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Henri Pirenne

Mahomet & Charlemagne : genèse et aventures d’une hypothèse historique

Sarah Keymeulen

La collection Lecture Libre est éditée par les Archives et Bibliothèques de l’Université libre de Bruxelles

sous la direction de Didier Devriese

Le présent volume est édité à l’occasion de l’exposition Henri Pirenne… Mahomet & Charlemagne: genèse et aventures d’une hypothèse historique, UGent, Universiteitsbibliotheek (mars 2009 – avril 2009) et Université libre de Bruxelles, Bibliothèque des sciences humaines (septembre 2009 – janvier 2010)

Textes du catalogue

Sarah Keymeulen

L’exposition

L’exposition Henri Pirenne… Mahomet & Charlemagne. genèse et aventures d’une hypothèse historique s’inscrit dans le cadre de l’année Pirenne organisée conjointement par l’Université de Gand et l’ULB au cours de l’année académique 2008-2009. Le coup d’en-voi de cette année Pirenne a été donné lors de la séance académi-que du 18 novembre 2008 avec - comme orateur invitée - Martha Howell. Au programme également, un colloque international relatif à la vie et l’œuvre de Pirenne les 27 et 28 mars à Gand et à Bruxelles ainsi qu’un programme dans l’esprit du Mahomet et Charlemagne de Pirenne au cours de la «semaine du Moyen Âge» (du 4 au 8 mai), organisée par l’Institut Einhard.

… à l’Université de Gand

sous la direction de Marc Boone, UGent, Universiteitsbibliotheek en Vakgroep Middeleeuwse geschiedenis - Sarah Keymeulen, Séra-fi en Hulpiau, Els Gabriels

… à l’Université Libre de Bruxelles

ULB, Archives et Bibliothèques - Pascale Delbarre

Adaptation des textes et du catalogue pour l’exposition à l’ULB

Pascale Delbarre

Traduction française du catalogue

Zoé Derleyn

Numérisation des documents

Rik Declerq, Geert Roels

Site Web http://www.henripirenne.be/

Geert Roels

Digithèque Henri Pirenne

http://digitheque.ulb.ac.be/fr/digitheque-henri-pirenne/index.html

Origine des documents

UGent, Universiteitsbibliotheek

ULB, Archives et Bibliothèques

© Archives et Bibliothèques de l’Université libre de Bruxelles

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Avant-propos Cher visiteur,

Bienvenue à l’exposition «Henri Pirenne… Mahomet et Charlemagne: genèse et aventures d’une hypothèse his-torique». Tout comme son nom l’indique, cette exposi-tion est consacrée à la naissance, la réception et la récu-pération de cette thèse importante portant sur le début du Moyen Âge et sur l’infl uence de l’Islam sur l’Europe occidentale. Imaginée durant l’exil de Pirenne en Allema-gne lors de la Première Guerre mondiale ; élaborée dans le climat d’après-guerre de recherche de vérités nouvel-les et de ressentiment anti-allemand ; diffusée par un orateur talentueux qui combinait le statut d’historien éminent avec celui de héros national ; prêchée d’Anvers à Alger, d’Oslo au Caire et au sein des plus importan-tes universités des États-Unis ; encore aujourd’hui au centre de débats intellectuels et politiques, la thèse de Pirenne offre certainement bien assez de matière pour qu’y soient consacrés une exposition et un site Web.

Une approche “classique” vous guide à l’aide des infor-mations contenues dans ce guide de visite le long des dif-férentes vitrines, dans lesquelles l’histoire de la genèse et des aventures de la thèse Mahomet et Charlemagne est illustrée en parallèle avec la vie et l’œuvre de Pirenne, à l’aide de la riche collection d’archives de l’ULB. À l’épo-que, ces archives furent reliées de cuir épais et il nous est, de ce fait, pratiquement impossible d’exposer les originaux. Nous avons donc choisi de présenter des piè-ces qui ont été scannées au sein du laboratoire de la bibliothèque de l’UGent (Université de Gand).

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Si, suite à la visite de cette exposition, vous souhaitez en savoir plus sur Henri Pirenne et sur Mahomet et Char-lemagne, nous vous invitons à consulter le site www.henripirenne.be.

Vous y trouverez l’histoire sous-jacente aux textes pré-sentée d’une manière plus approfondie que la version concise à laquelle nous avons du nous limiter dans le cadre de cette exposition, ainsi que quantité d’illustra-tions supplémentaires et de liens vers des articles com-plémentaires et d’autres sites Internet.

Par ailleurs, de nombreux textes d’Henri Pirenne sont accessibles via la Digithèque Henri Pirenne, projet porté par les Archives et Bibliothèques de l’Université libre de Bruxelles, qui conservent une grande part des archives personnelles du professeur Pirenne et une partie de sa bibliothèque :

ht tp://d ig i theque .ulb.ac .be/ f r/d ig i theque -henr i -pirenne/index.html

On y trouvera notamment une partie importante des articles cités dans le texte.

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Introduction

Henri PirenneHenri Pirenne (1862-1935) est sans conteste l’historien belge le plus renommé. Après des études à la faculté de Philosophie et Lettres de Liège, il est nommé pro-fesseur d’histoire médiévale à l’Université de Gand. Son enseignement porte sur la croissance des villes médié-vales et sur le rôle de l’Islam dans la chute de l’Empire romain. Fasciné par les disciplines scientifi ques telles que la sociologie, l’économie et la psychologie, il est le premier historien belge à adopter un regard dépassant les limites de sa propre discipline. Son enseignement inspiré fait de lui le père de l’école historique gantoise. Son œuvre monumentale - Histoire de Belgique - ainsi que sa thèse sur l’infl uence de l’islam sur l’histoire de l’Europe (occidentale) l’ont rendu célèbre tant en Belgi-que qu’à l’étranger et ce jusqu’à nos jours.

Mahomet et CharlemagneOn trouve une brève allusion à l’idée qui sous-tend Mahomet et Charlemagne dans des notes de cours d’étudiants de Pirenne dès 1889, mais on s’accorde habituellement à dire que Pirenne imagina sa thèse lors de son exil en Allemagne aux environs de 1917. Après un premier article sur le sujet en 1922, Pirenne publie une série d’études détaillées, à la recherche d’arguments additionnels et défend sa position lors de nombreuses conférences en Belgique comme à l’étranger. Peu avant sa mort en 1935, il achève le manuscrit de Mahomet et Charlemagne et le livre est publié de manière posthume en 1937. Cette thèse fait encore débat de nos jours.

