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POP’SCIENCES M AG
Hacker la villeQuand les citoyens
réinventent la cité
NUMERO 2NOVEMBRE 2018
Hackerspaces, cantines solidaires, boutiques des
sciences, transport partagé, boîtes à livres, squats…
Hacker la ville s’accomplit autant par des gestes anodins
de “dérive” urbaine, comme reboucher des nids de
poules avec de la mosaïque, que par des actions plus
larges et collégiales à l’image des occupations
temporaires de lieux. La cité doit désormais composer
avec des initiatives citoyennes et de nouveaux services
directement initiés par des usagers.
Tout au long de ce numéro nous analysons certaines de ces
démarches expérimentales, voire transgressives, portées par
des habitants, mais aussi d’autres projets davantage consentis.
Au-delà de livrer simplement quelques recettes pour se
réapproprier la cité et imaginer celle de demain, Pop’Sciences
Mag ouvre le débat. Est-ce un mouvement si nouveau que
cela ? À quels besoins ces initiatives répondent-elles ? Et il
questionne : participent-elles réellement de l’amélioration du
vivre-ensemble ?
COMMUNS URBAINS
À qui la ville de demain appartient-elle ?
Page 3
ALIMENTATION
Nourrir autrement la cité
Page 5
MOBILITÉ
Vers une "démotorisation" en douceur
Page 11
MÉTAMORPHOSES
Détournements urbains au quotidien
Page 14
ÉPHÉMÈRE
Friches : des projets économiques éphémères
Page 20
TRAVAIL
Comment les espaces de coworking modifient notre
façon de travailler
Page 24
SAVOIRS
Ouvrir les portes de l’Université aux citoyens
Page 28
UTOPIE
La cité idéale. Une utopie qui traverse l'histoire
Page 32
COMMUNS
URBAINS
Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018 | page 3
Tout ce numéro entémoigne : l’espacepublic se transforme. Ildemeure un espacecommun, mais laperception de ce quiest commun évolue.
En quoi ? Le commun est sansdoute moins qu’avant un espacevécu comme n’appartenant àpersonne qu’un espace qui,justement parce qu’il n’est àpersonne, appartient à tous. Cetteappartenance collective n’équivauttoutefois pas à une propriété privéeoù chacun revendiquerait « saparcelle » ; elle déborde largement lecadre de la possession. Il s’agitdavantage d’une formed’appropriation collective où leshabitants, souvent regroupés encollectifs, utilisent l’espace public àdes fins communes (échanger desbiens, créer de la relation, produiredu beau, de l’inattendu, de laréflexion pour ceux qui le traversent,etc.). On ne veut pas sa part, oncherche à produire une expériencepartagée dans laquelle chacun à saplace.
Cette réappropriation de l’espace
public ne vient pas de nulle part. On
en lit les prémices dans le
mouvement des communs qui s’est
revitalisé autour des travaux d’Elinor
Ostrom. Selon cette chercheure, prix
Nobel d’économie en 2009, les
communs (ou commons) sont des
ressources matérielles ou
immatérielles dont la régulation
échoit aux usagers et échappe ainsi à
l’alternative traditionnelle privée ou
public. Un puits, par exemple,
pourra être entretenu par son
propriétaire, qui a intérêt à faire
durer la ressource, ou par une
institution publique, qui le fait au
nom de tous. Mais un collectif
d’usagers peut aussi le gérer en
formulant des règles d’accès justes
qui permettent de préserver la
ressource. Cette notion est
également applicable à l’espace
public et l’on parle désormais de
communs urbains. Ici, c’est l’espace
commun de la ville qui est considéré
comme un bien commun et des
collectifs sont invités à collaborer
avec l’institution pour la gestion de
celui-ci. De multiples expériences
ont lieu en Europe, notamment à la
suite de la ville de Bologne, en Italie,
qui a rédigé en 2014 une charte de
gestion des communs urbains
associant les habitants.
Ce mouvement de réappropriation
de l’espace public en revivifie les
usagers, fabrique du lien, anime la
ville et invite à la penser
différemment. Il constitue
indéniablement une opportunité à
saisir pour une ville davantage
partagée, mais aussi plus agile et
inventive. On ne peut refermer ce
dossier sans attirer l’attention sur
quelques points de vigilance. Ne
doit-on pas veiller à ce que
l’appropriation collective de l’espace
public et de certains communs
urbains ne tourne pas en
privatisation par un petit groupe ?
Les règles d’accès à un jardin
partagé, par exemple, peuvent
devenir excluantes pour des
personnes fragiles ou qui n’osent
participer. Un second point de
vigilance est celui du transfert de
charge, même partiel, de la gestion
de l’espace public de l’institution
vers les collectifs. De nouveaux
modèles sont à trouver pour mieux
soutenir les participations des
habitants dans la gestion des
communs urbains, notamment
l’accompagnement juridique et
financier. Enfin, hacker la ville est un
acte de piratage. Il est certainement
illusoire et peu souhaitable
d’imaginer que l’ensemble des
pratiques de détournements de
l’espace public entre dans des
processus de légitimation
institutionnelle. Ainsi, devons-nous
accepter que la ville recèle des
espaces de chaos nécessaires et que
le jeu du chat et de la souris entre
institutions et pirates contribue à la
rendre vivante.
L.V
À qui la ville de demain
appartient-elle ?
page 4 | Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018
ALIMENTATION
Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018 | page 5
Connue comme la capitale de lagastronomie, l’agglomérationlyonnaise est aussi une pépinièred’initiatives liées à l’agriculture etl’alimentation. On ne compte pasmoins d’une quarantained’associations dans ce domaine. Leréseau des Amap (associations pourle maintien d’une agriculturepaysanne), qui met en lien directproducteurs et consommateurslocaux, affiche 43 points de ventedans le Rhône. Le projet des PetitesCantines (voir le reportage photo ci-après), lancé en 2015 à Vaise (Lyon9), se veut être un outil de luttecontre l’isolement social et lasolitude, où l’on cuisine et déjeuneautour d’une table commune afin defavoriser les liens sociaux deproximité. L’association Cannelle etPiment, créée à la fin des années 80à Vaulx-en-Velin, est labellisée« entreprise solidaire ». L’objectif estle développement local, la créationde liens de sociabilité à l’échelle d’unquartier au sein d’une structureentrepreneuriale. Le projet de LaCuisine partagée, qui a vu le jour en2016, gère un espace de coworkingpour cuisiniers de l’agglomérationlyonnaise, à l’attention desprofessionnels et du grand public. Ilen existe bien d’autres.
Des associations investissent leterrain habituellement réservé àl’action sociale, quand d’autres,issues du secteur social, utilisentl’alimentation comme nouvel outild’intégration. À Lyon, Habitat etHumanisme, dont l’activitéprincipale est la création delogements sociaux et solidaires, gèreainsi des espaces de rencontres et derestauration, les Escales solidaires.Ouverts à tous, on peut y déjeunerpour 2€, échanger avec ses voisins
autour d’un café et aussi bénéficierde la consultation gratuite offertepar un opticien ou rencontrer desentrepreneurs qui recrutent… Autreinitiative : début octobre 2018, à laCroix-Rousse, une cantine estaménagée dans un ancien collègeréquisitionné par les habitants duquartier pour soutenir les mineursmigrants isolés vivant dans la rue.
Quand s’alimenter devient unacte militant
Ces associations sont-elles en traind’inventer de nouveaux modèlesd’échanges marchands ? Font-ellesréellement preuve d’innovationssociales ? Comment définir leurspratiques ? Sont-elles viableséconomiquement ? Quel type depopulation touchent-elles ? Autantde questions que posent leschercheurs en sciences humaines del’Université de Lyon. Sociologue etMaître de conférences à l’UniversitéLumière Lyon 2, Diane Rodetenquête depuis plusieurs années sur« Les visages multiples de l’alimentationengagée » (Anthropology of food, sept.2018). Les associations, entreprisesou coopératives qui « s’engagent »mettent toutes en avant des valeursmorales ou éthiques. Elles défendentle localisme, une alimentation saine(bio, raisonnée etc.) et lapréservation du lien social dans leséchanges économiques. Leurempreinte est avant tout locale, cequi ne les empêche pas d’essaimerun peu partout sur le territoirenational. En 2015, la Francecomptait plus de 2 000 Amap. LesPetites Cantines ont ouvert troisespaces à Lyon, un quatrième
restaurant participatif dans la régionlilloise et trois autres projetss’apprêtent à voir le jour à Annecy,Strasbourg et Nantes.
