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RÉSULTATS DE L'ACTION DES HOMMES, MAIS NON DE LEURS DESSEINS (1) Friedrich A. von HAYEK, Fribourg (Breisgau) La croyance en la supériorité de la prévision et de l'action concertée sur les forces spontanées de la Société n'apparaît clairement dans la pensée européenne qu'avec le système de construction rationaliste de Descartes. Elle a pourtant des origines plus lointaines dans une dichotomie inexacte, héritée des anciens Grecs; elle reste encore le plus grand obstacle à une bonne compréhension des tâches distinctes de la théorie et de la politique sociales. C'est la fausse distinction entre les phénomènes, qui dit les uns « naturels» et les autres « artifi- ciels » (2). Au cinquième siècle avant Jésus-Christ les sophistes s'étaient déjà attaqués au problème et le posèrent comme la fausse alternative répartissant les institutions et les pratiques selon qu'elles sont imputables à la nature (<puGer.) ou à la convention (voflw) ; adop- tée par Aristote, cette division devint partie intégrante de la pensée européenne. Il y a une erreur grave, cependant, car les termes employés per- mettent d'inclure un groupe de phénomènes important et distinct dans l'un ou l'autre des deux termes, selon que l'on adopte l'une ou l'autre des deux définitions qui n'ont jamais été explicitement dis- tinguées et sont, aujourd'hui, constamment confondues. Les termes en question pourraient servir à définir soit un contraste entre ce qui est indépendant de l'action humaine et ce qui en est le résultat, soit une opposition entre ce qui est intervenu sans le vouloir de l'homme et ce qui en découle. Cette amphibologie a permis de classer toutes les institutions qu'Adam Fergusonavaitisolées, au cours du XVIIIe siècle, en les considérant comme dues à l'action de l'homme mais point à son propos délihéré, soit parmi les institutions naturelles soit parmi (1) Traduit de l'anglais. Titre original: « The Results of Ruman Action but not of Human Design. » Adam FERGUSON, An Essay on the History of Civil Society, Londres, 1776, p. 187: ;( Les Nations reposent sur des fondations qui sont, à la vérité, le résultat de l'action des hommes, mais non le résultat d'un dessein humain.» FERGUSON fait référence à un texte des Mémoires du Cardinal de Retz, probablement à une citation (Paris, 1820, tome II, p. 497) de la déclaration faite par le Président Bellievre selon le,qu,el Cromwell aurait dit que « on ne montait jamais si haut que quand on ne sait ou 1 on va)J. (2) Cf. F. HEINIMANN, Nonws and Physis, Bâle, 1945.

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RÉSULTATS DE L'ACTION DES HOMMES,MAIS NON DE LEURS DESSEINS (1)

Friedrich A. von HAYEK, Fribourg (Breisgau)

La croyance en la supériorité de la prévision et de l'action concertéesur les forces spontanées de la Société n'apparaît clairement dans lapensée européenne qu'avec le système de construction rationalistede Descartes. Elle a pourtant des origines plus lointaines dans unedichotomie inexacte, héritée des anciens Grecs; elle reste encore leplus grand obstacle à une bonne compréhension des tâches distinctesde la théorie et de la politique sociales. C'est la fausse distinctionentre les phénomènes, qui dit les uns « naturels» et les autres « artifi­ciels » (2). Au cinquième siècle avant Jésus-Christ les sophistess'étaient déjà attaqués au problème et le posèrent comme la faussealternative répartissant les institutions et les pratiques selon qu'ellessont imputables à la nature (<puGer.) ou à la convention (voflw) ; adop­tée par Aristote, cette division devint partie intégrante de la penséeeuropéenne.

