26
1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes * La question 10 du Quodlibet I d’Henri de Gand, tenu dans la période de Noël de 1276, dont nous présentons ici la traduction, occupe une position clé dans la littérature du dernier tiers du XIII e siècle consacrée au statut ontologique de la matière et à la possibilité de son existence séparée de la forme. Elle représente, avec la position de Thomas d’Aquin, dont elle se démarque radicalement sur certains points, et avant celle de Duns Scot qu’elle annonce, la position la plus caractéristique de la scolastique du XIII e siècle, au point que Godefroid de Fontaines, en son Quodlibet I, q. 4 (disputé en 1285), portant sur l’existence d’une matière première absolument informe, se contente de mentionner les positions de Thomas et d’Henri, comme si la solution du problème se ramenait à un choix entre les thèses de ces deux auteurs 1 . * Le cadre conceptuel dans lequel la question de la matière est abordée par les scolastiques est hérité d’Aristote et d’Augustin : au premier revient le mérite d’avoir élaboré une doctrine philosophique cohérente, capable de rendre compte en termes rigoureux de la fonction et du statut de la matière dans le processus de la génération et au sein de la substance constituée ; au second revient le mérite d’avoir cherché à intégrer la notion de matière dans une métaphysique de la création. La matière, selon Aristote, c’est cette réalité entièrement indéterminée qu’on doit supposer au principe de toutes choses : à la fois ce dont toutes choses sont faites dans l’ordre, dynamique, de la génération substantielle, et le sujet premier de toutes leurs déterminations. Mais pour être indéterminée, la matière n’en possède pas moins une certaine réalité, puisqu’elle est co- principe, ou co-cause, des choses engendrées (Phys., I, 9, 192 a 13). Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit un être à part entière : Aristote explique qu’elle est « presque un être » (Phys. I, 9, * Je désire remercier Olivier Boulnois pour ses remarques, ainsi que Joanne Carrier et Claude Lafleur pour leur patiente relecture du présent texte. 1 Godefroid de Fontaines, Quodlibet I, q. 4, éd. M. de Wulf et A. Pelzer (Les Philosophes Belges, II, p. 7-9). Voir la discussion détaillée consacrée à l’importance de la position d’Henri à la fin du XIII e siècle, notamment pour la pensée de Godefroid par John F. Wippel, The Metaphysical Thought of Godfrey of Fontaines. A Study in Thirteenth-Century Philosophy, Washington, D. C., CAUP, 1981, chapitre vii, surtout p. 261-274.

Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

1

Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

La question 10 du Quodlibet I d’Henri de Gand, tenu dans la période de Noël de 1276, dont nous présentons ici la traduction, occupe une position clé dans la littérature du dernier tiers du XIIIe siècle consacrée au statut ontologique de la matière et à la possibilité de son existence séparée de la forme. Elle représente, avec la position de Thomas d’Aquin, dont elle se démarque radicalement sur certains points, et avant celle de Duns Scot qu’elle annonce, la position la plus caractéristique de la scolastique du XIIIe siècle, au point que Godefroid de Fontaines, en son Quodlibet I, q. 4 (disputé en 1285), portant sur l’existence d’une matière première absolument informe, se contente de mentionner les positions de Thomas et d’Henri, comme si la solution du problème se ramenait à un choix entre les thèses de ces deux auteurs1.

* Le cadre conceptuel dans lequel la question de la matière est abordée par les scolastiques est hérité d’Aristote et d’Augustin : au premier revient le mérite d’avoir élaboré une doctrine philosophique cohérente, capable de rendre compte en termes rigoureux de la fonction et du statut de la matière dans le processus de la génération et au sein de la substance constituée ; au second revient le mérite d’avoir cherché à intégrer la notion de matière dans une métaphysique de la création. La matière, selon Aristote, c’est cette réalité entièrement indéterminée qu’on doit supposer au principe de toutes choses : à la fois ce dont toutes choses sont faites dans l’ordre, dynamique, de la génération substantielle, et le sujet premier de toutes leurs déterminations. Mais pour être indéterminée, la matière n’en possède pas moins une certaine réalité, puisqu’elle est co-principe, ou co-cause, des choses engendrées (Phys., I, 9, 192 a 13). Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit un être à part entière : Aristote explique qu’elle est « presque un être » (Phys. I, 9, * Je désire remercier Olivier Boulnois pour ses remarques, ainsi que Joanne Carrier et Claude Lafleur pour leur patiente relecture du présent texte.

1 Godefroid de Fontaines, Quodlibet I, q. 4, éd. M. de Wulf et A. Pelzer (Les Philosophes Belges, II, p. 7-9). Voir la discussion détaillée consacrée à l’importance de la position d’Henri à la fin du XIIIe siècle, notamment pour la pensée de Godefroid par John F. Wippel, The Metaphysical Thought of Godfrey of Fontaines. A Study in Thirteenth-Century Philosophy, Washington, D. C., CAUP, 1981, chapitre vii, surtout p. 261-274.

Page 2: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

2

192 a 3-6) ; le mode d’existence qui lui convient est celui qu’elle possède dans le composé, hors duquel elle ne saurait subsister. La matière ne possède donc pas de réalité indépendante (Métaph. Z, 3, 1029 a 26-29 ; De Gen et corr. I, 329 a 25) ; elle n’est pas une chose particulière, un tode ti (Metaph., Z, 3, 1029 a 20-25 ; H, 1, 1042 a 27-28) ; par suite, elle est inconnaissable par soi (Metaph. Z, 10, 1036 a 9) ; on ne peut la connaître que par analogie avec le matériau dont sont faits les objets fabriqués : « Quant à la nature qui est sujet, elle est connaissable par analogie : en effet, le rapport de l’airain à la statue, ou du bois au lit, ou en général de la matière et de l’informe à ce qui a forme, antérieurement à la réception et possession de la forme, tel est le rapport de la matière à la substance, à l’individu particulier, à l’être (to on) » (Phys. I, 7 191 a 7-13). Comme Aristote, Augustin insiste sur le statut ambigu de la matière qui est si proche du néant (prope nihil) qu’il serait peut-être plus exact de la décrire comme « un néant qui est quelque chose » et « un être qui est un non-être » (Confessions XII, vi, 6). Si la nature de la matière s’avère si difficile à cerner, c’est que pour saint Augustin, comme pour Aristote, elle est entièrement dépourvue de forme ou de qualité, et échappe de ce fait à toute prise conceptuelle possible. Et pourtant il est nécessaire d’en supposer l’existence pour rendre compte de la « formation » des composés, puisque les choses sont formées à partir de la matière, alors que celle-ci est créée directement par Dieu. Augustin résout le problème délicat que pose la priorité de la matière à l’égard de la forme dans l’ordre de la formation, et l’égale dépendance de la forme et de la matière à l’égard de Dieu dans l’ordre de la création, en affirmant que matière et forme sont « concréées », ou créées en même temps, celle-là ne jouissant sur celle-ci que d’une antériorité d’origine : « [B]ien que (...) la matière soit tirée du pur néant mais l’apparence du monde tirée de la matière informe, pourtant tu as fait l’une et l’autre en même temps, en sorte que la matière fût suivie de la forme sans intervalle du moindre délai » (Confessions, XIII, 33). Si, pour Aristote, ce sont des considérations scientifiques et philosophiques qui imposent de considérer que la matière n’est pas un pur néant, c’est, chez Augustin, une exigence strictement théologique qui s’avère décisive : la matière est créée ; elle est l’œuvre d’un Dieu bon, et constitue par conséquent elle-même un bien. Mais Augustin ne se contente pas d’un simple appel à l’autorité de la Genèse pour appuyer sa thèse que la matière est un bien, sa position s’appuie également sur un raisonnement : Si toute forme est un bien, ce qu’elle est forcément puisqu’elle est voulue par Dieu, la capacité des formes est également un bien. C’est

Page 3: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

3

l’argument du De natura boni2. Le De vera religione va plus loin : si la forme est un bien, l’aptitude à la recevoir est également un bien et, par conséquent, le créateur des formes est également le créateur de l’aptitude à être formé3.

2 Traduction, infra, p. 14, l. 63.

3 Ibid., l. 72.

De telles déclarations, la dernière surtout, vont rencontrer un accueil favorable dans l’esprit d’Henri de Gand. Dire que l’aptitude des formes est voulue par Dieu, n’est-ce pas dire qu’elle est pensée par Dieu, qu’elle correspond à une idée dans l’intellect divin ? Et cela n’implique-t-il pas que la matière est quelque chose, puisqu’elle est apte à être pensée – osons le mot – « distinctement » des autres idées ? Telle est bien, nous le verrons plus loin, l’opinion d’Henri, mais sa réponse, en l’espèce, n’est pas la seule réponse possible : le fait que la matière soit pensable n’implique pas, selon tous les scolastiques, qu’elle soit distincte, séparable de la forme ; et le fait qu’elle soit « objet » de la volonté divine ne signifie pas qu’elle soit voulue séparément de la forme. Ainsi, à la question : « un état informe de la matière créée a-t-il précédé dans le temps la distinction de celle-ci ? » (ST, I, q. 66, a. 1, corp.) Thomas d’Aquin répond, en s’inspirant d’Aristote, que puisque être c’est être en acte, supposer que la matière, qui est par définition pure puissance, puisse exister avant la forme, cela revient à supposer que ce qui est en puissance puisse être en acte. Il convient donc de dire que la matière est incapable d’exister sans la forme, et qu’elle ne bénéficie à l’égard de la matière que d’une antériorité « par origine et par nature » – concession à Augustin – qui n’est autre que l’antériorité de la puissance par rapport à l’acte, ou celle de la partie par rapport au tout.