La Ruche qui dit oui, fondée en2010 par trois associés, se réclameelle aussi de cette prise deconscience liée à l’alimentation. Sonslogan ? « Mangez mieux. Locaux, frais,fermiers : découvrez et cuisinez les meilleursproduits de votre région. » Diane Rodet,mène une enquête depuis mars 2016sur cette entreprise d’un nouveautype et plus largement sur le systèmeagro-alimentaire alternatif (lire soninterview). Son investigation pose unregard qui bat en brèche lespréjugés, révélant les arcanes d’uneactivité qui se veut à la fois éthiqueet marchande.
Une volonté de mettre à distanceles rapports marchands
La recherche menée par DianeRodet a mis en exergue desdifférences entre les acteurs dumilieu. Les plus notables sont cellesliées à « la mise à distance des rapportsmarchands » et à la manière dont lepouvoir s’exerce. Ainsi, La Ruchequi dit oui, société de l’industrienumérique, a développé uneapplication pour mobile. Leconsommateur peut commander etse faire livrer à domicile sansrencontrer le moindre producteur. Àl’inverse, les Amap plébiscitent unlien direct, sans intermédiaire, entrele producteur et les consommateurs.La mise à distance des rapportsmarchands est donc plus ou moinsaccentuée par les technologies dunumérique.
Nourrir autrement la citéCe que les sociétés produisent et consomment pour se nourrir révèle leur structure
profonde. Manger bon et sain dans le respect de la nature et des êtres est l’horizon
à atteindre. Au cœur des villes, des initiatives citoyennes réinventent chaque jour
notre rapport à l’alimentation.
page 6 | Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018
Les sites internet informent,communiquent les valeurs, facilitentles échanges et parfois les prises decommande. Ils sont aussi parfoisconstruits pour influencer les modesde consommation ou, pouroptimiser et accélérer la distribution.Le numérique est pour les uns, uneorganisation horizontale de lahiérarchie, pour les autres, unechaîne de commande qui ne seconçoit que verticalement. Enrevanche, quelle que soitl’organisation, tous semblent émettrela volonté d’intégrer un réseau, des’engager, d’agir en tant queconsommateur responsable,conscient des enjeux en matièred’alimentation. L’éthique et lavolonté de créer des liens motiventles actions.
Permettre une alimentation dequalité pour tous
Ces initiatives participeraient à lanaissance d’une nouvelle formed’économie équitable. C’est en toutcas le constat fait par AlexandrineLapoutte, maîtresse de conférencesen sciences de gestion (UniversitéLumière Lyon 2), Clara Lohier-Fanchini, chargée d’études(Université Lumière Lyon 2) etSéverine Saleilles, maîtresse deconférences en sciences de gestion(Université Claude Bernard Lyon 1).Les chercheures ont analysé les liensentre les structures associatives et lesentreprises marchandes impliquéesdans l’aide alimentaire. Leur étudesur le partenariat entre Biocoop et leGesra (réseau des épiceries socialeset solidaires d’Auvergne-Rhône-Alpes) est parvenue à démontrer lacréation d’une réelle avancée. Elle amis au jour une transformationsociale innovante :
« L’approvisionnement de l’aidealimentaire par les grandes et moyennessurfaces étant aujourd’huifondamentalement lié au gaspillage massifqu’engendre la grande distribution, il estnécessaire de repenser le rôle des grandessurfaces en prenant en compte la luttecontre le gaspillage alimentaire. Lereversement des marges réalisées sur lescollectes est une particularité innovante dupartenariat observé. »
Ce type de partenariat peut-ilréellement favoriser la justicealimentaire ou l’accès à unealimentation de qualité pour tous ?Oui, répondent-elles, à la conditiontoutefois que l’entreprise à butlucratif et que l’association à butnon lucratif partagent des valeurscommunes et un fonctionnementproche, dans le contexte d’uneéconomie sociale et solidaire. Etd’alerter cependant : « Ces nouveauxéchanges et accroissements de solidarités detype démocratique sont porteurs d’un risquede perte progressive d’une solidaritéinstitutionnalisée. » Ces initiativesmarquent-elles une nouvelle façond’investir la cité
Les Petites
Cantines :
renouer les liens
en préparant le
repas
La cuisine est le pivot central
autour duquel s’organise
l’action de cette association. À
Lyon, trois restaurants
participatifs ont ouvert dont un
au 74 rue de la Charité.
Il est 9h30, les premiers adhérents
arrivent. On dresse la table du
petit-déjeuner. Marie, maîtresse de
maison, selon le terme employé par
l’association, invite les convives à
se présenter par leur prénom et à
partager un commentaire ou un
événement positif. Ici, le
tutoiement est de rigueur. De quoi
faciliter l’instauration d’un climat
propice à l’échange et à la
confiance. Une fois le menu du
jour commenté, on passe en
cuisine.
L’instant partagé autour des
casseroles, la préparation en
commun d’un repas complet, le
dressage de la table ainsi que la
plonge et le nettoyage des lieux
après le service créent des liens de
proximité singuliers. Échanger les
yeux embués par les échalotes
émincées, bavarder en surveillant la
cuisson des tartes, discuter un
rouleau à pâtisserie à la main,
oriente les discussions. Les langues
se délient selon les caractères de
chacun. À table, les groupes se
forment selon les liens
nouvellement créés, les affinités,
ses connaissances.
L’atmosphère participative prend
des airs de pension de famille. Il
appartiendra ensuite à chacun
d’approfondir cette expérience
culinaire et relationnelle. L’exercice
a ses limites que les sociologues
étudient comme des territoires où
s’inventent de nouvelles formes de
sociabilité urbaine et
d’engagement, à l’écart des partis
politiques et des institutions. Aux
Petites Cantines, une vingtaine de
couverts en moyenne sont servis
chaque jour.
et de faire évoluer les consciences ?
Les enjeux liés à l’alimentation
interrogent le rapport à la nature et
à l’Autre, la santé, l’économie, la
politique. À l’heure de
l’Anthropocène, l’alimentation est
plus que jamais au cœur des
préoccupations. Pour les uns, elle
est le moyen de donner du sens à
son activité. Pour d’autres, c’est une
source d’investigations scientifiques.
Parce que la cuisine fait le lien entre
nature et culture, comme le
rappellent avec pertinence les
chercheurs en sciences humaines.
F.F
Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018 | page 7
Autour du plan de travail, tous les âges et toutes les origines sont unis dans la préparation du
déjeuner. L’expérience de l’altérité est perçue positivement. Au premier plan, Paul, 13 ans, en stage de
3e, Mohamed, 17 ans, réfugié guinéen, Marianne, 62 ans, sans emploi, Albert, 55 ans, cuisinier à
domicile et Roland, 71 ans, retraité.
Garance, 20 ans, en service civique, a fait le choix des Petites cantines pour concrétiser sa volonté de
s’engager au service de l’intérêt général. « Ce qui me touche c’est la volonté de créer du lien social, de donner un
sens à l’activité professionnelle. »
page 8 | Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018
Marianne, Mohamed et Paul organisent la tablée. Comme à la maison, on prépare la cuisine, on
débarrasse et on fait la vaisselle…
Garance, 20 ans, en service civique, a fait le choix des Petites cantines pour concrétiser sa volonté de
s’engager au service de l’intérêt général. « Ce qui me touche c’est la volonté de créer du lien social, de donner un
sens à l’activité professionnelle. »
Les tables ont été assemblées, afin de favoriser la convivialité et les échanges. Les groupes se forment
par affinités et connaissances.
Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018 | page 9
La plonge. Chacun est concentré sur sa tâche. Au premier plan, Abdoulaye, 16 ans, arrivé en France à
l’été 2018, a mis du reggae à partir de son portable. La cuisine résonne des sons caribéens et des
bruits d’eau et de vaisselle.
