon surprenante une grande partie de la lignée de celle-ci. Elle y comptait en effet, il y a encore quelques temps97, une cousine, deux frères, et donc autant de belles-sœurs, sans compter la cohorte de neveux respectifs dont quelques uns habitent encore la cité. Rappelons98, au passage, que les parents de Me Germaine ont rejoint, durant leur grande vieillesse, son frère cadet, lequel habite la « cité ». Le fait que notre locutrice retrouve ici bon nombre des membres restants de sa famille n’est évidemment pas un hasard : « Mme G. : (…) Et j’ai demandé, enfin, on a demandé, c’est lui-même qui était bien malade qui a demandé cet appartement. Parce que j’ai un frère qui habite dans la cité. Et ça lui avait plu, on avait demandé ce... (…) Et comme il se voyait malade mon mari, il se voyait, il était venu souvent, parce que y’a un terrain de boules, jouer aux boules avec mes frères. J’avais un autre frère qui est mort à 45 ans. J’ai une autre belle-sœur là. » On peut alors voir, dans cette interpénétration étroite entre espace de la cité et espace familial, entre espace public et privé, comme le résultat de la projection, dans l’espace de cette cité, d’un mode de fonctionnement de type communautaire qui ne peut pas, dans ce cas, ne pas faire écho aux origines rurales de la locutrice. L’idée générale étant ici que cette famille semble recréer au sein de cet ensemble d’immeubles une sorte de communauté villageoise. Cette interpénétration entre fonctionnement familial et spatial de cet ensemble, est soulignée autrement, par le fait que la fille cadette de Mme Germaine, qui est aussi, ce qui n’est pas surprenant99, l’aidante principale, se soit mariée avec un « homme de la cité » : « Mme G. : Ma fille s’est mariée après avec un monsieur qui tenait une station d’essence et avec un garage ici, dans la cité, mais au bout de quatre ans ils sont, ils ont acheté une vieille ferme et ils sont partis à Montastruc. » Cette alliance « endo-spatiale », renforce alors l’identité forte qui sédimente, dans cet exemple, espace familial et espace de la cité. Par ailleurs, on notera, accentuant d’autant cette identité territoriale de la famille de Mme Germaine, que notre interlocutrice prévoit de donner cet appartement au puîné de sa cadette, son petit-fils, perpétuant de la sorte la présence familiale dans la cité : « Mme.G. : Et puis l’appartement je sais pas, peut-être le petit. Celui qui a 23 ans il, ça lui plaît ici… C’est, c’est au quatre... ça... » L’analyse de cet exemple nous montre à quel point l’habitat reflète la structure des relations familiales et interindividuelles. Le cas de Mme Germaine nous permet de voir à quel point cette notion d’habitat dont se sert Monique Eleb100, ne peut être restreinte à la seule dimension du logement présent, mais doit être ouverte aussi bien à l’espace environnant du « chez-soi », qu’à l’ensemble des logements passés. Je voudrais, pour conclure, donner un exemple d’habitat qui pourrait sembler sur certains points contradictoire vis-à-vis de ce qui vient d’être développé. Mme Voltimand, ancien professeur d’anglais âgée de 88 ans, n’a en effet pas déménagé au

97 En effet, un de ces frères est décédé. 98 Cf. extrait précédent 99 La plupart des études portant sur les réseaux d’entraide familiaux, et plus spécifiquement sur l’aide familiale apportée à un ascendant âgé, notent en effet que lorsque la fratrie de descendants est mixte et nombreuse, il y a de fortes chances pour que l’aidante principale soit la fille cadette. Cet exemple ne dérogeant pas ici à la règle. 100 Monique Eleb, Urbanité, sociabilité et intimité, L’Epure, Paris, 1998.

Page 107: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

101

moment du décès de son conjoint, et son attachement à la maison qu’elle habite reste nuancé. Cependant, si à l’inverse des précédents entretiens, cette locutrice n’a pas souffert d’un relogement, d’autres points la rapprochent des précédentes interviews. Elle projette en effet, comme Mme S et Delyle, de déménager pour une maison de retraite. Mais cette éventualité de déménagement, comme dans les exemples précédents, n’est pas motivée par la vision d’une dépendance à venir. Elle s’inscrit plutôt dans la perception complexe que Mme Voltimand a de son logement, et qu’il nous est nécessaire, pour sa compréhension, de replacer dans la longue série des habitations passées de notre locutrice. Le parcours résidentiel de Mme Voltimand, tout comme l’entretien, est en quelque sorte encadré par deux figures de maison : celle de son enfance qu’elle a quitté, maison aimée et littéralement incorporée, et la maison actuelle dans laquelle elle vit. Entre ces deux espaces, dont nous détaillerons peu après les caractéristiques, s’étend une théorie de logements indistincts. Ceux dont elle déménageait régulièrement avant de se marier, mais aussi les différents logements de fonction occupés avec son mari, à l’époque directeur d’école, et qui égrainent le parcours professionnel de notre locutrice : « Comme nous étions tous les deux fonctionnaires de l’Education Nationale, nous avons évidemment subi pas mal de déplacements. De Montréjeau à Luchon où nous sommes quand même restés assez longtemps puisque tous mes enfants sont nés à Luchon. Mais la maison que nous habitions ne représentait absolument rien du tout. C’étaient des logements administratifs plus ou moins confortables, mais nous étions jeunes et cela nous plaisait. Nous avons déménagé, quitté ces maisons là sans nostalgie. Et moi-même, revenue à Luchon pour faire des cures, je n’ai même pas eu la curiosité d’aller revoir les deux maisons où nous avions habitées » Ainsi qu’un peu plus loin dans l’entretien : « Je n’ai pas un grand attachement aux choses matérielles, ça provient peut-être de là. Lorsque j’étais jeune je changeais à peu prés, à partir de vingt ans, je changeais de lieux à peu prés tout les ans, ou tout les deux ans, jusqu’à mon mariage. Et je ne m’attachais pas aux lieux où je vivais, je n’y recherchais pas le confort, ce qui étonnait beaucoup de gens de mon âge. » Ces deux maisons, de l’enfance, et celle présente, se font face d’un bout à l’autre de la vie de Mme Voltimand, comme tout au long des 2 heures qu’aura duré l’interview, polarisant aussi bien le parcours résidentiel de la locutrice, que l’espace de la narration lui-même. On s’aperçoit ainsi, qu’un certain nombre de correspondances lient ces deux figures. La maison d’enfance de Mme Voltimand entretient en effet une même image de foyer. C’est la maison de la lignée où se sont succédés pères et fils : « (…) C’était autrefois un rendez-vous de chasse. Du château d’un village à côté, le château de Seaux, paraît-il. Rendez-vous de chasse qui a été acheté par mon arrière grand-père… Mon père, mon grand-père, mon père y ont vécu… » Il semble par ailleurs que ce « rendez-vous de chasse » dont il est ici question, fonctionne dans la description que nous en donne l’interlocutrice, comme une véritable « maison » au sens ethnologique du terme. En effet, la famille de la locutrice n’ayant que des descendantes c’est le mari de la sœur aînée de la fratrie qui héritera du domaine : « (…) Quand mon père est décédé, il est décédé jeune, à cinquante ans, cinquante deux ans… Mon beau-frère qui est le mari de ma sœur aînée, était le chef de la famille… » Ce type de mariage, en gendre, est en effet une des caractéristiques des systèmes dits à « maison » pour lesquels cette entité constitue d’abord « une personne morale, détentrice ensuite d'un domaine composé de biens matériels et immatériels 101». La sœur aînée de Mme Voltimand

101 Nous empruntons la définition à Claude Lévi-Strauss qui s’entretenait de tels systèmes avec Pierre Lamaison au cours d’une interview retranscrite dans la revue « Terrain » n°9, 1987. Le texte intégral de

Page 108: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

102

est ainsi appelée à faire « le pont et la planche », comme il était coutume de dire dans le Moyen-Âge. Son alliance fournira les héritiers mâles nécessaires à la continuation de cette entité morale et économique qu’est la maison102. Toutefois, ce type de fonctionnement ne va pas sans provoquer quelques problèmes, développer quelques rancoeurs. Le changement de « direction » et de lignée de la maison, est en effet vécu par Mme Voltimand comme une véritable dépossession : « (…) L'autre jour je disais à mon neveu « Tu sais bien que mon père est à Soucy… » Mais enfin c'est dans la tête, parce que maintenant il y a des gens qui ne sont pas de la famille propre. Mes neveux se sont succédés, se sont mariés, donc je ne me sens pas chez-moi quand j'y suis. Je me garde bien de m'y comporter comme si j'étais chez-moi. Mais quand je vais dehors j'ai quand même un sentiment, une chaleur affectueuse pour cette maison. » Si l’attachement affectif et symbolique à la maison persiste, ce dernier ne passe plus que par la médiation de souvenirs. Ce recours à la mémoire accentue alors le sentiment de distance et de perte que peut éprouver Mme Voltimand, « je savais très bien qu'elle n'était pas à moi, qu’elle ne serait jamais à moi ». L’image que garde la locutrice de cette maisonnée, appartient définitivement à un temps révolu avec lequel, seul, le paysage entourant la demeure maintient un lien, justement, parce qu’à l’inverse de cette dernière, lui, n’a pas subi d’altérations. Parce qu’il inscrit cette demeure dans un espace patrimonial clairement identifié par la locutrice, le Quercy, comme il est le support de la mémoire de la locutrice, ce paysage est encore le seul à redonner à cette demeure quelque identité : « Oui, au fond je suis surtout attachée, je pense, à l'extérieur de la maison. Voyez ce pigeonnier parce que j'y ai tous mes souvenirs » Les changements qu’aura connus la maisonnée au niveau de la succession, se marquent en effet, de façon concrète, au travers d’un revirement radical de l’organisation et de l’architecture de la demeure, qui font, aux yeux de notre locutrice, perde toute identité au lieu, tout « style » : « C’est lui [le beau-frère] qui a fait les premiers arrangements. Il a déplacé l’escalier intérieur ce qui a donné deux pièces de plus. Et il l’a transporté à l’extérieur, ce qui a enlevé évidemment tout le cachet de la maison, parce que ce n’est pas un escalier à la mode Quercinoise103. Dans le Quercy, les maisons ont toujours une sorte de péristyle, un escalier qui descend et qui est abrité. Tandis que là, il n'a absolument aucun style et la maison n'a pas été embellie ». Dans ce contexte, la maison qu’occupe pour l’heure Mme Voltimand, semble constituer une tentative pour reproduire un lieu qui, on vient de le voir, est pour notre locutrice à jamais perdu et méconnaissable. Un certain nombre de correspondances lient en effet ces deux figures de maison d’un bout à l’autre du parcours résidentiel de notre locutrice. Tout comme cette maison de Soucy était une maison accueillante, la maison actuelle de la locutrice se définit elle aussi comme un espace hospitalier : « Une habitation confortable pour mon mari, pour mes enfants et pour moi104. Une maison où je pouvais recevoir mes neveux, et j'en ai une quantité ... Encore le mois dernier il y a eu trois groupes qui sont venus. Ça me permet de les loger sans trop me déranger puisqu’ils vont au cet entretien est consultable sur le site de la revue à l’adresse suivante : http://terrain.revues.org/document3184.html. 102 Claude Lévi-Strauss notait ainsi que « (…) la maison peut se perpétuer de deux façons, soit par filiation quand il y a un descendant, soit (…) par le mariage de la fille. C'est ce qu'exprime l'expression médiévale de la femme qui fait « le pont et la planche », c'est-à-dire le lien entre son père et ses enfants mâles. Cela peut même aller un peu plus loin, dans le cas où le gendre relève la maison. Ce n'est donc pas seulement à travers la fille mais par l'allié que se fait alors la perpétuation de la maison ». Interview avec Pierre Lamaison retranscrite dans la revue « Terrain » n°9, 1987, disponible en ligne à l’adresse http://terrain.revues.org/document3184.html 103 On note ici, l’importance de l’architecture vernaculaire qui ne semble pouvoir souffrir aucun essai de modernisme sauvage, ou du moins supporte mal des changements aussi fondamentaux. 104 Il est intéressant d'observer dans cette phrase le tour d'apparition des personnages: d'abord le mari que suit ensuite le cortège d'enfants et la mère, en retrait, apparemment.

Page 109: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

103

second, ils font leur lit et puis c'est très commode. Donc c'est en somme, je ne sais pas comment le caractériser, pas un hôtel tout de même, mais enfin un moyen de recevoir beaucoup de monde. La maison a toujours quelqu’un. » Si l’identité de la maisonnée n’est plus assurée que par son extérieur, l’attachement comme la signification de la maison actuelle de la locutrice, eux, sont entièrement déterminés par la fonction de cette dernière. Toute entière organisée autour d’un modèle familial, qui constitue le « milieu naturel » de Mme V, comme elle nous le dira elle-même, les travaux que connaîtra cette maison au lieu de la défigurer, lui attribueront une signification précise: « Nous avons acheté cette petite maison, il n'y avait qu'un étage et nous avions trois garçons, deux filles plus ma belle mère. C'était difficile. C'était très difficile pour que chacun ait sa chambre. Lorsque nous avons pu nous avons fait hausser la maison. N'en trouvant pas d'assez grande, nous avons fait hausser la maison d'un étage de manière à ce que chaque enfant ait sa chambre. Ce qui était très commode. Nous étions au premier avec le dernier, qui était trop jeune, et tout le monde était là-haut… » Dans ce contexte, il semble que la maison toulousaine de notre locutrice tente de reproduire le modèle de ce qui a été perdu lors de la succession de la maison d’enfance. L’une comme l’autre maison, qu’elle soit en Quercy ou à Toulouse, constituent ou, ont constitué, de véritables centres de gravité, des foyers au sens mathématique du terme. On y retourne inévitablement : « Mais je pense que pour eux quand même leur foyer est ici. Qu'ils le veuillent ou non leur foyer c'est ici. Parce qu'ils n'en ont pas d'autre. Tous ils vont d'une maison à l'autre. Donc forcément leur foyer ça sera ici. Et je pense que s’ils ont le choix ils choisiront qu’un des frères ou des sœurs restent ici, pour pouvoir y revenir ne serait-ce qu'une fois par an. J'en suis persuadée. D'abord parce que leur père est ici. Il est au cimetière à côté. Et ils sont tous très attachés à leur père…De temps à autre ils y vont. Encore hier mon fils me disait "je suis allé au cimetière maman". "Et les plantes?". Et bien, je dis « oui, je n'y vais pas ». J'y vais une fois de temps en temps mais dans le quartier toutes les veuves vont tous les jours au cimetière pour porter des fleurs. Moi les gens qui meurent je les vois pas au cimetière. Je sais bien qu'au cimetière il n’y a plus rien. » Cette attraction qui semble œuvrer en deçà de toute intentionnalité, « qu'ils le veuillent ou non leur foyer c'est ici », est dans ce cas intimement liée à l’image du père défunt. Qu’il s’agisse du père de la locutrice, « mon père est à Soucy », ou de celui des enfants de Mme Voltimand, les morts semblent constituer le cœur même de ces foyers105. Ils ne reposent pas au cimetière comme le dit la locutrice, parce qu’« il n’y a plus rien ». Leurs demeures sont plutôt ces figures de maisons auxquelles ils lient de façon indéfectible les descendants. Mais les ressemblances ne s’arrêtent pas là. Mme Voltimand formule en effet le souhait de donner cette maison à sa file aînée :

105 On ne peut alors s’empêcher de penser dans ce cas, au mythe explicatif de la horde sauvage que Freud mobilise dans « Totem et Tabou ». Nous retranscrivons ici les principaux traits de ce mythe explicatif tel qu’il se donne à voir dans cet ouvrage : « (…) un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle. (…) Une fois réunis, ils sont devenus entreprenants, et ont pu réaliser ce que chacun d’eux, pris individuellement, aurait été incapable de faire. (…) Or, par l’acte de l’absorption ils réalisaient leur identification avec lui, s’appropriaient chacun une partie de sa force. (…) Après l’avoir supprimé, après avoir assouvi leur haine et réalisé leur identification avec lui, ils ont dû se livrer à des manifestations affectives d’une tendresse exagérée. Ils le firent sous la forme du repentir ; ils éprouvèrent un sentiment de culpabilité qui se confond avec le sentiment du repentir communément éprouvé. (…) Ce que le père avait empêché autrefois, par le fait même de son existence, les fils se le défendaient à présent eux-mêmes en vertu de cette « obéissance rétrospective » (…) Ils désavouaient leur acte, en interdisant la mise à mort du totem, substitut du père(…). » pp 163-165 résumées.

Page 110: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

104

« Ma fille aînée je pense que c'est une question matérielle. Elle est divorcée donc elle est seule avec ses enfants. Je suppose que ça a quand même une valeur, une maison. Elle a son père qui est décédé ici. Si, elle je pense qu'il y a quand même une question d'affectivité. Mais en même temps, comme elle est dans un H.L.M, malgré tout, c'est plus intéressant d'habiter ici. » Bien qu’il ne s’agisse pas dans ce cas, à proprement parler, de système à maison, on remarque toutefois que les circuits de transmission qui risquent d’être mobilisés, empruntent des voies identiques. Tout comme la maison de Soucy est revenue à la sœur aînée de la fratrie de la locutrice, c’est la fille aînée de Mme Voltimand qui risque d’hériter de la maison toulousaine. Cette dernière a d’ailleurs déjà initié en un sens le mouvement lorsque, au décès du conjoint de la locutrice, elle est venue habiter quelque temps cette maison : « quand mon mari est décédé j'ai eu deux ans de très mauvais où c'était ma fille aînée qui s'occupait de moi. Puis, petit à petit je me suis remontée. Je pouvais pas il fallait se soumettre ou se démettre ».

Page 111: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

105

3 - Le temps à l’âge de la vieillesse : les figures du « passage »

Les scansions du temps quotidien

« On est victime d’une illusion lorsqu’on se figure qu’une plus grande quantité d’événement ou de différences signifie la même chose qu’un temps plus long. C’est oublier que les événements divisent le temps, mais ne le remplissent pas ». 106 Si, comme le rappelle dans cette citation Maurice Halbwachs, il serait illusoire de confondre la richesse et la durée du temps avec son nombre plus ou moins élevé de divisions, de mélanger ce qui ressort de la texture ou de l’intensité du temps, et ce qui relève de son étalonnage, une des questions principales qui pourtant se pose avec une grande acuité aux personnes âgées que nous avons rencontrer, reste celle justement de la scansion et de l’épreuve de la durée du temps. C’est surtout au quotidien, dans ce temps d’entre les scansions plus rituelles et plus institutionnelles de la vie des personnes âgées, comme les dates-anniversaires, la venue hebdomadaire ou mensuelle des enfants tant attendue, les visites chez le médecin, le club de troisième âge, que se pose non sans quelques difficultés la question du réaménagement de ces temps courts. « Libérés » par l’abandon des anciennes activités qui structuraient le programme journalier des personnes (l’activité professionnelle plus souvent pour les hommes, les rôles maternels, grand-maternels plus généralement pour les femmes que nous avons rencontrés), ces temps du quotidien en reviennent alors à la sphère du privé et de l’intime, se sédimentent, comme nous allons le voir, préférentiellement dans la sphère domestique, posant inlassablement cette question répétitive du « que faire », avec laquelle vient le sentiment d’un « ennui » pouvant contaminer jusqu’au sentiment même du vivre : « Mme D. : (...) c'est peut-être un refus chez moi de vivre, je crois que c'est ça... Et vous allez peut-être rencontrer beaucoup de personnes qui ne vous le diront pas. L'ennui de vivre, le refus… Moi je vous le dis parce que je ne vois pas pourquoi je ne vous le dirais pas. Ce n’est pas un secret et ce n’est pas déshonorant » Comme le notait dans un travail de commande pour la Fondation Nationale de Gérontologie J. Barus-Michel107 « (…) le grand âge [semble déterminer] dans beaucoup de cas une expérience du temps qui se caractérise par l’effacement des reliefs temporels », ou tout au moins par la peur de l’effacement de ces derniers. C’est alors la perception du temps qui s’en trouve affecté. Il passe trop vite, ou trop lentement, il se dé-substantialise en quelque sorte, perd de sa densité et de sa matérialité : « E. : Et le temps vous me disiez que vous aviez l’impression que ça passe vite ? Mme Deschats. : Oh ça passe vite le temps. Oh la semaine elle pas plus tôt commencée qu’elle est passée. Et la vie (bute sur le mot qu’elle prononce comme en-vie) c’est pareil… Ça c’est triste par contre, que ça passe aussi vite le temps. On ne voit pas passer les choses, ça vous arrive comme ça… E. : On n’a pas de prise avec le temps ? Mme Deschats : Je sais pas euh.. Ça passe vite… Mme Deschats : Oh quand on travaille on est plus occupé. On a l’esprit plus occupé que quand on est seul, mais si on est seul on peut se rappeler, on peut se rappeler « tiens tu faisais ci, tu faisais la, tu allais ci, tu » L’idée d’une accélération du temps que Mme Deschat développe ici, traduit une certaine rupture dans la nature de son rapport au temps. Plus que son accélération, c’est le sentiment de l’absence de « prises » sur ce dernier qui importe ici. Si, comme le rappelait Merleau-Ponty108le

106 Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Columbia University Press, 1925, p 14 107 Jean Barus-Michel, Les retraités et l’expérience du temps, Fondation Nationale de Gérontologie, Paris, 1984 108 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945

Page 112: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

106

temps « (…) naît de mon rapport avec les choses », qu’en est-il de ce sentiment du temps lorsque, comme l’exprime ici la locutrice, ces mêmes « choses » passent si vite qu’on ne les « voit pas » ? L’absence d’« occupations » ne fait pas que libérer un temps, mais elle libère aussi l’esprit : « On a l’esprit plus occupé que quand on est seul, mais si on est seul on peut se rappeler ». Sans prise avec le temps, c’est-à-dire sans rien pour en scander la durée, c’est à « soi » et au sentiment d’une certaine solitude que renvoie ce temps envolé, ce temps qui ne s’arrête plus pour soi. Solitude de l’être qui est dans les propos de Mme Deschats comme un enfermement dont seuls les processus du ressouvenir offrent une possibilité de sortie. Il en va de même pour cette locutrice bien que la problématique temporelle s’inverse ici. Ce n’est pas que le temps nous laisse à côté de sa marche. C’est au sentiment d’une certaine béance de ce dernier que l’absence de scansions convie la personne. Le temps se dilate et n’en finit plus de passer, il n’est plus en quelque sorte qu’un seul et même champ de présence sur Lequel même la succession des jours ne semblent plus avoir d’influence. Immobile, il faut alors l’aider « à passer » comme nous le confiait ici Mme Bettine : « E. : Vous cuisinez souvent ? Mme Bettine : tous les jours, tous les jours, sinon qu’est ce que je ferais ? Des fois je me dis : je vais faire pour demain… ah non, non, demain y a le temps. »

Ainsi qu’un peu plus loin dans l’entretien : « E. : Est-ce qu’il y a d’autres activités que la couture ? Mme Bettine : Que la couture ? Repasser, je lave les, j’ai rien du tout sale… si je peux pas laver à la machine parce que j’en ai pas assez je lave à la main… et comme ça je passe le… Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? (…) [c’est] histoire de passer le temps parce que dés fois j’ai pas besoin de ce que je vais arranger, parce que je ne vais pas la mettre mais enfin… » Les occupations que l’on se donne répondent alors à de véritables stratégies d’économie du temps. Dans l’exemple que nous venons de citer, on voit bien à quel point pour la locutrice les activités domestiques répondent ici à ce besoin de scansion du temps quotidien et non pas à un besoin rationnel : « c’est histoire de passer le temps parce que des fois j’ai pas besoin de ce que je vais arranger ». De même, Mme Bettine ne s’avance jamais sur les tâches qu’elle aurait à faire le surlendemain, et ce, dans le seul souci de ne pas se retrouver aux prises, le jour venu, avec ce sentiment d’une vacuité temporelle. Il en va de même dans l’extrait suivant pour Mme Nouvel, qui fait en sorte que son réfrigérateur reste vide afin de pouvoir faire plus souvent les courses dans le quartier : (…) après tous les jours je vais faire mon petit marché. D’abord j’ai rien dans le frigo, ma fille me dit « toi tu as un machin d’étudiant ». Oui, je dis, y’a jamais rien dans ce frigo, pourquoi ? Parce que tous les jours je me force à aller à l’épicerie, au marchand de légumes, d’abord un contact avec les commerçants comme ça, on se dit qu’il faut les faire travailler les petits commerces, parce que quand même ils en ont besoin. Et puis c’est la vie, c’est la vie ». La sortie des temporalités de la vie active, fortement contraignante et institutionnalisée, laisse, comme le notait Jean-Pierre Rouch109, à charge de l’individu « (…) le soin de la mise en cohérence de ses propres temporalités dans des négociations permanentes avec lui-même, avec autrui, compte tenu des contraintes auxquelles il est soumis et des ressources dont il dispose ». Or, trouver le bon « rythme », la juste scansion de ses activités est affaire de touches successives, d’accommodements eux-mêmes temporels et non stabilisés, relève en un sens de cette intelligence tactique du coup par coup, que Michel De Certeau retrouvait dans les « arts de faire »110 : « M Léon : C’est comme je vous disais pour la voiture, les gens pense qu’on est “ jojo ” et qu’on ferait mieux de rester au lit. C’est vrai. Le matin, je me suis toujours levé à 5h30, 6h, à 7h. Je ne peux pas rester au lit, je regarde le plafond. Alors je me dis « que t’es bête, tu perds ton temps ». Tout le monde me dit « t’es pas obligé de te lever à 7h30, t’as qu’a te lever à 9h ». Je ne peux pas. Je me suis levé toute ma vie tôt. C’est une habitude. Quand j’entends dire qu’il faut que je me lève à 10h, je me dis... C’est pas possible. Je

109 Rouch J.-P.Instants d’Images : approche sociologique de l’image, du temps et des rythmes sociaux, Thèse de Doctorat NR, dir. J.-M. Berthelot, Toulouse, Janvier 1996. 110 Michel De Certeau, L’invention du quotidien, les arts de faire, Tome 1 Fayard, 1990.