Page 4: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

4

Cette doctrine, qui exclut l’existence séparée de la matière dans l’ordre de la formation des êtres, certes ne dit mot de son statut à titre d’idée, d’objet d’intellection. Or Thomas ne nie nullement qu’on puisse penser – ou penser qu’on pense ? – la matière sans la forme. Ainsi, explique-t-il, lorsqu’on lit dans la Genèse (I, 2) que « la terre était vide et vague », il ne faut pas comprendre, sous ce langage imagé, qu’à un certain moment la matière a existé sans forme, mais seulement que « telle était sa nature, si on l’envisage sans forme » (De pot. q. 4, art. 1, ad 4m contra, nous soulignons ; cf. De Ver., q. 3, a. 5). S’exprimer ainsi n’est-ce pas laisser entendre qu’on peut donc fort bien envisager la matière en tant que telle, en faisant abstraction des formes qui, dans l’ordre de l’existence, nécessairement la déterminent ? Mais justement, il ne s’agit là que d’une séparation effectuée par l’intellect, qui n’a aucun retentissement sur la nature réelle des choses, ni n’est le reflet ou le calque sur le plan des concepts d’une séparation réelle4. Aussi, s’agissant de l’éventuelle distinction de la matière à titre d’idée dans l’intellect divin, Thomas est-il on ne peut plus clair : « Pour nous, qui pensons que la matière est créée par Dieu, non à part de la forme, il y a bien en Dieu une idée de la matière, mais une idée qui n’est autre que celle du composé hylémorphique. Car la matière, par elle-même, n’est pas connaissable. » (Somme théologique, I, q. 15, a. 3, ad 3). Dieu n’a pas d’idée de la matière par soi, non pas évidemment parce qu’il en est incapable, mais parce que cette idée n’existe pas, et elle n’existe pas parce que la matière par soi n’est rien5. 4 Cette idée est d’ailleurs tout à fait conforme à la doctrine de l’abstraction énoncée par Thomas en ST, I, q. 85, a. 1., corp.

5 La position de Thomas sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, semble avoir connu une évolution. La doctrine défendue dans la Somme est celle de la maturité. Mais dans le De ver., q. 3, a. 5, Thomas expliquait que l’on peut parler d’idée au sens propre ou au sens large. Au sens propre, la matière n’a pas d’idée en Dieu, car l’idée en ce sens se rapporte à la chose en tant qu’elle est productible dans l’être ; mais au sens large (du mot ‘idée’), on peut dire qu’elle en a une, si on entend ‘idée’ au sens d’une similitude ou d’une raison. Dans ce cas, en effet, possèdent des idées (distinctes) les choses qui peuvent être conçues distinctement (distincte considerari), même si elles ne peuvent exister séparément (quamvis separatim esse non possint). R. Macken a contrasté cette position avec celle prônée par toute l’école franciscaine et notamment par Bonaventure, qu’il résume ainsi : « la matière, à ses yeux, procède de Dieu comme de sa cause ; il faut donc qu’elle y ait son idée distincte, bien que sa ressemblance avec Dieu, comme celle des autres entités imparfaites, soit minime en comparaison avec d’autres entités créées. » Voir R. Macken, « Le statut philosophique de la matière selon Bonaventure », dans Recherches de Théologie ancienne et médiévale, 47 (1980), p. 202.

Page 5: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

5

C’est une doctrine similaire que l’on retrouve chez un autre penseur très présent dans les débats de l’époque, Gilles de Rome, qui semble être la cible directe de certains propos du maître gantois. D’une part, sur le plan « objectif » de l’être, il appartient par essence à la matière d’être en puissance : toute détermination, toute actualité lui est conférée par la forme6. Il s’ensuit, d’autre part, sur le plan noétique, que la matière est inintelligible : « De même que ce qui est chaud en puissance et sensible en puissance n’est pas ressenti par les sens, de même ce qui est étant en puissance n’est pas intelligible par l’intellect7. » C’est pour cette raison, rappelle Gilles, que, selon Aristote, la matière n’est connue que par analogie avec la forme8. Tel est donc l’enseignement avec lequel rompt, du moins en partie, la doctrine exposée à la question 10 du premier Quodlibet d’Henri de Gand. En partie, disons-nous, car Henri de Gand à l’époque du premier Quodlibet s’avère sur la question de la matière, un janus bifrons, qui accepte sur le plan de l’existence naturelle, la doctrine aristotélicienne et thomiste selon laquelle la matière n’a d’existence que dans le composé de par la forme, mais admet d’autre part avec Duns Scot, et donc Avicenne, leur « point de départ » à tous les deux, la distinction quidditative de la matière d’avec la forme. C’est ce qu’il nous faut voir à présent9. 6 Voir les Theoremata de corpore Christi, prop. 44, in Opera exegetica. Opuscula I (Rome, 1554/55, reprint Francfort 1968, f. 31).

7 Gilles de Rome, Theoremata de esse et essentia, éd. E. Hocedez, S.J., Louvain, 1930 (Museum Lessianum – section philosophique no 12), theorema X, p. 53, 15-18. Gilles explique à la toute fin du théorème : « ... dans les choses matérielles, ces trois <principes> sont ordonnés. La matière sans la forme ne peut ni être intelligée ni exister, car elle est pure potentialité ; la matière, en revanche, <conjointe> à la forme, mais sans l’être, peut être intelligée mais pas exister. Mais la matière avec la forme et l’être possède une actualité complète de telle sorte qu’elle peut exister. Or du fait que l’être advient par la forme, supprimer la forme c’est supprimer l’être, et en supprimant la forme et l’être, il ne reste rien que la matière. La matière cependant, par soi, ne peut ni être intelligée ni exister, c’est pourquoi il a été dit avec raison que les choses matérielles ne peuvent ni être intelligées ni exister sans la forme. Cela est vrai, car l’actualité de la forme suffit à rendre les choses intelligibles, mais non à les faire exister, et bien que sans la forme les choses ne puissent ni exister ni être intelligées, sans l’être elles peuvent être intelligées, mais elles ne peuvent exister sans lui. » Ibid., p. 58, 4-17.

8 Ibid., p. 53, 18-20.

9 Sauf indication contraire, les références aux œuvres d’Henri de Gand renvoient à l’édition

Page 6: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

6

critique en cours aux presses de l’université de Leuven, Henrici de Gandavo Opera Omnia, 1979.—, abrégée HGOO. Parmi les travaux qui traitent de la matière chez Henri, on consultera : Jean Paulus, Henri de Gand. Essai sur les tendances de sa métaphysique, Paris, Vrin, 1938 (Études de Philosophie Médiévale, 25), passim ; Roberto Zavalloni O.F.M., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, Louvain, Éditions de l’Institut Supérieur de Philosophie, 1951 (Philosophes Médiévaux, t. 2), p. 305-307 ; R. Macken, « Subsistance de la matière première selon Henri de Gand », dans San Bonaventura, Maestro di vita francescana e di sapienza cristiana (Atti del Congresso internazionale per il VII centenario di San Bonaventura da Bagnoregio), t. 3, Rome, Pontificia Facoltà Teologica “San Bonaventura”,1976, p. 107-115, ainsi que, du même auteur, « Le statut de la matière première dans la philosophie d’Henri de Gand », dans Recherches de Théologie ancienne et médiévale 46 (1979), p. 130-182.

