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© Joaquin Sabat, 2019 Herbert Marcuse et le deuil de la Raison : Contribution aux prémisses d'une rationalité sensible Mémoire Joaquin Sabat Maîtrise en sociologie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada

Herbert Marcuse et le deuil de la Raison : …...Joaquin Sabat Maîtrise en sociologie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.) Québec , Canada Herbert Marcuse et le deuil de la Raison

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© Joaquin Sabat, 2019

Herbert Marcuse et le deuil de la Raison : Contribution aux prémisses d'une rationalité sensible

Mémoire

Joaquin Sabat

Maîtrise en sociologie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Herbert Marcuse et le deuil de la Raison Contribution aux prémisses d’une rationalité sensible

Mémoire

Joaquin Sabat

Sous la direction de :

Gilles Gagné, directeur de recherche

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ii

Résumé

Le développement de la pensée d’Herbert Marcuse peut se comprendre comme le

résultat d’un effort pour trouver un fondement de la critique autre que celui, absolument

inévitable en philosophie, de la Raison. De son adhésion initiale à l’inspiration hégélienne

de la Théorie critique jusqu’au renversement de ses fondements au courant de la Seconde

Guerre mondiale, Marcuse a refusé obstinément de nuancer son analyse du déclin des

capacités de négation de l’ordre établi dans la société industrielle avancée, mais sans pour

autant renoncer à identifier ce qui, « de l’intérieur », pouvait encore receler un potentiel de

transformation. Marcuse tente en effet d’échapper à l’aporie inhérente à sa critique radicale

de la Raison en s’efforçant de trouver dans les différentes sphères de l’existence humaine

une dimension encore capable de résister à son intégration totalitaire dans le capitalisme

avancé. Ce projet de recherche vise donc à établir, à travers une incursion dans la

conception moderne de la Raison et la critique fondamentale que Marcuse lui adresse, s’il

existe dans son œuvre une alternative théorique pour une critique sociale qui ne prétendrait

plus trouver dans la Raison ses fondements. Trois « moments » de la pensée de Marcuse

seront examinés : d’abord celui de son engagement en faveur d’une « organisation

rationnelle de la société », où se dévoilent ses attaches à Hegel et au projet initial de la

Théorie critique ; ensuite celui de la critique de la Raison, où Marcuse brise ses liens avec

cet idéal moderne et expose la relation qui arrime étroitement la Raison à la « logique de la

domination » ; puis, finalement, celui où s’esquisse la possibilité de fonder, sur le terrain de

la sensibilité, une autre forme de rationalité.

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Abstract

The development of Herbert Marcuse’s thought can be understood as the result of an

effort to look for a ground for critique other than Reason, the cornerstone of philosophical

thought. From his initial adhesion to the Hegelian inspirations of critical theory until the

overturning of their foundations during World War II, Marcuse stubbornly refused to

temper his observations on the weakening ability to reject the establishment in advanced

industrial societies while still searching for that which could, “from the inside”, harbor

potential for transformation. Marcuse strives indeed to avoid the inherent aporias of his

radical critique of Reason by searching for a dimension of human existence still capable of

resisting its totalitarian integration to late capitalism. Through an incursion into the modern

understanding of Reason and its Marcusian critique, our study thereby aims to determine if

a theoretical alternative exists within Marcuse’s thought for a socio-critical standpoint that

no longer relies on the traditional grounds of Reason. Three “moments” of Marcuse’s

thought will be analyzed: firstly, his theoretical involvement in favor of a “rational

organization of society”, where Marcuse’s ties to Hegel and the original project of critical

theory appear more clearly; secondly, his critique of Reason, where Marcuse moves away

from this modern ideal and exposes the link that inextricably relates Reason to the “logic of

domination”; and, lastly, his sketch of the possibility of establishing another form of

rationality rooted in the field of sensibility.

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iv

Table des matières

Résumé ................................................................................................................................................ ii

Abstract .............................................................................................................................................. iii

Table des matières .............................................................................................................................. iv

Remerciements .................................................................................................................................. vii

Introduction ....................................................................................................................................... 1

I – Le concept de Raison chez Hegel et son intégration dans la Théorie critique ..................... 20

1.1 Les fondements critiques de la philosophie hégélienne .............................................................. 21

1.2 La Raison dans la Phénoménologie de l’esprit ........................................................................... 35

1.3 La Raison dans l’histoire ............................................................................................................. 39

1.4 Raison idéaliste et raison critique ................................................................................................ 43

II – La critique marcusienne de la Raison : de la logique de la domination à la rationalité

technologique ................................................................................................................................... 62

2.1 Logos contre Éros : la Raison comme organisation répressive des facultés sensibles ................ 64

2.2 De la logique formelle à la rationalité scientifique : la Raison comme logique de la domination

........................................................................................................................................................... 73

2.3 La domination technologique ...................................................................................................... 81

2.4 La dialectique de la Raison ......................................................................................................... 87

III – La nouvelle sensibilité : rationalité de la satisfaction .......................................................... 94

3.1 Un nouveau rapport à la nature ................................................................................................... 97

3.2 Les fondements instinctuels du changement ............................................................................. 103

3.2.1 Le changement social comme besoin ................................................................................. 104

3.2.2 L’exemple du mouvement féministe .................................................................................. 107

3.3 L’art et la transformation de la sensibilité en imagination créatrice ......................................... 115

3.3.1 L’aliénation comme affirmation d’une altérité authentique dans le roman d’artiste allemand

..................................................................................................................................................... 119

3.3.2 La dimension esthétique : l’art comme accusation et comme promesse ............................ 122

-L’autonomie de la forme esthétique....................................................................................... 123

-La fonction critique de l’art ................................................................................................... 126

-La vérité de l’art ..................................................................................................................... 130

3.4 La sensibilité comme praxis ...................................................................................................... 133

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v

Conclusion ...................................................................................................................................... 136

Bibliographie ................................................................................................................................. 144

Annexe : autres lectures pertinentes ............................................................................................ 148

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« Je mehr er [die Natur] unterjocht, desto niedriger wird er selbst. »

G.W.F. Hegel, Jenenser Realphilosophie, II, Leipzig : F. Meiner, 1931, p.215.

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vii

Remerciements

Je voudrais tout d’abord remercier mon Meister, le professeur Gilles Gagné, dont les

réflexions ont été une source inépuisable d’inspiration. Je lui dois non seulement mon

intérêt pour Marx, Marcuse et l’École de Francfort en général, mais aussi mon choix de

devenir enseignant. Il m’a montré ce qu’incarner une posture critique veut dire aujourd’hui,

et je ne saurais exprimer de manière satisfaisante à quel point je considère que notre

rencontre a été un événement marquant dans ma vie. Je tiens à lui signifier ici mon plus

grand respect.

J’exprime aussi mon entière gratitude à tous les professeurs et professeures qui m’ont

encouragé à approfondir mes réflexions et à poursuivre toujours plus loin les aventures

théoriques qui émanaient de nos échanges. Je remercie spécialement le professeur Franck

Fischbach pour la passion qu’il m’a transmise pour la philosophie allemande et pour le

temps qu’il m’a accordé dans l’élaboration de la problématique initiale de ma recherche. Je

remercie aussi la professeure Pascale Bédard pour sa défense inébranlable de l’autonomie

de l’art (dont celle vis-à-vis de la philosophie) et pour ses commentaires critiques sur la

section abordant la question de l’esthétique chez Marcuse.

Je tiens également à souligner l’apport indispensable de mes collègues, ami.e.s et

camarades sans qui mon parcours académique aurait été une bien triste entreprise. Je

remercie tout particulièrement Élie Seigneur et Charles-Olivier Poulin Carrier d’avoir

partagé mes déambulations théoriques dans la joie sincère de la révolution. Je remercie

chaleureusement Andréanne Lacasse, les gens du Deligny, la République de Sainte-Jambe

et les surfeurs et surfeuses du Shed de luxe qui m’ont apporté un soutien précieux lors de la

dernière ligne droite.

Je remercie enfin mes parents, Claudia et Adrián, pour leur support constant et pour

l’accueil qu’ils ont su m’offrir lorsqu’il devenait difficile de rédiger au centre-ville. Il n’est

pas exagéré de dire que c’est leur soutien inconditionnel qui m’a permis de mener à bien

cette recherche.

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viii

Je suis enfin très reconnaissant envers le Fonds de Recherche du Québec Société et

Culture (FRQSC) et le Centre de Recherches en Sciences Humaines (CRSH) pour l’appui

financier qu’ils m’ont offert dans la réalisation de ce projet.

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1

Introduction

Au fil de sa carrière, pendant comme après ses années de collaboration au sein de

l’Institut de recherche sociale de Francfort-sur-le-main1, Herbert Marcuse (1898-1979) a

produit une des œuvres les plus marquantes du XXe siècle. Connue principalement pour

l’inspiration théorique qu’elle fournit aux mouvements de Mai 68 et de la Nouvelle gauche

américaine,2 sa pensée incarne d’une manière tout à fait originale les défis théoriques

auxquels était confrontée la philosophie de son époque. Depuis la fin de la Seconde Guerre

mondiale, la crise du marxisme occidental, due d’une part à la déception de plus en plus

flagrante face aux « socialismes réalisés » et d’autre part à l’effondrement des références

transcendantales caractéristique du contexte de l’après-guerre, reflétait une crise plus

profonde des philosophies de l’histoire. Plus rien ne pouvait assurer de manière irréfutable

le triomphe du rationnel sur l’irrationnel, de la Révolution sur la barbarie, du fait humain

sur le capitalisme, et les Grands Récits devant guider l’avènement de l’humanité à elle-

même dans l’instauration d’un ordre nouveau et salutaire se trouvaient au pied du mur. La

Raison, qui servait auparavant comme fondement de la critique de l’ordre existant et qui

1 Dans les lignes qui suivent, nous nous référerons à cet institut par l’expression plus connue d’« École de

Francfort ». Il est important de noter, par contre, comme le souligne Jay (1973), que « l’idée d’une “École”

spécifique ne se développa qu’après que l’Institut eut été forcé de quitter Francfort (l’expression “École de

Francfort” elle-même ne fut utilisée qu’après le retour de l’Institut en Allemagne en 1950) ». Martin Jay,

L'imagination dialectique : l'École de Francfort, 1923-1950, Paris : Payot, 1973 (1977), p.11 (note de bas de

page). 2 Moins cependant qu’on ne le pense : « Ce tapage publicitaire n'a sans doute pas été sans déformer la réalité.

Si les liens de Marcuse avec le S.D.S. allemand sont indéniables, son influence directe sur les troubles

français de 1968 est plus hypothétique. Diverses interviews ont montré que la plupart des leaders du

“printemps des barricades” n'avaient pas lu Marcuse avant le mois de mai. Il est à noter cependant que durant

l'été 1968 les ouvrages de Marcuse ont été parmi les best-sellers de la saison. » Jean-Louis Loubet del Bayle,

« Herbert Marcuse, Prophète du “Grand Refus” », Revue des Deux Mondes, 1970, p.84.

« Dans de nombreux ouvrages et articles consacrés à mai 1968, le nom de Herbert Marcuse est souvent cité.

Certains auteurs n’hésitent pas à affirmer que ses œuvres jouèrent un rôle majeur et qu’il peut être considéré

comme l’un des maîtres à penser contestataires de la jeunesse étudiante radicalisée. Mais combien

d’étudiants, en France, avaient vraiment lu les rares textes de Herbert Marcuse traduits ? Quelques dizaines ?

Quelques centaines ? Sans doute, mais sûrement pas des milliers ! » Jean-Marc Lachaud, « Du “Grand Refus”

selon Herbert Marcuse », Actuel Marx, 2009, Vol. 1, n°45, p.137.

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commandait la marche des êtres humains vers une société qui leur était conforme, s’était

transformée en son contraire : elle cessa d’être le moteur d’un projet humain, moderne et

rationnel et devint au contraire le Logos totalitaire d’une société dont la libération et la

sujétion la plus totale coexistaient l’une comme la condition de l’autre. Comme le résume

Raulet (1992), « la Raison se révèle indissociablement liberté et répression »3. Telle était la

thèse, défendue par Adorno et Horkheimer dans La dialectique de la Raison (1944), que

Marcuse élaborerait de pair avec ses collègues au courant des années 19404 et radicaliserait

vingt ans plus tard dans L’homme unidimensionnel (1964) : « l’univers opérationnel et clos

de la civilisation industrielle avancée, qui réalise un équilibre terrifiant entre la liberté et

l’oppression, entre la productivité et la destruction, entre le progrès et la régression, est

préfiguré dans cette idée de la Raison, en tant que projet spécifiquement historique »5.

Mais la posture que l’École de Francfort entretient à l’égard de la Raison est loin

d’être claire et consensuelle. Depuis l’exil de l’Institut de recherche sociale de l’Allemagne

vers les États-Unis au milieu des années 1930, il est en effet difficile d’établir de manière

définitive si les écrits de ses principaux théoriciens se situent en continuité ou bien en

rupture de la tradition typiquement moderne associant le progrès de la Raison au devenir de

l’humanité. Certes, les premières années de l’Institut restent marquées du sceau de cette

« raison objective » qui cherche à se réaliser dans l’histoire.6 Autant le texte fondateur,

3 Gérard Raulet, Herbert Marcuse : Philosophie de l'émancipation, Paris : Presses Universitaires de France,

1992, p.137. 4 Cf. Herbert Marcuse, « Some Social Implications of Modern Technology » (1941), in Andrew Arato et Eike

Gebhardt (éds.), The Essential Frankfurt School Reader, Oxford : Basil Blackwell, 1978, p.138-162. 5 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel : essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée, trad.

M. Wittig, Paris : Éditions de Minuit, 1964 (1968), p.148. 6 Dans Éclipse de la raison (1944), Max Horkheimer oppose les conceptions « objectives » et « subjectives »

de la Raison. Pour les premières, la Raison constitue « un principe inhérent à la réalité », une force existant

« non seulement dans l’esprit individuel, mais également dans le monde objectif, dans les rapports [...] entre

les êtres humains et les classes sociales, dans les institutions sociales, dans la nature et ses manifestations »

(Max Horkheimer, Éclipse de la raison, trad. J. Debouzy, Paris : Payot, 1947 (1974), p.14-15). C’est cette

« raison objective » qui constitue l’élément à partir duquel l’être humain est capable de concevoir et de

déterminer les principes directeurs de sa vie individuelle et collective. Pour les secondes, la Raison réfère

plutôt à une faculté purement individuelle, au « fonctionnement abstrait du mécanisme de la pensée » (ibid.,

p.13). Reposant uniquement dans l’individu, la Raison se résume, pour les tenants de cette conception, au fait

de choisir les moyens appropriés en vue d’une fin subjective déterminée. Or, sans sa dimension objective, la

pensée n’est que pensée, et ne peut donc prétendre à aucune autorité normative face au monde existant. Le

parti pris d’Horkheimer et de ses collègues de l’Institut en faveur d’une conception « objective » de la Raison

tient évidemment au fait qu’un positionnement face aux buts poursuivis par la société, face à leur désirabilité

ou à leur cohérence, nécessite un ancrage normatif « objectif » à partir duquel la théorie puisse tirer sa

validité. L’élaboration de cette validité de la pensée face au monde donné des faits est précisément au centre

du programme de la Théorie critique pendant les années 1930.

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3

« Théorie traditionnelle et théorie critique », écrit par Horkheimer en 1937, que celui de

Marcuse publié la même année, « Philosophie et théorie critique », témoignent de cette

propension de l’Institut en faveur d’une organisation rationnelle de la société. Ainsi,

comme on peut lire dans l’appendice ajouté au premier de ces textes, « la théorie critique,

en constituant ses catégories et tout au long des différentes phases de son développement,

s’oriente très consciemment en fonction de l’intérêt que présente pour les hommes

l’organisation de leur activité selon la raison, et sa tâche propre est précisément de

l’élucider et de légitimer cet intérêt »7.

En plus de définir de manière programmatique le projet de l’Institut et de circonscrire

l’orientation de la Théorie critique dans le domaine plus large de la philosophie sociale, ce

texte, qui pourrait être vu comme un véritable manifeste de la Théorie critique, ramène au

premier plan le rôle de la théorie dans l’action révolutionnaire. Il rouvre ainsi le débat

prétendument réglé entre théorie et pratique, entre philosophie et émancipation, et s’oppose

au positivisme inhérent aux conceptions déterministes du marxisme orthodoxe qui

prétendait avoir trouvé dans les lois historiques et économiques du développement

capitaliste la certitude de son dépassement imminent.

Tout en faisant sienne cette volonté proprement marxiste tendant vers une

organisation rationnelle de la société, la Théorie critique se pose donc en même temps

comme une critique du marxisme. Le premier revers dont les théoriciens de l’École de

Francfort font l’expérience concerne la perte du « sujet historique » sur lequel reposait

l’accomplissement du projet marxiste : le prolétariat, dont l’existence même représentait la

négation de la vie et dont la libération devait amener vers une transformation radicale de la

société, ne représentait plus une « force historique agissante » ni une négation objective de

l’ordre établi, mais se montrait au contraire de plus en plus passif et complaisant face aux

réalités oppressantes de son époque ; en Allemagne, les classes laborieuses se font

complices de la terreur et en Amérique, elles s’avèrent être les mieux intégrées au système

unifié de besoins et de dépendances de la société industrielle avancée.

7 Max Horkheimer, « Appendice » (1937), in Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. C. Maillard et S.

Muller, Paris : Gallimard, 1974, p.82.

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Le second revers, quant à lui, provient des prémisses théoriques du marxisme. Si la

philosophie n’était que pure idéologie, un procédé entièrement soumis aux conditions

données de la production et de l’échange, alors celle-ci ne pouvait être d’aucune aide dans

la transformation de ces conditions ; tout au plus pouvait-elle en être le reflet, mais leur

restait dans tous les cas entièrement subordonnée. L’unité entre théorie et pratique, si chère

à la pensée de Marx, était ici ironiquement reniée par le marxisme de l’entre-deux-guerres.

Pour la Théorie critique, au contraire, tout en acquiesçant au fait que l’histoire était le

produit nécessaire d’un mécanisme économique, l’action et la conscience humaines ne

pouvaient se réduire à des simples produits conditionnés par lui. Puisque le projet

révolutionnaire consistait justement à soumettre ce mécanisme à la volonté réelle des êtres

humains, comment pouvait-on concevoir un tel renversement sans une pensée

philosophique capable d’orienter et d’élucider cette volonté ? Autrement dit,

l’éclaircissement ou l’affirmation théorique de cette volonté et l’autodétermination de la vie

sociale et économique des êtres humains réellement agissants n’étaient pas conçus comme

deux processus distincts, mais bien comme un seul et même procédé. Comme le dira

Marcuse plus tard dans sa « Note sur la dialectique » (1960), « le divorce de la pensée et de

l’action, de la théorie et de la pratique, fait lui-même partie intégrante d’un monde non

libre »8. Théorie et pratique se présupposent donc mutuellement, et il n’y aurait pas, pour la

Théorie critique, d’action révolutionnaire sans une philosophie de la révolution.

En réaffirmant l’importance du rôle de la théorie dans la praxis, la Théorie critique se

présente de cette manière comme l’héritière directe des philosophies de Hegel, de Marx et

de Lukács : à Hegel, elle doit cette idée selon laquelle la Raison doit advenir dans l’histoire

à travers le procès d’autodétermination du sujet dans toutes les sphères de l’être ; à Marx, le

principe stipulant que ce sont les conditions sociales objectives qui assurent son

accomplissement ; et à Lukács (de 1923),9 cette conviction faisant de la conscience de ces

conditions une partie déterminante du procès révolutionnaire.

8 Herbert Marcuse, « Note sur la dialectique » (1960), in Raison et révolution : Hegel et la naissance de la

théorie sociale, trad. R. Castel et P-H. Gonthier, Paris: Éditions de Minuit, 1941 (1968), p.47. 9 En ce qui concerne Histoire et conscience de classe (1923), notons que Lukács, sous l’effet d’une réception

controversée auprès des cercles orthodoxes, « a maintes fois déclaré que son livre contenait des erreurs et

qu’il n’était plus d’accord avec les thèses qui y étaient développées », ce qui l’a amené à « interdire toute

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La contribution de Marcuse au programme de 1937, « dont on peut [lui] attribuer la

co-paternité », comme le souligne Raulet (1992), affirme d’autant plus clairement cet

héritage jeune-hégélien de la Théorie critique qu’elle pose la philosophie tout entière

comme « la dimension critique, voire transcendante ou utopique, dont la critique a besoin

pour fonctionner »10 :

Il y a principalement deux éléments qui lient le matérialisme et la vraie théorie de la

société : le souci du bonheur des hommes et la conviction que ce bonheur ne peut être

atteint que par une modification des conditions matérielles d’existence. La voie qui

doit être suivie par ces modifications et les mesures de base pour l’organisation

rationnelle de la société sont données dans chaque cas par l’analyse des rapports

économiques et politiques. [...] Si la raison – précisément en tant qu’organisation

rationnelle de l’humanité – a été réalisée, la philosophie devient sans objet. Car la

philosophie, dans la mesure où elle était plus qu’une affaire ou une spécialité dans la

division du travail existante, vivait auparavant de ce que la raison n’était pas encore

réalité.

La raison est la catégorie fondamentale de la pensée philosophique, la seule qui

rattache celle-ci au destin de l’humanité. La philosophie voulait scruter les fondements

extrêmes et les plus généraux de l’être. Sous le concept de « raison », elle a conçu

l’idée d’une forme authentique de l’être, dans laquelle toutes les oppositions

essentielles sont réunies (entre le sujet et l’objet, l’essence et le phénomène, la pensée

et l’être). À cette idée était liée la conviction que tout ce qui est n’est pas a priori

immédiatement raisonnable et doit d’abord être rendu conforme à la raison. [...] Si le

monde existant était lié par nature à la pensée raisonnable et ne pouvait s’en passer,

alors tout ce qui était en contradiction avec cette raison, tout ce qui n’était pas

raisonnable, devait être dépassé. La raison était posée comme instance critique.11

Cette association entre philosophie, raison et émancipation est typique des écrits des

années 1930, où Marcuse et Horkheimer insistent sur la dimension critique caractéristique

de toute l’entreprise philosophique. Comme le premier le souligne dans « Le concept

d’essence » (1936), celle-ci proviendrait, depuis les derniers Dialogues de Platon et la

Métaphysique d’Aristote, de l’opposition établie entre l’existence et l’essence, entre l’actuel

et le potentiel et entre le sens du donné et le sens du possible. Les concepts fondamentaux

de la philosophie seraient issus de cette critique de l’ordre social existant rendant possible

le fait de penser un autre monde à partir de lui. Le concept de Raison selon Marcuse n’est

donc rien d’autre que ce qui permet d’éclairer les faits par leurs potentialités et les

réédition jusqu’en 1968 ». Lucien Goldmann, « À propos d’“histoire et conscience de classe” », L’homme et

la société, n°43-44, 1977, p.60. 10 Gérard Raulet, Herbert Marcuse : Philosophie de l'émancipation, op. cit., p.108. 11 Herbert Marcuse, « La philosophie et la théorie critique » (1937), in Culture et société, trad. G. Billy, D.

Bresson et J-B. Grasset, Paris : Éditions de Minuit, 1970, p.150-151.

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conditions de vie actuelles par les conditions de vie « meilleures » que cette même vie

permet d’envisager. Marcuse restera toujours attaché à ce caractère à la fois imaginatif et

oppositionnel de la philosophie, comme le réitère ce passage de l’introduction de L’homme

unidimensionnel :

La théorie critique n’accepte pas l’univers donné des faits comme un contexte définitif.

La structure même de la théorie sociale c’est une analyse « transcendante » des faits en

les éclairant par leurs virtualités, les développements qui leur sont refusés. Elle

s’oppose à toute métaphysique pour le caractère rigoureusement historique sous lequel

la transcendance est envisagée. Nous entendons par « possibilités » celles qui sont

vraiment à la portée de chaque société, celles qu’on peut définir comme des objectifs

pratiques.12

Chez Marcuse, le concept de Raison n’est donc pas métaphysique ou idéaliste, mais

s’inscrit au contraire dans des conditions sociohistoriques particulières. Étant toujours

intrinsèquement liée aux conditions données d’existence, la Raison dont parle Marcuse ne

peut se défaire abstraitement des limites imposées par cette société, mais demeure toutefois

relativement distante face à elle. Cette distance n’est pas celle d’un « sujet autoproclamé

souverain », mais bien celle que la société même entretient en tant que virtualités non

encore réalisées. Comme il le rappelle dans « La situation de la pensée aujourd’hui »

(1963), l’abstraction des concepts philosophiques possède « une orientation concrète : elle

ne se perd pas dans le vide mais s’inscrit dans la continuité de possibilités réelles »13. C’est

cette « transcendance objective » de la Théorie critique, cette traduction à partir du monde

lui-même de la tension entre le monde « tel qu’il est » et le monde « tel qu’il pourrait être »,

qui ancre la Raison dans des réalités sociales et historiques concrètes tout en lui permettant

de s’en distancier pour leur opposer une autre vision du possible.

Cependant, comme semblent le suggérer les écrits de l’École de Francfort depuis les

années 1940, cette Raison a perdu dans la société industrielle avancée son caractère

éminemment critique : elle est devenue purement positive, instrumentale et complaisante, et

ne permet plus de véhiculer aucune opposition entre le donné et le possible, entre l’actuel et

le potentiel. Voilà ce que Marcuse appelle la « société unidimensionnelle » : l’univers des

12 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, op. cit., p.17. 13 Herbert Marcuse, « Zur Stellung des Denkens heute » (Sur la position de la pensée aujourd’hui), in Max

Horkheimer (dir.), Zeugnisse. Theodor W. Adorno zum 60. Geburtstag, Frankfurt/Main : Verlagsanstalt, 1963,

p.45-49, traduit dans Gérard Raulet, Herbert Marcuse : Philosophie de l'émancipation, Paris : Presses

Universitaires de France, 1992, p.59.

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possibles s’est refermé sur lui-même, entraînant avec lui toute « alternative historique »

capable de remettre en cause cet état de fait ; toute forme d’opposition est désormais

intégrée de manière fonctionnelle au système et ne constitue plus un vecteur de

changement. Par son identification à la rationalité scientifique et technologique moderne,

qui, pouvant servir aussi bien à l’extension de la sphère de la liberté humaine qu’à son

contraire a fait de la création de nouveaux besoins par l’entremise du développement

technique son mode de domination par excellence, la Raison s’est réduite au rang d’un

simple accessoire de l’organisation sociale régnante :

La perte de cette dimension où la pensée négative trouvait sa force – la force critique

de la Raison – est la contrepartie idéologique du processus matériel au moyen duquel

la société industrielle fait taire et réconcilie les oppositions. Le progrès technique fait

que la Raison se soumet aux réalités de la vie et qu’elle devient de plus en plus capable

de renouveler dynamiquement les éléments de cette sorte de vie.14

Ainsi, à mesure qu’elle participe à accroître et à généraliser le confort, à améliorer le

niveau de vie, à pacifier les tensions, à rendre plus paisible le procès de travail, la Raison

dans la société industrielle avancée se montre de moins en moins capable de transgresser

les conditions de production de l’ordre établi. La « logique des contraintes objectives »15,

pour reprendre l’expression de Raulet, s’est infiltrée dans l’esprit humain jusqu’à renier la

possibilité même du changement :

L’idée de la Raison est devenue réalité dans l’appareil de la domination totale qui

accomplit la soumission de l’homme au fur et à mesure que progresse la soumission de

la nature [...]. Dans un monde où la Raison est devenue totale sous cette forme, c’est-à-

dire en tant que puissance omniprésente du positif, rationalisant même ce qui est

aberrant, la négation est déraisonnable. La pensée conceptuelle, qui nie l’ordre établi,

ne peut le transgresser, car elle ne peut transgresser la continuité historique au sein de

laquelle apparaissent les possibilités d’un être différent.16

14 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, op. cit., p.35-36. La manière dont Horkheimer conçoit la

« raison subjective » va dans le même sens que cette déclaration de Marcuse : « La raison, ayant abandonné

l’autonomie, est devenue un instrument. Sous son aspect formaliste de raison subjective, encore accentué par

le positivisme, l’absence de relation au contenu objectif est plus marquée. Sous son aspect instrumental,

accentué par le pragmatisme, sa reddition aux contenus hétéronomes est également plus marquée. Désormais

la raison est complètement assujettie au processus social. Il n’y a plus qu’un seul critère : sa valeur

opérationnelle, son rôle dans la domination des hommes et de la nature ». Max Horkheimer, Éclipse de la

raison, op. cit., p.30. 15 Gérard Raulet, Herbert Marcuse : Philosophie de l'émancipation, op. cit., p.124. 16 Herbert Marcuse, « Zur Stellung des Denkens heute » (Sur la position de la pensée aujourd’hui), op. cit.,

traduit dans Gérard Raulet, Herbert Marcuse : Philosophie de l'émancipation, op. cit., p.60.

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Or, dans une société où le rationnel et l’irrationnel sont inversés, où toute remise en

question de l’ordre dominant est automatiquement étampée du fer rouge de l’hérésie

utopique, est-il seulement possible de lui opposer encore un concept de Raison qui soit

véritable ? Si la Raison a perdu son essence critique, est-il encore approprié de se rapporter

à elle ou de viser son rétablissement ? Et quel fondement reste-t-il à la Théorie critique dans

ce contexte ?

Devant ces questions, certains commentateurs soutiennent que la Raison est malgré

tout toujours restée en arrière-plan du portrait dévastateur que l’École de Francfort peignait

de son époque. Ainsi, Jay (1973) déclare :

Dans tous les textes de l’Institut, apparaissait en filigrane le modèle d’une société

devenue rationnelle, au sens que la philosophie allemande avait traditionnellement

donné à ce terme. La Raison [...] était « l’instance critique » qui constituait le

fondement essentiel de la Théorie Critique. L’irrationalité de la société actuelle était

toujours mise en question par la possibilité « négative » d’une société autre

authentiquement rationnelle.17

Cette thèse est relativement semblable à celle que défend Honneth dans La société du

mépris (2006), où il maintient que, derrière les constats d’une « rationalité déficiente » et

d’un état des relations sociales étant devenues « pathologiques » dans la société capitaliste

contemporaine, une conception de « la vie bonne ou réussie » agissait encore comme

fondement de la critique.18 Mais même s’il est tout à fait juste de dire que la Théorie

critique sert d’appui à une « vérité négative », c’est-à-dire à l’affirmation à travers la

critique de ce dont on nie la possibilité, rien ne permet toutefois d’établir que cette « vie

bonne ou réussie » est nécessairement conforme à la Raison.19

Comme l’avouaient non sans un certain sens autocritique Adorno et Horkheimer dans

les premières pages de La dialectique de la Raison (1944) :

17 Martin Jay, L'imagination dialectique, op. cit., p.80. 18 « [Horkheimer, Adorno, Marcuse et Habermas] partent du principe que la cause de l’état négatif de la

société se situe dans un déficit de rationalité sociale ; ils supposent un lien interne entre les relations

pathologiques et la constitution de la rationalité sociale, ce qui explique leur intérêt pour le processus

historique de réalisation de la raison ». Axel Honneth, « Une pathologie sociale de la raison : Sur l’héritage

intellectuel de la Théorie critique », dans La Société du mépris : vers une nouvelle Théorie critique, Paris : La

Découverte, 2006, p.105. 19 Horkheimer écrit : « nous pouvons indiquer où est le mal, mais non l’absolument juste. Les hommes qui

vivent avec cette conscience sont en communauté de pensée avec la Théorie critique ». Max Horkheimer,

« La théorie critique hier et aujourd’hui », dans Théorie critique : essais, Paris : Payot, 1978, p.361.

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L’aporie face à laquelle nous nous trouvâmes confrontés durant notre travail se révéla

être ainsi le premier objet que nous devions examiner : l’autodestruction de la Raison.

Nous n’avons pas le moindre doute – et c’est là notre pétition de principe – que dans la

société, la liberté est inséparable du penser éclairé. Mais nous croyons avoir tout aussi

nettement reconnu que la notion même de cette pensée, non moins que les formes

historiques concrètes, les institutions de la société dans lesquelles il est imbriqué,

contient déjà le germe de cette régression qui se vérifie partout de nos jours.20

Devant cette citation, nous ne pouvons pas affirmer simplement que les différentes

formes de rationalité que peut revêtir la Raison dans la société capitaliste, qu’elle soit

scientifique, technologique, économique ou autre, sont le fruit d’une rationalité aliénée. Au

contraire, comme le suggère ce passage, ce serait son déploiement totalitaire, la Raison

arrivée à son paroxysme, qui rendrait compte de sa régression dans des nouvelles formes de

répression, de totalitarisme et de barbarie. C’est parce que ces traits sont déjà « en son

germe » qu’il ne nous est plus possible de continuer à penser Raison et émancipation

comme allant ensemble ; c’est parce qu’elle repose dès ses origines sur une forme de

domination – et en l’occurrence la domination de la nature – que « l’horizon

instrumentaliste de la raison s’ouvre sur une société rationnellement totalitaire »21.

C’est ici justement, face à cette aporie de la Raison et des fondements de la Théorie

critique, que se révèle tout le génie marcusien ainsi que les entraves qui l’attendaient en

cours de route. Si « plus l’administration de la société répressive devient rationnelle,

productive, technique et totale, plus les individus ont du mal à imaginer les moyens qui leur

permettraient de briser leur servitude »22, alors « comment les individus administrés – dont

la mutilation est inscrite dans leurs libertés, dans leurs satisfactions, et se multiplie sur une

échelle élargie – peuvent-ils se libérer à la fois d’eux-mêmes et de leurs maîtres ? Comment

peut-on penser que le cercle vicieux peut être brisé ? »23.

20 Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la Raison : fragments philosophiques, Paris :

Gallimard, 1944 (1974, 1983), p.15. La traduction systématique du terme « Aufklärung » par « Raison » dans

cette édition amène énormément d’inconvénients et de malentendus, mais cela ne constitue pas

nécessairement un problème dans l’extrait que nous citons, où, que l’on ait traduit Auklärung par

« Lumières » ou par « Raison », les deux expressions réfèrent indistinctement au « penser éclairé » dont il est

question dans la suite de l’extrait : « aufklärenden Denken », qui en fait aurait dû plutôt être traduit par

« pensée éclairée ». 21 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, op. cit., p.201. 22 Ibid., p.34. 23 Ibid., p.305

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Refusant obstinément de nuancer ses constats allant dans le sens d’une régression de

la critique et d’une atrophie des capacités de négation de l’ordre établi dans la société

industrielle avancée, sans pour autant jamais cesser de chercher ce qui, « de l’intérieur »,

pouvait encore receler un potentiel de transformation, Marcuse demeure fidèle au projet

initial de la Théorie critique et se présente comme un penseur acharné des possibilités

réelles du changement. Contrairement à Adorno et Horkheimer, qui, comme le souligne

Katz (1982), commenceront à montrer au courant des années 1940 des signes de ce qu’il est

convenu d’appeler le « metaphysischer Pessimismus »24 – le pessimisme du métaphysicien

–, Marcuse continue de relier son négativisme théorique à un projet fondamentalement

affirmatif, comme Habermas (1988) ne manque pas de rappeler. C’est peut-être sur ce

point, plus que sur tout autre, que Marcuse se distingue le plus radicalement de ses

collègues : son optimisme « incorrigible » – tel qu’il se définissait lui-même25 – et son

obstination à chercher dans les différentes sphères de l’existence humaine une dimension

encore capable de résister à son intégration totalitaire dans le capitalisme avancé.

Son concept de « négation » garde tout de cette prétention théorique en faveur d’une

dimension affirmative de la critique. Pour Marcuse, en effet, la négativité, qui selon

Bernstein (1988) constitue « le plus profond, le plus persistant et le plus envahissant

(pervasive) thème dans l’œuvre de Marcuse »26, doit être comprise « comme un acte

positif » de la pensée dialectique :

Interpréter « ce-qui-est » dans les termes de « ce-qui-n’est-pas », confronter les faits

donnés avec ce qu’ils excluent, tel a toujours été le souci de la philosophie lorsqu’elle a

été autre chose qu’un prétexte à justification idéologique ou qu’un simple exercice

intellectuel. La fonction libératrice de la négation dans la pensée philosophique dépend

de la reconnaissance de la négation comme un acte positif. Expliquons-nous : ce-qui-

est repousse ce-qui-n’est-pas et, ce faisant, repousse ses propres possibilités réelles ;

par conséquent, exprimer et définir ce-qui-est dans ses propres termes, c’est déformer

24 Barry Katz, Herbert Marcuse and the art of liberation : an intellectual biography, London : Verso, 1982,

p.114. 25 Herbert Marcuse, La Fin de l'Utopie, trad. L. Roskopf et L. Weibel, Paris: Éditions du Seuil, 1968, p.65. 26 Traduit de l’anglais, Richard J. Bernstein, « Negativity : Theme and Variations », in PIPPIN, Robert et al.

(éds.), Marcuse : Critical Theory and the Promise of Utopia, South Hadley : Bergin & Garvey, 1988, p.13.

(Dans ce mémoire, toutes les mentions « Traduit de l’anglais » indiquent notre propre traduction, à exception

qu’il n’en soit mentionné autrement dans la citation.)

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et falsifier la réalité. La réalité est autre chose et bien davantage que ce qui est codifié

dans la logique et dans le langage des faits.27

Pour Marcuse, tout comme pour l’analyse qu’il fait de la dialectique hégélienne, le

positif ne constitue pas le point d’aboutissement de la réalité, mais trouve sa vérité dans sa

transformation. Comme il le mentionne à l’instar de Hegel dans Raison et révolution

(1941), « la forme immédiate sous laquelle les objets apparaissent » nécessite d’être

surmontée dans leur négation, seule posture pouvant leur attribuer « leur vraie forme »

correspondant non pas à ce qu’ils sont, mais à leurs « possibilités ». Ainsi, « les données de

fait, les choses “comme elles sont”, apparaissant au sens commun comme l’indice positif de

la vérité, sont en réalité la négation de la vérité. Si bien que l’instauration de la vérité

requiert leur destruction [...]. La force motrice de la méthode dialectique réside dans cette

conviction critique »28.

La transgression des faits et le refuge de la critique dans le domaine de l’utopie sont

donc un impératif de toute théorie qui refuse de « s’incliner devant l’état de choses

existant »29 ou d’accorder aux faits une quelconque autorité ontologique. Dans une société

où l’administration totale de l’existence se montre comme étant démocratique, humaine et

rationnelle, la négation se voit contrainte de rejeter une part croissante du monde des faits,

et la critique acquiert inévitablement un caractère abstrait et transcendant. Dans les mots de

Katz, « plus la réalisation des potentialités humaines est étouffée, [...] plus loin ces

potentialités reculent face aux principales préoccupations de la vie, et plus la recherche de

27 Herbert Marcuse, « Note sur la dialectique » (1960), in Raison et révolution : Hegel et la naissance de la

théorie sociale, op. cit., p.44-45. On peut évidemment critiquer l’aspect purement formel de cette affirmation.