Il y a là une erreur grave, cependant, car les termes employés per-mettent d'inclure un groupe de phénomènes important et distinctdans l'un ou l'autre des deux termes, selon que l'on adopte l'une oul'autre des deux définitions qui n'ont jamais été explicitement dis­tinguées et sont, aujourd'hui, constamment confondues. Les termesen question pourraient servir à définir soit un contraste entre ce quiest indépendant de l'action humaine et ce qui en est le résultat, soitune opposition entre ce qui est intervenu sans le vouloir de l'hommeet ce qui en découle. Cette amphibologie a permis de classer toutesles institutions qu'Adam Ferguson avait isolées, au cours du XVIIIe siècle,en les considérant comme dues à l'action de l'homme mais point àson propos délihéré, soit parmi les institutions naturelles soit parmi

(1) Traduit de l'anglais. Titre original: « The Results of Ruman Action but not ofHuman Design. »

Adam FERGUSON, An Essay on the History of Civil Society, Londres, 1776, p. 187:;( Les Nations reposent sur des fondations qui sont, à la vérité, le résultat de l'actiondes hommes, mais non le résultat d'un dessein humain.» FERGUSON fait référence àun texte des Mémoires du Cardinal de Retz, probablement à une citation(Paris, 1820, tome II, p. 497) de la déclaration faite par le Président Bellievre selonle,qu,el Cromwell aurait dit que « on ne montait jamais si haut que quand on ne saitou 1 on va)J.(2) Cf. F. HEINIMANN, Nonws and Physis, Bâle, 1945.

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celles résultant de conventions, selon que l'on adoptait l'une oul'autre des définitions. La plupart des auteurs apparaît, cependant,avoir été à peine au courant de leur existence.

Ni les Grecs du cinquième siècle avant J ésus-Christ, ni leurs suc­cesseurs au cours des deux mille ans qui suivirent, ne bâtirent unethéorie sociale systématique traitant explicitement ces conséquencesinvolontaires de l'action humaine ou rendant compte de la manière dontun ordre ou une règle pouvait découler d'actions auxquelles les pro­tagonistes n'avaient pas donné de sens à cet égard. En conséquence,il n'apparût jamais clairement qu'il fallait une division tripartieinsérant entre les phénomènes artificiels ou conventionnels (1), ausens de produits de la volonté de l'homme, une catégorie intermé­diaire distincte comprenant les modèles et les règles non intention­nels dont nous découvrons l'existence dans la société et que la socio­logie a pour tâche d'expliquer. Pourtant, nous manquons toujoursd'un terme d'acceptation générale servant à décrire cette catégoriede phénomènes; pour éviter d'entretenir l'équivoque, il conviendraitd'en adopter un d'urgence. Malheureusement, le terme qui apparaîtévident et devrait servir à cet effet, à savoir « social », en est venu,par un curieux enchaînement, à signifier presque le contraire de celuidont nous avons besoin: résultat d'une personnification de la société,se refusant à reconnaître en elle un ordre spontané, le mot social agénéralement fini par définir les buts d'une action concertée. Quantau néologisme « sociétal » que certains sociologues, conscients de ladifficulté, ont tenté d'introduire, il apparaît trop dénué d'avenir poursatisfaire l'immédiate nécessité (2).

Il est important, cependant, de se rappeler que jusqu'à l'apparitionde la sociologie moderne au cours du XVIIIe siècle, le seul moyen d'ac­ceptation générale permettant d'exprimer le fait que certaines rela­tions régulières observées dans les affaires humaines ne provenaientpas d'une action concertée, était de dire qu'elles étaient « naturelles ».Et, à la vérité, jusqu'à la ré-interprétation rationaliste de la loi denature au cours du XVIIe siècle, le terme « naturel» servait à décrireun ordre ou des rapports réguliers n'ayant pas leur origine dans lavolonté de l'homme. C'était avec le mot « organisme» l'un des deuxtermes généralement acceptés pour désigner le produit d'une crois­sance spontanée par opposition au voulu ou à l'inventé. Son utilisa­tion dans cette acceptation constitue un héritage du stoïcisme res­suscité au cours du XIIe siècle (3) ; c'est finalement son propre dra-