Page 7: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

7

Le point de départ d’Henri est le suivant : si la matière, dépouillée de toute forme, se rapproche du non-être, elle n’est pas pour autant un pur néant, et si elle n’est pas un pur néant elle est donc quelque chose10, double conviction que le maître gantois appuie sur de nombreuses citations topiques de saint Augustin, chez qui il croit trouver, plutôt que chez Aristote, l’amorce de la bonne solution. Car si toutes choses sont formées dans la matière, celle-ci, selon le Commentaire contre les Manichéens, est créée de rien par Dieu. La matière ne tient donc pas sa nature de la forme mais de Dieu. La forme est certes forme de la matière, mais elle n’est pas cause formelle de la matière, laquelle possède donc une spécificité indépendante de la forme11. Comment penser cette spécificité de la matière ? C’est, on le sait, une des innovations majeures d’Henri de Gand, d’avoir introduit entre l’être de raison, pur non-être, et la réalité effective, douée d’être d’existence (esse existentiae), un troisième pan intermédiaire, celui des natures, essences ou quiddités. Chaque nature possède un être d’essence (esse essentiae) qui est une existence effective possible dans la mesure où Dieu peut lui conférer l’être d’existence, alors qu’il ne le peut pas dans le cas d’une idée impossible. L’ensemble de ces natures ou quiddités compose un monde quasi-autonome d’essences nécessaires : « Il faut prendre garde que, selon ce que dit Avicenne au premier Livre de sa Métaphysique, chaque chose en sa nature spécifique possède une certitude propre qui est la quiddité par quoi elle est ce qu’elle est, et non pas autre que soi. Ainsi, la blancheur dans sa nature engendre une certitude par quoi elle est ce qu’elle est et non la noirceur, ni autre chose12. » C’est ainsi que l’on peut envisager le concept d’homme ou celui d’animal en tant que tel, sans considération de ses modalités concrètes d’existence en tant que chose singulière ou en tant qu’universel dans l’intellect13. Il en va de même pour tout objet possible : « On pourra ainsi envisager l’animal par soi. Bien que nécessairement il soit accompagné d’autres (qualités), son essence est elle-même par soi, et nécessairement il est (composé) avec quelque chose qui

10 Traduction, infra, p. 14, l. 65.

11 Ibid., l. 68.

12 Henri de Gand, Quodlibet III, q. 9, (Paris, 1518, réimp. Louvain 1961, f. 60vO).

13 Sur les trois sens de l’être selon Henri, voir Quodlibet I, q. 9 (éd. R. Macken, HGOO, V, p. 53, 64 - 55, 20) ; Quodlibet II, q. 1 (éd. R. Wielockx, HGOO, VI, p. 4, 30-41) ; Summa, art. 21, q. 4 (éd. Paris, 1520, I, f. 127vM-N) ; Quodlibet VII, q. 13 (éd. G. A. Wilson, HGOO, XI, p. 93, 25 - 94,40).

Page 8: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

8

survient à son essence ou est consécutif à sa nature. Ainsi en est-il de la blancheur. Bien qu’elle soit inséparable de la matière en soi, cependant la blancheur a son être ; de même, la matière est quelque chose d’autre si on la considère en elle-même, quoique, selon sa vérité, il lui appartienne d’être ajoutée à un autre14. » Grâce à cette « certitude » dont elles sont dotées, les quiddités constituent des absolus, séparables les uns des autres. Elles sont des existences possibles, existant dans l’intellect divin, et susceptibles de revêtir l’être d’existence si Dieu le leur confère. Elles correspondent ainsi au deuxième mode de participation à l’être divin distingué par Henri dans la célèbre question 9 du Quodlibet I :

En un autre sens, on comprend que la créature participe à l’être en pensant l’essence même de la créature comme quelque chose d’abstrait par l’intellect, indifférent à l’être et au non-être, qui est de soi un certain non-étant, ayant cependant une idée formelle en Dieu, par laquelle un certain étant est en Dieu avant d’être produite dans sa nature propre, à la manière dont chaque chose a d’être un étant en Dieu, ainsi que le dit Jean au chapitre premier : Qui a été fait, et la vie était en lui. Il a alors été produit étant en acte, quand Dieu l’a fait par sa puissance à la ressemblance de son idée formelle, qu’il a en lui-même15.

Le lien entre la notion d’être d’essence et la matière est explicité par Henri dans le Quodlibet I, q. 10, à la faveur d’une distinction entre trois êtres de la matière : 1o la matière en tant qu’effet de Dieu ; 2o la matière en tant qu’elle est définissable comme ce qui est capable de recevoir des formes, constituant à ce titre une essence absolue, correspondant à une idée en Dieu et susceptible de revêtir une existence séparée ; et 3o la matière en tant que soutien de la forme dans le composé. Le troisième sens correspond au mode d’existence naturel de la matière dans le composé ; le deuxième sens renvoie à l’état obédientiel de la matière, c’est-à-dire à la capacité de la matière d’obéir à la toute-puissance de Dieu dans le cadre du miracle, et de revêtir ainsi une subsistance séparée. Dans les deux cas, la matière reste un effet de Dieu, une participation de son esse (premier sens). 14 Henri de Gand, Quodlibet III, q. 9 (éd. 1518, f. 61r M).

15 ID., Quodlibet I, q. 9 (éd. R. Macken, HGOO, V, p. 49) ; trad. A. de Libera, C. Michon, dans Thomas d’Aquin, Dietrich de Freiberg, L’être et l’essence, Paris, Seuil, 1996 (« Essais »), p. 212.

Page 9: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

9

Est-ce à dire que Dieu pourrait faire que la matière qui, dans le composé n’existe que par la forme, existe à l’état séparé ? Telle est bien la pensée du Gantois, mais il n’en admet l’hypothèse qu’en l’assortissant de conditions bien précises. La matière ne pourrait accéder à l’existence que si Dieu, laissant dépérir la forme, conservait la matière dans l’être. Celle-ci serait alors en acte d’existence, mais il s’agirait, précise Henri, d’un acte moins parfait que l’acte de la matière « sous » la forme. L’important ici est de comprendre que pour Henri l’acte imparfait de la matière conservée individuellement par Dieu et l’acte parfait qu’elle exerce au sein du composé sont mutuellement exclusifs : la matière ne peut cumuler les actes. Dans le cours de la nature, la séparation de la matière n’existe qu’au niveau quidditatif ; elle n’accède à l’être effectif que par l’entremise de la forme16. C’est sur ce point que s’exercera la critique de Duns Scot qu’il nous faut rapidement évoquer. Sur plusieurs points, l’enseignement des deux maîtres concorde. On peut en mentionner trois – parmi d’autres. 1) Scot comme Henri refuse d’admettre que la matière soit un pur néant, et il en infère, comme lui, qu’elle est quelque chose ou un « quid positif »17. Par contraste, Thomas d’Aquin rappelons- 16 L’interprétation de ce passage a suscité deux interprétations divergentes. M. De Wulf, dans ses Études sur Henri de Gand, (Louvain, A. Uystpruyst-Dieudonné ; Paris, F. Alcan, 1894, p. 54) avait naguère cru pouvoir attribuer à Henri la thèse que la matière existe concurremment en son état obédientiel et en tant qu’actuée par la forme, interprétation vers laquelle semblait incliner Jean Paulus, Henri de Gand. Essai sur les tendances de sa métaphysique, p. 214, n. 1. Pour Raymond Macken, en revanche, si la métaphysique essentialiste d’Henri incline celui-ci à accorder une plus grande autonomie à la matière, ce n’est jamais au détriment de l’unité du composé. (Voir « Le Statut de la matière ... », p. 151-154).

17 Duns Scot, Opus Oxoniense, II, d. 17, q. 1 (Vivès, XII, p. 558a) ; trad. André de Muralt, dans « Signification et portée de la pensée de Jean Duns Scot, Introduction, traduction et commentaire à la distinction 17 de l’Opus oxoniense, II », Studia Philosophica, 29 (1969), p. 122. Il s’agit en fait de la distinction 12 et non 17. Cf. aussi les Quaestiones ... super libros Metaphysicorum Aristotelis, livre VII, q. 5 (Vivès, VII, p. 369b). Pour une présentation d’ensemble de la doctrine scotiste de la matière, on se reportera, outre l’article de de Muralt que nous venons d’indiquer et celui dont on trouvera la référence à la note 22, au chapitre VI du grand ouvrage d’É. Gilson : Jean Duns Scot. Introduction à ses positions fondamentales, Paris, Vrin, 1952 (Études de Philosophie Médiévale, 42), surtout les pages 432 à 444.

Page 10: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

10

le, tout en reconnaissant que la matière n’est pas un pur néant, et donc qu’elle est en quelque manière un être, refuse d’en conclure qu’elle est un quid. Si Scot, lui, se croit autorisé à inférer cette conclusion, c’est parce qu’il suffit pour lui qu’un être soit différent en raison d’un autre tout en ayant un fondement dans la chose, pour pouvoir en conclure que chacun est un quid18. 2) Scot admet que Dieu puisse de par sa puissance absolue faire subsister la matière sans la forme, et ce pour des raisons qui évoquent celles avancées par Henri. Pour le Docteur subtil en effet : « un absolu distinct et antérieur à un autre absolu peut être sans celui-ci, il n’y pas là de contradiction. Or la matière est un absolu distinct et antérieur à toute forme, substantielle ou accidentelle19. » Or la matière est distincte de la forme du fait qu’elle est pensable sans elle ; elle est aussi antérieure, parce que, à l’instar d’Henri, Scot reconnaît une antériorité à la matière selon l’origine. 3) La matière est connaissable en soi ; elle correspond à une idée en Dieu. Tout en concédant que la matière n’est connaissable selon soi par nous que par l’intermédiaire de la forme, Scot affirme qu’elle est connaissable en soi, thèse qu’il tire du principe que « Toute entité absolue est connaissable par soi. » Et il ajoute qu’elle répond à une idée en Dieu, soit en tant qu’objet, soit « selon qu’elle est pensée comme une essence, selon une autre opinion », allusion vraisemblable à la doctrine d’Henri20. Sur ce point, les deux maîtres s’opposent radicalement à Thomas d’Aquin. Mais ces recoupements dissimulent d’importantes différences. Pour Scot, la distinction de la matière ne peut pas se résumer à sa seule pensabilité ou à sa capacité obédientielle. La matière n’existe pas seulement en puissance objective, c’est-à-dire dans son rapport à l’agent, mais aussi en puissance subjective, c’est-à-dire dans le sujet extérieur à l’agent ; il faut, explique Scot, qui a ici conscience que sa thèse pourra choquer, « qu’elle soit un acte (je ne me soucie pas de ce 18 « Ici je dis que matière et forme ont des notions (rationes) absolument autres et sont principiellement diverses. (...) Si en effet la forme avait la même notion (ratio) que la matière, il ne lui appartiendrait pas de donner l’être (esse), et si la matière avait la même notion que la forme, il ne lui appartiendrait pas de recevoir l’être. » Ibid., Vivès, XII, p. 563b ; de Muralt, (1969), p. 127.