Pour aller plus loin, sur la
version en ligne du
Pop’Sciences Mag
popsciences.universite-lyon.fr
Lire : Les nouveaux enjeux de
l’alimentation engagée L’émergence dans le débat public de
nouvelles formes d’échanges autour de
l’alimentation souligne la dimension
politique de l’économie sociale et
solidaire. Explications par Diane
Rodet, Sociologue au centre Max
Weber et maîtresse de conférences à
l’Université Lumière Lyon 2.
Regarder : Quelle justice
alimentaire pour demain ?Comment lutter contre inégalités liées
à l’alimentation ? Séverine
Saleilles, Maître de conférences en
sciences de gestion à l’Université
Claude Bernard Lyon 1 et chercheure
associée au laboratoire COACTIS,
développe une réflexion autour d’une
justice alimentaire qui prend en
considération tant les qualités
nutritionnelles et gustatives des
aliments que l’impact social et
environnemental de leur production.
Barthélémy Jaillardon, 29 ans, diplômé en cuisine. « Moi
ce qui me motive, c’est de voir les gens se sentir comme à la
maison. L’envers du décor, c’est le stress inhérent aux
responsabilités. Savoir être accueillant, mettre ses soucis de côté,
prendre sur soi, mais tu te sens utile parce que tu vas permettre à
quelqu’un de passer un bon moment. »
Marie Huvenne-Petrich, 22 ans, diplômée en cuisine.
« Cuisiner du homard bleu de Bretagne pour des clients qui gagnent
400 fois le SMIC ne m’intéressait plus. C’est important d’avoir une
activité qui ait du sens. Ici, aux Petites Cantines, je rencontre tous les
jours des gens différents. C’est un investissement qui occupe l’esprit après
les heures de travail mais c’est enrichissant. »
page 10 | Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018
MOBILITÉ
Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018 | page 11
Transports collectifs, autopartage,vélos en libre-service, covoiturage,scooters et autres trottinettesélectriques en « free-floating »*…Nous avons désormais l’embarrasdu choix pour cheminer à travers laville autrement qu’avec notrevoiture. Néanmoins, chacune de cessolutions étant souvent adaptée à unenvironnement donné, le citadin ade plus en plus tendance à jouer lacarte de la complémentarité pourorganiser ses déplacements. Avec ladiversification des offres de mobilitéémergent ainsi les concepts demultimodalité et d’intermodalitéconsistant à combiner différentsmoyens de transport pour sedéplacer. « Le citoyen joue un rôle crucialdans l’émergence de ces nouvelles manièresd’être mobile, car c’est lui qui décide ounon de s’approprier une innovation »,souligne Olivier Klein, directeur-adjoint du LaboratoireAménagement EconomieTransports (LAET, UnitéCNRS/Université Lumière Lyon2/ENTPE), où il étudie lesdéterminants des comportementsde mobilité. Visant à cerner lerapport que les jeunes urbainsentretiennent de nos jours avecl’automobile, l’enquête Evolmob aété menée auprès d’un panel decitadins des agglomérations de Lyonet de Grenoble âgés de 18 à 35 ans.Publiés en 2016 dans le cadre duForum Vie Mobiles, ces travauxmontrent que l’acquisition d’unevoiture et son utilisation par lesjeunes urbains diminue pour lapremière fois depuis plusieursdécennies au profit d’autres formesde mobilité : « Perçue avant tout commeun objet fonctionnel par les jeunesinterrogés, la voiture ne reflète plus chez
eux une forme de réussite sociale, mais estau contraire de plus en plus perçue commeune contrainte », analyse PascalPochet, économiste au LAET ayantcontribué à cette étude.
« L’aire de pertinenced’utilisation de labicyclette est passée de 5à 10 km »
Tandis que la voiture individuelleperd progressivement du terrain enmilieu urbain en faveur d’unemobilité douce et active comme levélo et la marche à pied, la situationreste plus nuancée à l’échelle del’agglomération. Ainsi, si la partmodale** de l’automobile a diminuéde 6% dans le Grand Lyon entre2006 et 2015, sur la même période,elle a augmenté de 4% dans l’Est dela métropole. « Bien que cette tendance àla “démotorisation” se généralise dans lescentres-villes, on observe en parallèle unepoursuite de la croissance de l’utilisation del’automobile dans les secteurs oùl’étalement urbain est le plus marqué, cesderniers étant de fait moins bien desservispar les transports en commun », détailleOlivier Klein. Si pour des raisonsd’ordre économique, les acteurspublics de la mobilité ne peuvent sepermettre de développer davantagele transport collectif dans cesquartiers à faible densité depopulation, d’autres solutions à lafois peu coûteuses et faciles à mettreen place existent. Alors quel’utilisation du vélo à assistanceélectrique s’est aujourd’huilargement démocratisée, il n’est, parexemple, plus du tout utopique de leconsidérer comme une alternativesérieuse à la voiture individuelle, ycompris dans le périurbain. « Grâce
au vélo à assistance électrique, l’aire depertinence d’utilisation de la bicyclette estpassée de 5 à 10 km autour de notredomicile, ce qui demeure en dessous de ladistance moyenne parcourue chaque jourpar un habitant de l’agglomérationlyonnaise », précise Pascal Pochet.Pour peu que les collectivités localesincitent à son utilisation ensubventionnant ou en développantles pistes cyclables vers la banlieue,le vélo à assistance électrique a sansdoute une belle carte à jouer dans lepaysage urbain actuel.
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* Ce système de location en libre-service sansstation permet de louer un vélo, unetrottinette ou un scooter électrique via unesimple application pour smartphone, sans lacontrainte de devoir restituer le véhicule enun endroit précis.
** Proportion de trajets quotidiens effectuésà l’aide d’un même mode de transport àl’échelle d’un territoire donné.
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Pour aller plus loin, sur la version en ligne du Pop’Sciences Mag
popsciences.universite-lyon.fr
Interview : Partagée et moins subie. Quelle mobilité
demain ?
Face à la croissance desagglomérations et leurs cortègesd’embouteillages, de nouvellesmanières de se déplacer en milieuurbain émergent peu à peu. Éclairagesavec Emmanuel Ravalet, chercheur enéconomie des transports àl’Université de Lausanne en Suisse etchef de projet au bureau d’étudeMobil’Home.
Vers une "démotorisation"
en douceur La façon de se déplacer au sein des grandes agglomérations a beaucoup évolué en
quelques années. Bien que la voiture individuelle y occupe toujours une place de
choix, celle-ci ne cesse de perdre du terrain au profit d’alternatives en tout genre.
page 12 | Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018
« Parler de mobilité, c’estprendre en compte lesconditions préalables aumouvement des habitants »
Florence Paulhiac Scherrer |Professeure à l’Université duQuébec à Montréal et accueilliepar le Collegium de Lyon, pourmener son projet de recherche auLaboratoire Aménagement,Économie, Transports.
Les grandes métropoles neparlent plus des transports, maisde la mobilité. Que traduit cechangement sémantique ?
Alors que les politiques publiquescentrées sur le transport se réfèrentuniquement aux réseaux detransport collectif, la notion demobilité tient également compte desmodes de déplacement privilégiéspar les usagers, des raisons de leursdéplacements, ainsi que desressources financières et cognitivesqu’ils sont capables de mobiliserpour effectuer ces trajets. Ensubstituant la politique de mobilité àcelle des transports, les collectivités
choisissent donc de complexifierl’éventail des enjeux auxquels ellesdoivent faire face. Une telle décisionincite notamment à mieux prendreen compte les conditions préalablesau mouvement de l’ensemble deshabitants d’un même territoireurbain.
Comment ces enjeux d’égalitéd’accès à la mobilité sont-ilsassurés par les pouvoirs publics ?
Ces derniers mettent le plus souventen place une politique tarifairevisant à rendre les transportscollectifs socialement plus justespour les chômeurs, les étudiants, lesretraités ou les personnes ensituation de handicap. La France esttrès en avance sur ces questions,certaines villes allant même jusqu’àinstaurer une forme de tarificationsolidaire selon le niveau de revenude chaque ménage. La réflexion desagglomérations en matière demobilité s’oriente par ailleurs de plusen plus vers la notion d’accessibilitéspatiale. En tenant compte decritères comme la pénibilité, leconfort ou l’efficacité des diversmodes de déplacement dont disposeune personne au voisinage de sondomicile, on peut alors lui proposerla solution modale la moinscontraignante pour rejoindre sonlieu de travail.