En résumé, la thèse de Pirenne soutient que le «Moyen Âge sombre» n’aurait pas été induit par les invasions germaniques - comme on le présente traditionnelle-ment - mais bien par les conquêtes arabes, quelques siè-cles plus tard. Le contrôle de la région méditerranéenne

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par les arabes aurait entraîné une rupture des échanges entre l’Orient et l’Occident, forçant l’Europe occidentale de l’époque carolingienne à un repli sur soi, cédant ainsi la place à une société autarcique et féodale. Par consé-quent, l’Islam constitue le berceau de notre civilisation d’Europe occidentale, ou, comme le formule Pirenne: «Sans Mahomet, Charlemagne serait inconcevable.».

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Les années fastes

1886-1913Naissance et jeunesse à Verviers

Henri Pirenne naît à Verviers le 23 décembre 1862, dans une famille d’industriels du textile. Son père, Lucien Henri Pirenne et sa mère, Marie-Virgine Duesberg, sont tous deux issus de grandes familles verviétoises. La fabrique Pirenne-Duesberg, dont Pirenne est supposé prendre la suite, est une des premières à installer des métiers à tisser mécaniques à grande échelle. Pirenne débute son éducation à sept ans à l’École Industrielle et Littéraire de Verviers. Il apparaît rapidement qu’il n’est pas suffi samment doué en mathématiques pour poursuivre des études d’ingénieur à l’Université, études destinées à le préparer à l’entreprenariat. Le fait que Pirenne soit confronté dès l’enfance aux ambitions, aux possibilités et aux risques liés à l’industrie et au com-merce est déterminant dans la compréhension et l’in-térêt qu’il manifestera plus tard pour les aspects tant économiques que sociaux du commerce de la fi n du Moyen Âge.

Une vocation d’historien à l’Université de LiègeEn 1879, Pirenne entame des études de droit et prépare sa candidature en Philosophie et Lettres à l’Université Royale de Liège. Il y découvre alors le cours de Godefroid Kurth sur le Moyen Âge qui le captive totalement. L’in-fl uence du catholique conservateur Kurth sur la «voca-tion» historique de Pirenne est telle que Jan Dhondt fera remarquer – dans une allusion à la célèbre phrase de Pirenne issue de Mahomet et Charlemagne – «Sans Kurth, il n’y aurait probablement pas de Pirenne.» Les quatre années d’études de Pirenne à Liège correspon-dent aux années durant lesquelles Paul Fredericq y ensei-gne l’histoire. Durant une grande partie de leurs carriè-res respectives, Pirenne et Fredericq seront collègues à

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l’Université de Gand. Ils partageront également l’épisode le plus dramatique de leur vie: deux années de détention en Allemagne au cours de la Première Guerre mondiale.

Le 6 juillet 1883, Henri Pirenne obtient son doctorat en histoire avec la thèse Histoire de la constitution de la ville de Dinant au Moyen Âge. Dans cette thèse appa-raît déjà l’un des sujets de recherche qui vaudront à Pirenne une reconnaissance internationale, à savoir la ville médiévale et ses institutions

Une nouvelle ville, un nouvel élanPeu de temps après sa nomination en 1985 à l’Université de Liège, Pirenne accepte – le 9 septembre 1986 – un poste à l’Université de Gand pour y enseigner l’histoire générale du Moyen Âge et l’histoire de Belgique. En 1889, il est promu professeur ordinaire. Il s’agit là d’une carrière académique plutôt fulgurante pour un jeune verviétois promis, à l’origine, à un avenir de baron du textile. Pirenne est le moteur de réformes importantes de l’enseigne-ment supérieur et de la recherche en Belgique. Aux alen-tours de la trentaine, il jouit déjà d’une solide réputation auprès des historiens européens, réputation qui rejaillit sur l’Université de Gand. Le jeune professeur s’acclimate rapidement à la société gantoise. Le 19 décembre 1887, il épouse Jenny Vanderhaeghen, fi lle d’une famille aisée de la bourgeoisie gantoise. De ce mariage naissent qua-tre fi ls, Henri-Edouard (1888), qui deviendra professeur d’éthique et de métaphysique à Gand; Jacques (1891), professeur à l’ULB et secrétaire du roi Léopold III; Pierre (1895), qui décède au cours de la Première Guerre mon-diale et Robert (1900), substitut du procureur du roi.

Premières traces de la thèse de Pirenne ?Parmi les notes de l’étudiant G.Würth du cours de Pirenne «Histoire politique du Moyen Âge», on trouve quelques allusions à la thèse Mahomet et Charlemagne. D’après ces notes, Pirenne fait référence à la mer Méditerranée comme «lac musulman» dès 1889 et il souligne déjà le rôle de l’Islam dans l’histoire de l’Europe occidentale.

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Ceci ne prouve cependant pas que Pirenne commence déjà à concevoir cette illustre thèse avant le changement de siècle ou même avant la Première Guerre mondiale. Suite à des recherches dans les archives, le biographe de Pirenne, Bryce Lyon, identifi e la naissance de la thèse durant la période de l’exil en Allemagne (1916-1918).

Les années fastesDurant cette période, Pirenne se bâtit une solide répu-tation d’historien. En 1891, il publie Histoire du meur-tre de Charles le Bon, comte de Flandre (1127-1128) par Galbert de Bruges. Il s’agit de la première édition scien-tifi que d’un texte pour le moins particulier relatif à l’his-toire de la Flandre médiévale : le «journal» de Galbert de Bruges, compte-rendu par un témoin oculaire de la dra-matique crise politique que connait le comté de Flandre suite à l’assassinat, en 1127, du Comte Charles le Bon.

En 1893 paraît l’article infl uent L’origine des constitu-tions urbaines au Moyen Âge, lequel attire sur Pirenne l’attention des milieux intellectuels européens. Il y fait une avancée prudente vers sa fameuse future thèse Mahomet et Charlemagne : «Quand la Méditerranée est devenue un lac musulman, c’en est fait, et l’on entre alors décidément dans l’âge agricole du Moyen Âge.»