19 Ibid., q. 2, Vivès, XII, p. 576a ; de Muralt, (1969), p. 136.

20 Ibid., q. 1, Vivès, XII, p. 565-566 ; de Muralt, (1969), p. 133.

Page 11: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

11

qu’on pourra dire), selon ce qu’est dit être en acte ou être un acte, ce qui est hors de sa cause »21. Parce qu’il n’admet pas que la distinction de la matière se résume à une pure puissance objective, Scot est amené à rejeter la thèse d’Henri que la matière ne pourrait exister à l’état séparé que si Dieu la conservait.

[U]n autre Docteur répond que la matière peut être conçue comme un triple être (esse). D’abord son être (esse), qui lui est dû selon qu’elle est quelque essence distincte de toute autre. Un autre être (esse), qui lui est communiqué surnaturellement par Dieu ; et cet être communiqué par Dieu, elle ne l’a pas quand elle est dans le composé, parce que cela répugnerait par soi à l’unité du suppôt, mais elle l’aurait si Dieu la produisait sans la forme. Pourtant cet argument est faux, parce qu’il revient à dire que la matière sans aucune adjonction ne peut être (esse) séparée de la forme22.

On aura reconnu la distinction faite par Henri entre les trois sens de l’être de la matière. Mais Scot a-t-il fidèlement résumé la pensée du théologien gantois ? Le franciscain a évidemment raison de dire que la matière n’a pas l’être communiqué par Dieu quand elle est dans le composé, mais a-t-il raison d’en inférer que, pour Henri, la matière ne peut être séparée de la forme « sans adjonction » ? Car Henri ne veut pas dire que la matière ne peut exister séparément si Dieu ne lui confère pas l’aptitude de le faire ; nous avons vu que cette aptitude, qui n’est autre que sa quiddité, est réelle. Henri veut dire que la matière ne peut exister séparément si Dieu ne la conserve pas activement dans l’être. Cela dit, il est indéniable qu’en accordant à la matière une simple aptitude obédientielle d’exister (une puissance objective dans le langage de Scot), Henri pensait sauver l’unité du composé, et il est non moins indéniable que, pour Scot, cette précaution est inutile, car l’acte de la matière à titre de puissance subjective n’exclut pas pour lui l’unité du composé. Reste à savoir pourquoi. La thèse de Duns Scot est, d’abord, que la matière, dans le composé, possède un acte, imparfait, et que cet acte s’inscrit dans une hiérarchie d’actes entitatifs chapeautée par la forme dernière, qui donne à la chose son unité substantielle ; ensuite, que Dieu pourrait faire exister la matière – déjà dotée d’acte – sans la forme. Une « matière actuée », n’est-ce pas là une contradiction pure et simple, comme l’avait 21 Ibid., p. 558a ; de Muralt, (1969), p. 122.

22 Ibid., q. 2, Vivès, XII, p. 604b ; de Muralt, (1969), p. 147.

Page 12: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

12

écrit Thomas ? En fait, Scot distingue deux sens de l’acte : 1o l’acte en tant qu’il détermine la puissance – cette dernière n’est alors que pure puissance et aucunement acte ; 2o l’acte selon qu’il est, avec la puissance, ce qui divise intégralement l’être : la puissance est alors un certain acte (dans la mesure où elle n’est pas un pur non-être). C’est en ce second sens que la matière peut être dite en acte selon Scot23. Une fois posé que la matière représente un certain acte, reste à préciser comment elle peut, avec le concours de la forme (ou des formes), composer un être véritablement un. Scot nous renvoie sur ce point à la théorie des transcendantaux. Puisque l’être et l’unité sont des transcendantaux, pour savoir ce qui fait l’unité d’une chose, il suffit de savoir ce qui en fait l’être qu’elle est ; or c’est en vertu de sa forme qu’une chose est un être. Pour savoir ce qui fait de telle chose un être un il faut donc savoir en vertu de quelle forme elle est ce qu’elle est. Dans le cas de l’homme, par exemple, cette forme est la forme intellective, et il n’y a pas à chercher plus loin l’explication de son unité d’homme. On aura remarqué que cette réponse est parfaitement compatible avec l’existence de plusieurs formes, c’est-à-dire de plusieurs actes, en l’homme. Ce n’est pas la puissance végétative qui fait que l’homme est homme, ni la puissance sensitive, bien qu’il y ait en l’homme une fonction végétative et une fonction sensitive, mais l’existence de telles formes n’enlève rien à l’unité de l’être humain, qui lui est conférée par sa forme intellective : « ... je concède que l’être (esse) formel du tout composé découle principalement d’une forme, et cette forme est celle par laquelle le tout composé est cet être (hoc ens), cette forme il est vrai s’ajoutant en dernier à toutes les précédentes24. » Scot pousse le paradoxe jusqu’à soutenir que plus un être est complexe, autrement dit, plus il requiert de fonctions spécifiquement diversifiées, plus il est un. La clé de ces thèses paradoxales se trouve évidemment dans la conception que se fait Scot de l’unité substantielle d’un être dont il fournit lui-même une explication succincte : « Et cependant, l’être animé est (d’autant) plus véritablement un ; je dis ‘plus véritablement’, au sens

23 Ibid., q. 1, Vivès, XII, p. 561ab ; de Muralt, (1969), p. 126.

24 Op. Ox., IV, d. 11, q. 3, Vivès, XVII, p. 429b ; trad. dans André de Muralt, « Pluralité des formes et unité de l’être, Introduction, traduction et commentaire de deux textes de Jean Duns Scot, Sentences, IV, distinction 2, question 3 ; Sentences II, distinction 16, question unique », Studia Philosophica, 34 (1973), p. 70.

Page 13: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

13

de plus parfaitement, et non ‘plus véritablement un’, au sens de plus indivisiblement25. » On n’entrera pas ici dans le détail des arguments déployés par Duns Scot en vue de montrer qu’un être substantiel peut receler plusieurs formes – végétative, sensible, intellective –, sans pour autant constituer un simple agrégat, retenons simplement que telle est bien sa thèse : les formes sont séparées les unes des autres, même si elles coexistent dans le composé. De telles audaces semblent impensables pour Henri, du moins à l’époque du premier Quodlibet. Craignant de voir l’unité du composé se dissoudre en une pluralité de principes hétérogènes, le théologien gantois dénie à la matière existant en acte dans le composé toute consistance ontologique propre relativement à la forme, autre que celle qui lui revient en vertu de son statut de quiddité. C’est la thèse défendue dans le Quodlibet I, q. 10. Pourtant sa position va évoluer. Déjà dans la Summa, a. 27, q. 1, f. 163V (article rédigé entre 1278 et 1280), Henri distingue deux catégories d’être d’existence : le premier, qui n’est autre que l’être de la chose dans l’intellect ou dans l’âme ; le second, qui est l’être réel de la chose hors de l’âme. Ce dernier être se scinde à son tour en deux espèces : l’être d’existence au sens absolu, qui caractérise la matière et la forme, et la subsistance, apanage du suppôt. Dans le Quodlibet IV, q. 13 (1279 ou 1280), il admet l’existence d’une multiplicité d’êtres d’existence dans le composé suivant la diversité des natures, et comme la forme et la matière sont des natures différentes, il s’ensuit qu’elles sont des êtres d’existence différents, thèse confirmée par le Quodlibet X, q. 8. La matière et la forme se trouvent donc désormais élevées au rang d’existants. À un certain égard, il peut sembler que la distinction des Quodlibets I (et III) entre l’être d’essence et l’être d’existence se trouve simplement reportée à un niveau supérieur dans la Summa, a. 27 et dans le Quodlibet IV, q. 13. En effet, pour être promues au rang d’existants, matière et forme ne se situent pas pour autant au même plan que le suppôt auquel revient la subsistance, garante de l’unité de la chose. C’est ce qui ressort du Quodlibet IV, où Henri souligne que l’être du suppôt en l’homme est unique, de même que l’homme est unique en tant que chose particulière (hoc aliquid) composée de matière et d’une double forme26, ou encore du Quodlibet VII, q. 13, où il explique que « le composé est ce dont nous avons l’idée à titre principal, et ce qui est, à titre principal, quelque chose par essence ou par quiddité ; c’est donc ce qui est à titre principal dans 25 Ibid.