Pourquoi la voiture individuellereste-t-elle le premier moyen delocomotion du citadin malgré lesefforts déployés par denombreuses agglomérations pour
favoriser des alternatives ?
Bien que l’on n’ait jamais autantinvesti dans le développement destransports collectifs et des modes detransport alternatifs, la dépendanceà l’automobile reste en effet trèsprésente dans les grandes villes.Cette situation qui peut semblerparadoxale est en grande partie liéeà la physionomie de nos métropoles,à savoir un territoire très étendu oùla périphérie reste peu propice audéveloppement du transportcollectif du fait de sa trop faibledensité de population.
Le covoiturage et l’autopartagepeuvent-ils permettre de réduirel’utilisation de la voitureindividuelle dans ces quartierspériphériques ?
Dans ces lieux, l’objectif n’est pasde faire disparaître l’automobile,mais plutôt de diminuer ses effetsnégatifs, comme la congestion dutrafic routier. En ce sens, la voiturepartagée et le covoiturage peuventconstituer des alternativesintéressantes. Toutefois, pour queces nouvelles formes de mobilitéparviennent à s’imposer dans lepaysage urbain, elles devrontd’abord faire la démonstration d’uneefficacité similaire à la voitureindividuelle et ce en dehors de toutavantage écologique ouéconomique. Car les gens se sontpas tant attachés à leur voiture qu’àla très grande efficacité qu’offre cemode de déplacement dansn’importe quelle circonstance.
G.F
La métropole lyonnaise réinvente sa mobilitéLa mobilité constitue l’un des quatre piliers de la stratégie « Métropole intelligente » du Grand Lyon.
Dans ce domaine, l’agglomération a notamment conçu, en 2015, l’application mobile Optimod’Lyon et le site OnlyMoov.
Nourris en permanence par les données des usagers, ces deux outils numériques permettent de calculer la durée de ses
déplacements en temps réel selon le ou les moyens de transport utilisés. L’innovation en matière de mobilité passe aussi par
la poursuite des investissements dans les transports en commun, l’extension régulière du réseau de pistes cyclables, qui
devrait atteindre les 1000 km à l’horizon 2020, et l’incitation active au covoiturage et à l’autopartage. Au sud de la ville, la
transformation annoncée de l’autoroute A7 en boulevard urbain participe de cette même volonté de repenser la mobilité à
l’échelle de la métropole. Tout en réduisant le trafic automobile de moitié, le projet a été pensé pour inciter les automobilistes
à privilégier le covoiturage, une voie de circulation devant leur être exclusivement dédiée. Et pour convaincre toujours plus
de citadins de se tourner vers cette forme de mobilité partagée, la métropole songe à mettre en place un système de
régulation dynamique de l’infrastructure routière. L’objectif de la mesure : permettre aux covoitureurs d’emprunter les
couloirs de bus dès lors qu’ils ne sont pas utilisés par les véhicules du Sytral.
Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018 | page 13
MÉTAMORPHOSES
page 14 | Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018
Échanger
La ville est par excellence le lieu dela circulation, plus rarement celui del’échange de biens. Aujourd’hui, entout cas. Car, comme le soulignel’historien Maurice Garden, la ruedu Moyen-Âge est, elle, encombréede tréteaux sur lesquels tout sevend, les boutiques ne servant quede lieux de stockage. Cet immensemarché qu’était la rue s’estprogressivement organisé et
aseptisé. Contre ce mouvementd’hyperstructuration, des échangesréapparaissent des formes pluslibres et spontanées, voire sauvages.Certaines, telles les boîtes à livres oules « givebox », visent à créer de laconvivialité, du lien entre habitants.Associatives, municipales ouinstallées par des particuliers, cesboîtes permettent de créer unecirculation non marchande desbiens. Échanger dans l’espace publicpeut ainsi prendre une forme
militante. Par exemple, les « deaddrops », ces clés USB scellées dansles murs qui permettent d’échangerdes données numériques ! Certains,qui n’ont pas de voiture, le temps ousimplement l’énergie d’aller jusqu’àune « donnerie » officielle, secontentent de déposer dans la rueun réfrigérateur, un meuble, un fondde placard ou de cave… avec unpanneau invitant le passant à seservir.
Détournements urbains au
quotidien
Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018 | page 15
Communiquer-militer
La rue est traditionnellement un lieud’expression et de contestation. Sil’espace public est constitué designes légaux (panneaux indicateurs,enseignes commerciales, publicités,etc.), il est régulièrement « hacké »par tous ceux qui souhaitent s’yexprimer librement. Visibles maispas toujours lisibles, les tags sontune signature par laquelle leursauteurs s’approprient les lieux. Deshabitants ou des passants anonymes
s’échangent des messages, passentdes annonces, sur une porte, unmur. Les artistes s’expriment eux-aussi dans la rue, contraignant lepassant à une confrontation avec unart parfois militant. Certains nousenjoignent à une plus grandevigilance sur le fonctionnement denotre société. D’autres ont entreprisde renommer les rues poursouligner combien les femmes sontabsentes de cette mémoirecollective. D’autres encore,détournent les espaces publicitaires
pour lutter contre la consommationet la « pollution visuelle ». Il y aégalement ceux, comme Faites-lesparler, qui nous invitent à contribuerà une œuvre collaborative autourdes personnalités médiatiques oupolitiques. Ainsi, grâce à tous cesdétournements, la rue redevientcette agora si chère aux Grecs, unlieu d’échange et d’élaborationd’idées, comme elle le fut lors dumouvement Nuit debout en 2016.
page 16 | Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018
Réparer – embellir
Si l’espace public est le lieu de tous,son aménagement et son entretiendépendent des institutionspubliques, seules compétentes.Pourtant, nombreux sont ceux quiinterviennent et, apportant leurtouche personnelle, réparent ouembellissent la ville. L’un desexemples les plus connus, et dontEmemem est emblématique (lireson interview), est celui du flacking,cet art de raccommoder qui consisteà reboucher les nids-de-poule avec
des fragments de carrelage. D’autresutilisent des Lego comme une pièceréparant un mur. Les deux n’offrentévidemment pas la même solidité,mais elles ont en commun dedétourner le matériau réparé pourembellir la ville. C’est aussi unedémarche que poursuivent de trèsnombreux artistes qui insèrent leursœuvres dans l’environnement. Ainsi,les fleurs que CAL colle et intègre àla végétation réelle produisent uneréalité augmentée de la ville !Certains « customisent » le mobilierurbain, ici une poubelle, là une
vespasienne. D’autres peignent surles murs, y collent des tableaux, desobjets, des sculptures ou exposentleurs photos. D’autres encore selivrent au yarn bombing, unepratique qui consiste à habillerpoteaux et rampes d’escalier detricot. Réparation, embellissement,ludification aussi, comme le fontcertains artistes qui sèment desobjets ou des cartes à retrouver ettransforment ainsi la ville en terrainde jeu.
Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018 | page 17
Habiter – se nourrir
L’espace public est de plus en plusinvesti par des habitants qui en fontune extension de leur habitation oude leur balcon. On se réapproprie larue pour y faire pousser des plantesaromatiques, on cultive des jardinspartagés, on dépose ses déchetsbiologiques pour les transformer encompost, etc. L’associationIncroyables comestibles dispose, parexemple, des bacs dans l’espacepublic pour y planter des légumeset, dans certaines rues, des habitants
fabriquent eux-mêmes desjardinières avec des palettes de bois.Entre agriculture urbaine, DIY (« doit yourself ») et embellissement, ils’agit bien souvent de pratiques deloisir qui permettent de vivre la villeautrement, d’y tisser des liens, de s’ydétendre. Cet investissement de laville se concrétise aussi, l’été, dansde nouvelles formes d’« habiter ».Ici on paie un ticket destationnement pour y placer la tabledu déjeuner. Là des hamacs setendent entre les arbres, on passe lanuit dans les parcs en jouant de la
musique, en dansant, en buvant uncoup… Autant d’occasions depousser les murs de sonappartement et de se rencontrer. Larue devient maison ouverte. Maisces pratiques récréatives choisies nedoivent pas masquer les situationssubies où la rue est le seul espacepossible où habiter. Des cartons,parfois une tente, un duvet, unréchaud, la promiscuité et lagalère… la rue investie par nécessitéest aussi une prison.