(1) L'ambiguïté du terme « conventionnel », qui peut avoir trait soit à des accordsexplicites soit à des pratiques habituelles et à leurs résulats, a contribué à augmenterla confusion.(2) Voir F. Stuart CHAPIN, Cultural Change, New York, 1928 et M. MANDELBAUM,« 80cietal Facts »dans Theories of History, ouvrage oublié sous la direction de PatrickGARDINEX, Londres, 1959. Le terme « culturel» que les anthropo-sociologues ontadopté dans leur vocabulaire technique pour décrire ces phénomènes est d'un usagedifficilement généralisable, du fait que beaucoup de personnes hésiteraient à rangerle cannibalisme parmi les institutions « culturelles ».(3) Voir en particulier le compte rendu de Sten GAGNER, Studien zur Ideengeschichteder Gesetzgebung, Uppsala, 1960, p. 225-240, sur Guillaume de Conches, et en

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peau que les anciens maîtres espagnols choisirent pour développerles fondations d'une théorie originale de la genèse et du fonctionnementdes institutions sociales de création spontanée (1).

C'es't en se demandant comment les choses auraient tourné si desactes délibérés du pouvoir législatif n'étaient pas intervenus que l'on afait successivement apparaître tous les problèmes de la sociologie etsurtout de l'économie. Au cours du XVIIe siècle, cependant, cetteancienne tradition de la loi naturelle fut submergée par une autre, trèsdifférente; il s'agit d'une vue qui, dans l'esprit du rationalismeconstructiviste naissant, donnait au mot « naturel» le sens de produitde la raison (2). C'est finalement pour réagir contre ce rationalismecartésien que les moralistes britanniques du XVIIIe siècle se fondantautant sur la théorie du droit commun que sur celle de la loi naturelle,considérée comme une théorie sociale faisant des résultats non concertésde l'activité, humaine son objet central, furent: à même, en particu­lier, d'exprimer une théorie complète de l'équilibre spontané dumarché.

C'est incontestablement à Bernard Mandeville (3) que l'on doitattribuer la plus grande part de cette réaction « antirationaliste ».La mise au point complète en revient toutefois à David Hume (4),Josiah Tucker, Adam Ferguson et Adam Smith. Le ridicule déplacéjeté sur une expression de ce dernier, « la main invisible », par laquelle« l'homme est conduit à promouvoir une fin qui n'entre pas dans son

particulier le passage ci té p. 231 : (c Et est positiva que est ab hominibus in­venta... Naturalis vero que non est homine inventa. »(1) Voir en particulier Luis MOLINA, De justitia et de jure, Cologne, 1596-1600,tome II, disp. 347, nO 3, où l'auteur dit du prix naturel que « naturale dicitur, quoniamet ipsis rebus, seclusa quacumque humana lege ec decreto consurgit, dependetertamen a multiis circumstantiis, quibus variatur, atque ab hominum affectu, acaestimatione, comparatione diversum usum, interdum pro solo hominum benepla­cito et arbitrio •.(2) Le changement dans la signification du concept de raison que cette modificationimplique apparaît clairement dans un passage d'une des premières œuvres deJohn LOKE, Essays on the Law of Nature (éd. W. von Leyden, Oxford, 1954, p.11t)dans laquelle il explique que « par le terme raison, je ne pense pas qu'on entendeici la faculté de compréhension qui forme les courants de pensée et établit despreuves par déduction, mais certains principes d'action à partir desquels apparais­sent toutes les vertus et tout ce qui est nécessaire à la bonne formation morale D. Cf.aussi (ibid., p. 1~9) : « Car cette vraie raison n'est que la loi naturelle déjà connue. »(3) L'idée fondamentale est déjà contenue dans de nombreux passages des poèmesde 1705, en particulier :

« The worst of aIl the nlultitudeDid sOInething for the common good. »

~lais le concept porté à sa pleine signification n'apparaît qu'au cours de la secondepartie du commentaire en prose de l'œuvre poétique, vingt ans après The Fable ofthe Bees; voir éd. F. B. RAYE, Oxford, 1924, tonIe II, p. 142, 287-88 et 349-50 etcomparer avec Chiaki NISHIYAMA (The Theory of Self-Lope, An Essay in the Metho­dology of the Social Sciences, thèse de doctorat, Chicago, juin 1960) en particulier pourla relation entre les théories de MANDEVILLE et de MENGER.(~) David HUME, Works, éd. T. H. Green el 'r. H. Grose, tome 1 et II : A Treatiseon Human Nature, tome III et IV: Essays, Moral, Political and Literary, enparticulier tome II, p. 296 : « ••• à l'avantage du peuple bien que les inventeurs n'aientpas poursuivi ce but ») ; aussi tome III, p. 99 : «••• si les vérifications et contrôlesparticuliers prévus par la constitution... ne donnaient aucun intérêt, même auxméchants, d'agir pour le bien général» ; égalelnent tOIne II, p. 289 : c( J'apprends à