26 Voir R. Macken, « Le Statut de la matière ... », p.154-156, en particulier les textes cités n. 100.

Page 14: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

14

l’intellect comme son objet par soi ; c’est de même ce qui existe à titre principal hors <de l’âme>27. » Il est clair, dans ces différents textes, qu’Henri lutte contre la logique « essentialiste » de sa propre pensée pour maintenir l’unité de la chose, rôle qui revient à la subsistance. Y parvient-il ? C’est le Quodlibet X, q. 8 (1286 ou 1287) qu’il faut interroger pour avoir une réponse à cette question : Henri ne réussit à sauver l’unité de la chose qu’au prix d’une réinterprétation de l’unité qui le rapproche nettement de la position de Duns Scot. Le Gantois y maintient la distinction entre l’essence, l’existence et la subsistance. Plus exactement, il distingue l’être d’essence et d’existence au sens absolu (simpliciter dictum) dont sont dotées la forme et la matière, et l’être d’essence et d’existence, dit être de subsistance (esse subsistentiae), caractérisant la chose subsistante28. Henri explique que toute chose qui existe d’un être de subsistance, que ce soit dans l’intellect en tant qu’essence, ou en tant que chose existant dans la réalité, possède un être unique, quel que soit le nombre d’essences ou d’existences simpliciter dicta qu’elle contient. C’est pour ajouter aussitôt : « cette unité ne répugne en rien à la pluralité des êtres d’essence et d’existence simpliciter dicta, de même que l’unité du composé ne répugne pas à l’unité de la forme ou à l’unité de la matière... »29. C’est même le contraire qui est vrai : ce n’est pas parce que les constituants d’une chose se fondent dans le composé qu’ils perdent leur propre unité ; ils conservent cette unité, qui est subordonnée à l’unité du tout. À l’instar de Scot, Henri allègue la convertibilité de l’être et de l’un, en citant copieusement le De unitate liber de Dominique Gundissalinus : plus une chose est une plus elle est étant, et inversement. Il en vient donc à distinguer au sein de la chose une hiérarchie d’unités, l’unité du tout étant plus complète et plus vraie que celle des composants. Aussi Henri peut-il en conclure qu’« il ne faut nullement tenir que dans un <être> il n’y a qu’un seul être »30. Telle est donc la position d’Henri dans les années 1286-1287, mais, répétons-le, à l’époque du premier Quodlibet, nous n’en sommes pas encore là.

HENRI DE GAND

27 Quodlibet VII, q. 13 (éd. G. A. Wilson, HGOO, XI, p. 94, 47-51).

28 Quodlibet X, q. 8, (éd. R. Macken, HGOO, XIV, p. 202, 14-18).

29 Ibid., p. 206, 7-10.

30 Ibid., p. 208, 66.

Page 15: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

15

QUODLIBET I QUESTION 10 LA MATIERE PEUT-ELLE EXISTER PAR SOI SANS LA FORME ?31

Suivent les questions traitant spécifiquement de la créature. Furent proposées, d’abord, une <seule> question portant sur le premier principe matériel, à savoir de l’hylé, ou matière primordiale, mais plusieurs <questions> traitant du principe formel 5

ultime, c’est-à-dire l’âme rationnelle, et de très nombreuses concernant le composé des deux, c’est-à-dire de l’homme. À propos de la matière on demandait si elle pouvait exister par soi sans la forme. On arguait d’abord que oui, car l’accident est plus éloigné de la chose subsistant par soi, à savoir de la substance, que la matière, car la matière est substance et partie de la substance 10

composée, ce qui n’est pas le cas de l’accident. Donc la matière est davantage capable de subsister par soi que l’accident. Or l’accident peut subsister par soi, dans le sacrement de l’autel par exemple. À bien plus forte raison la matière peut-elle aussi subsister par soi. En sens contraire. La matière en ce qu’elle est, est en puissance, n’ayant d’actualité que par la forme. Mais ce qui subsiste est en acte. Donc une matière existant par soi, ce serait une 15

chose dépourvue d’acte ou n’existant qu’en puissance qui posséderait un acte ou existerait en acte, or il s’agit là de deux ‘incompossibles’. Donc le premier <point, i.e. la subsistance par soi de la matière sans la forme> est aussi <impossible>32.

<SOLUTION> 20

Il importe ici tout d’abord d’écarter la conception erronée qu’ont certains touchant la matière33, à savoir qu’elle n’est rien d’autre qu’une certaine puissance qui n’existerait pas par 31 Le texte traduit se trouve dans les HGOO, V, p. 62-74. Nous avons pris la liberté de mettre entre chevrons (< >) les mots ou membres de phrases, et parfois même des articulations, dont Henri fait l’ellipse – suivant en cela l’usage de beaucoup de scolastiques – et dont la restitution simplifie l’intelligence du texte. Ces mots ou ces passages ne constituent donc pas des corrections éditoriales.

32 C’est la position de Thomas d’Aquin et de Gilles de Rome.

33 Il pourrait s’agir de Gilles de Rome, De corpore Christi Theoremata, prop. 30, f. 18v, et prop. 44, fol. 31r. Cf. E. Hocedez, « Le premier quodlibet ... », p. 96, ainsi que R. Macken, « Subsistance de la matière ... », p. 107.

Page 16: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

16

elle-même, car ce qui est seulement en puissance en tant que tel n’existe pas, mais, par sa nature, se rapproche tellement du néant que, si la forme venait à lui faire défaut, il tomberait aussitôt 25

dans le non-étant. C’est pourquoi Platon écrit, à propos de l’infirmité de la matière au livre II du Timée34 que, « en vertu d’une étonnante et incompréhensible raison, <la matière> semble interposée entre l’absence de substance et une certaine substance. » Et <de même> selon Augustin, au livre XII des Confessions <chap. viii, 8>35 : « cela était proche du néant qui était informe, mais cependant <existait> qui était capable de recevoir une forme : du néant tu as fait 30

un presque néant. » C’est pourquoi Augustin a dit qu’il lui était parfois arrivé de penser que la matière ne pouvait rien être sans une forme, ainsi qu’il l’a dit en Confessions XII, <vi, 6>36 : « La droite raison me persuadait de supprimer tout reste quelconque de toute forme, si je voulais concevoir l’informe absolu ; et je ne le pouvais pas. Car j’arrivais plus vite à penser qu’une chose n’était pas, si elle était privée de toute forme, qu’à concevoir une chose qui fût entre la forme et 35

le néant, ni forme ni néant, une chose informe proche du néant. Si l’on pouvait <la> dire ‘un néant qui est quelque chose’ et ‘un être qui est un non-être’, voilà ce que je dirais d’elle. » Ainsi, pour les raisons qui précèdent, Avicenne affirme au livre V de sa Métaphysique 37 : « La matière est quelque chose qui n’a en aucune façon l’être par soi, et qui n’existe en tant que chose effective que par la forme. » 40

Et quoique la matière soit à ce point proche du néant qu’elle est située entre l’étant parfait en acte par la forme et le non-étant, elle est cependant quelque chose dans sa nature, selon ce que

34 Platon, Timée, 51a-b, trad. Calcidius, éd. J. H. Waszink, in Plato Latinus, iv, Londres-Leyde, 1962, p. 49.

35 Augustin, Confessions, (CCSL 27, p. 220 ; trad. BA 14, p. 355). Les citations qui émaillent le texte d’Henri ne correspondent pas toujours de très près aux originaux. Dans certains cas, il s’agit de collages ou de bouts de phrases tirés d’un même développement. Nous traduisons ces citations telles qu’elles apparaissent chez Henri, tout en nous inspirant des traductions françaises, dont nous donnons la référence, comme celle de l’édition critique, avec numéro de page, mais non de ligne.

36 Ibid., (CCSL 27, p. 219 ; trad. BA 14, p. 351 et 353).

37 Avicenne, Métaphysique (Liber de philosophia prima sive scientia divina, v-x), tr. v, c. 5, éd. S. Van Riet, (Avicenna Latinus, Louvain, Leyde, 1980, p. 268, 19-20).