Juste avant le changement de siècle paraît la première partie, en allemand, de l’œuvre majeure de Pirenne Histoire de Belgique, sous le titre Geschichte Belgiens. Pirenne écrit cette partie sur une commande de son ami Karl Lamprecht, dans le cadre de la série Geschichte der Europäischen Staaten. Avec cette Histoire de Belgique, dont la dernière partie sera publiée en 1932, Pirenne rencontre un succès énorme et devient «l’historien de la Belgique» ; «l’historien national». Après la Première Guerre mondiale, son prestige ne cessera de croître.

En 1902 paraît Chronique rimée des troubles de Flan-dre en 1379-1380. Le texte témoigne autant du métier de Pirenne que de son intérêt pour les mouvements sociaux et la politique urbaine. Sa réputation d’éminent

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historien lui permet déjà de devenir membre de nom-bre de commissions et d’associations prestigieuses et lui vaut le premier d’une série de diplômes de Docteur Honoris Causa (Leipzig, 1909).

En 1910, Pirenne publie Les anciennes démocraties des Pays-Bas, une œuvre qui, encore une fois, témoigne d’une approche fondamentalement novatrice en combi-nant des concepts et des modèles issus d’autres scien-ces sociales afi n de parvenir à une analyse globale d’une période et d’une problématique.

En mai 1914 paraît un remarquable article de Pirenne : Les périodes de l’histoire sociale du capitalisme. Dans cet article, Pirenne adopte des positions proches du compa-ratisme de Max Weber et de la vision de Karl Marx. Cet article ainsi que les études sur les institutions urbaines comptent parmi les textes les plus créatifs et novateurs de Pirenne, dans cette période précédant le bouleverse-ment dramatique de la Première Guerre mondiale.

Un premier hommage au maîtreEn 1912, à l’occasion de ses 25 années de professorat à l’Université Royale de Gand ainsi que de la sortie du quatrième volume de l’Histoire de Belgique, une célé-bration en l’honneur de Pirenne se tient au Palais des Académies de Bruxelles. Au cours de la manifestation, la création de la Fondation Pirenne est annoncée. Des centaines d’amis et de collègues sont présents et le Roi Albert envoie un télégramme de félicitations. Dans son discours de remerciements, Pirenne se montre tout à fait conscient des circonstances favorables dont sa famille et sa carrière ont bénéfi cié jusque là. Cette bonne fortune ne devait cependant pas durer et la Pre-mière Guerre mondiale provoque dans sa vie un brutal retournement de situation qui modifi era profondément sa vision de la vie et de l’Histoire.

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Le choc de la première Guerre Mondiale

1914-1918Le grand bouleversement

À la veille de la première Guerre Mondiale, Pirenne n’est qu’à peine conscient des temps troublés qui s’annon-cent. Il travaille assidûment au cinquième volume de son Histoire de Belgique et entretient des amitiés avec des historiens allemands tels Arnheim et Lamprecht. En août 1914, la déclaration de guerre allemande est un véritable choc, d’autant que Pirenne prend conscience de ce que les «coupables» sont également à chercher du côté des historiens renommés, lesquels défendent la guerre comme mission sacrée censée apporter la culture allemande supérieure à l’Europe. Du jour au lendemain, Arnheim, Lamprecht et bien d’autres qui comptaient parmi ses amis deviennent ses ennemis. En novembre, son fi ls Pierre est tué à la bataille de l’Yser alors qu’il n’a que dix-neuf ans. Début 1916, Kurth, son ancien professeur, décède également, désillusionné et brisé par les méthodes de l’occupant allemand, lui qui avait été un des premiers à adopter la méthodologie his-torique allemande.

«Flamandisation» de l’UniversitéSuite à l’invasion allemande d’août 1914, l’Université de Gand reste fermée. La nouvelle rentrée académique est postposée dans l’attente d’instructions du gouver-nement belge. En septembre 1915, Friedrich Ecker, le Zivilpräsident de la Flandre orientale s’enquiert de la disposition des professeurs gantois à reprendre les cours pour l’année académique à venir. Le conseil académique gantois répond par un non catégorique, réponse fortement infl uencée par Henri Pirenne, Joseph Bidez et Paul Fredericq. Lorsque, fi n 1915, Von Bissing annonce la « fl amandisation » de l’Université

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de Gand, un concert de protestations s’élève immédia-tement du côté francophone. Début février 1916, une nouvelle enquête est lancée, cette fois afi n de détermi-ner si les professeurs sont prêts à dispenser leur ensei-gnement en néerlandais. Les réponses sont à nouveau négatives. Du côté des autorités allemandes, on soup-çonne Pirenne et Fredericq d’avoir orchestré cet acte de résistance.

L’exil en AllemagneLe 18 mars, Pirenne est réveillé en sursaut par de grands coups frappés à sa porte. Un offi cier de police allemand lui ordonne de se rendre immédiatement à la Kommandantur. Sur place, on l’informe sans autre forme de procès qu’il est en état d’arrestation et qu’il sera immédiatement envoyé en Allemagne comme prisonnier. Aucune argumentation n’est possible et Pirenne n’a pas le temps de prendre congé des siens. Sa femme parvient, grâce à un petit mot à la femme d’ouvrage, à lui faire porter une couverture pour le voyage. Au même moment, Fredericq est lui aussi déporté vers l’Allemagne. Ils passeront ensemble deux ans et huit mois d’exil.

Le camp d’officiers de KrefeldTandis que Fredericq est envoyé dans un camp de pri-sonniers civils à Gütersloh, Pirenne reste - dans un pre-mier temps - dans un camp à Krefeld, seul civil parmi 800 offi ciers belges, anglais, français et russes. Le camp comporte un théâtre, une bibliothèque, une petite école et Pirenne réside dans une chambre particulière du baraquement 58. Fasciné par la langue et la culture russes qui lui sont totalement inconnues, il se lie d’ami-tié avec un lieutenant russe qui lui apprend la langue (les cahiers d’exercices de Pirenne sont conservés dans ses archives) et l’initie à l’histoire russe. Ces échanges intellectuels élargissent sa vision historique au-delà des frontières de l’Europe occidentale et attirent son attention sur l’Empire byzantin et l’impact des arabes

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et de l’Islam au niveau de la Méditerranée. C’est cette nouvelle perspective qui sera à la base du Mahomet et Charlemagne.