Page 113: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

107

sais pas, je sais pas ce qu’il faut faire. Je suis en rodage pour le moment. J’ai trouvé déjà ma matinée, elle est très bien organisée. Se lever, se laver, la méditation, le bréviaire, la messe, le lit, et la soupe. C’est bien organisé, ça. »

L’image d’un « rodage » du temps, telle que l’exprime ici M. Léon illustre remarquablement bien ici cette forme d’intelligence circonstancielle que décrit l’auteur de « l’invention du quotidien ». Le locuteur s’essaie à une forme de scansion de son temps, il l’éprouve, et rien ne dit effectivement qu’elle se stabilisera de façon définitive. Bien sûr, ces rythmes que l’individu se trouve à devoir réinventer, à retrouver, ne se structurent pas de façon complètement aléatoire. Il y a peut-être avant tout cette prégnance des temps incorporés durant la vie active à laquelle le locuteur nous dit ne pas pouvoir échapper : « le matin, je me suis toujours levé à 5h30, 6h, à 7h. Je ne peux pas rester au lit, je regarde le plafond. Alors je me dis « que t’es bête, tu perds ton temps » ». Des rythmes qui perdurent un peu à la manière dont perdurent les images rétiniennes : une fois la paupière fermée reste comme la trace, la forme de cette image. Ils constituent le point de départ de l’organisation de la journée de M. Léon, et si le sentiment de « perdre son temps » pourrait survenir si le locuteur se forçait à rester quelques heures de plus au lit, comme on le lui fait par ailleurs remarquer, ce n’est peut-être bien sûr pas parce que le locuteur a des impératifs temporels, ni même parce que l’ensemble de l’organisation de sa journée s’en trouverait changée, mais parce que ces rythmes sont si profondément présent dans les mouvements même du corps du locuteur, que c’est l’ensemble de sa perception du temps qui s’en trouverait bouleversée. Pour cette autre locutrice c’est surtout avec les rythmes du corps que l’on s’efforce de ruser. Les accommodements que l’on trouve étant alors autant de « bons tours », d’ « astuces » trouvées à l’égard de contraintes sur lesquelles on a aucune prise, et qui permettent de se définir encore comme « sujet » malgré les altérations de ses propres rythmes corporels : E. : Vous me disiez qu’à partir d’un certain âge on a des, des manies ? Mme Deschats : Oui je vous dis on se lève la nuit, je me couche très tard. Je me couche c’est 2h du matin, et je me lève tôt. Puis ce matin à cause de Céline qui a couchée ici, je me suis levée à 6H45… Je me lève pas à 9h ni 10h, 7h30 au plus tard je suis debout. E. : Donc on dort moins longtemps. Mme Deschats : Oui mais le peu que je dors, je dors bien. Si je me couche comme tout le monde, 10H30, 11H30, à 3H30 je suis réveillée, je me rendors plus. Alors j’ai pris cette tactique, je me couche c’est 2H00 du matin ! Des fois peut-être plus. Et après je dors. » Reste cependant que la capacité à se donner, à s’inventer un temps, ces formes de tactiques temporelles buttent sur certaines limites. Pour de nombreuses personnes en effet, il y a toujours certains instants de la journée, généralement, les moments de transition entre les différents découpages journaliers, qui posent problème comme le début ou la fin d’après-midi. Si les matinées « passent vite », les après-midi semblent inversement s’éterniser : M Léon : Le matin çà passe vite, la messe, la méditation, le bréviaire, le journal et la cuisine c’est déjà midi et demi. Je fais la cuisine depuis longtemps. L’après-midi de deux heures à trois heures, je sors. Une heure à peu près, à ce moment là il y a un petit vide, je bouquine. Mme D : Ah le temps est plus long.. Le temps est plus long. Les après-midi sont plus longues, je trouve. Mr. : La matinée est vite passée. Mme. : Les après-midi sont plus longues. Mr. : Les après-midi sont plus longues, maintenant moi quand j’ai quelque chose à la télé comme le tennis, alors là.. je vois pas le temps passer, là ça va.. Si y’a un match, demain y’a un match de rugby alors là, il passe deux heures, je les vois pas passer »

Bien que nous n’ayons pas plus de données à ce propos, on peut émettre ici l’hypothèse que la difficulté à « occuper » ces instants précis de la journée, tiendrait pour partie à la capacité d’étirement ou de recouvrement temporel de ces activités que l’on se donne pour organiser son temps. On peut certes effectuer avec « lenteur » des tâches que l’on pourrait autrement accomplir en beaucoup moins de temps, et, à ce titre, plusieurs auteurs ont pu déjà souligner ce

Page 114: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

108

plaisir de la lenteur que peuvent avoir les personnes âgées, mais il semble que la transitivité de certaines actions, la distension du faire bute sur des limites intrinsèques au déroulement même de l’action entreprise. Restent alors des temps morts, aveugles, que des objets comme les téléviseurs, dans l’exemple précédent et le suivant, ont pour but de combler : « E : C’est à quel moment comme ça, qu’on pense ? Mme.G. : Ah.. Souvent, souvent quand on va au lit. Dans la journée y’a la télé ça fait passer, après on pen./euh ça vient ça tout seul on pense à ci on pense à là.. E : Vous me disiez souvent au moment d’aller se coucher.. Mme.G. : Ah oui. Oui, c’est dur on est seul, on est seul mais enfin là je m’y suis bien habituée hein ? » Routinisation et souci de soi On ne saurait toutefois limiter la portée et la richesse de ces activités quotidiennes à la seule question de l’organisation de son temps. A la suite d’autres auteurs, il nous faut à notre tour insister sur la signification temporelle de ces routines111 de ces « rituels » à faible définition sociale et pourtant si importants au moment de la vieillesse, qui se déploient dans le fond semi conscient, dans cet « ensommeillement de l’être » tel que l’écrivait Camus, de notre activité quotidienne. La vie n’est pas tissée que de cette matière événementielle qui constitue habituellement la chronique. A l’opposé de la geste du « héros », vient celle de l’homme du quotidien, un univers du faire tout entier dévolu à l’accommodement, à la conservation, au maintien et à la culture, dans le retour des mêmes gestes, dans la routinisation de ce temps du commun, du sentiment d’une certaine sécurité : «(…) à des degrés qui varient selon les contextes et les caprices de la personnalité de chacun, la vie quotidienne suppose une sécurité ontologique qui est l’expression d’une autonomie de contrôle corporel dans les routines prévisibles »112. Or cette peur de la perte de tout contrôle corporel, l’anticipation de l’entrée dans une vieillesse de la déficience et du grand handicap, constitue un des éléments essentiels du vécu temporel des personnes que nous avons interrogés, comme en témoigne ici Mme Guigue (87 ans) : « Ah oui, moi vous savez la maison je l'aime bien, mais j'aime bien être, bouger, parler, voir du monde. Sinon, on s'enterre avant l'heure… Parce que j'en vois beaucoup de mon âge elles sont là à croupir dans la maison. Mon Dieu! Moi je ne peux pas hein?! Faut que je bouge un peu. Je vous dis pourtant, la jambe elle m'en donne, mais je marche quand même. (…) Vous savez si vous commencez à vous « englutiner » dans le fauteuil et dire « je ne bouge plus », vous êtes foutu ». Comme on peut le noter l’ensemble de l’extrait se structure autour d’une série d’oppositions entre des verbes d’action d’une part -« bouger », « marcher »-, et d’autre part des verbes soulignant inversement l’absence de mouvement, l’immobilité comme « croupir » ou « s’englutiner », néologisme que forme pour l’occasion la locutrice, et qui tous se trouvent attachés à la description de la maison. A demeurer chez-soi, l’espace et le temps de la personne semblent comme se recroqueviller. Comme l’évoque David Lebreton il y a cette image de la vieillesse dont il faut se prémunir et qui est celle d’un « désinvestissement de soi » , d’un « retrait progressif de la symbolisation de son rapport au monde »113. Un objet, dans la description de Mme Guigue, occupe ainsi le centre de focalisation à la fois de cette appréhension à se retrouver immobilisée, et de la description de ce phénomène de « désinvestissement » : le « fauteuil ». Elément de confort par excellence, il agrège ici les défauts hypertrophiés de ses qualités. Si l’on se doit de faire des efforts pour « bouger », ce fauteuil, lui, représente alors la tentation à l’immobilité. Il fait littéralement piège, il « englue » celui qui s’y abandonne, l’entraînant dans un processus quasi végétatif. Face à ce risque, face à

111 Georges Balandier, Essai d’identification du quotidien, Cahiers Internationaux de Sociologie, LXXIV, 1983, pp. 99-110. Pierre Sansot. Du bon usage de la lenteur, Paris, Payot, 1998. 112 Antony Giddens, La constitution de la société, Quadrige, PUF, 1987, p 99 113 David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Quadrige, PUF, 1990, p 148.

Page 115: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

109

ce délitement de la vie, il convient alors de proclamer sa « compétence à vivre », de faire preuve de sa capacité à maintenir une certaine cohérence qu’assurent les routines quotidiennes comme nous pouvons le voir dans l’extrait suivant : Si on s’est mis à entretenir l’ordre vous êtes pas comme… On voit que vous vous entretenez. Parce qu’on voit des personnes, même au club du troisième âge, qui ne doivent pas prendre la douche tous les deux jours. Ça se voit.. Et elles ont… tout va avec, je trouve. Vous avez besoin de vous sentir propre parce qu’une personne âgée a une odeur qui n’est pas comme les jeunes. (…) E : C’est quoi cette odeur de la vieillesse, c’est… Mme. G. : Je ne sais pas ça a une odeur. Il me semble que ça a une odeur. Et même que j’ai une belle-sœur là, celle qui a perdu son mari, la pauvre aussi, qui avait, quand elle a 68 ans, elle me dit « mais on sent pas mauvais ! », elle trouve qu’elle vieillit elle aussi. Mais moi il me semble, les pieds, tout ça c’est, c’est pour ça qu’il faut s’entretenir. Et ça on peut se le faire si on veut. On peut se le faire tout ça. Se couper les ongles, se nettoyer les mains, etc. Vous croyez pas ? » E : Est-ce que entretenir son, son chez-soi, son logement c’est aussi s’entretenir soi ? Mme.G. : Ah, oui. Je crois. Oui, parce que la personne voyez ? En, en voyant la personne « oh, vous dites, comment ça doit être chez elle ». Pour moi c’est ça. E : Son logement c’est aussi soi/ Mme.G. : Ah oui se tenir un logement propre c’est quelque chose quand même.

Entretenir l’ordre de la maison ici est explicitement associé par la locutrice à l’entretien de l’ordre même du corps, comme si l’organisation interne de la maison, organisation qui détermine son bon fonctionnement, sa bonne tenue, entrait en étroite correspondance avec l’organisation interne de son propre corps. Il s’agit littéralement pour la locutrice de dissimuler ces manifestations du fonctionnement physiologique d’un corps qui perd toute dépendance à l’égard de l’individu. Mettre de l’ordre, maintenir une certaine propreté c’est mettre à distance, reporter sans cesse ce moment de la vieillesse où «(…) le refoulement du corps n’est plus possible », où ce dernier se dévoilera dans sa plus rugueuse réalité. La vieillesse, pour Mme G., a ainsi une « odeur », une odeur désagréable et significative qui, le détail n’est peut-être pas anodin, se trouve attachée aux extrémités du corps. Lutter pour l’ordre interne du logement, pour le maintenir en état de fonctionnement c’est en effet ne pas succomber au délitement d’un corps qui semble aux prises avec des forces de dissolution. Ce sont ainsi, d’abord les « extrémités », les parties les plus « éloignées », les moins « accessibles », qui commencent à se manifester, jusqu’à ce que soit la personne en son entier qui cède à ce désinvestissement. Les routines quotidiennes, ces activités du faire domestique, parce qu’elles offrent le support d’une récurrence rassurante, ouvrent à la perception d’un temps cyclique. Retours, répétitions, de gestes et d’activités identiques assurent alors métaphoriquement le maintien d’une certaine « mêmeté » du corps et de ses mouvements biologiques. Au travers de valeurs comme celles de la propreté et de l’ordre, au travers de cette geste du quotidien, c’est l’assurance de la continuité de cet « (…) enrobement des mouvements physiologiques », de cette « décence » du corps, caractérisant selon Levinas la vie humaine, qui est visée114. L’affairement aux tâches quotidiennes est souci, culture de soi, exprime ce désir de « conservation » comme en témoigne ici Mme D : « Ca compte le logement. La femme toute sa vie a tenu un appartement. Elle était responsable de la tenue d'une maison. C'est pas toujours rigolo, c'est toujours répétitif, et c'est souvent fatigant. Et puis en vieillissant on a envie de vivre dans, sans avoir à le faire, et c'est assez important. Et je pense que c'est pour ça que la femme se maintient peut-être plus longtemps, c'est parce qu'elle a le sentiment d'être nécessaire, je ne dis pas indispensable, hein? Personne n'est indispensable, mais nécessaire. Ça la maintient. Mais arrive un temps où elle aurait envie que tout se fasse sans qu'elle s'en occupe. Moi je suis paresseuse là-dessus mais je le fais parce que je peux pas supporter la saleté. Et je pense que pratiquement aucune femme ne supporte la saleté. (…) On se sent encore pas trop vieille quand on est arrivée à faire qu'une maison soit propre et… accueillante, si possible… ».

114 Emmanuel Levinas, Le Temps et l’Autre, Quadrige, PUF, 1983, p 20.

Page 116: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

110

Voisiner avec la mort : une poétique du reste

Vient un temps dans la vieillesse où s’impose peu à peu ce sentiment du « trop » duquel délivre une certaine poésie du reste. Comme l’écrit Pierre Sansot : « Je demeure. Je résiste »115. Chaque année, comme nous le confiait cette locutrice, est « en plus », presque en « surplus », comme s’il y avait là une sorte d’indécence ou d’incongruité à persévérer dans le vivre : « (…) à la fin de la vie, j'ai vécu 82 ans, je trouve que c'est bien assez. Maintenant chaque année qui m'est donnée je ne peux pas faire autrement que l'accepter ». Pour d’autres personnes ce sera le sentiment d’« avoir fait sa vie » ou son « temps », qui sera exprimé, comme si on pouvait avoir « trop durer ». « Demeurer », dans l’étymologie latine du mot, c’est résider parmi les morts : après un long voyage Ulysse prend le temps d’un séjour parmi les défunts. Beaucoup de personnes âgées témoignent en effet de ce voisinage des disparus : les proches, les amis, les connaissances, cet univers de sociabilités sur lequel se fondait le sentiment d’appartenir à une même génération, de partager un même « monde » et qui ne sont plus là… On « reste ». Et l’on peut avoir le sentiment de se retrouver en terre étrangère116. Au voisinage de sa propre finitude une certaine poésie du « reste » et de la trace se décline. On se prépare, on s’organise, de diverses manières, à « passer » irrémédiablement de l’autre côté du monde. Le reste c’est aussi l’ensemble de ces « choses », parfois trois fois rien, des « bibelots », des meubles de famille sans valeur si ce n’est affective ; ces objets que l’on a accumulés et qui nous ont accompagné tout au long de notre cheminement. Il est alors un temps où il devient nécessaire de « trier » le reste. Importance du tri d’autant plus grande qu’avec l’âge les objets perdent en valeur, on y attache moins d’importance. Il faut alors trier les albums de familles, les photos ou les objets qui envahissent son chez-soi, ceux que l’on laissera aux descendants ou ceux qui seront vendus ou plus simplement encore jetés. Tout ne se transmet pas, ni à n’importe qui. Peut-être ne veut-on pas non plus encombrer les vivants. Mais il y a aussi une nette différence entre le mémoriel et l’odeur âcre de naphtaline que dégage le mémorial, entre ce qui persistera et la mémoire morte, embaumée de la relique. On organise la trace : on écrit, ou on émet le projet d’écrire sa vie, pour y mettre de l’ordre pour soi, mais aussi pour ceux à qui l’on a décidé de transmettre quelque chose. Dans l’organisation du reste s’ancre un véritable travail de deuil.

L’adieu, l’étrangeté du monde Il est un temps dans le vieillir où le groupe de pairs, ce groupe qui constituait un point de référence et un lien avec le monde, disparaît. Celui ou celle qui reste c’est alors aussi celui ou celle en charge de l’« adieu », dans les différents registres de sens que cet adieu connaît : « (…) le salut ou la bénédiction donnée au moment de la rencontre ; le salut ou la bénédiction donnée au moment de se séparer, et de se quitter, parfois pour toujours : sans retour ici bas au moment de la mort ; l’à-dieu, le pour Dieu ou le devant Dieu avant tout et en tout rapport à l’autre (…) Tout rapport à l’autre serait, avant et après tout, un adieu »117. A la fois reconnaissance et départ, perte, l’adieu isole, on se retrouve seul comme le décrit dans cet extrait M. Nouvel : « Mme. : Parce que on pense où on va ? hein ? La fin ! M. : Non, on pense… Moi c’est pas ça. Ça me tracasse pas, enfin je me dis… (…)Vous savez j’ai vu mourir mon beau-frère là. Jusqu’à la dernière seconde d’un cancer, sa sœur. Ils sont partis y’a pas tellement longtemps. Ça vous grave ça. Moi je vois quand j’allais dans l’Aveyron chez moi, avant je retrouvais toujours des copains, mais maintenant, petit à petit ils sont partis, les derniers là y’a pas longtemps… ça, on y pense quand même à ça ».

115 Pierre Sansot, Ce qu’il reste, Paris, Payot, 2006, P 169. 116 Serge Clément, Le discours sur la mort à l’âge de la vieillesse, in le vieillissement au grand âge, Retraite et Société n°52, 2007, 64-82. 117 Jacques Derrida, L’éthique du don. Donner la mort, Publication du colloque de Royaumont, Métaillé, décembre 1992, p 51.

Page 117: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

111

De sa mort, c’est d’abord au travers de l’expérience de la mort d’autrui que l’on en prend conscience (« ça on y pense quand même à ça »), au travers de l’expérience de cet adieu que profère celui qui reste et qui est affection de la perte du proche, mais aussi un véritable arrachement à soi-même, au monde de cette communauté qui partageait les mêmes repères et au sein de laquelle on pouvait se sentir « chez-soi » : « E: Et vous l'avez jamais retrouvé après ce sentiment de chez-soi ici? Mme Bettine : Non... On ne le trouvera jamais. Et non, là-bas euh, on a eu toute la famille et les amis. Et, et quand on est arrivé ici ça a été comme une poignée de mouches qu'on laisse partir. Chacun s’est en allé

de son côté… Et, ici, regardez je vous dis, on était 27 cousins maintenant il en manque hein ? … Il en manque. » Comme l’écrit Serge Clément, « la perte de ceux qui ont constitué avec soi un type social, qui ont vécu sur un rythme proche les changements sociaux (…) est vécue comme un abandon irrémédiable »118. Mais elle se double aussi souvent de ce sentiment de culpabilité que peut éprouver le survivant : « Mme Bettine : Non. (…) la cuvée des cousins, on est 27 cousins, déjà ils sont morts ... presque la moitié, mais la plus vieille c'est moi. Et la plus vieille elle est là. Les jeunes ils sont partis et la plus vieille elle reste… Et oui… » La mort d’autrui est alors « (…) dans ma déférence à quelqu’un qui ne répond plus, déjà une culpabilité - une culpabilité de survivant »,119 comme s’il y avait là quelque indécence à vouloir persister, une forme de trahison, comme l’écrit Pierre Sansot, à l’égard de ceux qui ont été laissés derrière soi120. Mais aussi parce que le dialogue a été rompu avec ceux qui étaient plus à même de nous comprendre, c’est au sentiment d’être étranger à son temps, ou plutôt à ce temps, celui duquel nous ne participons plus, que la perte des pairs nous délivre : « Mme D. : Avant on avait le même cursus de vie, on faisait les mêmes choses, on voyait les mêmes choses (…) Maintenant non. Notre génération se sent étrangère au monde qui existe et qui monte. Etrangère et incompréhensible. On n’arrive pas à comprendre ce qui arrive, on en a peur… » S’amorce alors un long et lent travail de deuil, comme une marche constante hors ce monde que l’on a plus le sentiment de comprendre. A l’inverse de ce qu’a pu montrer Louis-Vincent Thomas à propos des sociétés africaines : « (…) l’expérience du temps dans le vieillissement qui amène un individu de plus en plus vers le dehors de la communauté des vivants est celle qui le met le plus au-dedans de cette communauté »121, notamment parce qu’il est invité à jouer un rôle de plus en plus important d’intercesseur avec le monde de la surnature, dans nos univers culturels, il est un temps du vieillir qui exige de la part de l’individu un retrait de plus en plus marqué de la société : Mme D : Oui. Et pas d'actualités. Bon je me tiens au courant parce qu’il faut bien. Je reçois un hebdomadaire et je m'y tiens. Je sais ce qui se passe je sais qu'il faut voter « oui » ou « non », « non » « oui », mais je ne suis pas concernée. J'ai téléphoné à mon gendre j'ai dit « Qu'est-ce que je dois voter? ». Parce que ça ne me regarde pas. Moi j'aurais fini bien avant… alors « dites moi vous et vos fils qu'est-ce que je fais ». Et je ferais ce qu'ils me disent. Sans poser de questions. C'est peut-être la sagesse, ou la bêtise j'en sais rien… Tout au moins c'est l'abandon de mes propriétés personnelles... »

Organiser son départ : le temps du tri Ce travail de deuil de soi, ce retrait progressif, ne se fait cependant pas seulement au regard de la mort d’autrui et de la perte de référents générationnels. Ce qu’il reste, ce sont aussi tous ces objets d’une vie, accumulés. Mais on sait bien au final que les tableaux, les meubles, les vieux 118 Serge Clément, Vieillir puis mourir, Prévenir n° 38, 2000. 119 Emmanuel Levinas, Altérité et transcendance, Fata Morgana 1993, p 21. 120 Pierre Sansot, op.cit. 2006, p 167. 121 Louis Vincent Thomas « La vieillesse en Afrique noire », revue Communications, n°37, 1973, pp.69-88 ; op.cit, Barus-Michel J. et alii, « Les retraités et l’expérience du temps », FNG, septembre 1984, p.25

Page 118: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

112

services à cuisine qui nous ont un temps accompagnés, rejoindront inévitablement à notre départ le vaste circuit des échanges des biens : « M. Léon : Je n’attache pas d’importance à une chose plutôt qu’a une autre. On met derrière chaque objet quelque chose, mais il arrive un temps qu’à mesure qu’on vieillit, on s’y attache moins, parce qu’on sait que ça va être dilapidé, parce qu’on le dit partout chez les jeunes, tu sais tonton, tous ces verres, tout ça Pfou ! On te le foutra en l’air. Ils le foutront à Emmaüs tout ça. Et oui, c’est comme ça. C’est des trucs comme ça. On finit par se détacher. Je leur dis prenez ça, je vois le moment où il faudra que je déménage dans deux pièces ou je ne sais pas combien, où je vais m’y mourir dans 10 jours, je vais m’y mourir dans 10 jours. Il faut que je sorte, que j’aille au jardin. On s’y attache dans la mesure où on a trimé pour l’avoir, mais après. Je crois qu’on se détache, pourtant c’est pas vrai, parce que les vieux de l’hôpital ils regrettent toujours ce qu’ils avaient à la maison. (…) Je ne sais pas. Je crois qu’il faut se détacher. » Comme le dit explicitement dans cet extrait M. Léon, on « se détache » parce que l’on devine le destin de ces objets où l’on avait déposé ce « quelque chose » qui le rendait « unique », l’individualisait parmi la foule hétéroclite des autres choses dont on pouvait se charger. Se détacher anticipe la perte, la dilapidation de ces objets qui ont un temps supporté nos investissements identitaires122. L’imaginaire qui enrobait ces objets, cet imaginaire qui justement faisait qu’ils pouvaient être investis de sens, se délite peu à peu. Ce n’est pas que celui-ci faiblisse. Les multiples hésitations du locuteur nous montrent à quel point ce détachement peut-être douloureux, combien il est difficile de l’accepter pleinement. Mais l’expérience directe de la perte ne serait-elle pas plus douloureuse encore ? Et puis ces objets finissent par accuser eux aussi les coups du « temps ». Pour certaines personnes, l’on se détache de ces objets parce qu’ils finissent par renvoyer à son propre vieillissement comme c’est le cas pour cette locutrice : « E: J'aimerais qu'on reparle un peu de cet appartement. Parce que je vois là que vous l'avez un peu décoré quand même... Vous aimez bien décorer? Mme Bettine : Oui, oui. Mais là j'ai rien du tout de beau c'est tout vilain comme moi. Et oui… E: Vous ne trouvez pas qu'elle est jolie la décoration? Mme Bettine : Non, non… ça suffit, ça suffit. Je veux pas plus. » Si l’on se retire, c’est pour éviter une blessure plus grande encore que celle de l’abandon progressif et volontaire de cet univers d’objet qui nous entourait. C’est peut-être aussi parce que l’on devine à quel point tous ces riens que l’on a accumulés une vie durant n’auraient à tout autre regard que le sien, aucun sens. Avec le détachement débute alors pour de nombreuses personnes un véritable travail de tri et de redistribution. Si l’on ne sait pas à où ces objets se retrouveront après sa mort, autant alors les donner soi-même, le don permettant d’euphémiser en quelque sorte le sentiment de perte en récupérant une part d’intentionnalité dans le destin de ces objets : «Mme Delyle : Vous savez quand on prend un certain âge on arrive à se débarrasser des trucs (…) J’ai connu beaucoup de personnes âgées que euh.. elle me dit, vous savez, alors des nids à poussière on s’en débarrasse, d’ailleurs j’ai un grand cochon dans la cuisine comme ça pour mettre des cuillères en bois, c’est elle qui me l’a donné. Et puis autre chose en dessous pour mettre les oignons, elle me dit « vous savez », elle me dit « quand on arrive à un certain âge hé ? on attache pas trop d’importance, on sait pas où vont atterrir les choses alors autant qu’on les donne à quelqu’un qu’on connaît ». Certaines formes originales de tri apparaissent alors, comme celui des photographies, qui sont autant d’occasions de remettre de l’ordre dans sa propre biographie comme dans la mémoire familiale : « E: Vous avez jamais écrit ou vous avez jamais… Mme Bettine : Non, non, non… Pour quoi faire ? À quoi ça sert ?... C’est comme les photos. Quand je suis arrivé je vous dis j’avais rien du tout comme photos. Et après mes cousines elles m’ont donné, parce qu’elles avaient des doubles, des photos de ma grand-mère, mon grand-père, de mon père, de… enfin, des doubles. J’ai une valise pleine, parce que toutes elles m’ont donné, j’ai une valise pleine. Alors l’autre jour j’ai vidé les armoires, c’est vrai hein ? Je vais chercher ces photos et je vais vous les donner. A chacun je vais lui donner ses photos… Parce que qui c’est qui

122 Serge Tisseron, Comment l’esprit vient aux objets, Aubier, 1999

Page 119: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

113

va prendre après ces photos ? Ils vont dire « Et qui c’est celle-là, et qui c’est celui-là »… C’est vrai ou pas ?... Moi je le vois comme ça hein… » Dans ce tri des photographies de famille auquel s’adonne la locutrice nous retrouvons là aussi cette forme d’anticipation sur sa propre fin, et la répartition des biens qui y succèdera. Mais plutôt que de laisser au hasard des partages le destin de ces photographies de famille, plutôt que de prendre le risque qu’elles se perdent sous des regards qui ne sauront reconnaître les personnes présentes, fixées dans le papier photosensible, on les trie pour les rendre à qui de droit, à ceux qui seront en mesure d’identifier un ascendant ou un collatéral, pour qui l’image sera le support ou l’aide d’une reconstruction généalogique : «Mme Delyle : Je me suis débarrassée des photos. (…) Pendant qu’il était en Algérie j’allais chez mon frère et j’ai des photos, des photos j’en ai prises. Mais mon fils… il connaît bien sa cousine il a des photos avec lui… tous les deux qui se, c’est bien, mais quand elle était bébé ça ne lui dit pas grand-chose. Pour que ma belle fille les mette au feu ou les jette ? J’ai ramassé toutes les photos de ma nièce, et je les ai données à ma nièce et ses petites-filles, ses filles plutôt. Et elles ont été heureuses de voir leur maman, ce n’est pas la même chose. Là, ça ne sort pas de la famille. Et là de nouveau la dame que je vous dis que son fils il était PDG, ben j’ai ramassé toutes ses photos et… Ma belle-fille ? Elle va toutes les jeter. Elle ne connaît personne. Et mon fils ne le connaissait pas quand il était jeune. Ah j’ai des photos avec eux quand ils sont plus grands. Alors là quand il y est ça va mais… C’est comme mes amis d’enfance là, si je vais à Nîmes j’ai trié des photos, eux ils ont une fille, ce n’est pas pareil les filles conservent d’avantage. Et alors j’ai trié les photos et je vais les lui donner. Là, en partant à Nîmes. Mon fils ne les connaît pas. Il les connaît quand elles sont avec lui. Mais euh, de tout jeune quand j’étais jeune fille, ou quand j’étais avec eux, il ne les connaît pas. Comme ma nièce il la connaissait pas bébé, il l’a pas connu. Et si il la voit la photo, si j’y mets pas deux photos à côté il ne saura pas qui c’est. Alors ce n’est pas la peine de les garder. Alors je préfère m’en débarrasser plutôt que de savoir qu’elles vont être jetées à droite ou à gauche, plutôt que de les perdre… » Il en est de même dans cet exemple, pour Mme Delyle, bien que les pratiques de tri soient plus complexes ici et obéissent à des logiques différentes. L’essentiel pour la locutrice est, comme elle le dit elle-même, que « ça ne sorte pas de la famille ». Cette crainte de la dispersion de la mémoire familiale dans une autre lignée que la sienne trouve ainsi dans la figure de la belle-fille, l’image même de l’intrus susceptible de venir désorganiser, d’introduire un certain chaos dans cette mémoire.