Page 17: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

17

dit Augustin au Livre XII des Confessions <iii, 3>38 : « Elle n’a pas de corps, pas de forme, pas de couleur, pas d’apparence, et pourtant elle n’est pas le néant absolu. » De plus, ce qu’elle est a 45

été fait et créé par Dieu, selon ce qu’il dit au <Livre> I de <son commentaire> à la Genèse, <chapitre 15>39 : « Il n’est pas douteux, quelque proche du néant que soit cette matière informe, qu’elle n’a pu être faite que par Dieu, » et ce de telle façon que, bien que l’ayant faite sous une forme afin que la matière et la forme adviennent simultanément, la création de la matière soit antérieure selon l’origine et la nature à celle des formes en elle, si bien que <la forme> n’est pas 50

tant créée qu’engendrée dans la matière. Et c’est ce que dit Augustin au Livre XIII des Confessions, <xxxiii, 48>40, à propos de la forme : « <Tes œuvres> ne sont pas faites par toi de rien mais <d’une matière> concréée, c’est-à-dire d’une matière créée par toi en même temps, parce que tu as donné à cette informité, sans aucun intervalle de temps, sa forme. Oui, bien que la matière du ciel et de la terre soit une chose et l’apparence du ciel et de la terre une autre chose, et 55

que certes la matière soit tirée du pur néant mais l’apparence du monde tirée de la matière informe, pourtant tu as fait l’une et l’autre en même temps, en sorte que la matière fût suivie de la forme sans intervalle du moindre délai. » De même, au Livre I du <Commentaire> à la Genèse contre les Manichéens41 : « Même si toutes choses sont formées à partir de la matière, cette matière est faite de rien. » Ainsi, bien que la matière existe dans le composé, ce qu’elle est, elle 60

ne le tient pas de la forme, mais seulement son être-tel, à savoir d’être une partie du composé. Il en est ainsi parce que la forme est la forme de la matière, non toutefois la cause formelle de la matière mais seulement du composé, d’après ce que dit Avicenne au Livre VI de sa Métaphysique42 : « la forme est la cause formelle du composé de matière et de forme. » Donc la forme n’est que la forme de la matière et non la cause formelle de la matière43. Non seulement la 65

38 Augustin, Confessions, (CCSL 27, p. 218 ; trad. BA 14, p. 349).

39 ID., La Genèse au sens littéral, I, c. 15, n. 29 (CSEL 28, 22 ; trad. BA 48, p. 123).

40 ID., Confessions, (CCSL 27, p. 271 ; trad. BA 14, p. 517).

41 ID., La Genèse contre les Manichéens, I, c. 6, n. 10 (PL 34, 178).

42 Avicenne, Metaphysique, tr. vi, c. 1 (éd. S. Van Riet, p. 294, 67-68).

43 Distinction capitale : la forme est forme de la matière dans le composé hylémorphique ; elle est cause formelle du composé, mais elle n’est pas la cause de la matière en tant que matière. Ce que la forme est en elle-même, elle l’est indépendamment de la matière. Symétriquement, ce que la matière est par elle-même, elle l’est indépendamment de la forme.

Page 18: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

18

matière est quelque chose de différent de la forme, mais en tant qu’elle est un bien, elle est différente de ce bien qu’est la forme. Et cela vient de Dieu, d’après ce que dit Augustin dans La nature du bien44 : « Par l’hylè j’entends une matière absolument informe et sans qualité, dont sont formées les qualités que nous sentons qui ne peuvent être saisies par une représentation, mais encore peuvent être pensées par élimination de toute forme représentative. Elle a, en effet, elle-70

même la capacité des formes, et si elle ne pouvait recevoir la forme imposée par l’artisan, on ne pourrait lui donner le nom de matière. Or, si la forme est un bien, il n’y a pas de doute que la capacité de la forme est aussi un bien. » ; <et>, dans La vraie religion45 : « Recevoir une forme est un bien. L’aptitude à recevoir cette forme est donc un certain bien et par conséquent l’auteur de tous les biens, qui a donné la forme, a donné aussi la possibilité d’être formé. » 75

Ainsi donc, parce que la matière, bien que très proche du néant et en puissance, ne laisse pas d’avoir une certaine nature et substance qui est <d’être> capable de recevoir des formes, <qui la rend> différente par essence de <la nature ou de la substance de> la forme46, cet être qu’elle a 44 Augustin, La nature du bien, c. 18 (CSEL 25, p. 862 ; trad. BA 1, p. 455-456).

45 ID., La vraie religion, c. 18, n. 36 (CCSL 32, p. 209 ; trad. BA 8, p. 73).

46 « la distinguant par essence de la forme ». C’est en ce lieu qu’Henri développe cette thèse, évidemment centrale, déjà évoquée dans le Quodlibet I, q. 4, où il demandait si dans le corps du Christ mort une forme substantielle – la forme de putréfaction – a succédé à la forme de l’âme. Henri répondait qu’il convenait davantage à la majesté du Christ que son corps demeurât dépouillé de toute forme jusqu’à ce que l’âme séparée revienne en lui, plutôt que d’être informé par une forme aussi vile (i.e. la forme de la putréfaction). Il ajoutait ensuite que cette hypothèse était plus conforme à l’ordre de la nature, tant celui de la nature instituée que celui de la nature déchue : « Ainsi, il est plus conforme à la nature de la matière en tant qu’elle a été instituée comme substance différant par essence de la forme, qu’elle demeure en être par soi, tout en étant privée de forme substantielle, car de soi elle capable de ce faire, ainsi qu’on le verra plus loin, plutôt que de poser une forme dans son patient propre mais qui n’exercerait pas son action propre, car (cette forme) serait là en vain. » Henri de Gand, Quodlibet I, q. 4 (éd. R. Macken, HGOO, V, p. 18, 19-24). La thèse défendue en ce Quodlibet par Henri est que le corps du Christ mort est une matière, dépourvue de forme substantielle, mais douée d’étendue. E. Hocedez (art. cit., p. 94-95) a montré que cette thèse était empruntée à Gilles de Rome. Henri se rétractera d’ailleurs l’année suivante, non sans provoquer les railleries de ses contemporains – sans parler de celles de ses commentateurs modernes –. Cf. Quodlibet II, q. 2 (éd. R. Wielockx, HGOO, VI, p. 11) et Quodlibet IX, q. 8 (éd. R. Macken, HGOO, XIII, p. 158, 81 - p. 159, 1). En soutenant la

Page 19: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

19

qui la rend apte à recevoir des formes, elle ne le tient pas de la forme mais de Dieu, et ce de façon 80

plus immédiate que la forme <ne tient l’être qu’elle a de Dieu>, si bien que, d’une certaine manière, il est plus convenable de dire que la production de ces formes est une certaine formation à partir de la matière, plutôt qu’une création. Et il ne faut pas alléguer la faiblesse et la potentialité de la matière pour dire tout uniment que son aptitude-à-devenir-quelque-chose dépend simplement de la forme, mais c’est plutôt le contraire : celle-ci par soi a une aptitude à 85

l’être, en tant qu’elle est créable par soi, et correspond à une certaine idée dans l’esprit du créateur47. Et bien que selon le cours normal de la nature, la matière soit ainsi faite qu’elle ne puisse être entièrement dépouillée de la forme48 par une action naturelle – car par une pure action naturelle une chose ne saurait se corrompre sans qu’une autre soit engendrée – elle peut cependant en être dépouillée par une action du créateur, lequel abandonnerait à sa nature ce qui 90

relève de la forme afin qu’elle ne soit pas conservée par lui, <de telle sorte que cela> tombe<rait> dans le néant ; mais ce qui relève de la matière, il le conserverait dans l’être, ce dont celle-ci est capable. Car Dieu n’est pas moins capable de conserver l’être de la matière que de la créer ; bien plus, s’il ne la conservait pas, elle ne subsisterait pas dans le composé ; et il n’est pas moins capable de la créer par soi que de concréer l’être de la forme dans le composé, puisque49 95

thèse générale d’une existence séparée de la matière selon le cours normal de la nature, Henri se situait à distance de la position exprimée par Thomas en ST, Ia, q. 15, a. 3, ad 3m selon laquelle la matière n’a d’existence possible que dans le composé, ce pourquoi elle ne peut faire l’objet d’une intellection séparée.

47 La « distinction » de la matière se ramène donc à sa créabilité. C’est contre cette thèse qu’argumente Duns Scot à la question 1 de la dist. 12, Opus Oxoniense II.

48 C’est ce que Henri expliquera dans le Quodlibet VII, q. 13 (éd. G. A. Wilson, HGOO, XI, p. 95, 55-58), à propos du rôle de la forme et de la matière dans le composé : « [La matière] détient de la forme un être plus parfait que celui qu’elle est capable d’avoir en étant séparée par soi, et ce parce que la matière par soi n’est que quelque chose en puissance à l’égard du composé, alors que la forme est la réalisation de cette puissance. » Il va de soi que l’hypothèse d’une matière existant par soi selon un être imparfait est ici évoquée sous le mode irréel plutôt que potentiel, l’argument du Gantois n’étant pas que la matière serait capable par soi, abstraction faite de la puissance de Dieu, d’exister à l’état séparé, mais seulement que la matière, dans le cours normal de la nature, est vouée à être réalisée par la forme.

49 Le cum est ici pris comme exprimant l’idée de cause, plutôt qu’une concession, qui reste une traduction possible et, au demeurant, n’altérerait pas grandement le sens.