Protestation internationaleEntre-temps, la détention de Pirenne n’est pas passée inaperçue. Le monde intellectuel et politique déploie des efforts frénétiques afi n d’obtenir la libération du professeur gantois. De nombreux communiqués de presse et éditoriaux en Belgique et ailleurs expriment l’indignation que suscite ce nouvel acte de barbarie alle-mande. Des pétitions lancées par des corps professo-raux internationaux sont transmises à Von Bissing. Le roi Alphonse XIII d’Espagne, le président Wilson et le Vatican tentent d’intercéder auprès du Keiser allemand pour la libération de Pirenne. En vain.

Le camp civil de HolzmindenUn mois après son arrivée à Krefeld, Pirenne donne un premier cours sur le Moyen Âge. Très rapidement, il donne deux fois par semaine des cours sur l’his-toire européenne lesquels rencontrent un grand suc-cès. Fin mai 1916, il est transféré vers un camp de prisonniers civils à Holzminden. Son espoir que ce camp soit conçu pour des prisonniers «de milieux aisés» est rapidement déçu: dans les baraques vivent environ 10.000 prisonniers civils d’Europe de l’Est et de l’Ouest, issus de toutes les couches sociales. Il s’agit là d’une petite ville en soi, mais avec des instal-lations de misère et un manque total d’intimité. Tou-tefois, Pirenne a la possibilité d’emprunter des livres et il reçoit tant de colis de nourriture et de cigarettes qu’il en distribue une partie à ses compagnons moins fortunés. Il progresse encore dans l’apprentissage du russe et donne à nouveau des cours sur l’histoire éco-nomique et sociale de l’Europe. Les cours deviennent rapidement si populaires que les auditeurs se pres-sent autour de la baraque et que malgré cela, «l’on peut entendre les poux sauter.»

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La ville universitaire d’IenaFin août 1916, sous la pression internationale, Pirenne et Fredericq sont transférés vers la ville d’Iéna. Ils séjour-nent à l’hôtel Zum Schwarzen Barën et ont la possibilité de profi ter des installations universitaires. Ils doivent se présenter deux fois par semaine auprès de l’Ober-bürgermeister et leur correspondance est censurée. Pirenne découvre la manière dont certains intellectuels allemands se sont mis - sans aucun esprit critique - au service de l’état et glorifi ent la puissance militaire et la supériorité de la culture allemandes. Après quelques mois passés à Iéna, Pirenne et Fredericq sont soupçon-nés de conspirer contre l’état allemand et sont à nou-veau séparés. Pirenne est alors emmené vers le petit village perdu de Kreuzburg-aan-de-Werra.

Kreuzburg-aan-de-WerraKreuzburg-aan-de-Werra est la dernière étape du par-cours de prisonnier de guerre de Pirenne. Il jouit d’un certain confort dans sa chambre au Gasthof Zum Stern, mais la solitude lui pèse. Afi n de briser la monotonie des jours et de chasser le pessimisme qui le conduit, entre autres, à rédiger son testament, Pirenne entreprend l’écriture d’une histoire de l’Europe - des invasions ger-maniques à son temps - dans laquelle il envisage de développer les idées et les hypothèses qu’il a émises durant ses cours au camp de Holzminden. C’est dans ce contexte qu’il formule pour la première fois l’idée qui sous-tend le Mahomet et Charlemagne. L’absence de lit-térature secondaire s’avère une bénédiction, l’obligeant à synthétiser sa grande érudition et stimulant sa pensée sur l’histoire et ses méthodes. Les notes et réfl exions à ce sujet seront rassemblées par la suite dans le recueil Réfl exions d’un solitaire.

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L’historien de la Belgique

1918-1922Déçu par l’Allemagne

La libération ouvre un nouveau chapitre dans la vie de Pirenne, plus distingué et honoré qu’il aurait pu l’ima-giner avant guerre, mais également marqué par une vision complètement neuve des «méthodes et théories allemandes». Jusqu’en 1914, le savoir de Pirenne était en totale harmonie avec la culture allemande. Il comp-tait, en Allemagne, de nombreux amis auxquels il était redevable de maints concepts. C’est aussi en Allemagne qu’il s’était vu remettre le diplôme de Docteur Hono-ris Causa, entre autres distinctions. La guerre y met fi n brutalement. L’attitude hostile de Pirenne à l’égard de l’Allemagne durera jusqu’à la fi n de sa vie et infl uence largement son interprétation du rôle des invasions germaniques durant le haut Moyen Âge, ainsi qu’il le formulera de manière défi nitive dans Mahomet et Charlemagne.

Un recteur combatifLors de la réouverture de l’Université de Gand le 21 jan-vier 1919, Fredericq est nommé recteur. Affaibli par la guerre, il passe le fl ambeau quelques mois plus tard à Pirenne, lequel demeure recteur de l’institution jusqu’en 1921. Il saisit l’occasion des cérémonies d’ouverture des rentrées académiques pour prononcer des discours enfl ammés. Le premier, « la nation belge et l’Allemagne », est une critique cinglante de l’émergence du racisme dans l’Allemagne du 19ème siècle. Le discours de 1921, « Ce que nous devons désapprendre de l’Allemagne », est encore plus explicite. Pirenne y dénonce l’abus idéo-logique de la science. En 1920 paraissent également les Souvenirs de captivité en Allemagne (Mars 1916

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– Novembre 1918), reprenant une sélection de ses car-nets de guerre.

L’historien de la patrieLe 30 avril 1921, peu de temps après qu’il ait reçu pour la seconde fois le Prix quinquennal d’histoire natio-nale, la Ligue Nationale des Souvenirs rend hommage à Pirenne - à la demande du Roi Albert - en tant que fi gure symbolique de la résistance intellectuelle lors de la Première Guerre mondiale. Dans de longs panégyri-ques, il est encensé comme «historien de la patrie» et «grand patriote», dans des proportions telles qu’il fait remarquer que Fredericq ainsi que nombre d’autres bel-ges ont enduré exactement les mêmes choses que lui durant la guerre et qu’il a écrit une Histoire de Belgique «comme j’avais écrit une Histoire des Etrusques, sans raison de sentiment ou de patriotisme.» Cependant, sa réputation est créée. Il est devenu une fi gure publique et une icône nationale qui sera utilisée par le gouverne-ment à l’étranger.

