1
Heidegger « Science et méditation » in Essais et Conférences (p. 77-79) Méditer est d'une autre essence que le « rendre conscient » et le savoir de la science, d'une autre essence aussi que la culture (Bildung). Le mot bilden ( former ») signifie d'abord : dresser un modèle-image et produire un modèle-écrit. Il signifie ensuite donner forme, en les développant, à des dispositions préexistantes. La culture place devant l'homme un modèle (Vorbild) suivant lequel il informe et développe son faire et son non-faire. La culture a besoin d'une image directrice assurée au préalable et d'un emplacement défendu de tous côtés. La production d'un idéal commun de culture et son rayonnement présupposent une situation de l'homme qui ne soit pas mise en question et qui soit assurée dans toutes les directions. Cette présupposition, de son côté, doit se fonder dans une foi à la puissance irrésistible d'une raison immuable et de ses principes. Au contraire, la méditation est seule à nous diriger vers le lieu de notre séjour. Celui-ci demeure toujours historique, c'est-à-dire à nous assigné, que nous le représentions, l'analysions et lui donnions une place en mode « historique » ou que nous croyions pouvoir, par un acte de notre seule volonté, nous détacher artificiellement de l'histoire en nous détournant de l' « histoire ». Comment et par quels moyens notre séjour historique adosse et achève son habitation : la méditation n'en peut rien décider d'une façon immédiate. L'âge de la culture touche à sa fin, non parce que les incultes arrivent au pouvoir, mais parce que les signes d'un âge du monde deviennent visibles, où pour la première fois « Ce qui mérite qu'on interroge ouvre à nouveau les portes vers l'être (zum Wesenhaflen) de toutes les choses et de tous les destins. Nous répondons à l'appel de l'ampleur, à l'appel de la retenue de cet âge, lorsque, commençant à méditer, nous nous engageons dans la voie déjà suivie' par cette situation qui se montre à nous dans l'être de la science, mais non pas là seulement. Néanmoins, rapportée à son époque, la méditation demeure plus provisoire, plus patiente et plus pauvre que la culture antérieurement pratiquée. Mais la pauvreté de la méditation est la promesse d'une richesse dont les trésors brillent à la lumière de cet Inutile qu'on ne peut faire entrer dans aucun calcul. Les voies de la méditation changent constamment, suivant le point du chemin où commence un passage, suivant le trajet qu'il parcourt, suivant les grands aperçus qui s'ouvrent en chemin sur « Ce qui mérite qu'on interroge » Bien que les sciences, sur leurs voies précisément et avec leurs moyens, ne puissent jamais pénétrer jusqu'à l'être de la science, tout savant, cependant, tout homme qui enseigne les sciences ou qui passe par une science peut, comme être pensant, se mouvoir à des niveaux différents de la méditation et les maintenir en éveil. Mais là même où, par une faveur particulière, le degré suprême de la méditation serait une fois atteint, celle-ci devrait se contenter de préparer seulement un état de disposition pour la parole dont l'humanité d'aujourd'hui a besoin. Celle-ci a besoin de la méditation, mais non pour mettre fin à une perplexité accidentelle, ou pour vaincre les répugnances qui s'opposent à la pensée. Elle a besoin de la méditation comme d'une réponse (Entsprechen) qui s'oublie dans la clarté d'une interrogation incessante de l'être inépuisable de « Ce qui mérite qu'on interroge », interrogation à partir de laquelle, au moment approprié, la réponse perd son caractère de question et devient simple dire.

Heidegger « Science et méditation » in Essais et ...burmat.free.fr/Textes/HeideggerScienceMeditation.pdf · Heidegger « Science et méditation » in Essais et Conférences (p

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Heidegger « Science et méditation » in Essais et ...burmat.free.fr/Textes/HeideggerScienceMeditation.pdf · Heidegger « Science et méditation » in Essais et Conférences (p

Heidegger « Science et méditation » in Essais et Conférences (p. 77-79) Méditer est d'une autre essence que le « rendre conscient » et le savoir de la science, d'une autre essence aussi que la culture (Bildung). Le mot bilden ( former ») signifie d'abord : dresser un modèle-image et produire un modèle-écrit. Il signifie ensuite donner forme, en les développant, à des dispositions préexistantes. La culture place devant l'homme un modèle (Vorbild) suivant lequel il informe et développe son faire et son non-faire. La culture a besoin d'une image directrice assurée au préalable et d'un emplacement défendu de tous côtés. La production d'un idéal commun de culture et son rayonnement présupposent une situation de l'homme qui ne soit pas mise en question et qui soit assurée dans toutes les directions. Cette présupposition, de son côté, doit se fonder dans une foi à la puissance irrésistible d'une raison immuable et de ses principes. Au contraire, la méditation est seule à nous diriger vers le lieu de notre séjour. Celui-ci demeure toujours historique, c'est-à-dire à nous assigné, que nous le représentions, l'analysions et lui donnions une place en mode « historique » ou que nous croyions pouvoir, par un acte de notre seule volonté, nous détacher artificiellement de l'histoire en nous détournant de l' « histoire ». Comment et par quels moyens notre séjour historique adosse et achève son habitation : la méditation n'en peut rien décider d'une façon immédiate. L'âge de la culture touche à sa fin, non parce que les incultes arrivent au pouvoir, mais parce que les signes d'un âge du monde deviennent visibles, où pour la première fois « Ce qui mérite qu'on interroge ouvre à nouveau les portes vers l'être (zum Wesenhaflen) de toutes les choses et de tous les destins. Nous répondons à l'appel de l'ampleur, à l'appel de la retenue de cet âge, lorsque, commençant à méditer, nous nous engageons dans la voie déjà suivie' par cette situation qui se montre à nous dans l'être de la science, mais non pas là seulement. Néanmoins, rapportée à son époque, la méditation demeure plus provisoire, plus patiente et plus pauvre que la culture antérieurement pratiquée. Mais la pauvreté de la méditation est la promesse d'une richesse dont les trésors brillent à la lumière de cet Inutile qu'on ne peut faire entrer dans aucun calcul. Les voies de la méditation changent constamment, suivant le point du chemin où commence un passage, suivant le trajet qu'il parcourt, suivant les grands aperçus qui s'ouvrent en chemin sur « Ce qui mérite qu'on interroge » Bien que les sciences, sur leurs voies précisément et avec leurs moyens, ne puissent jamais pénétrer jusqu'à l'être de la science, tout savant, cependant, tout homme qui enseigne les sciences ou qui passe par une science peut, comme être pensant, se mouvoir à des niveaux différents de la méditation et les maintenir en éveil. Mais là même où, par une faveur particulière, le degré suprême de la méditation serait une fois atteint, celle-ci devrait se contenter de préparer seulement un état de disposition pour la parole dont l'humanité d'aujourd'hui a besoin. Celle-ci a besoin de la méditation, mais non pour mettre fin à une perplexité accidentelle, ou pour vaincre les répugnances qui s'opposent à la pensée. Elle a besoin de la méditation comme d'une réponse (Entsprechen) qui s'oublie dans la clarté d'une interrogation incessante de l'être inépuisable de « Ce qui mérite qu'on interroge », interrogation à partir de laquelle, au moment approprié, la réponse perd son caractère de question et devient simple dire.