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intention» (1), submergea, une fois de plus, cette vue profonde plon­geant dans l'objet même de toute théorie sociologique; ce n'est qu'unsiècle plus tard que Carl Menger réussit enfin à l'exprimer dans uneforme qui maintenant, c'est-à-dire quatre-vingts ans après, parait êtregénéralement admise (2), au moins à l'intérieur du domaine propre àla théorie sociologique.

Il y avait sans doute quelque excuse à la répulsion marquée àl'égard de la formule de Smith; il avait en effet paru considérer commetrop évident que l'ordre spontanément créé fut aussi le meilleurpossible. Son hypothèse implicite selon laquelle l'importante division

rendre service aux autres même sans leur porter d'affection réelle» ; et tome 1l, p.195« toutes ces institutions sont issues avant tout de la nécessité de la société humaine ».

Il est particulièrement intéressant d'observer les difficultés de vocabulaire auxquellesHUME se trouve conduit du fait que, par son opposition aux doctrines juridiques deson temps, il a préféré employer les termes d'« artifice» et d'« artificiel l, ce que lesanciens théoriciens de la loi naturelle désignaient par «naturel J; voir en particuliertome II, p. 258: «Lorsqu'une invention est évidente et absolument nécessaire, on peutà bon droit la dire naturelle comme tout ce qui procède immédiatement de principesoriginaux, sans intervention de la pensée ou de la réflexion. Bien que les règles de lajustice soient artificielles, elles ne sont pas arbitraires. Il n'est pas non plus improprede les appeler Lois de Nature, si par naturel nous entendons ce qui est commun àtoute espèce, ou même si nous en limitons le sens à ce qui est inséparable de l'espèce. »Cf. mon essai sur « The Legal and Political Philosophy of David Hume », Il Politico(Milan), XXVlllf4, 1963.(1) Adam SMITH, An lnquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations(1776), livre IV, chap. II, éd. Cannan, Londres, 1904, tome l, p. 421.(2) Carl MENGER, Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und derPolitischen Oekonomie insbesondere, Leipzig, 1883, p. 182 : « die unbeabsichtigte Resul­tante individueller, d. i. individuellen Interessen verfolgender Bestrebungen derVolksglieder... die unbeabsichtigte sociale Resultante individueller teleologischerFaktoren» (traduction anglaise de cette œuvre de F. J. NocK, Problems of Economiesand 80ciology, Urbana, 1963, p. 158).

La plus récente renaissance de cette conception paraît dater de mon propre article« 8cientism and the Study of Society», Economica, N. S. IX/35, 1942, p. 276 (réim­primé dans The Counter-Revolution of Science, Glencoe (Ill.), 1952, p. 25) : le butdes études sociologiques est « d'expliquer les résultats obtenus, sans volonté nidessein, par les masses ».

Il senlbleavoirétéadoptépar Karl POPPER, «The Povertyof Historicism», Econon~ica,N. S. XI/3, 194~, p. 122 (sous fOrIlle de brochure, Londres, 1957, p. 65), où cet auteurparle « des résultats non recherchés par l'action des hommes» et ajoute dans une noteque « les institutions sociales qui ne sont pas nées d'une volonté peuvent devenirdes conséquences non voulues de l'action rationnelle ». De même dans The OpenSociety and its Enemies, 4e éd., Princeton, 1963, tome II, p. 93, où il mentionne« les sous-produits indirects, imprévus et souvent non désirés de ces actions» (c'est­à-dire « des actions humaines conscientes et intentionnelles »).