Page 120: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

114

Page 121: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

115

4 - Le récit et l’expérience temporelle des plus âgés :

l’exemple de Léon Nous nous proposons dans ce qui suit de donner quelque aperçu de la pertinence et des limites de l’application à des entretiens d’enquêtes retranscrits d’une analyse narrative. Précisons d’emblée que n’étant pas nous-mêmes « littéraire » nous ne saurions réaliser une analyse exhaustive de la structuration de la narration dans ces différents entretiens. Toutefois, une telle analyse ne constituant pas une fin en soi de notre travail, étant donné que nous nous intéressons à l’expérience temporelle des plus âgés, nous nous contenterons ici de mobiliser dans ce but de tels outils. Quelques précisions toutefois s’imposent afin de guider notre lecteur dans la façon que nous allons avoir de considérer ces textes de paroles que sont les entretiens retranscrits. Et, en premier lieu il convient de préciser ce « vocable de la narration » désormais entrée dans l’usage courant de la langue. Au même titre que G. Genette nous considérons que tout texte, tout discours, en fait toute mise en ordre individuelle de la langue dans le but de produire un récit, peut être compris et analysé sur trois plans, trois niveaux :

a- Au niveau de ce qu’il signifie, de son contenu, l’accent dans cette perspective étant mis sur l’histoire rapportée par le locuteur, sur le contenu informatif de l’entretien, niveau auquel les sciences humaines s’adressent le plus souvent : le contenu informatif que produit dès lors la personne est réinvesti dans une autre entreprise textuelle et intellectuelle qui est celle de la production d’un énoncé scientifique, de la validation ou de la réfutation d’une cadre d’intelligibilité théorique

b- Au niveau narratif, c’est-à-dire au niveau de la façon dont l’histoire et le contenu informatif s’organise. Nous nous trouvons ici dans le domaine du signifiant du texte, du discours. Ce qui importe dès lors, tout autant que l’histoire rapportée, c’est la façon dont justement elle est rapportée, l’ensemble des jeux formels dont un locuteur use pour la mettre en scène, pour publiciser son histoire ; jeux qui, bien entendu, ne sont pas sans posséder leur propre signification, effets qui ne sont pas neutres quant au sens qui s’en dégage.

c- Au niveau plus général de la production de la narration. Ce qui importe à ce stade ce n’est alors plus seulement l’histoire, et la façon dont celle-ci est rapportée, mais « l’ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle l’acte narratif prend place ». En termes plus sociologiques, et pour donner une perspective théorique à ce niveau d’analyse, c’est ici tout le « travail de l’analyse conversationnelle » qui prend place, et dont le but est de rendre compte, en ce qui concerne toutes formes de discours visant un allocutaire, comment le sens d’un énoncé est le fruit d’un savoir et d’un travail de production partagé.

Page 122: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

116

Les Différents niveaux d’analyse du discours

�Genette : Qu’est-ce qu’un récit ? En fait la production et le développement aussi monstrueux soit-il, d’une forme verbale : Je puis dire « je suis allé X » ou bien, m’étendre sur ce cheminement, sur le paysage parcouru ou l’action entreprise. De même, je puis conter ma vie de façon brève et minimaliste en ne citant que quelques événements, ou bien lui donner une plus grande amplitude, insistant sur tel aspect, tel moment. A ce titre, les formes de reconstruction narrative identifiées par Vincent Caradec123, celles de Curriculum Vitae, d’épure de soi ou de fragments de vie, se basent sur ce degré de développement de l’acte narratif. On peut être plus ou moins prolixe sur son parcours narratif, et cette production plus ou moins laconique, plus ou moins développée, fait sens en termes sociologiques, tout le monde ne possède pas les mêmes capacités cognitives de narration, mais aussi en termes individuels de structuration identitaire. Il convient de noter toutefois que fonder une typologie des modes d’énonciation de soi sur la base de l’ampleur plus ou moins accordée à son propre parcours de vie est une question en réalité éminemment temporelle. Mesurer l’amplitude de développement d’un énoncé, d’un événement dans une narration, c’est en réalité prendre la mesure du temps accordé dans cette même narration à un événement dont la temporalité ne correspond pas forcément à celle qui est accordée dans l’énonciation. C’est que, comme le note Christian Metz, « Le récit est une séquence deux fois temporelle… : il y a le temps de la chose racontée et le temps du récit. Cette dualité n’est pas seulement ce qui rend possibles toutes les distorsions temporelles qu’il est banal de relever dans les récits ; plus fondamentalement elle nous invite à constater que l’une des fonctions du récit est de monnayer un temps dans un autre temps » (cf. l’approche littéraire mentionnée dans ce document). Au final, relever les phénomènes de distorsion temporelle de toute narration, qu’elle soit orale ou écrite, en termes temporels, n’aboutit qu’à une seule et même chose : noter les phénomènes de distanciation dont le sujet parlant peut faire preuve. Toute narration en ce sens est une prise de distance, un retour réflexif, un effort de maîtrise : monnayer ce temps de vie en un temps de parole, un temps raconté, c’est en réalité une façon

123 Vincent Caradec, Vieillir après la retraite, Approche sociologique du vieillissement, PUF, 2004.

Page 123: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

117

plus ou moins heureuse, plus ou moins réussie, plus ou moins développée, de sortir de ce temps afin d’avoir à son égard quelques prises.

Analyse de l’entretien de M. Léon, ancien prêtre-ouvrier aumônier dans un hôpital castrais.

Positionnement social et parcours biographique : Agé de 81 ans, né à Albi en 1917, il réside à Castres où il vit seul. Cadet d’une famille ouvrière, comptant déjà trois filles qui sont toutes trois décédées, il éleva ses deux neveux, à la mort de la plus jeune. Très admiratif de la droiture de son père, non croyant, il reste évasif quant à sa « révélation », qu’il connut dès son adolescence. Nommé vicaire à 25 ans, après avoir suivi des études supérieures de théologie, il débute dans de petites communes près de C puis est nommé dans une grande paroisse, M et ses alentours, A (1961-74), S (1974-88), puis enfin il devient aumônier des hôpitaux de C jusqu’en septembre 1998, date de sa demande de retraite, pour raison de fatigue. Ayant été à la tête de paroisses importantes il est longtemps resté une figure emblématique du tissu local. Si le choix de l’aumônerie a limité son champ d’activité essentiellement à l’intérieur de l’hôpital il est resté proche de son diocèse, par la visite à domicile des malades, mais aussi par la pratique des différents sacrements. La restriction de ses activités extérieures et professionnelles lui font quelques peu regretter sa décision, d’autant qu’il était par sa fonction sollicité jour (l’hôpital) et nuit (accidents, malades, sacrements). Pour l’instant, il se considère en rodage dans sa position de nouveau retraité et ne se définit que dans la comparaison de ce qu’il n’est pas encore (dépendant, en maison de retraite...). Paradigme de l’entretien : Se retrouve dans les propos de M. Léon cette interrogation de Levinas : « La socialité n’est-elle pas, mieux que la source de notre représentation du temps, le temps lui-même ? » (24). Dès le début le temps comme événement imprévisible n’est pas pensable à partir d’un sujet isolé et seul, mais est ouvert et donné par l’autre : M. Léon « Il n’y a pas assez de relations humaines, il y a beaucoup de confort, mais il y manque une âme. Il manque d’humanité, de contact avec les gens, les écouter, les comprendre. Il faut une patience(…) Il s’agit de s’asseoir auprès des gens et de les laisser raconter. On peut pas demander aux infirmières de le faire, elles ont pas le temps. » (p.3) ou encore « Notre difficulté de vie chrétienne c’est d’accepter l’autre différent. Cette foi m’aide à me raisonner moi-même », bien que transposé sur un plan religieux, voire théologique. Remarques méthodologiques & Structuration du récit de M. Léon : Nous nous sommes efforcés d’appliquer au cours de l’analyse de cet entretien les procédures d’analyses sémantiques et narratives telles que les propose d’une part une narratologie d’inspiration greimassienne, et, d’autre part les travaux de Genette. L’application de ces outils de repérage et d’analyse des processus de production du sens dans le discours, nous a amené à opérer un certain glissement, quant à la façon de concevoir le « texte » des entretiens, qu’il convient ici d’éclaircir. Le passage d’une lecture et de procédures d’interprétation classiquement informatives et thématiques, telles que l’on peut les connaître en sociologie, à une perspective plus générative (i.e porter l’accent sur la mise en sens) dans l’étude de ces productions orales, nous a en effet amener à adopter une posture plus immanentiste quant à la façon de concevoir ce texte. Cette posture qui isole le texte en en faisant une production autonome et indépendante de toute contextualisation est évidemment fortement critiquable, et, par ailleurs, a déjà été largement critiquée par les théories littéraires les plus récentes. Toutefois, l’usage de ces outils tout comme cette perspective n’a pas été le fait de l’imposition a priori d’un cadre théorique d’analyse, mais nous a plutôt été indiqué par l’entretien lui-même. La grande cohérence sémantique d’un tel entretien surtout visible dans la première partie de ce dernier qui est un véritable « plaidoyer » (justifiant en cela l’usage des outils d’analyse de la rhétorique ou de l’analyse sémantique), doit être impartie au fait que le locuteur possède non seulement un certain « ethos narratif » -n’oublions pas en effet que M. Léon est un ancien prêtre aumônier et de ce fait se trouve rompu aux exercices d’oraison tels que peuvent l’être les sermons ou les sacrements-, mais qu’il se trouve de surcroît en position d’expert ou de

Page 124: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

118

spécialiste de la vieillesse124. La « place » de l’enquêteur dans cette perspective se trouve dès lors complètement renégociée : il n’intervient qu’à de rares reprises (une trentaine de fois sur un entretien de plus d’une heure et d’une dizaine de pages), et chaque fois c’est pour essayer de rendre en quelque sorte le narrateur plus présent à sa narration (ce qui ne marche pas à tous les coups !), de faire passer M. Léon d’un plaidoyer général sur les problèmes des plus âgés à l’énonciation plus intime de l’expérience de son propre vieillissement. L’enquêteur n’est alors plus l’« expert », mais le média de transmission de l’expérience de M. Léon comme nous le verrons plus avant.

Système de production du sens Cette grande cohérence du discours du locuteur est tributaire essentiellement d’une forte logique associative organisant les différents thèmes autour de séries d’oppositions125 qui parcourent l’ensemble de l’énoncé à des niveaux opératoires différents. En effet, on peut au moins distinguer parmi ces chaînes d’oppositions, celles qui structurent le récit lui-même, qui organisent les isotopies (registres selon lesquels se rassemblent les figures, champs lexicaux) au niveau discursif, de celles opérant à un niveau plus narratif, plus formel. a- Opposition au niveau de la narration, de l’organisation du discours Le récit de M. Léon se scinde clairement en deux parties, deux espaces énonciatifs de même amplitude (4 et 5 pages), correspondant chacun à des positions narratives distinctes. Nous résumons et détaillons ces positions dans le tableau suivant :

124 Il a passé 30 ans de sa vie comme aumônier auprès de ces personnes âgées ; ses pratique d’écoute à la base de sa confession en font en un sens un « enquêteur » professionnel –Michel Foucault & Deleuze avaient déjà remarqué la proximité des figures du psychanalyste et du prêtre, auxquels il nous faudrait peut-être ajouter celle du sociologue recueillant des histoires de vie, des « confessions biographiques » : Bourdieu n’a-t-il pas parlé de socioanalyse ? 125 Lesquelles régissent bien évidemment la structure de la temporalité du récit de M. Léon

Page 125: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

119

a-1 Analyse de la première partie du texte Ainsi dans un premier mouvement narratif, le locuteur se positionne explicitement comme porte-parole des conditions de la vieillesse, d’une vieillesse de la pauvreté aussi bien économique que « morale », le tableau dépeint étant fortement négatif comme nous le dit lui-même le locuteur « (…)il faut pas voir que le côté négatif de la vie, mais ce bonhomme tout seul, sans personne, ça c’est pas

vrai !Directement au funérarium ». Les personnes pronominales le plus souvent utilisées dans ce qui trouve être plus proche d’un plaidoyer, ou d’une argumentation, que d’une fiction romanesque sont alors sans surprise essentiellement des formes indéfinies. Le « il » et le « on » dominent, ainsi qu’un « tu » dont l’économie propre dans le récit est d’inviter en quelque sorte, tout destinataire possible de ce discours (c’est-à-dire pas seulement l’enquêteur allocutaire), à participer, à attester de l’expérience de « mise au rancart » social que représente la grande vieillesse pour M. Léon « Alors je me dis que suivant que tu as les moyens ou pas (…) suivant que tu es riche, il y a des classes, tu vas au quatrième, tu peux appeler ton médecin, le personnel est là pour nettoyer la salle et emmener au réfectoire, c’est tout, ne demander rien de plus, quand le médecin est venus, il faut le payer, les médicaments il faut les payer, payer la personne qui y est allé les chercher, autrement dit, c’est d’accord ils sont indépendants, ils rentrent et sortent quand ils veulent, mais ils sont là

avec beaucoup plus de frais que si tu étais à la maison, et quand tu peux plus payer, aller hop descendu ». Le narrateur locuteur apparaît rarement durant ces quatre pages au travers d’un « je » que l’on aurait du mal à limiter à sa seule fonction de déictique (i.e de mise en situation et d’ancrage contextuel de l’énonciation). Il est en effet tout autant le « je » du témoin narrant ce qu’il a vu, ce qu’il peut transmettre d’une situation qu’il connaît bien étant donné qu’elle a constitué l’essentiel de sa vie active. C’est un « je » dont la fonction principale est de publiciser intentionnellement une expérience qui a de ce fait vertu d’exemple général. La distanciation avec laquelle le locuteur use de ce « je » de l’énonciation détache peu à peu ce dernier de sa fonction déictique. Il ne désigne plus simplement le narrateur énonciateur, mais convoque un « personnage témoin », dont l’objectif n’est autre que de publiciser son expérience d’une certaine injustice sociale et humaine. Il faut noter, à ce titre, la façon dont l’allocutaire du discours, l’enquêteur, est convoqué dans l’économie de ce récit de témoignage. A deux reprises en effet M. Léon s’adresse directement à l’enquêteur, pp. 2et 3 : « Ah mon Dieu, il ne faudrait pas être sensible pour ne pas en souffrir de tout ça ! Maintenant ce n’est pas ce que vous demandé vous, c’est pas ça. »

Ainsi qu’un peu plus loin : « Alors je me dis c’est difficile, mais on ne se penche pas assez sur le réel. Ce qui est scientifique tout ça c’est très bien mais quand on rentre dans un hôpital, qu’on rencontre ces gens et qu’on les écoute, ça c’est important, vous savez. Evidement ça vous rend pas bien service... »

Cependant, comme on peut le sentir nettement dans ces deux extraits, ce n’est pas simplement l’enquêteur de cette enquête qui est ici invité à participer comme figure actancielle du discours de M. Léon, mais plutôt un enquêteur générique, représentant d’un autre monde, d’un autre ordre de la réalité, celle du champ scientifique que le locuteur oppose ici explicitement au « réel » de son propre vécu comme de celui de ces personnes âgées dont il se fait le porte-parole. L’opposition que met en scène ici M. Léon entre le monde du chercheur déconnecté de la réalité, et le réel de la souffrance quotidienne de ces personnes, est une opposition qui ne sert plus simplement la dimension discursive du récit (i.e dimension de l’histoire du récit) mais opère au niveau même de l’énonciation, de la situation de la narration. Cette dernière se trouve alors complètement intégrée, et détournée au profit de ce dont M. Léon veut attester. La parole n’est plus simplement celle, publique d’une conversation, mais entend, et œuvre à ce but, posséder une portée plus générale encore en renversant quelque peu les rôles du pacte énonciatif. C’est M. Léon qui se trouve et se met en scène comme expert dans cette première partie, faisant et « utilisant » en quelque sorte le chercheur venu l’interroger comme témoin et comme média de cette dénonciation des injustices sociales touchant le grand âge.

a-2 Opposition au niveau discursif (ce qui est raconté, histoire)

Page 126: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

120

L’ensemble des oppositions opérant au niveau discursif dans le plaidoyer de M. Léon peuvent être rassemblées sous le registre plus général des oppositions sociales. Le locuteur dans son argumentation vise en effet essentiellement à dénoncer un certain état de fait des injustices touchant les personnes de grand âge. Nous les listons dans le tableau suivant. Précisons toutefois que la grande opposition récurrente tout au long de ce plaidoyer, temps de l’activité/temps de la retraite, qui structure les figures discursive de ce récit se retrouvera aussi dans la deuxième partie du récit de M. Léon dans une exploration plus intime et personnelle. Cette opposition opère dès lors à deux niveaux distincts : elle structure le contenu de la première partie du discours de M. Léon tout en permettant de faire le lien avec l’énonciation plus intime de sa propre expérience du vieillissement et de la retraite ; nous la faisons figurer en tête de liste de notre tableau : Temps de l’activité Temps de la retraite et du grand âge

Temps de la constitution d’un capital social et économique

Temps de la dépossession et de la perte de ce capital

Majorité et visibilité sociale Phénomène de « minoration » sociale et d’anonymisation

Jeunes retraités Vieux retraités ou « vieux-vieux »

« Anciens » vieux (en termes de population) « Nouveaux » vieux et pathologies associées

Ancien système hospitalier et de prise en charge de la vieillesse : plus humain dans le sens de favorisant les relations sociales

« Nouveau » système hospitalier : le confort et les progrès techniques sont décrits comme substituts ou comme venant parasiter les liens sociaux

Anciens systèmes de socialité et de solidarités générationnelles (niveau plus général que précédent)

Nouveau système de socialité et de solidarités générationnelles : essentiellement négatif, perte du lien social et générationnel

Riches face aux systèmes hospitaliers et de prise en charge de la vieillesse

Pauvres face à ces mêmes systèmes

Locataire Propriétaire

Vieillesse en milieu rural ; comportements incompris maintenant, déphasage

Vieillesse en milieu urbain ; ou plus exactement encore urbanisation des comportements

Etc. b- Analyse de la deuxième partie du récit de M. Léon : l’expression plus intime de sa « nouvelle » vie de retraité Il est beaucoup plus difficile d’appliquer à cette deuxième partie une analyse aussi formelle que la précédente, et cela, en raison essentiellement de la forme et du contenu du discours de M. Léon. Il ne s’agit plus dans cette deuxième partie que de rendre compte de sa propre expérience du vieillissement et de la retraite. En termes temporels, si la première partie du discours de M. Léon se situait dans le hors temps d’un discours généralisant à visée universelle (la dénonciation d’une cause sociale), dans cette seconde phase du récit de M. Léon le temps est bien la première matière à être explorée. Comme nous le disions précédemment, l’opposition temps de l’activité/temps de la retraite et de l’inactivité est fortement structurante pour M. Léon qui témoigne des difficultés que sont en train de lui poser le passage d’une vie « d’hyperactivité » comme il le dit lui-même, à une vie beaucoup moins dense temporellement parlant : « J’ai mis du temps à m’habituer à la retraite depuis septembre,

Page 127: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

121

je me dis qu’est-ce que tu vas faire toute la journée. C’est difficile. La retraite est difficile. Quand vous avez travaillé autant, que vous avez quatre téléphone dans la maison pour ne pas descendre et monter les escaliers toute la journée, que vous êtes au lit et qu’on vous appelle à deux heures du matin pour un accident, 24h/24, c’est terrible, j’ai vécu sur les dents pendant... La nuit vous

êtes à la disposition de tout le monde. ». Cependant, M. Léon ne se limite pas à constater cette situation de discontinuité, mais aménage en quelque sorte les ruptures profondes qu’elle engendre. Tout est alors une question d’organisation, de réaménagement des plages temporelles : « Non on organise sa

vie, autrement, on n’est pas quand même. On pense quand même à tous ces types à côté, et nous qui nous plaignons, alors... ». Les activités se recentrent certes sur des espaces plus restreints, comme le domicile, mais plus qu’un phénomène de restriction de l’environnement de la personne, il s’agit pour M.Léon de se ménager un planning, d’observer en ce sens une certaine rigueur quant à son emploi du temps : « C’est comme je vous disais pour la voiture, les gens pense qu’on est “ jojo ” et qu’on ferait mieux de rester au lit. C’est vrai. Le matin, je me suis toujours levé à 5h30, 6h, à 7h je peux pas rester au lit, je regarde le plafond. Alors je me dis que t’es bête, tu perds ton temps. Tout le monde me dit t’es pas obligé de te lever à 7h30, t’as qu’a te lever à 9h. Je peux pas. Je me suis levé toute ma vie tôt. C’est une habitude. Quand j’entends dire qu’il faut que je me lève à 10h, je me dis... C’est pas possible. ». Il s’agit certes de remplir ces temps de latences que la cessation d’activité à ouvert, mais ces aménagements ne sont pas sans liens avec les anciens ethos temporels. Des habitudes sont ainsi gardées, on se lève à des heures proches de celles auxquelles on se levait avant, non pas de façon intentionnelle d’ailleurs, mais parce que le corps semble rompu à ces rythmes dont on a du mal à se défaire (il semblerait que le corps garde en mémoire si l’on peut dire essentiellement les temps du lever et du coucher, soit les commencements et les fins de cycle). Certes il s’agit par la suite de la journée de trouver quoi faire mais ces activités ne sont pas elles non plus sans lien avec ce que la personne a été. Prière, méditation, messe, sont des pratiques aux fondements même de l’activité de M. Léon (ancien prêtre aumônier). On peut tirer de l’analyse de l’entretien de M. Léon des enseignements quant aux processus, mis en évidence dans l’expérience du vieillissement qu’il s’agit d’enrichir par la mise en perspective avec d’autres entretiens : - La déprise temporelle : comment s’opère le recentrage sur des activités qui peuvent être

maintenues. - Les phénomènes de continuité temporelle par rapport aux objets : l’exemple des livres (en

quoi ils permettent que s’exerce la continuité identitaire) - L’occupation que l’on s’impose pour ne pas se laisser aller (les effets de la pression sociale) - La structuration des temps en fonction des maux du corps : ce que M. Léon abandonne c’est

ce que son corps ne lui autorise plus de faire (se réaliser) non seulement en termes de fatigue personnelle mais aussi vis-à-vis du regard d’autrui (épisode de l’ami « tu dois accepter ton âge », mais aussi l’épisode du dentier face à autrui pour les sermons)

- Les processus d’adaptation par rapport aux pathologies du temps mémoriel : perte du souvenir des visages, de la mémoire immédiate : on oublie un mot, on va voir le dictionnaire, on oublie un visage alors on ne s’engage pas trop avant dans l’interaction sociale. Non pas simplement parce qu’on ne s’en rappelle plus mais aussi parce qu’on ne veut pas faire de « gaffes » (pression sociale).

Qu’est-ce que nous enseigne l’exemple de M. Léon : le temps s’origine bien dans l’ouverture à l’autre (voir Levinas) et la vieillesse est une affection du temps en ce sens aussi que cet autre se dérobe aux appels du sujet, il est menaçant ou il n’existe plus. Conclusion : les récits ne nous donnent accès qu’à des représentations du temps, jamais à toute la profondeur d’une expérience subjective du temps dont on ne saurait voir les processus de structuration à l’œuvre. On ne peut en fait qu’inférer à partir des discours, des postures narratives et du contenu diégétique des récits des « rapports » au temps dont il faudrait faire une typologie.

Page 128: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

122

Page 129: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

123

5 - Analyse de récits de vie à travers l'étude de l'organisation interne du discours

Regardez-moi : je suis une vieille dame infirme et veuve, mais je suis la même amoureuse que ce soir de bal où tout a commencé J'ai pensé qu'un texte littéraire pourrait servir de point de comparaison, s'il offrait autant que possible des similitudes avec la dimension interlocutive de vos récits de vie et avec les critères qui ont présidé au choix des personnes interrogées. J'en ai trouvé un : Les Silences ou la vie d'une femme de Marie Chaix. J'ai appliqué à ce texte littéraire (puis à vos récits de vie) la procédure ou méthodologie employée par Gérard Genette dans l'analyse de A la Recherche du temps perdu, c’est-à-dire les structures narratives, formelles, "celles qui touchent aux modes de narration (traitement du temps, gestion du point de vue, statut et fonctions du narrateur) »126. Utilisant le même modèle, j'ai découpé le texte en grandes articulations pour y étudier l'ordre, la durée, la fréquence, le mode et la voix. J'ai examiné aussi la spatialité du discours et la façon, qui peut être significative, dont la narratrice exerce ses fonctions de narratrice dans une structure interactive, celle d'un dialogue. Tout cela a permis des rapprochements avec votre grille d'entretien - la temporalité, l'espace, les objets et la situation discursive de votre contexte. Mon but est de chercher comment se révèlent à travers l'énoncé l'identité narrative de l'interrogé/e et son chez soi. Les Silences ou la vie d'une femme127 Mes récentes recherches se sont focalisées sur une auteure Marie Chaix. Une grande partie de son œuvre est consacrée à la découverte de la vie de ses parents. Son père, Albert Beugras, était un collaborateur durant l'Occupation, membre important du PPF. Marie Chaix, née en 1942, n'a pas de souvenirs de cette situation, mais elle est obsédée par ce passé qui l'a longtemps marquée comme une tare. Si elle n'a que les carnets tenus par son père en prison - celui-ci est mort en 1963 - pour fictionnaliser ces années d'avant-guerre et de guerre, en revanche elle ne se lasse pas d'interroger sa mère, Alice Beugras, et Juliette la servante/amie, qui est toujours à leur service. Parmi les ouvrages de Marie Chaix qui traitent de ce sujet, le livre les Silences ou la vie d'une femme, me semble approprié pour servir de comparaison avec les récits de vie. Alice Beugras, la soixantaine, est devenue hémiplégique après une congestion cérébrale et son mari est mort. Les visites régulières que lui rend sa fille offrent l'occasion de conversations sur le présent et d'interrogations sur le passé. Marie Chaix rapporte ces dialogues soit en assumant son rôle de narratrice soit en 'transcrivant' les paroles de sa mère - ceci étant indiqué par des guillemets (on ne peut pas écarter la possibilité de fictionnalisation de ces transcriptions). Nous avons donc une situation qui présente des traits comparables aux entretiens que vous avez menés. Nous avons un discours de l'interrogée qui n'est pas spontané, une enquêtrice, dont la présence influence le dialogue et qui, troisième facteur, poursuit un but précis, connaître le passé, même si elle n'applique pas de grille. Ensuite la catégorie enquêtée dans vos entretiens était "les plus de 75 ans avec des handicaps plus ou moins avancés". Ici, Alice n'a pas 75 ans, mais souffre d'un handicap qui s'aggrave. Les divers éléments qui forment votre grille se retrouvent presque tous dans ces dialogues. La narratrice, Marie Chaix, est l'enquêtrice qui cherche à savoir comment sa mère envisage son passé, comment celui-ci conditionne le présent, ou encore quels sont les épisodes marquants, les moments, les lieux que sa mère a en mémoire, qui forment son "chez soi". Les dialogues entre mère et fille soulignent ainsi le passage du

126 G. Genette, Figures IV, Paris: Seuil, 1999, p.15. [Il distingue ces structures des structures 'profondes', logiques ou thématiques]. 127 Marie Chaix, Les silences ou la vie d’une femme, Seuil, Points, 1976