Page 20: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

20

selon la nature et l’origine, l’être <de la matière> dans l’acte de création du composé précède l’être de la forme et du composé, mais non pas selon le temps, ainsi qu’il a été dit. Il convient donc de dire carrément que la matière peut, par l’action surnaturelle de Dieu, subsister par soi, dépouillée de toute forme, et ce bien davantage que ne le peuvent les accidents, 100

comme l’affirme l’argument apporté à ce propos50. Ainsi, s’il n’était pas clair qu’il fallait tenir par la foi que les accidents subsistent sans le sujet dans le sacrement de l’autel, ceux qui maintenant nient que la matière puisse exister sans forme de par l’action de Dieu, seraient obligés de nier à bien plus forte raison que l’accident pût subsister sans le sujet par l’action de Dieu. 105

<RÉPONSE AUX ARGUMENTS>

Contre l’argument philosophique par lequel ils ont soutenu en vain que la matière est de soi en puissance, n’ayant sans la forme aucun acte, et <que> l’être subsistant est dans un certain 110

acte car l’être est l’acte de l’étant, etc., considérant que cet argument découle d’une philosophie défaillante <parce qu’elle> ne cerne pas tout mode d’essence, et non pas de son incompatibilité avec la vérité théologique, il faut savoir que, selon ce que dit le commentateur à la seconde Hebdomade de Boèce51, en philosophie comme en théologie, être simplement et être quelque chose se disent de plusieurs façons, quelle que soit la chose <dont ils se disent>. Car lorsque 115

quelque chose est dit ‘être’ en théologie, les théologiens l’entendent selon une certaine dénomination extrinsèque à partir de l’être du premier principe, en vertu de laquelle <dénomination> <les étants> participent l’être divin en tant qu’ils sont une certaine similitude de l’être divin, ainsi que cela a été dit plus haut. En revanche, ce qui est dit ‘être quelque chose’, comme un homme ou un corps ou autre chose de ce genre, ils disent que cela lui appartient de 120

par une certaine dénomination intrinsèque provenant de la nature de son essence. Par exemple, les théologiens ne disent pas que le corps possède ‘l’être’ par la corporéité, mais bien <qu’il possède> l’être-quelque chose ; <ils ne disent pas que> l’homme possède l’être par l’humanité, mais bien ‘l’être-quelque chose’. Et de la même manière, chacune des autres choses est dite être au sens absolu en vertu d’une certaine participation à l’être du premier principe, et ‘être-quelque 125 50 Cf. supra, p. 11, l. 8-12.

51 Il s’agit de Gilbert de Poitiers : Expositio in Boecii Librum de bonorum Ebdomade, I 27-31, éd. N. Häring, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, Toronto, 1966, p. 193-194. Cf. Henri de Gand, Summa, art. 21, q. 3, (Paris, I, f. 125rR).

Page 21: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

21

chose’ en vertu d’une certaine nature qui lui est propre. Les philosophes, en revanche, disent que c’est en vertu du même qu’une chose est être et être-quelque chose. D’où il suit que le théologien ne dirait pas que l’être au sens absolu convient de manière équivoque aux neuf genres d’êtres, car c’est par la même raison qu’ils ont l’être participé, de même que l’être divin qu’ils participent est un et le même dans lequel l’être idéal des diverses choses est un et le même, bien que les idées en 130

tant qu’elles se rapportent à des essences de choses diverses par lesquelles les choses possèdent de manière diverse l’être-quelque chose, sont qualifiées de diverses en Dieu. Mais la raison pour laquelle le théologien ne saurait qualifier l’être de genre est que l’être n’ajoute rien de prédicamental à l’essence de la chose, ainsi qu’il a été dit52, et ainsi il ne peut être déterminé par des différences, comme nous l’avons déclaré dans d’autres questions53. Mais le Philosophe dit 135

que l’être convient de manière équivoque aux neuf genres, car selon lui diverses sont les essences par lesquelles les choses se trouvent non seulement être-quelque chose dans un genre mais aussi être au sens absolu54. Selon ce qui a été déjà dit, il faut considérer dans la matière trois manières d’être : l’être 140

au sens absolu, et l’être-quelque chose <qui doit être envisagé> de deux manières : l’être par lequel elle est une certaine capacité des formes, et l’être par lequel elle est le soutien du composé. C’est par une certaine participation à Dieu que la matière a l’être par lequel elle est dite ‘étant au sens absolu55‘, dans la mesure où elle est, comme les autres étants, l’effet <de Dieu> par création, ainsi qu’il a été dit56. L’être au sens second, par lequel la matière est une certaine capacité, elle le 145

détient de sa nature en vertu de laquelle elle est ce qu’elle est, différant de la forme57. Du point de 52 Quodlibet I, q. 9 (éd. R. Macken, HGOO, V, p. 51, 25 - p. 52, 51).

53 Summa, art. 21, q. 2 (Paris, I, f. 125rQ).

54 Henri se réfère peut-être à Métaphysique, V, 7, 1017 a 23-27.

55 Aux lignes 125-126, nous traduisons ‘quod sint simpliciter’ par ‘être simplement ’ : le mot ‘être’ est le verbe employé à l’infinitif (et non pas la traduction du mot ‘esse’); l’expression ‘étant au sens absolu’ correspond, elle, à ‘ens simpliciter’.

56 Par création ou par conservation, car, ainsi qu’il s’avérera par la suite, ce que Dieu peut faire par création il peut également le conserver.

57 Cela correspond à la seconde façon de comprendre la participation des créatures à l’être, distinguée en Quodlibet I, q. 9, (éd. R. Macken, HGOO, V, p. 49, 53-67).

Page 22: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

22

vue de cet être, les êtres sont divers à raison de la différence des essences. Mais la matière n’a l’être au troisième sens que dans la mesure où elle reçoit déjà en elle-même ce dont elle est capable. Et cette chose qu’elle reçoit qui lui donne d’être tel c’est la forme, laquelle ne peut donner à un autre que ce qu’elle a. Donc, cet être que possède la forme de par la nature de son 150

essence et par quoi elle parfait la puissance et la capacité de la matière, elle le communique à la matière et à tout le composé58. Et cet être c’est celui que la matière possède en acte et par lequel elle possède l’existence actuelle, mais c’est selon un autre <sens>59 <de l’être> qu’elle est en puissance d’existence actuelle, de telle façon que, envisagée du point de vue de son aptitude naturelle, ce serait la même chose pour elle – à moins qu’elle ne fût surnaturellement conservée – 155

de cesser d’exister sous une forme et de cesser d’exister tout court, tout comme pour l’accident, cesser d’être dans un sujet, c’est cesser d’être tout simplement. D’où il suit que les philosophes qui ne prennent en compte que la seule aptitude naturelle de la matière, disent que celle-ci est en puissance et n’a <l’être> que par la forme, selon ce que 160

dit le Commentateur au début du livre II du De anima60 : « Dans les êtres naturels, la matière en tant que matière n’a aucunement l’être en acte, et l’être n’est en acte que par la forme. Et cela est assez clair dans le cas des formes des êtres simples, car une fois parties, il ne reste rien. » Et cela est vrai en ce qui concerne l’aptitude naturelle en vertu de laquelle <la matière> n’a de rapport à l’être que par l’être qui lui advient par le biais de la forme, comme l’accident <n’a de rapport à 165

l’être> que pour autant qu’il a l’être dans un sujet. Car autrement le composé de matière et de forme ne serait un que comme l’agrégat <est un>, selon ce qu’enseigne le Philosophe au début du livre II du De anima61 : « Il n’y a pas à rechercher si l’âme et le corps sont une seule chose, pas plus que la cire et l’empreinte, ni d’une manière générale la matière d’une chose quelconque et ce dont elle est la matière. Car bien que ‘un’ et ‘être’ se prennent en de multiples acceptions, ce qui 170

58 On reconnaît là la doctrine thomiste de ST, Ia, q. 15, a. 3, ad 3m.

59 Je suis la leçon de E qui donne ici aliud plutôt que aliam. Ce second sens est celui de la matière en tant que quidditativement distincte de toute autre essence, qui est à la fois apte à exister sans la forme de par la volonté surnaturelle de Dieu, et indifférente à ce faire.

60 Averroès, De anima II, comm. 8, éd. F. Stuart Crawford, Commentarium Magnum in Aristotelis de Anima Libros, Cambridge (Mass.), The Mediaeval Academy of America, 1953, p. 143, 98-101.