(Je ne peux, cependant, pas donner mon accord à la constatation - ibid., p. 323 ­fondée sur une suggestion de Karl POLANYI selon laquelle « c'est MARX qui a, le pre·mier, conçu la théorie sociologique comme l'étude des répercussions sociales nonvoulues de presque toutes nos actions ». L'idée avait déjà été clairement exprimée parAdam FERGUSON et Adam SMITH, pour ne citer que les auteurs dont MARX n'a pumanquer de tirer profit.)

La même conception se trouve aussi (bien que l'auteur ne l'accepte peut-être pas)dans l'œuvre d'Ernest NAGEL, « Problems of Concept and Theory Formation in theSocial Sciences» dans Science, Language and Human Rights, Alnerican PhilosophicalAssociation, Eastern Division, tome l, Philadelphie, 1952, p. 5~, où il dit que « lesphénomènes sociaux ne sont en général pas les résultats recherchés par les actionsdes individus; la tâche maîtresse de la sociologie demeure, néanmoins, l'explicationdes phénomènes tels que les résultats imprévus des ressorts de l'action ».

Une idée semblable, mais non identique, se trouve exposée dans la conception quese fait K. R. MERTON des «Conséquences inattendues d'une action sociale concertée D.

Voir son article « The Unanticipated Consequences of Purposive Social Action »,American Sociological Review, 1936, et son commentaire ultérieur dans Social Theoryand Social Structure, Glencoe (111.), 1957, p. 61-62.

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du travail existant dans une société complexe pour le profit de tous nepouvait avoir pour origine que les forces d'un ordre spontané - etnon une volonté - était, cependant, largement justifiée. En tout cas,ni Smith ni aucun auteur réputé que je connaisse n'â jamais prétenduqu'il ait existé, à l'origine, une harmonie des intérêts hors ces institu­tions produites spontanément par l'évolution sociale. Ce qu'ils soute­naient, et l'un des contemporains de Smith s'est exprimé beaucoupplus clairement que Smith ne le fit jamais, c'est que les institutionssont le produit d'une évolution qui en éliminant les moins efficaces apermis la conciliation d'intérêts divergents. Josiah Tucker ne pré­tendait pas que «le moteur universel de la nature humaine, l'égoïsme»,avait toujours pour effet de promouvoir l'intérêt général par les effortsqu'il appliquait à la poursuite des siens (1), mais simplement que lachose était possible dans ce cas et dans d'autres.

Le point qui, à cet égard, demeura longtemps incompris, bien queCarl Menger, au moins, l'eût parfaitement expliqué, était celui-ci: leproblème de l'origine ou de la formation des institutions sociales etcelui de leur fonctionnement sont essentiellement les mêmes. Lesinstitutions se sont développées d'une certaine façon parce que lacoordination des actions des parties dont elles s'assuraient le concourss'est révélée plus efficace que les autres institutions entrant en concur­rence avec elles et rejetées sous leur pression. La théorie de l'évolutiondes traditions et habitudes qui rendirent possible la création de hiérar­chies spontanées est donc en relation étroite avec celle de l'évolutionde leurs différents types que nous nommons organismes ; elle a en faitfourni les concepts essentiels sur lesquels la seconde a été édifiée (2).

Mais s'il semble que dans la théorie des sciences sociales ces vues sesoient imposées, le droit, autre branche du savoir et de plus grandeinfluence, n'a pas été touché par elles. La philosophie qui domine dansce domaine, le positivisme juridique, s'en tient encore à la vue essen­tiellement anthropomorphique qui considère toutes les règles dejustice comme le produit d'une invention ou d'un dessein délibéréet s'enorgueillit même d'avoir enfin échappé à toute influence de cetteconception « métaphysique » de la loi naturelle dont la rechercheconstitue, nous l'avons vu, la source de toute intelligence théoriquedes phénomènes sociaux. Ceci peut 8'expliquer par le fait que le conceptde la loi naturelle, contre lequel le droit actuel réagit, constituait uneperversion de la conception rationaliste qui faisait de la loi naturelleune construction déduite de la «raison naturelle» plutôt que le résultat