Page 130: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

124

temps. Ceci correspond à deux des buts de vos entretiens qui sont d'explorer "l'expérience du vieillissement à travers le discours de l'évocation du 'chez soi'". Espace et objets qui font partie de votre grille d'entretien figurent aussi dans la narration de Marie Chaix. Enfin le rapport entre l'interrogatrice et l'interrogée, la fille et la mère, se révèle dans leurs dialogues bien qu'il soit aussi explicité par la narratrice dans ses réflexions et commentaires. Ces parties non dialoguées peuvent être comparées, d'après moi, aux analyses que vous produisez après vos entretiens. Le récit de Marie Chaix ne porte pas uniquement sur le passé de sa mère; celui-ci s'insère dans le présent, une nouvelle attaque cérébrale qui plonge sa mère dans le coma, le transfert à l'hôpital, et enfin la mort d'Alice après quelques semaines. Pour effectuer une comparaison avec les entretiens, j'ai extrait arbitrairement les passages du texte qui concernent le passé d'Alice Beugras en conversation avec sa fille, transcrits/rapportés par celle-ci dans son rôle de narratrice. J'ai utilisé la méthodologie de Genette sur le discours : ordre, durée, fréquence, mode et voix. Je donnerai l'explication de ces termes au fur et à mesure que je les appliquerai. Ensuite je ferai une analyse du contexte des interactions entre Alice Beugras et la narratrice et de celui de vos entretiens128. 1. J'étudie l'ordre et la durée en même temps car ces deux aspects sont très liés sur le plan de la temporalité narrative. L'ordre concerne la confrontation entre "l'ordre de disposition des événements […] dans le discours narratif [et] l'ordre de succession de ces mêmes événements"129 dans le récit/discours. Y a-t-il une position qui soit stratégiquement dominante dans les anachronies? Est-ce la répétition? ou l'analepse? Ou l'ellipse? La durée représente la vitesse du récit qui s'entend comme "le rapport entre une mesure temporelle et une mesure spatiale. […] (i.e) le rapport entre une durée, celle de l'histoire mesurée en […] minutes, heures, mois et années, et une longueur ; celle du texte, mesurée en lignes et en pages"130. Cette durée du texte est déterminée par l'utilisation de quatre formes fondamentales : l'ellipse, la pause descriptive, la scène - dialoguée ou non -, et la scène sommaire. Alice Beugras. Segment 1 (pp.36-40). La narratrice décrit la vie d'Alice adolescente, à 17 ans, à Mulhouse, y inclut l'épisode de sa rencontre avec son futur mari, Albert Beugras, et s'arrête à l'annonce de ses fiançailles. Cette narration d'un an de vie ou de quelques mois s'étale sur quatre pages. Segment 2 (pp. 51-50). Alice évoque un moment plus lointain du passé : elle a 5 ans, une promenade avec ses parents se termine par le malaise de son père. Quelques mois plus tard il est emmené en ambulance à l'hôpital. Cet épisode d'une journée et de quelques mois est raconté en deux pages. Segment 3 (59-61). Alice raconte son départ avec Albert après la cérémonie du mariage, l'arrivée dans une maison déserte, inconnue, la naissance du premier fils puis du deuxième, la vie quotidienne pendant quelques années; tout ceci en deux pages dont deux courts paragraphes résument huit/neuf années heureuses ; j'en cite un: "Les plus douces années de ma vie se sont passées là, dans une laide petite ville industrielle et une villa sans charme, entre mes enfants, mes réunions de femmes d'ingénieurs bien élevées où nous jouions au rami à l'heure du thé, mes géraniums sur la fenêtre. Et auprès d'un homme alors plein d'égards qui n'oubliait jamais mon anniversaire et me couvrait de fleurs en toute occasion"131. Segment 4 (pp. 65-71) . Alice évoque le désespoir de son enfance - ne pouvoir devenir une pianiste virtuose à cause d'un défaut génétique -, puis dépeint sa grand-mère qui la terrorise, son grand-père si affectueux, son chagrin à la mort de son père, la guerre et l'occupation de

128 On en a un exemple dans le rapport : voir supra “approche littéraire”et voir fiches en annexe 129 Genette Gérard, Figures III, Paris : Seuil, 1972, pp. 78-79 130 Ibid. p.123 131 Marie Chaix, Les Silences ou la vie d'une femme, Paris: Seuil, 1976, p.60

Page 131: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

125

Mulhouse par les Allemands en 1914, la maladie puis la mort de sa mère à quarante-quatre ans et la découverte de l'amour. Elle couvre ainsi près de quatorze ans de vie en sept pages. Segment 5 (pp. 74-75). Six années, jusqu'à la déclaration de la guerre en 1939, sont racontées en une demi-page qui relate uniquement la relation entre Alice et André, son mari : "Heureuse? Non. Résignée. […] un grand amour troué d'absences"132. Segment 6 (pp. 76-77). Dialogue entrecoupé par des commentaires de la narratrice et qui concerne les souvenirs d'Alice concernant la guerre 1939-45. Ne fait pas plus d'une demi- page. Refus de parler de ces années. Segment 7 (pp. 77-78). Alice vit avec les souvenirs du passé et envisage sa vie comme " une étoffe usée" dont elle entrevoit la fin. Discours de près d'une page. Segment 8 (pp. 85-89). La narratrice reconstruit (imagine peut-être ?) une scène entre Alice et son mari illustrant leur relation (deux pages et demie). Segment 9 (pp. 109-110). Alice se remémore ce qu'elle avait vu/rêvé dans son état de demi conscience, après sa congestion cérébrale: sa mère durant la guerre de 14, un voyage au pays d'enfance de son grand-père "l'Allemagne, pays maudit", une page trois quarts. Segment 10 (pp. 112-115). Alice dit combien elle est consciente de sa diminution physique et de sa vieillesse. Elle parle d'elle-même comme d'un double dans un miroir, qu'elle déteste et qui l'attend, la tirant vers la mort. Réflexions de trois pages. La première remarque sur ces segments est l'absence d'ordre chronologique des souvenirs évoqués. La narratrice débute avec la vie d'Alice à 17 ans : son attente de l'amour, du futur mari, prince charmant et la rencontre effective de celui-ci. Cette primauté indique l'importance de cet événement qui transformera la vie d'Alice, lui donnera son sens et la marquera. Cette hypothèse est renforcée par le fait qu'Alice revient sur cet amour, la vie conjugale et ses relations avec son mari dans deux autres segments 3 et 5. Nous pouvons y ajouter le segment 6, qui concerne aussi le mari d'Alice, et le segment 8 - bien que reconstruit par la narratrice, Cependant le nombre de pages et de lignes de ces segments est inversement proportionnel à la durée de l'histoire de l'événement en temps réel. Quatre pages sont consacrées à un an de vie, deux pages à huit années, une demi-page à neuf années, une demi-page traite de six ans de vie. Il semble que la longueur du discours sur ce thème se réduise au fur et à mesure que les relations entre Alice et Albert se détériorent : les désillusions encourues s'expriment à travers le laconisme, puis le mutisme. Fait exception à ce schéma le segment 8. Les segments 2 et 4 semblent reprendre le fil chronologique et sont ceux qui consacrent le plus de pages au passé, aux épisodes qui apparaissent comme significatifs pour Alice, quelques mois de vie (segment 2) et 11 ans de vie (segment 4). Ces deux segments concernent avant tout des personnes de sa famille. Alice évoque ses liens avec ces personnes et les sentiments qu'elle éprouvait à leur égard, particulièrement le côté douloureux de ses rapports avec sa grand-mère : "Je me sentais mal aimée voire martyrisée par cette belle furie altière"133, ce qui lui fait dire : les souvenirs de mon enfance sont des blessures précises"134. Enfin les dialogues 7, 9 et 10 traitent du présent dans son rapport avec le passé. Alice fait face à son vieillissement. Ce sont les segments qui soulignent le mieux le passage du temps et le fait qu'Alice reconnaît l'approche de la mort. 2. Considérons la fréquence, c’est-à-dire la relation entre récit et histoire. Le récit est singulatif quand les occurrences dans le récit sont égales aux occurrences dans l'histoire ; il est répétitif quand il rapporte n fois ce qui s'est passé une fois ; enfin il est itératif quand il raconte une fois ce qui s'est passé n fois. Chacun de ces aspects du récit peut, à lui seul, ou en duo, ou en trio avec les autres, être significatif.

132 ibid. p.75 133 Chaix M. Les Silences ou la vie d'une femme, p. 67 134 ibid. p.66

Page 132: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

126

Dans Les Silences ou la vie d'une femme, le récit est singulatif dans les segments 1, 2, 8 et 9. Nous avons là des scènes ou des tableaux qui sont vivaces, frappants. Les autres segments sont soit entièrement itératifs (segments 5, 6, 7 et 10), soit ils présentent un récit itératif (segments 3 et 4) entrecoupé d'un ou deux paragraphes de récit singulatif. On peut considérer que le choix d'un récit singulatif met en lumière des épisodes de grande importance pour Alice : dans le segment 1 rencontre de l'amour, dans le segment 2 une scène de son enfance heureuse quand sa mère et son père sont tous deux présents, dans le segment 8 la qualité de ses rapports conjugaux est illustrée ; quant aux paragraphes de récit singulatif qui fragmentent l'itératif (segments 3 et 4), ils concernent son voyage de noce, la mort de son père, et l'évocation de deux scènes, la violente querelle entre sa mère et sa grand-mère qui résulte de leur séparation d'avec les grands-parents, et l'humiliation de sa grand-mère, toujours si arrogante, aux mains des Allemands. Trois thèmes donc ressortent : l'amour conjugal et son évolution, le bonheur idyllique de son enfance, et la terreur éprouvée face à une personne dominante. Ces récits singulatifs construisent son identité : ils éclairent la formation de la personnalité d'Alice, les moments qui l'ont marquée et qui correspondraient aux "nœuds" (biographiques) que vous cherchez dans vos entretiens. Les discours itératifs, composés de scènes sommaires permettent de résumer près de 40 ans de vie, communiquant ainsi soit l'impression d'une existence monotone, subie, soit d'un désir d'oubli, soit (segment 10) d'une lutte perpétuelle pour se maintenir vivante. Quelques phrases de la narratrice font allusion à des ellipses qui escamotent certains événements : la collaboration de son mari qui 'paie' pour cela après la guerre, et la mort du fils aîné sous les bombes en Allemagne où il avait suivi son père. Ces ellipses explicites sont révélatrices d'aspects essentiels de la vie d'Alice et de son identité : l'amoureuse inconditionnelle malgré les souffrances infligées par cet amour, et la mère inconsolable. On peut comprendre le rôle du silence d'Alice à la lumière de ce que dit Michael Pollak à propos d'une autre expérience: "Le silence choisi comme mode de gestion de l'identité, au-delà de l'accommodement avec l'entourage, pourrait également constituer le refus de laisser juger l'expérience concentrationnaire, situation extrême selon les canons de la morale courante"135. Pour résumer les conclusions de l'analyse des aspects du discours - ordre, durée et fréquence - je dirai que ces jeux avec la narrativité temporelle soulignent le rôle de la mémoire. "L'activité mémorielle du sujet […] est un facteur d'émancipation du récit par rapport à la temporalité diégétique sur les deux plans liés de l'anachronisme […] et de l'itération"136. A travers le choix que fait la mémoire parmi les épisodes du passé, l'identité du sujet (ou une identité parmi d'autres ?) se dessine, se construit. Le mode. Qui voit ? La perspective adoptée dans ces segments est celle d'Alice ou bien celle de la narratrice qui, parlant pour Alice, adopte son point de vue. Le mode recouvre aussi les degrés d'information narrative fournis au lecteur, à la lectrice, c’est-à-dire la distance plus ou moins grande entre le récit et ce qu'il raconte. "Distance et perspective […] sont les deux modalités essentielles de cette régulation de l'information qu'est le mode"137. Dans les énoncés qui nous intéressent, la narratrice s'efforce de s'effacer soit en adoptant la troisième personne pour évoquer le passé de sa mère (segment 1), soit en donnant la parole à sa mère elle-même. Ces stratégies diminuent la distance entre le récit et le lecteur/la lectrice. Cependant l'emploi de la troisième personne produit davantage un effet de distanciation que l'emploi de 'je'. De même, l'impression d'immédiateté est plus grande avec des passages en style direct sans mot d'introduction, comme "dit-elle", par exemple dans les dialogues entre les actants. Néanmoins il n'y a pas absence complète de médiation, car les dialogues sont encadrés par une description du contexte, de l'environnement, due à la narratrice.

135 Michael Pollak, "L'illusion biographique. Le témoignage", (30-53), Actes de la Recherche en Sciences Sociales No 62/63, juin 1986, p.53. 136 Genette G., Figures III, op. cit. p. 179. 137 Genette G., Figures III, op. cit. p. 184

Page 133: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

127

En ce qui concerne la perspective adoptée dans les segments, elle est celle d'Alice non seulement quand elle prend la parole mais aussi quand la narratrice représente sa mère. Cette focalisation interne, comme l'appelle Genette - la narratrice ne dit que ce que sait l'héroïne - est variable car parfois d'autres points de vue sont adoptés, par exemple celui de la grand-mère ou celui du mari, mais très brièvement. Que retirons-nous de cette analyse du mode de ces segments? Une focalisation très forte sur la personne interrogée, Alice, et l'impression de proximité entre elle et nous, lecteurs, lectrices. La voix. Qui parle? Dans les segments choisis, c'est la narratrice qui parle mais elle laisse souvent la parole à sa mère. Dans la situation narrative de ces deux protagonistes, leurs deux voix se relaient parfois dans le discours et se confrontent dans leurs dialogues. On peut dire que nous avons deux narratrices exerçant quatre fonctions : la première fonction proprement narrative, raconter une histoire ; la deuxième, maintenir le contact entre celle qui parle et celle qui écoute, et agir l'une sur l'autre (fonction de communication ou phatique), la troisième rendre compte des rapports qu'elles, les narratrices, entretiennent avec l'histoire, par exemple en indiquant le degré de précision de leurs souvenirs ou de leurs sentiments (fonction testimoniale ou d'attestation, selon Genette, ou encore 'émotive' selon Jakobson) et la quatrième exprimer leurs commentaires ou leurs jugements (fonction idéologique). Une des narratrices exerce aussi une cinquième fonction, celle de régie quand elle se place en dehors de la narration pour l'évaluer ou en indiquer les articulations. En exerçant ces fonctions, ces deux instances narratives laissent des traces dans le discours illustrant leurs positions relatives - d'interrogée et d'enquêteuse-, les différents témoignages qu'elles présentent et les conflits qui les opposent. Un exemple sur ce point est le dialogue où l'interrogée refuse de parler de certains épisodes du passé. Ceci rappelle la difficulté que vous avez parfois rencontrée à couvrir tous les éléments de la grille dans un entretien, refus ou ellipse peuvent être significatifs. Ici, par son refus de parler de la guerre, Alice reconnaît implicitement la place capitale que tient dans sa vie cette période douloureuse et tragique. L'espace. Les Silences ou la vie d'une femme se déroule dans l'espace comme dans le temps. (je n'ai pas considéré l'espace narratif - rappels, parallèles, symétries, antithèses, etc.- à cause du choix artificiel des segments choisis qui, en réalité, font partie d'un plus grand texte). Les conversations entre mère et fille ont certainement lieu dans la pièce où Alice se tient pendant le jour et où sa fille lui rend visite. Mais leurs dialogues ne mentionnent pas l'espace. Les quelques descriptions d'Alice concernent uniquement l'espace extérieur - le soleil, les fleurs, le ciel - ou un espace irréel celui qu'elle perçoit avant de sortir du coma et qui lui fait revoir Strasbourg, l'Allemagne, Berlin. Son discours comporte souvent des métaphores spatiales, "Ma vie est une étoffe usée. Par endroits la trame est visible.[…]. Parfois je rebrode […] créant de nouveaux dessins"138. De même, la narratrice parlant de sa mère, après sa semi guérison inespérée à la suite de la première congestion cérébrale, écrit :" Comme ces arbres que l'on croit morts, et dont jaillit une branche drue, folle, qui lutte vers le ciel pour redonner à l'arbre sa physionomie d'arbre"139. Alice ne parle pas de l'espace intérieur ; nous ne trouvons d'allusions à ce propos que dans les commentaires de la narratrice sur la situation actuelle. Dans l'espace d'Alice, selon la narration, il y a la fenêtre qui lui permet de rester en contact avec l'espace extérieur, et puis "des meubles lourds devenus des relais, des appuis pour son circuit de la porte au fauteuil, [qui sont couverts] de napperons, de dentelles"140, et surtout qui renferment des objets chers : cahiers où elle avait inscrit ses pensées, collé des fleurs séchées, bulletins de notes, diplômes, la montre de son père. Ces meubles renferment aussi une boîte "où elle gardait tout un fouillis de photos, lettres, cartes postales antiques, médailles bleu azur de la Vierge Marie, boutons de nacre ou

138 Chaix M., Les Silences ou la vie d'une femme, op. cit.p.77 139Chaix M., Les Silences ou la vie d'une femme, op. cit., p. 111 140 ibid. p.20

Page 134: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

128

pièces de monnaie étrangères"141. "Les murs sont recouverts de tableaux, de photos, de livres reliés"142 Enfin il ne faut pas oublier l'objet qui, lui, figure dans les représentations du passé comme du présent, témoin d'un rêve irréalisable, le piano. Le "chez soi" d'Alice n'est donc pas lié à un espace extérieur ou intérieur. Ce sont les objets qui nous l'indiquent. Le monde des objets est lié à la fois à l'espace et au temps : photos placées sur une étagère ou dans un album, souvenirs enfouis dans des boîtes, les objets déclenchent le travail de la mémoire ou servent de traits d'union entre le passé évoqué et le présent. Les objets, pour Alice, sont des souvenirs qui lui permettent de retenir le temps. Elle tient particulièrement aux objets qui la rattachent au passé affectif de son enfance : "Elle y voyait le sens d'une continuité dans ses émotions. […] L'Alsace était son paradis perdu, la terre nostalgique où plongeaient les racines qu'elle avait coupées un jour pour suivre l'homme de sa vie"143. Comment relier cette conclusion avec ce que l'analyse nous a fait découvrir au niveau de la temporalité narrative ? Les épisodes singulatifs, comme je l'ai dit plus haut, représentent des tournants dans la vie d'Alice et ont permis de distinguer trois thèmes, l'amour, l'enfance heureuse et la hantise de la méchante grand-mère. Cependant, comme le note Ricœur : "Ce sont les discordances entre les traits temporels des événements dans la diégèse et les traits correspondants du récit qui sont significatifs"144. Et nous nous sommes aperçus que la durée dans le discours devenait inversement proportionnelle au temps réel en ce qui touchait à la vie amoureuse et adulte d'Alice jusqu'à aboutir au refus d'en parler. Alice ne renie pas son amour : "Regardez-moi : je suis une vieille dame infirme et veuve, mais je suis la même amoureuse que ce soir de bal où tout a commencé"145. Mais sa relation avec son mari comme le souvenir des souffrances infligées par sa grand-mère, constituent des souvenirs trop douloureux pour qu'elle les évoque. Les côtés heureux de son enfance et l'image d'elle-même qu'elle en retire deviennent son refuge. A l'aide des souvenirs, s'appuyant sur des objets, Alice s'efforce de "retenir le temps, l'apprivoiser dans sa course et lui dédier les rites sacrés de la mémoire"146. Son "chez soi" c'est le monde de son enfance, son identité est fondée sur la petite fille qu'elle était.

141 ibid. p.34 142 ibid. p.20 143 ibid. 63 144 Ricœur P, Temps et récit II. La configuration dans le récit de fiction, Paris : Seuil, p.124 145 Chaix M., Les Silences ou la vie d'une femme, op. cit., p. 71 146 Chaix M., Les Silences ou la vie d'une femme, op. cit., p. 62

Page 135: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

129

COLLABORATIONS, PUBLICATIONS

ET VALORISATION

Page 136: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

130

Page 137: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

131

I. COLLABORATIONS INTERNATIONALES

Ce programme de recherche a permis de conforter des collaborations : Nancy Guberman, professeure à l’UQAM et Jean-Pierre Lavoie, chercheur à l’Université Mac Gill de Montréal. Nancy Guberman a initié à partir de notre approche un projet de recherche en cours au Québec : « Understanding older people's residential preferences and choices within the context of changing living arrangements in Quebec ». Jean-Pierre Lavoie nous associe à un projet de recherche (programme franco-québécois 2008-2011) sur les processus de gentrification et l’exclusion sociale des personnes âgées, financé par le Conseil de Recherches en Sciences humaines du Canada. et d’en ouvrir de nouvelles : Nicole Thatcher, maître de conférence en littérature française, à l’Université du Middlsex à Londres, Angleterre. Martha De Alba, professeure de sociologie à l’UAM-Iztapalapa (Université de Mexico) Guenola Capron, chercheure CNRS, détachée au CEMCA (centre d’Etudes mexicaines et centraméricaines) de Mexico. Monique Membrado et Alice Rouyer ont été invitées à participer au séminaire international organisé en avril 2008 à Mexico sur les « mémoires urbaines et narratives ». Monique Membrado a participé dans le cadre du séminaire à l’évaluation d’un programme de recherche initié par le département de sociologie de l’UAM et auquel le CEMCA participe : Expériences, représentations et mémoires de la métropole du point de vue des personnes « âgées » : le cas de la zone métropolitaine de Mexico (experiencias, representaciones y memoria de la metropoli de los adultos mayores : el caso de la zona metropolitana de la ciudad de Mexico).

Page 138: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

132

Page 139: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

133

II. PUBLICATIONS (de 2004 à 2008 et en lien avec la thématique de l’ACI)

• CLEMENT Serge., MANTOVANI Jean., MEMBRADO Monique., Du bon voisinage aux

solidarités de proximité, in Pitaud (dir), Solitude et isolement des personnes âgées. L’environnement solidaire, Erès, 2004, 105-138.

• CLEMENT Serge et LAVOIE Jean-Pierre., Prendre soin d’un proche âgé. Les enseignements de la France et du Québec, Erès, 2005.

• CLEMENT S et LAVOIE J-P (Dir) Prendre soin d’un proche âgé. Les enseignements de la France et du Québec, Erès, 2005, 187-243.

• CLÉMENT S., L’individu vieillissant dans les politiques publiques, Les Annales de la Recherche urbaine n° 100, juin 2006, pp. 77-81.

• CLÉMENT S., ROLLAND C., THOER-FABRE C. (2007), Usages, normes, autonomie : analyse critique de la bibliographie concernant le vieillissement de la population, Plan Urbanisme Construction Architecture, coll. « Recherche », n°177, 240 p.

• CLÉMENT S. Le discours sur la mort à l'âge de vieillesse, Retraite et société, octobre, n° 52, pp. 64-81, 2007.

• DRULHE Marcel, CLEMENT Serge, MANTOVANI Jean, MEMBRADO Monique, L’expérience du voisinage : propriétés générales et spécificités au cours de la vieillesse, Cahiers Internationaux de Sociologie Vol.CXXIII, 325-339 2007.

• DRULHE Marcel., PERVANCHON Maryse. (2004), Le vieillissement à l'épreuve de la conduite automobile. S'arrêter au nom de la santé ? in SCHWEYER F.-.X., PENNEC S., CRESSON G., BOUCHAYER F. (2004), Normes et valeurs dans le champ de la santé, Rennes, Éditions ENSP.

• GRIERSON Karla., Discours d’Auschwitz, Paris / Genève : H. Champion, 2003

• GRIERSON Karla., « Identité individuelle, identité collective. Quelle vérité pour le récit de vie ? », p.247-269 in Ph. Forest et Cl. Gaugain (coor), Les romans du je (Nantes : Éditions Pleins Feux, 2001)

• MEIDANI Anita., «Corporéités "déviantes", gestion des émotions et prise de risques», Face à Face, N° 8, juin 2006.

• MEIDANI Anita., Les fabriques du corps, Toulouse, PUM. 2007.

• MEMBRADO Monique., VEZINA Jean., ANDRIEU Sandrine., GOULET Virginie., Définitions de l’aide : des experts aux « profanes », in Clément S et Lavoie J-P (Dir) Prendre soin d’un proche âgé. Les enseignements de la France et du Québec, Erès, 2005, 85-136.

• MEMBRADO Monique., VEZINA Aline., La demande d’aide et de soins à l’extérieur des membres de la famille : un travail de négociation et de gestion des ressources, in

• MEMBRADO Monique., Générations entre Elles, Économie & Humanisme, n° 373, « villes : le temps des femmes », juin 2005, 24-27.

• MEMBRADO Monique., La place des femmes dans le soutien familial aux vieilles personnes, in Martial A (dir) Biens familiaux et relations intergénérationnelles, PUM 2008 (à paraître)

Page 140: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

134

• MEMBRADO Monique., MANTOVANI Jean., CLEMENT Serge., Habiter et formes du vieillir : du domicile à l’espace public, in Guérin Serge (Dir) Habitat social et vieillissement : représentations, formes et liens, La Documentation Française , coll. « Habitat et solidarité », pp 145-158, 2008.

• ROUYER A. Styles locaux d'action publique et participation des personnes âgées à Toulouse et à Ségala-carmausin, in CAPRON G., HASCHAR-NOÉ N. (coord.), L'espace public urbain : de l'objet au processus de construction, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, coll. « Villes et Territoires », 2007, pp. 207-220.

• ROUYER A., Configuration et mutations du dispositif local de maintien à domicile des personnes âgées à Toulouse – Quelle prise en compte du référent territorial ?, in VIET V., PALM H., Les politiques sociales des communes en France et en Allemagne, DREES-MIRE, La Documentation française, 2004, pp. 97-107.

• ROUYER A. (2007), Prendre soin des personnes âgées : le lieu, ferment de cohésion des opérateurs et de solidarités ?, Espaces et sociétés, n° 127, pp. 47-61.

Page 141: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

135

III. COMMUNICATIONS ET CONFÉRENCES INVITÉES (en lien avec l’ACI)

Mobilités, Identités, Altérités Rennes 13-14 mars 2008 8ème colloque du groupe « Mobilité spatiale, Fluidité sociale » Titre de la communication (soumise à publication): « Récits de mobilités et réajustement(s) de l'identité de la personne vieillissante » Auteurs : Alice Rouyer et Tristan Salord

Colloque Terrains en géographie Arras, Université de Sciences humaines et sociales, 14-15 juin 2008. Titre de la communication : Ensemble dans la glaise du récit Auteurs : Alice Rouyer et Tristan Salord

Séminaire Préservation et valorisation des matériaux d’enquête en SHS Brest, Université de Bretagne Occidentale, 17-18 janvier 2008 Titre de la communication (soumise à publication) : L’apport de l’analyse croisée pluridisciplinaire autour d’un corpus d’entretiens : Habiter et vieillir : les âges du ‘chez soi’. Auteure invitée : Monique Membrado

Séminaire international « les mémoires urbaines et les récits de vie », Centre d’Etudes mexicaines et Centraméricaines, Mexico, 16-17 avril 2008. Titre de la conférence invitée (soumise à publication) : Expériences du vieillir et expériences urbaines dans la trame du récit : enquête dans le Sud-ouest français Auteure invitée : Monique Membrado

Journée d’études « L’âge et le pouvoir en question », organisée par l’Association Française de Sociologie et Réiactif Université René Descartes, Paris, 10 et 11 septembre 2007

Titre de la conférence plénière : Entre déprise et déni de la vieillesse : les enjeux de l’appartenance à un monde « commun » Auteure : Monique Membrado

Journée d’études « L’âge et le pouvoir en question », organisée par l’Association Française de Sociologie et Réiactif Université René Descartes, Paris, 10 et 11 septembre 2007 Titre de la communication : Les productions discursives du “chez soi” à la vieillesse : fragilité, autonomie et pouvoir Auteure : Anastasia Meidani

Page 142: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

136

Page 143: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

137

IV. AUTRES RÉSULTATS Nouvelles collaborations : présentation en commun d’un projet ANR sur l’intergénération (non accepté) avec Alain Montandon, professeur de littérature générale et comparée à l’Université Blaise pascal de Clermont-Ferrand ; Bernadette Puijalon, maître de conférence en sociologie à Paris 12, Jacqueline Trincaz, professeure de sociologie à Paris 12 et doyenne de l’Université ; Vincent Caradec, professeur de sociologie à l’Université de Lille 3 ; Simone Pennec, maitre de conférence en sociologie et Directrice de l’atelier de recherches sociologiques à l’Université de Bretagne occidentale de Brest. Poursuite de la collaboration avec le CELIS (Centre de Recherche sur la Littérature et la socio-poétique de Clermont-Ferrand) par des projets de séminaires communs (interMSH) et par la co-organisation du colloque « vivre le vieillir : des lieux, des mots, des actes » qui se tiendra à Toulouse les 11, 12 et 13 mars 2009 Renforcement de l’axe de recherches « habiter et vieillir » de l’équipe « vieillissement, vieillesses et société » du LISST (avec notamment l’intégration de nouveaux chercheurs). Soutenance du DEA de Tristan Salord (sous la direction de Marcel Drulhe et Monique Membrado) : Habiter le temps à l’âge de la vieillesse, figures du passage, septembre 2007. Inscription en thèse CIFRE de Tristan Salord (sous la direction collégiale de François Sicot, professeur de sociologie, Monique Membrado et Alice Rouyer) : Dispositifs locaux de prise en charge de la perte d’autonomie

Page 144: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

138

Page 145: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

139

V. ORGANISATION D’UN COLLOQUE INTERNATIONAL ET PLURIDISCIPLINAIRE : « Vivre le vieillir : des lieux, des mots, des actes »,

LISST-Cieu, LISST, Cers, LISST-Ca à l’Université de Toulouse le Mirail les 11, 12 et 13 mars 2009.