Le voyage aux USAL’année suivante, Pirenne est ainsi envoyé aux États-Unis comme «ambassadeur belge» afi n de témoigner de l’expérience belge de la guerre. À l’automne 1922, Pirenne et sa femme Jenny embarquent à destination de New York à bord du Red Star Line. L’invitation à la Maison Blanche et l’accueil de Pirenne par le président Harding et le ministre Hoover sont sans conteste un événement «politique». Cependant, les conférences – proposées dans presque toutes les universités amé-ricaines (Harvard, Berkeley, Yale, Stanford, Princeton, Columbia, etc.) – représentent un événement scien-tifi que important ainsi que la preuve d’une réputation établie sur des bases professionnelles et permettent à Pirenne de nouer de nouveaux contacts. Effectivement, au cours des années suivantes, de nombreux jeunes alu-mni et post-gradués américains viennent à Gand sur les instances de Pirenne.

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Par ailleurs, une agréable surprise attend Pirenne à Princeton. À son arrivée, il apprend qu’il y a été nommé maître de conférence, et ce depuis déjà six ans. Mani-festement, alors que Pirenne était en exil en Allemagne, le président de l’époque, Woodrow Wilson, également professeur à l’Université de Princeton, avait orchestré cette nomination afi n de tenter d’obtenir la libération de Pirenne. En effet, en tant que maître de conféren-ces, ce dernier était attendu aux États-Unis. Une trou-vaille originale qui n’avait cependant pas convaincu les allemands.

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Mahomet et Charlemagne, de l’ébauche à la concrétisation

1922-1935Le premier article

En 1922, Pirenne publie dans la Revue Belge de Philolo-gie et d’Histoire (revue dont il est fondateur), un premier article relatif à sa vision de la transition de l’antiquité au Moyen Âge, article qui porte déjà le nom programma-tique de « Mahomet et Charlemagne ». Peu de temps auparavant, il avait présenté publiquement sa thèse à l’occasion de deux conférences à Lille et à Anvers. Les coupures de presse relatives aux conférences font état d’un scepticisme mou parmi les auditeurs. Des histo-riens et amis tels Léon Van der Essen et James Shotwell manifestent, quant à eux, un vif enthousiasme. Selon le premier, Pirenne possèderait un «anneau magique» qui lui permettrait d’avoir une vision tout à fait novatrice de sujets déjà bien connus tandis que, pour le second, il aborderait un point essentiel avec cette thèse.

Pirenne saisit l’occasion des conférences aux Etats-Unis pour expérimenter, pour la première fois, sa thèse sur un public international. Il déduit de cette expérience que, d’une part, sa thèse provoque une grande effervescence parmi les historiens et que, d’autre part, il doit à présent l’étayer de solides preuves afi n de convaincre ces derniers. Il consacrera le reste de sa carrière à cette recherche.

Le second articleUn an après la parution de l’article « Mahomet et Char-lemagne », Pirenne publie une suite sous le titre « Un contraste économique. Mérovingiens et Carolingiens ».

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L’intention de cet article est d’apporter la preuve d’une rupture de l’activité économique entre les Mérovingiens et les Carolingiens, ce qui, selon Pirenne, démontre en soi que le début du Moyen Âge n’est pas induit par les invasions germaniques - comme on le pensait jusque là - mais bien par les conquêtes arabes, quelques siècles plus tard. Cette fois encore, il présente directement ses conclusions à un public d’historiens, à l’occasion du Cinquième congrès International des Sciences Histori-ques de Bruxelles organisé sous sa présidence en 1923.

En 1924, alors que Pirenne se rend à Cambridge comme professeur invité, il expose à nouveau sa thèse lors d’une conférence au sujet de « L’Islam et l’Europe occidentale, Infl uence de l’invasion Musulmane sur la civilisation occidentale ». Peu de temps après, Pirenne prend quel-ques notes à propos d’un «débat grotesque» mené par Moureau au sujet de son hypothèse. Par ailleurs, Bloch lui écrit une lettre amicale dans laquelle il lui fait part du fait qu’il n’est pas entièrement convaincu par sa thèse. Déterminé à convaincre les sceptiques, Pirenne entre-prend une série d’études détaillées afi n de réunir des arguments complémentaires et d’étayer sa thèse.

Et entre-temps…En 1924, Pirenne achève la quatrième et dernière par-tie de son Recueil de documents relatifs à l’histoire de l’Industrie drapière en Flandre ; une édition de sour-ces monumentale qu’il publie en collaboration avec le chartiste français Georges Espinas dans le cadre d’une série de la Commission Royale d’Histoire. En 1925, les conférences que Pirenne a données lors de sa tournée aux États-Unis en 1922 sont publiées par la Princeton University Press sous le titre Medieval cities. Le livre est réédité un nombre incalculable de fois et, en 2008, fait toujours partie des listes de «required books» des étu-diants américains. En 1927, la version française paraît sous le titre Les villes du Moyen Âge.

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Les premiers chapitres sont un nouveau corollaire à la thèse Mahomet et Charlemagne. En 1925, il développe encore sa thèse avec l’étude détaillée Le fi sc royal de Tour-nai qui démontre une fois de plus que les institutions de l’Empire romain persistent au temps des Mérovingiens, donc après les invasions germaniques. Il donne égale-ment de nouvelles conférences sur le sujet : à l’Univer-sité de Bordeaux sur « L’importance de l’invasion musul-mane dans l’histoire économique » et à l’Université de Gand sur « L’Empire romain et le Moyen Âge ».

La percée au niveau international de la thèse de Pirenne

Cinq ans après l’hommage rendu à Pirenne pour ses actes héroïques en temps de guerre, une nouvelle mani-festation lui est consacrée, cette fois en l’honneur de ses quarante années de professorat à Gand et de la publica-tion du sixième volume de l’Histoire de Belgique. À cette occasion, deux importants volumes intitulés Mélanges d’histoire lui sont offerts. Ils comportent des articles d’étudiants et d’amis, des photos et une biographie complète de son œuvre. Pour Pirenne, cela sonne pres-que comme un adieu à sa carrière gantoise. En effet, dans la lutte de jour en jour plus acharnée pour la «fl a-mandisation» de l’Université, il prépare son déménage-ment vers Uccle, qui a lieu dès l’instant où le fl amand devient la langue véhiculaire à Gand.