61 Aristote, De anima, II, 1 (412 b 6-9).

Page 23: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

23

est au sens propre, c’est l’acte. » Il entend clairement que l’être est autre chose que l’acte, bien que <l’être> convienne d’autant mieux à ce dernier que la nature de la forme est plus parfaite en son essence que celle de la matière, et que c’est cet être de la forme qui soit communiqué à la matière et à tout le composé, et par lequel celui-ci se trouve être un simplement, car autrement il n’aurait que l’unité d’un agrégat à cause de l’être qui est propre à la matière, <autre> que celui 175

qui lui vient de la forme. Le Commentateur62 dit clairement, en explicitant les propos susdits du Philosophe : « Bien que ces noms, ‘un’ et ‘étant’ se disent de plusieurs façons, il reste que la première perfection de toutes, à savoir la forme, est plus digne de recevoir ce nom, c’est-à-dire ‘un’ et ‘étant’. Le composé n’est dit un qu’en vertu de l’unité qui existe dans la forme, et la matière n’est qualifiée d’une que par la forme. Si la matière et la forme existaient en acte dans le 180

composé, alors on dirait du composé que celui-ci est un, comme on le fait de choses qui sont une par le contact et par un lien. Maintenant, parce que la matière diffère de la forme dans le composé et que le composé n’est un étant en acte que par la forme, alors le composé n’est un que parce que sa forme est une. » Il est donc bien vrai que la matière est en puissance à l’égard de l’acte qu’il est dans sa nature de recevoir de la forme dans le composé. Dans un tel être, il est vrai que 185

la matière de soi est en pure puissance et n’est en acte que par la forme, s’il est vrai que la forme est la cause de l’acte dans le composé. Cela étant, <la matière>, en tant qu’elle est un certain effet par création, est capable surnaturellement, si cela lui est donné, d’avoir l’être au sens absolu – et ce non par la forme – en 190

participant en son essence l’être divin. Dieu pouvant conserver ce qu’il est à même de créer sans action aucune de la forme, il est dans la nature de <la matière> de pouvoir être quelque chose de subsistant en acte, bien que ce ne soit pas un acte aussi parfait que celui qu’elle possède par la forme dans le composé, s’il est vrai que son acte propre est <d’être> en puissance à l’égard de cet acte ultérieur, d’après ce que dit Avicenne au Livre V de la Métaphysique63: « Par matière nous 195

comprenons une cause, qui est une partie de l’essence de la chose dans laquelle elle se trouve et dans laquelle repose la puissance de son être. » Le Philosophe lui-même affirme au Livre IX de la Métaphysique64 : « Bien que la matière soit en puissance, il n’est pas impossible qu’elle

62 Averroès, De anima, II, comm. 7, (éd. F. Stuart Crawford, p. 139, 32-38, 42-45).

63 Avicenne, Métaphysique (Liber de philosophia prima sive scientia divina, v-x), tr. vi, c. 1 (éd. citée, p. 291,12-14).

64 Aristote, Métaphysique, IX, 8 (1050 a 15-16).

Page 24: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

24

parvienne à la forme ; lorsqu’elle sera en acte, elle sera forme. » À ce propos, le Commentateur65 affirme : « Aussi longtemps qu’elle est en puissance, la matière n’est pas parfaite, et elle n’a pas 200

l’être qui convient à la forme ; mais lorsqu’elle sera actuée, alors elle sera parfaite par la forme et aura l’être que possède la forme. » Autrement, en effet, la matière ne constituerait pas avec la forme un composé vraiment un, ainsi qu’il a été dit66. Mais quelqu’un dira peut-être que si la matière de soi possède un certain acte d’existence, 205

tout en en possédant un plus parfait par la forme, à tout le moins y aura-t-il deux actes dans le composé : l’acte parfait de la forme, et l’autre, imparfait, <celui> de la matière, qui n’est pas contenu dans l’essence de l’acte parfait, de même que l’essence de la forme ne comprend pas l’essence de la matière ; ainsi le composé ne pourra aucunement être un, autrement que par agrégation et par accident. 210

Nous répondons, d’après ce qui a déjà été dit, que <cette conséquence> serait vraie si la matière possédait de par sa propre nature cet acte qu’elle est capable d’avoir de par l’action divine en vertu d’une obédience surnaturelle et qu’elle l’exerçait dans le composé, à la manière de la matière des objets fabriqués, car celle-ci possède par soi la forme qu’elle possède <aussi> 215

sous la forme fabriquée <qui est imprimée en elle>. Dans ce cas en effet, de même que le composé de matière et de forme fabriquée est un étant par soi en vertu de la matière, mais <un étant> par accident de par la forme, de même le composé de matière et de forme naturelle serait étant et un par soi en vertu de la matière, <et serait étant et un> à cause de la forme, et constituerait un agrégat de deux êtres substantiels, ou bien les formes seraient des accidents, 220

comme l’affirmaient les Anciens67. Mais parce que la matière existant dans une forme naturelle 65 Averroès, Métaphysique, IX, comm. 16, éd. B. Bürke, Das neunte Buch des lateinischen Metaphysik-Kommentars von Averroes, Berne, Francke, 1969, p. 59, 19-60, 21.

66 Trad. supra, p. 18, l.162-163.

67 C’est sur ce point capital que se séparent Henri de Gand et Duns Scot. Le docteur gantois admet certes que la matière ait une spécificité quidditative qui la distingue de la forme et qui la rend apte, en vertu d’une obédience surnaturelle, à exister, imparfaitement, sans la forme. Mais parce qu’il accepte aussi la doctrine aristotélico-thomiste selon laquelle la matière n’a d’être que celui que lui confère la forme dans le composé, seul détenteur d’unité, il se voit contraint d’exclure que la matière puisse revêtir concurremment l’être dont elle susceptible en sa qualité de quiddité et celui que lui confère la forme au sein du composé. Or Scot ne se fait pas scrupule de dire que la matière est un certain acte contre la thèse énoncée en ST, Ia, q. 66, a. 1. Il ne voit là

Page 25: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

25

n’exerce pas du tout cet acte mais seulement celui de la forme, à l’égard de laquelle elle est, en sa nature propre, en puissance, alors le composé est étant et un en raison de la forme seule, et il est un au sens strict et non par agrégation. D’où il suit que de même qu’un accident – lequel peut subsister sans sujet de par la puissance divine, alors que par nature son être consiste en un être-225

dans – peut acquérir surnaturellement son acte propre, alors qu’il ne le possède pas dans le sujet dans lequel il existe, ni ne forme une unité d’agrégat de deux êtres avec son sujet, de même, la matière <ne constitue pas un agrégat> avec sa forme substantielle, comme cela a été dit. Ensuite, s’il est vrai, <d’une part>, que l’acte propre de la matière est en puissance à l’égard de l’acte de la forme <alors> que ce qui est en acte, en tant que tel, existe véritablement, <et, d’autre part>, 230

que ce qui est seulement en puissance, en tant que tel, n’existe pas, mais n’est pas non plus pur non-étant, car alors il ne serait pas non plus en puissance, il s’ensuit que sont très vrais tous les propos relatifs à la matière <cités plus haut> selon lesquels elle est proche du néant, située entre l’étant et le non-étant, que c’est un certain néant, et autres affirmations de ce genre. Ainsi, Platon, dans son enquête relative à la nature de la matière, au Livre II du Timée68, répond à sa propre 235

question en disant ceci : « Quelle est donc sa puissance ou sa nature ? Je crois qu’elle est le réceptacle de tous les êtres qui naissent. Elle reste dépourvue de forme lors même que les êtres naissent pour ainsi dire en son sein, et son emploi est semblable à une matière molle et fuyante dans laquelle sont imprimées quantité d’empreintes ; elle est mise en mouvement et configurée par tout ce qui entre en elle, n’ayant de par sa propre nature ni forme ni mouvement, puisqu’elle 240

aucun obstacle à l’unité du composé, et ce, parce que, pour Scot, un être est d’autant plus un qu’il est plus parfait – perfection que lui confère sa forme la plus parfaite – et non pas d’autant plus un qu’il est plus indivisible. Cf. André de Muralt, (1973), p. 70.

68 Ce passage est un patchwork de citations tirées du Timée, 49, 50 et 51, que l’on trouvera aux pages 46, 48 et 49 de l’édition antérieurement citée de la traduction de Calcidius.

Page 26: Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction ...aix1.uottawa.ca/~coteaj/quodIq10.HGand.pdf · 1 Henri de Gand, Quodlibet I, question 10. Introduction, traduction et notes*

26

est dépourvue de forme. C’est pourquoi il ne faut pas dire que <le réceptacle> est la terre, ou l’eau ou aucune des choses qui en sont formées, mais plutôt une espèce invisible, une capacité sans forme, située d’une façon étonnante et incompréhensible entre le néant et la substance, qui n’est ni intelligible ni perceptible par le sens mais qui paraît pouvoir être appréhendée par les choses qui changent en elle, » et qui n’est cependant pas rien. Aussi Platon69245

69 On peut renvoyer, comme le fait l’éditeur R. Macken, au Timée, 53a (trad. Calcidius, éd. citée, p. 51).

a-t-il posé qu’une telle matière a précédé la création du monde d’une durée infinie. C’est donc une confusion verbale et une doctrine philosophique insuffisamment élaborée qui ont conduit les croyants à penser qu’il n’y a pas d’être, d’acte ou d’existence en acte qui ne soient ceux de la forme, ou n’existent par la forme. Voilà les réponses aux objections. 250