Ce colloque international qui clôture l’ACI « habiter et vieillir : les âges du ‘chez soi’ », réalisée dans le cadre d’un travail interdisciplinaire réunissant géographes, sociologues, anthropologues et littéraires, a pour objectif de développer et d’enrichir la réflexion autour des expériences du vieillissement et de ses modes d’expression. Il s’adresse à la fois à des chercheurs en sciences sociales et humaines, et à des professionnels et des institutionnels exerçant dans le champ de la vieillesse. (Cf. en annexe le texte d’appel à communications)

Page 146: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

140

Page 147: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

141

ANNEXES

Page 148: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

142

Page 149: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

143

I. PUBLICATIONS

• Monique MEMBRADO, Jean MANTOVANI, Serge CLEMENT, Habiter et formes du vieillir : du domicile à l’espace public in Guérin Serge (Dir) Habitat social et vieillissement : représentations, formes et liens, La Documentation Française, coll. « Habitat et solidarité », 145-158, 2008.

L'attachement au domicile fait partie des arguments majeurs pour une politique de la vieillesse dite de "maintien à domicile". En effet, le « grand âge » est souvent identifié au repli sur soi et sur un environnement relationnel et spatial proche. La retraite a aussi été identifiée comme un moment de transition où se renégocie le rapport à l’environnement physique et social. La situation résidentielle et l’inscription dans l’environnement physique et social sont considérées comme des éléments essentiels dans la vie des personnes âgées, influant directement sur leur qualité de vie. Nombre d’études ont porté sur l’évolution du rapport à l’espace avec l’avance en âge. Elles mettent souvent l’accent sur l’inadéquation entre la personne vieillissante et son environnement lorsque apparaissent des handicaps qui modifient l’expérience du chez soi et la mobilité dans l’espace urbain. Ces recherches soulignent également que les contraintes liées au vieillissement peuvent être accrues ou atténuées selon le type de ressources qu’offre le cadre de vie : habitat et infrastructures adaptés, présence de services de proximité, de transports accessibles, de lieux d’échanges et d’activités. Ces aménagements sont de plus en plus présents dans le discours politique sur la ville du fait de l’allongement de la durée de la vie. Cependant, habiter ce n’est pas seulement disposer d’un logement, fonctionnel et adapté. Le « chez soi » est de plus en plus vécu comme le lieu d’intimité par excellence à partir duquel l’individu se déploie et ose affronter le monde. Il est chargé de valeurs affectives, symboliques et temporelles fortes. Mais il a du sens dans son rapport à un espace plus vaste, plus ou moins investi, où trouver ses repères et se reconnaître comme appartenant à un ensemble, un collectif et une histoire. Le quartier et la ville jouent un rôle essentiel dans la conservation de l’identité sociale ; leur pratique permet le maintien des échanges avec les autres proches et plus lointains. On ne peut concevoir un espace privé, et parfois s'y réfugier, sans référence à un espace public, au moins imaginairement. L’espace public c’est celui où chacun peut changer d’identité en se frottant aux autres, c’est aussi celui qui peut protéger du repli sur soi et de l’assignation à résidence. L’approche que nous développons s’intéresse aux expériences des personnes vieillissantes elles-mêmes pour lesquelles le vieillir s’opère dans une négociation plus ou moins aisée avec soi-même, son histoire, son entourage aussi bien relationnel que spatial, mais aussi avec les catégories exogènes de la vieillesse. Ainsi prendre en compte la dimension de l’habiter c’est ne pas limiter les rapports des personnes vieillissantes au seul domicile où nos politiques ont de plus en plus tendance à les confiner. Si l'on peut trouver des personnes enracinées dans un logement ou dans un quartier, on en rencontre aussi dont l'itinéraire résidentiel est discontinu et qui continuent encore à se déplacer de lieu en lieu. Ces multiples modes de rapport à l’espace, qui vont du plus proche (le logement) au plus lointain (la ville et les autres lieux de la « secondarité »), traduisent dans leur mouvement la multiplicité des trajectoires, des identités et des univers relationnels des « plus vieux ». Ils manifestent aussi la place et l’intérêt que la ville et l’espace urbain leur accordent.

Page 150: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

144

• DRULHE Marcel, CLEMENT Serge, MANTOVANI Jean, MEMBRADO Monique, L’expérience du voisinage : propriétés générales et spécificités au cours de la vieillesse, Cahiers Internationaux de Sociologie Vol.CXXIII, 325-339 2007.

Les décideurs en matière de politiques publiques peuvent-ils compter sur une solidarité des proches voisins qu'ils pourraient faciliter et encourager ? Peut-on passer si facilement des relations de voisinage à une solidarité de voisinage ? L'observation et l'analyse de l'expérience de voisinage, ainsi que notre tentative d'ouverture sur le proche avenir qui se dessine, tendent à mettre en doute une telle possibilité : toutes les formes de sociabilité et de service que l'on voit apparaître dans le voisinage sont toujours des soutiens à distance au nom du principe de la préservation de soi. Seules les figures du "voisin privilégié" et du "voisin véritable ami" font exceptions. Si l'on peut faire le pari qu'une longue et forte amitié puisse se substituer parfois à des relations familiales, "le voisin privilégié" semble être une figure de solidarité finalement assez faible dans la perspective d'un soutien continue et à long terme. Une étude exploratoire britannique (Nocon, Pearson, 2000) semble aller dans ce sens : elle a permis d'établir que dans les cas où des voisins sont repérés comme "aidants principaux" parce que la personne âgée n'a pas d'enfant ni de famille, ceux-ci agissent plutôt par compassion que par obligation morale, à la différence de la figure classique des aidants familiaux. Encore ce cas de figure a-t-il pour condition de possibilité une importante ancienneté de relations et de services réciproques. Mais cette aide s'essouffle et s'effrite dès que la dépendance s'accentue, en particulier parce que la santé se dégrade : ils en appellent très rapidement à des services professionnels et font pression pour une prise en charge institutionnelle. Compte tenu des contraintes de la relation de voisinage normale, telles que nous les avons analysées, il paraît impossible de maintenir une pareille relation lorsque des formes de « déprise » dues à la vieillesse creusent l'asymétrie entre partenaires et rendent impossible la réciprocité de l'entraide tout comme le suivi dans le soin (qui suppose l'accès à l'intimité). On a pu dire que le "familialisme", c'est-à-dire l'exaltation et l'exacerbation des relations au sein de la famille et de la parenté, était un important facteur de mise à l'écart du voisinage pour l'accompagnement des personnes âgées qui restent à leur domicile : la comparaison entre régions françaises où "l'esprit familialiste" est très inégalement répandu (Le Bras, 1986) permet d'apercevoir combien cette explication est insuffisante. C'est d'abord le mode de structuration de la relation de voisinage qui rend improbable l'enrôlement de voisins dans des échanges inégalitaires pour lesquels ils ne sont pas concernés. Est-ce à dire qu'au temps de la vieillesse les relations de voisinage sont sans intérêt ? Notre explicitation de ce mode de relation atteste du contraire. D'ailleurs plusieurs cas observés de vieilles personnes célibataires ou précocement veuves sont exemplaires d'une vieillesse autonome qui se nourrit d'un bon réseau social au sein duquel les voisins ont toute leur part. Ils contribuent à retarder, voire à tenir à l'écart le sentiment de solitude, ils offrent une sécurisation résidentielle et confortent un sentiment de sûreté qui permet à chacun, dans la confiance et l'estime de soi, d'avoir l'assurance intérieure de bien tenir sa place dans les échanges. Il reste que les formes de « déprise », à travers la réduction des sorties, à travers les difficultés à rendre service, à travers la maladie qui restreint les capacités (et quels que soient par ailleurs les trésors d'inventivité déployée pour contourner ces obstacles et leur substituer de multiples ouvertures) sont révélatrices des limites des relations de voisinage. La capacité à voisiner est bien le signe de l'emprise que chacun a sur sa vie et sa dynamique relationnelle ; avec la « déprise » qui peut susciter le sentiment de ne plus être digne de s'exposer aux regards (à l'exception de ceux des très proches et des professionnels du soin), les voisins tendent à s'immobiliser dans la matérialité de la proximité résidentielle où l'art de voisiner se pétrifie et disparaît.

Page 151: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

145

II. FICHES D’ANALYSE

• Entretien de Mme S.

L’univers des objets, l’espace, les temporalités courtes et longues, la relation à l’entourage et à l’environnement, le « chez soi », la relation enquêteur/ enquêté.

Cette dame de 79 ans habite dans un T3 dans le quartier St Cyprien après avoir vécu depuis 1986 à la côte pavée dans un appartement qu’elle a quitté manifestement avec regret un peu avant la mort de son mari. Il s’agit d’une dame qui n’a pas travaillé hors de chez elle et qui a beaucoup suivi son mari dans ses multiples déménagements (ingénieur barrages ?). Quand on cherche l’objectif de la rencontre, on le trouve formulé page 14 de l’entretien par la question posée à Me S : « je m’intéresse à la façon dont on se sent vieillir ». On assiste tout au long de l’entretien à une esquive de cet objectif. Un certain nombre de thèmes restreints apparaissent de manière récurrente, mais le thème du vieillir n’est suggéré qu’une seule fois, quelques phrases avant la fin, en réponse à une question sur sa fréquentation des personnes, ami-e-s en ville : « pareil elles vieillissent, elles sont comme moi (…). L’esquive se traduit dans l’évitement des réponses directes à la question et au renvoi immédiat (suggéré par l’enquêteur) sur le logement. La première fois (p14) : elle répond : « ah bon », étonnée (ou feignant) qu’on puisse s’intéresser à un tel sujet, et à la relance de l’enquêteur : « qu’est ce que ça entraîne par rapport au logement ? », elle répond : « Ah oui ça c’est important ». Et la deuxième et dernière fois (p20) : Est ce que vous verriez quelque chose à rajouter sur tout ce qu’on a dit ? (…) sur le vieillissement et le logement ? », elle répond : « Oh le vieillissement…Non le logement… ». Temporalités

Par contre le sentiment du temps qui passe s’exprime dans les thèmes du « dépouillement » (sentiment d’être spoliée par ses enfants même si elle dit « prenez ça, prenez, prenez »), dans un sentiment de n’avoir pas eu la rançon de ses dons (« autrefois on s’arrangeait, y avait toujours une chambre pour les grand-mères » p 9) ou encore dans les rapports intergénérationnels (de ses petits enfants à sa situation de petite fille…) et inter-genre (de sa situation dans la lignée féminine à celle de sa fille…). Elle se situe dans une temporalité longue. La relation enquêteur/enquêté

Elle est ici fortement documentée, par les propos introductifs de l’enquêteur lui-même : d’une part, les difficultés pour établir un rapport (la vaste table en bois qui introduit la distance nécessaire au recueil d’un récit difficile à susciter), mais on peut toutefois s’interroger sur le fait qu’il s’agit d’une seconde rencontre…d’autre part, sur le fait que Me S semble avoir un rapport fort à l’écrit ; elle sort un petit carnet sur lequel elle griffonne, prend des notes ou consulte au long de l’entretien. Elle rappelle d’ailleurs plus loin que sa fille aussi a cette habitude. Ses enfants ont une « bonne situation », son fils est médecin et sa fille professeur d’histoire. On trouve déjà dans l’encadré de l’enquêteur sur le climat de la rencontre la plupart des ingrédients qui structurent le discours et une partie des thèmes à renseigner (une pièce chargée avec un sentiment d’encombrement, l’intervention du fils dans cet arrangement à la suite de la

Page 152: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

146

chute de Me S dans la salle de bain ; la plainte continue notamment sur les relations avec sa famille, le rapport à l’écrit comme ‘mise à distance’ ?) Les relations à l’entourage : je lui ai tellement dit tu peux compter sur mamie

Si cette personne est fort entourée, semble-t-il, des ami-e-s, des voisines qui lui font des courses, surtout depuis sa chute, elle compte beaucoup sur ses enfants et surtout petits-enfants. Quand son mari était malade, elle a déménagé, encouragée par ses enfants, son fils, à prendre un appartement plus petit à quoi elle répondait « papa n’est pas encore mort hein ! » et elle rajoute « on avait notre vie ». Le décès de son mari (à la clinique) qui n’est jamais venu dans le nouvel appartement a constitué dit elle une véritable « rupture », « cassure ». Sa chute dans le nouvel appartement, dans un quartier manifestement moins apprécié, a dû accélérer le sentiment d’ « abandon ». Pourtant les occurrences mentionnant ses petits enfants sont nombreuses : « ma petite fille m’a aidée » pour chercher l’appartement. Cependant elle attend plus qu’on ne lui apporte. Si elle dit qu’elle aimerait bien que ses voisines cessent de lui faire les courses c’est parce qu’elle attend que ça vienne de son petit-fils par exemple : « je l’attends, bon, il pourrait venir voir mamy, c’est toujours quand il a besoin… ». On a ici l’expression clé de ce discours sur le rapport à l’entourage familial et sur la relation don/contre-don : « je lui ai tellement dit tu peux compter sur mamie (…) », autrement dit j’ai beaucoup mis de moi, pour eux mais aussi quand j’allais chez ma grand-mère, (elle garde des liens avec une cousine avec qui elle passait ses vacances chez la grand-mère) qu’elle se retrouve en attente d’un retour qui à ses yeux ne vient pas. Ce sentiment est accentué par l’histoire de la succession à la mort de son mari : « j’ai donné même la part à mes enfants » et elle a le sentiment d’avoir en partie été spoliée, notamment par l’intermédiaire du notaire (désistement d’une assurance vie en faveur des enfants, d’actions de France Télécom…) (un récit sur une grand-mère spoliée par ses petits-enfants) Se sent délaissée : « mon fils s’occupe beaucoup de son fils… ». Temporalités

Les relations à sa famille descendante et ascendante est un thème récurrent, comme obsessionnel : elle s’inscrit bien dans une lignée, même si on n’a jamais un discours linéaire (cohérent ?) à ce propos. Chaque fois qu’elle évoque sa situation, la possibilité de la maison de retraite- qui oscille entre « je veux pas être à la charge de mes enfants » à « ma fille n’a pas une chambre pour moi » à « j’irai pas chez mon fils » suivi de « on s’accommode mieux d’un gendre que d’une belle-fille » et à une vision assez négative de ce lieu où « il faudrait que ce soit propre, coquet… »- ces expressions prennent sens dans cette temporalité longue faite de répétition de rapports intergénérationnels et particulièrement féminins : elle a gardé (élevé) sa petite fille pendant que sa propre fille était étudiante et venait de divorcer, sa propre fille a été gardée par sa mère lors des déménagements successifs et elle dit par ailleurs avoir été beaucoup chez sa grand-mère elle-même… L’espace : autrefois y avait toujours une chambre pour les grand-mères

L’espace extérieur actuel est rarement évoqué, comme si, depuis sa chute, elle sortait moins, se dotant d’un sentiment de faiblesse, de vulnérabilité « « je perds l’équilibre ». Elle évoque un petit incident autour de sa canne (une petite fille s’y est accrochée) un jour qu’elle descendait du bus. Elle dit pourtant être sortie « tout à l’heure » mais sans sa canne. Elle raconte aussi qu’elle est allée voir son petit fils, sans le trouver, parce qu’elle ne l’avait pas vu de tout l’hiver. Elle

Page 153: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

147

regrette manifestement son ancien quartier (la côte pavée), qu’elle habitait depuis 1986, quartier calme qu’elle décrit comme « une bonne période », pour son mari qui discutait « avec des dames, (…) des copains, des copines qui l’écoutaient alors que moi des fois j’avais pas le temps… », la présence de son petit-fils…Elle se retrouve aujourd’hui depuis 2001 « de l’autre côté » ; le quartier St Cyprien ne bénéficie pas des mêmes qualités : encombré, mouvements, pas très bien fréquenté… agressions et « le pont sépare ». Ce qui revient par intermittences c’est l’espace passé, celui de sa jeunesse avec son mari et des multiples lieux où ils ont vécu suivant ses impératifs professionnels : restée avec ses parents à Tours où elle est née, elle a circulé avec son mari, de Gap en Aveyron à Villeneuve sur lot, à Marseille, puis à Montra (pendant 15 ans) dans une villa avant l’appartement de la côte pavée (16 déménagements) : « j’ai pas de regrets sur tout ce que j’ai vu », elle parle beaucoup de « trous » même si elle ajoute « c’est intéressant » (cf. l’enquêteur sur l’absence de conviction et le ton adopté). Les différents lieux sont marqués par le rapport aux enfants, petits puis plus grands, leurs études, puis par la maladie de son mari à Montra, où il a fait une hémiplégie et où s’est décidé l’achat de l’appartement de la côte pavée pour plus de confort (elle n’a pas le permis de conduire) mais aussi « il fallait pas compter sur les enfants ». Ce moment a constitué une « événement » important pour elle : « je m’en souviendrai de 73 »…Dans son discours, elle prolonge cette évocation par le sentiment d’avoir été spoliée. Elle mélange la vente de la maison, l’achat de l’appartement à la côte pavée et celui où elle est maintenant : « avec ce que j’avais donné aux enfants, je ne pouvais même pas me racheter un petit appartement ! ». Elle continue sans qu’intervienne l’enquêteur sur le thème de la maison de retraite. La maison de retraite

La première occurrence de ce thème arrive après l’évocation de la chute, où on voit l’ambivalence ou plutôt l’attente quelle a vis à vis des enfants : « je suis tombée c’est la catastrophe, parce que je voulais vraiment aller en maison de retraite » (possibilité évoquée lors du dernier entretien) et elle ajoute : « oui mais ça a été une réaction parce que je voyais pas mes enfants. Je me suis dit s’ils me laissent tomber moi je vais m’en aller et puis c’est tout (…)…mais enfin j’ai dit quand même, ils font ce qu’ils veulent mais…faut pas aller n’importe où quand même. Et après j’ai dit je m’en moque, bon je reste là, je suis bien (…) je verrai plus tard…(…) Pourvu que je puisse avoir ma chambre, ma télé et mon canapé et mon meuble télé ». Plus loin, elle est plus radicale encore, même si elle évoque la présence d’une maison de retraite à la côte pavée en parlant de sa recherche d’appartement, « j’ai dit non, j’ai dit non mais euh, tant que je peux tenir là… » (évoque la fatigue du ménage et la présence sollicitée de l’aide-ménagère). C’est la formule récurrente (« tant que je peux rester là ») qui introduit l’allusion à ce lieu dont elle entend parler par des amis (à Montra), toujours dans des espaces connus, sous la forme « on en construit une… ». Mais elle fait suivre toujours cette évocation d’un bémol, d’un discours restrictif : « il faut voir, comment c’est organisé…parce qu’il faut pas qu’ils négligent ces maisons pour personnes âgées …on met pas des personnes âgées…. J’en ai visité une à St C, on a vu des logements vides….c’était sale, c’était noir… ». L’occurrence des termes « ces personnes », « cet homme » accroît le sentiment d’anonymat et d’impersonnalité que Me S fait passer. A quoi elle oppose « mon T3 » et « un déménagement à mon âge, moi je me vois pas ».. Le portrait de la M de R se poursuit avec l’allusion aux « repas de la ville qu’on vous apporte ». C’était après son retour du « Val des cygnes » après sa chute : « J’ai dit à mes enfants vous

Page 154: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

148

tracassez pas pour moi, puisque vous êtes pris, je vais prendre les repas de la ville… ». Elle a essayé un mois puis : « j’avais pas faim, j’étais dégoûtée de tout… (…) ben voilà, mais alors c’est pour quoi faire ?. Non je crois que je (mourrai ?)… remarquez chez mes enfants j’irai pas, chez ma fille, j’irai pas…Elle a une villa mais elle n’a pas une chambre pour moi, elle n’a pas d’endroit pour moi. Mais bon on le fait plus ça, autrefois on s’arrangeait, y avait toujours une chambre pour les grands-mères et tous les hivers elle venait passer six mois chez nous, six mois chez son fils(…) mais maintenant ça se fait plus, y en a encore paraît-il mais bon… ». Tout ce passage est révélateur des rapports entre l’espace, les lieux et les liens à quoi O Schwartz ajoute les biens. Dans la suite immédiate, alors qu’elle parle de sa fille malade et que l’enquêteur lui demande où se trouve son fils, elle répond : « j’irai pas chez mon fils (…) Oh on ne va pas en principe, quand il y a une belle-fille, on s’accommode mieux d’un gendre, je trouve que d’une belle-fille »…Encore la question des lignées féminines, puisque le gendre désigne bien sûr la fille, plus proche sur le plan des rapports familiaux et de genre que la belle-fille. Le logement et l’univers des objets : il faut faire une maison pour mettre les meubles

On l’a vu, la question du logement est assez centrale dans la vie de Me S, d’une part parce qu’elle a déménagé souvent et que l’on ne sait pas bien quelle maîtrise elle a pu avoir de tous ces lieux divers, bien qu’à un moment du discours, elle dit avoir fait des plans chaque fois qu’elle aménageait quelque part. En tout cas, c’était toujours une initiative liée à la trajectoire professionnelle du mari. Une constante apparaît, ce sont ses meubles et un certain nombre d’objets qu’elle rappelle de temps à autre. La construction de la maison de Montra a correspondu à ce besoin de se poser avec ses meubles : « j’ai dit à mon mari (…) maintenant je me pose. Je veux plus partir, on reste sur place ! on a des meubles… » Si elle semble réduire les objets qu’elle emporterait si elle allait en maison de retraite à « ma chambre, ma télé et mon canapé et mon meuble télé », on peut avoir une autre impression à la lecture de l’entretien. Elle dit à un moment « on s’attache à des bêtises » à propos de son lit qu’elle a renouvelé, il y a peu : « ma chambre moi j’ai un grand lit, je me vois pas coucher dans un petit lit (…). Allusion à la maison de retraite… La télé aussi a l’air d’occuper l’espace plongé dans la pénombre (grande baie vitrée fermée), ce jour de la visite de l’enquêteur, accentuée par la présence « envahissante » des plantes, qu’elle vient de renouveler aussi. L’enquêteur décrit un espace encombré. Il est reçu dans la salle à manger où la table semble prendre toute la place. Elle revient plus loin sur la salle à manger, elle semble y accorder beaucoup d’intérêt. On comprend plus loin l’importance de cette pièce où elle organisait des repas pour la famille. Elle a donné une salle à manger à sa petite fille quand elle a changé d’appartement pour celui là plus petit. Elle se dit très conservatrice et présente à l’enquêteur ses meubles par des formules d’appropriation mais qui se conjuguent au passé : « j’avais ces meubles, j’avais ça dans le hall à la Côte Pavée, j’avais cette armoire dans le petit coin salon « ça me sert pour …la vaisselle maintenant (…) ». Elle a dû réorganiser mais a aussi acheté un meuble pour y mettre des livres (qu’elle avait offerts, on l’apprend plus loin, à son mari), elle y a exposé des photos et des cartes postales. Tous « ces petits trucs », elle les définit comme des « souvenirs »... qu’elle « regarde ». Les photos sont celles que lui envoient ses enfants (et qu’elle renouvelle) ; sans doute de ses petits-enfants ; cette redondance de la présence de ses petits-enfants est accentuée par la carte pour « ma fête des mères » envoyée par sa petite fille et qu’elle montre à l’enquêteur : « en principe la petite fille qui m’a… ma petite fille que j’ai élevée là ne rate pas ma fête des

Page 155: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

149

mères ». Plus avant elle avait aussi confondu ses enfants et ses petits-enfants disant mes enfants pour les seconds. Elle montre à côté de cette carte, une autre d’une amie qu’elle présente comme la carte de l’amitié. Ce qui frappe dans ce passage, c’est la présence du regard : un regard sur des objets qui apparaissent comme des symboles, des signes d’une activité passée : indiquant un éloignement de l’activité concrète mais pourtant, comme on l’avait déjà souligné (dans les entretiens du PIRville), le réaménagement d’une distance et d’une présence différente au monde. Un autre objet n’est pas sans importance, c’est le carnet qui renvoie à l’écriture, aux empreintes, aux traces de ce qui se faisait et semble se perdre aujourd’hui, où dit-elle depuis son arrivée dans cet appartement, elle n’écrit plus : « depuis que je suis là, j’ai pas envie d’écrire parce que je trouvais qu’il y avait pas des choses… intéressantes à dire… de ma vie ». Mais sa fille a dû prendre le relais : « mais ma fille a dû tout écrire… ». Le « chez soi » : ça c’est important !

La seule fois où elle prononce explicitement le « chez moi » c’est en négatif à propos de la maison de retraite : « j’ai décidé de rester là finalement, puis Arcadie (une M de R) c’est bien joli mais je serai pas chez moi ». C’est-à-dire ? « je vais dépenser tout ce que j’ai et en fait je pourrais pas mettre tout ce que j’aime »…Ce qu’elle aime et qui fait son « chez soi » c’est de pouvoir donner à son petit-fils quand il se mariera, un jour, plus tard elle pourra dire « prenez, prenez… ». C’est des « bêtises », « mes bêtises » que je mets dans « des petits cartons », une collection de cartes postales qui peuvent « intéresser les enfants plus tard » même si sa belle-fille va dire peut-être « ben ça dégage ! ». Des petites boîtes (vues hier à la Casa) où « je vais les classer »… » on a tellement voyagé !! Des photos où il faudra mettre les dates…puis des petits carnets. Le fauteuil de son mari, ma plante (elle en a donné une trop grande à sa fille). Toute cette liste qui lui rappelle les nombreux logements qu’elle a connus lui font dire : « ça m’ennuierait d’aller dans une maison de personnes âgées trop trop vilaine ! ». Elle reparle de l’aménagement de sa salle à manger à Montra. Il y a même des cadeaux « au fond de l’armoire ». Tout cela, ce « fouillis » s’associe aux très bonnes vacances passées chez la grand-mère : « j’allais chez ma grand-mère moi très souvent. Toutes les vacances je les passais chez elle… »… On retrouve bien la définition d’O Schwartz sur le « chez soi » : des lieux, des biens et des liens. Quand l’enquêteur lui demande quelles sont ses activités aujourd’hui, sa réponse concernant la lecture est éloquente : elle y renonce parce qu’elle a l’impression de « perdre son temps »…Elle lisait dans le train quand elle allait voir son père… La lecture évoque sans doute trop l’inactivité et l’immobilité : « je me vois pas dans un fauteuil en train de lire ! (…) je peux pas me plonger dans un livre pendant des heures, rester dans un fauteuil roulant…. » Elle poursuit sur sa visite à Décathlon, les personnes et les commerçants qu’elle connaît en ville… Conclusion :

On retrouve en fin d’entretien l’esquive quant au sentiment du vieillir. Il semble qu’il n’y ait que les liens avec ses « enfants » qui puissent définir ce « chez soi » et que la peur de la maison de retraite aille de pair avec la peur de l’immobilité et de la rupture des liens.