Nouvelles études détailléesEn 1926, Pirenne fait part de ses conclusions aux étu-diants de l’École des Chartes à Paris. Dans ses notes préparatoires à cette conférence, il insiste à nouveau sur la surestimation de l’impact des invasions germaniques, en particulier dans l’historiographie allemande.

Les années suivantes, Pirenne poursuit une tournée internationale avec sa thèse. En 1927, il présente Maho-met et Charlemagne à Copenhague et donne également quelques cours à Prague sur «Les débuts du Moyen Âge et la grande invasion musulmane». En 1928, après

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de nouvelles recherches détaillées, il découvre une autre discordance entre la période mérovingienne et la période carolingienne: l’usage du papyrus comme maté-riau d’écriture principal est remplacé, au 8ème siècle, par le parchemin - conséquence du contrôle arabe sur la région méditerranéenne qui empêche les échanges avec l’ouest. Il expose cette découverte dans l’article « Le commerce du papyrus dans la Gaule mérovingienne ». La même année, il publie une étude détaillée « Un pré-tendu drapier milanais en 926 », dans laquelle il rejette la persistance du commerce du textile entre le nord de l’Italie et l’Allemagne au début du 10ème siècle, à nou-veau afi n de démontrer que les invasions arabes ont blo-qué les contacts commerciaux entre l’ouest et la région méditerranéenne.

Le congrès International d’OsloEn août 1928, se tient le Congrès Historique Interna-tional d’Oslo, un forum parfait pour la présentation de sa thèse à ses collègues étrangers. La conférence de Pirenne « L’Expansion de l’Islam et le commencement du Moyen Âge » lors de la séance d’ouverture fait l’effet d’une bombe et génère un intense débat tout le reste de la journée. Des historiens tels Dopsch, Halicki, Colen-brander et Bloch avancent des contre-arguments dont Pirenne prend note consciencieusement afi n de pou-voir y répondre. Pirenne reconnaît que de plus amples recherches seront nécessaires, mais il continue à sou-tenir la thèse selon laquelle ce ne sont pas les invasions germaniques mais bien les conquêtes arabes qui ont induit un déplacement signifi catif du centre de gravité de la région méditerranéenne vers l’Europe de l’ouest.

Une vengeance inconsciente ?En 1929, Pirenne donne de nouvelles conférences sur «L’Islam et le Moyen Âge» aux universités de Montpel-lier et de Gand. Dans sa correspondance avec des col-lègues historiens, il échange idées et opinions sur son hypothèse Mahomet et Charlemagne, laquelle continue

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de résister à toutes les objections. Il répond de manière immédiate à toutes les remarques concernant sa thèse, comme en témoignent ses annotations sur une lettre de P.Peeters datée du 3 juin 1929 : «Cette note ne détruit en rien ma thèse». Dans son analyse critique du «phé-nomène Pirenne» en 1966, Jan Dhondt se réfère au Mahomet et Charlemagne comme à une «catastrophe scientifi que», une idée «conçue alors que l’accès aux sources était encore très restreint et développée à une époque de sa vie durant laquelle il était déjà si fermé à la contestation des faits que sa thèse en était devenue un véritable axiome.».

La thèse Mahomet et Charlemagne était peut-être, en outre, devenue inconsciemment pour Pirenne une «revanche scientifi que» sur l’Allemagne et l’historiogra-phie allemande. Pirenne voulait à tout prix prouver «ce que nous devons désapprendre de l’Allemagne» et com-bien l’infl uence des invasions germaniques sur l’histoire de l’Europe occidentale avait été exagérée. D’après Cin-zio Violante, ce «travail de deuil» relatif à la part alle-mande de sa propre culture conduisit indirectement Pirenne à l’idée qui sous-tend Mahomet et Charlema-gne ainsi que son Histoire de l’Europe. Autrement dit, à la base de la thèse de Pirenne se trouve, à tout le moins, une motivation psychologique extra-scientifi que – son ressentiment anti-allemand après la Première Guerre mondiale – qui le pousse à n’étayer sa thèse que dans un second temps en cherchant, et avec quelles diffi cultés, des arguments au sein des sources.

Un éméritat actifEn avril 1930, la « fl amandisation » complète de l’Uni-versité de Gand avérée, Pirenne demande à prendre sa retraite, comme il l’avait planifi é. Il accède offi ciellement à l’éméritat le 20 mai 1930. Il déménage alors dans sa nouvelle maison à Uccle. À Bruxelles, Pirenne continue ses recherches relatives à la transition du Moyen Âge. Il publie deux nouvelles études détaillées afi n de démon-trer que le commerce entre l’est et l’ouest perdure au

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cours de la période mérovingienne: Le Cellarium Fisci: une institution économique des temps mérovingiens et Le char à bœufs des derniers Mérovingiens: note sur un passage d’Eginhard.

En janvier et février 1931, Pirenne est professeur invité de l’université d’Alger. Entre-temps, il est rompu à l’exer-cice des conférences sur Mahomet et Charlemagne et présente sa thèse avec toute l’éloquence dont il est capable et avec force comparaisons ingénieuses. Ainsi indique-t-il - entre autre - dans ses notes préparatoires à Alger: «Faire l’histoire du haut Moyen Âge sans tenir compte de la Méditerranée et de l’invasion musulmane et en ne se plaçant que du point de vue barbare (c’est vraiment un point de vue barbare), c’est comme faire l’histoire grecque sans tenir compte des guerres médi-ques ou l’histoire de la Révolution française sans tenir compte des guerres contre l’Europe.».

Les cours public à l’ULBDe retour en Belgique, Henri Pirenne donne fi n mars une conférence à Anvers sur «La Méditerranée, L’Islam et les croisades». Le mois suivant, son fi ls Robert décède à 31 ans. Convaincu que le travail est le meilleur moyen de surmonter son chagrin, il met la dernière main à son Histoire de Belgique et, à l’automne 1931, donne à l’ULB une série de conférences sur «Mahomet et Charlema-gne – Essai sur les origines du Moyen Âge» en tant que professeur invité. Pour prévenir de potentielles critiques des défenseurs de la conception courante, il défend sa thèse avec ces mots : «Il n’est pas question ici d’ico-noclastie. Le progrès scientifi que indique une vue nou-velle.» La série de conférence à l’ULB est un succès et un événement social populaire, puisque non seulement les professeurs et étudiants y assistent, mais également des membres du gouvernement et des notables.