En ne s’en tenant qu’à cette citation, il est possible de croire que Marcuse réduit les contradictions effectives

dans une société à un enjeu abstrait selon lequel « ce-qui-est » empêcherait d’être tout « ce-qui-n’est-pas »,

alors que la négation est un moment concret de la pratique sociale, et non un moment logique. Le « ce-qui-

n’est-pas », ainsi compris, serait dès lors une négation formelle, sans contenu précis et pauvre en

déterminations. Il nous semble nécessaire de mentionner dans ce contexte que cette citation s’adresse aux

empiristes américains, qui prétendent avoir trouvé dans « les choses telles qu’elles sont » le fondement d’une

analyse correcte de la société. La critique de Marcuse vise donc simplement à rappeler que les faits pourraient

être tout autres et que les choses telles qu’elles sont comportent des contradictions internes, contradictions que

la posture positiviste se montre incapable d’analyser correctement. 28 Herbert Marcuse, Raison et révolution : Hegel et la naissance de la théorie sociale, op. cit., p.74. Pour une

analyse approfondie de l’interprétation que fait Marcuse de la dialectique hégélienne, voir la section 1.1 « Les

fondements critiques de la philosophie hégélienne ». 29 Ibid., p.75.

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“la contre-image de ce qui arrive dans la réalité sociale” devient utopique »30. En ce sens,

dans un monde où le règne de la non-liberté se présente comme le triomphe même du

progrès et de la Raison, le retrait de ce qui résiste dans les sphères les plus reculées de la

pensée ne représente pas un retour à l’idéalisme, mais répond au contraire à un souci

strictement sociohistorique ou – si l’on préfère – « matérialiste ». La recherche

d’alternatives historiques « présentes en tant que tendances dans la réalité donnée »31, aussi

farfelues puissent-elles paraître aux yeux de l’ordre régnant, continue ainsi de s’inscrire

dans une suite réelle de possibilités.

Le diagnostic d’une rationalité tronquée ou pathologique dans les sociétés

industrielles avancées, ainsi que la recherche sans cesse renouvelée d’éléments capables de

reconstituer et de promouvoir la négation du donné et l’imagination d’une société

« qualitativement différente » deviendront dès lors les thèmes centraux de l’œuvre de

Marcuse. Mais le renfermement de l’univers de la critique et l’intégration de plus en plus

réussie des forces antagonistes sur lesquelles reposaient jusqu’alors les promesses d’un

renversement radical l’amènent vers une impasse : si, comme nous l’avons mentionné, la

Raison est devenue purement « affirmative », c’est-à-dire qu’elle a perdu toute capacité de

remettre en question l’ordre établi, qu’est-ce donc qui permet encore de penser, à partir des

conditions données d’existence, un dépassement possible ou même nécessaire ? N’est-ce

pas le désenchantement à l’endroit de la Raison qui, éprouvé conjointement à la perte du

« sujet révolutionnaire » propre au métarécit marxiste, avait jeté le discrédit sur toute

perspective théorique militant en faveur d’un renversement radical de la société ?

C’est ce caractère « nécessaire » du changement, le fait que le capitalisme produise

lui-même les bases objectives et structurelles de sa négation, qui amènera Marcuse et ses

collègues de l’École de Francfort à se replier sur le domaine de la théorie. Même si le

système capitaliste continue d’affirmer de façon toujours plus criante ses propres

contradictions, ou, comme le dit Marcuse, même si « la contradiction entre ce qui est et ce

qui peut être est si totale, l’idée d’une pacification et d’une émancipation de l’existence si

30 Traduit de l’anglais, Barry Katz, Herbert Marcuse and the art of liberation : an intellectual biography,

op.cit., p.99. 31 Traduit de l’anglais, Herbert Marcuse, « The Concept of Essence » (1936), in Negations : Essays in Critical

Theory, Boston : Beacon Press, 1969, p.86.

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réaliste »32, plus rien ne permet cependant de continuer à concevoir le changement comme

« la marche inéluctable de l’Histoire ». Cette marche ne se fera plus d’elle-même, et la

Théorie critique assumait auparavant ce rôle consistant à engendrer et à orienter son

accomplissement : s’il existait du rationnel dans le réel, c’était la tâche de la Théorie

critique que de le faire advenir.33 Tel était le projet que la Théorie critique s’était donnée

dans son programme de 1937, mais le contexte est loin d’être resté le même, et Marcuse est

tout à fait conscient des nouvelles difficultés qui s’imposent. C’est la raison pour laquelle il

ne cessera jamais de chercher de nouveaux fondements pour une « négation déterminée »

qui ne soit ni transcendantale ni anhistorique, et ce, dans une société qui réussit de mieux en

mieux à contenir tout élément antagonique. Voilà ce qui expliquerait le chevauchement de

différents schèmes d’interprétation dans l’œuvre de Marcuse, qui, comme le remarque

Raulet, « entre une métaphysique vitaliste, voire biologisante d’une part et d’autre part une

primauté de l’imaginaire »34, témoigne d’un questionnement beaucoup plus large sur les

fondements de la Raison elle-même.

L’aporie de la Raison devait donc déboucher sur de nouvelles perspectives, mais il

reste difficile de dire si Marcuse réussit à surmonter cette tâche colossale de manière

satisfaisante – ce qu’il n’ignorait certainement pas lui-même. Son parcours intellectuel

pourrait être caractérisé, malgré la pluralité des objets à première vue hétérogènes qu’il

s’est donnés en cours de route, comme la recherche d’une dimension capable d’établir ce

qu’on serait tenté d’appeler « un fondement immanent de la critique ». Déjà dans sa thèse

de doctorat, intitulée Der deutsche Künstlerroman (1922), la dimension esthétique, qui

deviendrait un thème récurrent de son œuvre, est présentée comme le lieu d’une unité

originaire entre la subjectivité artistique et le monde, où l’aliénation objective du mode

d’existence artistique reflète à la fois « la dévaluation du monde » et la préservation d’un

32 Herbert Marcuse. « Zur Stellung des Denkens heute » (Sur la position de la pensée aujourd’hui), in Max

Horkheimer (dir.), Zeugnisse. Theodor W. Adorno zum 60. Geburtstag, Frankfurt/Main, Europ :

Verlagsanstalt, 1963, p.45-49, traduit dans Gérard Raulet, Herbert Marcuse : Philosophie de l'émancipation,

Paris : Presses Universitaires de France, 1992, p.61. 33 « Le jugement au sujet de la nécessité du devenir, tel qu’il a eu lieu jusqu’à maintenant implique ici la lutte

pour sa transformation d’une nécessité aveugle en une nécessité pleine de sens. Penser l’objet de la théorie

comme séparée d’elle fausse l’image et conduit au quiétisme ou au conformisme. Chacune des parties de la

théorie présuppose la critique et la lutte contre l’existant selon l’orientation déterminée par la théorie elle-

même ». Max Horkheimer, Traditionnelle und kritische Theorie (Théorie traditionnelle et théorie critique),

Fischer : Verlag, 1937 (2011), p.246, trad. F. Fischbach (non publiée). 34 Gérard Raulet, Herbert Marcuse : Philosophie de l'émancipation, op. cit., p.64.

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mode d’être authentique « à travers lequel la résolution de cette condition d’aliénation est

préfigurée, mais non accomplie »35. Lors de son retour à l’Université de Freiburg en 1928,

où Marcuse entame la rédaction de sa thèse d’habilitation (Habilitationsschrift) sous la

direction de Martin Heidegger, le souci pour la recherche d’un élément critique qui serait

latent dans la réalité sociale est rendu plus explicite, même si celui-ci ne pourrait être

dégagé de la thèse sur le Künstlerroman que rétrospectivement.36 Toute la démarche qui

entoure les écrits de la fin des années 1920 et du début des années 1930 consiste à relier la

pratique révolutionnaire à son élément ontologique reposant dans les structures essentielles

de l’existence humaine. Ainsi, il s’agissait pour Marcuse d’éclairer la compréhension

phénoménologique de ces structures par l’analyse marxienne de leurs formes

sociohistoriques concrètes, et réciproquement, d’éclairer les présupposés ontologiques du

matérialisme de Marx par ceux de l’existentialisme de Heidegger. Alors que le marxisme

rapportait tout à des faits historiques et à la structure sociale, ce qui laissait de côté

l’existence humaine et risquait de faire sombrer la théorie dans un objectivisme aveugle, la

phénoménologie existentialiste de Heidegger cumulait les abstractions et ne parvenait pas à

penser l’histoire comme le produit concret de rapports sociaux. Le projet était donc « de

corriger le marxisme et l’existentialisme heideggérien l’un par l’autre »37. Les textes où

Marcuse définit le plus clairement ce projet, soit « Contributions à une phénoménologie du

matérialisme historique » (1928) et « Sur la philosophie concrète » (1929), ou encore le

travail qu’il consacre aux Manuscrits économico-philosophiques de Marx en 1932, vont en

ce sens et tentent, aussi bien que mal, de trouver par le croisement de l’ontologie

heideggérienne et du matérialisme de Marx un fondement existentiel à la praxis.38

Plus tard, alors qu’il rejoint l’Institut de recherche sociale en 1933 à la suite d’une

recommandation spéciale d’Edmund Husserl à Kurt Riezler, alors « Kurator » de

l’Université de Francfort,39 Marcuse se tourne progressivement des questions ontologiques

vers des questions plus spécifiquement sociales et historiques. Comme le souligne Adorno

35 Traduit de l’anglais, Barry Katz, Herbert Marcuse and the art of liberation : an intellectual biography,

op.cit., p.43. 36 Barry Katz, Herbert Marcuse and the art of liberation : an intellectual biography, op.cit., p.53. 37 Gérard Raulet, Herbert Marcuse : Philosophie de l'émancipation, op. cit., p.25. 38 Barry Katz, Herbert Marcuse and the art of liberation : an intellectual biography, op.cit., p.64 sq. Gérard

Raulet, Herbert Marcuse : Philosophie de l'émancipation, op. cit., p.24 sq. 39 Barry Katz, Herbert Marcuse and the art of liberation: an intellectual biography, op. cit., p.86.

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dans sa discussion de « L'ontologie de Hegel et la théorie de l'historicité » (1932), le texte

qui devait conduire Marcuse à l’obtention de son habilitation, ce changement le mène du

thème typiquement heideggérien de l’historicité vers l’histoire, de l’existentialisme vers la

philosophie sociale et de la réflexion sur « l’être authentique de la praxis » vers une

réflexion du sujet historique comme « réalité effective »40. Durant ces années, Marcuse

collabore étroitement avec Horkheimer, et ses projets personnels deviennent indissociables

de ceux de l’Institut ; le développement de sa pensée suit ici le même cours que celui de ses

collègues et ne pourrait, comme le souligne Katz (1982), être considéré séparément du

leur.41 La principale préoccupation des recherches de Marcuse durant cette période est

particulièrement proche de celles d’Horkheimer, et consiste en grande partie à rétablir aux

abstractions métaphysiques de la philosophie idéaliste leur vérité sous-jacente. Ce type

d’« herméneutiques de la négativité »42, pour reprendre l’expression de Bernstein, partait du

postulat que les concepts philosophiques « contiennent réellement une part de vérité »43,

dans la mesure où leurs manques, leur caractère essentiellement abstrait et transcendantal,

étaient conçus comme le reflet de potentialités systématiquement niées dans la réalité

sociale. Tout en neutralisant la lutte contre le donné en l’hypostasiant dans le domaine de

l’universel, l’idéalisme avait malgré tout réussi à sauvegarder son élément critique en

perpétuant ces potentialités sous la forme d’idéaux. Face à leur liquidation récente dans

l’histoire de l’Occident, Marcuse et Horkheimer s’étaient engagés à redonner au concept de

Raison, sans doute le plus irréconciliable avec la réalité établie, son autonomie en tant

qu’ultime garant du vrai, du bon et du juste. C’est donc la Raison qui, durant les années

1930, deviendrait le leitmotiv en vertu duquel la Théorie critique se réclamerait héritière de

la philosophie tout entière tout en lui apportant le correctif qu’elle-même sous-entendait. En

1941, la publication de Raison et révolution constitue la dernière contribution de Marcuse

au projet de l’Institut et résume de manière exemplaire plusieurs des thèmes qui avaient

guidé son engagement théorique en faveur de la Raison, à savoir notamment la relation

dialectique entre philosophie et émancipation et la tension qui, entre l’actuel et le potentiel,

40 Cité par Katz (1982), Theodor W. Adorno, « Besprechung von Herbert Marcuse’s Hegels Ontologie », in

Zeitschrift für Sozialforschung, Frankfurt-sur-le-main, 1932, Vol. 1, p.401. 41 Barry Katz, Herbert Marcuse and the art of liberation: an intellectual biography, op. cit., p.89. 42 Richard J. Bernstein, « Negativity : Theme and Variations », op.cit., p.17. 43 Herbert Marcuse, « La philosophie et la théorie critique » (1937), op. cit., p.162.

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cherchait à être dépassée dans sa réalisation en tant que projet politique et historique

conscient de lui-même.

Cependant, au courant des années 1940, il devient de moins en moins clair pour

Marcuse comme pour ses collègues si l’identification entre Raison et émancipation est

encore aussi valable que semblaient le suggérer ses contributions au Zeitschrift für

Sozialforschung, la revue de l’Institut. Le fondement de la critique, qui au courant des

années 1930 était devenu cette raison qui parlait encore à travers ses formes aliénées dans

la philosophie bourgeoise et ses institutions, aurait à subir une transformation radicale s’il

voulait continuer d’affirmer un pouvoir objectif face au monde oppressant des faits. C’est

dans ce contexte que Marcuse se consacre à l’étude philosophique de l’œuvre de Freud,

auteur qu’il connaissait depuis longtemps, mais qui semble soudainement apporter des

pistes de réflexion prometteuses pour sortir la Raison de son « agonie pratique »44. Le

projet faramineux d’Éros et civilisation (1955) était justement de trouver dans la théorie

freudienne des pulsions de nouveaux fondements pour une critique immanente de l’ordre

social. Cet ouvrage annonce en ce sens une transition vers ce que Raulet (1992) nomme le

« paradigme de la Vie »45, le passage d’une réflexion de l’être comme Logos à l’être

comme Éros. Ce changement opère un renversement important dans la conception

marcusienne de la Raison, qui cesse d’être l’instance critique guidant la société vers un

avenir plus humain et se transforme au contraire dans le « Logos de la domination » si

fortement décrié dans L’homme unidimensionnel (1964). Mais une ambiguïté persiste,

puisque ce passage n’est pas définitif et que les travaux des années 1960 et 1970 constituent

autant des revirements que des affirmations de ces mêmes thèses. L’idée d’une société

authentiquement rationnelle ne cessera en effet jamais de hanter ses écrits, et l’irrationalité

de la société contemporaine continuera d’occuper une place importante de sa critique, ce

qui nous mène à poser la question suivante : Marcuse est-il parvenu à dépasser la Raison,

celle-là même qui en cours de réalisation s’était transformée en une affirmation de son

contraire ?

44 J’emprunte l’expression à Gérard Raulet, Herbert Marcuse : Philosophie de l'émancipation, op. cit., p.8. 45 Gérard Raulet, Herbert Marcuse : Philosophie de l'émancipation, op. cit., p.169.

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En nous penchant sur l’œuvre de Marcuse dans son ensemble, nous ne pouvons pas

simplement opposer, comme le fait Raulet (1989, 1992) – en toute connaissance de cause

par ailleurs –, ses penchants pointant vers un fondement ontologico-biologique de la

critique à ceux pointant vers « une théorie de l’imagination historique »46. Selon nous, les

deux répondent à une seule et même logique, qui est celle de la recherche d’un fondement

de la critique reposant sur un sol ontologique différent de celui de la vie sociale et politique,

mais qui pourtant les sous-tend et les présuppose. De ce revirement entre Éros et Logos,

entre plaisir et Raison, c’est l’ambition de relier les deux qui semble ressortir, et un tel

programme témoigne d’une volonté de rompre radicalement avec les assises philosophiques

classiques qui sont paradoxalement au cœur de la pensée de Marcuse. Mais cette

imagination historique devant déboucher sur une « nouvelle sensibilité », comme le

suggèrent ses derniers écrits, est-elle seulement parvenue à esquisser ses propres

fondements avant que le renouvellement promis ne se dirige vers une nouvelle aporie ?

Face à ces hésitations, nous pensons que la réponse ne consiste pas à opposer une

énième fois les différents schèmes d’interprétation qui traversent son œuvre, mais plutôt à

les mettre en dialogue. À la lumière des échecs relatifs de cette refondation pourtant

promise de la Raison et des fondements de la critique, nous croyons que la Raison dont

parle Marcuse cherche à reprendre racine, non pas contre la sensibilité, mais bien dans

l’expérience sensible que chaque être humain fait de lui-même et de son environnement.

Cependant, rien n’indique à première vue que cette perspective soit théorisée et assumée de

façon explicite. La première question d’après laquelle nous aimerions interroger son œuvre

semble donc être paradoxalement la dernière à laquelle nous pourrons répondre : Marcuse

parvient-il à dépasser et à refonder une critique sociale fondée sur la Raison ? Sa démarche

serait-elle plutôt condamnée à se replier dans les valeurs sûres de cette modernité qu’il avait

pourtant bel et bien menée jusqu’au bout ? Existe-t-il au contraire quelque chose comme

une « émancipation en dehors de la Raison » dans la pensée de Marcuse ? Telles sont, in

nuce, les questions qui guideront notre lecture de son œuvre et auxquelles nous tenterons de

répondre.

46 Ibid., p.231.

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Pour répondre à ces questions, nous baserons notre analyse sur trois « moments » de

la pensée de Marcuse organisés à partir d’un corpus presque intégral de son œuvre. Dans un

premier temps, nous aborderons le moment fort de la Raison, où Marcuse s’engage

théoriquement en faveur d’une « organisation rationnelle de la société » et épouse l’idéal

moderne consistant à bâtir une société qui lui est conforme. Notre premier chapitre

commencera donc par une analyse du concept de Raison chez Hegel et sur son intégration

dans la Théorie critique, ce qui nous permettra, d’une part, de jeter les bases aux concepts

philosophiques qui seront au cœur de notre travail et, d’autre part, de situer Marcuse face à

son héritage hégélien dans le contexte de la Théorie critique.

Dans un deuxième temps, nous nous pencherons sur le moment « critique » de la

Raison, où Marcuse rompt avec cet idéal moderne et cherche à mettre en lumière les liens

entre l’utilisation qui est faite de la Raison et ce qu’il appelle la « logique de la

domination ». Notre deuxième chapitre portera donc tout d’abord sur la conception

« négative » de la Raison en tant qu’organisation répressive des facultés sensibles, puis sur

le prolongement de cette conception dans la logique formelle et dans les concepts

élémentaires de la science, ce qui nous amènera à mieux comprendre comment, dans la

perspective de Marcuse, le développement technologique débouche en fin de compte sur

des formes de contrôle totalitaires dans la société industrielle avancée.

Pour finir, notre dernier chapitre portera sur le moment « optimiste-utopique » de

l’œuvre de Marcuse, où il se penche sur des alternatives théoriques envisageant une critique

sociale effective qui ne passe pas par les canaux traditionnels de la Raison, mais prend

appui sur le domaine de la sensibilité. Afin de comprendre comment la sensibilité peut

s’affirmer dans sa fonction critique et se traduire en un facteur concret de changement

social, nous étudierons d’abord la subversion qu’elle opère dans le rapport de l’être humain

à la nature et dans l’utilisation des forces productives, puis nous explorerons sommairement

quelques-uns des thèmes que Marcuse analyse durant cette période, dont le féminisme et

l’art.

Bien que la structure de notre recherche semble suivre chronologiquement la date de

publication des textes sur lesquels nous basons notre analyse, cette correspondance n’est

pas intentionnelle et répond plutôt au cheminement qui amène Marcuse à se distancier de

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certaines de ses conceptions initiales. Une des principales difficultés de notre étude sera

donc d’éviter d’ajouter rétrospectivement de l’ordre là où il ne devrait pas en avoir, et

réduire ainsi la portée des contradictions internes de l’œuvre. Si, quelque part, la posture de

Marcuse n’était pas problématique, si sa relation au concept de Raison ne comportait pas en

elle-même son lot d’ambiguïtés, notre recherche serait sans objet, car quel intérêt aurions-

nous à lui accorder cette étude ? La seule prétention de ce travail est donc d’offrir un

portrait fidèle de l’œuvre de Marcuse, esquissé à partir de ses réflexions sur le concept de

Raison qui est selon nous un de ses pôles centraux. Ces réflexions sont d’autant plus riches

qu’elles témoignent de son propre revirement théorique, ce qui donne à son positionnement

face à la Raison la profondeur d’une autocritique sincère. On remarquera en cours de route

que Marcuse ne laissera jamais tomber l’idée d’un retour vers la Raison, mais ses

retrouvailles avec cet idéal dévoilent un concept radicalement différent ; la Raison qu’il

quitte n’est plus tout à fait la même qu’il retrouve en fin de parcours, et la « nouvelle

sensibilité » à laquelle il nous convie a tout de ce retour étrangement familier vers quelque

chose de nouveau.

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I – Le concept de Raison chez Hegel et son intégration

dans la Théorie critique

Commencer par Hegel lorsqu’on réfléchit sur la place accordée au concept de Raison

au sein de la première génération de l’École de Francfort nous semble être un passage

obligé. Comme le remarque Jay (1973), « cette importance accordée à la raison est l’un des

traits les plus frappants du travail de l’École, et c’est ici que sa dette envers Hegel apparaît

le plus clairement »47. Hegel représente en quelque sorte l’expression philosophique la plus

achevée de la modernité occidentale ; il incarne, selon Marcuse, « la philosophie d’une

humanité consciente de soi qui revendique la maîtrise des hommes et des choses, et qui

affirme son droit de modeler le monde ; une philosophie où s’énoncent les idéaux les plus

élevés de la société individualiste de l’époque moderne »48. Étant le dernier philosophe à

interpréter le monde comme un ordre de Raison, correspondant à la soumission de la nature

et de la société « aux normes de la pensée et de la liberté »49, Hegel identifie la réalité

sociale concrète comme le lieu de réalisation des concepts philosophiques, et marque de

cette manière l’histoire de l’idéalisme allemand à un point tel d’en préparer la voie vers son

propre dépassement. « Son système, écrit Marcuse, a ainsi conduit la philosophie jusqu’au

seuil de sa propre négation ; il constitue l’unique chaînon entre l’ancienne et la nouvelle

forme de la théorie critique, c’est-à-dire entre la philosophie et la théorie sociale »50. Pour

comprendre comment la Théorie critique hérite et se réapproprie le concept de Raison, il est

donc nécessaire de se pencher brièvement sur certains aspects de la philosophie hégélienne.

47 Martin Jay, L'imagination dialectique : l'École de Francfort, 1923-1950, Paris : Payot, 1973 (1977). p.79. 48 Herbert Marcuse, Raison et révolution : Hegel et la naissance de la théorie sociale, trad. R. Castel et P-H.

Gonthier, Paris : Éditions de Minuit, 1941 (1968), p.140. 49 Ibid., p.298. 50 Loc. cit.

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1.1 Les fondements critiques de la philosophie hégélienne

La manière dont la Théorie critique se réfère au concept de Raison est fortement

teintée par sa lecture de Hegel, et cela ressort notamment lorsque ces auteurs mentionnent

avec respect reconnaître en lui l’un des premiers penseurs à affirmer la dimension

fondamentalement sociale de la Raison. Comme le soulignait déjà Horkheimer dans son

discours d’investiture à la tête de l’institut en 1931, Hegel a le mérite de sortir la Raison du

solipsisme qui caractérisait son appréhension dans l’idéalisme allemand depuis Kant pour

la renvoyer plus profondément vers l’objectivité du monde social lui-même, face au

« travail de l’histoire » et à la culture. « Ainsi, écrit Horkheimer, avec Hegel l’idéalisme est

devenu dans ses parties essentielles philosophie sociale. La compréhension philosophique

du Tout collectif dans lequel nous vivons et qui donne leur terrain aux créations de la

culture absolue, est maintenant à la fois la reconnaissance du sens de notre être propre dans

sa véritable valeur et dans son véritable contenu »51. Contrairement à la conception qui,

jusqu’alors, représentait la vérité comme reposant d’un côté, et la conscience ou le sujet

connaissant de l’autre, telle « l’immersion extérieure du matériau dans [un] élément au

repos »52, pour Hegel, l’élément de la connaissance, ce qu’il nomme la philosophie ou le

savoir effectif, n’est pas séparé du procès réel-social-historique, mais il se manifeste en lui

et lui est consubstantiel. La connaissance selon Hegel n’est ni un outil, ni un médium, ni un

résultat auquel on pourrait aboutir d’une fois pour toutes, mais bien le mouvement même

du réel ; la connaissance est effective, elle se manifeste concrètement dans le monde et

s’objective dans les produits de la société et dans l’histoire. Reconnaître le « sens de notre

être propre dans sa véritable valeur et dans son véritable contenu », cela correspond donc à

renvoyer « la compréhension philosophique du Tout collectif » au monde social ; non plus

51 Max Horkheimer, « La situation actuelle de la philosophie sociale et les tâches d’un institut de recherche

sociale » (1931), in Théorie critique : essais, Paris : Payot, 1978, p.68-69. 52 G.W.F. Hegel, Préface de la Phénoménologie de l’esprit, trad. J.-P. Lefebvre, Paris : Flammarion, 1807

(1996), p.55 [§15]. Dans l’Introduction de la Phénoménologie de l’esprit, Hegel se réfère à cette conception,

qu’il attribue surtout à Kant, comme présupposant « en priorité que l’absolu se tienne d’un côté, et que de

l’autre côté la connaissance soit pour soi-même, et séparément de l’absolu, quelque chose qui est cependant

réel, ou encore, et par là même, que la connaissance, qui en étant hors de l’absolu est bien aussi hors de la

vérité, soit cependant véritable ». G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. J.-P. Lefebvre, Paris :

Aubier, 1807 (1991), p.81.

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à la spéculation idéaliste qui est son propre produit,53 mais bien à la réalité d’ici-bas, aux

phénomènes qui nous composent en propre et à leurs possibilités objectives. – Ainsi, selon

la formule célèbre de la Préface de la Phénoménologie de l’esprit, « Le vrai est le Tout.

Mais le Tout n’est que l’essence s’accomplissant définitivement par son développement »54.

Comme le mentionne Marcuse, « Une chose en elle-même est ce qu’elle est uniquement

dans ses relations aux autres et, réciproquement, ses relations aux autres déterminent son

existence propre. L’idée traditionnelle d’une chose-en-soi derrière les phénomènes, d’un

monde intérieur séparé du monde extérieur, d’une essence coupée à jamais de la réalité,

cette idée est rendue absurde par la conception hégélienne. La philosophie s’affirme dès

lors liée de part en part à la réalité concrète »55. Le « processus du savoir » est ainsi rendu

« inséparable de la lutte historique entre l’homme et son monde ; et cette lutte fait elle-

même partie intégrante du chemin vers la vérité et, en dernier ressort, de la vérité elle-

même. [...] Le processus de la connaissance se confond ainsi avec le processus de

l’histoire »56.

Pour Hegel, donc, les concepts généraux de la philosophie – à savoir par exemple : la

vérité, la liberté, la morale, l’essence, l’universel, etc. – n’ont de valeur à ses yeux que s’ils

sont d’abord et avant tout médiatisés par le fini, traversés par le « travail du négatif », par la

déterminité et la concrétude de l’activité humaine, sociale et historique.57 Sans ces

médiations, sans leurs déterminations concrètes particulières, ces concepts demeurent

généraux, abstraits, et ne parviennent pas à saisir la réalité comme autre chose que du

53 « [D]ans l’histoire, l’acte de penser est subordonné à ce qui est donné et à ce qui est, qu’il a pour

fondements et qui le dirigent. » G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire : Introduction aux Leçons sur la

philosophie de l’histoire du monde, trad. L. Gallois, Paris : Points, 2011, p.33. 54 G.W.F. Hegel, Préface de la Phénoménologie de l’esprit (1807), op. cit., p.61 [§20]. 55 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.176. 56 Ibid., p.138-139. 57 « [C]e que nous avons nommé principe, fin ultime, détermination, ou bien la nature ou le concept de

l’esprit, c’est seulement quelque chose de général, d’abstrait. Le principe, tout comme la proposition

fondamentale, la loi : c’est quelque chose d’intérieur, qui, comme tel, aussi vrai soit-il en lui-même, n’est pas

complètement effectif. Des fins, des propositions fondamentales, etc. sont dans notre pensée. Elles sont

d’abord dans nos intentions intérieures, mais pas encore dans la réalité effective. Ce qui est en soi est une

possibilité, une faculté, mais qui, de son intériorité, n’en est pas encore venu à l’existence. Un deuxième

moment doit, en effet, s’ajouter pour sa réalité effective, et ce moment est la manifestation active, l’acte de

réalisation effective, dont le principe est la volonté, l’activité de l’homme en général. C’est seulement par

cette activité que ce concept aussi bien que les déterminations en soi sont réalisées, sont rendus effectifs, car

ce concept et ces déterminations ne valent pas immédiatement par eux-mêmes. L’activité, qui les pose dans

l’œuvre et dans l’existence, est le besoin, l’instinct, l’inclination et la passion de l’homme. » G.W.F. Hegel,

La raison dans l’histoire, op. cit., p.53-54.

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singulier séparé de son fondement, comme du particulier en opposition avec ce qui le rend à

l’existence et le détermine. En d’autres mots, ces concepts demeurent extérieurs à la réalité

et donc « faux » dans une large mesure. La manière classique de poser le problème de la

dichotomie entre l’universel et le particulier ne parvenait pas à dépasser cette opposition, et

l’innovation radicale de Hegel a été de montrer en quoi une idée de l’universel qui n’inclut

pas en elle-même le particulier, un universel qui n’existerait qu’en soi, de manière

purement formelle, reste vide, puisque le mouvement irréductible du vivant lui demeure

étranger, alors que de l’autre côté, une idée du particulier qui n’a que faire de l’universel,

un particulier qui ne serait que pour soi, la négativité pure et simple ou la pure contingence,

ne possède aucune vérité propre, car elle ne peut même pas être pensée. Ainsi, les deux sont

en relation réciproque, et on peut dire du particulier « qu’il est la réalité de l’universel », et

inversement, « de l’universel qu’il est la vérité » du particulier.58 De façon schématique, la

pensée abstraite – qu’on appelle ceci l’universalité, la loi, la proposition fondamentale ou le

principe – doit pour Hegel s’aliéner dans le monde afin de dépasser son abstraction et

récupérer en elle la totalité de ce qui la compose en propre, c’est-à-dire le monde sensible,

le fini, le particulier ; de cette manière, l’universel abstrait s’auto-nie dans le concret, afin

de parvenir à travers cette aliénation à l’universel concret, ce que Hegel nomme l’esprit

conscient de soi ou se concevant lui-même, l’Esprit absolu.59 À la fois l’universel et le

particulier doivent « briser leur immédiateté » : pour l’être humain, il s’agira de trouver ce

qu’il est en soi, ou selon son concept, à la lumière de l’universel, comme un moment dans

la vie du Tout, alors que l’universel cherchera à être pour soi, conscience de soi se

retrouvant elle-même « chez elle » dans le particulier.60

Le devenir historique se comprend ainsi philosophiquement chez Hegel comme le

cheminement de l’Esprit vers la conscience de soi. Dans les mots de Cavallier (1999) :

« l’Esprit vise à “parvenir à la conscience de lui-même”, et à manifester cette conscience de

soi dans le monde : mieux encore, il s’agit de “se rendre adéquat le monde”, c’est-à-dire de

58 François Cavallier, Premières leçons sur La Raison dans l’Histoire de Hegel, Paris : Presses Universitaires

de France, 1999, p.67. 59 La catégorie logique de « sujet » signifie chez Hegel « un universel qui s’individualise, et c’est en ce sens

que l’on parle de l’“esprit” d’une époque historique : quand nous avons compris une telle époque, quand nous

en avons saisi le concept, nous discernons un esprit général qui se développe, par l’activité consciente des

individus, dans toutes les institutions, faits et relations existantes. » Herbert Marcuse, Raison et révolution, op.

cit., p.199-200. 60 François Cavallier, Premières leçons sur La Raison dans l’Histoire de Hegel, op. cit., p.37.

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faire du monde lui-même le Savoir de Soi de l’Esprit »61. La réalisation de ce que Hegel

nomme l’Idée, ou l’unité de l’existence et de son concept, c’est-à-dire l’existence saisie

dans son principe et comprise dans son autodevenir,62 est l’essence déployée de l’Histoire,

et la Raison n’est rien d’autre que la manifestation concrète de cette unité dans la réalité

sociale.63 Loin de référer à une faculté de l’esprit, comme c’était le cas chez Kant, la Raison

chez Hegel renvoie ainsi à l’unité du fini et de l’infini, de l’existence et du Concept, du

particulier et de l’universel.64 Tout en continuant d’affirmer en la Raison son rôle moderne

de « principe ultime de légitimation » s’assumant autant « polémiquement dans le rejet de

la tradition que constructivement dans l’organisation systématique des nouvelles

régulations institutionnelles »65, Hegel radicalise cette posture qui, depuis les Lumières,

consistait à concevoir la Raison comme quelque chose qu’on « possède » et dont on peut

« se servir », en en faisant au contraire un phénomène réellement existant dans le monde,

non plus simplement dans la tête des individus ou dans les principes épistémologiques de la

connaissance scientifique, mais bien dans la nature et dans l’histoire.

Sortie d’une part de son cocon objectiviste, qui par son association aux sciences

modernes avait conduit la Raison à être conçue comme l’adoption d’un point de vue

impersonnel, et d’autre part de son cocon subjectiviste, qui consistait en son adéquation à la

réflexivité de l’individu moderne et à sa capacité à établir par lui-même les moyens les plus

61 Ibid., p.41-42. De manière encore une fois très générale, on peut dire chez Hegel que l’Esprit n’est un objet

pour la philosophie qu’en tant qu’il est l’ensemble de ses manifestations, l’intégration en lui-même de ses

déterminations, médiations et aliénations successives faisant de lui une totalité vivante, un absolu qui est sujet.

Celui-ci ne devient effectif qu’à travers son extériorisation dans le monde et son objectivation dans les objets

qu’il se donne – l’Art, la Religion, l’État, le Droit, etc. Le mouvement d’autototalisation de l’Esprit sur lui-

même, son autodevenir, est donc tributaire de la négation, de la différence et de la médiateté qui le travaillent,

seules garantes en fin de compte de son effectivité. Ainsi, l’Esprit s’aliène pour mieux se reconnaître dans la

totalité de ses formes : il est le réel se retrouvant lui-même, le mouvement du devenir conscient de soi du réel,

la pensée immanente au réel se reconnaissant comme identique à elle-même en tant qu’identité non pas

donnée mais devenue. 62 « L’universalité du concept dialectique n’est pas la somme stable et figée, la généralité abstraite des

caractères communs, mais une totalité concrète qui développe elle-même les différences particulières de tous

les faits qui appartiennent à cette totalité. Le concept ne contient pas seulement tous les faits dont se compose

la réalité, mais aussi les processus dans lesquels les faits se développent et se dissolvent. Le concept constitue

ainsi “le principe de ses propres différences” : la diversité des faits embrassés par le concept doit être

interprétée comme des “différences internes” du concept lui-même. » Herbert Marcuse, Raison et révolution,

op. cit., p.202. 63 Jon Stewart, « Hegel and the Myth of Reason », The Owl of Minerva, Vol. 26, n°2, 1995, p.191. 64 Alfredo Ferrarin, « Reason in Kant and Hegel », Kant Yearbook, Vol. 8, n°1, 2016, p.6. 65 Michel Freitag, « Les sciences sociales contemporaines et le problème de la normativité », Sociologie et

sociétés, Vol. 19, n°2, 1987, p.28.

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efficaces en vue d’une fin précise66 – ce à quoi la rationalité en valeur (Zweckrationalität)

dont parle Weber convient parfaitement –, Hegel opère d’une certaine manière l’union des

deux points de vue en renvoyant la Raison au monde lui-même et au processus social et

historique qui la rend possible. Pour que les individus modernes puissent démontrer la

rationalité de leurs actions sans invoquer un principe transcendant (comme l’autorité, la

tradition ou la religion, par exemple), ils devaient donc transformer leur raison, cet élément

encore autoréférencé, en un « espace social » doté d’un ensemble de principes et

d’institutions capable de témoigner de son existence réelle, l’idée étant ici de certifier que

la Raison qu’ils posent pour eux-mêmes n’est pas uniquement la leur, mais bien celle du

monde et de la société.67 En d’autres mots, la pensée rationnelle était devenue dépendante

d’un monde rationnel, et, celle-ci ne pouvant s’abstraire du procès réel de la société selon

Hegel, leur interdépendance s’affirmait ici comme la nécessité logique de rendre le monde

rationnel, ou en tout cas de reconnaître et de manifester cette rationalité sous-jacente de

manière consciente. Ainsi, la volonté d’autodétermination et d’émancipation de la société

moderne vis-à-vis des structures de régulation traditionnelles légitimées de façon

hiérarchique et/ou transcendantale débouche sur un projet social et politique qui tente de

montrer « que ses formes de vie peuvent être justifiées dans les termes des normes

modernes que la raison a établies pour elle-même »68. De manière semblable aux

protestants de la Réforme qui cherchaient les signes de leur prédestination en construisant

eux-mêmes les conditions susceptibles de signifier ce choix divin dans leur vie terrestre,69

la Raison est ainsi devenue le projet historique dont la réalisation devait conduire à la

certitude de la rationalité que la société moderne garantissait pour elle-même. Loin d’être

un principe transcendant et anhistorique donné d’avance, à qui il ne suffisait plus que de se

matérialiser dans la société en lui subordonnant l’ensemble des institutions sociales et

politiques, la Raison chez Hegel est réellement le produit social de l’histoire. Ni

« fonctionnement abstrait du mécanisme de la pensée »70, ni principe épistémologique

« dont la mise en œuvre méthodique aurait principalement eu comme finalité la

66 Terry Pinkard, Hegel’s Phenomenology : The Sociality of Reason, Cambridge : Cambridge University

Press, 1996, p.133. 67 Ibid., p.91-92. 68 Traduit de l’anglais, Terry Pinkard, Hegel’s Phenomenology, op. cit., p.92. 69 Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. I. Kalinowski, Paris : Flammarion, 1905

(2014), 394 p. 70 Max Horkheimer, Éclipse de la raison, trad. J. Debouzy, Paris : Payot, 1947 (1974), p.13.

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connaissance “scientifique” et “objective” de la réalité sociale-historique effective »71, la

Raison chez Hegel est bel et bien la réalité, telle qu’elle se donne à la société moderne qui

reconnaît sa situation historique comme le produit conscient de son propre travail.

Dans ce contexte, la tâche de la philosophie devient évidemment de participer à ce

projet d’autoconnaissance de la Raison. Cette tâche n’est pas, comme le remarque Stewart

(1995), « de postuler des utopies ou un quelconque monde au-delà du nôtre, mais plutôt

d’examiner la réalité [...] et de trouver la raison qui est en elle », « d’examiner la réalité et

de déduire sa rationalité implicite »72. Dans les mots de Hegel : « la philosophie [...]

réconcilie, elle transfigure le réel qui semble injuste, en Rationnel, le présente comme tel,

comme fondé dans l’idée même et elle montre comment la raison doit être satisfaite »73.