Page 156: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

150

• Entretien Albertine, 87 ans

Relations enquêteur enquêté

Il semble que cette personne ait tenté d’interroger l’enquêteur, sans oser vraiment. Elle l’interroge sur l’enregistrement, dit la phrase qu’on entend assez souvent « vous n’allez pas me mettre en prison », comme si c’était des appels à un peu plus d’explicitation de la part de l’enquêteur. Elle veut se rassurer en demander si les gens ouvrent leur porte facilement. Plusieurs fois elle répète : « allez, maintenant je vous ai tout dit », comme si elle était pressée d’en finir, mais cela paraît être plutôt un jeu et des manières de tenter d’en savoir davantage sur l’enquêteur. Elle tente encore juste à la fin « Si ça peux vous... Je sais pas moi, qu'est-ce que ça vous.. ». En vain. Temporalités

Les temporalités sont moins marquées que dans l’entretien Bettine. Cette personne a une approche chronologique, dans laquelle elle allie la géographie, la famille et le travail. Elle quitte l’Algérie, où elle a connu son mari et où ils faisaient cultiver la vigne, ils récupèrent une propriété agricole familiale à Lime, puis prennent un pressing à Toulouse, à la retraite aident leur fils dans une jardinerie qu’il monte. Puis le mari meurt et le fils monte un bar à N*. Elle conclut : « je suis seule ». Une coupure temporelle : l’apparition de sa maladie, il y 3 ans, qui la limite dans ses déplacements : elle ne va plus en ville toute seule.

Relations à l’environnement, l’entourage

Mauvaise expérience de l’accueil en France à son retour d’Algérie : « On a été reçu comme des chiens hein ? ». Son fils traité de « sale arabe ». Elle estime qu’ils se sont fait « entuber » à l’achat du pressing. Elle se plaint de dégradations réalisées aux boîtes aux lettres et interphone de son immeuble, mais par ailleurs dit avoir choisi cet immeuble pour son calme. Depuis qu’elle ne prend plus le train, elle voit moins son fils, mais semble avoir des relations amicales près de chez elle, et un neveu dans la même résidence. Son amie l’aide pour les papiers et pour les courses qu’elles font à l’hypermarché. Elle a une sœur dont elle parle peu. Elle a une « femme de ménage » qui vient deux heures par semaine. Elle parle de l’Algérie (l’affaire d’entretien des cimetières par exemple) mais je ne sais qu’en faire. L’espace

C’est une personne dont la famille était de Lime, et qui est née en France. Elle a habité en Algérie en se mariant avec un pied noir. Au retour elle est revenue sur la propriété familiale à Lime, quelques années, mais le travail de l’agriculture ne leur plaisait pas. Après un essai à M* ils se fixent à Toulouse. Ils ont une maison en banlieue proche, puis intègrent un appartement. Elle se définit comme quelqu’un qui bouge, mais ne va plus en ville depuis sa maladie. Elle reste dans le quartier, elle va avec des amies dans un parc s’asseoir sous des amandiers. Son espace est aussi celui des caveaux (Lime, pour sa famille, C* pour son mari). Pas de fixation imaginaire sur un espace antérieur valorisé comme chez Mme Bettine. Elle est en fait autant de Lime (durant sa vie en Algérie elle venait en vacances « ici », c’est à dire la France, Lime) sans doute que d’Algérie. Le Chez soi

Page 157: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

151

Elle est dans un appartement, un grand T3 acheté depuis 1987. Le mari, habitué aux grandes baraques, qui aimait avoir un jardin, n’était peut-être pas enthousiaste si on en croit l’expression de madame : « quand mon mari j'ai vu qu'il commençait à être fatigué et tout, j'ai dit ‘non moi qu'est-ce que je fais dans cette baraque, 800 mètres de, de jardin et de tout, j'ai dit ‘Allez, allez!’. On a vendu et j'ai acheté ici. Et on y est… mon mari ne s'y est pas fait là.. 3 ans on est resté et il est mort ». Mais pas pour rien, parce que cette mort rentre dans la définition d’un chez soi : « E. Vous me disiez c'est important de rester dans ses meubles c'est-à-dire que… Ils ont une importance particulière ces meubles, ils se rapportent à des souvenirs, à des… -Eh oui et puis vous savez quand euh, votre conjoint est parti, vous avez l'impression qu'il est toujours là vu qu'il est mort ici… ». Ce qui n’est pas le chez soi, c’est la maison de retraite, « comme à l’armée ». Elle trouve son appartement calme, l’environnement agréable (un grand pré), bien entretenu. Mais c’est mieux quand c’est bien fermé. Elle a fait une demande pour faire blinder sa porte, car « tout le monde a peur ». Il semble que le sentiment de solitude du fait du départ de son fils pour Nice soit transformé en sentiment de peur de toute intrusion étrangère. Car cette formulation est curieuse dans l’enchaînement des idées : « ça les prend des fois y'a ils viennent euh placarder les murs. Dernièrement ils nous avaient fait les boîtes aux lettres ils t'avaient tout barbouillé. boh.à l'interphone ça a été incendié, (..) foutu le feu c'était tout cramé et tout ils pouvaient foutre le feu à l'immeuble vous vous rendez compte ? Alors euh, euh, j e suis pas tranquille (détachant distinctement les mots). Alors je supporte plus maintenant même que la famille vienne parce que dès qu'ils s'en vont alors c'est la déprime, c'est ci, c'est la... - Parce que vous vous retrouvez seule ou... - Et oui oui, oui. Et d'un autre côté, faut avoir de gros moyens pour aller dans les maisons de retraite... ». Elle raconte aussi comment une amie lui a déconseillé de faire rentrer un employé du gaz. Elle parle peu de ce qu’elle fait dans cet appartement, et présente la chose plutôt en négatif : elle y reste quand elle ne peut pas sortir : « Alors je fais ma sieste et après je m'habille, si il fait beau, je sors avec mon amie, et si il fait pas beau ben je reste là et je fais du crochet, je m'occupe... Parce que j'en vois beaucoup de mon âge... Eh elles sont là et. à, à croupir dans la maison, oh! Je dis ‘Mon Dieu!’, moi je peux pas hein?! Faut que je bouge un peu hein ? Je vous dis la, la jambe pourtant elle m'en donne hein?! Eh ben je marche quand même... - C'est important de pas rester seule et... - Ah oui. Oh. Vous savez si vous commencez à vous englutiner dans le fauteuil et dire je bouge plus vous êtes foutu hein... » L’univers des objets

Une rubrique faible dans le discours de cette dame. Peu de choses sur le mobilier, qui semble peu investi (« Vous pensez ce sont des meubles. Qu'on avait été obligé d'acheter là quand euh, et ben en 62 quand on est arrivé.. ») sauf la pendule, qui a l’air de dire quelque chose sur le regret de ne pas avoir le fils sous la main : « Quelle heure il est ?... Là c'est l'heure ancienne encore (me montrant la pendule) Et oui j'ai cette pendule personne sait me la… y'a que mon fils. Alors du coup elle reste avec la vieille heure, 10 heures 11 heures ». La télé, qu’elle regarde mais sans insister sauf pour parler de l’émission qui montrait les réactions de pieds noirs revenant en Algérie, la téléassistance, qui peut alerter le neveu en cas de pépin, le crochet, qui occupe les mains devant la télé, et le fauteuil, image plutôt repoussoir comme on l’a vu plus haut.

Page 158: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

152

• Entretien Léon, 81 ans

Relations enquêteur enquêté

Il s’agit plutôt d’un « discours sur » la vieillesse que d’ « un discours de » la vieillesse. Léon expose davantage la vie en maison de retraite, la vieillesse dans la société occidentale qu’il décrit son propre processus de vieillissement. Temporalités

Léon semble assoiffé de cette « reconnaissance » que la société d’autrefois accordait à ses figures vieillissantes. Mais comment accéder à la reconnaissance lorsque vous êtes privé de tout moyen financier susceptible de garantir votre dignité ? « Mais enfin une reconnaissance, dire, ils sont tout seuls, si tu prends le loyer, les impôts, la taxe d’habitation, l’habillement, la nourriture. J’ai pas 100 francs par jour pour vivre ». Le manque des moyens financiers oblige ces personnes à faire des économies sur tout et, surtout, sur leur santé. Dans ce cadre tout comportement préventif est laissé de côté : « alors je me dis du moment que tu vas bien c’est pas la peine d’aller voir un docteur pour avoir des pilules que tu prendras pas. » Léon parle des problèmes financiers qu’implique son passage à la retraite. Il accepte mal le fait que l’on peut travailler une vie pour arriver à ne pas pouvoir subvenir à ses besoins et représenter une charge économique pour ses proches. Il préfère « se débrouiller » tout seul « manger peu », s’il le faut, mais continuer à vivre chez lui, dans son appartement. Les problèmes de santé (« dentiers artificiels », « prothèses auditives », « anthrax purulent ») ont obligé Léon à 81 ans à partir à la retraite Après avoir envoyé une lettre à l’évêque et à son directeur, il a donc quitté l’hôpital où il a travaillé de 1988 à 1998. Un goût étrange reste de cette vie passée, quelque chose entre « les remords » et le fait de se dire que l’on « aurait pu continuer encore un peu ». Mais le pragmatisme économique de la retraite ne supporte plus de traces d’altruisme ramenant brutalement Léon à la réalité saumâtre : « tu as travaillé comme un abruti et que royalement on te fout 2000 balles par mois, tu dis quand même, enfin. » Statut social dans le temps Léon est né à A mais c’est C qu’il considère comme sa vie natale. Ses fonctions l’ont amené à M et à T. A M il était bien logé mais quand il est arrivé à T le directeur de l’hôpital lui a dit qu’ils allaient démolir l’hôtel-D et qu’il lui fallait bien trouver un appartement en ville qu’il payait 2 400 Frs à l’époque (aujourd’hui il lui coûte 3 100 Frs). Il a donc loué un T5 : « Je me suis senti à l’étroit parce qu'à M j’avais le double, on était grandement logé. » Mais il était bien parce que son copain, avec lequel il partageait des moments privilégiés, habitait juste à côté de chez lui Porte parole du désarroi de ses concitoyens mais aussi révolté contre le système Léon passe invariablement d’un rôle à l’autre pour justifier sa position. On ne connaît rien de sa vie d’avant, de sa famille d’origine. Seule information communiquée par l’interviewé l’existence d’une sœur qui a été morte jeune. Léon a élevé ses enfants mais là encore les précisions sont inexistantes : pourquoi Léon et non pas leur père ? Comment ça s’est passé ? L’univers des objets

Le coût de la vie de tous les jours, chiffres à l’appui, occupe une grande partie des propos de cet interviewé : les loyers, les prix de séjour en maison de retraite, le SMIC, l’exploitation

Page 159: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

153

dans le monde du travail, le système d‘imposition fiscale et ses exonérations, les moyens d’accéder à la propriété, les économies d’une vie, l’intérêt des proches face à l’héritage, les endettements, les hypothèques, les signes symboliques de la richesse garnissent un discours bien documenté. Derrière l’air d’une apparente incompréhension de la société, le positionnement reste critique. Malgré son attachement à l’argent Léon ne présente aucun penchant particulier pour les objets et ceci il a appris avec le temps. « On finit par s’en détacher » lorsque tout le monde vous répète que ces objets n’ont aucune valeur même si on a « trimé pour les avoir » : « On met derrière chaque objet quelque chose, mais il arrive un temps qu’à mesure qu’on vieillit, on s’y attache moins, parce qu’on sait que ça va être dilapidé parce qu’on le dit partout chez les jeunes, tu sais tonton, tous ces verres, tout ça Pfou ! On te le foutra en l’air. (…) Ils le foutront à Emmaüs tout ça. Et oui, c’est comme ça. C’est des trucs comme ça. ». L’extrait montre l’ambiguïté de la réalité vécue qui ramène l’interviewé vers un devoir être : voici ce que je devrais et que je n’arrive pas à faire : « Je crois qu’on se détache, pourtant c’est pas vrai, parce que les vieux de l’hôpital ils regrettent toujours ce qu’ils avaient à la maison. » Et c’est bien cette perspective d’un déménagement vers l’hôpital, vers la maison de la mort, qui effraie Léon : « Moi, ce qui me porte soucis c’est de déménager dans un, deux pièces, où je payerai 2000 francs (…) déménager dans deux pièces ou je sais pas combien, où je vais m’y mourir dans 10 jours, je vais m’y mourir dans 10 jours ». Le Chez soi

Avoir une maison, avoir un chez-soi, c’est surtout avoir un lieu pour pouvoir garantir des liens affectifs avec ses proches Relations à l’environnement, l’entourage (relations familiales et extra-familiales)

Parfois les propos échappent aux calculs de comptabilité acquérant un contenu plus humain. Léon est aussi le témoin de l’abandon au sein du système hospitalier de cette vieillesse honteuse, si honteuse qu’elle ne peut pas être celle de nos parents, de nos maris, de nos amis, de nos voisins. Dans la structure où Léon travaille les visites se font rares, les nouvelles se transmettent par l’intermédiaire des tierces personnes, en l’occurrence le prêtre. Et dans cette ambiance les infirmières essaient de garder le sourire, du moins d’après les dires de Léon, même lorsqu’elles se font traitées de « putes » par leurs patients. Toutefois, et quelles que soient les appréciations des malades, le personnel hospitalier semble garder le pouvoir ultime : celui de refuser ou d’accepter d’offrir de soins, plus au moins adaptées, aux personnes retraitées.

« Les retraités, c’est un monde ». Léon s’attache à décrire ce monde des retraités avec une finesse remarquable. Il cite l’enfermement des personnes âgées dans les chambres luxueuses, munies des « engins » sophistiqués. Mais le modernisme n’arrive pas à contrebalancer la solitude éprouvée, bien au contraire, il est là pour la déguiser, la masquer et, ce faisant, il la consolide. Les témoignages des conditions d’accueil à l’hôtel D où « ils étaient 20 par salle avec des rideaux qui les séparaient », en attestent : « seulement là, c’était tout ouvert, on venait voir l’un, on venait voir l’autre, les infirmières passaient... » Que faire du luxe et du confort lorsqu’on est seul, isolé, écarté, abandonné à soi-même ? Dans une maison de retraite, les gens sont censés vivre en communauté sans garantir un minimum d’échanges : drôle d’expérience, et puis on s’étonne qu’un rien les irrite, les indispose ou les déprime. « L’hôpital devient une ville, on est tellement nombreux, il n’y a plus de liens qui passe. » Difficile de sauvegarder le parfum

Page 160: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

154

d’une quelconque humanité lorsque la seule chose qui vous reste est l’ombre des souvenirs lointains de ces proches d’autrefois, de ces proches qui ne le sont plus. « L’année qui vient de passer j’ai fait 14 sépultures (tombeau), atteste Léon, et au moins 11 sans personnes. Moi et les pompes funèbres, je ne le tolère pas. C’est affreux. » « Garder le contact avec les gens de l’extérieur par les souvenirs » ne semble pas une mince affaire. Que peut-on vraiment acheter que peut-on vendre ? Comment monnayer le lien social ? « Ils téléphonent de temps en temps pour savoir s’ils ne sont pas morts (…) Beaucoup ont des tuteurs, ils ne le connaissent pas le malade, ils viennent tous les mois, il fait son chèque avec l’argent de la maison hypothéquée, c’est toute la relation qu’il y a entre eux et la personne. Le surlendemain (de la mort annoncée), il y a la famille qui vient pour demander ce qu’il reste » Difficile de vivre en sachant que ça se passe ainsi dans les coulisses. Comment composer avec la réalité du quotidien, privé de tout repère et figé dans l’intemporalité du « rien à faire » ou si l’on préfère du prêt-à-porter ? Cette inactivité favorise un travail réflexif sur soi : « on a le temps de réfléchir quand on est à la retraite. » Or bien souvent il n’y a rien de bien agréable à penser. Comment recommencer à vivre sans jardin, sans voisine, sans le « chouia » qu’on mettait dans la soupe pour la rendre meilleure ? Que faire des « 1000 repas par jour » quand on n’a personne de nos proches pour les partager ? Si les mets culinaires élaborés peuvent donner bonne conscience à ceux qui les procurent, ils ne parviennent pas à « remplir » le cœur de ceux qui les reçoivent. C’est pour cela que « les trois quarts ils disent on n’a jamais mangé comme ça, voyez, comme quoi. Alors, on fait. C’est triste cette fin de vie comme ça ». Le tout trace les contours d’un malaise, d’une souffrance questionnant le seuil de tolérance, de l’humanité, de la normalité même d’une société qui fait la sourde oreille devant ce spectacle qui ne fait plaisir à personne. « Ah mon Dieu, il ne faudrait pas être sensible pour ne pas en souffrir de tout ça ! (…) Il y a un malaise quelque part, c’est pas quand même normal (…) Alors je me dis c’est difficile, mais on ne se penche pas assez sur le réel. Ce qui est scientifique tout ça c’est très bien mais quand on rentre dans un hôpital, qu’on rencontre ces gens et qu’on les écoute, ça c’est important, vous savez. Évidemment ça vous rend pas bien service... »

Certaines familles préfèrent prendre en charge leurs parents au lieu de les laisser mourir dans le lit d’une maison de retraite. Mais le défi n’est pas évident. Outre les difficultés pratiques d’un espace qui n’est pas adapté à la vieillesse, la charge morale est lourde et le temps qui passe n’arrange rien. Les parents éprouvent vite cette gêne qu’ils représentent pour leurs enfants qui, à leur tour, n’hésitent pas à les ramener à l’ordre : « "si tu continues je te remets en maison de retraite". Ce disque là je le connais par cœur » nous dit Léon. Il avoue que c’est difficile de trouver le juste milieu : comment donner « à ceux qui ne sont pas encore dépendants le souci de faire quelque chose ? » Faire quelque chose c’est avoir l’impression que l’on est « utile », « en maison de retraite tu te laisses vivre. »

Par ailleurs Léon remarque que dans les maisons de retraite les patients ne reçoivent pas les mêmes services en fonction de leurs moyens. L’interviewé parle d’ « une médecine à deux vitesses. » : « Suivant que tu es riche, il y a des classes, tu vas au quatrième, tu peux appeler ton médecin, le personnel est là pour nettoyer la salle et emmener au réfectoire (…) quand le médecin est venu, il faut le payer, les médicaments il faut les payer, payer la personne qui y est allé les chercher (…) quand tu peux plus payer, allez hop descendu. » Léon opère une distinction nette entre ses « malades à l’hôpital » et les autres qui vivent toujours chez eux les « malades de la campagne », comme il les appelle. « Vous allez voir un

Page 161: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

155

malade chez lui, il a ses affaires, mais il est accueillant, il n’a plus du tout le même tempérament ». Seul ombre sur le tableau ce sentiment de « gêne » qui incite ces personnes âgées à se rendre en maison de retraite pour ne plus ennuyer leurs proches, « par amour ». Ces « malades de la campagne » sont gênés par le confort qu’on leur propose à l’hôpital, ils sont gênés par cette priorité accordée à l’idée de progrès ou d’hygiène qui n’est pas la leur. « Ils ne sont pas préparés à la vie qu’ils vont avoir (…) ceux qui se plaignent le plus ce sont ceux qui étaient les plus malheureux chez eux. » Mais ces plaintes ne visent pas le confort dans le service mais le manque de communication, d’écoute : « Il n’y a pas assez de relations humaines, il y a beaucoup de confort mais il manque une âme. Il manque d’humanité, de contact avec les gens, les écouter, les comprendre (…) Il s’agit de s’asseoir auprès des gens et de les laisser raconter. On peut pas demander aux infirmières de le faire, elles n’ont pas le temps. » D’après Léon ce confort n’est là que pour camoufler les défaillances interactionnelles d’un lien social « artificiel » pourvu sur commande, privé de toute humanité ; une autre manière de cacher la misère morale et la souffrance qui va de paire. « Le progrès c’est pas ça seulement, les hôpitaux aujourd’hui on les fait pas pour ceux qui ont 80 ans, mais pour ceux qui ont 50 ans et qui n’ont l’habitude d’avoir des toilettes au fond du jardin, quand ils viendront à l’hôpital ils seront contents de trouver quelque chose de bien et de propre. Ça pour être propre, c’est propre, mais je me dis, on fait des efforts pour l’hygiène, les virus, mais pourquoi il n’y a pas plus d’humanité (...) Chaque personne est un cas. On peut juste constater, c’est une souffrance morale, pas une souffrance physique, une souffrance morale. »

Le tout pose la question de l’autonomie, un euphémisme, et de l’interdépendance. Les propos de Léon consistent à rappeler qu’on est tous inter-dépendants, et cette interdépendance est source de relations sociales : « L’esprit d’indépendance, c’est pas toujours très heureux, mais enfin ça ne rend pas toujours service »

Mais se priver pour qui et pourquoi ? « Les gens me disent faites-vous plaisir, tant pis si les neveux n’ont rien, seulement nous sommes une génération qui aime bien laisser quelque chose à des enfants. ». Le souci de la transmission préoccupe Léon. Même si ses neveux semblent avoir « des bonnes situations » Léon tient à leur laisser les économies d’une vie, tout ce qu’il a « mis de côté pour leur laisser quelque chose. » « Ils ont tous leur maison, ils sont à Paris à Niort. Ils me disent de me faire plaisir. Ca représente quelque chose, c’est plus qu’un billet. J’ai eu la chance d’avoir de grosses paroisses, j’ai mis de côté, alors j’ai mis de côté pour leur laisser quelque chose. » Tout consiste à dire que ses neveux ne tiennent pas vraiment à ces biens. Incertitudes et déprise

Pour Léon le passage à la retraite semble d’autant plus difficile que la vie professionnelle d’avant était chargée et riche. « J’ai mis du temps à m’habituer à la retraite depuis septembre, je me dis qu’est-ce que tu vas faire toute la journée. C’est difficile. La retraite est difficile. » Léon avoue avoir du mal à s’habituer à sa nouvelle vie après 10 ans de dons auprès d’autrui mais son corps ne peut plus suivre. Difficulté supplémentaire Léon n’a ni épouse ni enfants il n’y a que ses neveux qu’il a élevés à la suite de la mort subite de sa soeur. Ses neveux ne semblent pas vivre à Toulouse mais encore une fois aucune précision n’est communiquée à ce propos.

Léon souligne quelque chose que l’on déjà constaté à plusieurs reprises auprès des interviewés d’autres recherches : l’importance d’un quotidien organisé autour des habitudes bien ordonnées qui régulent l’espace temporel de la journée : la messe, la méditation, le bréviaire, la

Page 162: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

156

lecture du journal, la cuisine, les sorties, les bouquins : « avec tout ça, c’est déjà midi et demi (…) L’après-midi de deux heures à trois heures je sors. Une heure à peu près, à ce moment là il y a un petit vide, je bouquine.» Ni la télé, ni la radio ne semblent enchanter Léon qui avait déjà fait le plein des ouvrages avant son passage à la retraite, quand il avait les moyens mais, à l’époque, il n’avait pas le temps de s’adonner à la lecture. Cette tentative d’organisation de la vie à venir, de la vie à la retraite, montre bien tant l’appréhension que la conscience de quelqu’un qui a déjà expérimenté, par l’observance, le vide que ce passage implique. « J’ai pas besoin de penser qu’est-ce que c’est que je lirais après parce que... (rires) ».

Léon dit « gagner sur un plan spirituel », puisque maintenant n’étant pas pressé il passe « plus de temps à la réflexion qu’avant. » « Je consacre davantage de temps à ma spiritualité, autrefois il fallait que je fasse 40.000 choses à la fois. Je suis au calme, je me “ dé-s’énerve ”. » La marche semble faciliter cette tâche « l’après-midi il y a cette sortie d’une heure je marche, je marche et je réfléchis. » Seul inconvénient les gens qu’il croise sur son chemin. Si eux ils se souviennent très bien de lui ce n’est pas toujours son cas. Ne reconnaissant pas toujours les personnes il se mélange les pinceaux : “ Tiens monsieur l’abbé, vous n’êtes pas revenu à l’hôpital vous savez que les malades vous demandent ”, et moi “ il va bien le petit ”, (…) “ Comment va le petit ? ” “ Mais on n’est pas marié ”. Je me dis, tu viens d’en sortir une de belle, là. Excusez-moi, je vous confondais avec... ».