Le parachèvement de l’Histoire de BelgiqueEn mars 1932, une nouvelle célébration est consacrée à Pirenne par Le Flambeau à l’occasion de l’achèvement

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de son Histoire de Belgique. Dans le septième et dernier tome de son œuvre majeure, Pirenne traite de la période allant jusqu’à la Première Guerre mondiale. Il reçoit éga-lement pour ce volume, le prestigieux prix Francqui. Le prestige scientifi que considérable de Pirenne déteint donc également sur l’histoire «de son propre temps» qui a trop longtemps et injustement été considérée comme non scientifi que. L’Histoire de Belgique ache-vée, Pirenne peut consacrer tout son temps à l’écriture du livre Mahomet et Charlemagne, travail qui - ainsi qu’il l’écrit à Huizinga - le passionne «comme si j’avais encore vingt ans».

Le temps de Mahomet et CharlemagneEn 1933, Pirenne démontre, avec son article « Le trésor des rois mérovingiens », que les mérovingiens avaient maintenu les institutions fi nancières romaines jusqu’à ce que les conquêtes arabes coupent les voies com-merciales au milieu du 7ème siècle et qu’une transition rapide vers une économie agraire se mette en place en Europe occidentale. La même année, Pirenne donne des conférences à Rome sur « L’Invasion de l’Islam dans la Méditerranée et les débuts du Moyen Âge » et sur « La Méditerranée, les Germains et l’Islam ». Dans une nou-velle étude détaillée « La fi n du commerce des syriens en Occident », Pirenne soutient que le commerce entre l’est et l’ouest méditerranéens fut maintenu au fi l du septième siècle par l’intermédiaire de marchands syriens. Il décou-vre également que la connaissance du latin à l’époque des conquêtes arabes, ainsi que la formation de l’Europe occi-dentale féodale, étaient l’apanage de l’Eglise, découvertes qu’il publie dans l’article « De l’état de l’instruction des laïques à l’époque mérovingienne » (1934).

À présent, Pirenne a rédigé suffi samment d’argumentai-res et rassemblé suffi samment de sources archéologi-ques et numismatiques pour pouvoir s’atteler à la rédac-tion de Mahomet et Charlemagne. Il se rend d’abord au Caire, via une escale à Rome, et y donne une série de conférences sur « L’Expansion de l’Islam dans la Méditer-

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ranée et les débuts du Moyen Âge ». La fi lle d’un expatrié français fait un compte-rendu amusant d’une des confé-rences à laquelle elle a assisté, lequel donne l’image d’un conférencier enthousiaste qui, même auprès d’un public très jeune, souhaite transmettre le concept de «critique historique».

La finalisation de la thèseEn 1935, à l’occasion de sa visite annuelle à l’Institut His-torique belge, Pirenne donne une dernière conférence avant son décès : « La Méditerranée, les Germains et l’Islam ». La thèse est encore une fois contestée. Un pro-fesseur de droit oriental, Ene Carusi, réfute l’affi rmation de Pirenne selon laquelle l’Islam a mit fi n à la persistance des institutions romaines. En effet, selon ce professeur, le droit des musulmans est basé sur le droit romain. Pirenne fait référence dans ses notes à ces objections comme «une curieuse manifestation de nationalisme.». Dans le quotidien La Nation belge, l’incident est relaté de façon plus subtile mais non moins cinglante: «M.E. Carusi félicita chaleureusement le professeur belge au nom de l’Université de Rome. Non cependant sans for-muler quelques réserves à l’égard d’une thèse qui, en établissant une cassure après l’Empire, n’est peut-être pas assez compatible avec une fi liation à laquelle les Romains d’aujourd’hui tiennent beaucoup…». De retour à Uccle, Pirenne met la dernière main au manuscrit de Mahomet et Charlemagne qu’il a achevé en moins de quatre mois en s’imposant un planning très strict. Pirenne l’appelle son «monstre» : la première rédaction qui doit encore être corrigée, à laquelle il faut également ajouter des notes de bas de page et dont de nombreuses données restent à compléter. Pirenne n’en verra pas la publication.

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Le Testament spirituel de Pirenne

Le décèsEn mai 1935, peu de temps après l’achèvement du manuscrit de Mahomet et Charlemagne, Pirenne perd un troisième fi ls, Henri-Edouard, lequel succombe à une crise cardiaque. Le soir même, Pirenne tombe malade. Il ne se rétablira pas et sera emporté le 24 octobre par une pneumonie. À l’occasion du décès de Pirenne, la presse fait écho d’un «deuil national». De nombreux notables assistent à l’enterrement.

Pirenne est célébré et honoré - rappelons qu’il est le pre-mier historien à être immortalisé sur un timbre à son effi gie, en 1962. Certains de ses travaux sont encore utilisés comme manuels d’études ou comme ouvrages de référence et en particulier Mahomet et Charlema-gne qui est encore, à l’heure actuelle, objet de débats et point de départ de nouvelles théories, tant sur la tran-sition vers le Moyen Âge que sur le rôle de l’Islam dans l’histoire de l’Europe occidentale.

Publications posthumesEn 1936, L’Histoire de l’Europe des invasions au XVIe siècle est publiée par les héritiers d’Henri Pirenne. Pirenne avait commencé la rédaction de cette œuvre à la demande de ses compagnons de détention rus-ses, lors de son exil en Allemagne durant la Première Guerre mondiale et il n’en avait jamais achevé le manus-crit. C’est en détention qu’il avait découvert la culture et l’histoire russes qui devaient attirer son attention sur l’empire byzantin. C’est en détention également que son ressentiment envers l’Allemagne le guida incons-ciemment vers une thèse minimisant l’impact des inva-sions germaniques sur la culture de l’Europe occiden-tale. C’est en détention toujours, qu’afi n de surmonter

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la solitude, il entreprit une histoire de l’Europe et mit au point, pour la première fois, le concept du Mahomet et Charlemagne.