(1) Josiah TUCKER, Elements of Commerce (t756), réimprimé dans Josiah Tucker:A Selection from his Economie and Political Writings, éd. R. L. Schuyler, New York,1931, p. 59. Voir aussi mon Individualism and Economie Order, Londres et Chicago,1948, p. 7.(2) Carl MENGER, op. cite, p. 88 : « Dies genetische Element ist untrennbar von derIdee theoretischer Wissenschaften ».Voir aussi C. NISHIY AMA, op. cit.Il est intéressant de comparer ceci avec la vue profonde tirée de la biologie et soulignéepar von BERTALANFFY, Problems of Life, New York, 1952, p. 13ft:: «Ce que l'on appelledes structures sont des processus de longue durée, les fonctions sont des processusde courte durée. Si nous disons qu'une fonction telle que la contraction d'un muscleest le fait d'une structure, cela signifie qu'un processus à court terme se superposeà une vague lente et de longue durée. J

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spontané d'un processus de croissance dans lequel la justice n'était passoumise à la volonté arbitraire d'un seul mais découlait de la compati­bilité avec un système hérité de règles en grande partie non formulées.La peur de la contamination par ce qui était regardé comme une concep­tion métaphysique a conduit la doctrine juridique vers des fictionsencore moins scientifiques; plus encore, ces fictions auront privé laloi de tout lien avec la notion de justice qui en faisait un instrumentcompréhensible pour établir un ordre spontané.

Cependant, la conception d'ensemble selon laquelle la loi n'est quela volonté du législateur et n'existe que par une articulation préa­lable à la volonté d'un légistateur, est fausse dans les faits en mêmetemps qu'impossible à mettre en pratique. La loi est beaucoup plusancienne que le pouvoir législatif ou même que l'État: la pleine auto­rité du législateur et de l'Etat découle de conceptions préexistantes àla justice; aucun système juridique formel ne peut être appliqué sice n'est dans le cadre de règles de droit généralement acceptées, mêmesi elles demeurent souvent informulées (1). Il n'y a jamais eu et il n'yaura jamais un ensemble de règles exprimées qui soit sans faille (<< lü­ckenlos »). Non seulement les lois écrites tendent à la justice sans créerla justice, non seulement elles n'ont jamais pu remplacer toutes lesrègles déjà acceptées qu'elles présupposaient, mais elles n'ont mêmejamais permis de se passer des références explicites aux concepts nonformulées; mieux encore, l'ensemble du processus d'évolution, demodification et d'interprétation de la loi deviendrait complètementincompréhensible si nous fermions les yeux sur l'existence de ce cadrede règles non formulées dont procèdent la loi formelle et son esprit (2).L'ensemble de la conception positiviste du droit découle de l'inter­prétation anthropomorphique, contraire aux faits, qui voit dans lesinstitutions établies le produit d'un dessein et que la constructionrationaliste nous apporte.

Le plus sérieux effet de la prédominance de cette optique est deconduire nécessairement à la destruction de toute croyance en unejustice qui puisse être découverte au lieu d'émaner de la seule volontédu législateur. Si la loi est, dans son ensemble, le produit d'un des­sein arbitraire, toute loi décrétée par la volonté du législateur estjuste par définition et la loi injuste devient une contradiction dansles termes (3). La volonté du législateur dûment investi est délivréede tout lien et guidée par ses seuls intérêts matériels. Citons, à cetégard, le représentant le plus déterminé du positivisme juridique:« Du point de vue de la connaissance rationnelle, il n'existe que lesintérêts des êtres humains et par conséquent que des conflits d'in-

(1) Cf. PAULUS (Dig. 50.17. 1) :« non ex regula jus sumatur, sed ex jure quod est regulafiat» ; et ACCURSIUS (Glosse 9 à Dig. 1.1. 1) : « Est autem jus a justitia, sicut a matresua, ergo prius fuit justitia quam jus. »(2) Cf. H. KANTOROWICZ, The Definition of Law, éd. A. H. Campbell, Londres, 1958,p. 35 : « Toute l'histoire de la science juridique, et en particulier les travaux desglossateurs italiens et des pandectistes allemands, deviendraient intelligibles si l'onconsidérait le droit comme un corps de règles émanant du pouvoir souverain. »(8) Cf. T. HOBBES, Le"iathan, chap. XXX, éd. M. Oakeshtott, Londres, 1946, p. 227 :«aucune loi ne peut être injuste. »