Quand il rentre il est déjà 16h30 alors il allume la télé : “ question pour un champion ” mais l’émission ne le « captive » pas. Même en faisant le tri et en évitant de regarder « n’importe quoi », Léon déclare que la télé « coupe son organisation ». Parfois il essaye de retenir un peu, quelques phrases qui lui plaisent « je le ressortirai à l’occasion » Quant à la radio, elle ne jouit pas d’une meilleure place dans son quotidien : « le matin il y a la messe, à France Culture ils ont des trucs très, très bien, mais qui ne correspondent pas à ma méditation »

Quant à l’équipement électroménager Léon suit la technologie de pointe. « Chaque fois que quelque chose paraît je l’achète. En principe. J’ai un truc à vapeur pour nettoyer, j’ai deux aspirateurs, un pour les tapis. J’ai un micro-ondes qui fait grill avec tout le bidule, cafetière électrique et tout ça, c’est clair. Oui tout. Et des perceuses, des scies électriques. » En commentant son équipement Léon se qualifie de « proie facile » livrée à ces « roublards », ces marchands dégourdis qui promeuvent la modernité. A ce sujet il regrette aussi ce temps où il était à l’hôpital où il ne se souciait pas de ces dépenses. Maintenant même si il reste toujours attiré par la nouveauté il s’interdit de s’acheter des appareils. Maintenant il sort des grandes surfaces en reculant et les publicités qu’il reçoit à la maison il les jette pour ne pas se plier à la tentation de s’offrir ces petits plaisir « Ce qui m’énerverait un peu, je vais souvent dans les grandes surfaces et à Bricolage, voir ce qui à de nouveaux, les appareils, mais pour une fois que tu t’en sers, je me dis il vaut mieux que tu ne l’achètes pas, puis j’y retourne et je me dis que ça me ferait plaisir, alors bon. Je repars en reculant. On reçoit des pubs, quelques fois ça ferait plaisir. Mais c’est l’argent. Alors maintenant je les jette sans les regarder. Voilà ma vie pauvre. » Mais Léon n’est pas seulement consommateur il est aussi « bricoleur ». L’interviewer « déguste » ses savoir-faire étalés aux moindres détails entre le lampadaire et son buffet trop grand qu’il a transformé et en le coupant en deux par le milieu pour en faire une grande console. Le magnétoscope c’est un neveu qui le lui a offert avec des vidéos sur des personnalités que l’interviewé qualifie de remarquables : « Jean-Paul Kaufman, Jérusalem, Sainte Thérèse du Carmel, Le Père Guy Gilbert. » D’ailleurs il a lui-même commandé « toute une série d’écritures saintes... » Dans le temps, il achetait aussi des 45 tours en platine, « c’était les grands films de

Page 163: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

157

Pagnol. Les psaumes de Jelino. Il y avait les trucs que je passais au catéchisme, complètement idiot. »

Léon développe ces injonctions que l’on a formule à souhait lorsqu’on s’adresse à des personnes vieillissantes : « Tout le monde me dit t’es pas obligé de te lever à 7h30, t’as qu’a te lever à 9h » auxquels il riposte qu’il s’est toujours levé 5h30, 6h, à 7h et qu’il ne peut pas rester au lit, je regarder le plafond et « perdre son temps ». Il soutient donc être « en rodage (adaptation) pour le moment. »

Les difficultés de Léon d’accepter son âge se lisent aussi dans ses choix en matière de conduites automobile. Malgré les relances de l’interviewer à la fin de l’entretien nous ne savons pas toujours si Léon conduit toujours sa « bagnole ». En développant cette thématique, Léon relate plus les représentations sociales qu’il décrit. « C’est comme si maintenant je prenais la voiture, si j’avais un accident, qu’est-ce qu'ils diraient les gens, qu’est-ce qu’il faisait ce vieux avec une bagnole à 81 ans (…) les gens pensent qu’on est “ jojo ” et qu’on ferait mieux de rester au lit. C’est vrai. ». Même si Léo accepte la véracité des commentaires d’autrui, il refuse de vendre sa voiture en prétendant qu’un tel choix ne représenterait aucun intérêt économique. Quant à sa vue, elle non plus ne lui pose de problème majeur puisque avec le temps il voit mieux de loin que de prêt : « De toutes façons ça perd tellement de valeur que si je la revendais, elle ne me rapporterait plus rien. En plus j’y vois même mieux sans lunette qu’avec, j’y vois bien de loin. Là j’ai des difficultés, mais pas... C’est pas ça qui me gêne » L’espace

Léon n’exclut pas la possibilité de se rendre dans une maison de retraite mais l’idée ne l’enchante pas et affirme ouvertement retarder autant que possible l’échéance. En commentant sa vie d’avant Léon pointe : « Il faut une patience, le soir quand vous rentrez, vous dire que ça vous arrivera aussi çà, c’est pas enthousiasment. » Dans ses propos, franchir le cap d’une maison de retraite rime avec l’idée d’accepter de mourir. Les raccourcis linguistiques tracent des ponts qui sous-entendent des évidences infortunées : « Je ne dis pas que je n’irais pas dans une maison de retraite mais je tâcherai d’y aller le plus tard possible, parce que quand on a connu les maisons de retraites, quand on y a pratiquement vécus, on n’entre pas dans ce truc là. Peut-être demain je ne serai plus là, mais je ne veux pas m’affoler sur ça. »

Vieillir est coûteux quand on a des responsabilités à assumer, un rôle professionnel à tenir « Si j’avais des responsabilités si, si j’avais par exemple gardé l’hôpital si, ça m’aurait embêter un peu. Il y a des moments les gens parlent ou doucement ou fort, ou bien alors, je ne comprenais pas bien ce qu’on me disait, des choses comme ça. Mais du moment que je n’ai plus quelque chose à assurer qui a une importance. »

En expliquant sa passion pour sa fonction Léon mentionne ses rapports difficiles avec l’écriture. Ces difficultés l’ont poussé à parler aux gens en cherchant à « leur faire plaisir, leur remonter le moral ». Mais à l’époque il ne pensait pas que ceci allait être « si pénible, si astreignant. » « Je n’ai jamais écrit un sermon de ma vie, ça me bloque (…) C’est vrai que c’est embêtant. C’était l’occasion de parler aux gens leur faire plaisir, leur remonter le moral. C’est vrai, c’était une autre vie pour moi. Et encore quand je l’ai accepté, je ne croyais pas que ça soit si pénible, si astreignant. »

Léon a pris la décision de quitter ses fonctions lorsque son dentier est tombé pendant qu’il était en train de parler. Préoccupé par le principe de bien faire « Il pouvait s’étouffer, c’est sûr. Alors

Page 164: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

158

la fois où j’ai perdu le mien, je me suis dis attention. Et quand on fait quelque chose, il faut le faire comme il faut. » il a préféré quitter la scène professionnelle. Par ailleurs Léon souligne les difficultés de ce métier qui ne s’apprend pas, de ce métier basé sur l’écoute et le don de soi « On est pas un type qui sort un bouquin, c’est la vie. Je regrette ce temps, parce que c’était un instant de contact. Ecouter les gens simplement les écouter, si on a la patience... »

Léon parle de la difficulté majeure « de notre vie chrétienne (…) d’accepter l’autre différent. » et il dit que son expérience auprès des gens tout comme sa foi l’aide à «se résonner » à ne pas « vivre sur un passé » et surtout à ne pas se plaindre même si parfois l’argent le chagrine parfois « Je sais pas m’apitoyer sur quelque chose. Quand vous dites dans une prière, seigneur je t’offre ma souffrance, mais le bon dieu il n’est pas content qu’on lui donne sa souffrance, il en a eu assez sur la croix sans qu’on lui apporte la notre... » Néanmoins Léon ne se projette pas vers l’avenir, il dit bien qu’à 81 ans il ne fera « plus grand-chose » et que « son avenir sera ce que Dieu voudra ».

Léo n’emploie jamais le mot « retraite », il parle même d’une année sabbatique. Il dit en avoir besoin pour se « rebâtir » puisque comme il le remarque il ne peut plus se réaliser comme il est et il ne veut pas « être un type dont on n’a pitié. « J’ai toujours le même trop plein mais je peux pas le réaliser (…) Quand on peut pas, on peut pas » Et puis il dit qu’ « Il faut laisser la place libre aux jeunes ». Mais cette prise de décision était plus coûteuse que ce qu’elle pourrait paraître de prime abord. Les échanges de Léo avec son docteur, un ami d’enfance, qu’il essaie de persuader qu’il faut qu’il prenne sa retraite en témoignent, mettant en exergue les difficultés de Léo d’accepter son âge : « le docteur quand je voulais pas prendre la retraite, il m’a dit écoute, on se connaît depuis l’âge de 12 ans, il me disait, il te faut assumer ton âge (…) tu te vois comment tu es, tu as 81 ans. Ouh ! Je le sais que j’ai 81 ans, autrefois je montais les escaliers 4 par 4, maintenant je les monte l’un après l’autre. Il faut assumer ton âge, depuis qu’il m’a dit ça... Voilà. »

Page 165: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

159

• Entretien CEN 02 Relations enquêteur enquêté Qui tient la main ?

L’entretien est comparable à un match de tennis où l’un des joueurs a la balle de jeu et l’autre est censé réagir à l’échange. Pour autant la négociation de la « main » n’est pas toujours simple dans cet accompagnement de la narration : mener le jeu en tant qu’enquêteur peut inhiber le récit, tandis que lâcher la bride permet à l’enquêté de donner libre cours à son désir d’expression et de construire selon ses propres règles la fiction narrative. L’entretien est donc une négociation entre l’attente de l‘enquêteur et le désir de narration de l’enquêté.

La personnalité de l’enquêtée, l’enjeu que représente l’interaction s’exprime dans sa manière de « jouer le jeu », d’interpréter les règles tacites des « consignes » et de l’échange. Il semble que plusieurs procédés sont mobilisés ici pour rappeler que le principal protagoniste est bien celui qui se met en scène.

L’épreuve de justification

Ici le jeu nécessite une négociation initiale. La « consigne » est a proprement parlée discutée L’entretien commence par un petit échange sur la fonction et le but de l’exercice (Alors qu’est-ce que vous voulez savoir ?/oui mais qu’est-ce que cela donnera…Rien comme d’habitude). Madame CEN02 » » désarçonne un peu l’enquêteur (quelle utilité à ma narration ? Pourquoi dois-je jouer à ce jeu ?) …qui s’explique de manière un peu floue sur la catégorie enquêtée « les plus de 75 ans avec des handicaps plus ou moins avancés » (le public ciblée) et les attendus « la diversité des situations et la diversité dans la ville ».

Peu importe sur le fond : le rituel semble nécessaire et la négation de l’utilité du « sondage » n’empêche pas l’acceptation de l’exercice. Ainsi la narration elle-même émerge-t-elle avec un « moi, je », coupant court à l’épreuve de justification et ramenant au véritable sujet. Principe d’ordre (du discours) que rappelle l’enquêteur : « on va le reprendre » (la main ?) : autrement dit « c’est moi qui ai le service, SVP)

L’ego se met en scène et se distingue

Cette affirmation du « moi, je » et l’interaction initiale semble avoir pour fonction de poser la narratrice en situation dominante. Une petite épreuve sans conséquence d’intimidation (ce que vous faites ne servira à rien).. Un analyse lexicale mettrait en évidence cette manière de se poser en posture d’autorité offensive (je râle, je réclame, je leur dis « pardon je veux passer », ils me laissent passer), y compris L’enquêteur n’a qu’à bien se tenir ! (Il se tient bien d’ailleurs, car l’entretien se prolonge…). Ce qu’elle veut, elle le peut.

Dans la relation verbale qui s’instaure par la suite, Madame s’exprime de manière vindicative, critique à l’encontre de la mairie, des voisines, dominante là encore quand elle évoque la « pauvre concierge » ou les « pauvres dames » du club du troisième âge, les « petites personnes âgées qui se contentent de peu ». La narratrice manie ainsi l’art de la distinction, dans les oppositions de catégories de personnes qu’elle manipule. Quelques exemples

Page 166: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

160

Le cercle des « amies » : l’amie de Ramon habite Résidence des Collines, l’amie de B possède un immeuble à cté avec les locataires et se rend à l’université du troisième âge. A l’inverse de la narratrice, la concierge joue au loto et se rend au club du troisième âge parmi d’autres femmes « à doléances ». Ces opérations de classement se multiplient avec des effets de figures récurrentes. Ainsi, les « jeunes » (petits enfants mal élevés » ou étudiante logée, ont « l’appartement et le frigo garni » et ne pense pas à demander s’il vous faut du pain…

La narration dans l’entretien invite à la mise en abîme d’autres situations de narration, d’interlocution rapportées. Le cercle des relations évoquées est également parfois un cercle d’interlocuteurs. Ainsi la figure de domination (c’est si je veux) mise en scène dans l’interaction avec l’enquêteur, se retrouve dans des interactions rapportées (notons d’ailleurs que l’enquêteur accompagne les opérations de classement en acquiescant à certains jugements de valeurs, notamment sur les jeunes : il ne polémique pas !). La dimension fictionnelle du récit (ou la véracité douteuse) est d’ailleurs à prendre en compte ; ainsi l’épisode du docteur T, figure (quasi balzacienne) de la déchéance (Alzheimer) est construite autour d’un motif décliné : « il fait les poubelles ». Mais qui narre cette scène ? La narratrice est-elle témoin (je l’ai rencontré). Est-ce son amie (elle l’a vu du bus), est-ce la télévision ? (ils l’ont passé à la télé). Sans doute faut-il voir dans ces niveaux de récits sédimentés, cette triple narration de la même scène, un moyen de répéter une image angoissante, d’exprimer une figure repoussoir. Les conditions de véracité de ces scènes narrées sont secondaires.

Entretiens cousus de fils (blancs) d’Ariane

La narration répond à des consignes émergeant progressivement de l’interaction et qui contaminent le récit en se déployant en évocation de souvenirs, en annexion d’expériences d’autrui, en scénettes multiples. Ces inductions contribuent à tisser des fils entre des moments différents de la narration, fils qui peuvent disparaître temporairement de la trame puis ressurgir. Comme si l’enquêteur ouvrait un champ d’exploration et que le bon enquêté, courtois, devait répondre à cette attente en saturant le champ suggéré d’informations, sans pour autant respecter une logique de continuité (on y revient…).

Par exemple, le thème induit fortement par l’enquêteur de la sécurité, après que la narratrice évoque une scène où elle « a eu peur » se traduit par l’évocation répétée d’expériences démultipliées car vécues par les « amies », puis par la fille, puis une scène avec le petit fils. Certaines émergent spontanément, d’autre au moment de la « stimulation », mais la narratrice reprend ce fil suggéré plus tard, en mettant en scène divers protagonistes. A l’analyse de ces scènes on constate qu’elles se font là encore échos dans leurs motifs : on a fauché le portefeuille/porte-monnaie 5 ou 6 fois à la même personne dans les transports en commun (mais ce n’est pas la même que l’on évoque). La belle-mère du fils est enfermée dans une villa aux portes blindées et a été volée « au moins sept fois » ; la maison du fils est isolée et il y a « au moins 7 portes » pour entrer (laissées ouvertes par le petit-fils inconscient…). Cette récurrence des motifs participe d’une esthétique du récit ou de manies de langage, mais cette répétition conforte aussi en apparence l’effet de saturation de l’information.

Temporalités

Il y a dans le récit une série de petites oppositions temporelles « avant/après » sédimentées

Page 167: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

161

Ce qui ne change pas facilement, ce qui résiste au changement c’est le « moi » : « j’ai 81 ans et c’est difficile de changer (…) c’est difficile de changer ses habitudes ». L’ipséité a d’ailleurs du mal a faire le deuil de la mêmeté. (voir le texte de Ricoeur sur l’identité narrative »). Les changements sont projetés surtout à l’extérieur (c’est le monde et les autres qui changent, les ruptures évoquées discrètement ou déniée

L’ipséité et le déni discret du changement du soi

De fait, ce qui apparaît de manière structurelle dans le récit, c’est une relation intemporelle du vouloir au pouvoir, trame réaffirmée qui impose une figure de personnalité en roc. La narratrice se définit globalement en ce qu’elle peut ce qu’elle veut (ou l’inverse ? c’est ce qui sera à clarifier) Cette adéquation est une négation de la vieillesse, comme handicap au vouloir et pouvoir. D’ailleurs, ce n’est pas que la narratrice ne peut plus, c’est qu’elle ne veut plus…

Q : Récemment y a des activités que vous avez été obligée d'abandonner pour des raisons de fatigue, d'arthrose ? R : Non, non non

Rupture déniée alors que l’inadaptation du mode extérieur est l’objet d’un constat incident, presque accidentel ou minoré du handicap : Alors ici ça va bien quand on est très valide ,je ne prends plus le car (…), j’ai une arthrose, alors maintenant je reste (…)je n’y vais plus en ville

Oui et non, quand j'ai un petit pépin comme ça... Le chien de ma fille m'a mordu, vous savez, j'ai eu peur, alors on m'a fait un vaccin antitétanique et des antibiotiques, ça m'a fatiguée, je disais "mince ! la main droite en plus", bon j'ai une petite aide-ménagère...

Ça fait combien d'années que vous avez une aide ménagère alors ? R : J'en sais rien, y a 3, 5 ans, je ne m'en souviens plus. Q : C'est à la suite d'un problème particulier de santé ? R : Oui d'une arthrose du dos, du genoux je crois, j'ai fait une tendinite qui a duré d'ailleurs assez longtemps, la tendinite c'est le repos, alors on me disait "il faut marcher", le docteur me disait "non, il faut vous reposer", y a des amis qui disaient "mais marchez, vous ne marcherez plus", etc...

Le flou de la mémoire (je ne me souviens plus, je crois) mais aussi le caractère fini de l’évènement (ça a duré assez longtemps …donc ce n’est plus d’actualité) tient aussi du déni. La cause de l’inadaptation éventuelle est ailleurs, dans le changement extérieur Le changement de l’environnement

ça a beaucoup changé parce que y avait tout un tas de petits commerçants qui n'existent plus, y a plus qu'un épicier et pas pour longtemps, y avait une crémerie, un épicier, y avait une épargne, y avait tout un tas de choses qui n'existent plus. Maintenant y a dans la rue des briocheries et puis c'est tout, des boulangeries, briocheries. La vie était plus facile, la rue Alsace y avait des piétons, on se promenait, les magasins. Tout ça c'est terminé, vous traversez, je ne sais pas, on vous écrase. Moi je vais beaucoup à Compans, c'est mon quartier général, y a un stop alors je vous jure qu'ils passent presque au vert.

Page 168: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

162

Oui, moi et la foule c'est fini, je ne supporte plus.

Les voitures sont devenues folles, les jeunes font obstacle au passage et vous bousculent, obligeant à des stratégies subies. Le handicap est discrètement évoqué, et de préférence renvoyé à la figure de l’autre, celui qui est « vieux »

Je trouve que les marches sont trop hautes et toutes les personnes âgées le disent. Moi j'ai une belle-soeur qui ne peut plus, elle est obligée de prendre le taxi quand elle vient en ville parce qu'elle habite... quand elle est chez sa fille à Toulouse c'est avenue de Muret, quand même faut prendre un car, elle me dit "je prend un taxi, je ne vais plus en ville ou je prend un taxi", elle est comme moi, la montée et la descente horribles, surtout la descente. Et la dernière fois que je me souviens, boulevard Armand Duportal, y a un arrêt là c'est très près de chez moi, quand j'ai vu ce vide j'ai appelé un monsieur devant moi qui ne comprenais pas, je me suis accrochée à lui pour descendre. Les autres qui vieillissent

Si na narratrice s’inscrit dans sa génération elle s’y distingue : elle est « bien conservée » par comparaison au tissu de relations âgées qu’elle évoque ( à l’exception des amis alertes de B et R). Le fil du temps apparaît dans l’évocation des usures du corps (c’est d’ailleurs plutôt le corps des autres). La doléance personnelle est d’ailleurs interdite à cette personne privilégiée : -par les petits-enfants… Laurent lui il est charmant, le second, mais je lui ai dit l'autre jour... "Comment tu vas mamie ?", "tu sais j'ai des difficultés à marcher", j'ai des crises en ce moment parce qu'il fait sec, l'arthrose, c'est terrible, alors il me dit "faut pas te plaindre, tu pourrais... y en a qui sont morts à ton âge". Et bien oui il est réaliste et il se dit "après tout la mamie, elle est bien, y en a qui sont mortes à ton âge, ne te plains pas". Qu'est-ce que voulez dire ? Rien. (Mais rappelons nous que la doléance est le fait d’une classe sociale dont on se distingue). La déchéance c’est de ne plus « pouvoir » son vouloir « des vieux comme moi, du même âge, mais qui font vieux avec des cannes, impotents. (la narratrice n’a pas encore la canne, mais son parapluie l’aide un peu) Le présent de la scénette au discours direct ou indirect (analepse…)

Le temps passant est comme gommé par un récit foisonnant d’activités où madame se met en scène. Le récit se tisse d’anecdotes vivantes, de petites scènettes théatrales qui s’accumulent au gré des sollicitations.

L’évocation de la pérégrination, sollicitée par l’allocuteur semble contaminer le récit, depuis la référence aux trajectoires ex de réfugiés durant la guerre aux récits d’excursion en ville. Le pourquoi et comment compte peu face au récit de chgt de lieu. Le temps est alors celui immédiat du récit d’action, de gestes . Sa situation eu regard du temps présent reste floue (je ne prend pas le bus, mais je le prends pour aller aux carmes). Le temps des habitudes de vie

Le rythme de la vie quotidienne : l’heure des repas, des courses (dérangement du rythme chez le fils à M (on mange à 2h, 2h30 le dimanche)

Page 169: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

163

Relations à l’environnement, l’entourage

Plusieurs cercles de proches sont évoqués :

La famillle : fils/fille gendre/belle-fille, antécédents des « pièces rapportées » et petits-enfants, les voisines de palier et les relations de voisinage, les ami(e)s (B et R principalement) ; les « domestiques » (femmes de ménage, aides ménagères, concierge) avec des relations patronnesse affirmées…

Chaque cercle est associé à des lieux, à des scènes rapportées

L’espace

Espace très circonscrit des lieux de mémoire familiale (F). Toulouse est le lieu d’ancrage des récits, assez peu l’objet de scénettes.

Espace des petits pas de tribulations en ville, construit en fonction d’une logique d’itinéraire. Espace de vie des autres (la famille).

L’appartement n’est jamais évoqué. Pour ainsi dire l’évocation des lieux usuels commence au seuil, au palier. Mais la consigne y est sans doute pour quelque chose

Le Chez soi

Il est ici incarné par ce quartier habité dans le temps long.

L’univers des objets

Il n’est pas évoqué, y compris lorsque l’on aborde la question du ménage….

Page 170: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

164

• Mme L, 92 ans, veuve, vit seule147

I- HISTOIRE SOCIALE Biographie

(J'ai divisé cette rubrique entre enfance, mari, enfants, activités avec mari et événements difficiles). De son enfance dans les Pyrénées, Mme retient "on voyait le téléphérique monter". C'est une remarque qui traduit bien son attention et son accrochage à l'environnement, (un certain environnement) relevé par la suite. On ne connaît pas le statut social des parents, sinon qu'ils sont et qu'elle est "de la campagne", qu'elle a travaillé aux champs très tôt. Aînée de 7 enfants, dont 6 filles. Elle a vécu jusqu'à 18 ans dans la maison paternelle dans les Pyrénées, achetée ensuite par une sœur célibataire puis héritée par sa fille. Elle a donc pu y revenir, depuis. Elle a appris la couture et évoque les veillées avec voisins où s'est discuté son "placement" chez un cafetier de St G. Elle dit avoir accepté par "vengeance" contre un père autoritaire qui, l'avait giflée au retour d'un bal: "Je voulais partir...". Elle rencontre son mari à St L au cours d'un bal ...ou d'une fête, elle part avec lui à T; il a une chambre alors qu'elle se "place" comme bonne chez un dentiste; Peu de sorties, le travail, le ménage le dimanche, les enfants " j'ai eu mon premier plus vite que prévu". Quelques promenades le dimanche aux coteaux, et le cinéma "il y a X temps". Des moments difficiles "quand j'avais les gosses"; son mari buvait, ce que j'apprends assez tard. Il est mort en 70 (de sa maladie camouflée aux enfants, mais elle insiste très peu). Elle a quitté la rue D prés du jardin des plantes pour habiter le logement actuel à cause des escaliers (opération des hanches), trouvé par des "cousines du 5ème degré". Elle a quatre enfants, 3 G et une F, deux enfants sont morts de gastro-entérite dans les années 40. Positionnement social

Peu de données sinon celles déjà évoquées. Mme L de milieu populaire, est locataire de son appartement actuel, qui est un garni "tout ça n'est pas à moi, regardez les chaises dans quel état elles sont!", elle a dû revendre ses meubles pour l'habiter. Elle n'a jamais été propriétaire de ses appartements successifs, relativement précaires. Voici comment elle décrit sa maison paternelle : "c'était une petite maison de montagne, où vous rentriez à gauche c'était une grande pièce, une grande cheminée comme dans les campagnes, et à gauche, c'était la porte de la grange, on avait des vaches, des moutons, alors c'est vous dire la maison que c'était !". Son père l'a donc placée très tôt pour apprendre la couture et dans un café pour faire des ménages et les travaux des champs (en 14). Elle se définit ainsi "une petite boniche". Elle avait 18 ans. Son mari a été ouvrier à la T. Un de ses fils a "réussi", il a eu son CAP et a travaillé chez Renault puis a monté son propre garage. Elle le définit comme sérieux, c'est celui qui vit à Paris. Un autre a travaillé à l'aérospatiale, il vit dans les Pyrénées, sa fille a été sténo; celui du M a été géomètre puis semble-t-il a eu quelques problèmes financiers?

147 Cette analyse de l’entretien de Me L a été réalisée lors du contrat de recherche pour le PIRVilles en 1995 : Clément Serge, Mantovani Jean, Membrado Monique. Vieillissement et espaces urbains. Modes de spatialisation et formes de déprise. Rapport pour le PirVilles CNRS, Cieu-Université de Toulouse le Mirail, CJF INSERM 9406, 1995.

Page 171: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

165

Relations

Alors que Mme L est seule dans son appartement depuis 1970 et qu'elle se définit comme telle : "je suis sauvage, je suis casanière", " je resterai seule chez moi" ou le constate..."parce que je suis seule", la rubrique "Relations" est très importante dans son discours. Il est vrai qu'apparaît très vite l'expression " je suis bien entourée". Elle commence par parler de sa voisine, une personne "d'un certain âge" qui est "très gentille", lui rend des services, lui porte le pain, ouvre et ferme ses fenêtres. Il faut dire que Mme L ne sort plus du tout depuis 2 ans, après une opération de la hanche ; Le "je suis bien entourée" et "j'ai des gens gentils autour", renvoient à la voisine qui en réalité de par sa présence régulière, fidèle et ponctuelle, est le "centre" ou le symbole d'un réseau informel et formel qui gravite autour de Mme L sans qu'elle semble l’investir beaucoup. Ses enfants sont loin (un au M) mais le petit fils est venu passer quelques jours avec elle, (un dans les Pyrénées) ils sont en froid depuis la mort de son mari, elle dit plus loin qu'il se laisse mener par sa femme, un à paris (il venait avec sa femme à une époque tous les vendredis soirs) et sa fille qui habite dans les hautes Pyrénées mais qui vient passer 6 mois par an à Toulouse pour des raisons médicales ; "quand elle vient, elle va à l'hôtel, parce que comme il lui faut du repos..." mais elle a aussi sa chambre chez Mme L " elle dort là"... (Il aurait été nécessaire de rencontrer la fille pour trier dans ces informations quelque peu nébuleuses !). On apprend que Mme L est allée au mariage d'un petit fils il y a 7, 8 ans et qu'elle est invitée pour le mariage d'une petite fille bientôt où elle dit qu'elle n'ira pas à cause des limites imposées par son état physique. Les relations à la fratrie n'ont pas l'air au beau fixe : la sœur qu'elle voyait avec plaisir une fois par an, est décédée, il y a déjà 7,8 ans. Ses frères sont décédés et elle a deux sœurs à Toulouse avec qui elle est fâchée depuis la mort de son mari: "j'avais assez d'embêtements avec mon mari, mes enfants, j'ai mis tout ça dehors !" Si on sait que son père était autoritaire, on ne sait rien de la mère. Dans ses relations, la santé prend une grande place: relations avec le secteur médical plutôt positives "j'étais bien entourée", "elle me caressait" et ses relations avec les enfants et la voisine passent aussi par là : "ils ont su que j'allais être hospitalisée", "elle m'a accompagnée la pôvre ! De même, le jardin joue le rôle d'espace médiateur : la voisine lui donne des boutures, une autre qui n'est plus là "un chameau", avait mis du chlore dans son persil et venait lui en demander, le fils lui en parle comme d'une forêt, sa fille le trouve agréable, elle en discute avec les propriétaires quand ils viennent, et la chatte qui y vit, représente une relation de plus. Il semble qu'autour de Mme L et de son petit univers ( elle ne fréquente que les pièces tournées vers le jardin, les volets donnant sur la rue sont fermés), ce qui est confirmé par l'aide ménagère, le reste existe en sourdine "les voisins du bâtiment à côté on ne les voit pas" mais avec des liens qu'elle n'a pas l'air de rechercher beaucoup mais qui existent : la voisine, la fille, l'aide ménagère, le kiné, le médecin, le jeune cantonnier ; l'infirmier, le fils, la jeune étudiante, le petit fils, les propriétaires... et même le plombier chauffagiste. Un leit motiv traverse ses propos : la peur d'être à charge même si c'est le plus souvent implicite ; et de ce fait, "heureusement que je suis seule !". II- LA VIE D'AUJOURD'HUI La vieillesse

" je ne me sens pas vieillie, mais je me sens quand même handicapée"

Peu de notations sur sa propre vieillesse (elle a pourtant 92 ans !). C'est le handicap qui prime plus que le sentiment de vieillir. A ma remarque : "tout le monde vieillit de toutes façons", elle répond : "oui, d'accord, mais je ne me sens pas vieillie mais je me sens quand même handicapée". La

Page 172: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

166

vieillesse est définie par les autres, pas par elle, et jamais en termes explicites ou directs: à propos de l'attitude de fuite de son fils et belle fille après la mort de son mari, elle dit "je me suis dit ils ont peut-être peur que je leur sois à charge". Après une hospitalisation inattendue "ils ont cru que quelque chose arrivait...". L'ivresse qui la prend quand elle descend de l'ambulance en ville "je titube, je suis saoule" elle la traduit plus par le résultat d’un enfermement de longue date et d'une inaccoutumance à la ville, que comme le signe du vieillissement. Apparaissent quelques notations sur le droit que donne l'âge: "ils n'ont pas le droit (d'augmenter mon loyer) vu mon âge" ou encore "j'ai 92 ans moi madame!" qui est une manière pour elle de se situer dans un temps que la jeunesse ne maîtrise pas, autrement dit "j'en ai vu, j'en ai connu!". Elle a bien son dossier aux "petites sœurs des pauvres" mais elle a dit à sa fille contactée par la directrice du foyer, de laisser tomber: "je mourrai ici, un point c'est tout". Le "tu n'iras pas loin" qu'elle exprime dans les moments où elle n'est pas bien, est plus de l'ordre d'un constat de l'inévitable lié à sa mauvaise santé que d'une émotion liée à l'inéluctabilité du cycle de vie. Pourtant, ce sentiment doit bien exister quelquefois; par exemple elle fait dire à sa voisine" j'ai ma voisine qui a 92 ans..." autrement dit "il faut que je m'en occupe". Cette dernière d'ailleurs, est "d'un certain âge"... Que signifie aussi son désir de cacher la télé assistance? "que je cache quand je peux suivant la blouse que j'ai..." ? Cette attitude corroborerait le fait qu'elle n'est pas installée dans le vieillissement comme certains, elle en refuse même les signes et surtout les signes d'une nécessaire dépendance, refus déjà noté plus haut. Peut-être un signe apparaît-il dans le fait qu'elle ressent moins d'appétit qu'avant "elle ne sait pas pourquoi", de même qu'elle ne sait pas pourquoi, au début de l'entretien, sa voix est souvent enrouée. Cela traduit-il une inquiétude?? Le refus de l'aménagement de l'appartement et notamment de la salle de bain "dans l'état où je suis!" n'est -il pas un indice de plus? Il est vrai que cette génération avait l'habitude du "déconfort". Cette personne recèle encore pour moi bien des mystères! Santé