L.V
page 18 | Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018
Pour aller plus loin, sur la version en ligne du Pop’Sciences Mag
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Lire : Ememem, street-artiste qui raccommode les rues
Sans doute vous êtes-vous déjàarrêté devant ces chutes de carrelagecolorés comblant un trou dans lebitume du trottoir ou de la rue.Emenem en a fait sa marque defabrique. Il nous parle de cetteactivité poétique et artistique quiinterroge le passant.
Lire : Incroyables comestibles. Nathalie cultive
un potager de rue
Membre des Incroyablescomestibles, Nathalie présentel’action de ce mouvement citoyenqui met à la disposition de tous desbacs où chacun peut cultiver desplantes comestibles.
Regarder : CAL. La customisation de la ville à la
portée de tous
Les démarches de détournement del’urbain sont poursuives par de trèsnombreux artistes qui insèrent leursœuvres dans l’environnement. Ainsiles fleurs que CAL colle et intègre àla végétation réelle produisent uneréalité augmentée de la ville !Interview.
Regarder : Faites-les-parler. La rue redevient une agora
La rue est traditionnellement un lieud’expression et de contestation. Parexemple, des habitants ou despassants s’échangent des messages,passent des annonces, sur une porte,un mur. Les artistes s’exprimenteux-aussi dans la rue. Certains,comme Faites-les parler, nousinvitent à contribuer à une œuvrecollaborative autour despersonnalités médiatiques oupolitiques. Interview
Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018 | page 19
TRAVAIL
page 20 | Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018
Qu’on les appelle tiers-lieux, espacesde coworking, fab labs ou livinglabs, en moins de dix ans, lesespaces de travail collaboratifs ontconnu un développement fulgurant.Dans le rapport qu’il vient deremettre au gouvernement, PatrickLevy-Waitz, président de lafondation Travailler autrement, en adénombré près de 1 800 : c’est troisfois plus qu’attendu ! Au-delà de lavariété de leurs dénominations etdes réalités qu’ils recouvrent, cesespaces ont un point commun : ilscherchent à inventer de nouvellesfaçons de travailler. Créés par etpour des entrepreneurs, ilsvalorisent la collaboration,l’expérimentation et la mixité.Conçus à l’origine comme desalternatives au cadre classique desentreprises, ils intéressent de plus enplus ces mêmes entreprises qui yvoient une source d’inspiration pourrendre leur organisation plusmotivante et plus innovante.
Des espaces conçus pourfavoriser les interactions etles possibilités decollaboration
L’émergence de cette nouvelleréalité socio-économique n’a pasmanqué de susciter l’intérêt dumonde universitaire. Plusieursenseignants-chercheurs ontcommencé à mener des études pouranalyser les caractéristiques de ce
phénomène protéiforme. Parmi eux,Julie Fabbri, professeure assistanteen management de l’innovation àl’EMLyon Business School. Voilàplusieurs années qu’elle essaie decomprendre la manière dont cesespaces collaboratifs peuventsoutenir le développement desentreprises qu’ils accueillent. Danssa thèse, elle s’est intéressée enparticulier aux processusd’innovation ouverte etd’apprentissage collectif à l’œuvredans les espaces de coworking. Audépart, constate-t-elle, « ces lieuxréunissent des organisations qui n’ont apriori ni intérêt ni volonté de collaborer. Ilsviennent simplement profiter de ressourcespartagées pour mener leur activité propre. »Ces ressources, ce sont un bureau,un accès wifi haut-débit, des sallesde réunion, etc. « Or, peu à peu, on voitles interactions se multiplier et donner lieuéventuellement à de la collaboration. »Cela se manifeste, par exemple, sousla forme d’échanges decompétences, de formation entrepairs, d’organisation d’événements,voire de business commun. A quoicela est-il dû ? s’est demandé JulieFabbri.
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Interview : « L’espace n’est
pas neutre, il doit être considéré comme un
potentiel ».
Julie Fabbri (EMLyon Business School).
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La première chose qui frappelorsqu’on entre dans un espace decoworking, c’est qu’on ne retrouvepas la configuration habituelle d’unlieu de travail. On remarqueégalement des objets qui font partiede l’univers de la maison : canapés,poufs, cuisine, consoles de jeux…Rien de plus normal, ces espacesempruntent au concept de « tiers-lieu », popularisé par le sociologueRay Oldenburg (The Great GoodPlace, 1989) : lieu de socialisation quin’est ni le lieu de résidence ni le lieude travail. Alors, suffit-il d’installerdes canapés dans les bureaux pourmieux travailler ? Bien sûr que non,mais la configuration des lieuxinfluence notre manière de travailler.« L’espace n’est pas neutre, rappelleJulie Fabbri. Il est plus qu’une simpledonnée de notre environnement. Il doitplutôt être considéré comme un potentiel,un réservoir et pas seulement comme unoutil de contrôle oud’instrumentalisation. » Le fait deplacer la cuisine au centre del’espace de coworking ou d’installerles coworkers autour de grandestables favorise ainsi les interactionset les possibilités de collaboration.
Comment les espaces de
coworking modifient notre
façon de travailler Au cœur des villes, de nouveaux espaces de travail voient le jour. Dans un cadre
convivial, à mi-chemin entre l’open-space et le salon d’appartement, ils valorisent
la collaboration, l’expérimentation et la mixité des profils. Ils constituent aussi
des laboratoires pour les chercheurs qui s’intéressent à l’organisation du travail.
Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018 | page 21
Agir sur l’environnementpour provoquer del’intelligence collective
Ces aménagements sont aussiconçus pour favoriser la créativitédes membres en les installant dansun cadre à la fois rassurant etstimulant sur le plan cognitif. C’estprécisément à cette dimension ques’intéresse Jean-Louis Magakian,professeur en stratégie etorganisation à l’EMLyon BusinessSchool. Comment organiserl’intelligence collective ? Avant derépondre à cette question, Jean-Louis Magakian propose de faire untour par la philosophie. « Nous,Français, sommes passablement influencéspar le cartésianisme : “ Je pense, donc jesuis. ” Tout se passe dans notre tête. Or,nos activités cognitives ne dépendent passeulement du cerveau, comme l’a rappelé leneuropsychologue Antonio Damasio, qui, àla suite de Spinoza, a réaffirmé laprimauté du corps et des émotions dans laformation de l’esprit. » Les philosophesde l’esprit actuels vont même plusloin : ils considèrent que les activitéscognitives s’étendent aux « objets »qui entourent le sujet (courant de« l’externalisme cognitif »). Nouspensons par le biais des objets denotre quotidien : smartphones,notes, images, mais aussi situations,personnes ou mots. Bref, tout ce quecontient notre « sphère cognitive.« Ce n’est pas notre cerveau seul qui pense,mais la totalité de cette sphère cognitive quiréalise, ouvre et réduit nos capacitésmentales. » En agissant sur ces objets,il est donc possible d’influencer lespratiques de pensée.
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Interview : « Aujourd’hui, l’enjeu est d’organiser des
pratiques collectives de pensée dans les organisations. »
Jean-Louis Magakian (EMLyonBusiness School).