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térêts. La solution de ces conflits peut être trouvée soit en donnantsatisfaction à l'un aux dépens de l'autre, soit en parvenant à uncompromis entre les intérêts en présence (1). »

Tout ceci, cependant, ne prouve qu'une seule chose: la méthode deconstruction rationaliste ne peut aboutir à aucun critère de justice.Si nous avons conscience que le droit n'est jamais le produit intégrald'une pensée mais se juge et s'éprouve au banc d'un ensemble de règlesque nul n'a inventé et qui a guidé la pensée et les actions du peupleavant que ces principes soient exprimés par des mots, nous obtenonsun critère qui, pour rester négatif, nous permet pourtant, par l'élimi­nation progressive des règles incompatibles avec le reste du sys­tème (2), d'approcher progressivement (sans peut-être jamais l'attein­dre) de la justice absolue (3). Cela veut dire que ceux qui s'efforçaientde découvrir une donnée « naturelle» (c'est-à-dire n'ayant pas faitl'objet d'un dessein) se trouvaient plus proches de la vérité et parconséquent plus « scientifiques » que ceux qui prétendaient toutelégislation établie (<< mise en place ») par la seule volonté des hommes.Appliquer cette vision profonde de la sociologie à l'intelligence dudroit reste, cependant, encore à accomplir après qu'un siècle de prédo­minance positiviste ait presque entièrement effacé ce qui avait étéréalisé dans cette direction.

En effet, pendant une période, ces optiques de la sociologie avaientcommencé à affecter la théorie juridique: Savigny et son ancienne écolehistorique, prenant très largement appui sur la conception d'unordre évolutif, élaborée par les philosophes écossais du XVIIIe siècle,poursuivirent leurs efforts dans le domaine dit aujourd'hui de l'an­throposociologie; il semble même qu'ils aient constitué le canalprincipal ayant permis à ces idées de parvenir jusqu'à Carl Menger,puis de revivre (4). Que Savigny ait, à cet égard, continué ou repris la

(1) Hans KELSEN, What is Justice? University of California Press, 1960, p. 21-22.(2) Sur le problème de la compatibilité de certaines règles à titre d'épreuve, voirles intéressantes études de Jürgen von KEMPsKI, Recht und Politilr, Stuttgart, 1965et en particulier, Grundlegung zu einer Strukturtheorie des Rechts. Abhandlungender Geistes- und Sozialwissensschaftlichen Klasse der Akademie der W issenschaftenund der Literatur, Mayence, année 1961, nO 2.(3) La conception d'un test négatif permettant de déceler le caractère de justice desrègles légales (appartenant essentiellelnent à l'espèce à laquelle vivait la philosophiejuridique d'!. KANT) et nous permettant d'approcher progressivement de lajusticegrâce à l'élimination des incohérences et des incompatibilités du corps des règlesjuridiques - qui constitue, à un certain moment et pour une bonne part, le patri­moine commun et indiscuté des membres d'une civilisation donnée -constitue l'undes maîtres points d'un livre sur la Loi, la Législation et la Liberté auquel jesuisentrain de travailler. Le présent essai en est un rameau. Je me livrerai dans mon œuvreà l'établissement du parallèle évident entre ce test de justice, négatif certes, maissuffisant et très puissant et le test de vérité (à savoir de « falsification ») égalementnégatif élaboré dans la théorie moderne de la connaissance par Sir Karl POPPER;dans le cas du droit, il nous permet d'approcher progressivement de la vérité sanspouvoir janlais dire que nous l'avons finalement atteinte.(4) Au sujet des voies qu'empruntèrent vraissemblablement BURKE (et par l'inter­médiaire de Burke celle de David Hume) paraissent être pour parvenir jusqu'à Savignyvoir II. AHRENS, Die Rechtsphilosophie oder das Naturrecht, 4e éd., Vienne, 1854,p. 64. Ce livre fut probablement l'une des premières sources d'information de CarlMENGER.