Ainsi, sa propre compréhension de la réalité devient en même temps l’exposition normative

de l’écart qui la sépare de ce que celle-ci est en son concept. Son appréhension

« conceptuelle » ne lui est pas surimposée du dehors, à son insu, mais correspond plutôt à

sa vraie forme, qui est justement d’être « raisonnable ».74 De cette manière, la réalité

donnée ne se limite plus aux yeux du philosophe à ce qu’elle est présentement, mais devient

« le mouvement d’adéquation »75 face à ce qu’elle comprend de potentiel en elle-même, ses

« possibilités ».

Selon Marcuse, la référence au concept de Raison dans la philosophie classique

possède toujours une dimension critique-normative, et cette particularité n’est pas unique à

l’œuvre de Hegel. Dans la philosophie moderne, le concept de Raison a effectivement une

longue histoire « critique » qui témoigne de sa charge normative contre la réalité établie.

Comme l’explique Marcuse dans ses textes des années 1930 ainsi que dans Raison et

révolution (1941), depuis le XVIIe siècle, la Raison constitue la pierre angulaire des

critiques philosophiques contre l’ordre régnant. Pour la bourgeoisie ascendante de cette

71 Michel Freitag, « Les sciences sociales contemporaines et le problème de la normativité », op. cit., p.29. 72 Traduit de l’anglais, Jon Stewart, « Hegel and the Myth of Reason », op. cit., p.191-192. 73 Cité dans Max Horkheimer, « La situation actuelle de la philosophie sociale et les tâches d’un institut de

recherche sociale », op. cit., p.70, G.W.F. Hegel, La Raison dans L’Histoire, Paris : Plon, 1965, p.101. 74 « Considérer quelque chose rationnellement, ce n’est pas apporter du dehors à l’objet une raison et le

transformer par là, mais l’objet est pour lui-même rationnel. » Cité dans François Cavallier, Premières leçons

sur La Raison dans l’Histoire de Hegel, op. cit., p.81, G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit,

Paris : Gallimard, 1940, p.79 [§31]. 75 Traduit de l’anglais, Alfredo Ferrarin, « Reason in Kant and Hegel », op. cit., p.6.

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époque, « la Raison était devenue le signe de ralliement critique au nom duquel elle

combattait tout ce qui gênait son développement politique et économique »76. Autant dans

leur lutte contre l’Église que dans leur combat contre l’absolutisme, les « tendances

progressives de la bourgeoisie » s’étaient rassemblées philosophiquement autour du projet

de bâtir l’autonomie indubitable de la Raison afin d’asseoir leurs critiques sur le terrain plus

incontestable de la connaissance scientifique.77 Chez Descartes, la recherche d’un tel

fondement le conduit vers l’ego cogitans, élément apodictique de toute connaissance

possible. Ici,

la liberté du sujet pensant constitue le fondement de la certitude théorique et pratique.

L’univers construit sur cette base est rationnel précisément dans la mesure où il est

soumis au pouvoir intellectuel et pratique de l’individu. La vérité provient du sujet, et

garde le sceau de cette subjectivité quelle que soit la forme objective qu’elle prend. Le

monde est réel dans la mesure où il s’accorde à l’autonomie rationnelle du sujet.78

Toutefois, dans la philosophie cartésienne, l’autonomie du sujet pensant coexiste avec

le déterminisme mécaniste d’un « univers-horloge ». Ce paradoxe, l’expression simultanée

de liberté et d’impuissance, trouve sa source selon Marcuse dans la manière dont l’individu

moderne, désormais émancipé des structures de pouvoir médiévales, réagit aux impératifs

contradictoires de la société bourgeoise.79 Malgré les découvertes scientifiques qui, guidées

par un idéal d’objectivité, laissent plus que jamais croire à la possibilité de voir les êtres

humains se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »80, l’individu demeure

subjugué à des mécanismes naturels et sociaux qu’il ne contrôle pas et qui au contraire

échappent à sa volonté et le dirigent. La philosophie de Descartes a donc un caractère

profondément contradictoire. Cette apparence à la fois libre et soumise, concrète et abstraite

du rationalisme, est due au développement économique de cette époque, qui mène, d’une

part, à l’augmentation de la domination que l’être humain exerce sur la nature et, d’autre

part, à sa propre soumission à des processus économiques aveugles qui paraissent revêtir

l’aspect de lois naturelles immuables – ce que Marx n’a par ailleurs jamais cessé de

dénoncer. Cela conduit la philosophie « à envisager la vie individuelle aussi bien que la vie

76 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.299. 77 Herbert Marcuse, « The Concept of Essence », in Negations : Essays in Critical Theory, Boston : Beacon

Press, 1936 (1969), p.64. 78 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.398. 79 Herbert Marcuse, « The Concept of Essence », op. cit., p.48. 80 René Descartes, Discours de la méthode, Paris : Gallimard, 1637 (1966), p.168.

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sociale sur le modèle de la nature »81. « L’idée de Raison, écrit Marcuse, tombe ainsi sous

l’emprise du progrès technique ; et l’on voit dans la méthode expérimentale le modèle de

l’activité rationnelle »82 :

On se représente l’univers humain comme gouverné par des lois objectives, analogues

ou même identiques aux lois de la nature, et la société comme une entité objective plus

ou moins réfractaire aux désirs et aux buts subjectifs. Les hommes pensent que leurs

relations mutuelles sont soumises à des lois objectives aussi inéluctables que les lois

physiques, et que leur liberté consiste en une adaptation de leur existence privée à cette

nécessité. Un scepticisme étonnamment conformiste a ainsi accompagné le

développement du rationalisme moderne : plus la Raison triomphait dans le domaine

des techniques et des sciences de la nature, et plus elle répugnait à en appeler à la

liberté dans la vie sociale.83

Dans ce contexte, l’astuce du rationalisme, aux prises avec des « conditions

matérielles d’existence [qui] ne rendaient possible la liberté de la raison autonome que dans

la pensée et le vouloir purs »84, consiste à hypostasier le domaine de la liberté pour

l’affranchir des contraintes du monde empirique. Ainsi, « l’incertitude et le manque de

liberté du monde extérieur sont contrecarrés par la certitude et la liberté de la pensée en tant

que seule source de pouvoir restante à l’individu »85. La Raison, malgré sa charge

fondamentalement critique, acquiert dès lors un caractère abstrait, puisqu’à défaut de

pouvoir s’extérioriser dans le monde par la transformation réelle des structures

socioéconomiques, demeure limitée à n’exercer son autonomie qu’au niveau de la pensée.

Pour Marcuse, le fait que la liberté soit hypostasiée dans le domaine de la pensée, le

fait que seul l’individu « abstrait » soit libre et que « l’intérêt pour la liberté humaine

devienne un intérêt pour la certitude absolue de la pensée », témoigne de la vérité profonde

de la philosophie cartésienne : à l’intérieur des cadres pratiques de la société bourgeoise, la

seule liberté effective dont puisse encore jouir l’individu moderne cherchant la plus haute

expression de la vérité se résume en fin de compte à celle de sa propre subjectivité :86

81 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.301. 82 Loc. cit. 83 Loc. cit. 84 Herbert Marcuse, « La philosophie et la théorie critique » (1937), in Culture et société, trad. G. Billy, D.

Bresson et J-B. Grasset, Paris : Éditions de Minuit, 1970, p.156. 85 Traduit de l’anglais, Herbert Marcuse, « The Concept of Essence », op. cit., p.50. 86 Ibid., p.51.

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La philosophie de la raison a aperçu certains constituants essentiels de la société

bourgeoise : le moi abstrait, la raison abstraite, la liberté abstraite. Elle est en cela

conscience vraie. La raison pure est avant tout la raison « indépendante » de tout

élément empirique : ce qui est empirique semble mettre la raison dans un état de

dépendance et est étranger à sa nature. La limitation de la raison à un rôle théorique et

pratique « pur » est l’aveu des insuffisances de la réalité. Mais elle manifeste aussi le

souci du droit de l’individu, de ce qui en fait quelque chose de plus qu’un simple sujet

économique, de ce qui est brimé dans le système d’échange généralisé de la société.87

Chez Descartes, la Raison s’abstrait donc de l’existence spatio-temporelle et du

contenu concret de la pensée pour ne retenir que « la pensée en tant que telle, la forme pure

de toutes les cogitationes »88. L’idée de l’autonomie absolue de la Raison repose ainsi sur

une abstraction, car la Raison ne peut prétendre exercer un quelconque pouvoir sur le

monde empirique que dans la mesure où celui-ci n’a plus aucune conséquence sur elle.89

La philosophie perd alors une partie de sa puissance critique, et le rationalisme paraît

tendre vers une réconciliation avec la réalité établie ; mais le pouvoir critique de la Raison

demeure opérant, car les courants philosophiques post-cartésiens continuent de concevoir

l’organisation de la réalité comme « une fonction de la raison libre et critique de

l’individu »90. Malgré l’introversion de la Raison qui résulte de la nécessité de lui assurer

une liberté absolue dans un monde non libre, ce qui conduit par exemple des philosophes

comme Leibniz, Kant et Fichte à penser la raison humaine et la liberté comme « la citadelle

de l’âme ou de l’esprit isolé, les dimensions d’une intériorité tout à fait compatibles avec

les réalités extérieures »91, la philosophie du XVIIIe siècle poursuit l’œuvre du rationalisme

en défendant une représentation de « la rationalité du sujet pensant » qui en fait « le

fondement ultime de l’organisation rationnelle de la société »92.

La croyance explicitement critique d’une Raison qui s’oppose aux formes actuelles

d’organisation sociale est développée d’abord par les Lumières, qui affirment « que la

87 Herbert Marcuse, « La philosophie et la théorie critique », op. cit., p.155. 88 Traduit de l’anglais, Herbert Marcuse, « The Concept of Essence », op. cit., p.51. 89 Selon l’analyse critique de Fischbach : « partis d’un sujet d’autant plus maître et possesseur de la nature

qu’il se concevait lui-même comme extérieur à elle, partis d’un sujet souverain dont le retranchement et

l’extériorité à l’égard du réel étaient précisément les garanties de son pouvoir d’objectivation de la réalité, et

donc de son pouvoir de maîtrise tant théorique que pratique de cette même réalité, nous voilà parvenus en fin

de course à un sujet d’autant plus impuissant que sa coupure inaugurale s’est finalement accomplie en une

perte du réel ». Franck Fischbach, Sans objet : capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris : Vrin, 2009, p.16. 90 Traduit de l’anglais, Herbert Marcuse, « The Concept of Essence », op. cit., p.51. 91 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.302. 92 Ibid., p.300-301.

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Raison peut régir le monde » à condition de transformer les « formes d’existence

périmées » d’après les principes établis par la libre connaissance du sujet et par la

réalisation des « aptitudes humaines enfin libérées ».93 La Raison, loin d’obéir à un ordre

préétabli, commande chaque étape du progrès historique d’après l’idée directrice d’un ordre

où « la situation de l’homme dans le monde, ses travaux et ses plaisirs, ne dépendront plus

[...] d’une autorité extérieure mais de sa propre activité libre et rationnelle »94. Par la

Raison, l’être humain peut « découvrir ses propres virtualités et celles du monde »95, ce qui

suppose que la vérité réside non pas dans le monde tel qu’il est présentement, mais plutôt

« hors du monde des faits, dans un monde à venir ». Le progrès, compris comme la création

d’un ordre conforme aux possibilités réelles de l’humanité, implique donc une exigence

critique fondamentale selon laquelle l’état actuel des relations sociales doit être « nié et non

pas perpétué »96.

Malgré leur caractère avant tout conservateur, on trouve une idée semblable dans les

doctrines du droit naturel et du contrat social fondées sur la notion de liberté individuelle,

ainsi que, plus tard, dans les théories de l’économie politique guidées par l’idée du progrès

matériel. Pour ces théories, le modèle servant comme fondement à la critique ne renvoie ni

vers le passé, ni vers une réalité extérieure, mais bien vers l’avenir, compris comme

l’aboutissement du processus déjà enclenché de rationalisation et d’amélioration des

conditions sociales existantes. Dans les mots de Freitag, ce modèle est « anticipé dans

l’avenir sous la forme d’une exigence rationnelle et d’une nécessité formelle à l’aune

desquelles la réalité sociale empirique doit être jugée de manière critique »97.

En bref, l’idée philosophique centrale de cette période, aussi essentielle pour les

Lumières que pour l’idéalisme, consiste à croire que l’humanité est enfin parvenue à

maturité, et que, grâce aux pouvoirs de la pensée, elle n’aura plus à se plier aux faits, mais

93 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.390. 94 Ibid., p.53. Pour une critique postcoloniale de la conception présentant chaque fait historique comme une

étape du processus évolutif de toute l’espèce humaine, voir Walter D. Mignolo, Local Histories/Global

Designs : coloniality, subaltern knowledges and border thinking, Princeton : Princeton University Press, 1999

(2012), p.x, p.283 et sq. 95 Ibid., p.56. 96 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.271. 97 Michel Freitag, « Les sciences sociales contemporaines et le problème de la normativité », Sociologie et

sociétés, Vol. 19, n°2, 1987, p.29.

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pourra désormais « les mesurer à l’instance supérieure de la Raison »98. Plus aucune

conjoncture naturelle ou sociale ne saurait s’imposer à elle comme une fatalité ; l’humanité

est devenue, selon les termes classiques de l’idéalisme allemand, « sujet autonome de son

développement ». Dorénavant, « la lutte de l’humanité aux prises avec la nature et avec

l’organisation sociale en place sera [...] guidée par le progrès de la connaissance : le monde

va devenir un ordre de Raison »99.

La pensée philosophique de Hegel voit le jour dans un contexte où l’on croirait

réellement que la Raison est en train de triompher sur un ordre ancien et révolu. Son œuvre

synthétise un grand nombre d’idées répandues dans l’air du temps et participe de ce

mouvement selon lequel, sous la direction de la philosophie et de la science, le monde tel

qu’il est tire à sa fin, et un monde nouveau, fondé sur la Raison, est en train de naître.

Comme on vient de voir, cette conception est portée par l’idéal critique, déjà en place chez

les Lumières, pour qui la vérité du monde n’est pas épuisée dans son état actuel, mais reste

au contraire à réaliser dans un monde à venir. La philosophie, qui en assumant

historiquement son rôle normatif s’était portée garante de la définition des choses « telles

qu’elles doivent être », est dès lors engagée dans la transformation du monde dans le but de

le rendre conforme à la compréhension qu’elle se fait de lui. Tel serait, en condensé, le

message le plus profond de la Phénoménologie de l’esprit : « le monde dans sa réalité n’est

pas tel qu’il apparaît, mais tel qu’il est compris par la philosophie »100. Chez Hegel, le réel

n’a donc plus aucune autorité ontologique sur la pensée, mais doit au contraire être rendu

conforme à la pensée. Désormais, « c’est à la pensée de déterminer le réel ; ce que les

hommes tiennent pour vrai, juste et bon, doit se réaliser effectivement dans l’organisation

de la vie sociale et individuelle »101.

Or, comme on l’a vu, pour Hegel, la pensée ne se tient pas hors du réel, comme une

entité désincarnée qu’il s’agirait de matérialiser dans la réalité donnée en la lui

subordonnant. Par son utilisation de ce qu’il nomme le « concept », Hegel critique en fait la

séparation de la pensée et du réel en concevant la pensée comme un phénomène aussi

98 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.56. 99 Ibid., p.53. 100 Ibid., p.137. 101 Ibid., p.56.

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concret que n’importe quelle autre forme de réalité. Comme le mentionne Marcuse, « aux

yeux de Hegel, il n’existe pas un royaume de vérité au-delà de ce monde ; l’idée est pour

lui une réalité concrète et l’homme a pour tâche de vivre dans cette réalité »102.

Contrairement à l’idée préconçue selon laquelle plus une pensée est abstraite et plus elle

s’éloigne de la réalité, Hegel conçoit l’abstraction conceptuelle non pas comme ce qui la

rend davantage irréelle, mais plutôt comme ce qui rapporte les faits vers leur contenu

essentiel. Loin de rendre le concept plus pauvre, l’abstraction nécessaire à sa formation le

rend au contraire « plus riche que la réalité donnée »103. Ainsi, « l’idée hégélienne du

concept renverse la relation ordinaire entre la pensée et la réalité, et elle devient la pierre

d’angle de la philosophie en tant que théorie critique »104. L’élément critique du concept

consiste ici à placer la vérité des faits en dehors de leur forme actuelle, comme le produit de

l’autonégation qui surgit de leur développement. Leur vérité ne réside donc plus dans leur

facticité brute, comme le voudrait le positivisme, mais dans le mouvement d’ensemble qui

contient la totalité de leurs formes, et dont le moteur est justement, selon Hegel, le concept :

La forme immédiate sous laquelle les objets apparaissent n’est pas encore leur vraie

forme. En effet, le donné pur et simple est tout d’abord négatif, autre que ses vraies

possibilités. Il ne devient véritable que dans le mouvement de surmonter cette

négativité, si bien que la naissance de la vérité requiert la mort de l’état de choses

donné. On voit ici combien l’optimisme de Hegel est fondé sur une conception

destructrice du donné. Toutes les formes existantes sont entraînées chez lui dans le

mouvement dissolvant de la Raison [...] qui les refond jusqu’à ce qu’elles deviennent

adéquates à leur concept.105

Comme l’illustre assez clairement l’exemple célèbre du bourgeon, de la fleur et du

fruit dans la Préface de la Phénoménologie de l’esprit,106 si nous prenons le bourgeon

séparément de la fleur et du fruit, c’est-à-dire si nous ne comprenons pas la fleur et le fruit

comme faisant partie des virtualités intrinsèques du bourgeon, il nous semble que la fleur

nie le bourgeon, tout comme le fruit nie à son tour la fleur. Or, le bourgeon est-il faux dès

102 Ibid., p.207. Dans les mots de Hegel : « réalité et idéalité sont souvent considérées comme un couple de

déterminations se faisant mutuellement face avec une égale indépendance et on dit, par conséquent, qu’en

dehors de la réalité, il y a aussi une idéalité. Or l’idéalité n’est pas quelque chose qui est en dehors et à côté de

la réalité, mais le concept de l’idéalité consiste expressément à être la vérité de la réalité, c’est-à-dire la réalité

comme ce qui est posé, comme ce qui est en soi se prouve elle-même en tant qu’idéalité. » G.W.F. Hegel,

Science de la logique, trad. B. Bourgeois, Paris : Vrin, 1970, p.529. 103 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.201. 104 Loc. cit. 105 Ibid., p.74. 106 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. J.-P. Lefebvre, Paris : Aubier, 1807 (1991), p.28.

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lors qu’il disparaît pour laisser place à la fleur ? Le fruit vient-il contredire la fleur ou la

condamner à une existence fausse dès lors qu’il se manifeste ? « Notre concept de la plante,

écrit Marcuse, lui, inclut le développement comme constitutif de l’existence de la plante : le

concept envisage la graine comme une pousse en puissance, et la pousse comme une fleur

virtuelle. Le concept représente donc la forme réelle de l’objet, car il nous donne la vérité

de ce processus »107. Il semblerait donc que les virtualités des choses soient toujours

« limitées par les conditions déterminées dans lesquelles elles existent : elles n’atteignent

leur vérité qu’en niant leurs conditions déterminées »108. Dans le monde objectif, ce

processus « demeure aveugle et contingent », mais dans le cas du sujet pensant et conscient

de lui-même, la possibilité de rendre son existence conforme à son concept est bel et bien

réelle. Selon la lecture de Marcuse, la puissance profondément critique du concept hégélien

réside donc dans sa conception de la négation des choses comme un stade nécessaire à leur

développement, qui ne peut être saisi dans son ensemble que par son appréhension

conceptuelle devant s’abstraire des conditions sociales présentes actuellement dans la

réalité donnée :

La vérité ne peut être récoltée à partir des faits tant que le sujet ne vit pas encore en eux

et qu’il se dresse bien plutôt contre eux : le monde des faits n’est pas rationnel, mais

doit être amené à la raison, c’est-à-dire amené à une forme dans laquelle la réalité

correspond concrètement à la vérité. Tant que ceci n’est pas accompli, la vérité réside

dans le concept abstrait et non dans la réalité concrète [...]. Dans la formation du

concept, l’abstraction ne déserte pas la réalité : elle y conduit. Ce que sont vraiment la

nature et l’histoire ne saurait se trouver dans les faits donnés : le monde n’offre pas une

telle harmonie. La connaissance philosophique se dresse ainsi contre la réalité, et cette

opposition s’exprime dans le caractère abstrait des concepts philosophiques.109

Le travail normatif consistant à rendre l’existence conforme à son concept est l’œuvre

de la Raison, et cette tâche lui donne « un caractère fortement critique et polémique ». Dans

les mots de Marcuse, le concept hégélien de Raison « s’oppose à toute acceptation docile

des conditions données, et conteste la validité absolue d’une forme déterminée d’existence

en mettant à jour les antagonismes qui la résolvent en une autre »110.

107 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.109. 108 Loc. cit. 109 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., 201. 110 Ibid., p.60-61.

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C’est ici, face à cette fonction normative de la Raison, que l’École de Francfort

semble être la plus redevable envers Hegel. Lorsque Marcuse et Horkheimer parlent, au

courant des années 1930, d’« organiser la société rationnellement », il semble qu’ils

adhèrent à la fois au principe selon lequel il existerait réellement une Raison agissante dans

la société, et à celui stipulant que celle-ci est en conflit avec les formes actuelles

d’organisation sociale. Bien plus, par leur volonté de rendre consciente et délibérée cette

organisation d’après les possibilités déjà « présentes en tant que tendances dans la réalité

donnée »111, ils font également leur cette prétention selon laquelle la Raison qu’il s’agit de

réaliser dans la société est déjà bien à l’œuvre. Ainsi, la Raison, qui renvoyait chez Hegel à

l’unité de l’existence et du concept dans la réalité sociale, s’exprime chez Marcuse et

Horkheimer comme l’identification des « tendances » rattachant l’état actuel des choses à

leurs possibilités supposées. L’« idée d’une organisation sociale conforme à la raison »112 –

ce qui pourrait aussi bien être interprété comme une formulation philosophique du projet

qui animait la sociologie à ses débuts au XIXe siècle113 – revient donc, non plus à plaquer

sur la société des conditions idéales définies abstraitement comme le faisaient les théories

morales du XVIIIe siècle et comme a continué de le faire l’idéalisme du XIXe, mais bien à

déceler les tendances réellement à l’œuvre, ceci afin d’établir, d’après les conditions

sociales données, les possibilités concrètes auxquelles la société peut objectivement aspirer.

La référence à Hegel est donc incontournable si nous souhaitons comprendre ce que

la Théorie critique des années 1930 entend par Raison, mais certaines zones d’ombre

demeurent néanmoins, particulièrement en ce qui a trait aux différences qui opposent ces

deux postures. Pour comprendre à la fois l’aspect « objectif » de la Raison chez Hegel, et la

manière dont la Théorie critique intègre ce concept, nous nous pencherons sur le chapitre

qui lui est dédié dans la Phénoménologie de l’esprit (1807), en puisant dans l’analyse que

Marcuse en fait dans sa thèse d’habilitation L’ontologie de Hegel et la théorie de

l’historicité (1932) et dans Raison et révolution (1941). Nous examinerons ensuite

111 Traduit de l’anglais, Herbert Marcuse, « The Concept of Essence » (1936), in Negations : Essays in

Critical Theory, Boston : Beacon Press, 1969, p.86. 112 Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique » (1937), in Théorie traditionnelle et théorie

critique, trad. C. Maillard et S. Muller, Paris : Gallimard, 1974, p.45. 113 À savoir, si nous pensons à l’œuvre de Comte ou encore à celle de Durkheim, celui d’imaginer selon les

principes d’une « science positive de l’évolution de l’ordre social » le « meilleur état de la société que

l’humanité puisse instituer ». Dominique Morin, « Esprit, origines et fondation de la sociologie positive »,

Thèse de doctorat : Université Laval, 2011, p.539.

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brièvement les Leçons sur la philosophie de l’histoire, qui constituent selon nous une

exacerbation de certains traits déjà contenus dans la Phénoménologie et qui débouchent sur

l’aspect proprement apologétique de la Raison chez Hegel. Nous serons ensuite plus en

mesure de nous pencher sur la critique que Marcuse et Horkheimer lui adressent, ce qui

nous permettra de mieux dégager en quoi leur propre conception de la Raison demeure

fortement influencée par Hegel tout en marquant une rupture importante.

1.2 La Raison dans la Phénoménologie de l’esprit

La Phénoménologie de l’esprit est souvent considérée comme la première grande

œuvre de Hegel. Elle est en tout cas, comme le mentionne Lefebvre, « son premier vrai

livre de philosophie »114. Dans cet ouvrage, où il développe plusieurs des thèmes qui le

suivront tout au long de sa carrière et qui deviendront partie intégrante de son œuvre, Hegel

retrace pas à pas le cheminement de l’Esprit vers la conscience de soi, cheminement devant

conduire l’Esprit à se reconnaître dans la totalité de ses formes, à identifier leur pluralité

comme la sienne propre et non pas comme étrangère ou extérieure à lui-même. Le propos

est organisé autour des étapes qui forment, chacune à son tour, une figure du savoir

supérieure à la précédente : la certitude sensible, la perception, l’entendement, la

conscience de soi, la raison, l’esprit, l’esprit absolu puis le savoir absolu. Le chapitre sur la

Raison est introduit à la fin d’une section portant sur la « conscience malheureuse », qu’on

pourrait résumer comme ce moment du savoir où la conscience de soi se comprend comme

étant libre en son essence, mais cherche cette liberté « à l’encontre du monde objectal

qu’elle ne peut maîtriser : en se retirant du monde pour se replier sur soi, “dans la pure

essentialité de la pensée” »115. En voulant « gagner sa liberté en se libérant du monde », la

conscience reste donc abstraite et ne parvient pas à réaliser son essence dans le monde ;

celui-ci lui apparaît comme « “un autre qu’elle”, un “au-delà de soi-même” »116 et son

opposition à lui reste constitutive du rapport qui les lie. La progression de la conscience de

soi vers la Raison se comprend ainsi comme la transfiguration de ce rapport négatif au

monde et à l’altérité en un rapport positif.

114 Jean-Pierre Lefebvre, « Introduction », in G.W.F. Hegel, Préface de la Phénoménologie de l’esprit, op.

cit., p.9. 115 Herbert Marcuse, L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, Paris : Gallimard, 1932 (1991), p.273. 116 Ibid., p.274.

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Il faut rappeler que pour Hegel, le rapport sujet-objet est un rapport historiquement

déterminé, et l’antagonisme que la tradition philosophique établit entre ces deux pôles de

l’expérience est en étroite correspondance avec la situation sociohistorique dont elle

émerge. Comme le résume Marcuse,

L’objet apparaît d’abord comme objet du désir, quelque chose à élaborer et à

s’approprier afin de satisfaire un besoin humain. Mais, dans ce processus

d’appropriation, l’objet se révèle comme l’« autre » de l’homme. L’homme n’est pas

« avec lui-même » (bei sich), lorsqu’il a affaire aux objets de son désir et de son

travail ; il dépend d’une puissance qui lui est extérieure. Il lui faut se mesurer à la

nature, au hasard, aux intérêts des autres possesseurs. Dès lors, le développement du

rapport entre la conscience et le monde objectif est un processus social. Il s’ensuit

d’abord une « aliénation » totale de la conscience ; l’homme est dominé par les choses

qu’il a lui-même créées. C’est pourquoi la réalisation de la Raison implique que l’on

surmonte cette aliénation et que s’élabore une situation où le sujet se reconnaîtra et se

possèdera lui-même dans tous ses objets.117

La manière dont ce rapport d’abord négatif au monde est transformé en un rapport

positif réside donc dans la réconciliation de la subjectivité et de l’objectivité, dans l’union

de la pensée et de l’être. Cette union, comme nous l’avons vu plus tôt, est l’œuvre de la

Raison. Marcuse remarque que dans cette transition, la simple altérité acquiert le titre de

« monde ». Ce faisant, l’objectalité qui se présente à la conscience de soi, « l’étant-pour-la-

conscience », d’après le terme qu’il emploie, « a caractère de totalité »118. Ainsi, « il n’y a

plus aucunement de simple “en soi” que l’on rencontrerait pour ainsi dire en dehors de la

Vie et qui serait indépendant de son objectalité ». Celle-ci cesse alors d’être « un simple

objet pour la conscience » et devient au contraire ce qui est saisi et pénétré par elle,

médiatisé par son désir et par son travail. Il n’est plus un simple objet, mais bien son objet.

L’étant est désormais pleinement en mesure d’être compris comme la réalité effective de la

conscience de soi ; non plus comme son « autre », mais bien comme l’altérité qu’elle s’est

elle-même donnée. Pour que la conscience de soi fasse apparaître le monde « dans

l’évidence de ce qu’il est »119, c’est-à-dire comme sa propre réalité effective et comme son

propre monde, celle-ci doit donc faire de lui ce qu’elle-même est en soi : « la conscience de

117 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.305-306. 118 Herbert Marcuse, L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, op. cit., p.275. 119 Ibid., p.276.

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soi n’est en vérité “toute réalité” qu’en se présentant et en s’affirmant comme telle, en

devenant réalité »120.

Cette manière de concevoir la Raison est d’abord initiée par ce que Hegel nomme la

« raison observante », incarnée principalement dans les sciences naturelles. Pour celle-ci,

les choses qu’elle porte à son attention ne sont que les « simples moments d’une “loi” »,

« les “différenciations” de sa simple unité »121. Dans les termes spéculatifs de Hegel, la

raison observante devient un mode d’expression du concept qui agit en elles. Celle-ci

dépasse la simple objectalité en leur attribuant leur vérité, en les plaçant dans le cadre de

l’universel, comme ce qu’elles sont réellement : la particularisation de leur essence. Ainsi,

comme le note Marcuse, « pour la conscience de soi de la raison observante, “tout

immédiat a forme de dépassé”, “de telle sorte que son objectalité n’apparaît plus que

comme la surface tandis qu’elle en est elle-même l’intérieur et l’essence profonde” »122. Le

monde n’atteint donc sa vérité que par la Raison, et les observations qu’elle en fait

deviennent réciproquement « entièrement dominées par la certitude de se découvrir elle-

même dans cette “découverte” du monde »123.

L’unité de la subjectivité et de l’objectivité qui caractérise la Raison réside donc dans

le fait que le monde tel que conçu du point de vue individuel de la pensée se dévoile

comme étant véritablement tel qu’il est en lui-même, ou « objectivement ». La certitude que

la conscience de soi a d’elle-même repose désormais dans le monde, et non plus

simplement dans son intériorité subjective, comme c’était le cas à ses stades antérieurs.

Celui-ci devient ainsi le support positif de ce qu’elle est en elle-même ; dans les mots de

Marcuse : « la raison est elle-même le monde, elle possède positivement le monde comme

son monde »124. Ainsi, comme le résume Ferrarin (2016), « la raison est la certitude de la

conscience d’être dans l’actualité, et par conséquent, elle est l’instinct (Trieb) du penser qui

se cherche dans le monde »125. La conscience de soi, qui se concevait au départ comme « la

120 Ibid., p.278. 121 Loc. cit. 122 Ibid., p.279. 123 Loc. cit. 124 Ibid., p.275. 125 Traduit de l’anglais, Alfredo Ferrarin, « Reason in Kant and Hegel », op. cit., p.6.

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source des concepts »126, découvre par la Raison que sa vérité est le monde, en tant qu’il est

le mouvement de son effectuation. La relation qui les caractérise a atteint sa vérité : elle

n’est plus surimposée extérieurement, mais elle apparaît comme le fruit récolté par la

Raison comme sa propre activité. Ainsi s’éclairent selon nous ces paragraphes

particulièrement difficiles de la Propédeutique philosophique :

§40 – La raison est la suprême union de la conscience et de la conscience de soi, c’est-

à-dire de la connaissance d’un objet et de la connaissance de soi. Elle est la certitude

que ses déterminations ne sont pas moins objectales, ne sont pas moins des

déterminations de l’essence des choses qu’elles ne sont nos propres pensées. Elle est,

en une seule et même pensée, tout à la fois et au même titre, certitude de soi, c’est-à-

dire subjectivité, et être, c’est-à-dire objectivité.

§41 – En d’autres termes : ce que nous discernons grâce à la raison est un contenu, 1°

qui ne consiste pas en nos propres représentations ou pensées, par nous-mêmes

produites, mais contient l’essence des choses, telles qu’elles sont en elles-mêmes et

pour elles-mêmes, et une réalité objective, – et 2° qui n’est pas quelque chose

d’étranger pour le Je, de donné au Je, mais qui est pénétré par lui, approprié à lui et,

par conséquent, tout aussi bien engendré par lui.

§42 – Ainsi le savoir de la raison n’est pas la simple certitude subjective, mais

également vérité, car la vérité consiste dans l’accord, ou, plutôt, dans l’unité entre la

certitude et l’être, c’est-à-dire dans l’objectalité.127

La vérité de la Raison, qui prend ici la forme de l’unité de la conscience de soi et de

son « autre », ne s’affirme que progressivement dans son accomplissement, son devenir

concret dans le monde. Contrairement au sens commun et à l’entendement qui conçoivent

les choses comme « des entités isolées en opposition les unes les autres », la Raison a ce

pouvoir de saisir l’« identité des contraires », identité qui ne provient pas de leur

combinaison ou de leur mise en contact, mais bien de leur transformation.128 De cette

manière, en s’engageant activement dans la transformation du monde afin d’en faire « le

lieu de sa libre réalisation », la conscience de soi agit comme pure négativité : elle s’octroie

le droit et exerce son pouvoir « de nier chaque condition donnée et d’en faire sa propre

126 Loc. cit. 127 G.W.F. Hegel, Propédeutique philosophique, trad. M. de Gaudillac, Paris : Éditions de Minuit, 1963,

p.100. 128 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.93.

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œuvre consciente »129. La réalisation de la vérité à la fois de la conscience de soi et du

monde ne va donc pas sans une certaine interpénétration par l’activité pratique du sujet :

Le monde est un monde étranger et non vrai tant que l’homme ne détruit pas son

objectivité morte pour se reconnaître soi-même, avec sa propre vie, « derrière » la

forme figée des choses et des lois. Lorsqu’il conquiert finalement cette conscience de

soi, il est sur le chemin non seulement de sa propre vérité, mais également de celle de

son monde. Avec cette reconnaissance va de pair l’action : l’homme va s’efforcer de

mettre en œuvre la vérité reconnue et de faire du monde ce qu’il est essentiellement, à

savoir l’accomplissement de la conscience de soi.130

Dès lors, la réalité subjective et la réalité objective sont une, car le sujet s’est emparé

de l’objectivité et l’a transformée jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus d’altérité aucune. Par sa

transformation du monde, le sujet devient objet, et au cours de ce processus, l’objet apparaît

comme le reflet du sujet. « À travers l’insistance avec laquelle Hegel entend faire

reconnaître le sujet derrière l’apparence des choses s’exprime l’exigence fondamentale de

l’idéalisme : la transformation par l’homme d’un monde étranger en un monde qui soit le

sien. La Phénoménologie de l’esprit poursuit son cours en faisant fusionner le champ de

l’épistémologie et celui de l’histoire ; elle passe ainsi de la découverte du sujet à la tâche de

maîtriser la réalité par une pratique consciente de soi »131. Dans sa relation au « faire » de

sa propre activité pratique dans le monde, la Raison dévoile ainsi sa dimension historique

immanente, affirmée plus explicitement dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire.

1.3 La Raison dans l’histoire

Nous avons vu jusqu’ici, comme le résume Marcuse, que « la vie de la Raison se

manifeste dans la lutte continuelle de l’homme pour comprendre ce qui existe et le

transformer conformément à la vérité comprise »132. La Raison est donc « en son

essence une force historique : son accomplissement se déroule dans l’univers spatio-

temporel et il coïncide en dernière analyse avec l’histoire humaine tout entière »133. La

conception présentant la Raison comme l’unité de la pensée et de l’être s’accomplissant par

son activité culmine dans l’œuvre de Hegel sur l’idée que « la raison gouverne le monde »

129 Ibid., p.138. 130 Ibid., p.156-157. 131 Ibid., p.154. 132 Ibid., p.59. 133 Loc. cit.

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et par conséquent « l’histoire du monde »134. Cette idée est exprimée plus clairement dans

ses cours sur la philosophie de l’histoire, donnés à l’Université de Berlin entre 1822 et

1831. Voici ce que Hegel entend par Raison dans ces leçons :

la raison [...] est la substance tout comme elle est la puissance infinie ; elle est pour

elle-même la matière infinie de toute vie naturelle et propre à l’esprit tout comme elle

est la forme infinie, la manifestation active de ce contenu qui est sien. La raison est la

substance, c’est-à-dire, ce par quoi et en quoi toute réalité effective a son être et sa

consistance – elle est puissance infinie, en tant que la raison n’est pas impuissante au

point de ne parvenir qu’à l’idéal, au devoir, et de n’être présente qu’en dehors de la

réalité effective, nul ne sait où, comme quelque chose de particulier, dans la tête de

quelques hommes. La raison est le contenu infini, elle est toute essence et toute vérité ;

elle est à elle-même sa matière, matière qu’elle donne à élaborer à son activité. [...] elle

est elle-même manifestation en acte et production de cette fin absolue dans l’ordre

phénoménal, non seulement de l’univers naturel mais encore de l’univers de l’esprit –

dans l’histoire du monde.135

Nous voyons que la Raison est toujours conçue comme ce qui donne à l’être sa vérité,

en tant qu’elle est son essence reconnue dans l’activité qui travaille à dépasser son aspect

particulier de pensée simplement formelle, présente uniquement « dans la tête de quelques

hommes », pour devenir réellement le « monde ». Ce développement se fait dans

« l’histoire du monde », en ce sens où « elle est le lieu même où celle-ci s’affirme comme

mouvement et comme devenir »136. En tant que devenir, en tant qu’elle parcourt déjà son

chemin vers ce qu’elle est en elle-même, la Raison est déjà son résultat « en puissance » :

elle est le travail d’accomplissement « de cette fin absolue dans l’ordre phénoménal ».

Comme Hegel le mentionne dans ses Principes de la philosophie du droit (1820),

« l’histoire du monde est [...] le développement nécessaire des moments de la raison »137. À

la lumière de « la fin ultime absolue »138, qui est l’avènement d’un monde où la Raison se

reconnaît en soi et pour soi comme identique à elle-même, c’est-à-dire selon ses

déterminations intérieures en même temps que selon son existence effective, tout le réel est

subsumé au seul dessein de sa réalisation. Chaque événement historique est ainsi conçu

comme un simple « moment » de celle-ci.

134 G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p.59. 135 Ibid., p.34. 136 François Cavallier, Premières leçons sur La Raison dans l’Histoire de Hegel, op. cit., p.55. 137 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. J.-L. Vieillard-Baron, Paris : Flammarion, 1820

(1999), p.388 [§342]. 138 G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p.34.