"je suis entourée, il me manque que la santé"

Cette rubrique est dominante et s'articule avec les suivantes, limites et aide. Mme L a d'abord des problèmes de santé. Elle a été opérée des deux hanches, la première en 75, elle est restée en maison de repos à Mantes la Jolie, prés de sa fille, qui lui avait recommandé de se faire opérer à Paris, puis la seconde il y a 3 ans. Elle marche avec deux cannes depuis et ne sort plus, sauf en ambulance. Elle a eu un œdème pulmonaire récemment et un traitement pour le cœur, après malaises cardiaques. On ne sait pas très bien lequel est premier. Elle est restée trois mois à la clinique de l'Union il y a deux ans, "en juin" précise-t-elle. Le malaise a été important puisqu'elle ne se souvient pas exactement de ce qu'il s'est passé "je ne me rappelle pas, je sais qu'à un moment j'avais toutes les infirmières autour (..) et puis le Dr m'a monté au 4ème et est ce que je m'étouffais ? (...) je devais me sentir mal fichue parce que je disais au docteur docteur, laissez moi, laissez moi... je voulais lui dire, laissez moi mourir, mais je n'y arrivais pas (...) la doctoresse me caressait". Le rapport aux représentants de l'institution médicale est dans l'ensemble plutôt positif. Là aussi elle se sent "bien entourée". Pas de membre de la famille pour l'accompagner, mais "la voisine m'a accompagné la pôvre !"Et elle se souvient qu'il pleuvait ce mois de juin. Elle s'est faite opérée de l'arthrose à paris, 2 ans après la hanche ou avant ? Elle a d'énormes difficultés avec ses doigts et peut difficilement s'en servir. Du coup, sur les conseils de sa fille, elle a "tout à portée sur la table". C'est aussi sa maladresse qu'elle invoque dans le refus de sortir ou de répondre aux invitations. C'est l'état dans lequel elle se trouve qui l'amène à refuser tout aménagement de l'appartement, notamment l'installation d'une salle de

Page 173: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

167

bain. Elle est tombée de plus récemment et s'est fêlé des côtes à cause de la marche qui va de la salle à manger à la cuisine. Limites

Rubrique encore une fois plus dépendante de la santé que de la vieillesse. Les limites sont physiques, dues à son opération des hanches, à ses difficultés à marcher, et à son arthrose qui lui rend pénible de lever les bras pour ouvrir ou fermer les volets ou encore de se baisser pour ramasser quelque chose ou boutonner les boutons de sa robe. Ce sentiment des limites justifie le fait que Mme L reste chez elle pour ne pas "gêner" ou parce qu'elle n'est pas "présentable" en public. Au restaurant elle n'y va pas "parce que je mange trop mal, je me tiens trop mal à table". "Ne pas être à la charge de "revient de façon récurrente dans son discours, par rapport aux enfants "ils ont peur que je leur sois à charge" ou par rapport à la médecine "me sachant seule, ils m'ont gardée, ils savaient que je rentrais seule ici, quand même je leur étais à charge, je les ai mis à l'aise : vous savez Dr je peux..." Et elle rappelle que ce sont les services médicaux de l'hôpital qui lui ont permis d'avoir l'aide familiale. Aide

Santé, limites, aide: 3 rubriques étroitement liées chez Mme L. Si on doit faire une hiérarchie, l'aide apportée à Mme L est plus institutionnelle que familiale (cf. Relations) Mme L est chez elle, c'est son univers depuis 3 ans, apparemment casanière avant aussi : "c'est une personne qui aime être chez elle" confirme l'aide ménagère. Sa voisine est le premier niveau de l'aide: proche, régulier, constant ; elle fait les courses, lui ouvre et/ou ferme les volets, elle lui tient compagnie, la maintient en lien avec l'extérieur, les événements, même si elle la "fatigue" parfois. Mme R, l'aide ménagère vient depuis 3 ans 2fois par semaine et compte sur la voisine : "on s'est arrangé avec la voisine, elle y va quand je suis partie, comme ça on n'est pas deux." Elle lui fait les courses, le repas mais "bien souvent elle se le fait". Elle dit encore "le matin, c'est l'infirmière qui ouvre. J'habite à côté mais puisqu'il y a du monde, je n'y vais pas". Une manière rationnelle de constituer un réseau d'aide! L'infirmière (Mme L me parle d'un infirmier) vient chaque matin, ouvre les volets s'il y a lieu, aide Mme L à faire sa toilette et la gêne éprouvée par Mme L confirme bien qu'il s'agit d'un homme " l'infirmier m'a dit "moi ça me gêne pas" mais ça me gêne, enfin ils font ce qu'ils ont à faire !". Le kiné la masse chaque matin, sans trop d'effet d'après elle, mais enfin ça la maintient. La voisine lui a trouvé "un jeune homme" qui l'aide à arranger ses plates bandes, à désherber. Du côté familial , la fille est relativement présente, au moins les 6 mois d'hiver, mais elle a ses propres problèmes de santé et de handicap et dans tous les cas, les enfants ne sont d'aucune aide quotidienne. La petite étudiante marocaine a pu l'aider dans les gestes quotidiens quand elle était là. Mme L apprécie cette aide "j'ai des gens gentils autour" mais elle a du mal à s'accepter comme personne dépendante. On a déjà noté sa gêne éprouvée par le fait d'"être à la charge" des autres. De temps à autre, on perçoit sa volonté de se placer dans un système d'échange aussi minime soit-il. Elle mentionne qu'elle garde la petite chienne de sa voisine quand elle s'en va "on se rend des services mutuellement" même s'il y a reconnaissance des limites "moi je ne peux faire que lui garder la petite chienne". Elle propose à sa fille de lui porter le sac dans le couloir; elle atténue sa dépendance à l'égard de la voisine en la rendant réciproque: lors de l'hospitalisation, " la voisine m'a accompagnée la pôvre ! (...) Elle venait deux fois par semaine, remarquez c'est une femme seule, ça lui faisait une promenade, parce qu'elle aime circuler(...)" Cette inquiétude s'est manifestée aussi à l'égard de son fils et de sa belle fille: "ils ne viennent pas(...) et bien je ne vais pas chez eux !".

Page 174: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

168

Activités

"Je ne sors pas de chez moi"

On l'a compris, Mme L est une femme d'intérieur, ce qui ne signifie pas qu'elle développe beaucoup d'activités domestiques. Quand elle dit "je m'occupe dedans", on a du mal à comprendre à quoi; avant, du temps de sa vie au grand Rond avec son mari et ses enfants petits, il y avait le ménage, les enfants...elle n'avait pas le temps de part sa double activité de développer des hobbies. "Bref" comme il lui arrive de ponctuer ses phrases, peu d'activités externes, d'autant qu'elle dit avoir toujours aimé être dedans et ne pas aimer "aller chez les uns et les autres". La crainte d'être invitée pour avoir à rendre l'invitation est toujours présente aujourd'hui, redoublée par ses incapacités physiques. Le "je suis sauvage" prend finalement tout son sens. Que faisait-elle depuis son installation dans ce quartier (il y a 20 ans) et avant son immobilisation totale d'il y a trois ans ? Elle faisait le tour de l'église, et l'entendre ou la voir de son jardin lui suffit ; elle y entrait pour les enterrements. Il lui arrivait d'aller en ville mais précise-t-elle "pour des papiers, mais pas pour se promener". Elle allait aux douches place Dupuy. Dans son appartement, elle dit n'avoir rien touché depuis qu'elle est là ; elle a mis des crochets pour les torchons parce que son fils ne l'avait pas fait. Elle fait la cuisine, "vite fait", elle précise que certains jours elle laisse les volets fermés, "j'ai la flemme", elle attend que la voisine vienne les ouvrir. Sa journée ? Elle se lève pour l'infirmier, à midi, elle mange, ou "à une heure, je ne suis pas fixée", et après elle se couche jusqu'à 4 h. A la question "que faites vous dans la journée ?" elle répond "maintenant je ne fais rien, je suis assise". Dans cet immobilisme, le jardin tient une place vivifiante : elle l'a toujours aimé et toujours pratiqué. Elle m'en parle longuement, de ses plantations, quelques légumes et fleurs, depuis quelque temps, il est un peu plus à l'abandon mais elle s'y assoit avec sa chaise le soir (en été), elle arrose et a envie de mettre des géraniums. Dans la promenade que j'effectue avec elle dans son jardin, elle semble perdre tout immobilisme, dans la présence des arbustes et des plantes qu'elle me nomme, on la sent totalement vibrer. Le politique

"C'est comme ça"

A vrai dire, je ne sais que mettre dans cette rubrique. L'espace public, en tout cas dans ce qu'elle a laissé paraître dans l'entretien, est inexistant pour cette dame. Son comportement est assez paradoxal, encore que, immobilisme et refus de dépendance puissent ne pas s'exclure! Son refus du changement dans l'appartement par exemple, une marche qui la fait tomber et lui cause des difficultés: "c'est comme ça" manifeste une espèce d'acceptation sans aller dire résignation, et surtout le fait qu'elle a envie d'être tranquille. Mais curieusement, on sent une espèce d'obstination en elle, peut-être celle là même. Elle a mis un temps fou à répondre à l'injonction de sa fille et de l'infirmier à ouvrir la porte de la cuisine qui donne sur la salle à manger pour laisser entrer la chaleur! Ce n'est pas l'environnement politique qui compte mais un environnement plus "naturel" .

III- L'ESPACE URBAIN Le logement

"La maison est comme ça et voilà"

Mme L vit depuis 20 ans dans cet appartement, en rez-de-chaussée d'une vieille maison ou habite sa voisine, en face, de l'autre côté du couloir et des appartements à l'étage sont en transformation pour

Page 175: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

169

y loger des étudiants ou des couples. Après la maison de son enfance où elle a vécu jusqu'à 18 ans, elle a changé plusieurs fois de logement à Toulouse, de la rue Rive au bd des récoltes puis rue des récoltes et enfin rue Alfred où elle a vécu 50 ans. Elle s'étend peu sur le bien être, réponses laconiques ou qui traduisent plutôt un mal être : "(...) on avait froid l'hiver, c'était glacial, on économisait le charbon (...)". Elle a quitté cet appartement à cause des escaliers qu'elle ne pouvait plus descendre ; ici, elle a dû racheter les meubles et se débarrasser de ses anciens meubles ; ce qui expliquerait son moindre investissement ? rajouté à ses faibles moyens. Elle précise encore qu'elle n'y a rien touché. Cet appartement a été acheté il y a 5 ans ; on attend sa mort pour le transformer ; elle le trouve calme et agréable et compte y rester jusqu'à sa mort :"Je n'en bouge pas jusqu'à ma mort ". La fameuse obstination immobile? Les propriétaires doivent réparer l'antenne parce que sa télé ne marche plus. A la question sur les transformations, elle répond:" moi, ça ne me dérange pas, j'ai dit faites ce que vous voudrez moi ça m'est égal, il fait chaud, je dis venez prendre une bière, ils sont gentils". Il y a bien ce sentiment que tout se transforme autour sans qu'on y participe, plus encore ce sentiment d'entraver les changements: l'aménagement de la salle de bain se ferait en prévision des transformations d'ensemble et elle ne veut pas y participer "vous vous rendez compte dans l'état où je suis, tout ce fourbi (...) ça me bouleverse toute la maison !" Elle leur a dit "attendez que je sois partie!"

Ville

"En ville pourquoi? Je n'en sais rien."

Comme on peut s'en douter la rubrique est peu fournie. Elle n'a pas traversé la rue depuis 2 ans, elle allait à Casino (très fréquenté par les vieilles personnes du quartier) et à la boulangerie "à côté"; et au boucher "du coin" "qu'est ce que vous voulez de plus" et puis la coiffeuse. Jamais le boulevard ou ailleurs "pour une personne seule!". Là aussi peu investie: "pour me promener, non. En ville pourquoi? Je n'en sais rien, pour des choses, des papiers ou autre"; un usage instrumental seulement? et tout de suite elle parle du car et du fait que personne ne lui cédait la place malgré sa béquille; elle allait jusqu'au "centre ville et voilà". Dans le quartier qu'elle a défini comme "vieux", elle est allée une fois à La Terrasse. Elle accuse le fait d'être seule. Ce qu'elle retient de la ville, c'est le manque de confort -humidité, punaises- des appartements. Les jardins? Bien sûr le jardin du capitole, elle regardait le parterre, les jets d'eau, les fleurs " en attendant le car". Du jardin des plantes elle se souvient des animaux, avec une certaine précision: "on entendait des paons". Mais elle n'y est pas revenu depuis son déménagement (20 ans). Les limites ressurgissent: " dans la foule (...) vous êtes gêné", "je suis empotée, ennuyée avec mes deux cannes". Quand elle descend de l'ambulance, "je titube, ce mouvement, je suis saoule, complètement!" de la place Dupuy, elle ne reconnaît rien.

"Toulouse, non, je connais pas"

Parcours

Le seul parcours nommé est celui qui la menait avant ces deux ans, de l'arrêt du 22, av jean Rieux à la place du capitole, terminus du bus. On ne sait rien de ses parcours, même fonctionnels en ville. Avant son opération, elle allait aux douches, puis elle prenait la rue Roquet pour aller à la poste à St Ursule, toucher les allocations familiales. " Il y avait un petit trottoir, par moments il fallait que je m'arrête pour laisser passer les voitures" et elle ajoute "il paraît que ça a changé".

Page 176: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

170

Sécurité

Ce thème apparaît deux fois: la première de manière fugitive et secondaire quand elle me dit se trouver mieux du côté jardin, elle y est plus tranquille, plus au calme et "je ne monte pas sur la fenêtre, voir une femme seule, on ne sait jamais". La deuxième fois, il s'agit du récit du vol de sac de sa voisine dans le bus. Bus-métro

Rien sur le métro. Voir la rubrique "Parcours". Elle évoque le fait qu'elle faisait le trajet debout "par timidité" et plus loin la gêne éprouvée à monter dans le bus avec deux cannes: "je suis empotée, ennuyée, avec mes deux cannes; alors monter dans le car, vous savez que les chauffeurs sont pressés ou pas...non, non, dans la foule, tout ça, vous êtes gêné.." Récit

J'en vois trois. Un qui date de son enfance: la veillée où s'est décidé son placement. Celui de son petit fils au téléphone chez elle. Enfin le plus long, celui du vol de sac à main de la voisine. Un autre serait celui qui dépeint un malaise dont elle décrit le contexte comme si on y était ( de manière un peu théâtrale) et qu'elle conclut par " je me suis jetée sur le lit, j'ai dit tiens demain ils te trouveront morte" SYNTHESE Difficile à faire. Beaucoup de clés ne me sont pas livrées! Je crois qu'il faut repartir de l'impression première: ces volets fermés sur l'avenue et de l'ouverture finale sur le jardin. Dans cette parenthèse, se déroule une vie en "cocon", presque immobile. Un certain nombre d'autres sont là, les "ils" dont elle parle dans la dernière formule citée, mais de manière non investie par elle, des fonctions en quelque sorte "je suis bien entourée", "je n'ai pas à me plaindre" ""j'ai des gens gentils autour", des "gens", voilà; et puis si on réécoute ses propos, c'est bien une obstination immobile qu'ils traduisent: "je ne sors jamais"," je suis casanière", "je n'en bouge pas jusqu'à ma mort", en parlant de son logement: "là je suis calme", "je suis au calme, je suis tranquille", et puis "je mourrai ici un point c'est tout!" en réponse à la possibilité de finir ses jours en institution. Sa résistance aux transformations de son vieil appartement qui n'est pas à elle, la reconnaissance de son obstination à ne pas vouloir introduire un minimum de changement vers le confort, ne serait ce que d'ouvrir la porte entre la salle à manger et la cuisine pour diffuser la chaleur "j'avais refusé pendant 20 ans, vous savez quand on a une idée!" en est un exemple de plus. L'ouverture sur le jardin, l'importance qu'il revêt pour elle, son attention à la poussée des plantes n'est -elle pas aussi une forme d'immobilisme ou au moins de retrait de la vie des "hommes", du monde des "actifs". A la réflexion, cette phrase sur l'arbuste en fleurs et le pied de vigne du jardin est à méditer, comme une parabole?

"Alors là, il y a un arbuste qui fleurit, mais il est étouffé par un pied de vigne qui est là, elle le pousse par là, et puis l'année dernière elle s'est mise à grimper, à côté, c'est un petit rosier de la voisine qui s'est agrippé à l'arbre, regardez, on dirait...mais c'est agréable (...)"

Éléments discursifs et connotatifs : elle procède un peu par un système d'ouverture et de fermeture: "je ferais, j'irais....non, je resterai seule chez moi", souvent d'ailleurs sur le mode du récit, même de

Page 177: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

171

la mise en scène; c'est sans doute ce qui contribue à la montrer comme une personne peu affective, qui accorde peu de place aux relations, aux sentiments, apparemment du moins, elle donne l'impression de faire ses choix ou de faire comme s’ils étaient siens. Je pense à la relation entre sa situation actuelle "heureusement que je suis seule!" et le récit qu'elle fait de son indépendance gagnée par défaut sur l'autorité de son père: il l'a placée et elle a accepté "par vengeance" ! Il faut sans doute aussi lire à travers cette obstination à se définir sans les autres, son obstination à ne pas se définir comme vieillie : "non, je ne suis pas vieille". (N’oublions pas qu'elle se situe souvent dans un système d'échanges : j'ai besoin des autres mais eux aussi de moi

Page 178: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

172

Page 179: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

173

III. EXEMPLE DE COMPTE-RENDU DE SÉANCE Compte rendu de la réunion de l’ACI du 1/06/06 L’objectif de cette journée était le matin de faire le point sur la constitution d’une grille d’entretien et l’après-midi de recevoir Nicole Thatcher.

Pour le second point, N Thatcher nous a fait parvenir le texte de son intervention que vous avez dû tous recevoir. Il faudra y revenir lors de la phase d’analyse.

Je reprends les notes sur la matinée à partir des notes de Tristan et des miennes.

Propositions de Karla : Ne pas obtenir que de l’informationnel. Donc essayer de réaliser une grille suffisamment souple. Éviter une grille rigide, préprogrammée.

A ce propos on reprend les deux entretiens de Me Guigue et Duchêne.

Karla reprend l’exemple de l’entretien réalisé par Serge, en se demandant comment peut-on bien faire parler quelqu’un qui ne parle justement que pour ne pas parler, qui dès qu’on suscite de sa part des précisions se dérobe ? Il est important aux yeux de Karla de tenir compte aussi, des réactions de l’enquêteur qui composent comme le paratexte de l’enquête, paratexte insu lorsqu’il n’est pas précisé, mais pourtant effectif… Il s’agirait donc d’avoir sa grille mais souple, de se laisser la possibilité de réagir, et ainsi de susciter un discours, mais peut-être plus généralement de mettre en place une véritable relation interpersonnelle (rajout de T).

� Serge intervient dans ce sens : pour le chez-soi, on pourrait effectivement se laisser la

possibilité de parler d’une multiplicité de choses. � Pour Alice, il s’agit effectivement de se demander comment arriver à saisir (se saisir?) du

désir de parole de la personne. La réussite d’un entretien se mesurant à l’aune de cette production énonciative obtenue ou pas.

� Monique précise, en réaction aux différentes interventions, que nous possédons déjà sur la question du chez-soi d’entretiens riches, qu’il serait de ce fait pertinent d’analyser plus en détail sur cette thématique.

� Alice toujours dans la perspective de ce désir de parole dont l’enquêteur se saisit ou pas, d’ailleurs, s’interroge sur les conditions de mobilisation du discours, sur les raisons de son utilisation : pourquoi cette production énonciative ? Dans quel but ? Quel objectif ?

� Pour Karla toujours dans cette perspective de ne pas se laisser illusionner par l’image d’une absolue non-participation, il s’agit au contraire de se laisser la possibilité de bifurquer au cours de l’enquête, sur des questionnements qui nous intéressent personnellement.

� Jean rappelle que la personne ne se met pas forcément en position de répondre, mais accepte que se crée une relation d’enquête ce qui n’est pas la même chose. Le questionnement porte en effet, non pas sur la « confession » à obtenir ou supposée désirée, mais sur la position enquêteur/enquêté, sur un « pourquoi j’ai été choisi ? », tout le travail de négociation se faisant alors autour de l’exploration d’un « qui je suis/qui tu es ». –Rajout : pour illustrer cela : Mme Duchêne répond en ce sens à cette question du pourquoi moi en se positionnant tout au long de l’entretien comme porte-parole (au sens bourdieusien du terme) des personnes vieillissantes : « j’ai été choisi parce que je suis en possession d’un savoir qu’il va

Page 180: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

174

s’agir de mettre en scène, c.-à-d. de transmettre », cette transmission usant dans cet entretien d’une configuration grand-mère/petit-enfant-

� Serge rebondit sur cette question de la définition et de l’établissement d’une identité de l’énonciateur –rajout : tel qu’il ou elle veut bien se donner à voir, veut bien se mettre en scène : ce n’est ainsi qu’au moi qu’on a affaire en sa définition analytique- : accepte-t-on cette image que le locuteur nous donne ou cherche-t-on d’autres identités possibles, cherche-t-on de multiples identités « dissimulées » dans l’entretien (la question des identités multiples et de la chaîne des signifiants- Lacan)? (rajout : éclaircir peut-être les a priori théoriques et épistémologiques que sous-tendent cette position méthodologique-.

� Pour Karla l’objectif est en effet d’arriver à faire émerger au moins une partie du système de représentation du sujet (rajout : tout comme en littérature on essaie de faire ressortir le système des personnages d’un roman, ou ses a priori idéologique : voir tout le travail de V. Jouve dans l’effet-personnage).

� Dans cette perspective Monique souligne qu’on peut effectivement retrouver certaines formules rhétoriques récurrentes dans les entretiens : par exemple « le temps passe vite » dans l’entretien de Mme Delyle. Comment considérer cette simple phrase ? Est-ce un marqueur ? et qu’est-ce que cela marque ? Cela vient-il tester la présence de l’interlocuteur (en le rappelant à une réalité commune) ? Ou cette phrase vient-elle juste remplir un vide, un silence (mais les silences ne sont jamais vides) ? Que se dit-il alors dans ce « silence parlé » ? Autres exemples de silences parlés (cette expression dont j’use ici pour nommer ces récurrences phatiques n’est peut-être pas judicieuse ou pertinente. Je l’utilise juste pour sa dimension évocatrice à mes yeux) : Mme Voltimand : « Là où sont mes enfants », ou Mme Campariol « Voilà notre vie » alors que la personne elle-même est veuve depuis quelques temps…

A ce moment divers membres de l’équipe demande à Karla de préciser ce qu’elle entend par système de représentations de la personne : une façon de parler de soi et de son monde, de se déplacer dans le monde. Trouver le paradigme, la clé qui va ouvrir le sens, le noyau ou le nœud biographique, autour duquel tourne tout le reste. Pour Karla une identité c’est donc en un sens une explication que l’on se donne à un moment de sa vie (rajout : il serait intéressant de croiser ici avec les travaux de J. Dör sur Lacan ou encore le texte de Michèle Leclerc-Olive sur les ruptures biographiques : l’identité vient valider un événement réintégré dans une continuité). � Anita intervient en nous faisant part de ses expériences de terrain : questionner sur le dernier

repas peut-être une excellente clef d’entrée pour le chez-soi. On revient sur la question des objets : en situation de rupture d’habitat est ce que les objets

apparaissent ? La mise en situation : qu’est ce que vous garderiez, qu’est ce que vous jetteriez ??

� Jean revient alors sur la question de ce qui se crée en situation d’enquête. Et pour lui c’est avant tout une situation politique, l’entretien de Mme Campariol étant à ce titre exemplaire. D’où l’importance de la façon dont l’enquêteur peut se présenter souligne Serge. Il s’agit d’être clair sur son identité –politique-, d’être cohérent sur son statut.

� Alice propose que nous suscitions aussi des contrepoints aux entretiens, des polyphonies, en interrogeant par exemple d’autres membres de la famille.

Remarques (Monique) à partir de la lecture des entretiens fournis à N Thatcher.

Page 181: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

175

Un certain nombre de thèmes ou oppositions structurent les récits : ici et là-bas ; dedans/dehors ; le rapport aux enfants ; objets/voyages ; maisonnées et mémoire : intergénération/horizontalité. On peut les faire émerger à partir des occurrences dans le discours. De plus chaque entretien se caractérise par une formule rhétorique structurante ou récurrente : par exemple, Me Delyle : « c’est que le temps passe vite » ; Me Bettine : « ici et là-bas » ; Me Campariol : « voilà notre vie » ; Me Voltimand : « là où sont mes enfants ». Il me semble que ce sont des outils d ‘analyse qui peuvent être opératoires. Remarques sur la réserve que l’on peut apporter à une énumération d’objets : ex de l’entretien de Me S . A l’évocation de la M de R Me S répond « je verrai plus tard…pourvu que je puisse avoir ma chambre, ma télé et mon canapé et mon meuble télé… ». réponse stéréotypée pour espace « étranger » stéréotypé… Ici le fait de lister des objets est « imposé » par l’évocation de la M de R. Cependant, retravailler l’enquête et ses outils sur les objets techniques. Propositions : Continuer à analyser nos entretiens passés avec la même grille (très performante). Mais y réintroduire la recherche de « nœuds », récurrences, occurrences dans le texte faire une analyse plus linguistique, structurale et sémantique (ex : attention aux formules « pour le moment… », « tant que je peux… » utilisées à l ‘évocation de la M de R). (L’entretien de Me D peut se lire avec l’analyse des transformations dans le texte cf. Propp et Fossion). Grille d’entretien et terrain : on a 3 grilles déjà utilisées (PIR1- les vieux et la ville) ; celle pour la recherche sur les objets techniques ; celle de Tristan, plus les étudiants d’Alice. En fonction des grilles qu’est ce qu’on obtient ? Il faut retravailler ces entretiens et leurs différentes fiches d’analyse déjà réalisées. Pour une grille nouvelle appliquée à un terrain nouveau : situation de rupture ou de déménagement (relogement…) passer par l’histoire du logement, des trajectoires résidentielles, des activités passées, présentes et à venir, de l’organisation concrète, des espaces aimés et non aimés… peut être assez efficace (cf. Enquête Pennec sur habitat). Le principe : faire raconter, décrire… Prochaine réunion, mardi 11 juillet 2006 à 14h Objet du jour : discussion des propositions et distribution du travail plus présentation de la communication en septembre à l’AFS par Anita et Tristan

Page 182: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

176

Page 183: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

177

Page 184: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

178

Page 185: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

179

Page 186: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

180

Page 187: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

181

Page 188: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

182

Page 189: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

183

Page 190: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

184

Page 191: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

185

Page 192: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

186

Page 193: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

187

Page 194: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

188

Page 195: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

189

Page 196: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

190

Page 197: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

191

Page 198: HABITER ET VIEILLIR Les âges du « chez soi - … · Rapport d’activité pour le fonds National de la Science Coordonné par Monique MEMBRADO avec les contributions de Serge CLEMENT,

192