Sur SAVIGNY et son école voir aussi les observations très fines de E. EHRLICH, Juris­tische Logik, Tübingen, 1918, p. 84 : «Bu~ke, Savigny und Puchta... verstehen, was

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poursuite du but fixé par les anciens théoriciens de la loi naturelle estdissimulé par le fait qu'il dirigeait ses critiques, à bon droit, contre lesthéories rationalistes de la loi naturelle des XVIIe et XVIIIe siècles.Mais bien qu'il ait aidé à discréditer cette conception de la loi naturelle,son souci principal fut de montrer comment le droit était apparu, engrande partie sans plan établi; il démontre même qu'il était impos­sible de remplacer convenablement par une conception de l'esprit lesrésultats d'une évolution aussi naturelle. La loi de nature qu'ilcombattait n'était pas celle qu'il fallait rechercher et découvrir,mais celle qui était déduite de la raison naturelle.

Mais si la vieille école historique, tout en rej etant le mot «naturel »,considère encore la loi et le droit comme des données à découvrir etexpliquer, il n'en reste pas moins que le positivisme abandonna l'idéede loi envisagée comme une donnée; pour cette école la loi est le produitde la volonté délibérée du législateur. Les positivistes n'ont pascompris qu'une chose pût être objectivement donnée bien qu'il nes'agît pas d'un élément matériel, mais d'un résultat de l'action deshommes; et que la loi ne pourrait être véritablement l'objet d'unescience que dans la mesure où elle serait, pour partie du moins, unedonnée indépendante d'une volonté humaine particulière: cela condui­sait au paradoxe d'une science niant expressément avoir un objet (1).En effet, s' « il ne peut y avoir de loi sans un acte législatif» (2), lesproblèmes qui peuvent se poser sont du ressort de la psychologieou de la sociologie mais non de la science du droit.

L'ensemble de cette attitude se résuma dans le slogan qui régittoute la période positiviste, à savoir que « ce que l'homme a fait, ilpeut aussi bien le modifier selon ses désirs ». Pareille affirmationconduit à un non sequitur total lorsque «fait» comprend ce qui découledes actions de l'homme sans savoir été voulu. Cette opinion, dont lepositivisme juridique n'est qu'un des aspects, est un produit parfait dece constructivisme cartésien qui doit nier la possibilité de découvrirdes règles juridiques: il n'y a pas place, en effet, pour ce qui « est lerésultat de l'action des hommes, mais non de leurs desseins»; il n'yen a pas non plus pour la théorie sociale.

Alors que nous avons, dans l'ensemble, débarrassé les sciencessociales théoriques de cette influence - son exclusion était la condi­tion même de leur existence -, les conceptions qui régissent la légis­lation actuelle appartiennent encore à la méthode pré-scientifique.Ce sont des sociologues français qui, plus tôt que les autres, ontdécelé qu'il « était sorti» du célèbre Discours de la méthode «autant dedéraison sociale et d'aberrations métaphysiques, d'abstractions etd'utopies, que de données positives, que s'il menait à Comte il avait

irnrner verkannt wird, unter Volk oder Nation dasselbe, was wir heute aIs Gesell­schaft irn Gegensatz zurn Staate bezeichnen, allerdings in nationaler Begrenzung » ;et de Sir Frederik POLLOCK, Oxford Lectures and other Discourses, Oxford, 1890, qui lesnommait des « Darwiniens d'avant Darwin ».(1) Cf. Leonard NELSON, Rechtswissenschaft ohne Recht, Leipzig, 1917.(2) John AUSTIN, Jurisprudence, 3e éd, Londres, 1872, p. 555.

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106 LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES

aussi mene a Rousseau» (1) ; malgré cela il semble, au moins à quiregarde de l'extérieur, qu'en France plus qu'ailleurs la loi, instrumentde l'évolution sociale, demeure sous cette influence.

(1) Albert Sorel, « Comment j'ai lu la " Réforme Sociale" D, Réforme Sociale, 1cr no­velnbre 1906, p. 614, cité par A. SCHATZ, L'indiCJidualisme écononûque et social,Paris, 1907, p. 41, qui, avec H. MICHEL, L'idée de l'État, 3e éd., Paris, 1898, est parmiles études les plus instructives quant à l'influence du cartésianisme sur la penséesociologique.