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La Raison n’est donc plus seulement le travail d’appropriation du monde par sa

transformation qui est l’acte de la conscience de soi l’ayant reconnu comme sien, et qui est

en fait aussi le travail du « Tout collectif » qui œuvre dans le but de se donner un monde où

il se reconnaît comme étant lui-même rationnel dans ses objets, mais elle est devenue un

sujet suprahistorique qui « s’historicise » dans et par l’histoire, sujet qu’on peut tout aussi

bien identifier à Dieu, comme Hegel n’hésite pas à le faire :

l’intelligence à laquelle le philosophe [...] doit conduire est que le monde effectif est tel

qu’il doit être, que le vrai bien, la raison divine universelle sont aussi la puissance de

s’accomplir soi-même. Ce bien, cette raison, dans leur représentation concrète : c’est

Dieu. Dieu gouverne le monde : le contenu de son gouvernement du monde, la

réalisation de son plan, c’est l’histoire du monde. La philosophie veut saisir ce plan.139

Ainsi, la Raison est le Tout qui se donne à lui-même ses propres objets, moyens et

desseins pour parvenir à l’existence : « la raison se nourrit d’elle-même et elle est pour elle-

même le matériau qu’elle élabore »140. Elle n’a plus d’altérité aucune, « la raison est l’acte

entièrement libre du penser se déterminant soi-même »141, c’est-à-dire se manifestant

objectivement par son activité, en se donnant des déterminations à elle-même, en devenant

« concrète » donc par et pour elle-même, ou, ce qui veut dire la même chose, elle est

Esprit : « l’esprit universel est en et pour soi raison et l’être pour soi de la raison, savoir

dans l’esprit »142.

Par ce rapprochement de la Raison et de l’Esprit, la philosophie de Hegel dévoile

clairement son caractère apologétique, qui conduit inévitablement d’une part à la

glorification de l’état actuel des choses et d’autre part à la consolation de l’existence finie

individuelle. En effet, en identifiant sa situation actuelle au parachèvement de toute

l’histoire mondiale, le philosophe trouve rétrospectivement en elle sa justification, qu’il

universalise pour mieux la saisir. Cette manière de concevoir la Raison a également pour

effet de diviniser les figures que celle-ci se donne, qui ne sont souvent que le reflet des

intérêts du philosophe, de sa propre époque et de sa propre personne. La posture

proprement conservatrice de Hegel en ce qui concerne l’État prussien n’est pas étrangère à

ce problème. Par surcroît, l’existence individuelle se trouve également subsumée ; la

139 Ibid., p.75. 140 Ibid., p.34. 141 Ibid., p.39. 142 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., p.388 [§342].

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souffrance, la mort, l’imbécillité et l’infamie143 ont toutes leur place sur l’autel de l’histoire,

où la misère individuelle est amortie par son identification au devenir de la Raison,

substance éternelle rattachant le destin individuel à celui de l’humanité. Dans les mots de

Hegel, « l’homme est fin en lui-même seulement par le divin qui est en lui, par ce que, dès

le début, on a nommé raison »144. Ainsi, comme le résume Horkheimer (1931), « la

détermination du particulier se remplit dans le destin de l’Universel ; l’essence, le contenu

substantiel de l’individu n’apparaît pas dans ses activités personnelles mais dans la vie du

Tout, auquel il appartient »145.

Bien que la Raison demeure une force critique, consistant au mouvement effectif

d’adéquation entre l’existence et son concept, sa déification amène donc la réconciliation

de l’individu avec sa situation historique donnée, et révèle par là son aspect affirmatif, au

service de l’ordre existant. Selon Marcuse, c’est l’idée de Raison qui s’avère être

« l’élément non dialectique de la philosophie hégélienne »146. Dans des termes quelque peu

polémiques, Marcuse dénonce la capacité de la philosophie hégélienne à transfigurer le réel

dans le but de le rendre conforme à son interprétation autototalisante :

Cette idée de Raison comprend tout et finalement absout toute chose, parce qu’elle a sa

place et sa fonction dans le Tout, et que la totalité est au-delà du bien et du mal, de la

vérité et de la fausseté. On pourrait même justifier, logiquement aussi bien

qu’historiquement, une définition de la Raison en des termes qui incluraient

l’esclavage, l’Inquisition, le travail des enfants, les camps de concentration, les

chambres à gaz et les préparatifs nucléaires.147

Tout en gardant actifs un grand nombre de principes de la définition hégélienne de la

Raison, l’École de Francfort a bien saisi l’enjeu de la transformation de la Raison en une

force affirmative dans l’œuvre de Hegel, et c’est sur l’ignorance de sa propre position

historique que porteront la majorité des critiques.

143 Je reprends ici les mots de Max Horkheimer, « La situation actuelle de la philosophie sociale et les tâches

d’un institut de recherche sociale » (1931), op. cit., p.70. 144 G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p.71. 145 Max Horkheimer, « La situation actuelle de la philosophie sociale et les tâches d’un institut de recherche

sociale » (1931), op. cit., p.68. 146 Herbert Marcuse, « Note sur la dialectique » (1960), in Raison et révolution, op.cit., p.47. 147 Loc. cit.

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1.4 Raison idéaliste et raison critique

Dans « Sur le problème de la vérité » (1935), Horkheimer critique Hegel de manière

importante. Selon lui, son plus grand défaut est de croire que son propre système est

l’achèvement de la vérité, alors qu’en réalité la vérité de la philosophie hégélienne se

trouve dans sa correspondance avec sa situation historique donnée, qui oriente justement

« la pensée, le choix du contenu matériel, l’usage des noms et des mots », la « partialité

consciente ou inconsciente à l’égard des questions de la vie »148. Cet « élément constitutif

de sa philosophie », qui relie Hegel à la société de son temps et à son véritable contenu, est

donc complètement ignoré, et son souci historique ne sert plus que l’hypostase de son

propre système :

Comme Hegel ne reconnaît ni ne thématise les tendances historiques déterminées qui

s’expriment dans sa propre œuvre, mais s’apparaît lui-même dans l’acte de philosopher

comme l’esprit absolu et maintient ainsi une distance et une indifférence apparentes,

certaines parties de son œuvre sont dépourvues de pénétration et souffrent, malgré la

mobilité et l’acuité révolutionnaire de la méthode, de ce caractère arbitraire et pédant

qui les rattache si étroitement aux situations politiques de son temps.149

Selon Horkheimer, le dogmatisme de Hegel rejoint le relativisme lorsqu’il affirme à

travers la fonction transfiguratrice de sa philosophie que toute expérience participe au

devenir de l’Esprit, où les « héros des révolutions passées » côtoient les « généraux de la

contre-révolution victorieuse ». Ainsi, « la domination et la servitude aussi bien que la

pauvreté et la misère ont leur place éternelle, sont confirmées dans leur existence du fait

que le contexte conceptuel dans lequel elles sont intégrées, passe pour supérieur, divin et

absolu »150. Bien qu’il saisisse la réalité comme un ensemble réel de contradictions – par

exemple « entre l’intérêt personnel et l’intérêt collectif, entre l’accumulation de la richesse

et l’accroissement des inégalités, entre l’accroissement de la productivité et la guerre

d’expansion »151 –, Hegel n’a pas réussi à identifier comme siens ces intérêts progressistes

« qui se faisaient jour dans sa conscience »152, eux justement qui étaient bel et bien le

produit humain de l’histoire et non pas ceux d’une substance spirituelle éternelle. Il s’est

148 Max Horkheimer, « Sur le problème de la vérité » (1935), in Théorie critique : essais, Paris : Payot, 1978,

p.181. 149 Loc. cit. 150 Ibid., p.182. 151 Traduit de l’anglais, Herbert Marcuse, Technology, War and Fascism, London : Routledge, 1998, p.131. 152 Max Horkheimer, « Sur le problème de la vérité » (1935), in Théorie critique : essais, Paris : Payot, 1978,

p.183.

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ainsi réconcilié avec la réalité existante, tout comme son concept de Raison est devenu

affirmatif, tel que le réitère Horkheimer dans « Théorie traditionnelle et théorie critique »

(1937) :

Hegel a mis au jour et développé ces contradictions, mais pour les concilier finalement

au sein d’une instance spirituelle supérieure. [...] Chez lui, l’universalité a déjà pris le

développement nécessaire, elle s’identifie à la totalité des processus. La raison n’a plus

à être purement critique en face d’elle-même ; chez Hegel elle est devenue affirmative,

avant même que la réalité soit reconnue et approuvée comme rationnelle. Confrontée à

la persistance des contradictions dans la réalité de l’existence humaine, à l’impuissance

des individus face aux situations qu’ils ont eux-mêmes produites, cette solution

apparaît comme une affirmation purement personnelle, témoignant que le philosophe a

pour son compte choisi de faire la paix avec un monde inhumain.153

Marcuse pense sensiblement la même chose, lorsqu’il dit que le plus grand problème

de la philosophie hégélienne, c’est de croire que « les formes sociales et économiques sont

devenues conformes aux principes de la Raison, de sorte que les plus hautes virtualités de

l’homme pourront désormais se développer à travers le développement des formes sociales

existantes »154. Cette manière de concevoir l’histoire du temps présent amène Hegel à

adopter des points de vue très exactement à l’opposé de la posture critique propre aux

principaux concepts dialectiques de sa philosophie. On n’a qu’à penser à comment, dans les

Principes de la philosophie du droit, « les antagonismes de la société civile sont neutralisés

dans son état monarchique », ce qui se traduit par l’idée que la vérité coïncide

« effectivement avec l’ordre social et politique établi »155, ou plus fondamentalement

encore, par l’idée que la réalité coïncide avec la théorie, et donc, que celle-ci a de moins en

moins à « transcender l’organisation sociale existante » pour élever les faits jusqu’à leur

concept, ou les choses telles qu’elles sont jusqu’à leur véritable forme. Ainsi, « l’écart entre

l’idéal et la réalité va peu à peu diminuer dans la philosophie de Hegel. Plus son attitude

envers l’histoire devient réaliste, et plus Hegel attribue au présent la grandeur de ce futur

idéal »156.

Or, pour Marcuse tout comme pour Horkheimer, l’histoire est loin d’être parvenue à

libérer la théorie de la nécessité de transcender les formes données de réalité ; la distance

153 Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique » (1937), in Théorie traditionnelle et théorie

critique, trad. C. Maillard et S. Muller, Paris : Gallimard, 1974, p.35. 154 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.306. 155 Loc. cit. 156 Ibid., p.127-128.

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qui sépare les deux est encore bien trop grande pour qu’on puisse accueillir les faits tels

qu’ils se présentent et les déclarer conformes à leurs potentialités. Comme le rappelle

Marcuse, si tel était le cas, « si la raison – précisément en tant qu’organisation rationnelle

de l’humanité – a été réalisée, la philosophie devient sans objet. Car la philosophie, dans la

mesure où elle était plus qu’une affaire ou une spécialité dans la division du travail

existante, vivait auparavant de ce que la raison n’était pas encore réalité »157. Pour

comprendre ce que la Théorie critique retient du concept hégélien de Raison, nous devons

donc revisiter certains des aspects que les théoriciens de l’École de Francfort partagent avec

la philosophie hégélienne dans son ensemble. Trois idées principales rattachent selon nous

le concept de Raison dont se réclame la Théorie critique à celui de Hegel : son attachement

à la dimension négative de la théorie, sa notion de « possibilité réelle », et sa critique du

positivisme.

La première défense théorique du caractère essentiellement négatif de la connaissance

philosophique et de la théorie en général est formulée dans la Science de la logique (1812),

où l’examen ontologique de la réalité effective exposé par Hegel conduit à reconnaître que

celle-ci est d’abord et avant tout contingence : ce qui est, en conclue-t-on, « pourrait tout

aussi bien exister sous une autre forme »158. La philosophie a historiquement hérité du rôle

de concevoir ces alternatives, dans le but de rendre la réalité conforme à ses possibilités

meilleures. Dans l’œuvre de Hegel, comme nous l’avons vu, cette tâche prend la forme

d’une exigence critique selon laquelle la vérité des choses ne repose pas dans le donné,

mais dans la transformation allant dans le sens de ce que le donné comprend lui-même en

tant que possibilité. « L’existence des choses, écrit Marcuse, est donc foncièrement

négative : elles existent toutes hors de, et privées de, leur vérité, et leur mouvement

manifeste, guidé par leurs puissances latentes, est leur progrès vers cette vérité »159. Par

conséquent, la connaissance théorique possède également un caractère négatif,

correspondant à la nécessité, d’un côté, de détruire les « catégories figées et statiques du

sens commun »160, et de l’autre, de traduire le caractère négatif du réel lui-même, où la

157 Herbert Marcuse, « La philosophie et la théorie critique » (1937), in Culture et société, trad. G. Billy, D.

Bresson et J-B. Grasset, Paris : Éditions de Minuit, 1970, p.150. 158 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.194. 159 Loc. cit. 160 Ibid., p.167.

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vérité s’exprime sous d’autres formes qu’elle-même. La forme de savoir privilégiée par la

Théorie critique, ou « le domaine authentique de la connaissance », comme l’appelle

Marcuse, n’est donc pas « l’état de fait, les choses comme elles sont, mais leur appréciation

critique préludant au dépassement de leur forme existante »161. La pensée critique procède

ainsi par distinction, dans la réalité effective, du processus apparent (le donné), et du

processus essentiel (le concept, ses possibilités). La compréhension du caractère déterminé

de la relation qui existe entre les deux est ce qui donne à la théorie sa puissance critique,

qui distingue, mais également identifie les apparences à leur contenu essentiel et lui permet

de travailler à leur dépassement.

Cette interprétation négative du rôle de la théorie aboutit sur la notion de « possibilité

objective », qui tire son origine du fait que la négation à l’œuvre dans la pensée dialectique

possède une direction bien précise, et que la relation entre le donné et le possible n’est donc

pas purement arbitraire ou spéculative, mais bien au contraire déterminée par son contenu

même. Ainsi, on peut dire que « n’est possible que ce qui peut se tirer du contenu objectif

du réel »162. La seule condition pour que la relation dialectique entre le réel et le possible

soit opérante, c’est que celle-ci soit « inscrite dans les faits »163. Comme nous l’avons vu

lors de notre examen du concept, il est dans la nature même du réel de nier son immédiateté

dans le but de réaliser ce qu’il est « en puissance » ; la forme sous laquelle les choses

apparaissent n’est qu’une étape dans l’accomplissement de ce qu’elles sont en soi, et le réel

« équivaut » donc « à la possibilité »164 : « Chaque existant particulier est essentiellement

différent de ce qu’il pourrait être si ses virtualités étaient réalisées. Ces virtualités sont

données dans son concept. L’existant posséderait l’être véritable si ses possibilités étaient

remplies, autrement dit s’il y avait identité entre son existence et son concept »165.

Le mode sous lequel la possibilité existe est donc celui de la négation : la réalité

s’exprime déjà comme ce qu’il s’agit justement de nier et de transformer.166 Par exemple,

161 Ibid., p.190. 162 Loc. cit. Freitag dit : « le possible est un cas particulier du réel et non l’inverse : il est l’extension

imaginaire du réel au-delà de lui-même, mais encore part-il du réel. » Michel Freitag, Dialectique et société :

introduction à une théorie générale du symbolique, volume II, Montréal : Liber, 1986 (2011), p.394. 163 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.195. 164 Cité par Marcuse, G.W.F. Hegel, Science de la logique, Paris : Aubier, 1947, p.201. 165 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.110. 166 Ibid., p.195.

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pour qu’un système social jugé comme injuste ou irrationnel soit transformé, il faut que

cette possibilité soit déjà présente comme l’une des choses vers lesquelles le système peut

tendre, même si cette possibilité est entravée par la forme actuelle du système. Comme le

dit Marcuse, « le nouveau système est réellement possible si ses conditions sont présentes

dans l’ancien, c’est-à-dire si la première forme sociale possède effectivement un contenu

qui tend à la nouvelle forme comme à sa réalisation. Les circonstances qui existent dans

l’ancien système sont ainsi conçues, non pas comme vraies et indépendantes en elles-

mêmes, mais comme de simples conditions d’un nouvel état de choses qui comporte la

négation du précédent »167. Cette conception est particulièrement patente dans les textes de

jeunesse de Marx, où la révolution bourgeoise capitaliste est présentée comme une étape

nécessaire au progrès.168 Dans la Théorie critique depuis Marx, cette idée se traduit par

l’affirmation que la société capitaliste produit elle-même les conditions de sa propre

négation, s’accomplissant par exemple dans la possibilité de réduire le temps de travail, de

combattre la rareté et de construire un ordre guidé par des besoins humains plutôt que ceux

du capital. Comme le mentionne Horkheimer en parlant de l’idée d’une « association

d’hommes libres »,

Ce qui distingue l’idée d’une telle association d’une utopie purement abstraite, c’est

qu’on peut démontrer qu’elle est réalisable dans l’état actuel des forces productives

développées par l’homme. Mais combien de tendances poussent à cette réalisation,

combien de points de transition sont déjà atteints, dans quelle mesure telle ou telle

étape préparatoire est souhaitable et présente en elle-même une valeur, quelle est la

signification historique par rapport à l’idée, tout cela ne deviendra clair que lorsque

celle-ci sera réalisée. Cette forme de pensée possède un point commun avec

l’imagination pure : c’est une image de l’avenir – née, il est vrai, de la plus profonde

compréhension du présent [...].169

La notion de possibilité réelle ressemble donc à ce qu’on pourrait appeler une

« utopie concrète », où la dimension utopique de la Théorie critique est assumée clairement

à partir du moment où l’on démontre la faisabilité de ce qu’elle entend réaliser. Comme le

dit Marcuse, la Théorie critique « n’a pas peur de l’utopie que l’on dénonce comme

caractérisant l’ordre nouveau. Si la vérité n’est pas réalisable à l’intérieur de l’ordre social

existant, il est évident qu’elle apparaît de ce point de vue comme utopie. Pourtant, une telle

167 Ibid., p.196. 168 Cf. Karl Marx, Manifeste du parti communiste, trad. E. Bottigelli, Paris : Flammarion, 1948 (1998), 206 p. 169 Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique » (1937), op. cit., p.53-54.

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transcendance ne parle pas contre, mais pour la vérité »170. Au fur et à mesure que les fruits

de l’imagination deviennent réalisables, l’étendue de leur diversité diminue, car

l’imagination se concentre désormais sur ce qui est réellement à sa portée. Elle cesse ainsi

de se présenter comme de l’imagination pure pour devenir au contraire une imagination en

acte, à la conquête de ses propres possibilités objectives : « Il est certain qu’on peut se

représenter toutes sortes de choses par l’imagination. Mais, avec la théorie critique,

l’horizon des possibilités n’est plus infini. La liberté de la représentation s’évanouit à

mesure que la liberté réelle devient possibilité réelle »171.

Contrairement à Hegel, qui voyait le procès dialectique comme un « processus

ontologique universel, dans lequel le mouvement de l’histoire est calqué sur le

développement métaphysique de l’être »172, et qui, « tout en insistant sur les contradictions

sociales », en atténuait « la virulence en les interprétant comme des contradictions

ontologiques »173, la Théorie critique, elle, conçoit l’opposition entre l’apparence et

l’essence, entre l’actuel et le potentiel, entre le donné et le possible, comme le produit

concret de la « structure historique particulière du processus social de la vie »174. La

résolution de cette opposition n’est donc plus une affaire de théorie, mais une question

pratique, menée non pas par un sujet suprahistorique comme l’Esprit, l’Idée, ou la Raison

(selon sa dernière formulation), mais bien par l’humanité consciente de ses aspirations

(historiques) et engagée activement dans leur réalisation. Les oppositions mises au jour par

la théorie n’existent pas en dehors des facteurs réels qui divisent cette humanité historique

d’avec les pratiques travaillant dans le sens de leur dépassement, et la théorie tire sa valeur

et sa vérité de la manière dont elle participe à leur mise en œuvre.175 Comme le résume

Marcuse, « La possibilité réelle existe. Par conséquent, elle peut être connue comme telle

170 Herbert Marcuse, « La philosophie et la théorie critique » (1937), op. cit., p.158. 171 Ibid., p.169. 172 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.363. 173 Ibid., p.425. 174 Traduit de l’anglais, Herbert Marcuse, « The Concept of Essence », op. cit., p.67. 175 « Ce qui décide de la valeur d’une théorie, c’est le lien qu’elle entretient avec les problèmes qu’à un

moment historique déterminé les forces sociales progressistes entreprennent de résoudre ; et même dans ce

cas, cette valeur n’en est pas immédiatement une pour l’humanité toute entière, mais tout d’abord seulement

pour les groupes qui sont intéressés par ces problèmes. » Max Horkheimer, « À propos de la querelle du

rationalisme dans la philosophie contemporaine », in Théorie critique : essais, Paris : Payot, 1978, p.144.

« C’est dans la lutte historique elle-même qu’il faut réaliser la fusion de la connaissance et de l’action, de telle

sorte que chacun de ces termes place dans l’autre la garantie de sa vérité. » Guy Debord, La société du

spectacle, Paris : Gallimard, 1967 (1992), p.84.

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par la théorie, et en tant qu’elle est connue, elle peut être reprise par la pratique, dont la

théorie est le guide, et transformée en réalité »176.

Cette conception de la théorie est très exactement à l’opposé du positivisme, qui

prétend trouver dans les faits observables le « critère ultime de la connaissance »177. Selon

le positivisme, en effet, les phénomènes doivent être envisagés à la manière de faits

empiriques indépendants et d’objets « neutres soumis à des lois universellement

valables »178. Trouvant dans les sciences de la nature, et en particulier dans la biologie, le

modèle à suivre pour toute forme de connaissance souhaitant se faire une place au rang des

sciences positives, la théorie sociale se lance à la recherche de lois de la vie sociale

fonctionnant de façon analogue aux « lois objectives de la nature »179. Or, comme on n’a

cessé de le répéter, les faits objectifs n’ont pour Hegel aucune autorité en eux-mêmes. Ce

qui les rend intéressants du point de vue de la théorie est la manière dont ils contiennent le

germe de leur propre transformation. La philosophie hégélienne, pour le dire encore

autrement, « tire son inspiration originaire de la conviction que les données de fait, les

choses “comme elles sont”, apparaissant au sens commun comme l’indice positif de la

vérité, sont en réalité la négation de la vérité. Si bien que l’instauration de la vérité requiert

leur destruction »180. La Théorie critique répudie de toutes ses forces la posture

épistémologique défendue par le positivisme, et elle reconnaît à juste titre dans la

philosophie hégélienne une importante attaque contre cette manière de concevoir la réalité.

Même si le positivisme représente à ses débuts « une attaque directe contre les

conceptions religieuses et métaphysiques qui constituaient le soutien idéologique de

l’ancien régime »181, celui-ci affirme très explicitement son caractère conservateur dès le

176 Traduit de l’anglais, Herbert Marcuse, « The Concept of Essence », op. cit., p.82. L’utilisation du singulier

ici peut porter à confusion. Le fait que Marcuse se réfère à « la possibilité », comme s’il n’existait qu’une

seule alternative, peut nous amener à nous demander s’il ne se donne pas la partie belle en commençant par

unifier l’humanité dans la connaissance de cette possibilité. Cette remarque est valide, mais il convient de

noter que l’utilisation du singulier réfère à la possibilité qui est effectivement entreprise comme action

concertée par l’humanité. Plusieurs possibilités existent donc, mais une seule fait l’objet des volontés

conscientes de l’humanité, ce qui garde la question de l’unification de l’humanité sous le vocable du sujet

historique tout à fait ouverte. 177 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.375. 178 Loc. cit. 179 Ibid., p.380. 180 Ibid., p.74. 181 Ibid., p.389.

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XIXe siècle, en puisant son inspiration autant dans sa réaction contre les « tendances

destructrices du rationalisme »182 que dans cette conviction profonde selon laquelle les

renversements amenés par la modernité (et le capitalisme) risquent de nuire gravement aux

capacités d’intégration de la société. Si nous prenons l’exemple de la sociologie, ses pères

fondateurs, comme le remarque Honneth (2006), « sont tous sans aucune exception

intimement convaincus que la société moderne vit sous la menace d’un effritement moral

qui ne manquera pas de causer d’énormes bouleversements dans le processus de

reproduction de la société »183. L’influence qu’exerce le conservatisme sur la première

génération de sociologues est en effet extrêmement importante : Saint-Simon, Comte,

Tocqueville et Durkheim ont tous, sans exception, été fortement marqués par leurs lectures

d’auteurs conservateurs. Comme le note Nisbet (1984), la sociologie, « bien qu’elle se

rattache, de par ses objectifs et de par les valeurs politiques auxquelles elle se réfère, au

courant moderniste, ses concepts essentiels et ses présupposés la rendent beaucoup plus

proche, de façon générale, du conservatisme philosophique »184.

Selon Marcuse, le conservatisme philosophique des courants positivistes se traduit

sur le plan théorique par une abdication de la pensée devant le monde tel qu’il est, ce qui

amène la théorie « à se contenter du donné, à renoncer à transgresser les faits et à s’incliner

devant l’état de choses existant »185. La faute du positivisme est d’autant plus grande

qu’elle exclue du domaine du savoir toute alternative au développement historique tel qu’il

a eu lieu jusqu’à nos jours de par le simple fait que celui-ci n’est pas observable selon les

critères de la science empirique :

dans un monde où les faits ne manifestent aucunement ce que la réalité peut et devrait

être, le positivisme revient à renoncer aux possibilités réelles de l’humanité pour un

monde étranger et faux. Le positivisme, en s’en prenant aux concepts universels sous

prétexte qu’on ne peut les réduire à des faits observables, élimine du domaine de la

connaissance tout ce qui n’est pas encore fait.186

182 Ibid., p.74. 183 Axel Honneth, La Société du mépris : vers une nouvelle Théorie critique, Paris : La Découverte, 2006,

p.62. 184 Robert Nisbet, « Les concepts élémentaires de la sociologie », in La tradition sociologique, Paris : Presses

Universitaires de France, 1984 (2005), p.32. 185 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.74-75. 186 Ibid., p.157.

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Marcuse revient sur cet aspect de sa critique du positivisme dans sa « Note sur la

dialectique » (1960), publiée comme préface à la 3e édition de Raison et révolution (1941) :

Interpréter « ce-qui-est » dans les termes de « ce-qui-n’est-pas », confronter les faits

donnés avec ce qu’ils excluent, tel a toujours été le souci de la philosophie lorsqu’elle a

été autre chose qu’un prétexte à justification idéologique ou qu’un simple exercice

intellectuel. La fonction libératrice de la négation dans la pensée philosophique dépend

de la reconnaissance de la négation comme un acte positif. Expliquons-nous : ce-qui-

est repousse ce-qui-n’est-pas et, ce faisant, repousse ses propres possibilités réelles ;

par conséquent, exprimer et définir ce-qui-est dans ses propres termes, c’est déformer

et falsifier la réalité. La réalité est autre chose et bien davantage que ce qui est codifié

dans la logique et dans le langage des faits.187

Les deux extraits cités ci-dessus expriment de manière assez claire l’attachement de

Marcuse à l’interprétation hégélienne du procès dialectique de la réalité exposé dans la

Science de la logique, où la négation du donné n’est pas un acte abstrait de la pensée, mais

une partie constitutive de la structure même du réel. L’analyse transcendante des faits

caractéristique de la pensée critique trouve sa contrepartie dans l’immanence de sa

dimension objective, qui est à proprement parler l’activité pratique travaillant au

dépassement de cette négativité, mais le positivisme bloque la progression des faits vers

une forme plus juste en concevant leur forme actuelle comme leur forme définitive. En ce

sens, le positivisme se montre incapable de transgresser l’horizon de possibilités établi par

l’univers donné des faits. Même lorsqu’elle se charge de les dépasser par la découverte de

lois ou par la réalisation de prévisions, la science positive demeure attachée au donné,

comme le montre l’importance qu’elle accorde aux caractères communs et stables des

phénomènes étudiés, qui marquent jusqu’à ses concepts les plus abstraits.188 En ce sens, il

est impossible pour le positivisme de viser une transformation radicale de la société,

puisqu’il reste guidé par le souci conformiste de reproduction de la société et travaille donc

dans une stricte continuité de l’ordre établi.

Cette critique mériterait toutefois d’être nuancée, car même si la sociologie positive

est portée en grande partie par ces préoccupations, elle continue d’être une des forces

motrices de ce long processus entamé depuis le XIXe siècle qui relie l’histoire de cette

discipline au développement explicitement normatif des principes de légitimation et de

187 Herbert Marcuse, « Note sur la dialectique » (1960), in Raison et révolution, op.cit., p.44-45. 188 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.202.

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régulation de la société moderne,189 tout comme le choix de ses objets de recherche

demeure le fruit d’une expérience sociale qui témoigne d’une sensibilité et d’un intérêt

particuliers pour certaines questions de la vie dont elle ne pourra jamais se défaire, malgré

tout le scientisme et l’objectivité supposée de sa démarche.190 Quoi qu’il en soit, il reste que

si le monde auquel le positivisme se réfère est, selon Marcuse, un monde « étranger et

faux », c’est, premièrement, qu’il est soumis à des lois objectives fonctionnant selon le

principe d’une nécessité naturelle, de manière complètement indépendante de l’activité

humaine et de la volonté rationnelle des individus, et deuxièmement, qu’il est limité dans

son développement par une posture qui conçoit les vérités et les virtualités des choses et des

êtres humains comme reposant dans le donné, « dans les formes et les relations dans

lesquelles elles apparaissent présentement »191.

À l’opposé du positivisme, Marx concevait justement la société comme étant

irrationnelle tant et aussi longtemps qu’elle serait « gouvernée par d’inexorables lois

objectives »192. Selon lui, le progrès (l’organisation rationnelle de la société) ne consistait

pas à se conformer à ces lois, comme le suggérerait une certaine lecture de l’œuvre de

Comte, mais bien à les effacer « par l’action libre des hommes ». Comme le rappelle

Marcuse, « la notion idéaliste de Raison, [...] s’opposait à toute conception d’une nécessité

naturelle régissant la société ; mais la philosophie positive tend à identifier l’étude de la

société et l’étude de la nature [...]. Une telle position est en contradiction directe avec la

théorie sociale dialectique qui tient la société pour irrationnelle précisément dans la mesure

où elle est régie par des lois naturelles »193. Marx et la Théorie critique de l’École de

Francfort partagent avec l’idéalisme de Hegel ce fait de concevoir la vérité non pas comme

donnée, comme émanant « de quelque source extérieure » à l’action humaine, mais bien

comme naissant « de l’interaction de la pensée avec la réalité, de la théorie avec la

189 Michel Freitag, « Les sciences sociales contemporaines et le problème de la normativité », Sociologie et

sociétés, vol. 19, n°2, 1987, p.15-36. 190 Cf. Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique » (1937), op. cit., p.15-81. 191 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.157. 192 Ibid., p.380. 193 Ibid., p.391. « Mais, à mesure que l’illusion magique se dissipe, la répétition – sous le nom de loi –

emprisonne progressivement l’homme dans ce cycle qui, objectivé dans la loi naturelle, lui semblait garantir

son activité de sujet libre. Le principe de l’immanence, l’explication de toute occurrence comme une

répétition que la Raison soutient contre l’imagination mythique, est le principe même du mythe. » Max

Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la Raison : fragments philosophiques, Paris :

Gallimard, 1944 (1974, 1983), p.35.

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pratique »194. La logique dialectique de Hegel était une critique de cette conception selon

laquelle « la matière de la connaissance est donnée comme un monde achevé existant en et

pour soi en-dehors de la pensée »195, ou comme « quelque chose de complet en soi-même,

d’achevé, et pouvant, en ce qui concerne sa réalité, se passer entièrement de la pensée »196.

La Théorie critique partage avec la philosophie hégélienne cette conviction fondamentale,

et sa définition d’une société rationnelle exclut toute soumission des processus

économiques et sociaux à des lois objectives qui ne soient pas a priori le produit de

l’interaction de la volonté humaine avec le procès réel de la vie sociale.

La formation d’une société qui soit conforme à la Raison consistait donc, pour Hegel

autant que pour Marx, Marcuse et Horkheimer, à soumettre les processus sociaux et

économiques à la volonté rationnelle des êtres humains et à les reconnaître comme le

produit de leur propre activité consciente. « La théorie critique de la société, écrit

Horkheimer, [...] prend pour objets les hommes en tant que producteurs de la totalité des

formes que leur vie revêt dans l’histoire »197. Marcuse ajoute que celle-ci ne s’insurge donc

pas uniquement « contre les rapports de production [...], mais aussi contre toute forme de

production qui domine l’homme au lieu d’être dominée par lui »198. En ce sens, il

semblerait que le projet visé par la Théorie critique soit celui, tout à fait conforme aux

idéaux de la modernité, d’une société où les êtres humains sont les seuls et uniques maîtres

de leur existence, et où chaque forme de leur vie en société est le reflet de leur propre

activité consciente se déterminant elle-même selon les modalités établies par la société,

comprise, après la subordination de l’ensemble des structures sociales à la volonté

rationnelle des êtres humains, comme une collectivité d’individus autonomes librement

associés. Comme le mentionne Marcuse dans son interprétation de l’idée marxiste d’une

société organisée rationnellement,

194 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.390. 195 Cité par Marcuse, G.W.F. Hegel, Science de la logique, Paris : Aubier, 1947, p.28-29. 196 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.166. 197 Max Horkheimer, « Appendice » (1937), in Théorie traditionnelle et théorie critique, op. cit., p.82. 198 Herbert Marcuse, « La philosophie et la théorie critique » (1937), op. cit., p.168. Comme le mentionne

Marcuse dans « Le concept d’essence » (1936), les intérêts particuliers de la Théorie critique visent « une

organisation de la vie dans laquelle le destin de l’individu ne dépend plus du hasard et de la nécessité aveugle

de relations économiques incontrôlées, mais plutôt de la mise en forme planifiée de potentialités sociales ».

Traduit de l’anglais, Herbert Marcuse, « The Concept of Essence », op. cit., p.77.

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Pour Marx, une « association d’individus libres » implique une société dans laquelle ce

n’est plus le procès matériel de la production qui dirige entièrement le cours de

l’existence humaine. L’idée marxiste d’une société rationnelle suppose un ordre dans

lequel ce n’est pas l’universalité du travail, mais la satisfaction universelle de toutes les

virtualités humaines qui est le principe de l’organisation sociale. Il envisage une

société qui donne à chacun non selon son travail, mais selon ses besoins. L’humanité

ne sera libre que lorsque la perpétuation matérielle de la vie sera fonction des capacités

et du bonheur des individus associés.199

Le problème avec la conception hégélienne de la Raison, et ce qui la distancie de

l’idée qu’en retient la Théorie critique, c’est le fait que celle-ci devienne ultimement, selon

Hegel, le seul agent de la vie sociale, ce qui permettra de justifier d’autant plus facilement

son incompatibilité presque totale avec le bonheur individuel. Nous avons vu par exemple

comment, en vertu de ses conditions matérielles d’élaboration, la philosophie bourgeoise

avait introjecté la liberté dans le domaine de la subjectivité. Faisant partout l’expérience

d’une réalité qui s’oppose aux vérités essentielles de l’humanité, celles-ci ont été amenées à

se définir en dehors de la vie sociale, tout comme l’individu a appris « à introvertir la

satisfaction de ses puissances et à chercher l’accomplissement de sa vie “au-dedans de lui-

même” et non dans le monde extérieur »200. On n’a qu’à penser, à titre d’exemple, aux

écrits de la Réforme, du romantisme allemand ou encore à ceux de l’existentialisme. Dans

un contexte où la disposition critique fondamentale d’organiser la société rationnellement

ne pouvait s’exercer « par la voie sociale », l’idéal pratique qu’elle représente « s’est trouvé

converti en valeur spirituelle »201. Malgré l’accent mis sur le processus effectif de la société

dans l’œuvre de Hegel, sa philosophie souffre d’un problème semblable en ce qu’elle fait

du Tout un sujet autonome se mouvant par lui-même, et place ainsi le fruit de l’activité

humaine encore une fois en dehors d’elle, comme le produit d’un processus universel qui la

dépasse. Comme le remarque Marcuse,

Historiquement, l’idée de Raison s’est trouvée solidaire d’une société dont les forces

de production intellectuelles étaient séparées des forces de production matérielles.

Dans ce contexte, d’injustice sociale et économique, la vie de la Raison représentait la

vie la plus digne ; elle imposait le sacrifice de l’individualité au profit d’intérêts

universels supérieurs, indépendants des désirs et des tendances « inférieures » des

individus.202

199 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.341. 200 Ibid., p.63. 201 Ibid., p.64. 202 Ibid., p.341.

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Dans la philosophie de Hegel, qui considérait « l’histoire comme cet autel sur lequel

le bonheur des peuples, la sagesse des États, la vertu des individus ont été conduits au

sacrifice »203, la satisfaction des désirs individuels n’a rien en commun avec le progrès de la

Raison, si ce n’est justement sa « ruse », qui laisse agir les passions et les intérêts

particuliers, alors que ce qui se manifeste en fin de compte dans le monde est sa propre

réalisation et ses propres buts.204 L’idée de bonheur introduite dans l’œuvre de Marx est

une injonction importante contre cette posture.

Que reste-t-il, dans ce cas, de la conception hégélienne de la Raison dans la Théorie

critique de l’École de Francfort ? Eh bien, malgré son aspect idéaliste, c’est justement sa

puissance critique qui semble ressortir de chacun des points que nous avons soulevés.

Récapitulons brièvement. Hegel avait identifié la marche de l’Esprit au devenir conscient

de soi du mouvement d’adéquation avec ce qu’il est en soi. Cette marche, selon lui,

apparaissait « dans l’existence comme progrès de l’imparfait vers ce qui est plus parfait, où

ce qui est imparfait n’est pas à saisir dans l’abstraction seulement comme l’imparfait, mais

au contraire en tant qu’un imparfait tel qu’il a en soi en même temps le contraire de soi-

même, comme germe et comme tendance, le parfait, ainsi nommé »205. C’était selon lui la

tâche de la Raison de saisir et de réaliser ce devenir, qui était le sien propre, le procès de

l’histoire. Ainsi, la Raison transfigurait l’imparfait en le présentant « comme contraire de

soi en soi-même » : elle était la contradiction normative dans le donné qui s’affirmait en

même temps comme le dépassement immanent d’elle-même dans l’activité humaine-

sociale-historique.

Cette idée se traduit concrètement dans la Théorie critique par le projet de rendre le

monde social transparent à ce qu’il est en lui-même, c’est-à-dire comme le produit de

l’activité humaine consciente d’elle-même et cultivée par la volonté éclairée des êtres

humains réellement agissants. Ainsi, l’identification de la Théorie critique au projet

consistant à organiser rationnellement la société correspond au fait de rendre activement

consciente la Raison qui agit en elle, ce par quoi les individus reconnaissent « dans le

système économique établi et sa superstructure culturelle tout entière le produit du travail

203 G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p.52. 204 Ibid., p.70, p.220-221. 205 G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p.107.

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humain », et « s’identifient eux-mêmes à cette totalité et la conçoivent [...] comme leur

univers propre »206. En rendant manifeste la part d’insondable qui demeure dans leur

pratique comme le résultat de la pratique elle-même, et en la lui soumettant, ou, dit

autrement, en exposant le décalage de la pensée et du réel, des objectifs présumés de cette

pratique et de leur réalisation effective, et en les y conformant, la Théorie critique associe le

pouvoir critique de la Raison à la transformation de l’ordre social en des formes qui lui sont

conformes.