Si au XXe siècle, les espaces detravail étaient configurés en fonctiondes tâches à accomplir, ils sontaujourd’hui davantage conçus pourgénérer de l’intelligence, del’innovation, de la créativité. « L’enjeuest de provoquer la pensée, résume Jean-Louis Magakian. A la manière de ce quivous arrive lorsque vous trouvez fermée laporte de la pièce de laquelle vous voulezsortir. Aussitôt questions, hypothèses,solutions vont se bousculer dans votre espriten vue de réaliser votre souhait : sortir de lapièce. » C’est ce qu’empiriquementont compris les créateurs desespaces de travail collaboratifs encassant les codes de travailhabituels : spatiaux, hiérarchiques oude métiers. Ainsi dans les fab labs,ces « usines collaboratives », on peutdonner forme à ses idées comme àYou Factory Lyon), qui met desmachines et des compétences à ladisposition de ceux qui veulentréaliser des prototypes. Citonségalement les living labs, lieuxd’expérimentation pour imaginer lesservices de demain, comme LeTubà, toujours à Lyon, qui met ainsien relation usagers, startups etentreprises afin qu’ils dessinentensemble les contours de la SmartCity. Ces lieux pionniers ontdéveloppé de vrais savoir-faire dansle domaine de l’innovation. AuTuba, Martin Cahen est « designerde services ». Sa mission : réunir lesbonnes parties prenantes et leurproposer un parcours qui va générerde la créativité. « Nous avons mis aupoint une méthodologie qui aide lesparticipants à sortir de leur cadre de penséehabituel, résume-t-il. Notamment enutilisant l’intelligence collective. »
Le succès d’un espace decoworking dépend surtout dela qualité de son animation
Concrètement, comment faut-ilagencer l’espace de travail pourfavoriser la créativité et l’innovation? « Il n’y a pas de configurations types,prévient Julie Fabbri. Ce qui importe,c’est la multiplicité des espaces. » Pourappuyer son raisonnement, ellereprend la typologie établie par E. T.Hall, un anthropologue américain
des années 1960, qui distingueespaces fixes, semi-fixes et non fixes.Les espaces fixes étant ceux définispar les murs ; les semi-fixes, par lesmeubles ; les non fixes, par larégulation sociale. Les plateaux decoworking sont caractérisés parl’importance des espaces semi- etnon fixes. Les premierscorrespondent à des zones que lesutilisateurs peuvent s’approprier enfonction de leurs besoins : espacespouvant accueillir des réunions, descours, des ateliers, des conférencessuivant les heures de la journée. Lesseconds dépendent de la manièredont les utilisateurs occupentl’espace, s’installent les uns parrapport aux autres, entrent enrelation pendant les moments deconvivialité (café, repas…),participent ou non aux activitésproposées par la structure, etc. Cesespaces sont généralement réguléspar une charte ou un règlementintérieur qui permettent de faireperdurer le « collectif », comme ondit dans le rugby.
C’est là où intervient un élémentessentiel des espaces de coworking :la gouvernance. Flairant le bon filon,certains centres d’affaires ont relookéleurs bureaux pour les rendre plusconviviaux sans pour autantparvenir à recréer la dynamiqueparticulière qui règne dans cesespaces. « Plus que l’aménagement, plusque la technologie, ce qui assure le succès etla pérennité d’un espace de coworking, c’estl’animation du lieu », assure PhilippeGuelpa-Bonaro, de La Cordée. Dansce réseau de coworking né à Lyon en2011, la tâche revient au « couteausuisse », personne qui, comme sonnom l’indique, doit être fortementpolyvalente. « C’est lui qui crée du lienentre les membres, donne le rythme desjournées, insuffle un état d’esprit positif etbienveillant », témoigne PhilippeGuelpa-Bonaro, qui a lui-mêmeassuré cette mission avant de devenirresponsable du bureau d’études duréseau (voir son interview dans les bonus).C’est ainsi que se construit peu àpeu une communauté solidaire,créative, résiliente où se développentdes liens de collaboration.
page 22 | Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018
Une diversité qui encouragel’apprentissage par les pairs
Un autre trait caractéristique de cesespaces tient à la diversité desprofils et des compétences réunis enun même lieu. Cette mixité favorisede nouvelles façons d’apprendre etde se former. Un phénomèneauquel s’intéresse particulièrementDavid Vallat, enseignant-chercheuren management et en économie àl’Université Claude Bernard Lyon 1.« Les espaces de travail collaboratifspermettent d’expérimenter unapprentissage par les pairs, observe-t-il.Il n’y a plus d’un côté l’enseignant qui saitet l’étudiant qui ne sait pas, mais deségaux qui essaient d’élaborer ensemble denouvelles connaissances. » En outre, cetapprentissage est le plus souventorienté vers la réalisation : il s’agitd’apprendre pour faire. « Dans cesespaces, les participants sont invités àentrer dans une démarche de recherche,d’expérimentation, incluant la possibilitéde se tromper, note David Vallat. C’estcomme ça qu’on apprend le mieux ! » Dequoi donner des idées à ceux quiveulent rendre les organisations« apprenantes ».
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Interview : « On n’a pas trouvé mieux que
l’apprentissage par l’expérimentation. »
David Vallat (Université Claude Bernard Lyon 1).
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On comprend pourquoil’expérience accumulée depuisbientôt dix ans par les espacescollaboratifs intéresse nonseulement les entreprises, mais aussiles pouvoirs publics et lescollectivités territoriales qui voienten eux un moyen de trouver dessolutions inédites pour revitalisercertains territoires. L’État a promisd’apporter 60 millions d’euros dansune politique publique
d’aménagement de tels espaces. Unsigne que le mouvement est parvenuà une certaine maturité. Reste àtrouver les modèles économiquesassurant la rentabilité de cesentreprises, encore trop peuprofitables, sans perdre « l’âme » quia fait leur succès.
B.dLF
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Interview : « Dans un espace de coworking, on cherche à faire tomber les cloisons, au sens propre comme au sens
figuré. »
Une interview de Philippe Guelpa-Bonaro (La Cordée).
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Le RGCS, un lieu de réflexion
et d’expérimentation
Julie Fabbri, David Vallat et
Jean-Louis Magakian sont tous
trois membres du Groupe de
recherche sur les espaces
collaboratifs (RGCS). Ce réseau
international, implanté dans une
quinzaine de villes d’Europe,
d’Amérique du Nord et d’Asie,
rassemble des chercheurs, des
praticiens et des activistes. Il se
veut à la fois un lieu de réflexion
et d’expérimentation de
nouvelles méthodes de travail et
de production des
connaissances. Il publie
régulièrement articles, notes de
recherche et livres blancs et
organise des événements locaux
et internationaux.
Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018 | page 23
URBANISME
page 24 | Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018
Les crises successives des modèlesurbains et économiques de laseconde moitié du XXe siècle ontoccasionné le délaissement denombreux espaces dans nos villes.Ces hangars, ces docks à l’abandon,ces terrains vagues et autres usinesdésaffectées ne sont aujourd’huiplus seulement investis – licitementou non – comme des espaces derefuge, de création ou d’échange pardes squatteurs ou des artistes.Désormais, la rouille et les murstagués suscitent la convoitised’autres acteurs qui désirent enrichirl’occupation de ces friches d’unefinalité « productive ».
L’urbanisme transitoire, àcontre-pied du squat
Les squats, ces espaces videsoccupés sans autorisation nirétribution, sont de deux naturesselon Florence Bouillon : « D’uncôté, les squats d’habitation, adoptéspar nécessité et révélateurs d’un“problème social” ; de l’autre, lessquats d’activités, adoptés parconviction et vécus comme moyend’émancipation. » Certains projetsd’occupation transitoire de lieux seréfèrent à cette seconde acception ets’affichent comme la variation« légale et consentie » du squat. S’ilsse revendiquent comme des héritiersde ce mouvement, c’est parce qu’ilsen retiennent la dimensiond’autogestion ainsi que l’objectif desatisfaire des besoins qui ne le sontpas ailleurs. Inspirées du squat ounon, les installations temporairesdans la ville se multiplient. À tel
point que le phénomène s’estinstitutionnalisé sous ladénomination d’« urbanismetransitoire ». Il s’agit de laconcession temporaire d’un lieu parleur propriétaire (souvent unecollectivité publique) dans le butd’optimiser économiquement,socialement ou culturellement cetespace avant qu’il ne soit détruit ourénové.
Qu’ils s’affirment ou non commesuccesseurs des squatteurs ou desfriches artistiques, les projetsd’urbanisme transitoire proposenttous une approche bottom-up (du basvers le haut) qui veut réactiver ledynamisme d’un quartier, au moinstemporairement, par despropositions événementielles,sociales économiques ou culturelles.
Faire briller la poussière !