Entre-temps, Fernand Vercauteren, un ancien élève de Pirenne, est chargé - à la demande de Jacques Pirenne - de réviser la rédaction du Mahomet et Charlemagne. Le livre est publié en 1937 comme le «testament spirituel» de Pirenne et suscite immédiatement un vif intérêt de la presse ainsi que des maisons d’édition étrangères. Il sera traduit en italien, en néerlandais et en allemand.

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Les avatars des thèses d’Henri Pirenne

1939-2009Geburt des Abendlandes (1939)

En 1939, paraît une «mauvaise» traduction originale allemande de Mahomet et Charlemagne, l’œuvre pos-thume de Pirenne. Les héritiers Pirenne avaient pro-posé le nom du traducteur Heinrich Sproemberg, mais c’est au jeune médiéviste Paul-Egon Hübinger, que l’on doit cette traduction. Ce dernier appartient au West-forchungsgroep dont Franz Petri est la fi gure de proue. Dans cette traduction allemande, le titre a été modifi é afi n de répondre aux préoccupations de Petri et des siens et devient: Geburt des Abendlandes. Untergang der Antike am Mittelmeer und Aufstieg des germanis-ches Mittelalters. En outre, les traducteurs n’ont pas hésité à ajouter des notes de bas de page qui accor-dent un rôle plus important aux travaux de Petri, entre autres. Finalement, une série de conceptions sont ainsi reliées au texte de Pirenne – telles l’importance d’élé-ments raciaux afi n d’expliquer l’histoire, le culte du ger-manisme et de la solidarité populaire - des idées qu’il avait combattues avec beaucoup de véhémence. Malgré les protestations des héritiers de Pirenne auprès de l’éditeur, deux éditions de cette version du Mahomet et Charlemagne paraissent : l’une en 1939, l’autre en 1942.

Mohammed, Charlemagne and Rurik (1953)En 1953, l’historien suédois Sture Bolin livre une toute nouvelle interprétation du rôle des conquêtes arabes dans l’histoire de l’Europe occidentale. Celui-ci sou-tient, en opposition avec le Mahomet et Charlema-gne de Pirenne, que la Méditerranée n’était pas le seul carrefour commercial entre l’Europe occidentale et le monde islamique et que des échanges commerciaux

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intenses avaient lieu avec les pays nordiques. Dès lors, les conquêtes arabes n’auraient pas tant ralenti le com-merce en occident que stimulé celui-ci via les échanges indirects avec les pays nordiques. En d’autres termes, selon cette (in)version de la thèse de Pirenne, ce serait Rurik qui aurait réuni Mahomet et Charlemagne.

Power and plenty (2007) Dans cette publication de 2007, «Trade, war and the world economy in the second millenium», Pirenne est considéré, sur base de sa thèse Mahomet et Charlema-gne, comme l’un des premiers historiens «mondiaux». Bien que Pirenne, tout comme les autres historiens de son époque, se concentra principalement sur l’historio-graphie locale, nationale et, par extension, de l’Europe occidentale, il fut en effet l’un des premiers historiens à élargir son champ d’intérêt au-delà de l’Europe et contri-bua à inscrire les cultures byzantines et arabes dans l’historiographie occidentale. Les auteurs suggèrent que Pirenne considérait, de façon plutôt paradoxale, l’expan-sion de l’Islam comme un facteur de « déglobalisation » qui - à tout le moins en Europe occidentale - provoqua une réduction de la sphère territoriale, laquelle condui-sit au premier Moyen Âge féodal. Hypothèse paradoxale, en effet, si l’on songe à l’infl uence que l’Islam a eu en matière d’intégration à plus large échelle.

Van morendoders tot botsende beschaving (2007) Toujours en 2007, paraît un ouvrage traitant de la guerre millénaire contre l’Islam (De duizendjarige oorlog tegen de Islam) dans lequel le Mahomet et Charlemagne de Pirenne est nommé «le livre de référence des relations antérieures entre l’Occident chrétien et les musulmans de l’autre côté de la Méditerranée.». Lucas Catherine voit dans la thèse de Pirenne l’histoire de l’origine de l’islamophobie occidentale. Selon Pirenne, «l’Occi-dent» prend forme aux cours des croisades. L’Europe du Sud se défi nit en opposition au monde arabe et de manière générale se construit une identité en négatif/

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positif contre «l’éternel» ennemi musulman. C’est ce que Catherine nomme le «miroir de Pirenne», dans lequel la civilisation occidentale voit sa propre identité à la fois mise en cause et confi rmée.

L’affaire Gouguenheim (2008)En 2008, le médiéviste français Sylvain Gouguenheim publie Aristote au Mont-Saint-Michel, essai dans lequel il émet l’hypothèse selon laquelle c’est grâce aux traduc-tions dues à un moine qui vivait au Mont-Saint-Michel, en Normandie, que les occidentaux ont pris connais-sance des théorèmes d’Aristote, et non pas via l’Islam et le monde arabe, comme on le conçoit habituellement. Cet essai engendre immédiatement une onde de choc. La thèse de Gouguenheim en appelle à une position anti-islamique primaire et s’affi lie à une certaine tradi-tion réduisant les relations complexes et multilatérales entre les cultures à un «choc des civilisations».

C’est dans cette même tradition que les idées que Pirenne a présentées dans son Mahomet et Charlemagne ont été exploitées par l’extrême droite, en 1939, lors de la traduction allemande encore aujourd’hui non autorisée de l’œuvre. Ainsi, Pirenne est régulièrement mentionné sur les sites d’extrême droite et nationalistes fl amands. Dans le cadre des ambitions nationalistes fl amandes, la «construction factice et idéologique d’une nationalité belge à la requête du roi» par Pirenne est largement critiquée, tandis que son Mahomet et Charlemagne est utilisé afi n d’illustrer «l’impact catastrophique tradi-tionnel de l’Islam» sur notre «Europe occidentale». On trouve également de nombreuses références au Maho-met et Charlemagne sur les forums néo-conservateurs et islamophobes, notamment au sujet de l’entrée de la Turquie dans la Communauté européenne.

Ceci montre à quel point Mahomet et Charlemagne reste présent dans les débats politiques et historiques internationaux. Tout comme Pirenne le fi t un jour remar-quer, «Chaque recherche historique doit être un point

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de départ, pas un point fi nal.». Mahomet et Charlema-gne illustre parfaitement ce propos.

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