Or, « contrairement à la philosophie », la Théorie critique « ne puise ses objectifs que

dans les tendances du processus social »207. La Raison n’est donc pas une force

transcendante ou anhistorique, mais consiste plutôt dans le mouvement réel de la société,

conçu cette fois-ci comme le produit réel de l’activité humaine. En même temps, comme le

remarque Horkheimer, « la réalité de fait sur laquelle porte ce jugement, celle des tendances

qui poussent à l’édification d’une société conforme aux exigences de la raison, n’est pas

produite indépendamment de la pensée par des forces quelconques qui seraient extérieures

à celle-ci et dans l’œuvre desquelles elle pourrait se reconnaître a posteriori »208. La

volonté d’organiser la société rationnellement n’existe donc pas en dehors d’elle-même, en

dehors de la Raison, pour ainsi dire, mais elle « est déjà consciemment active et efficace

dans l’élaboration de la théorie et de la praxis qui doivent mener vers cet objectif »209. La

vérité de cette proposition ne relève donc pas seulement de la théorie, dont on s’attendrait

normalement qu’elle en affirme la vérité, mais elle est effectivement le produit pratique de

l’activité consciente des hommes et des femmes, tout comme la Raison est dépendante de

sa réalisation, qui constitue sa seule vérité reposant sur son unité avec le procès réel de la

société.

Comme nous le suggérait la Phénoménologie, la Raison est donc encore une fois la

pratique active d’elle-même, engagée dans la construction d’un monde qui lui est conforme,

mais le dessein d’une organisation rationnelle de la société n’existe pas en dehors de son

propre accomplissement ; l’irrationnel reste irrationnel, et la Théorie critique ne prétend à

206 Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique » (1937), op. cit., p.39. 207 Herbert Marcuse, « La philosophie et la théorie critique » (1937), op. cit., p.158. 208 Ibid., p.51. 209 Loc. cit.

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aucune transfiguration de ce point de vue, si ce n’est sa transformation réelle par l’activité

réelle, dans laquelle la théorie puise sa vérité. La Théorie critique répudie ainsi toute

conception de la Raison qui serait teintée d’optimisme métaphysique ou qui garantirait aux

hommes et aux femmes un quelconque bonheur dans une réalité au-delà de la nôtre, ou

dans l’accomplissement d’un dessein qui dépasserait leur propre existence finie

individuelle : « Le bonheur et la paix qui ne sont pas accordés aux hommes sur la terre, sont

perdus pour eux, non seulement en apparence, mais bien aussi en réalité et cela pour

l’éternité ; car la mort n’est pas la paix mais elle conduit vraiment au néant. L’amour pour

les hommes, tel que le matérialisme le conçoit, ne s’adresse pas à des êtres qui après leur

mort se retireraient dans l’éternité, mais à des individus qui sont bel et bien mortels »210. La

Théorie critique, écrit Horkheimer, est donc « dépourvue de toute espèce d’optimisme au

niveau d’une conception du monde ; elle a donc d’autant plus de mal à se résigner au cours

de l’histoire. Elle canalise toutes les énergies vers l’ici-bas, même les plus désespérées ;

sans doute expose-t-elle ainsi au risque de déception l’unique croyance qu’elle admette,

l’espérance en les possibilités terrestres de l’homme »211.

Comme l’écrivait Marx dans ses Thèses sur Feuerbach : « La question de savoir si le

penser humain peut prétendre à la vérité objective n’est pas une question de théorie, mais

une question pratique. C’est dans la pratique que l’homme doit prouver la vérité, c’est-à-

dire la réalité et la puissance, l’ici-bas de sa pensée »212. En dernière instance, ce qui est

proclamé dans ce projet d’une organisation rationnelle de la société qui caractérise les écrits

de l’École de Francfort au courant des années 1930, n’est pas autre chose que la

compénétration de la théorie et de la pratique, leur unité étant la manifestation de la Raison

dont ils se réclament.

Dans ce long extrait de « La philosophie et la théorie critique » (1937) que nous

avons choisi de présenter dans son intégralité, Marcuse résume plusieurs des thèmes que

nous avons abordés :

210 Max Horkheimer, « À propos de la querelle du rationalisme dans la philosophie contemporaine », in

Théorie critique : essais, Paris : Payot, 1978, p.163-164. 211 Ibid., p.164. 212 Karl Marx, « Thèses sur Feuerbach » (1845), in Oeuvres III (Philosophie), Paris, Gallimard, coll. « La

Pléiade », 1982, p.1030.

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Il y a principalement deux éléments qui lient le matérialisme et la vraie théorie de la

société : le souci du bonheur des hommes et la conviction que ce bonheur ne peut être

atteint que par une modification des conditions matérielles d’existence. La voie qui

doit être suivie par ces modifications et les mesures de base pour l’organisation

rationnelle de la société sont données dans chaque cas par l’analyse des rapports

économiques et politiques. Le développement ultérieur de la nouvelle société ne peut

plus être l’objet d’une théorie quelconque : il doit être l’entreprise libre des hommes

libérés. [...]

La raison est la catégorie fondamentale de la pensée philosophique, la seule qui

rattache celle-ci au destin de l’humanité. La philosophie voulait scruter les fondements

extrêmes et les plus généraux de l’être. Sous le concept de « raison », elle a conçu

l’idée d’une forme authentique de l’être, dans laquelle toutes les oppositions

essentielles sont réunies (entre le sujet et l’objet, l’essence et le phénomène, la pensée

et l’être). À cette idée était liée la conviction que tout ce qui est n’est pas a priori

immédiatement raisonnable et doit d’abord être rendu conforme à la raison. La raison

doit être ce que l’homme et même l’être peut atteindre de plus élevé. Les deux choses

sont liées : si la raison est considérée comme substance, cela signifie qu’à son niveau le

plus élevé, en tant que la réalité proprement dite, le monde ne se pose plus uniquement

en tant qu’objectivité en face de la pensée raisonnable de l’homme, mais qu’il a été

conçu par celle-ci et qu’il est devenu pour elle un concept. On considère qu’étant

donné sa structure, le monde est accessible à la raison, qu’il doit en appeler à elle et

être soumis à ses lois. C’est ainsi que la philosophie est un idéalisme ; elle subordonne

l’être à la pensée. Mais cette même affirmation qui a transformé la philosophie en

philosophie de la raison et en idéalisme en marque aussi la naissance en tant que

philosophie critique. Si le monde existant était lié par nature à la pensée raisonnable et

ne pouvait s’en passer, alors tout ce qui était en contradiction avec cette raison, tout ce

qui n’était pas raisonnable, devait être dépassé. La raison était posée comme instance

critique.213

La généalogie couramment admise qui retrace les origines de l’École de Francfort

jusqu’à Hegel, en passant évidemment par Marx et par Lukács, nous amène ainsi à un

constat paradoxal : la pensée n’est pas que pensée. Comme Hegel a tenté de montrer, cette

réalité de la pensée qui ne se limite pas uniquement à elle s’appelle Raison. Elle est la

réalité qui a été saisie et transformée par la pensée, réalité que la pensée a faite sienne par

son travail et qui porte donc la trace congénitale du « sujet ». Cette identité du réel et du

rationnel est une construction, bâtie de la main des êtres humains tels qu’ils se sont suivis

au cours de l’histoire. Cette unité est l’œuvre de la Raison qui a réellement saisi le monde et

l’a fait sien – qui l’a bâti à son image, si l’on veut. Pour Hegel, réaliser la Raison

immanente dans l’histoire voulait dire : voir les choses selon leur concept, prendre ce

qu’elles sont en soi et les faire advenir, les réaliser, ou les rendre pour soi, effectives,

médiatisées par leur propre déterminité. Ce travail était celui de la Raison, à qui la

213 Herbert Marcuse, « La philosophie et la théorie critique » (1937), op. cit., p.150-151.

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philosophie s’identifiait. Quand Marx s’est saisi de cette signification, la révolution est

devenue une étape nécessaire dans la réconciliation du réel avec lui-même ; les

contradictions qui l’éclairaient sont devenues une question théorique purement objective,

dont la résolution ne relevait que de la pratique.

Pour l’École de Francfort, l’importance accordée au concept de Raison tenait surtout

à la recherche d’un fondement normatif de la critique qui reste – du moins dans ses

prétentions – « objectif ». Tout en continuant d’affirmer son ancrage matérialiste sans pour

autant se noyer dans l’omniprésence des faits, comme c’était le cas d’une partie toujours

plus importante du marxisme de l’époque, la Raison est ainsi devenue le principe à partir

duquel il était possible de s’éloigner de la réalité donnée, de procéder à « une analyse

“transcendante” des faits »214, sans pour autant retomber dans l’ancienne philosophie.

C’était également une manière d’échapper au relativisme, tout en évitant l’alternative fatale

du dogmatisme. C’est la Raison qui permettait à la Théorie critique de dire en quoi les

abstractions de la philosophie bourgeoise disaient vrai, de déceler la part véritable

d’irrationalité de la société capitaliste, de rattacher l’inhumain à l’humain, l’aliéné à

l’authentique et le présent à l’avenir ; bref, le « donné » au « possible ». C’est la Raison qui

permettait de déterminer les tendances à l’œuvre de même que les voies à adopter pour

travailler en ce sens. Déceler ces tendances, c’était réunir, par la Raison, ce qui existe de

manquant dans la réalité pour la rendre conforme à ce qu’elle était en soi, c’est-à-dire dans

ses potentialités, qui en fait étaient, selon Hegel, celles de la Raison tout court. Cette Raison

n’était vraie que dans son accomplissement, sa vérité ne résidait pas ailleurs que dans sa

propre réalisation consciente et délibérée, dans la société et dans l’histoire.

Or, si « l’idée de la domination de l’être par la raison n’est finalement qu’une

exigence de l’idéalisme »215, comme le notait Marcuse dans « La philosophie et la théorie

critique » (1937), qu’est-ce qui différencie donc cette posture, poussée par « le mythe de

l’unité de la pensée et de l’être », de celle de la Théorie critique ? Est-il seulement

concevable que cette unité prétendue de la pensée et de l’être, opérée par la Raison, soit

plus précisément la soumission de l’être à la pensée ? Ce que l’organisation rationnelle de

214 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel : essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée, trad.

M. Wittig, Paris : Éditions de Minuit, 1964 (1968), p.19-20. 215 Herbert Marcuse, « La philosophie et la théorie critique » (1937), op. cit., p.155.

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la société supposait, tout comme le projet marxiste de libération des forces productives,

c’était d’abord et avant tout la domination systématique de la nature et l’élargissement des

sphères de contrôle soumises à la volonté consciente des individus librement associés.216

Au courant des années 1940, cet élargissement s’est progressivement concrétisé, sauf que la

soumission nécessaire à la volonté consciente des êtres humains a été sapée. Le processus

de rationalisation de sphères de plus en plus diverses de la vie en société s’est bel et bien

effectué, sauf que le « sujet », cette humanité enfin consciente d’elle-même, a été écarté de

l’équation. Le résultat tant redouté est celui d’un monde « sans sujets ni fins », comme le

dit Freitag, un monde unidimensionnel, technocratique et systémique guidé par les finalités

autoréférentielles du monde économique, qui par ailleurs n’a jamais cessé de jouir d’une

autonomie toujours plus grande. Ainsi, la rationalité se confond de plus en plus avec

l’efficacité, l’opérationnalisation et le rendement, et la question des finalités sociales

désirables a déserté la réflexion pour laisser la place à la logique autorégulatrice des

systèmes.

L’organisation rationnelle de la société ne débouche donc pas sur la réalisation

d’« une société future conçue comme collectivité d’hommes libres, rendue possible par les

moyens techniques actuels »217, pas plus que « vers un état social sans exploitation ni

oppression »218. Bien au contraire, le résultat est ce cheminement pessimiste, comme le

dernier Horkheimer l’affirme, de son évolution « vers un monde totalement administré »219.

La prétention d’autototalisation de la Raison, si frappante dans l’œuvre de Hegel, ouvre

donc sur son horizon proprement totalitaire, qui par l’intégration de toute altérité débouche

de manière presque inéluctable sur une société totalement administrée. À la différence de la

portée critique de la définition hégélienne, qui rendait l’idée de Raison dépendante de celle

de liberté, correspondant justement à son « pouvoir de façonner le réel dans le sens de ses

virtualités »220, les visées totalitaires de sa philosophie servent presque de présage à ce

monde où la Raison a finalement englouti le besoin de liberté. Le destin de la philosophie

hégélienne annonce ainsi le sort lui-même assez sombre de ce projet moderne auquel tant

216 Pour une critique plus détaillée de cette posture, voir la section 3.1 « Un nouveau rapport à la nature ». 217 Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique » (1937), op. cit., p.50-51. 218 Ibid., p.77. 219 Max Horkheimer, « La théorie critique hier et aujourd’hui » (1970), in Théorie critique : essais, Paris :

Payot, 1978, p.359. 220 Herbert Marcuse, Raison et révolution, op. cit., p.58.

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de penseurs critiques se sont ralliés, et qui se conclut par un enfermement progressif de

l’univers des possibles en faisant de la Raison, un simple instrument de reproduction du

système en place, « un auxiliaire de l’appareil économique qui englobe tout »221.

Le décalage ultime de la Raison et de la société capitaliste, où croît la dépendance au

fur et à mesure que se réalise le règne obscène de l’abondance, trouve en dernière instance

sa résolution dans le développement exponentiel de cette contradiction, selon lequel la

dépendance finira bien un jour par se noyer dans l’abondance, telle une asymptote

repoussant indéfiniment ses limites.

221 Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la Raison : fragments philosophiques, Paris :

Gallimard, 1944 (1974, 1983), p.59.

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II – La critique marcusienne de la Raison : de la logique

de la domination à la rationalité technologique

Le projet de la Raison était de créer un monde conforme à ses potentialités, guidé par

l’idée d’un univers co-originaire à l’être humain et à la pensée qui cherche à réaliser ses

possibilités à travers l’activité pratique du sujet. La transformation du monde sur laquelle ce

projet reposait tendait vers la réalisation d’une vérité comprise, non pas à l’insu du réel,

mais bien dans le sens de son propre mouvement et de sa propre dynamique, dont le moteur

était la tension historique entre le sujet et l’objet, entre la pensée et l’être, entre la théorie et

la pratique. La Raison, en tant que monde résultant de cette transformation, constituait

l’union « positive » de ces différents domaines, mais la Raison également, en tant que force

critique guidant cette transformation, restait « négative », liée à la normativité qui dirigeait

la constante adaptation entre « ce qui est » et « ce qui peut être ». Comme le résume

Marcuse dans L’homme unidimensionnel (1964) :

Dans l’équation Raison = vérité = réalité, qui associe le monde subjectif et le monde

objectif dans une unité antagonique, la Raison est le pouvoir subversif ; c’est le

« pouvoir du négatif » qui établit la vérité pour les hommes et pour les choses, à la fois

en tant que Raison théorique et en tant que Raison pratique – c’est-à-dire qu’il établit

les conditions dans lesquelles les hommes et les choses peuvent devenir ce que

réellement ils sont.222

Comme nous l’avons vu, la Raison procède par négation, jugement et mise à

l’épreuve de la réalité donnée ; elle ne lui accorde aucune vérité ni autorité ontologique

avant qu’elle ne soit rendue « raisonnable », conforme à la conception qu’elle s’en fait.

Ainsi, « la réalité et la pensée qui essaie de comprendre cette réalité ont une structure

antagonique. Le monde de l’expérience immédiate – le monde dans lequel nous vivons –

222 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel : essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée, trad.

M. Wittig, Paris : Éditions de Minuit, 1964 (1968), p.147.

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doit être appréhendé, transformé et complètement bouleversé même, pour devenir ce que

réellement il est »223. C’est justement cette négativité qui fait de la Raison une force critique

et subversive, mais il semblerait que ce soit en vertu de ces mêmes principes qu’elle

implique en son germe une forme de domination : aux fondements mêmes de la Théorie

critique, la réalité doit être transformée, manipulée, voire violentée, dans le but d’être

rendue vraie ou conforme à ses potentialités. La réalité n’est pas conçue comme vraie

autrement ; il faut d’abord qu’elle soit appropriée par l’activité humaine, il faut qu’elle

devienne une « altérité surpassée », chez Hegel comme chez Marx et chez tous les autres

penseurs issus de cette tradition – Marcuse y compris.

Or, face au récent recul du potentiel critique de la Raison et à son utilisation dans des

nouvelles formes de domination et de contrôle, où la productivité suppose une part

croissante de destruction et où, comme le remarque Marcuse, le progrès de la liberté

correspond à un progrès dans l’oppression, nous sommes en droit de nous demander si ces

dérives sont le produit d’une forme de rationalité aliénée, détournée de ses fonctions

premières par le système en place, ou bien celui de la Raison elle-même, où seraient

préfigurées les forces qui aujourd’hui tendent vers une administration totale de l’existence.

Dans une réflexion assez semblable à celle d’Adorno et Horkheimer dans La dialectique de

la Raison (1944), Marcuse fait l’hypothèse que les principes de ce développement

totalitaire de la Raison sont le fruit d’une domination qui serait déjà à l’œuvre dans les

structures élémentaires de la pensée et de la science, qui se manifeste de nos jours sur un

ensemble de domaines de la vie en société.

Dans les pages qui suivent, nous examinerons les tentatives de Marcuse,

particulièrement dans Éros et civilisation (1955) et dans L’homme unidimensionnel (1964),

pour retracer le processus historique qui conduit la Raison à devenir la « logique de la

domination ». Nous verrons d’abord comment la Raison prend la forme d’une domination

« interne », caractéristique du développement psychologique individuel qui subordonne les

facultés sensibles aux facultés intellectuelles. À cette Raison qui s’exerce sur le plan

individuel comme une organisation répressive de la sensibilité correspond une domination

« externe », qui conçoit la nature comme quelque chose susceptible d’être conquis et

223 Loc. cit.

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attaqué. Les bases de cette domination du monde extérieur sont posées dans la logique

formelle, puis reprises dans les concepts élémentaires de la science, qui finissent par lier

presque fatalement le contrôle de la nature au contrôle de l’être humain. La domination

s’exerçant à la fois subjectivement et objectivement conduit les réussites de la Raison dans

le domaine de la technique à s’inscrire en continuité de ce projet historique, qui se traduit

par une victoire progressive de ses « éléments régulateurs » sur ses « éléments subversifs ».

2.1 Logos contre Éros : la Raison comme organisation répressive des

facultés sensibles

La Raison, en tant que figure particulière de la domination, semble prendre une forme

très explicite lorsqu’on considère le développement psychologique individuel. Dans Éros et

civilisation (1955), Marcuse remarque en effet que depuis Platon, la Raison est considérée

comme « la victoire intérieure perpétuelle »224 des facultés « supérieures » ou intellectuelles

sur les facultés « inférieures », à savoir les facultés sensibles, instinctuelles ou appétitives.

Cette défaite de la sensibilité devant les capacités intellectuelles de l’individu est selon

Platon « un élément constitutif de la raison humaine, qui est ainsi, dans sa fonction même,

répressive »225. En prônant une suprématie du Logos ainsi qu’une conception le définissant

comme l’« essence de l’être », tout ce qui est conçu comme rationnel est d’emblée théorisé

et engagé dans un rapport antagonique à Éros : la vérité, la Raison, la réalité à laquelle

l’humanité doit tendre, supposent non pas uniquement la domination des sens et des

instincts, mais encore leur élimination pure et simple.226 Ainsi,

Même aux débuts de la civilisation occidentale, [...] la raison était définie comme

l’instrument de la contrainte, de l’assujettissement des instincts ; le domaine des

instincts, la sensibilité, étaient considérés comme étant définitivement hostiles à la

raison et comme lui portant préjudice. Les catégories par lesquelles la philosophie

comprend l’existence humaine contiennent cette relation entre raison et répression :

tout ce qui appartient à la sphère de la sensibilité, du plaisir, de l’instinct implique un

antagonisme avec la raison, doit être subjugué, mis sous la contrainte.227

224 Herbert Marcuse, Éros et civilisation : contribution à Freud, trad. J-G. Nény et B. Fraenkel, Paris :

Éditions de Minuit, 1955 (1971), p.107. 225 Loc. cit. 226 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, op. cit., p.170. 227 Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p.150.

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En termes psychanalytiques, nous pouvons dire qu’il s’agit là d’une lutte qui mènera

progressivement au triomphe du « principe de réalité » sur le « principe de plaisir ». Pour le

développement psychologique de l’individu, cette victoire est le produit d’une socialisation

réussie, qui aboutit à la formation d’une personnalité conforme dont le surmoi « accomplit

la soumission masochiste du moi de plaisir au principe de réalité » et ainsi « protège la

morale civilisée »228. Afin de mieux comprendre toutes les implications de cette conception

sur le progrès de la Raison en tant que forme organisée de domination, penchons-nous

brièvement sur ce que Marcuse entend lorsqu’il parle de ces deux principes fondamentaux.

En se basant sur la métapsychologie freudienne, Marcuse définit tout d’abord le

principe de réalité comme étant ce qui permet à l’individu de survivre dans un monde

dominé par la pénurie, où la satisfaction des besoins humains requiert une quantité

considérable de restrictions, d’efforts et de travail. Dans les mots de Marcuse (1955) :

Grâce à l’établissement du principe de réalité, l’être humain qui, sous la loi du principe

de plaisir, était à peine plus qu’un faisceau de pulsions animales, devient un moi

organisé. Il lutte pour « ce qui est utile » et ce qui peut être obtenu sans dommage pour

lui-même et pour son environnement vital. Sous le principe de réalité, l’être humain

développe la fonction de raison : il apprend à « mettre à l’épreuve » la réalité, à

distinguer entre le bien et le mal, le vrai et le faux, l’utile et le dangereux. L’homme

acquiert la faculté d’attention, de mémoire, et de jugement. Il devient un sujet

conscient, pensant, ajusté à une rationalité qui lui est imposée de l’extérieur.229

En considérant que les instincts primaires « tendent vers la prédominance du plaisir et

l’absence de douleur »230, nous sommes amenés à croire que le principe de plaisir et le

principe de réalité sont irréconciliables, ce qui en retour suppose qu’une part des instincts

soit nécessairement réprimée dans le but de permettre aux individus de survivre et à la

société de se reproduire. Freud pense en effet que « la renonciation et le report de la

satisfaction sont les conditions mêmes du progrès », tout comme il définit la civilisation par

« le sacrifice systématique de la libido, son détournement rigoureusement imposé vers des

activités et des manifestations socialement utiles »231. Cependant, même si certains

contrôles instinctuels sont indispensables à toute association entre êtres humains, cet

argument, qui constitue la principale raison conduisant Freud à penser qu’une libre

228 Ibid., p.58. 229 Ibid., p.25. 230 Ibid., p.44. 231 Ibid., p.15.

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satisfaction des besoins est incompatible avec le progrès de la civilisation, ne prend pas en

compte le fait que la pénurie « est en réalité la conséquence d’une organisation spécifique

de cette pénurie et d’une attitude existentielle spécifique rendue obligatoire par cette

organisation »232.

Au lieu de concevoir la « lutte pour l’existence » comme une contingence historique

spécifique perpétuée par des intérêts sociaux particuliers, Freud présente comme éternelle

la part nécessaire de répression découlant de la relation de l’être humain à la pénurie, ce qui

fait apparaître l’idée d’une civilisation non répressive tout simplement impossible. La

domination, tout comme la pénurie qui justifie la modification répressive des instincts, est

donc d’emblée acceptée comme permanente, mais cela montre justement l’aspect

proprement répressif des plus hautes réalisations de la civilisation occidentale. Même si

Freud ne rejette pas la culture après avoir montré la part d’aliénation et de contrainte

qu’elle suppose et, au contraire, donne à cette aliénation et à cette contrainte la dignité

théorique d’une nécessité biologique ou « d’un élément inhérent à la vie mentale, inhérent

même aux instincts primaires »233, sa théorie met en lumière le « lien interne » entre

« civilisation et barbarie, progrès et souffrance, liberté et malheur »234. Ainsi, il devient

clair que le développement de la civilisation tel qu’il a eu lieu jusqu’ici implique une part

croissante de répression et de misère, tout comme la liberté demeure toujours relative ou

partielle, « le fruit d’un compromis, une liberté obtenue aux dépens de la satisfaction

intégrale des besoins »235.

Selon Marcuse, si « la satisfaction intégrale des besoins constitue le bonheur, la

liberté dans la civilisation est par essence l’antagoniste du bonheur : elle implique la

modification répressive (sublimation) du bonheur »236. Il ne faut pas entendre par là que

l’individu peut prétendre à un bonheur absolu complètement isolé de la vie en société ou

consistant à se donner pleinement aux pulsions des plus antisociales,237 mais seulement que

232 Loc. cit. 233 Ibid., p.128. 234 Ibid., p.28. 235 Ibid., p.29. 236 Loc. cit. 237 Comme le remarque Taylor (1989), ce que la « quête du bonheur » suppose, c’est avant tout l’existence de

principes moraux guidant son avènement ; ces principes ne peuvent être que sociaux et leur grandeur éthique

ne provient que de leur encrage dans une société, dans des valeurs devenues telles parce que communes et

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le phénomène selon lequel ces pulsions prennent la forme particulièrement hostile que

Freud décrit lorsqu’il parle du « ça » est déjà en partie conditionné par l’organisation

répressive des instincts contre laquelle ils se révoltent.238

Le conflit qui prend forme dans l’œuvre de Freud entre le principe de plaisir et le

principe de réalité, entre instincts primaires et secondaires ou entre sexualité et civilisation,

n’est donc pas d’origine « biologique », mais trouve sa source dans le monde social et

historique. Si le principe de réalité et le principe de plaisir apparaissent comme des

principes mutuellement exclusifs, ce n’est donc pas que la tension qui les oppose est d’une

quelconque façon « naturelle », mais bien que la force fondamentale qui les sous-tend

résiste contre sa forme d’organisation actuelle. « Cette idée, écrit Marcuse, impliquerait

qu’Éros libre n’exclut pas des relations sociales civilisées durables, mais qu’il repousse

seulement l’organisation sur-répressive des relations sociales, organisation régie par un

principe, qui est la négation du principe de plaisir »239. La généralisation des constats

historiquement situés de la théorie freudienne faisant apparaître l’opposition entre le

principe de réalité et le principe de plaisir comme un « développement biologique

universel » exprime donc une vérité sous-jacente, à savoir qu’« une organisation répressive

des instincts est à la base de toutes les formes historiques du principe de réalité dans la

civilisation »240. En rationalisant l’organisation répressive des instincts et en théorisant les

processus sociaux dont il est question comme des faits naturels, Freud exprime selon

Marcuse « le fait historique que la civilisation s’est développée en tant que domination

organisée »241.

partagées. L’idée d’un bonheur qui ne serait pas a priori ancré dans une culture et dans un type de

socialisation particulières est une imposture sociologique : « Un subjectivisme total et parfaitement

conséquent tend vers le vide : aucun accomplissement n'aurait de valeur dans un monde où littéralement rien

n'aurait d'importance que l'accomplissement personnel ». Charles Taylor, Les sources du moi : la formation

de l'identité moderne, Montréal : Boréal, 1989 (2003), p.633. 238 « Les formes multiples de la régression sont des protestations inconscientes contre l'insuffisance de la

civilisation, contre la domination du labeur sur le plaisir, du rendement sur la satisfaction. Une tendance très

profonde de l'organisme milite contre le principe qui a gouverné la civilisation et cherche à sortir de

l'aliénation. Les dérivés de l'instinct de mort rejoignent les manifestations perverses et névrotiques d’Éros

dans cette rébellion. La théorie freudienne de la civilisation met fréquemment en relief ces contre-tendances.

Pour destructives qu'elles apparaissent à la lumière de la culture régnante, elles témoignent de la destructivité

de ce qu’elles cherchent à détruire : la répression. » Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p.106. 239 Ibid., p.50. 240 Ibid., p.43. 241 Loc. cit.

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La domination est d’abord socialement organisée par le maintien de la pénurie ou du

sentiment de pénurie, qui renforce et favorise la posture existentielle particulière dont

dépendent le principe de réalité et la lutte pour l’existence qui est son fondement. La

manière dont la pénurie est assurée et manipulée afin de perpétuer la structure sociale en

place repose, d’un côté, sur une inégale répartition des produits sociaux du travail, et de

l’autre, sur l’imposition – d’abord violente, puis de plus en plus rationnelle au fur et à

mesure que le capitalisme se développe – du mode spécifique de travail engagé à son

dépassement. De chaque mode de domination découle un principe de réalité particulier, qui

« se concrétise dans un système d’institutions et de relations sociales, de lois et de valeurs

qui transmettent et imposent les “modifications” nécessaires des instincts »242. Les

contrôles additionnels découlant du principe de réalité établi et imposés dans le pur intérêt

de la domination, c’est-à-dire non pas pour assurer la survie des individus mais bien pour

perpétuer le sentiment que leur survie dépend du respect des institutions de domination déjà

en place, constituent ce que Marcuse nomme la « sur-répression ». La manipulation

répressive des instincts, la déviation de l’énergie sexuelle et de l’agressivité vers des formes

d’activité productives, vers la consommation ou le travail, la modification des aspirations

de l’individu dans le but de confondre l’intérêt du système établi avec le sien propre : ce

sont autant d’exemples de sur-répression assurée par les institutions spécifiques du principe

de réalité ou, pour parler comme Agamben, par des « dispositifs », tels la famille

monogamique-patriarcale, l’éducation, la publicité, la programmation de plus en plus

poussée de l’exercice de la liberté, etc.

Dans la société contemporaine, le principe de réalité prend la forme du « principe de

rendement », qui se confond avec la Raison elle-même et rend irraisonnable toute tentative

de penser la société en dehors de lui.243 Le principe de rendement est caractérisé par une

société « stratifiée d’après le rendement économique compétitif de ses membres » et

« orientée vers le gain et la concurrence dans un processus d’expansion constante »244.

Dans ce type de société, la domination est de plus en plus rationnelle, en ce sens où les

242 Ibid., p.45. 243 « Toute tentative ayant pour but l’esquisse d’une construction théorique de la civilisation au-delà du

principe de rendement est au sens strict “déraisonnable”. La raison est la rationalité du principe de

rendement. » Ibid., p.150. 244 Ibid., p.52.

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besoins et les facultés individuelles s’accomplissent grâce à « l’utilisation fructueuse de

l’appareil de production », qui en retour façonne ces besoins et ces facultés. Cela veut dire

que le niveau de satisfaction d’une majorité d’individus est déterminé en fonction de leur

travail, malgré le fait que celui-ci serve « un appareil qu’ils ne contrôlent pas, qui opère

comme un pouvoir indépendant auquel [ils] doivent se soumettre s’ils veulent vivre »245.

Ainsi, cette société réussit à faire de l’actualisation des aspirations individuelles la

reproduction d’un ordre qui détermine ce que ces aspirations sont ou peuvent être et justifie

par le fait même que l’individu adulte passe la majeure partie de sa vie au travail, « engagé

dans des activités qui ne coïncident, la plupart du temps, ni avec ses propres facultés ni

avec ses désirs », et qui demeurent aujourd’hui pénibles, caractérisées par « l’absence de

satisfaction, la négation du principe de plaisir »246.

En somme, l’énergie instinctuelle ainsi réprimée ne se révolte pas contre cette forme

d’organisation, car « son utilisation sociale (dans le travail) permet la vie de l’individu, et

même l’enrichit »247. Ce type de contrôle imposé à la sensibilité est intériorisé par

l’individu, qui jouit des bénéfices d’y être conforme jusqu’à devenir complètement

incapable de distinguer son propre intérêt de celui du système établi :

l’autorité sociale est absorbée dans la conscience et dans l’inconscient de l’individu et

travaille comme si elle était son propre désir, sa propre morale, et sa propre

personnalité. Dans le développement « normal » l’individu vit sa répression

« librement », comme si elle était sa propre vie : il désire ce qu’il est normal de

désirer ; ses satisfactions sont profitables à lui-même et aux autres et il est

raisonnablement heureux, et souvent même de manière exubérante. Ce bonheur

occasionnel qui se place pendant les quelques heures de loisir séparant les jours ou les

nuits de travail, mais parfois aussi pendant le travail, le rend capable de poursuivre son

effort ce qui, en retour, assure la permanence de son labeur et de celui des autres. [...]

La répression disparaît dans le grand ordre objectif des choses qui récompense d’une

manière plus ou moins adéquate les individus qui s’y plient et, ce faisant, reproduit de

manière plus ou moins adéquate la société dans son ensemble.248

Au niveau de l’individu, l’organisation répressive de la sensibilité sous la loi du

principe de rendement a pour conséquence de rendre nécessaire la « mise en sommeil » de

la Raison dans les activités qui visent la satisfaction instinctuelle, à commencer

245 Loc. cit. 246 Loc. cit. 247 Loc. cit. 248 Ibid., p.53.

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évidemment par les relations sexuelles, qui constituent une parenthèse dans la vie

quotidienne, où la possibilité d’avoir du plaisir est dépendante de l’oubli temporaire des

affaires courantes. La séparation entre Raison et satisfaction est rendue telle que cette

dernière est en effet tributaire de « l’interruption de la routine raisonnable de la vie, de

l’interruption des devoirs et de la dignité de son état et de sa fonction ». Ainsi, « dans le

monde du principe de rendement le bonheur est, presque par définition, déraisonnable s’il

n’est pas réprimé et contrôlé »249.

À travers cette domination interne, à laquelle l’individu est initié dès son plus jeune

âge, l’être humain est préparé au contrôle de la nature avant qu’il ne rencontre une situation

lui commandant de le faire. L’agressivité à l’égard du monde extérieur est en effet déjà

présente dans la relation que l’individu entretient à l’égard de lui-même, face à ses facultés

sensibles qu’il se donne pour but de soumettre et de maîtriser. De cette manière, la posture

exigée par la productivité, la volonté de contrôle sur la nature et la définition du sujet

comme un « moi en perpétuel dépassement »250, cherchant socialement à combler ses

propres manques par sa maîtrise du monde extérieur, se forge dans la relation de l’individu

à ses propres sens et instincts. Comme le résume Marcuse :

Le moi qui entreprenait la transformation rationnelle du milieu humain et naturel se

révélait comme un sujet essentiellement agressif, offensif dont les pensées et les

actions étaient destinées à maîtriser les objets. C’était un sujet contre un objet. [...] La

nature (sa propre nature aussi bien que le monde extérieur) était donnée au moi comme

quelque chose qui doit être combattu, vaincu et même violé ; telle était la condition

préalable de l’autoconservation et du développement individuel. [...] La lutte culmine,

dans la victoire sur la nature extérieure qui doit être attaquée, domptée et exploitée

pour satisfaire les besoins humains. Le moi expérimente l’être comme une

« provocation », comme un « projet » ; il ressent chaque condition existentielle comme

une contrainte, qui doit être dépassée, transformée en une autre. Le moi est ainsi mis en

condition pour des actions dominatrices et préparé à la productivité avant même que

surgisse une occasion spécifique exigeant une telle attitude.251

Pour étayer cette idée, Marcuse se base sur les thèses de Max Scheler, qui conçoit « la

volonté de puissance sur la nature » comme « le “primum movens” de la relation de

249 Ibid., p.205. 250 Ibid., p.147. 251 Ibid., p.107.

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l’individu moderne à l’être »252. Selon Scheler, puisque l’individu est lui-même soumis à la

domination, « la nature est a priori appréhendée [...] comme susceptible d’être maîtrisée et

contrôlée »253. La tendance vers le contrôle et la domination de la nature précéderait donc

structurellement le développement de la science et de la technique modernes, justement en

tant qu’« antécédent “pré et a-logique” de la pensée et de l’intuition scientifique ». Cette

lutte contre le monde extérieur, dont le travail « permet de vaincre la résistance », trouve sa

contrepartie subjective dans le conflit conscient et inconscient entre les instincts sensibles et

les instincts formels, conflit qui se résout (relativement violemment selon Marcuse) dans

« l’établissement de la tyrannie répressive de la raison sur la sensibilité »254, qui finit par se

confondre avec le progrès même de la civilisation.

En s’opposant aux facultés et aux attitudes « qui sont plus réceptives que productives,

qui tendent vers la satisfaction plutôt que vers la transcendance, qui demeurent fortement

liées au principe de plaisir »255, la Raison ainsi définie semble avoir pris parti en faveur

d’un projet historique qui rend possible le fait de dissocier le progrès de la pensée de

l’intérêt des sens, et de concevoir un monde où la rationalité et le bonheur ne convergent

pas nécessairement, un monde où la domination de la nature n’augmente pas

nécessairement les possibilités de satisfaction et d’apaisement, mais assure au contraire leur

organisation répressive et la reproduction répressive de cette organisation. Ainsi, comme

nous le disions plus tôt, les attitudes qui sont plus proches du domaine de la sensibilité et de

la satisfaction semblent déraisonnables et irrationnelles à la lumière de la conception

dominante qui les fait apparaître comme ce qu’il s’agit justement de soumettre et de

vaincre.

De Platon jusqu’à l’idéalisme allemand, la philosophie rationaliste a constamment

affaibli la « fonction cognitive de la sensibilité » en faisant de la connaissance, « le

domaine fondamental des facultés “supérieures”, non sensibles de l’esprit »256. Or, en

252 Cité par Marcuse, Ibid., p.108, Max Scheler, Die Wissensformen und die Gesellschaft, Leipzig, 1926,

p.234 sq. 253 Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p.108. 254 Ibid., p.177. 255 Ibid., p.108. 256 Ibid., p.169. Nietzsche partage aussi ce point de vue. Selon lui, « Kant prolonge une tradition qui [...]

débute avec Platon et qui se livre à une calomnie méthodique des sens et du corps, accusés de nous leurrer sur

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subordonnant la sphère de la sensibilité aux facultés de la pensée, en la relayant à un rang

de second plan qu’il s’agirait de refouler ou de réprimer, en sublimant ou en concentrant

ces attitudes dans des activités sociales exclusives (comme le sexe ou le sport, par

exemple), la Raison, dorénavant purgée de sa contrepartie sensible, a assumé seule le rôle

d’« assurer la réalisation des potentialités humaines grâce à la transformation et à

l’exploitation toujours plus efficaces de la nature », mais elle a également permis le fait que

cette conquête se fasse au prix d’une augmentation du « temps consacré au travail aliéné »

qui « absorbe le temps des besoins individuels et définit ces besoins eux-mêmes »257.

Si la force motrice du progrès de la civilisation occidentale est coupée de sa

dimension sensible, liée à la satisfaction et au plaisir, elle peut certes satisfaire des besoins

humains, probablement même plus efficacement que n’aurait pu le faire une forme de

rationalité qui aurait été incapable de s’abstraire des qualités particulières de la matière,

mais elle peut aussi complètement se passer des qualités tangibles qu’elle a pour but de

satisfaire, à commencer par le fait que ces besoins sont des besoins humains concrets,

visant une satisfaction sensible, la réduction du temps de travail pénible, un plaisir sans

répression. Par la division sociale du travail et par sa rationalisation scientifique –

particulièrement flagrante dans le taylorisme –, l’appareil de production s’est développé de

manière à satisfaire des besoins sociaux plutôt qu’individuels, et il a du même coup

participé à l’édification du principe de réalité contre le principe de plaisir, qui a

progressivement été écarté des préoccupations sociales et individuelles au fur et à mesure

que la productivité est devenue une « fin-en-soi » pour la civilisation industrielle.258

Le cheminement conduisant la Raison à devenir la « logique de la domination » est

inséparable de la façon dont le principe de réalité triomphe sur le principe de plaisir, et cette

victoire est annoncée dans le développement de la science moderne, à commencer par la

manière dont elle fait abstraction des qualités de la matière et favorise un ordre pouvant

s’affirmer indépendamment de la satisfaction et du bonheur individuels. Cette figure

particulière de la Raison trouve ses sources dans les lois abstraites de la pensée, énoncées

le plan de la connaissance et de nous pervertir sur le plan de la conduite ». Jean Granier, Nietzsche, coll.