La récente acquisition par un grouped’investisseurs privés d’une anciennecimenterie à Albigny-sur-Saône,dans la périphérie lyonnaise, illustrecette volonté naissante de revitaliserdes lieux vacants, tout en faisantvaloir des projets économiquement« gagnants-gagnants ». Darwin, B17,Ile de Nantes… Tous ces projetss’attachent à conserver les codes etsymboles de leurs utilisationspassées. Reste à comprendre sil’objectif est uniquementpatrimonial ou s’il s’agit de seréapproprier certains codes ditstransgressifs et de disneylandiser lesquat. Jacques Chalvin, investisseurdu projet Ma Cimenterie, s’endéfend. Jusque très récemment
squattée, l’ancienne usinealbignolaise est une superpositionunique de deux époques, de deuxunivers extrêmement différents,mais qui se combinent avecpanache. D’abord, se dressent lesimpressionnantes bâtisses, raresvestiges industriels du début dusiècle dernier dans la région.Ensuite, surgit la pellicule artistiquesur les parois de toute l’usine,témoignage des occupationssuccessives de squatteurs, de sans-abris et d’autres artistes, dans lapoussière du béton vieilli.
Ici, les investisseurs souhaitentcapitaliser sur l’image transgressivedu squat qu’ils souhaitent conserveren quasi-totalité dans le projet final.Pour eux, il s’agit aussi de fairevaloir leur rôle de défenseur dupatrimoine industriel. Une doubleapproche qui n’est pascontradictoire selon eux : ilsassument en effet « viser un largepublic » sensible à ces deux facettes.Leur objectif est de créer un lieu devie unique dans ce secteurpériphérique : il rassemblera desservices de restauration, desprogrammes de création artistique,des événements culturels ouprofessionnels ainsi que des loisirsfestifs. Jacques Chalvin précise quela période précédant la rénovation(prévue d’ici deux ans) sera utiliséepour faire vivre le lieu, mais surtoutpour rentabiliser et amortir unepartie des frais liés aux travaux.L’éphémère se construit un businessmodel !
Friches : des projets
économiques éphémères Les lieux à revitaliser et l’urbanisme transitoire apparaissent de plus en plus
intéressants pour des investisseurs, des collectivités, des bailleurs et des collectifs,
qui y décèlent de nouvelles opportunités économiques.
Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018 | page 25
Rentabiliser les occupationstemporaires
Le « réemploi » dans laconstruction, l’aménagement et lareconstruction des villes n’est pasun phénomène nouveau. Leshistoriens et les architectes leconnaissent bien. Ils utilisent leterme latin de spolia pour désignerdes pièces artistiques ouarchitecturales de monumentshistoriques issues de bâtiments quileurs sont antérieurs. Aujourd’hui,c’est autant pour des raisonsfinancières qu’environnementalesque les pratiques du réemploi desmatériaux bâtiments, chutes,mobilier ancien…) sont remises augoût du jour dans les projetsd’urbanisme transitoire.
En outre, le business model del’éphémère est important dans cette
période intermédiaire entrel’acquisition du lieu etl’aboutissement du projet.S’étendant parfois sur plusieursannées, cet entre-deux impermanentétait généralement synonyme degouffre financier. Avec le cadrelégal, normé et innovant del’urbanisme transitoire, lescollectivités, les bailleurs, lespropriétaires et les porteurs deprojets ont trouvé une solution derentabilisation à ces lieux vacants.En effet, il n’y a plus besoin degardiennage permanent, lepatrimoine industriel est préservé etrénové, et les projets d’occupationtemporaire ne participent pasuniquement au partage de lafabrique urbaine et au maintien dutissu social du quartier. Ilsconcourent également àl’optimisation du foncier et à
la financiarisation d’une partie duprojet d’aménagement final du lieu.
S.B
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Interview : Opportunités et limites de l’urbanisme
transitoire. Michel Lussault, géographe,professeur de l’Université de Lyonet Directeur de l’École Urbaine deLyon revient sur ce phénomène, sonhistoire et sa récente expansion aucœur de nos territoires.
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Globalement, la non-permanence s'accompagne d'une réflexion sur la volonté d'inventer d'autres
types d’espaces de vie et de nouvelles manières de revitaliser un quartier
Hors des centres-villes, cette forme investissement de lieux délaissés peut représenter une
opportunité de développement territorial inédite.Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018 | page 27
De nombreux modèles d'occupation temporaire existent. Si beaucoup ont à voir avec uneéconomie de la débrouille, de plus en plus d'acteurs cherchent à établir des modèles économiquesà ce type d'occupation.
SAVOIRS
page 28 | Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018
Même si les amateurs ont toujoursparticipé au développement denouvelles connaissances, laredéfinition de la frontière entreexpert et non-expert est au cœur despréoccupations de nombreuxorganismes scientifiques. Uneinstitution est particulièrementreprésentative de l’évolution de laplace de l’usager dans sonfonctionnement : le musée. Garantsde la sauvegarde et de lapréservation de la mémoire, lesmusées étaient par excellence leslieux où les savoirs se construisaientà travers la gestion des collections etla production de recherchescientifique à partir de celles-ci.« L’entrée massive des visiteurs dans ceslieux, qui n’était permise qu’à certainscréneaux horaires au XIXe siècle, n’avaitalors pour finalité que d’admirer lesœuvres, rappelle Florence Belaën.Aujourd’hui, le savoir des visiteurs, leursperceptions, émotions, représentations fontpartie des éléments qu’un musée se doitd’exposer. »
S’inspirer de la mutationopérée par les musées
Les possibilités offertes par lenumérique ont bouleversé le rapportexperts/non-experts et réaffirmé laplace centrale du citoyen dansl’institution. « L’affirmation decommunauté d’intérêt, le désir detransparence et d’être témoin des coulissesdu musée, la personnification de la visite :tout ceci a conduit à des expériences devisite. » Les visiteurs ne sont plus de
simples récepteurs car ils s’affirmentcomme des coproducteurs dudiscours et des éléments à exposer.Cette dynamique a abouti, parexemple, à l’intégration detémoignages de visiteurs dans lesécrits des expositions, la réutilisationdes photos personnelles prises dansle musée ou, dans un autre registre,l’animation de communautésd’amateurs d’art sur les réseauxsociaux.
A cet égard, la muséologiecommunautaire des écomusées desannées 60 peut apparaîtreprémonitoire, avec l’idée que ce sontles acteurs d’un territoire qui« patrimonialisent » leur proprehistoire. Où, comme le disait lemuséologue français George HenriRivière, le musée n’a pas desvisiteurs, mais des habitants.Aujourd’hui, “on observe une tendanceoù, grâce au numérique, les musées sepositionnent désormais moins commeexperts descendants, que davantage commemodérateurs de la parole dans l’espacepublic, considérant le savoir desscientifiques autant que celui desamateurs”. Le Rize, centre d’histoirecontemporaine de la ville deVilleurbanne est un exemple oùl’histoire d’une ville n’est passeulement l’affaire de spécialistes,c’est également celle de seshabitants. Leur histoire est “construitenon seulement sur des faits avérés, maiségalement sur un imaginaire et uninconscient collectif.”
« Ouvrir les portes de larecherche scientifique »
Florence Belaën, DirectriceCulture, Sciences et Société del’Université de Lyon
Si l’évolution de l’université resteplus lente, des signaux de cetteentrée des citoyens dans lesmodalités de production de laconnaissance académique sontnotables. Comme le synthétise lerapport de François Houllié, alorsPDG de l’Inra et président del’Alliance nationale de recherchepour l’environnement (AllEnvi), lessciences participatives sont desformes de production deconnaissances scientifiquesauxquelles participent, avec deschercheurs, des acteurs de la sociétécivile, à titre individuel ou collectif,de façon active et délibérée. Cessciences participatives deviennentalors un nouveau champ deproduction des savoirs, aboutissantàdes publications. Il existe plusieursmodalités d’implications descitoyens dans ces protocoles derecherches, allant de la simplecollecte de données, à lacoproduction de l’ensemble duprotocole de recherche.
Ouvrir les portes de
l’Université aux citoyens Et si les institutions productrices de savoirs comme l’université ou les laboratoires
de recherche s’inspiraient de la démarche des musées qui ont fait du visiteur un
acteur à part entière de leur activité ? Directrice Culture, Sciences et Société de
l’Université de Lyon, Florence Belaën encourage l’émergence d’une recherche
plus participative.
Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018 | page 29
La Myne, ici présentée est encore unautre modèle où ce sont deschercheurs sans arrimageinstitutionnel qui décident de faire dela recherche selon un modecollaboratif. Ils se présentent comme« un tiers-lieu open-source des transitions ouencore espace de liberté et d’expérimentationlibre, en bref, un laboratoire citoyen ouvert ».Leur objectif est de combinerplusieurs approches coopératives, au
service du développement d’unentrepreneuriat dit« communautaire ». Pour ce faire, lesmembres du hackerspace s’appuient surun espace ouvert qui facilite larencontre et le partage. Ilsdéveloppent également une approchedite de « recherche-action » qui pousseà investiguer des questions complexeset à y répondre par l’expérimentationou le prototypage.
Enfin, la Myne croit à la vertu del’émancipation de ses membres, parl’action et par la création d’unpatrimoine commun d’informations etde savoirs.
« La MYNE est un laboratoire derecherche pour les citoyen.ne.s quiexpérimentent le futur, un Tier(s)-Lieu(x) par les Communs. »
Développer les “Boutiquesdes sciences”
“Les universités anglo-saxonnescommencent à voir en ces nouvelles formesde recherche une possibilité d’obtenir de lapart de la société civile une augmentationdes moyens de collecter de la donnée et unecapacité d’ancrer leurs objets de recherchedans des enjeux sociétaux”. L’Universitéde Lyon se distingue par la gestiond’une Boutique des sciences depuis2013, dispositif de rechercheparticipative inspiré du modèle scienceshop issu des universitésnéerlandaises (Wageningen etGröningen). “L’idée est de répondre àune demande exprimée par un collectif decitoyens au moyen de travaux d’étudiants,soit en stage, soit en projet de classe ou soiten séance d’idéation”. Ce genre dedispositif (voir le photoreportage ci-après) où les citoyens sont nonseulement à l’origine de la question,mais également parties prenantesdans le processus de recherche enparticipant de la collecte de donnéesà l’interprétation des résultats,offrent plusieurs intérêts àl’institution : “Déjà les demandes
sociales révèlent une société qui bouge, quise cherche dans ces nouveaux lieux ouengagements citoyens. Et bien plus encore,les questions émanant de la société serévèlent complexes et appellent des réponsespluridisciplinaires, ce qui peut bousculer lessilos de l’organisation de la recherche”. Cetype de projet permet également deredonner la place aux universitairesdans des débats publics engagéscomme la gestion des déchets, ladésertification médicale oul’abandon de ligne ferroviaire.
Le positionnement du chercheurs’en trouve bousculé, étant pressépar le monde associatif d’apporterdes réponses concrètes et parfoistranchées. Les sujets de rechercheimpulsés, par exemple dans laBoutique des sciences, montrent“tout le bénéfice d’une société civile active,qui perturbe parfois et rappelle égalementqu’une recherche n’a pas seulement pourobjectif de répondre à des critères normatifsacadémiques. Elle doit aussi restersocialement construite.”
L’université a tout intérêt à sepositionner, à l’instar des musées,
comme un espace forum où lessavoirs d’usage, d’expériences, lesémotions et les représentations ontleur place aux côtés de savoirsacadémiques. Au dire même deFlorence Belaën, “l’heure est venued’une université 2.0 !”
S.B ; F.B
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Interview : Recherche scientifique participative.
Quelle place aux citoyens ?
Nous avons interrogé OlivierLeclerc, chercheur en droit auCentre de Recherche Critique sur leDroit et membre du comitéscientifique de la Boutique dessciences de l’Université de Lyon,pour nous éclairer sur lesopportunités qu’ont les laboratoiresà davantage ouvrir leurs portes.
page 30 | Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018
Pour mener leur recherche, les étudiants Boutique des sciences effectuent leur stage au sein desassociations partenaires. Ensemble, ils construisent des connaissances utiles pour la sociétéd’aujourd’hui et de demain. En collaboration avec l’association Biodynamicaval, la Boutique dessciences s’interroge sur les effets de la thérapie équestre à travers une étude transdisciplinairemenée conjointement par une sociologue et une vétérinaire.
Lutte contre la prolifération d’une plante invasive aux abords de la base de loisirs de l’îleChambod. La Boutique des sciences apporte une réponse scientifique à une problématiquerencontrée par une association environnementale implantée dans les Gorges de l’Ain.
Pop'Sciences Mag n°2 | Juin 2018 | page 31
L’utopie fait irruption dans lalittérature en 1516 sous la plume deThomas More. Il dresse alors leportrait d’une cité idéale sans lienavec la réalité. L’auteur rappelle quela ville que nous habitons n’estjamais assez satisfaisante et qu’enrêvant une société utopique, nousnous interrogeons sur ce quiconstitue le socle commun descitoyens et de leurs représentants.
Le récit de voyage de l’auteuranglais s’inscrit dans le couranthumaniste et propose uneillustration de la société idéale rêvéepar Platon dans La République : unecité qui privilégie d’abord l’intérêtdu bien commun. Vers quel idéal laville de demain doit-elle tendre ?Loin de vouloir clore le débat, cenuméro de Pop’Sciences Magambitionne a minima de l’éclairer.
C’est pourquoi cet homme très sage [Platon] a prévuqu’il n’existe qu’une seule et unique voie en vue du salut publicque si l’égalité des choses est déclaréeje n’ignore pas que cette voie ne puisse être suiviequand les biens sont la propriété de chacun.
(Thomas More – L’Utopie)
En matière d’utopie, le« mieux » est toujours un« ailleurs »
Parce qu’elle permet la rencontreentre la littérature, la philosophie etla pensée politique, les philosophesdes Lumières ont beaucoup eurecours à l’utopie dans leurs écritspour poser les bases d’un nouvelidéal politique et social. Del’Eldorado de Voltaire à la NouvelleAtlantide de Francis Bacon, l’époqueimagine et esquisse ces lieuxirréalistes où il fait meilleur vivre.Parfois sans description précise : lemotif même du voyage vers cette« utopie » est prétexte à uneréflexion sur le changement social.En la matière, le « mieux » esttoujours un « ailleurs ». Pourtant« l’utopie » porte un double sens :dans le langage commun, elle estsynonyme de chimère, de projetirréalisable ; la philosophie politiquelui prête quant à elle la significationde « description concrète del’organisation d’une société idéale ».
La cité rêvée du Wakanda
Pour construire l’utopie modernedu vivre-ensemble dans une villeapaisée, nous pouvons user de deuxapproches philosophiques. Soit,comme dans le cas de More, ellesera une critique de la société réelleet posera les limites souhaitables auprogrès (Kant). Soit, cette utopietendra à décrire un idéal régulateurvers lequel tendre, une « utopie
pratique » qui propose un projettechniquement réalisable. LorsqueStan Lee, le regretté scénariste de« Black-Panther », a esquissé la citéidéale du Wakanda dans un descomic-book dédié au héros BlackPanther, il a usé de la premièreapproche. Cette nation est unespace-temps replié sur lui-même,sans ouverture sur l’extérieur etisolationniste. Ce renfermementnourrit le sentiment de protection etde bon vivre-ensemble de sapopulation. Cette utopie tire decette condition l’essence même desa continuité et de sa pérennisation.Pourtant, ce modèle qui n’est pas àsuivre, selon le scénariste, serarapidement confronté au dilemmede l’ouverture des frontières face àla crise migratoire globale qui sévitailleurs. « Face à une crise, le sageconstruit des ponts, l’idiot érige desmurs, conclut le film éponyme sortien 2017. La concrétisation la plusmoderne d’une ville nouvelleutopique, dans le sens où elle est lefruit d’un « rêve » de quelques« monarques », est très certainementDubaï. Concrétisation contestéed’un idéal que l’historien américainMike Davis a décrit comme le « fruitde la rencontre improbable d’Albert Speer(architecte du IIIe Reich) et de WaltDisney sur les rives d’Arabie ».
La quête de la cité idéale estsans fin.
M.B ; S.B
La cité idéale. Une utopie
qui traverse l'histoire De La République de Platon à L’Utopie de Thomas More, de L’Eldorado de
Voltaire à La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, du royaume imaginaire du
Wakanda à la ville futuriste de Dubaï, la quête de la cité idéale parcourt l’histoire
de la philosophie et de la fiction.
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