« Que sais-je ? », Paris : Presses Universitaires de France, 1982 (1985), p.40. 257 Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p.108-109. 258 Ibid., p.147.

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d’abord dans la logique formelle d’Aristote puis reprises dans la posture et les concepts

élémentaires de la science.

2.2 De la logique formelle à la rationalité scientifique : la Raison

comme logique de la domination

Selon Marcuse, il existe plusieurs stades dans le cheminement de la Raison vers la

logique de la domination, sa forme plus récente étant ce qu’il nomme « la rationalité

technologique de l’univers totalitaire »259. Ce processus n’est pas linéaire, et en cours de

développement, divers modes de pensée s’affrontent pour définir les « manières différentes

d’appréhender, d’organiser, de changer la société et la nature »260. C’est dans cet

affrontement que reposent peut-être les clés d’une compréhension véritablement dialectique

du progrès de la Raison, le développement simultané de la liberté et de l’oppression, des

possibilités historiques d’émancipation et de celles édifiant l’univers de contrôle dont nous

exposons ici la critique. Il existe cependant, selon Marcuse, certains concepts

fondamentaux qui permettent de parler d’un continuum historique représentatif de la

« pensée occidentale » ; c’est ce continuum qui marque Raison et domination d’un trait

d’union qui tendra à se renforcer au fur et à mesure qu’elles progressent conjointement

l’une et l’autre.

Le lien entre pensée et domination est déjà présent dans la logique formelle

d’Aristote, qui opère une abstraction totale des « substances » particulières des objets dont

elle traite pour les soumettre de manière indifférenciée aux mêmes principes

d’organisation : « qu’ils soient mentaux ou physiques, qu’ils appartiennent à la société ou à

la nature, ils sont assujettis aux mêmes lois générales d’organisation, d’évaluation et de

conclusion [...]. Cette généralisation [...] est la condition première de la loi et de l’ordre –

en logique aussi bien que dans la société – c’est le tribut du contrôle universel »261. Le lien

qu’il est possible d’établir entre le développement de concepts et la capacité à exercer un

certain type de domination est donc déjà clair dans la Métaphysique d’Aristote, pour qui la

connaissance des « causes premières » permet et garantit le contrôle sur leurs effets. Ainsi,

259 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, op. cit., p.148. 260 Loc. cit. 261 Ibid., p.160.

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comme le dit simplement Marcuse : « grâce au concept universel, la pensée peut dominer

les cas particuliers »262. Plus loin, il ajoute :

La Raison, en tant que pensée conceptuelle, en tant que comportement, produit

nécessairement de la domination. Le Logos est la loi, le commandement, l’ordre par le

pouvoir de la connaissance. En subsumant les cas particuliers sous un universel, en les

soumettant à leur universel, la pensée se rend maître des cas particuliers. Elle devient

capable, non seulement de les comprendre, mais aussi d’agir sur eux, de les

contrôler.263

La question ici est moins de déterminer en quoi ou de quelle manière la logique

formelle d’Aristote a influencé la philosophie et la science modernes que de souligner

comment, déjà à cette époque et « bien avant que l’homme technologique et la nature

technologique n’émergent en tant qu’objets de contrôle rationnel, et d’un calcul

rationnel »264, l’être humain était en mesure d’opérer des généralisations susceptibles

d’établir les éléments de contrôle qui s’appliqueraient indistinctement à la nature et à la

société, et dont le pouvoir d’organisation serait d’autant plus incontestable qu’il s’inscrirait

dorénavant et de manière toujours plus efficace dans l’objectivité et dans la rationalité

même du monde.

Un certain nombre des thèmes centraux de ce que deviendraient la pensée scientifique

et plus tard la rationalité technologique est en effet bien en place dans la logique formelle :

l’abstraction et la neutralité à l’égard du contenu particulier et du contexte, l’évacuation des

contradictions internes aux objets de la pensée, la prétention à une validité universelle, le

développement de concepts comme instruments de calcul, de prévision et de contrôle, etc.

Les termes qui résistaient à leur systématisation dans un ordre logique cohérent étaient

écartés ; « on avait fait la distinction entre un mode de pensée universelle, “objective”,

calculable et une pensée subjective, particulière, non calculable »265. Ainsi, la logique

formelle est « une forme de pensée d’où a été retranché le “négatif” qui était tellement

évident à l’origine de la philosophie et de la logique – le négatif ou l’expérience de la force

négative, décevante, falsifiante de la réalité établie »266.

262 Ibid., p.161. 263 Ibid., p.190. 264 Ibid., p.161. 265 Ibid., p.162. 266 Ibid., p.163.

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Nous avons déjà mentionné comment la tension entre « ce qui est » et « ce qui devrait

être » est essentielle à la pensée dialectique, et celle-ci est donc clairement en opposition

avec la logique formelle, qui en se souciant de rendre la pensée « objective, exacte et

scientifique » évacue volontairement tout jugement condamnant la réalité établie.267

Comme le souligne Marcuse (à l’instar de Hegel), « Tous les objets de pensée sont

universels. Mais il est également vrai que le sens supra-individuel, le concept universel, ne

sont jamais tout à fait formels ; ils se constituent à partir des relations que les sujets

(pensants et agissants) entretiennent avec leur monde »268. La logique dialectique, en

prenant pleinement acte de ce lien reste donc dans une large mesure « non scientifique » :

par sa nature même, celle-ci refuse toute abstraction et s’engage pleinement dans la

négativité propre à son objet, dont le jugement lui est « interne » et devient un élément

déterminant de son propre développement. À l’opposé de la logique formelle, qui prétendait

trouver dans les lois transcendantales de la pensée leur validité universelle, la vérité de la

logique dialectique est donc une vérité historique :

[La logique dialectique] atteint à la vérité quand elle s’est libérée de la décevante

objectivité qui cache les facteurs derrière les faits – c’est-à-dire quand elle appréhende

le monde comme un univers historique où les faits établis sont l’œuvre de la praxis

historique de l’homme. [...] La tension ontologique entre l’essence et l’apparence, entre

« est » et « devrait », est alors une tension historique, et la « négativité inhérente » au

monde-objet est alors appréhendée comme le travail du sujet historique – c’est

l’homme en lutte avec la nature et la société.269

Cependant, toute forme de réalité établie lutte contre ses éléments discordants et

favorise les modes de pensée et de comportement qui stabilisent et intègrent les

contradictions, « qui soutiennent les modes de vie établis », « les renouvellent et les

perfectionnent »270. Selon Marcuse, toute réalité établie développe ainsi sa propre logique et

sa propre vérité, et si l’on souhaite les exposer pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire comme

relatives à ce type particulier de réalité, il devient nécessaire de se référer à une logique

différente, contradictoire, non opérationnelle et étrangère aux méthodes de la science qui

reproduit ce type d’organisation et ce type de comportement. Dans leur lutte contre le

positivisme et contre « toute organisation administrative de la pensée », les formes de

267 Loc. cit. 268 Ibid., p.162. 269 Ibid., p.164-165. 270 Ibid., p.166.

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pensée dialectiques incarnaient cette logique contradictoire, mais elles semblent être

devenues « une relique du passé », de plus en plus désuètes et « dépassées par une théorie

et une pratique de la Raison de plus en plus efficaces »271.

Aujourd’hui, ce qu’on appelle la « pensée rationnelle » est directement lié à

l’organisation scientifique de la vie, qui par l’augmentation de la productivité dans tous les

domaines de la société aboutit à un standard de vie amélioré, mais produit, « en même

temps et sur les mêmes principes, [...] un état d’esprit, une forme de conduite qui justifient,

qui expliquent même les aspects les plus destructifs et les plus oppressifs de cette

entreprise »272. Comme nous le verrons en détail plus tard, cela est rendu un fait acquis et

accepté, que la satisfaction des besoins humains, une existence dans la joie et le bonheur,

suppose labeur et destruction ; il ne semble de nos jours aucunement contradictoire que

pour accéder à une vie paisible, cette même vie doive être majoritairement dépensée dans

des formes pénibles de travail qui dépendent d’une croissance économique reposant sur

l’exploitation systématique de la nature et sur la création superflue de besoins qui assurent

et perpétuent cette dépendance.273

Marcuse considère que le sens général de cette utilisation de la connaissance

scientifique « était déjà préfiguré dans la science pure, au moment même où elle n’avait

aucun but pratique »274. Déjà à ses débuts, par l’explication de la nature en termes de

structures mathématiques, la science opérait « une distinction entre la réalité et les “fins

inhérentes” et par conséquent, entre le vrai et le bien, entre la science et l’éthique »275. Les

« causes finales » de la nature et de la réalité étaient ainsi exogènes à la démarche de la

connaissance, et le sujet dont la science dépendait pour s’accomplir était « privé de son rôle

éthique, politique, esthétique du fait qu’il [était] réduit à un rôle d’observation “pure”, de

mesure et de calcul “purs” »276. Raison et besoin, raison et désir, « est » et « devrait », sont

271 Loc. cit. 272 Ibid., p.169. 273 Marx écrivait : le capital « réduit la durée du travail [...] sous la forme du travail nécessaire, pour

l’augmenter sous la forme du travail superflu : le superflu apparaît donc de plus en plus comme une condition

de ce qui est nécessaire ». Cité par Marcuse, « Préface » (1964), in Culture et société, trad. G. Billy, D.

Bresson et J-B. Grasset, Paris : Éditions de Minuit, 1970, p.16, Karl Marx, Grundrisse der Kritik der

politischen Ökonomie, Berlin, 1953, p.593. 274 Ibid., p.169. 275 Ibid., p.169-170. 276 Ibid., p.170.

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ainsi hiérarchisés dans la structure du savoir, et la rationalité scientifique apparaît comme

« une rationalité essentiellement neutre » : la « nature des choses » est donc définie selon

Marcuse « de façon à justifier rationnellement l’oppression et l’exploitation », ou du moins

à en observer l’existence avec objectivité et indifférence. Ce qui est conçu comme

« rationnel » et « naturel » est vidé de tout jugement, il devient un processus mathématique,

physique, chimique, biologique, etc. Les valeurs du monde dans lequel ces connaissances

sont développées et sur lequel elles s’appliquent sont des valeurs « subjectives » dès lors

qu’elles s’écartent de la réalité établie, leur seule validité étant celle de leur dignité

métaphysique (idéale, morale ou spirituelle) dont les effets sur la vie courante diminuent

proportionnellement à la distance qui les sépare de cette réalité. La connaissance des

causes, comme en faisait mention la logique aristotélicienne, accroît le contrôle sur les

effets, ce qui en retour évacue progressivement la réflexion (critique) sur ce que ces effets

sont ou peuvent être au fur et à mesure que cette forme particulière de rationalité se montre

de plus en plus efficace dans la création du type de vie qui lui correspond.

Ainsi, l’unique résistance que rencontre la rationalité scientifique n’est pas au niveau

des « valeurs » ou de la réflexion philosophique, mais bien dans celui de la matière, qui

devient la seule limite dans sa transformation de la société et de la nature dans le sens des

virtualités dont elle fait progressivement la découverte. À mesure que cette rationalité fait

ses preuves dans le monde objectif, sa conception de la réalité et plus notamment celle de la

nature ont pour effet de faire apparaître la totalité de ce qui existe comme « un système

(hypothétique) d’instrumentalités »277. La nature et le monde sont « en attente » d’être

utilisés et transformés : leur appréhension technique est devenue constitutive de ce qu’ils

sont pour le type de conscience dominant dans la réalité établie. De cette manière, « une

fois qu’elle a prouvé son efficacité, cette conception œuvre a priori, elle prédétermine

l’expérience, elle projette dans quel sens on doit transformer la nature, elle organise le

tout »278. Le rapport scientifique au monde s’impose en ce sens d’emblée comme un rapport

technique, et « quand la technique devient la forme universelle de la production matérielle,

277 Ibid., p.175. Marcuse cite Heidegger : « L’homme moderne considère la totalité de l’Être comme une

matière première pour la production et il soumet la totalité du monde – au domaine et à l’ordre de la

production (Herstellen) ». Cité dans L’homme unidimensionnel, op. cit., p.177, Martin Heidegger, Holzwege,

Klostermann : Francfort, 1950, p.266. 278 Loc. cit.

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elle circonscrit une culture tout entière ; elle projette une totalité historique – un

“monde” »279.

Comme le remarque Marcuse, la science, dans sa conquête de la nature, ne réduit pas

seulement les qualités de la matière, qui deviennent des simples quantités et substances de

contrôle, mais également l’expérience que l’être humain fait du monde, qui prend pour lui

la forme d’un instrument dont il peut se servir. « Le contexte technologique définit a priori

la forme dans laquelle les objets doivent apparaître. Ils sont a priori pour le savant des

éléments, des complexes de relations, libres de valeurs, susceptibles d’être organisés dans

un système logico-mathématique effectif ; et pour le sens commun ils sont le substrat du

travail, du loisir, de la production, de la consommation »280.

La transformation de la nature entraîne donc « celle de l’homme, et dans la mesure où

les “créations faites par l’homme” proviennent d’un ensemble social et où elles y

retournent »281, la technologie est véritablement politique : « En ce qui concerne la

construction de la réalité technologique, écrit Marcuse, il n’y a pas d’ordre scientifique

purement rationnel ; le processus de la rationalité technologique est un processus

politique »282. Son objectivité est complètement relative au contexte particulier qui fait

apparaître ce type de rationalité comme le mode privilégié d’organisation sociale, qui en

retour crée le type de conscience susceptible de la concevoir comme étant « neutre » et

« objective ». La neutralité de la technologie est donc dépendante du sujet qu’elle crée

comme du type d’activité qui définit cette forme de rapport au monde comme

« rationnelle » :

L’attitude « conforme » vis-à-vis de l’instrumentalité est une approche technique, le

logos « conforme » est une techno-logie, c’est celui qui projette une réalité

technologique et qui, à la fois, lui répond. [...] Mais c’est justement parce [que la

matière] est neutre que l’objectivité est rattachée à un sujet historique spécifique –

c’est-à-dire à la conscience qui prévaut dans la société par laquelle et pour laquelle

cette neutralité est établie.283

279 Ibid.. p.177. 280 Ibid.. p.243. 281 Ibid.. p.177. 282 Ibid.. p.191. 283 Ibid., p.179-180.

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La science pure ne pose pas de jugements qui seraient à proprement parler

« politiques », elle est objective dans ses propres termes et ses applications sont extérieures

à sa démarche ; « elle ne stipule aucune fin pratique, elle est “neutre” à l’égard de toutes les

valeurs étrangères qui peuvent lui être imposées ». Mais en tant qu’elle est neutre

justement, elle joue dans cette réalité un rôle « positif » : en faisant le projet d’une réalité

qui devient « une simple forme » ou « matière », dépourvue de qualités spécifiques qui ne

soient pas quantifiables, la rationalité scientifique rend possible le fait de s’en servir à

n’importe quelle fin.284 Cette abstraction générale des qualités de la matière est la condition

au contrôle général par le pouvoir de la Raison. En réduisant l’activité savante à un rôle de

connaissance « pure », cette forme de rationalité a contribué à rendre invisible la situation

historique particulière qui sous-tend la possibilité même des actions et des abstractions

opérées par la science, ce qui en retour permet d’édifier la technologie en un système de

domination dont la remise en question devient de plus en plus difficile.

Les observations, les calculs, les expérimentations, l’organisation méthodique des

données, ce sont toutes des opérations qui se déroulent dans un « univers donné de discours

et d’action » et y participent : « La science qui observe, qui calcule, qui établit des théories,

procède à partir d’une situation précise dans cet univers »285. Dans la mesure où elle est

partie prenante de cet univers, la rationalité scientifique est donc « opérationnelle en elle-

même » ; elle se développe « sur un horizon instrumentaliste » qui donne à ses concepts un

caractère fonctionnel interne qui en fait a priori une « technologie », aujourd’hui devenue

la forme la plus répandue et la plus efficace « de contrôle et de domination sociale »286 :

Les principes de la science moderne ont été structurés a priori d’une manière telle

qu’ils ont pu servir d’instruments conceptuels à un univers de contrôle productif qui se

renouvelle par lui-même ; l’opérationnalisme théorique en est arrivé à coïncider avec

l’opérationnalisme pratique. Ainsi la méthode scientifique, qui a permis une

domination de la nature de plus en plus efficace, a fourni les concepts purs, mais elle a

fourni au même titre l’ensemble des instruments qui ont favorisé une domination de

l’homme par l’homme de plus en plus efficace, à travers la domination de la nature.287

284 Ibid., p.180. 285 Ibid., p.181. 286 Loc. cit. 287 Ibid., p.181-182.

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Le développement de la science, qui au départ pouvait n’avoir aucune conséquence

ou motivation politiques, ou qui parfois pouvait entrer en contradiction avec les pouvoirs

établis – non seulement au temps de l’Inquisition et des Lumières mais tout au long du haut

Moyen Âge –, s’est de plus en plus chargé de contenu politique au fur et à mesure que la

technique est devenue un élément indispensable de la reproduction de l’ordre établi et de la

rationalité qui en a fait un outil efficace de contrôle. Avant toute application pratique de ces

connaissances, comme le suggère Marcuse, la science participait déjà à un « projet social

spécifique »288 liant étroitement la domination de la nature à la domination des êtres

humains. En se développant dans un univers déjà traversé par diverses formes historiques

de domination qui concevait l’instrumentalisation des êtres humains et des choses comme

une nécessité de la vie courante, la science conçoit une démarche, une posture et des

concepts qui ne sont ni peuvent être complètement étrangers à cette réalité. Les opérations

et les abstractions dont procède la science constituent des éléments d’une pratique sociale

concrète qui évolue sur la même toile de fond qu’une société où la principale préoccupation

n’était, selon Marcuse, ni la « pacification de l’existence » ni la satisfaction du plus grand

nombre.

En développant les outils logiques et mathématiques qui rendent possible

l’instrumentalisation des êtres humains et des choses, en concevant la nature comme une

« matière quantifiable », la science semble affranchie de l’univers social qui lui donne

naissance ; à mesure qu’elle devient plus abstraite, celle-ci semble n’avoir à faire qu’à des

vérités objectives, à l’abri de leur contexte sociohistorique particulier et immunisées contre

toute considération extrascientifique. Mais les liens qui rattachent le développement de la

science à une société non libre sont tout de même présents selon Marcuse : la science reste

solidaire de cette conception selon laquelle les êtres humains et la nature méritent d’être

dominés, et c’est pourquoi le progrès scientifique, qui s’accorde de plus en plus au progrès

technique, donne lieu à un progrès dans la domination, et plus particulièrement, à un

progrès dans la rationalité de la domination. Dans les mots de Marcuse, « la science, à

cause de sa méthode et de ses concepts, a fait le projet d’un univers dans lequel la

domination sur la nature est restée liée à la domination sur l’homme et qu’elle a favorisé cet

univers – et ce trait d’union a tendance à devenir fatal pour cet univers dans son 288 Ibid., p.183.

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ensemble »289. « Le monde tend à devenir la substance d’une administration totale qui

enveloppe les administrateurs eux-mêmes. La texture de la domination est devenue la

texture de la Raison elle-même, et c’est pour cette société un engrenage inéluctable »290.

Le projet historique spécifique dont la rationalité scientifique participait, en se

concrétisant, a réussi à délimiter les différentes manières « de comprendre, d’organiser et

de transformer la réalité »291 de façon à déterminer leurs développements subséquents, à

éliminer les alternatives qui lui semblent incompatibles et à définir la direction que devait

suivre l’ensemble. Loin de présenter « une constatation sociologique a posteriori »292,

l’utilisation de la science et de la technologie comme moyens de contrôle totalitaires

semble s’inscrire dans ce continuum historique dont la science positive ne s’est jamais

éloignée.

2.3 La domination technologique

Selon Marcuse, la forme de contrôle social caractéristique de la société industrielle

avancée est technologique. Cela s’explique par le fait que les nouveaux besoins et conforts

offerts par la technologie sont devenus la principale source de mobilisation contre la

menace que représente, pour les valeurs et le mode de vie de la réalité établie, le

renversement de la relation entre temps de travail et temps libre rendu possible par les

moyens techniques actuels. Dans ce contexte, au fur et à mesure que, grâce aux avancées

scientifiques et technologiques qui haussent la productivité vers des niveaux jusqu’alors

insoupçonnés, la possibilité de se libérer de la rareté devient réelle, l’idée de voir un jour se

renverser la proportion respective du temps de travail et du temps de loisir de moins en

moins utopique, la sur-répression est d’autant plus importante. Puisque la pénurie ne

justifie plus, ou de moins en moins, le fait de prolonger systématiquement la dépendance

des individus à l’égard de formes pénibles de travail, toute la société est mobilisée dans le

but d’empêcher l’ordre établi de se dissoudre. En ce sens, la productivité et la satisfaction

deviennent répressives : la science et la technique sont utilisées « pour servir les intérêts qui

289 Ibid., p.189. 290 Ibid., p.192. 291 Ibid., p.243. 292 Ibid., p.180.

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prolongent la domination »293 par l’entremise de la création de ce que Marcuse appelle

« faux besoins »294, réconciliant les individus avec le système de manière toujours plus

efficace et pénétrant leur corps et instincts aussi profondément que peuvent aller leurs

envies de consommer et de se conformer au mode de vie « plaisant » qui leur est proposé.

Comme le résume Marcuse :

plus la possibilité réelle de libérer l’individu des contraintes justifiées jadis par la

pénurie et le manque de maturité s’avère proche, plus grand est le besoin d’imposer et

de moderniser ces contraintes afin que l’ordre établi de la domination ne se dissolve

pas. La civilisation doit se défendre contre le spectre d’un monde qui pourrait être

libre. Si la société ne peut pas utiliser sa productivité croissante pour réduire la

répression (parce qu’un tel usage renverserait la hiérarchie du statu quo), la

productivité doit être retournée contre les individus ; elle devient elle-même un

instrument de domination universelle. Le totalitarisme étend son influence dans la

civilisation industrielle avancée partout où les intérêts de la domination prennent le pas

sur la productivité ; arrêtant et détournant ses possibilités virtuelles. Les gens doivent

être tenus dans un état de mobilisation permanente, interne et externe. La rationalité de

la domination a progressé au point qu’elle menace de supprimer ses fondements ; elle

doit par conséquent être réaffirmée plus efficacement que jamais auparavant.295

La particularité de cette nouvelle forme de domination est donc une réconciliation de

plus en plus poussée des individus avec le système de la domination, qui permet en effet

une productivité, un niveau de vie et un confort croissants, mais en même temps dirige,

définit et limite ce que les aspirations et les besoins sont et peuvent être :

Les contrôles sociaux y font naître le besoin irrésistible de produire et de consommer le

superflu, le besoin d’un travail abrutissant qui n’est plus vraiment nécessaire, le besoin

de formes de loisir qui flattent et prolongent cet abrutissement, le besoin de maintenir

des libertés décevantes telles que la liberté de concurrence de prix préalablement

arrangés, la liberté d’une presse qui se censure elle-même, la liberté enfin de choisir

entre des marques et des gadgets.296

293 Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p.10. 294 « Nous pouvons distinguer de vrais et de faux besoins. Sont “faux” ceux que des intérêts sociaux

particuliers imposent à l’individu : les besoins qui justifient un travail pénible, l’agressivité, la misère,

l’injustice. Leur satisfaction pourrait être une source d’aise pour l’individu, mais on ne devrait pas protéger un

tel bonheur s’il empêche l’individu de percevoir le malaise général et de saisir les occasions de le faire

disparaître. [...] Que ces besoins, renouvelés et fortifiés par les conditions de son existence, soient devenus

ceux de l’individu, qu’il s’identifie à eux, qu’il se cherche dans leur satisfaction, cela ne change rien : ces

besoins restent ce qu’ils ont toujours été, les produits d’une société dont les intérêts dominants exigent la

répression. » Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel : essai sur l'idéologie de la société industrielle

avancée, trad. M. Wittig, Paris : Éditions de Minuit, 1964 (1968), p.30-31. 295 Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p.93. 296 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, op. cit., p.32.

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Ainsi, en consentant au mode de vie meilleur qui leur est offert, les individus se

trouvent à intégrer volontairement dans leur vie des moyens de contrôle envahissants qui

finissent par voiler le caractère répressif de l’ensemble. Dans les mots de Marcuse :

Le haut niveau de vie dans le domaine du grand capital est restrictif dans un sens

sociologique concret : les marchandises et les services qu’achètent les individus

manient leurs besoins et pétrifient leurs facultés. En échange de biens de

consommation qui enrichissent leur vie, les individus ne vendent pas seulement leur

travail mais aussi leur temps libre. [...] Ils ont des possibilités de « choix »

innombrables, d’innombrables gadgets qui sont tous de la même espèce, qui les

occupent et détournent leur attention de la vraie condition de leur société, qui les

empêchent de se rendre compte qu’ils pourraient à la fois travailler moins et déterminer

leurs propres besoins et leurs propres satisfactions.297

Les avantages que l’individu tire de ce type de système sont bel et bien réels : le

niveau de la culture matérielle est réellement plus élevé, les biens de consommation sont

plus facilement accessibles et le luxe et le confort plus abordables, l’industrie s’étend aussi

à davantage de secteurs, mais c’est justement son efficacité qui rend le caractère répressif

de cette société si dur à déceler et à combattre.298 Selon Marcuse, pour apprécier toute

l’ampleur de la répression qui domine dans la société industrielle avancée, il faut la

comparer, non pas à ses stades antérieurs de développement, mais bien à ce qu’elle pourrait

permettre d’obtenir présentement.299 Le manque de liberté est donc d’autant plus flagrant

qu’il est aujourd’hui possible, grâce au progrès technique, de travailler réellement moins,

d’en finir avec la misère, d’atteindre une certaine « pacification de l’existence », mais le

résultat de ce progrès est tout autre : la création de nouveaux besoins fait apparaître comme

nécessaire l’organisation des rapports de production dans leur forme actuelle, et les

individus, en se conformant aux nouveaux standards de la société de consommation,

deviennent dépendants du système qui perpétue la destruction et l’exploitation tout en

repoussant la possibilité objective d’une organisation sociale différente.

297 Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p.98-99. « L’automobile, la télévision, ou les gadgets

ménagers, n’ont pas en eux-mêmes de fonction répressive, mais seulement en tant que, produits selon les lois

marchandes du profit, ils sont devenus partie intégrante de l’existence des individus, de leur “quotidienneté” –

de sorte que les individus sont contraints d’acquérir par l’achat une partie intégrante de leur existence, et que

celle-ci devient la réalisation du capital. » Herbert Marcuse, Vers la libération : au-delà de l'homme

unidimensionnel, trad. J-B. Grasset, Paris : Denoël-Gonthier, 1969 (1970), p.30. 298 Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p.99. 299 Ibid., p.100.

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Il s’en suit l’instauration d’un totalitarisme « doux », une forme de domination à

laquelle on se plie volontairement, sans la coercition du totalitarisme traditionnel, où

l’aspect proprement répressif de l’ensemble ne nous est pas imposé « du dehors », puisque

cette société satisfait et renouvelle de plus en plus efficacement les besoins qu’elle crée et

qui sont désormais nôtres. Ainsi, « la démocratie consolide la domination plus fermement

que l’absolutisme »300, tout comme la liberté et la répression instinctuelle sont administrées

« ouvertement », sous les signes de la culture de masse, du plaisir de la consommation et de

l’abondance, afin d’en faire des sources de productivité plus efficaces. Même si la société

s’accorde aux principes des démocraties libérales – diversité des partis politiques, liberté de

presse, séparation des pouvoirs, etc. –, et même si l’individu peut choisir en toute liberté –

pour qui voter, quoi consommer, quelle émission de télévision écouter, etc. –, le système

n’est pas pour autant moins totalitaire, « dans ce sens qu’il détermine, en même temps que

les activités, les attitudes et les aptitudes qu’implique la vie sociale, les aspirations et les

besoins individuels »301.

Comme nous l’avons vu plus tôt, la technologie ne peut donc pas être isolée de ses

implications sociales et politiques ; en se développant, l’appareil technique intègre la

culture, la politique et l’économie en un système unifié qui « façonne l’univers du discours

et de l’action, de la culture sur le plan matériel et sur le plan intellectuel »302. Par sa liberté

apparente, par sa productivité croissante et par sa capacité à satisfaire de plus en plus

efficacement les besoins les plus divers, ce système stabilise la société de manière à

circonscrire de plus en plus étroitement la direction de l’ensemble, l’horizon de ses

possibilités, enfermant ainsi la continuité du « progrès technique dans le schéma de la

domination ». La dimension proprement politique de l’orientation de l’action collective est

donc définie a priori par le développement économico-technique, « qui fonctionne en

manipulant les besoins au nom d’un faux intérêt général »303.

À la différence des siècles précédents, où la Raison représentait le cri de ralliement

critique contre l’ordre établi, la société industrielle avancée combat toute remise en

300 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, op. cit., p.7. 301 Ibid., p.21. 302 Ibid., p.22. 303 Ibid., p.29.

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question du statu quo par le caractère profondément rationnel de son organisation. Comme

le remarque Marcuse, « aujourd’hui les contrôles techniques, c’est l’expression même de la

Raison, mise au service de tous les groupes, de tous les intérêts sociaux – de sorte que toute

contradiction semble irrationnelle et toute opposition impossible »304. Des gens issus de

toutes les classes sociales semblent bénéficier des produits de l’exploitation, les individus

s’identifient aux biens qu’ils consomment, le confort et le niveau de vie augmentent à

mesure que l’univers des marchandises s’étend vers les secteurs les plus reculés de la

planète ; tout cela apparaît comme l’œuvre de la Raison, qui immunise le système contre

« toute autre rationalité que la rationalité établie »305. La rationalité de la société industrielle

avancée s’exprime ici sous deux tendances analogues : d’un côté, elle assure et accélère le

« perfectionnement technique », puis de l’autre, elle permet de contenir ce progrès « à

l’intérieur des institutions établies »306. Le caractère paradoxal de cette rationalité réside en

ceci qu’elle devient irrationnelle justement lorsque ses réalisations, en plus de justifier la

domination technologique, ouvrent « de nouvelles dimensions à la réalisation de l’homme »

qu’elle repousse systématiquement. En d’autres mots, « la rationalité établie devient

irrationnelle quand, au cours de son développement interne, les virtualités du système ont

dépassé ses propres institutions »307. Ainsi, au lieu que la productivité du travail serve à

diminuer le labeur et que l’industrialisation contribue à la libre satisfaction des besoins, la

science et la technologie sont utilisées de manière à maintenir les alternatives qu’elles

rendent possibles dans une stricte continuité de l’ordre établi, afin de faire perdurer le

travail, de restreindre les aspirations individuelles et de conditionner les besoins.308 Quand

le travail et l’industrialisation sont arrivés à ce niveau de productivité et d’efficacité

permettant le dépassement de leur forme existante,

la domination – en guise d’abondance et de liberté – envahit toutes les sphères de

l’existence privée et publique, elle intègre toute opposition réelle, elle absorbe toutes

les alternatives historiques. La rationalité technologique révèle son caractère politique

en même temps qu’elle devient le grand véhicule de la plus parfaite domination, en

304 Ibid., p.34. 305 Ibid., p.168. 306 Ibid., p.41-42. 307 Ibid., p.245. 308 Ibid., p.42.

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créant un univers vraiment totalitaire dans lequel la société et la nature, l’esprit et le

corps sont gardés dans un état de mobilisation permanent pour défendre cet univers.309

La rationalité de l’univers technologique s’exprime aussi par les nouvelles formes de

dépendance qu’elle instaure. « Le mécanisme même qui relie l’individu à sa société a

changé et le contrôle social est au cœur des besoins nouveaux qu’il a fait naître »310. En

effet, la dépendance personnelle qui engageait l’individu à l’égard de ses maîtres aux stades

préindustriels (serf-châtelain, seigneur-suzerain, etc.) est ici « remplacée peu à peu par une

autre sorte de dépendance, celle qui engage à un “ordre de choses objectif” (les lois

économiques, le marché, etc.) »311. Mais alors que l’ouvrier du début de l’ère industrielle

était complètement dépossédé des produits de son travail, alors qu’il lui était impossible de

jouir de l’abondance qu’il contribuait à produire, l’individu de la société industrielle

avancée profite des avantages de la société de consommation, il se reconnaît dans ses

produits et adhère avec enthousiasme au mode de vie diffusé par la publicité et la culture de

masse. L’univers technologique devient pour l’être humain la preuve objective, interne et

externe, à la fois au niveau de son corps et de son environnement social immédiat, de sa

dépendance vis-à-vis de l’ensemble, qui assure son confort et fait apparaître comme

nécessaire et même profitable la soumission à cet appareil. Ainsi, « la technologie

rationalise également le manque de liberté de l’homme, elle démontre qu’il est

“techniquement” impossible d’être autonome, de déterminer sa propre vie »312.

Dans la mesure où la servitude est volontaire et n’est pas vécue comme

dommageable, il n’est plus possible de parler d’aliénation comme on le faisait aux stades

précédents. L’identification, la satisfaction et la réalisation que les individus trouvent dans

ce système sont bien réelles : elles dépassent le stade de simple illusion pour devenir pour

eux une réalité. Mais cette réalité n’est selon Marcuse « qu’un stade plus avancé de

l’aliénation », où « le sujet aliéné est absorbé par son existence aliénée » et ne parvient plus

à déceler ce qu’elle a de profondément « faux »313. Le visage de l’aliénation a donc changé,

309 Ibid., p.42-43. 310 Ibid., p.34. 311 Ibid., p.167. 312 Ibid., p.182. 313 Ibid., p.36-37. « Le spectacle qui inverse le réel est effectivement produit. En même temps la réalité vécue

est matériellement envahie par la contemplation du spectacle, et reprend en elle-même l’ordre spectaculaire en

lui donnant une adhésion positive. La réalité objective est présente des deux côtés. Chaque notion ainsi fixée

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et c’est son sourire qui le rend d’autant plus tragique. La domination acquiert un caractère

servile et consensuel, les individus s’adaptent de façon autonome et spontanée, et une

existence conforme au comportement prescrit semble devenir la manière la plus simple

d’être heureux. Ainsi, « la perpétuation de l’exploitation n’est pas seulement dissimulée

sous le voile de la technologie, elle est véritablement “transfigurée” : les rapports de

production n’entraînent pas seulement servitude et labeur pour la majorité de la population,

ils accroissent aussi son bonheur et ses possibilités de distraction »314.

Cependant, ce n’est pas le caractère volontaire de la servitude qui rend la domination

quelque moins aliénante ; elle est plutôt une preuve de sa gravité selon Marcuse. « Choisir

librement parmi une grande variété de marchandises et de services, écrit-il, ce n’est pas être

libre si pour cela des contrôles sociaux doivent peser sur une vie de labeur et d’angoisse –

si pour cela on doit être aliéné. Et si l’individu renouvelle spontanément des besoins

imposés, cela ne veut pas dire qu’il soit autonome, cela prouve seulement que les contrôles

sont efficaces »315. Pour briser le voile de la servitude profitable et de l’aliénation heureuse,

il faudrait donc envisager la possibilité de défaire l’identification des individus aux « faux

besoins » et aux valeurs qu’ils véhiculent. Mais pour entreprendre une telle alternative, qui

correspond à détourner radicalement le sens du progrès dans lequel la rationalité

technologique a enfermé la technique et la science modernes, la Raison doit être subvertie

tant sur le plan théorique que pratique.

2.4 La dialectique de la Raison

À un niveau philosophique, selon Marcuse, « les éléments de cette subversion, les

notions d’une rationalité autre, [sont] présents depuis le début dans l’histoire de la

pensée »316. Pour illustrer cette idée, Marcuse interprète certains passages de l’œuvre de

Hegel et de Nietzsche, où les images du cercle fermé et du « cycle d’un retour éternel »

n’a pour fond que son passage dans l’opposé : la réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel. Cette

aliénation réciproque est l’essence et le soutien de la société existante. [...] Dans le monde réellement

renversé, le vrai est un moment du faux. » Guy Debord, La société du spectacle, Paris : Gallimard, 1967

(1992), p.18-19. 314 Herbert Marcuse, Vers la libération, op. cit., p.32. 315 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, op. cit., p.33. 316 Ibid., p.190.

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s’opposent à la représentation traditionnelle de l’être comme une « courbe ascendante »,

aventure entrepreneuriale en perpétuel dépassement caractéristique de l’idéologie

productiviste de la société capitaliste. Tout en participant de la « métaphysique de la

domination » en ce sens où elles représentent la résolution de la tension entre « est » et

« devrait » dans un état de plein accomplissement de l’être, ces images incarnent

également, et c’est là le point le plus important, « la possibilité de mettre en sommeil la

productivité répressive de la Raison, de faire cesser la domination dans la pleine

satisfaction »317.

Toute l’histoire de la philosophie occidentale est animée par la relation antagonique

qu’elle établit entre le sujet et l’objet, mais cette histoire est aussi caractérisée par la

recherche de leur réconciliation et unité. L’image la plus claire est peut-être celle contenue

dans la Phénoménologie de l’esprit, où le travail de l’Esprit s’achève lorsqu’il se reconnaît

dans la totalité de ses formes, dans la pure immanence de sa conscience de soi devenue le

monde. L’unité du sujet et de l’objet dans laquelle se conclut la Phénoménologie aboutit à

« l’idée “d’être en-soi et pour-soi”, d’exister dans sa propre réalisation »318, mais cette idée

est d’abord traversée par une série d’aliénations successives qui supposent avant tout la

lutte pour l’existence et la maîtrise de l’extériorité. « Entre le commencement et la fin, écrit

Marcuse, il y a le développement de la raison en tant que logique de la domination : il y a

progrès par l’intermédiaire de l’aliénation »319. Avant le plein accomplissement de l’être, la

Raison s’identifie donc avec la volonté répressive de transformer son environnement en

quelque chose qui lui ressemble ; « La raison se développe à travers le développement de la

conscience de soi de l’homme qui triomphe de la nature et du monde historique et en fait le

matériau de sa propre réalisation »320. Ainsi, la satisfaction, au stade où la simple

conscience devient conscience de soi, implique au départ

la « négation » de l’autre, car le moi doit s’affirmer en « étant (vraiment) pour lui-

même » contre toute « altérité ». C’est la notion d’un individu qui doit constamment se

poser et s’affirmer lui-même pour être réel, qui se met en valeur par rapport au monde

en tant qu’il est sa “négativité”, qu’il est le monde qui nie sa liberté de telle manière

317 Loc. cit. 318 Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p.109. 319 Ibid., p.114. 320 Ibid., p.110.

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qu’il ne peut exister qu’en triomphant constamment, qu’en vérifiant son existence

contre quelque chose ou quelqu’un qui la met en doute.321

Cette lutte incessante contre l’altérité fait partie de la logique de la domination propre

autant à la philosophie hégélienne qu’à la société industrielle. L’altérité à conquérir est le

produit d’une Raison qui n’est pas encore parvenue au dépassement de la domination et

dont l’aliénation demeure le moteur. Par le « dépassement de cette forme de liberté qui

provient de la relation antagonique avec l’autre »322, en triomphant de cette altérité, il ne

reste plus rien à dominer : l’Esprit peut enfin se reposer dans la pure présence à soi de

l’être, qui est devenu le support objectif de la conscience qu’il a de lui-même. Lorsque cette

étape est franchie, « le vrai mode de liberté n’est pas l’activité incessante de la conquête,

mais la cessation de cette activité, dans la connaissance limpide et la satisfaction de

l’être »323.

La « dynamique prométhéenne » qui domine l’ensemble de l’œuvre laisse ici place à

quelque chose de différent : « la “relation négative avec l’autre” est en définitive, dans

l’existence de l’esprit en tant que nous, transformée en productivité qui est réceptivité, en

activité qui est accomplissement »324. Même si, comme nous l’avons déjà vu, la libération

chez Hegel demeure « un événement spirituel », puisque « la vraie liberté n’existe que dans

l’idée »325, la conclusion de la Phénoménologie de l’esprit suppose un renversement de la

logique de la domination, « la négation du principe qui domine cette civilisation »326. Le

stade ultime de la vérité, le savoir absolu, culmine ainsi dans l’idée selon laquelle « la

forme la plus haute de la raison est [...] presque à l’opposé de la forme existante : elle est

plénitude atteinte et conservée, unité transparente du sujet et de l’objet, de l’universel et de

l’individuel, une unité dynamique plutôt que statique, dans laquelle tout devenir est une

auto-extériorisation libre (Selbst-Entäusserung), une libération et une jouissance des

potentialités »327.

321 Loc. cit. 322 Ibid., p.111. 323 Loc. cit. 324 Ibid., p.112. 325 Ibid., p.113-114. 326 Ibid., p.112. 327 Ibid., p.112-113.

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Tout en défendant le principe de réalité établi, la philosophie hégélienne ouvre la

porte à une conception qui suggère au contraire sa négation. Après avoir mené à bout

l’identification de la pensée et de l’être, l’œuvre de Hegel laisse place à des courants

philosophiques qui se développent en marge des cercles académiques et se lient à une

forme de raison et à un principe de réalité différents.328 Parmi les courants qui cessent de

concevoir le Logos comme l’essence de l’être, la philosophie de Nietzsche se démarque par

la mise en accusation particulièrement ambigüe de cette ancienne conception. Selon lui, le

Logos est « répression et perversion de la volonté de puissance », bien qu’historiquement,

celui-ci ait « libéré la volonté de puissance plutôt qu'il ne l’a refoulée ». Ce qu’il critiquait

était plus précisément « l'orientation de cette volonté [...] vers la renonciation productive

qui transformait l’homme en esclave de son travail et en ennemi de sa propre

satisfaction »329. En effet, Nietzsche déplore le fait que « la répression et la frustration »

soient transformées « en forces agressives et dominatrices qui [dirigent] l’existence

humaine »330 et enferment le progrès et la culture dans une réalité dominée par

l’oppression. Le fondement de la critique nietzschéenne oppose à la tradition métaphysique

une expérience de l’être complètement différente, mais reprend l’idée de la satisfaction là

où la philosophie hégélienne l’avait laissée. Dans les mots de Marcuse,

Nietzsche parle au nom d’un principe de réalité fondamentalement antagonique à celui

de la civilisation occidentale. La forme traditionnelle de la raison se trouve rejetée sur

la base de l’expérience de l’être-comme-fin-en-soi, de l’être-plaisir (Lust) et joie. La

lutte contre le temps est menée à partir de ce point de vue : la tyrannie du devenir sur

l’être doit être brisée pour que l’homme devienne lui-même dans un monde qui soit

vraiment le sien.331

Nietzsche développe ainsi une attitude qui affirme les instincts de vie et « rejette toute

fuite et toute négation »332. Par le concept d’« éternel retour », Nietzsche défend la dignité

du monde d’ici-bas, le fini, contre toute transfiguration et hypostase. Marcuse interprète

cette notion comme une manière de vaincre la transcendance en maîtrisant le flux du temps

par la création d’une éternité humaine et mondaine ; le cycle d’un retour éternel serait selon

328 Ibid., p.114. 329 Ibid., p.115. 330 Ibid., p.116. 331 Ibid., p.117. 332 Ibid., p.118.

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lui « la volonté et la vision d’une attitude érotique envers l’être pour lequel la nécessité et la

satisfaction coïncident »333.

Comme le suggère en particulier l’œuvre de Nietzsche, le développement de la

philosophie occidentale, dont l’œuvre de Hegel semble tenir les deux extrêmes, à la fois la

Raison conquérante qui cherche à réaliser ses potentialités par la transformation du monde

et l’idée de l’être-comme-fin-en-soi, se satisfaisant dans une réceptivité qui est

accomplissement, semble révéler « les limites historiques de son système de raison, et les

tentatives pour dépasser ce système » :

La lutte se révèle dans l’antagonisme entre le devenir et l’être, entre la courbe

montante et le cercle fermé, entre le progrès et l’éternel retour, entre la transcendance

et le repos dans la satisfaction. C’est la lutte entre la logique de la domination et la

volonté de satisfaction. Les deux affirment leurs droits à définir le principe de réalité.

L’ontologie traditionnelle se trouve contestée : contre la conception de l’être dans les

termes du Logos se dresse celle de l'être dans les termes d’Éros : la volonté et la joie.

Cette contre-tendance s’applique à formuler son propre Logos : la logique de la

satisfaction.334

La métapsychologie freudienne s’inscrit parfaitement dans cette dynamique et

participe aussi à la redéfinition de l’être dans les termes d’Éros. Ce faisant, Freud contribue

à établir les bases d’une posture philosophique qui conçoit l’essence de l’être comme le

penchant et la volonté de plaisir. La source instinctuelle de la civilisation est ainsi théorisée

comme « la pulsion érotique tendant à combiner la substance vivante en unités toujours

plus vastes et plus durables »335. Ce qui pousse l’être à l’existence, ce qui le diversifie dans

des ensembles toujours plus complexes, loin d’être une logique de reproduction se

matérialisant selon un développement relativement stable et progressif dont la structure

serait analogue à celle de la pensée, n’est à la base rien d’autre qu’un penchant vers le

plaisir, une pulsion érotique vers la préservation et l’enrichissement de la vie. La « lutte

pour l’existence » est donc « à l’origine une lutte pour le plaisir », et la civilisation est

l’organisation collective, à travers la maîtrise de la nature, de la satisfaction de besoins

vitaux libérés par cette organisation. La base érotique de la civilisation est par contre sapée

justement au moment où « la lutte pour l’existence s’organise dans l’intérêt de la

333 Ibid., p.117. 334 Ibid., p.119. 335 Ibid., p.120.

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domination ». Selon Marcuse, c’est à ce moment que la philosophie « envisage l’essence de

l’être comme Logos », témoignant par là sa solidarité avec « le Logos de la domination qui

commande, qui maîtrise et qui dirige la raison à laquelle l’homme et la nature doivent se

soumettre »336. À l’exception de la philosophie hédoniste et de quelques mouvements

hérétiques, les courants dominants enterrent la dimension métaphysique d’Éros, et l’œuvre

de Freud subit une tendance analogue, défendant la rationalité du principe de réalité contre

toute spéculation métaphysique sur les fondements érotiques de l’être.337

La courte généalogie que Marcuse établit afin d’étayer comment les principaux

courants de la philosophie occidentale conduisent vers « un concept de la raison qui

contient les caractères dominants du principe de rendement »338 – avec Platon, définissant

la Raison comme l’organisation répressive des facultés sensibles, Aristote, dépouillant les

qualités de la matière dans la logique formelle, puis Hegel, représentant le progrès par

l’intermédiaire de l’aliénation et la domination de l’altérité – met en lumière les tendances

internes pointant vers une conception de l’être complètement opposée. Dans les mots de

Marcuse,

cette même philosophie aboutit à la vision d’une forme supérieure de raison qui est

l’exacte négation de ces caractères, puisqu’elle est réceptivité, contemplation, plaisir.

Au-delà de la définition du sujet dans les termes de l’activité productrice du moi,

activité en perpétuel dépassement, surgit l’image de la rédemption du moi : l’arrêt de

toute transcendance dans un mode d’être qui a absorbé tout le devenir, qui est pour-soi

et avec-soi dans toute altérité.339

Une ambiguïté demeure cependant, du moins dans Éros et civilisation (1955), car

Marcuse continue de réfléchir l’avènement de cette nouvelle forme de raison dans des

termes typiquement hégéliens. Selon lui, « L’acteur de cet événement ne serait plus

l’animal humain historique, mais le sujet rationnel conscient qui a maîtrisé le monde

objectif et se l’est approprié comme arène pour ses réalisations »340. La civilisation,

parvenue à son plus haut niveau de maturité, nierait ainsi le principe de rendement non pas

336 Loc. cit. 337 Ibid., p.121. 338 Ibid., p.126. 339 Loc. cit. 340 Ibid., p.144.

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« contre le progrès de la rationalité consciente, mais avec lui »341. La pénurie, qui était le

fondement du principe de réalité répressif, est dépassée par le progrès de la civilisation

répressive.

Or, n’est-ce pas la dialectique hégélienne remise à neuf, reprise dans les éléments les

plus apologétiques des écrits politiques de Marx, qui refait surface dans l’idée d’un progrès

cheminant à travers l’aliénation ? Marcuse semble tout à fait conscient de la contradiction,

qui n’en était peut-être pas encore une au moment où il rédigeait Éros et civilisation. Dans

sa Préface, il indiquait déjà : « Mon hypothèse a souffert de graves erreurs d’interprétation :

la plus sérieuse concerne les perspectives et les conditions préalables à la venue de cette

nouvelle étape »342. La question à savoir s’il s’agissait d’une erreur de sa part est moins

claire, mais il semblerait que les textes qui suivent la fin des années 1960 apportent des

précisions importantes. En prenant pleinement conscience du rôle du développement

technologique dans l’édification des nouveaux outils de contrôle totalitaires omniprésents

dans la société industrielle, il semblerait que l’idée suivant laquelle la domination

technologique serait une étape préalable à l’instauration d’une société libre, caractérisée par

l’abondance, la fin de la pénurie et la transformation du principe de réalité qui lui

correspond, est sérieusement mise à mal. Comment poursuivre la réalisation de la logique

de la satisfaction sans retomber nécessairement dans le Logos de la domination,

transformant le monde selon ses propres manques, entraînant la totalité de l’existence dans

un devenir à toujours condamné, dans une course vers une production matérielle cherchant

à satisfaire les besoins de l’humanité avec les moyens assurant toute l’invraisemblance de

ce qu’elle se donne pour but d’accomplir ?

La réponse à cette question est au centre des écrits de la fin des années 1960, qui ne

commandent rien de moins qu’une reconstruction de la technique et de la science selon les

impératifs d’une Raison ayant renoué avec ses bases sensibles.

341 Ibid., p.143. « En d’autres mots, pour que la réalité technologique puisse être transcendée il faudrait

comme condition nécessaire préalable qu’elle s’accomplisse ; en s’accomplissant elle constituerait en même

temps la rationalité qui permettrait cette transcendance. » Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, op.

cit., p.255. 342 Herbert Marcuse, « Préface », in Éros et civilisation, op. cit., p.11.

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III – La nouvelle sensibilité : rationalité de la satisfaction

Comme le suggère l’analyse marcusienne de la société industrielle avancée, à mesure

que la transformation du système économique devient une possibilité réelle, à mesure que,

grâce au niveau atteint par le développement des forces productives, les structures qui

assuraient auparavant la dépendance des individus vis-à-vis des schèmes de domination

traditionnels semblent désuètes, la tendance inverse consistant à intégrer encore plus

efficacement les individus au système en place devient plus intense. Les structures de

domination se transforment, et Marcuse remarque que ce sont désormais les corps et les

instincts des individus qui deviennent le point d’ancrage des nouvelles formes de contrôle.

Des dimensions de l’expérience restées jusque-là relativement étrangères aux impératifs de

production et de consommation sont systématiquement mobilisées dans la reproduction du

statu quo, et les individus deviennent les premiers à défendre ce système auquel ils

associent désormais satisfaction et bonheur. Plus l’intérêt des individus à renverser les

institutions sociales en place semble grand, et plus cette alternative acquiert pour eux un

caractère transcendant et utopique ; plus la perspective d’un renversement radical semble

réaliste, et plus elle devient à leurs yeux impossible. L’efficacité des nouveaux contrôles

instinctuels et la mise en échec de tout « changement qualitatif » sont ce qui donne à la

dynamique d’ensemble son caractère rationnellement totalitaire.

Au courant des années 1960, Marcuse est par contre amené à faire un constat

paradoxal : la révolte semble impossible, et pourtant, elle se produit – à une échelle

insuffisante, peut-être, mais tout de même ! Alors que la société consolide sa reproduction

mieux que jamais auparavant et avec plus de rationalité que toutes les époques précédentes,

ces années sont marquées par d’importants soulèvements, autant aux États-Unis que dans le

reste du monde. Comment expliquer cet écart entre ses constats allant dans le sens d’une

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incapacité à critiquer de manière effective l’ordre établi, et ce qui se passe effectivement

dans la société, où, en dépit de toute attente et malgré des difficultés de plus en plus

grandes, des hommes et des femmes refusent le bonheur manufacturé de la société

industrielle avancée et s’engagent dans des formes radicales de contestation ? Se pourrait-il

qu’à ce moment précis de l’histoire – comme à bien d’autres occasions sans doute – la

pratique dépasse la théorie ? Se pourrait-il que, durant ces années, les textes de Marcuse

soient en fait une tentative de rattrapage théorique face à une réalité qui a trouvé une façon

de résister là où la théorie avait laissé tomber tout espoir de révolte ?

Nonobstant des postulats sociologiques pouvant expliquer une telle conjoncture, les

thèses que Marcuse développe durant ces années sont influencées par l’expérience qu’il fait

des mouvements dont il est témoin et qui pullulent particulièrement à San Diego en

Californie, où il enseigne depuis 1965. De manière semblable aux théoriciens et

théoriciennes qui se penchent sur des pratiques sociales concrètes pour y puiser a posteriori

leurs postulats théoriques,343 c’est la révolte en marche qui semble devenir pour Marcuse,

particulièrement dans Vers la libération (1969) et dans Contre-révolution et révolte (1972),

le terreau d’une nouvelle théorie critique de la société.344

Ce que Marcuse constate au courant de ces années est un changement dans les bases

expérientielles de la révolte. Beaucoup plus qu’une simple spéculation théorique, Marcuse

conçoit ce changement, dont il regroupera les manifestations sous le nom de « nouvelle

sensibilité », comme un élément concret absolument incontournable des pratiques

343 D’une certaine manière, c’est là une des caractéristiques de la Théorie traditionnelle, qui ne cherche pas à

influencer la pratique mais à la traduire, selon les critères bien établis de la neutralité et de l’objectivité. Sauf

que la théorie ne fait pas que « suivre la pratique », comme nous avons tenté de le montrer dans notre premier

chapitre. Depuis Marx, les mouvements révolutionnaires semblent être guidés par une tendance contraire,

selon laquelle l’unité recherchée de la théorie et de la pratique commande plutôt une forme de théorie qui se

conçoit déjà comme pratique et cherche à se fondre en elle. Même si la posture que Marcuse adopte ici

pourrait refléter une autre forme de rupture avec le marxisme traditionnel, n’oublions pas qu’il ne rompt en

aucun cas avec la Théorie critique, puisqu’il cherche justement à influencer les pratiques sociales concrètes, à

la fois par une forme de théorisation engagée et par un effet de retour de ses postulats théoriques sur les

réalités étudiées, comme le montrent ses différentes sorties publiques et sa participation à des assemblées

étudiantes. 344 L’« ancienne » Théorie critique trouvait aussi ses fondements dans la pratique, mais lorsque son « sujet

historique », le prolétariat, a cessé d’incarner la négation déterminée du système capitaliste, ses postulats sont

devenus plus abstraits – caractère qu’autant Marcuse, Adorno et Horkheimer assumaient pleinement durant

les dernières années de l’Institut. Le fait que, durant les années 1960, Marcuse trouve une nouvelle base

agissante au sein de la société remet de l’avant cet optimisme et donne un aspect plus concret à ses postulats

utopiques.

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contestataires déjà existantes. Les fondements instinctuels de la révolte changent, et ils

semblent en effet devenir son élément essentiel : ils projettent une expérience du monde et

un rapport à la nature (interne et externe) « qualitativement différents », la rendant

incompatible « avec les formes traditionnelles de la lutte politique »345. Que ce changement

se manifeste sous cette forme particulière, instinctuelle, sensible, est sans doute le fruit du

contexte, qui tient les sens engourdis, mobilisés dans un but de répression et de

consommation, et cela indique justement son caractère interne au système. Dans ce cas

particulier, il semblerait que ce ne soit pas la possibilité théorique d’une « nouvelle

sensibilité » qui tente de se réaliser dans la pratique, mais bien la pratique elle-même, par le

nouveau rapport au monde qu’elle incarne, qui cherche à être saisie et exprimée par la

théorie, bien que cette volonté se manifeste sous une forme encore diffuse ou inconsciente.

En faisant ce pari, Marcuse prend ce qu’on serait tenté d’appeler « le risque du

présent ». Malgré son avertissement quant à la difficulté de décrire adéquatement une

société postrévolutionnaire sans utiliser des termes descriptifs issus de la réalité répressive

ni projeter des soucis actuels,346 Marcuse ne se gêne pas pour interpréter de manière

audacieuse les nouveaux traits dont il est témoin. Il développe ainsi une analyse étayée des

conditions nécessaires au « saut qualitatif » vers une société nouvelle, en puisant, fidèle à sa

posture, d’une part dans les possibilités présentement niées de la société industrielle

avancée, dans ce qu’elle recèle de négatif en elle-même, et d’autre part, dans les tendances

concrètes qu’il identifie comme faisant déjà partie des pratiques de certains mouvements

contestataires. Le résultat est une série de textes qui associent, par l’interprétation des

pratiques et des aspirations qui voient le jour dans les mouvements radicaux des années

345 Herbert Marcuse, Vers la libération : au-delà de l'homme unidimensionnel, trad. J-B. Grasset, Paris :

Denoël-Gonthier, 1969 (1970), p.164. 346 « On nous demandera encore de définir l’“alternative concrète”. Si on s’attend à une description précise

des institutions spécifiques et des relations qui seront celles de la société nouvelle, c’est là une absurdité : il

est impossible de les déterminer a priori ; elles se constitueront suivant la méthode des essais et erreurs, au

cours même du développement de la nouvelle société. S’il était possible dès aujourd’hui de former de la

société nouvelle un concept concret, elle ne serait plus “nouvelle” : ses possibilités sont trop “abstraites” –

c’est-à-dire extérieures à l’univers établi et incompatibles avec lui – pour qu’on puisse les exprimer en

fonction de cet univers. » Herbert Marcuse, Vers la libération, op. cit., p.159-160. Horkheimer écrit : « Le

sens des catégories se transformera lui aussi en même temps que la structure de la société dont l’analyse a

permis de les obtenir et dans l’exposition de laquelle elles jouent un rôle. » Max Horkheimer, « Sur le

problème de la vérité » (1935), in Théorie critique : essais, Paris : Payot, 1978, p.201.

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1960, les tendances les plus utopiques des écrits de Marcuse à leurs aspects les plus

concrets.

Dans le but de comprendre ce que Marcuse entend par « nouvelle sensibilité » et en

quoi celle-ci suppose une redéfinition radicale du concept de Raison que nous avons étudié

jusqu’ici, notre propos sera organisé autour de trois thèmes, compris comme des conditions

au « saut qualitatif » vers une société nouvelle : la subversion du rapport technique à la

nature, l’encrage biologique du besoin de changement et l’utilisation de l’imagination et de

la sensibilité comme facteurs de changement social. Pour étayer ce qu’il entend par cette

idée d’un changement social qui doit s’ancrer sur la sphère biologique, nous étudierons le

cas particulier du mouvement féministe et l’interprétation que Marcuse fait de son potentiel

révolutionnaire. Ensuite, pour comprendre la façon dont l’imagination et la sensibilité

s’interpénètrent dans leur lutte pour le changement, nous nous pencherons sur l’analyse

romantique-normative qu’il fait de l’art.

Comme le dit Arthur Dantho (1993), « rien n’appartient autant à son propre temps

que les coups d’œil d’une époque sur l’avenir »347. Nous pouvons donc prendre ce qui suit

comme un témoignage des plus hauts espoirs de cette époque, comme une contre-image des

dystopies qui, de manière tout à fait éloquente, exercent un drôle de monopole sur nos

représentations de l’avenir, et dont l’invalidation dans la pratique demeure un des plus

importants moteurs de la Théorie critique.

3.1 Un nouveau rapport à la nature

Marcuse a souvent insisté sur le potentiel émancipateur de la technique et de la

science, potentiel qui est utilisé à des fins répressives par son maintien à l’intérieur des

cadres de la société industrielle. Dans sa perspective, c’est le développement technique qui

fait de la société nouvelle une « possibilité réelle ». « Les forces techniques et

technologiques du capitalisme et du socialisme avancés recèlent des possibilités qui sont

proprement utopiques : par une utilisation massive de ces forces, on pourrait venir à bout, et

347 Arthur Dantho, L’Assujettissement philosophique de l’art, Paris : Éditions du Seuil, 1993, p.113.

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dans un avenir tout à fait prévisible, de la misère et de la pénurie »348. La domination

technologique est le résultat de cette tentative de perpétuer artificiellement le sentiment de

pénurie et de contenir le progrès de la production dans une continuité des institutions

sociales déjà en place, mais ce n’est pas seulement cette orientation répressive qui pose

problème : même si la société soumettait effectivement le contrôle de ces forces à ses

« producteurs immédiats » et s’en servait avec la plus grande rationalité, diminuant

largement le temps consacré au travail pénible et distribuant équitablement les gains rendus

possibles par cette productivité, à défaut de rompre l’association historique entre la

domination de la nature et la domination de l’être humain, la répression et l’exploitation

seraient encore reconduites sous d’autres formes. La soumission de la technique à la

volonté d’une collectivité d’individus librement associés ne suffit plus pour garantir une vie

sans oppression tant que le devenir de cette société est en continuité du rapport technique

au monde qui a dominé l’histoire de la civilisation occidentale jusqu’ici. Tant que la nature

continue d’être vue comme un « système d’instrumentalités », s’insérant entre l’être

humain et le monde et déterminant sa place dans cet univers, la domination restera un trait

caractéristique de ses accomplissements. L’idéologie de la productivité et la définition

« négative » de la liberté comme « victoire de l’humanité dans sa lutte contre la nature »

doivent donc laisser place à quelque chose de qualitativement différent ; l’idée même d’une

société nouvelle dépend de la possibilité de rompre avec cette conception, ce qui sous-

entend une redéfinition substantielle de l’orientation prise par le développement technique.

La première rectification que Marcuse émet par rapport à ses écrits précédents,

particulièrement dans Contre-révolution et révolte (1972), concerne donc la nécessité de

rompre avec cette idée d’une liberté rendue possible par l’exploitation systématique de la

nature. Sur le plan conceptuel, cette idée trouve sa source dans la volonté philosophique de

soumettre la nature à la Raison, volonté déjà présente dans l’organisation répressive des

facultés sensibles et reprise dans la conception dialectique que Marcuse hérite de Hegel et

de Marx. Selon la posture assez hégélienne qu’il défend dans L’homme unidimensionnel, la

nature est une résistance qu’il s’agit de vaincre, « l’objet opposé au sujet qui agit »349 :

348 Herbert Marcuse, Vers la libération : au-delà de l'homme unidimensionnel, trad. J-B. Grasset, Paris :

Denoël-Gonthier, 1969 (1970), p.14. 349 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, op. cit., p.260.

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« Dès que l’homme est, en tant qu'animal rationale, capable de transformer la nature en

utilisant les facultés de l’esprit et les capacités de la matière, le simple naturel acquiert, en

tant qu’infra-rationnel, un statut négatif. C’est le domaine qui attend d’être compris et

organisé par la Raison »350. La nature, ainsi que toute « existence infra-rationnelle »,

apparaît dès lors comme « défaut et privation », un objet en attente d’être approprié,

« surmonté et récrée par le pouvoir de la Raison ». La nature possède ainsi sa vérité en

dehors d’elle-même, et devient une matière première, un instrument susceptible d’être

exploité et réorganisé par l’activité humaine. Il ne lui reste d’altérité que le nom,

puisqu’elle est déjà saisie et traversée par cette totalité rationnelle en tant que son « autre »,

attendant dans son mutisme supposé sa subversion imminente. Telle est la représentation

dans laquelle la société moderne laisse la nature, dont l’œuvre de Hegel résume

merveilleusement bien les principaux aspects.

Cette conception est particulièrement présente dans le fétichisme marxiste (et parfois

marxien) des forces productives que Marcuse ne se gêne pas pour critiquer dès les années

1970 :

Il reste dans l’idée marxiste d’appropriation humaine de la nature quelque chose de

l’insolence de la domination. L’« appropriation », si humaine qu’elle soit, reste

l’appropriation d’un objet (vivant) par un sujet. Elle porte atteinte à ce qui est

essentiellement autre que le sujet qui s’approprie, à ce qui existe précisément en tant

qu’objet de son propre chef – c’est-à-dire en tant que sujet !351

Le marxisme « vulgaire », dans ses élans tout modernes, reprend donc cette

conception en présentant la nature avant tout comme « un objet, l’adversaire de l’homme

dans sa “lutte avec la nature”, c’est-à-dire le champ du développement de plus en plus

rationnel des forces productives »352. Ce faisant, en enfermant la nature dans les termes de

la production matérielle qui est devenue, dans la société industrielle avancée, le leitmotiv

des contrôles totalitaires dont Marcuse cherche justement à se défaire, le marxisme reprend

à son insu l’un des traits caractéristiques de la société capitaliste : « ainsi considérée, la

nature apparaît sous les traits de ce que le capitalisme en a fait : matière, matière première

pour l’administration exploiteuse et envahissante des hommes et des choses. Cette image de

350 Ibid., p.261. 351 Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, trad. D. Coste, Paris : Éditions du Seuil, 1972 (1973), p.93. 352 Ibid., p.84.

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la nature cadre-t-elle avec celle d’une société libre ? La nature est-elle seulement une force

productive, ou bien existe-t-elle aussi “en et pour elle-même” et, de par ce mode

d’existence, pour l’homme ? »353.

On voit ici à quel point la relation avec la nature devient un trait essentiel du

« changement qualitatif ». À travers cette critique, Marcuse dessine les principes d’une

écologie radicale qui sera un facteur déterminant de sa posture face à l’utilisation que

devrait être faite des forces productives dans une société postrévolutionnaire. Ce qui est en

jeu est la dimension existentielle de la relation de l’être humain à la nature, qui lie leur

libération respective beaucoup plus étroitement que le marxisme orthodoxe ne serait prêt à

l’admettre. La lutte contre la destruction, la commercialisation et la militarisation de la

nature n’est pas uniquement celle de la nature, mais également celle de l’être humain,

puisque c’est aussi son « environnement vital »354 qui est rogné par ce pillage :

Dans la société établie, la nature elle-même, de plus en plus efficacement maîtrisée, est

devenue à son tour une nouvelle dimension de l’autorité exercée sur l’homme : le bras

droit, le prolongement de la société et de son pouvoir. [...] La pollution de l’air et de

l’eau, le bruit, l’empiètement de l’industrie et du commerce sur les grands espaces

naturels pèsent physiquement sur les individus comme un esclavage, comme un

emprisonnement. Les combattre, c’est une lutte politique, car on voit très bien combien

inséparable de l’économie capitaliste est la violation de la nature.355

Les luttes écologistes ne sont donc pas seulement engagées en faveur de la protection

d’une totalité organique soudainement mise en danger par l’expansion du monde industriel,

mais également en faveur d’une expérience du monde devenue de plus en plus étrangère au

flux quotidien de la société capitaliste. La dimension proprement existentielle de la

destruction de l’environnement est peut-être plus claire dans la manière dont l’être humain

est privé de ses propres pulsions vers la satisfaction et le plaisir par la manière dont il nie

socialement ces capacités à son monde objectif, la nature étant devenue digne d’être

soumise et exploitée « comme si elle n’était là que pour être dominée ; comme de la

matière, un matériau sans valeur »356. Comme le disait Hegel en ce qui a trait à la relation

353 Loc. cit. 354 Ibid., p.83. 355 Ibid., p.82-84. 356 Ibid., p.83.

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de l’être humain à la nature : « Je mehr er sie [die Natur] unterjocht, desto niedriger wird

er selbst »357, « plus il soumet la nature, plus il est dégradé lui-même ».

Tel que mentionné plus tôt, « quand la technique devient la forme universelle de la

production matérielle, elle circonscrit une culture tout entière ; elle projette une totalité

historique – un “monde” »358. L’univers que l’être humain crée l’influence, et cela a des

répercussions jusque dans ses possibilités perceptives, qui sont contraintes de faire

l’expérience du monde de la manière dont l’appareil de production en fait la projection. La

libération de la nature suppose donc une certaine forme de désublimation de l’expérience

humaine, victime à son tour des privations qu’elle impose à la nature : « Libérer la nature,

écrit Marcuse, c’est recouvrer en elle les forces exaltatrices de vie, ces qualités esthétiques

sensuelles qui sont étrangères à une vie gâchée par la chaîne sans fin des activités que dicte

le principe de rendement et de concurrence »359. Dans la lutte contre la destruction abjecte

de l’environnement émerge ainsi l’image d’une forme de vie nouvelle, image déjà évoquée

dans Éros et civilisation (1955) comme « une expérience du monde fondamentalement

différente : la nature n’est pas prise comme un objet de domination et d’exploitation, mais

comme un “jardin”, qui peut croître tout en permettant aux êtres humains de se développer.

L’homme et la nature sont liés dans un ordre non-répressif »360.

Dans le but de renouer avec le potentiel libérateur de la technologie et de la science, il

faudrait donc que celles-ci « modifient leur orientation et leurs objectifs actuels, il faudrait

qu’elles soient reconstruites conformément à une sensibilité nouvelle – conformément aux

impératifs des pulsions de vie »361. L’avènement d’une société libre transformerait ainsi

l’aspiration à un « bien-être toujours croissant en une qualité radicalement nouvelle de

357 Cité par Marcuse, Raison et révolution : Hegel et la naissance de la théorie sociale, Paris : Éditions de

Minuit, 1941 (1968), p.122-123, G.W.F. Hegel, Jenenser Realphilosophie, II, Leipzig : F. Meiner, 1931,

p.215. 358 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, op. cit., p.177. 359 Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, op. cit., p.83. « Ce qui nous arrive, c’est que nous

découvrons – ou plutôt redécouvrons – en la nature une alliée dans notre lutte contre les sociétés

d’exploitation où la violation de la nature aggrave encore celle de l’homme. La découverte des forces

libératrices de la nature et de leur rôle vital dans la construction d’une société libre devient un nouveau facteur

du changement social. » Ibid., p.81. 360 Herbert Marcuse, Éros et civilisation : contribution à Freud, trad. J-G. Nény et B. Fraenkel, Paris :

Éditions de Minuit, 1955 (1971), p.199. Cette idée est évoquée lorsque Marcuse discute du fait que la

psychanalyse et l’anthropologie réservent « le développement de relations de travail libidineuses » au passé

pré-civilisé, alors qu’il correspond selon lui au stade le plus avancé de la civilisation. Cf. Ibid., p.198 sq. 361 Herbert Marcuse, Vers la libération, op. cit., p.43. (Nous soulignons.)

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l’existence »362. En remettant l’intérêt des sens au cœur du processus productif, la société

pourrait atteindre un niveau de productivité qui mettrait fin à la misère tout en se situant

« bien au-dessous de la productivité capitaliste, fondée de manière obscène sur l’opulence

et le gaspillage »363. Contrairement au sens pris par le progrès technique dans la société

industrielle avancée, aggravant le sentiment de pénurie et l’exploitation de la nature à

mesure qu’il crée les besoins dont la satisfaction assure et perpétue la dépendance des

individus au système en place, « une culture fondée sur la réceptivité, [...] partant des

réalisations de la civilisation industrielle, commencerait de mettre fin à la perpétuation de

sa productivité »364. La téléologie de la satisfaction, qui a subi une première inversion au

courant de l’ère industrielle, serait dès lors inversée de nouveau : la société nouvelle

renverserait cette tendance selon laquelle ce n’est plus la technique qui est au service des

besoins, mais les besoins qui sont au service de la technique ; elle instaurerait un ordre où

« le progrès technique n’en serait pas arrêté ni réduit, mais il perdrait ceux de ses caractères

qui perpétuent la sujétion de l’homme à l’appareil répressif et l’intensification de la lutte

pour l’existence : travailler plus fort, pour obtenir en plus grande quantité des marchandises

qu’il sera ensuite nécessaire d’écouler »365. En somme, l’organisation de l’appareil

technique selon les impératifs d’une nouvelle sensibilité subvertirait la lutte contre la nature

en une réceptivité « créatrice », trouvant satisfaction dans ce qu’elle possède et guidant la

production d’après cette satisfaction déjà atteinte et conservée.

Marcuse nous met en garde par contre sur le fait que la possibilité de remettre la

technique au service des besoins dépend d’une transformation préalable des besoins eux-

mêmes et de l’horizon au sein duquel la société envisage leur satisfaction. « Cercle vicieux,

dit-il : le continuum des besoins tend par lui-même à s’éterniser, et la révolution qui

instaurerait une société libre doit donc être précédée d’une rupture avec ce continuum

conservateur ; mais cette rupture est à son tour inconcevable hors d’une révolution »366.

Pour pouvoir parler d’un réel changement, la société doit d’abord cesser de penser

l’amélioration des conditions de vie en fonction « de l’univers existant des besoins ». Le

362 Ibid., p.15. 363 Ibid., p.166. 364 Ibid., p.166-167. 365 Ibid., p.167. 366 Ibid., p.42.

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« changement qualitatif » est donc inséparable de la capacité de la nouvelle société à

rompre cette association :

ce qui est en jeu dans la révolution socialiste, ce n’est pas la seule généralisation de la

satisfaction à l’intérieur de l’univers existant des besoins, ni le déplacement de la

satisfaction d’un certain niveau à un niveau supérieur, mais la rupture avec cet univers,

le saut qualitatif. La révolution implique une transformation radicale des besoins eux-

mêmes et des aspirations, tant culturelles que matérielles ; de la conscience et de la

sensibilité ; du processus du travail aussi bien que du loisir.367

La question à savoir « comment l’individu peut [...] satisfaire ses besoins [...] sans se

faire de tort à soi-même, c’est-à-dire sans reproduire, dans ses aspirations et dans la

satisfaction de ses besoins, sa dépendance à l’égard de l’appareil d’exploitation »368, trouve

sa réponse dans les nouveaux besoins que ce changement ferait naître, mais encore faudrait-

il que ce changement devienne lui-même un besoin, l’enracinement instinctuel de la

volonté d’établir d’autres formes de rapports avec le monde et avec autrui.

3.2 Les fondements instinctuels du changement

Dans L’homme unidimensionnel, Marcuse posait une question semblable : si « plus

l’administration de la société répressive devient rationnelle, productive, technique et totale,

plus les individus ont du mal à imaginer les moyens qui leur permettraient de briser leur

servitude »369, alors comment ces individus – « dont la mutilation est inscrite dans leurs

libertés, dans leurs satisfactions, et se multiplie sur une échelle élargie – peuvent-ils se

libérer à la fois d’eux-mêmes et de leurs maîtres ? Comment peut-on penser que le cercle

vicieux peut être brisé ? »370. Il devient clair à ce moment-ci de notre analyse que les pistes

de réflexion que Marcuse propose afin de répondre à cette question difficile reposent moins

qu’on pourrait croire sur un type nouveau de lutte révolutionnaire – même si cette

alternative fait partie de la réponse. Ce que Marcuse entend par « changement qualitatif »

demande évidemment une forme de résistance qui va beaucoup plus loin qu’une simple

affinité théorique avec des idées révolutionnaires. Par la force même de l’appareil de

367 Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, op. cit., p.27-28. 368 Herbert Marcuse, Vers la libération, op. cit., p.15. 369 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel : essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée, trad.

M. Wittig, Paris : Éditions de Minuit, 1964 (1968), p.34. 370 Ibid., p.305.

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domination technologique auquel les individus sont confrontés, la nécessité du changement

se doit d’être d’autant plus profonde, d’où l’idée que la résistance devrait en principe

trouver sa source justement là où les contrôles s’exercent ; la révolte doit, en bref, devenir

un « besoin vital » des individus, une nécessité « biologique » « d’échapper à la société

d’exploitation, en se libérant de ses conforts administrés, de sa productivité destructrice, de

l’engourdissement et de l’aliénation qu’elle provoque »371.

3.2.1 Le changement social comme besoin

Dans un article posthume intitulé « Protosocialisme et capitalisme avancé » (1980),

Marcuse mentionne qu’au stade actuel de développement de la société contemporaine, face

à son pouvoir totalitaire d’intégration, il ne suffit plus de créer de nouvelles institutions

pour voir le changement social se produire. Il faut d’abord que le changement soit incarné

dans la structure consciente et instinctuelle des gens qui portent ces nouvelles institutions :

« le processus social de la révolution, peut-on lire, commence dans ces individus pour qui

l’émancipation est devenue un besoin vital »372. L’idée selon laquelle la révolution doit

devenir un « besoin vital », incarné dans les corps et instincts des individus, peut paraître

surprenante, surtout venant de la part d’un penseur qui se dit « matérialiste ». Il s’agit sans

doute d’un des aspects les plus controversés de l’œuvre de Marcuse. Selon lui, même si les

manières de penser, de sentir et d’agir sont socialement conditionnées, elles peuvent aussi

être introjectées dans l’individu jusqu’au point de devenir une « seconde nature », non pas

un déterminisme biologique pur et simple, mais bien un produit sociohistorique qui semble

avoir des répercussions à un niveau biologique. Comme il l’explique dans Vers la

libération :

« Biologique », « biologie », ne font pas ici référence à la discipline scientifique de ce

nom ; je m’en sers pour qualifier la dimension et le processus suivant lesquels des

penchants, des types de comportement, des aspirations, deviennent des besoins vitaux,

dont l’insatisfaction entraînerait un disfonctionnement de l’organisme. Inversement,

des besoins ou des aspirations induits par la société peuvent aboutir à une conduite

organique plus apte à procurer du plaisir. Si l’on définit les besoins biologiques comme

ceux dont la satisfaction est absolument nécessaire et ne se satisfait d’aucun substitut,

certains besoins culturels peuvent « s’enfoncer » dans la biologie de l’homme. On

371 Herbert Marcuse, Vers la libération, op. cit., p.42. 372 Traduit de l’anglais, Herbert Marcuse, « Protosocialism and Late Capitalism: Toward a Theoretical

Synthesis Based on Bahro's Analysis », International Journal of Politics, Vol. 10, n°2/3, 1980, p.45.

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pourrait alors parler, par exemple, du besoin biologique de liberté, ou de certains

besoins esthétiques qui auraient pris racine dans la structure organique de l’homme,

dans sa « nature », on plutôt dans sa « seconde nature ». Cet usage du terme de

biologie n’implique ni ne préjuge rien quant à la manifestation ou à la transmission

physiologiques des besoins.373

Le constat selon lequel la société actuelle semble tirer sa force de reproduction par sa

capacité à pénétrer le corps des individus à travers la satisfaction répressive des besoins

amène donc Marcuse à développer une conception qui remet au premier plan la dimension

instinctuelle du changement social. La domination technologique a fait du besoin « de

posséder, de consommer, de manipuler, de renouveler constamment tous les gadgets » un

impératif « biologique » de ce type de vie, il constitue une « seconde nature » qui a rendu

l’être humain complètement dépendant du système qui assure sa satisfaction à travers sa

propre reproduction. « Les besoins engendrés par le système, écrit Marcuse, sont donc

éminemment stabilisateurs et conservateurs : ils représentent l’enracinement de la contre-

révolution au plus profond de la structure instinctuelle »374. Pour contrer ces tendances,

l’accent doit être mis, non pas sur le « développement de la conscience politique » comme

s’entête à le répéter un certain marxisme, mais bien sur les stades plus directs et plus

profonds de l’expérience que les individus font du monde et d’eux-mêmes, c’est-à-dire

« par leur sensibilité, par leurs besoins instinctuels »375 :

Dans la structure instinctuelle des exploités s’introduit ainsi un intérêt de propriétaire à

l’égard du système existant, de sorte que la rupture avec le continuum de répression

(condition préalable de la libération) n’a pas lieu ; en conséquence, pour que la société

existante puisse se transformer en société libre par un changement radical, il faudrait

que celui-ci atteigne à une dimension de l’existence humaine qui n’entre guère en ligne

de compte dans la théorie marxiste : la dimension « biologique », celle dont relèvent

les besoins vitaux, impératifs, de l’homme, et leur processus de satisfaction. Pour

autant que ces besoins et ces satisfactions reproduisent une existence de servitude, la

libération présuppose dans cette dimension biologique un changement : l’apparition de

besoins instinctuels différents et de nouvelles réactions du corps comme de l’esprit.376

Les comportements éthiques et les valeurs morales qu’on pourrait associer à une

société libre doivent donc trouver leur source au niveau de l’« infrastructure de

l’homme »377. En concevant la moralité comme une « “disposition” de l’organisme, dont la

373 Ibid., p.27-28. (Note de bas de page.) 374 Ibid., p.29. 375 Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, op. cit., p.85. 376 Herbert Marcuse, Vers la libération, op. cit., p.38-39. 377 Ibid., p.18.

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base est peut-être la tendance érotique à combattre l’agressivité, à créer et protéger des

“unités toujours plus grandes” de vie » – idée, comme nous l’avons vu, qu’il développe à

partir de sa lecture de l’œuvre de Freud –, Marcuse insiste en fait sur la nécessité de

reconnaître le « fondement instinctuel » d’une société nouvelle se situant en amont des

comportements et des valeurs qui lui sont associés, le besoin de rapports sociaux basés sur

« la solidarité de l’espèce humaine »378. Marcuse affirme en effet que des types particuliers

de moralité, en devenant des normes sociales de comportement, peuvent avoir des

répercussions « organiques » chez les individus, ce qui est le lot commun des contrôles

répressifs de la société industrielle avancée, mais qui pourraient aussi bénéficier la lutte

pour un autre type de société :

Dans la mesure où [...] la malléabilité de la « nature humaine » n’épargne pas la

structure instinctuelle profonde de l’homme, une transformation de la moralité pourrait

« s’enfoncer » dans la sphère « biologique » et modifier jusqu’au comportement

organique. Une fois qu’un type spécifique de moralité s’est fermement établi comme

norme de comportement social, non seulement il est introjecté comme tel à l’individu,

mais encore il sert de norme pour le comportement « organique » : l’organisme réagit

diversement aux différents stimuli, il en perçoit certains tandis qu’il en « ignore » et en

repousse d’autres ; il obéit de la sorte à la moralité introjectée, qui peut ainsi favoriser

ou entraver telle ou telle des fonctions de l’homme, considéré comme cellule vivante

de la société.379

Certains types de comportement sont donc encouragés ou proscrits de manière pré-

consciente, pré-idéologique, et c’est ainsi que les changements sociaux « s’incorporent à la

“nature” des membres de cette société »380. À défaut de réellement s’attaquer « à cette

“seconde nature”, à ces modèles introjectés, le changement social demeurera “incomplet” et

se détruira lui-même »381. Mais à l’opposé, cette « seconde nature » peut aussi constituer un

point de départ prometteur pour l’action révolutionnaire. L’analyse que Marcuse fait du

mouvement féministe constitue un exemple révélateur de la manière dont celle-ci peut

fonctionner en sens inverse, comme le vecteur concret d’une forme de changement social

378 Ibid., p.27. 379 Ibid., p.27-28. Voir aussi Brock Henry Gibbs, « Women Versus The Counterrevolution : Relating Marcuse

to Contemporary Feminism », Mémoire de maîtrise : Acadia University, p.133-135. 380 Ibid., p.28. Un des exemples les plus frappants est peut-être l’attirance sexuelle, où les standards de beauté

renforcés par la culture de masse, les annonces publicitaires et l’industrie pornographique peuvent aller

jusqu’à modifier la manière dont certains individus réagissent aux caractères physiques désignés comme

sexuellement désirables. 381 Ibid., p.28.

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développant ses possibilités dans le sens contraire de ce que le mode de vie capitaliste et

son système de besoins proposent de satisfaire.

3.2.2 L’exemple du mouvement féministe

Dans un texte intitulé « Marxisme et féminisme » (1974), Marcuse admet penser qu’il

s’agit là du « mouvement politique le plus important et potentiellement le plus radical que

nous ayons, même si la conscience de ce fait n’a pas encore pénétré le mouvement dans son

ensemble »382. Comme la majorité des penseurs de tradition marxiste, Marcuse considère

que l’émancipation des femmes est un produit de la libération de l’ensemble de la société.

Les deux vont ensemble, et les femmes ne peuvent pas être libres dans une société non

libre. Par contre, contrairement aux marxistes orthodoxes qui vont dire aux féministes

matérialistes, surtout en France, que la lutte contre le capitalisme prime sur celle pour

l’émancipation des femmes et que c’est seulement une fois le système de production

renversé que les revendications féministes pourront être considérées, pour Marcuse, c’est le

féminisme lui-même qui constitue un moyen privilégié de lutte contre les systèmes de

domination en place, et cette lutte est d’abord et avant tout anticapitaliste. Elle le serait

selon lui dans ses fondements mêmes, même lorsque les femmes qui y sont engagées ne se

considèrent pas comme révolutionnaires.

Cela est dû au fait que, dans la perspective de Marcuse, la transformation radicale de

la société est présupposée dans le projet féministe. « Les potentialités, les buts du

mouvement pour la libération des femmes, écrit-il, vont [...] dans des régions qui ne

pourraient jamais être atteintes à l’intérieur du cadre de la société capitaliste, ni à l’intérieur

du cadre de n’importe quelle société de classes »383. La lutte contre le patriarcat suppose

une lutte contre le « principe de réalité » de la société capitaliste, et le fait qu’on

reconnaisse aux femmes certains droits et libertés ne pourrait jamais faire office d’une

réelle « libération ». Marcuse est en ce sens extrêmement critique du féminisme libéral, qui

382 Traduit de l’anglais, Herbert Marcuse, « Marxism and feminism », Women’s studies, Vol. 2, 1974, p.279.

Voir aussi « Emanzipation der Frau in der repressiven Gesellschaft », Das Argument, Vol. 3, n° 4, 1962, p.4-

11 ; « Was ist Weiblichkeit? », Schwarze Protokolle, Vol. 11, 1975, p.58-61 ; « The Failure of the New-

Left? », New German Critique, Vol. 18, 1979, p.10-11 ; Contre-révolution et révolte, trad. D. Coste, Paris :

Éditions du Seuil, 1972 (1973), p.100-104 ; ainsi que les entretiens « Weiblichkeitsbilder », dans J. Habermas

et S. Bovenschen (éds.), Gesprache mit Herbert Marcuse, p.65-87 ; « Die Salecina Gesprache », p.112-113. 383 Traduit de l’anglais, Herbert Marcuse, « Marxism and feminism », op. cit., p.281.

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ne fait, selon lui, qu’intégrer les revendications féministes à la société établie, par nature

irréconciliable avec une réelle émancipation des femmes. Dans ses propres mots, le

mouvement féministe « devient radical dans la mesure où il vise non seulement à l’égalité

dans l’emploi et la structure des valeurs de la société établie, ce qui ne représenterait qu’une

égale déshumanisation, mais aussi et surtout à une mutation de la structure elle-même »384.

Selon Marcuse, le féminisme est prometteur du point de vue de l’action

révolutionnaire parce que tant et aussi longtemps que les femmes sont socialisées comme

subalternes dans la société capitaliste-patriarcale, elles demeurent en grande partie aliénées

au système de contrôle-domination-agression-répression-rendement associé à la réalité

établie, et c’est justement cette aliénation qui les rend plus aptes à briser le continuum de

l’oppression, peut-être même plus que ne pourraient l’être les hommes qui demeurent

avantagés par le système d’oppression patriarcal. L’expérience vécue des femmes les aurait

ainsi dotées d’une « sensibilité particulière », d’une « seconde nature », qui se montre

essentielle lorsqu’il s’agit d’orienter les pratiques visant à transformer profondément la

société. Loin de se limiter à la question de l’égalité et de la reconnaissance de certains

droits et libertés, les revendications formulées par les courants féministes dépassent

largement les cadres établis de la société répressive et offrent l’image d’une société

gouvernée par ce que Marcuse appelle « un autre Principe de Réalité »385. Les mouvements

féministes orienteraient leurs actions selon cette « différence qualitative » fondamentale,

faisant de leur révolte, un élément concret, inscrit dans l’expérience vécue des femmes et

incarné dans leur corps et instincts.

Selon Marcuse, l’agressivité typiquement « masculine » et la réceptivité typiquement

« féminine » sont hors de tout doute des produits sociohistoriques résultant du système de

domination patriarcal, mais la libération des femmes ne doit pas se baser sur le rejet ou sur

le dépassement de cette « seconde nature féminine ». Bien au contraire, c’est justement

cette « nature » qui constitue la force radicale du mouvement : le fait de pouvoir baser son

action politique sur une structure instinctuelle et psychologique radicalement différente.

L’égalité des hommes et des femmes dans une société capitaliste, dirigée par le principe de

384 Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, trad. D. Coste, Paris : Éditions du Seuil, 1972 (1973),

p.100-101. 385 Traduit de l’anglais, Herbert Marcuse, « Marxism and feminism », op. cit., p.281.

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rendement, correspondrait uniquement à rendre les femmes plus semblables aux hommes, à

les soumettre aux mêmes impératifs inhumains de la domination et de l’exploitation. En

bref, cette égalité ne ferait qu’accroître la proportion de femmes qui acceptent le principe

masculin de domination, et cette acceptation ne ferait qu’étendre la répression à un éventail

encore plus large d’individus : « la femme qui travaille continue [...] à subir la double

exploitation en tant que travailleuse et en tant que ménagère. [...] Ainsi, le principe de

rendement et l’aliénation qu’il implique [sont] soutenus et reproduits par un plus grand

nombre d’individus »386.

Ce que le féminisme libéral ne semble pas comprendre, selon Gibbs (1992), est qu’un

égal accès aux positions de pouvoir dans le gouvernement ou dans le monde de l’entreprise

« ne changera pas le système qui a créé ces inégalités au départ »387. Les demandes

formelles en faveur d’une équité accrue dans les sphères sociale, économique et politique

sont évidemment légitimes ; comme le note Marcuse, « les revendications fondamentales

de l’égalité des chances, de l’égalité de salaire et de la libération des tâches ménagères et

puéricultrices à plein temps, constituent un préalable indispensable »388. Mais sans une

réelle remise en question de la structure responsable de ces inégalités, le féminisme est

condamné, tout comme n’importe quel autre mouvement cherchant à améliorer ses

conditions à l’intérieur des cadres déterminés par la société établie, à subir le sort

inéluctable de l’intégration et de l’assimilation, « à être dépouillé de son pouvoir négatif-

émancipateur et à opérer (objectivement) dans le sens du renforcement de la réalité

répressive déjà existante »389.

Marcuse ne nie en aucun cas le fait que les femmes soient exploitées dans la société

patriarcale : il nous semble suffisamment clair au point où nous sommes rendus qu’il salue

et défend le soulèvement des femmes contre ce type d’oppression. Mais c’est justement

selon lui le fait qu’elles soient exploitées qui les rend différentes, étrangères, et en quelque

sorte même « plus humaines » que les hommes, dont les intérêts – ne l’oublions pas –

386 Traduit de l’anglais, Herbert Marcuse, « Marxism and feminism », op. cit., p.285. 387 Traduit de l’anglais, Brock Henry Gibbs. « Women Versus The Counterrevolution : Relating Marcuse to

Contemporary Feminism », Mémoire de maîtrise : Acadia University, 1992, p.127. 388 Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, op. cit., p.101. 389 Traduit de l’anglais, Zvi Tauber, « Herbert Marcuse and feminism in one-dimensional society », Dialogue

& Universalism, Vol. 9, n°3/4, p.75-92, Academic Search Premier, page consultée le 15 mai 2018.

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convergent avec ceux de la domination. Ce rapprochement entre domination et masculinité

a pour effet de vêtir l’idée même d’une société libre de caractéristiques « féminines »,

conçues comme l’opposé des valeurs dominantes dans la société capitaliste. Ainsi, comme

il l’affirme dans Contre-révolution et révolte (1972), « dans la mesure où le “principe

mâle” a été la force mentale et physique faisant loi, une société libre serait “diamétralement

opposée” à ce principe, elle serait féminine »390.

L’idée que les femmes sont l’antithèse historique concrète de la société capitaliste,

que les qualités dites « féminines », comme la réceptivité, la sensibilité, la non-violence ou

encore la douceur sont l’exact opposé du principe de rendement, caractérisé par la

productivité, l’efficacité, la compétitivité et l’agressivité, provient d’une des thèses les plus

spéculatives de Marcuse, point de vue d’ailleurs partagé par Angela Davis391 :

l’excédent d’agression masculine est socialement déterminé, de même que l’excédent

de passivité féminine. Mais sous les facteurs sociaux de l’agressivité masculine et de la

réceptivité féminine, il existe un contraste naturel : c’est la femme qui incarne, au sens

littéral, la promesse de paix, de joie, la fin de la violence. La tendresse, la réceptivité,

la sensualité sont devenues des traits (ou des traits mutilés) de son corps, des traits de

son humanité (réprimée). Il est fort possible que ce soit le développement du

capitalisme qui détermine socialement ces qualités féminines. Le processus est

véritablement dialectique.392

Le mot « naturel » n’est pas à prendre dans un sens biologique, mais bien au sens de

« concret », comme ce qui, au courant des années, s’est matérialisé à l’intérieur même de la

société, comme l’altérité que ce système unifié de dépendances et de besoins a créée malgré

lui. De manière semblable à la thèse marxiste selon laquelle le capitalisme produit lui-

même les conditions de sa propre négation, la société patriarcale aurait ainsi créé une image

de la « femme » qui pourrait éventuellement devenir une force capable de renverser cet état

de fait. Ici, c’est le patriarcat qui produit un type particulier de sensibilité, capable

d’engendrer un « autre principe de réalité », guidé par ce que Marcuse appelle la

« réceptivité créatrice » et non plus par la « productivité destructrice ». La création d’une

société libre peut alors se comprendre en grande partie comme une « féminisation » de

390 Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, op. cit., p.100. 391 Angela Y. Davis, Women & Capitalism : Dialectics of Oppression and Liberation, New Jersey : Wiley-

Blackwell, 1971 (1998), p.161-209. 392 Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, op. cit., p.103.

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l’existence, une négation des valeurs répressives de la civilisation patriarcale à une échelle

élargie :

On les a employées à moindre échelle que les hommes dans le processus matériel de la

production. Les femmes ont été pleinement employées dans le ménage, la famille, dans

la sphère où était censé se réaliser l’individu bourgeois. Si ce cadre, isolé du processus

productif, contribuait à mutiler la femme, ce qui l’isolait ou la coupait du monde aliéné

du travail en régime capitaliste lui a permis d’être moins brutalisée par le principe du

rendement, de rester plus proche de sa sensibilité, c’est-à-dire plus humaine que

l’homme. Qu’une telle image et une telle réalité de la femme aient été déterminées par

une société agressive, dominée par le mâle, ce n’est pas une raison suffisante pour

refuser le phénomène, ni pour que la libération de la femme doive étouffer la « nature »

féminine. Il y aurait alors régression dans l’égalité de l’homme et de la femme,

l’égalité ne constituerait qu’une nouvelle forme d’acceptation, par la femme, du

principe mâle. Une fois de plus, le processus historique est dialectique : la société

patriarcale a créé une image de la femme, une contre-force féminine, qui est peut-être

encore à même de devenir un des fossoyeurs de la société patriarcale. C’est en ce sens

aussi que la femme porte la promesse de libération.393

Cette posture a été extrêmement critiquée par différents courants féministes. Marcuse

a notamment été accusé d’être essentialiste et de s’appuyer excessivement sur la théorie

freudienne des pulsions, qui est particulièrement loin d’être favorable à la cause des

femmes. Son respect pour la haute culture bourgeoise, qui se reflète par exemple dans sa

défense de l’intimité et parfois de la conception traditionnelle de la famille, pourrait paraître

conservateur ou même chauviniste, tout comme son « image de la femme », qui semble tout

droit sortie d’une œuvre de littérature classique, influencée par Schiller, Hegel ou

d’autres.394 Comme l’indiquent les propos rapportés par Tauber (1999), dans ce corpus

littéraire composé exclusivement de textes écrits par des hommes, cette figure de la

féminité n’est pas un autoportrait, mais demeure l’œuvre d’une société patriarcale, dominée

par des hommes qui prennent, dans la littérature comme dans d’autres domaines de la vie

en société, une posture paternaliste dans leur relation à elles. Cette « image de la femme » à

laquelle Marcuse fait référence ne serait donc pas a priori une représentation authentique

des femmes, mais bien le produit idéologique d’une société dont la culture demeure

soumise à la domination masculine.

Par surcroît, comme le souligne Chodorow (1989), cette « image de la femme » ne

devient intéressante d’un point de vue théorique que dans la mesure où elle constitue une

393 Ibid., p.103-104. 394 Zvi Tauber, « Herbert Marcuse and feminism in one-dimensional society », op. cit.

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série abstraite de qualités dont il est possible de doter l’homme afin de le rendre plus

humain. Les femmes qui les portent sont ainsi, une fois de plus, dépouillées de toute

subjectivité et agencivité, et ne trouvent leurs mérites qu’à l’ombre de ce qu’elles offrent

aux hommes : « ces images utilisent les femmes, ou les qualités féminines, comme des

symboles de principes alternatifs de civilisation, de manière à ce que l’image de la personne

parfaite, l’image de la libération, soit l’homme [...] qui incorpore des qualités

féminines »395. Dans Éros et civilisation (1955), même les deux exemples que Marcuse

utilise afin d’illustrer ce qu’il entend par une « réceptivité créatrice » qui s’opposerait au

principe de rendement et aux idées traditionnelles de la masculinité qui lui sont associés,

sont les personnages mythologiques d’Orphée et Narcisse, tous deux des hommes. Malgré

le fait de défendre un point de vue explicitement antimasculiniste, les seules femmes faisant

preuve de subjectivité dans son œuvre sont Pandora et celles qui ont déchiré Orphée en

morceaux.396

En ce qui concerne les revendications féministes en faveur de la dissolution de la

famille monogamique et de l’abolition du rôle de mère, Marcuse s’est montré plutôt

réfractaire, ce qui en a fait la cible d’autres critiques. Par exemple, la famille, et en

particulier la mère en tant que « refuge des qualités émotionnelles et cognitives »397, occupe

un rôle palliatif répressif dans l’appareil de production, en ce sens où elle permet de

reproduire la société en offrant une « pause » à la compétitivité permanente du marché. La

famille « sert, parmi d’autres choses, comme une “recharge de batterie” à l’existence

continue de la société répressive »398. Or, selon Marcuse, c’est justement la famille, et en

particulier les mères, qui constituent un des derniers « bastions » capables, d’un côté, de

préserver les valeurs humaines d’amour, d’entraide et de compassion, et de l’autre, de

résister à leur intégration et à leur instrumentalisation dans la société ; l’éclatement de la

sphère familiale ne ferait qu’ouvrir grand les portes à l’exploitation de ces dimensions. Il

est clair cependant que ce ne sont en général pas les femmes qui apprécient ces fonctions,

395 Traduit de l’anglais, Nancy Chodorow, Feminism and psychoanalytic theory, New Haven: Yale University

Press, 1989, p.144. 396 Ibid., p.142. 397 Traduit de l’anglais, Zvi Tauber, « Herbert Marcuse and feminism in one-dimensional society », op. cit. 398 Ibid.

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dont la plupart leur sont imposées de facto et s’ajoutent, sans aucune reconnaissance ni

rémunération, au travail qu’elles exercent à l’extérieur du foyer.

Même si la posture défendue par Marcuse est très clairement en contradiction avec les

théories féministes matérialistes ainsi que celles des féministes postmodernes et queer, qui

remettent en question la catégorie même de « femme », il est possible de faire plusieurs

rapprochements à la fois avec le cultural feminism, ou féminisme de la différence, qui avait

pour but de revaloriser le féminin, de célébrer la différence et de créer à partir d’elle, ainsi

qu’avec des recherches plus contemporaines sur l’éthique du care, qui théorise la

prévalence des dispositions à l’assistance, à la sollicitude et au soin chez les femmes. Tout

comme les positions défendues par Marcuse, ces deux courants peuvent avoir pour effet de

renforcer l’idée essentialiste d’une « nature » propre aux femmes, mais il est clair pour

Marcuse que ces caractéristiques sont une « seconde nature », un produit sociohistorique

qui peut par conséquent être changé. De son point de vue, la différence entre les hommes et

les femmes est par contre absolument nécessaire à l’action politique féministe si elle a

encore pour objectif de créer une société qui soit réellement différente. Sans une réelle

mobilisation et une prise en charge de cette « seconde nature », à la fois sur le plan

théorique et pratique, tout le potentiel subversif et révolutionnaire du féminisme risque fort

probablement de lui filer entre les doigts, comme on s’attendrait de tout mouvement qui

lutterait contre ce qui fait sa propre force et radicalité.

Dans cette société dominée par des hommes et dont les valeurs prônées sont le reflet

du principe de rendement (productivité, efficacité, compétitivité, agressivité, pouvoir, etc.),

il semble selon Marcuse que « la libération implique la construction d’une société

gouvernée par un autre Principe de Réalité »399. Dans plusieurs textes des années 1970,

dont « Marxisme et féminisme » (1974) est peut-être le plus catégorique, Marcuse montre

notamment comment la lutte pour l’émancipation des femmes peut être interprétée dans le

sens d’une « négation déterminée » du principe de rendement masculin, en tant que forme

d’altérité que ce système a créée à l’intérieur de lui-même. Les femmes seraient en quelque

sorte la contre-image du principe de rendement, et il n’existerait pas de meilleure manière

de renverser le système de domination qui en est fondé qu’en assumant cette altérité : « le

399 Traduit de l’anglais, Herbert Marcuse, « Marxism and feminism », op. cit., p.281.

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socialisme, en tant que société qualitativement différente, doit incarner l’antithèse, la

négation déterminée des besoins agressifs et répressifs et des valeurs du capitalisme comme

forme de culture dominée par des hommes »400. Par conséquent, une réelle libération ne

peut se contenter d’un égal accès à la satisfaction des besoins répressifs ; la libération doit

au contraire subvertir « la hiérarchie établie des besoins » et incarner cette « subversion des

valeurs et des normes qui pourrait contribuer à l’émergence d’une société gouvernée par un

nouveau Principe de Réalité »401. C’est là que repose, selon Marcuse, tout le potentiel

critique du féminisme ainsi que sa plus grande contribution à l’action révolutionnaire.

L’identification et la valorisation de certaines qualités dites « féminines » rapprochent

inévitablement Marcuse d’une posture essentialiste, similaire à certains égards à ce qu’on a

appelé le féminisme de la différence, mais ce rapprochement est paradoxal, puisque son

intérêt envers le potentiel révolutionnaire des luttes féministes le rend davantage solidaire

du féminisme radical. Cela tient, comme nous l’avons vu, à la nécessité de baser le

changement social sur une structure instinctuelle différente, suscitant face aux incitatifs

presque « biologiques » à la consommation et à la compétition, une réponse tout aussi forte,

incarnée dans le corps et dans les instincts de ceux et celles qui refusent. Aux besoins

répressifs du système, intégrant les individus au niveau même de leurs corps et instincts,

correspond donc le besoin d’y résister, et il n’existe peut-être pas de meilleur exemple de

cette forme de refus que le conflit mis à jour par les luttes féministes, faisant émerger des

résistances dans chaque interaction avec les schèmes intégrés de l’oppression.

Par surcroît, ce qui est en jeu dans l’utilisation de cette « seconde nature » féminine

dans la reconstruction d’un monde libre est la direction du système de concepts, de valeurs,

de la morale, par une sensibilité nouvelle qui implique un autre rapport au monde, une

posture radicalement différente face à la vie. Le foyer de cette réorientation est ancré dans

l’expérience sensible, qui se traduit dans les sphères « supérieures » de l’esprit par une

imagination qui est en rupture avec le continuum de l’oppression. Si nous élargissons

maintenant cette réflexion sur le mouvement féministe à la question des bases

expérientielles communes aux différents mouvements contestataires identifiés par Marcuse

400 Ibid., p.282. 401 Ibid., p.285-286.

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– le mouvement écologiste étant le second exemple auquel il pense –, il semble que ce soit

le domaine des sens, au fondement d’une vision différente de la réalité et des concepts qui

s’y réfèrent, qui relie le besoin instinctuel de changement, vécu sur une base individuelle, à

un projet politique doté d’une dimension sociale et collective. C’est cette articulation des

sphères individuelle et collective, se jouant à la fois au niveau de la sensibilité et de

l’imagination (comprise comme sa contrepartie dans le domaine de la pensée), qui est un

des traits constitutifs de ce que Marcuse appelle la « nouvelle sensibilité »402.

3.3 L’art et la transformation de la sensibilité en imagination

créatrice

Nous avons vu au chapitre précédent comment l’organisation répressive des facultés

sensibles avait conduit au triomphe du principe de réalité sur le principe de plaisir,

triomphe qui dépouille la Raison de ses qualités sensibles tout en l’associant aux facultés

« supérieures » qui deviennent les seules dépositaires de ce qui est perçu comme étant bon,

vrai ou juste. Cependant, la Raison n’occupe pas la totalité de l’intellect : l’imaginaire est

cette capacité, propre à « l’activité pensante » non encore colonisée par la Raison, de rester

fidèle au principe de plaisir tout en faisant partie du domaine abstrait de la pensée. Selon

Freud, celui-ci est en effet « la seule valeur mentale qui demeure, dans une très large

mesure, libre à l’égard du principe de réalité, même dans la sphère de la conscience

développée »403. La contribution de Freud consiste selon Marcuse à montrer comment le

triomphe du principe de réalité a pour effet de diviser les processus mentaux auparavant

unifiés dont pouvait jouir de manière indifférenciée la structure mentale qui n’y était pas

encore soumise, le « moi de plaisir »404. Par cette scission, la Raison se trouve séparée de

l’imagination, et la connaissance logique s’oppose à la fiction. Il en résulte que la première

acquiert le privilège d’être associée à la réalité, alors que la seconde s’en libère, mais perd

en même temps tout droit de revendiquer une quelconque affinité pratique avec elle :

402 « [L]a nouvelle sensibilité est le canal par lequel le changement social devient un besoin individuel, le

relais entre le “changer-le-monde” comme pratique politique et l’énergie déployée pour la libération

personnelle ». Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, op. cit., p.81. 403 Herbert Marcuse, Éros et civilisation : contribution à Freud, trad. J-G. Nény et B. Fraenkel, Paris :

Éditions de Minuit, 1955 (1971), p.135. 404 Ibid., p.136.

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Ainsi conditionnée, [la première] partie de l’esprit obtient le monopole d’interpréter, de

manipuler et de modifier la réalité, de régir le souvenir et l’oubli et même de définir ce

qu’est la réalité et comment elle doit être utilisée et transformée. L’autre partie de

l’appareil mental conserve sa liberté par rapport aux contrôles du principe de réalité,

mais le prix de cette liberté est qu’elle devient impuissante, gratuite, irréaliste. Alors

que le moi était auparavant guidé et conduit par l’ensemble de son énergie mentale, il

n’est maintenant guidé que par sa partie qui se conforme au principe de réalité. [...] La

raison domine : elle devient désagréable, mais utile et vraie ; l’imaginaire demeure

agréable, mais il devient inutile, faux, il devient un simple jeu, un rêve éveillé.405

Limité d’une part par les sens, qui représentent le matériau à partir duquel l’activité

pensante peut transcender la réalité donnée, et d’autre part par la Raison, qui constitue le

système logique et conceptuel guidant cette transcendance, « le pouvoir de l’imagination a

subi une répression : on ne lui a permis de devenir pratique, c’est-à-dire de transformer

effectivement la réalité, qu’à l’intérieur du contexte général de répression »406. Il semble

par contre que ce soit cette même étrangeté qui ait rendu possible le fait de prémunir une

partie de la structure mentale contre le principe de réalité. En effet, c’est la liberté de

l’imaginaire à l’égard du principe de réalité qui lui permet de continuer « à parler le langage

du principe de plaisir, de la liberté à l’égard de la répression, du désir et de la satisfaction

non-inhibée »407, même lorsque ceux-ci se trouvent vaincus ou contredits par la réalité

établie. La vérité de la Raison, qui s’exprime dans la façon dont elle transforme

effectivement la réalité, entre en conflit avec la vérité de l’imagination, qui est tout aussi

valide selon Marcuse, mais répond à « son expérience propre »408 et n’a pas (encore) ce

pouvoir de s’engager dans la transformation du monde sans se soumettre au préalable aux

exigences du principe de réalité. Refusant de s’y conformer, l’imagination a réussi à garder

vivantes des images absolument inconcevables (et taboues) pour le moi civilisé, mais cela

s’est fait au prix d’une certaine aliénation face à la possibilité de les rendre opérantes. Tout

comme la philosophie bourgeoise tentait de faire en hypostasiant sous forme d’idéaux des

concepts irréconciliables avec la réalité établie, l’imagination préserve l’idée d’une

harmonie possible entre les sphères antagoniques du réel : entre le particulier et l’universel,

entre l’être humain et la nature, entre le rêve et la réalité. Dans les mots de Marcuse,

« l’imagination envisage la réconciliation de l’individu avec le tout, du désir avec sa

405 Ibid., p.136-137. 406 Herbert Marcuse, Vers la libération, op. cit., p.60. 407 Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p.137. 408 Ibid., p.138.

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réalisation, du bonheur avec la raison. Alors que cette harmonie a été rejetée dans le

domaine de l’utopie par le principe de réalité régnant, l’imagination insiste sur le fait

qu’elle doit et peut devenir réelle, que derrière la fiction réside le savoir »409. L’idéal

critique qui attribue à l’imaginaire sa validité en tant qu’« instrument de connaissance » est

ce que Marcuse appelle le « Grand Refus », qui réfère à la manière dont l’imaginaire

« protège contre toute raison, les aspirations à l’accomplissement intégral de l’homme et de

la nature, aspirations qui sont refoulées par la raison »410.

L’art, qui est resté un des seuls domaines où l’imagination peut s’exprimer de façon

productive tout en étant tolérée, fonctionne sensiblement de la même manière selon

Marcuse. Celui-ci transfigure la réalité établie d’après ses propres critères, selon les règles

de la forme esthétique. Il protège par son extériorité face aux questions pratiques de la vie

une dimension de vérité différente, liée au principe de plaisir. « L’analyse de la fonction

cognitive de l’imagination conduit ainsi à l’esthétique, en tant que “science de la beauté” :

derrière la forme esthétique on trouve l’harmonie de la sensualité et de la raison, qui a été

refoulée, la protestation éternelle contre l’organisation de la vie par la logique de la

domination, la critique du principe de rendement »411. Ce serait donc en principe le

caractère abstrait et transcendant de l’art qui lui permet de garder intact son « élément

critique » tout en maintenant vivantes les vérités dont il se fait porteur. De même, ce serait

en raison de son désengagement et de son aspect à première vue aliéné face aux soucis

pratiques de la société que l’art peut encore agir en tant que force subversive. En ce sens, ce

détachement de l’art et de l’imagination ne constitue pas une faiblesse, mais bien au

contraire un avantage considérable : il serait justement ce qui fonde leur autonomie et ce

qui les distancie de cette société où toute forme d’opposition est désormais intégrée de

manière fonctionnelle au système. De ce point de vue, l’étrangeté de l’art ne devrait pas

être perçue comme un retrait de la critique, mais plutôt comme la manière propre à l’art

409 Loc. cit. 410 Ibid., p.151. « C’est dans son refus d’accepter comme définitives les limitations imposées à la liberté et au

bonheur par le principe de réalité, dans son refus d’oublier ce qui peut être que réside la fonction critique de

l’imagination. » Ibid., p.142. 411 Ibid., p.138.

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d’affirmer et de promouvoir cette critique ; c’est par la discontinuité que celui-ci introduit

dans l’« existence répressive »412 que se révèle tout son potentiel subversif.

Pour comprendre les liens qui unissent l’art et l’imagination dans un combat pour

rétablir la dignité de la sensibilité dans la compréhension et dans la transformation du

monde, un des traits essentiels de cette « nouvelle sensibilité » dont nous tentons

d’esquisser le portrait, nous nous pencherons dans un premier temps sur la thèse de doctorat

de Marcuse, portant sur le roman d’artiste allemand. Dans un deuxième temps, nous

examinerons plus en détail son dernier ouvrage, La dimension esthétique (1977), dans le

but d’établir d’abord ce qui fonde l’originalité du rapport que l’art entretient avec le monde

et, ensuite, de dégager cette logique « autre » de l’art, qui, dans les mots de Marcuse,

« aboutit à l’émergence d’une autre raison, d’une autre sensibilité, qui défient la rationalité

et la sensibilité intégrées dans les institutions sociales dominantes »413. Notre recherche

aurait été incomplète sans cette courte digression sur le thème de l’art, qui occupe une place

centrale, mais souvent oubliée, de l’œuvre de Marcuse. Celle-ci inaugure en quelque sorte

son parcours intellectuel tout en constituant son dernier aboutissement, tout comme elle

occupe des longs passages dans la majorité de ses ouvrages, à commencer par Éros et

civilisation (1955), L’homme unidimensionnel (1964) et Contre-révolution et révolte

(1972). C’est aussi à l’aide de cette question que le romantisme marcusien apparaît plus

clairement, teinté par la « conscience malheureuse » et influencé par l’esthétique de

Lukács414 et l’esprit de Weimar.415

412 Traduit de l’anglais, Barry Katz, Herbert Marcuse and the art of liberation : an intellectual biography,

London : Verso, 1982, p.121. 413 Herbert Marcuse, La dimension esthétique : pour une critique de l'esthétique Marxiste, trad. D. Côté,

Paris : Éditions du Seuil, 1977 (1979), p.21. 414 Cf. György Lukács, La théorie du roman, Paris : Gonthier, 1920 (1963), 196 p. ; Die Seele und die

Formen (L’âme et les formes), Berlin : E. Fleischel, 1911, 373 p. 415 Gérard Raulet, « Raison et fiction : L’émancipation en quête de fondements », in Faut-il oublier Marcuse ?

90e anniversaire de Herbert Marcuse (1888-1979), Archives de philosophie, Vol.52, n°3, 1989, p.459. Pour

une étude plus approfondie des liens entre Marcuse et Lukács, ainsi que leurs attaches envers ce que Lukács a

appelé l’« anticapitalisme romantique », teinté d’un intérêt poussé pour le concept d’aliénation, l’idée d’une

nouvelle communauté, l’importance de la nature et la critique des sciences et de la technologie, voir Zoltan

Tarr, « Lukács, Marcuse et leur postérité », in Gérard Raulet (dir.), Faut-il oublier Marcuse ?, op. cit., p.357-

367.

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3.3.1 L’aliénation comme affirmation d’une altérité authentique dans le

roman d’artiste allemand

Dans sa thèse de doctorat intitulée Der deutsche Künstlerroman416, le jeune Marcuse

se penche sur le « roman d’artiste », un sous-genre littéraire du Bildungsroman ou « roman

d’apprentissage » caractérisé par l’histoire d’un personnage principal qui, dans sa quête

d’une réponse aux questions existentielles qu’il se pose, part à la rencontre du monde et

s’en trouve transformé, typiquement par la découverte de soi et par son passage à l’âge

adulte. La particularité du Künstlerroman est que le personnage principal est un artiste et

que son développement personnel met en scène l’avènement de la conscience de soi

artistique et la tension que celle-ci entretient avec le reste de la société.417 Marcuse

interprète la problématique du Künstlerroman comme étant celle d’une opposition entre le

mode d’être artistique et l’existence mondaine, ce qui suppose au préalable des lignes de

différenciation dans la société rendant possible d’identifier l’artiste comme « un type-social

particulier »418. Dans les mots de Marcuse, « la dissolution et la déchirure d’une forme de

vie [Lebensform] unitaire, l’opposition de l’art et de la vie, la séparation de l’artiste du

monde qui l’entoure, telle est la présupposition du Künstlerroman, et son problème, la

souffrance et la nostalgie de l’artiste, sa lutte pour une nouvelle communauté »419. Dressé

contre les valeurs antagoniques d’une existence non artistique, « le but de la vie de l’artiste

(et conséquemment, le thème caractéristique du Künstlerroman dans ses manifestations

historiques) devient la solution ou résolution de cette aliénation »420. Le monde y est

présenté comme un lieu « appauvri, brutal et hostile »421, n’offrant plus aucun

épanouissement possible, et l’avènement de la conscience de soi artistique, comme la

solution à cet état d’appauvrissement généralisé. Dans sa recherche souvent déchirante

d’une réconciliation impossible entre la subjectivité artistique et l’expérience quotidienne,

où l’artiste rejette la société et s’en écarte « en extase, colère ou désespoir »422, le roman

d’artiste laisse transparaître la conception d’un état d’harmonie primaire où seraient 416 Herbert Marcuse, « Der deutsche Künstlerroman », thèse de doctorat : Université de Freiburg-im-Breisgau,

1922, 454 p., publié dans Schriften, vol.1, Frankfurt : Suhrkamp. 417 Barry Katz, Herbert Marcuse and the art of liberation, op.cit., p.40. 418 Traduit de l’anglais, Barry Katz, Herbert Marcuse and the art of liberation, op.cit., p.41. 419 Traduit de l’anglais, cité par Katz, Herbert Marcuse, « Der deutsche Künstlerroman », thèse de doctorat :

Université de Freiburg-im-Breisgau, 1922, p.332. 420 Traduit de l’anglais, Barry Katz, Herbert Marcuse and the art of liberation, op.cit., p.41. 421 Ibid., p.42. 422 Ibid., p.41.

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dissoutes ces oppositions et où la vie artistique et la vie humaine en général se fondraient

l’une dans l’autre pour donner une image pleine de l’existence. Malgré cette tension et son

dépassement improbable, l’unité de cette vie se trouve préservée dans la subjectivité

artistique, puisque l’aliénation qui l’accable lui est constitutive ; en elle, le manque d’unité

exprime justement cette unité en tant que manque. Comme le résume Katz (1982) :

Avec son évocation de la conscience de soi artistique pleinement développée, le

Künstlerroman représente ainsi à la fois le symptôme de la dévaluation du monde,

d’une réalité devenue étrangère à ses propres potentialités, et une anticipation concrète

de la négation et de la transcendance de cette distanciation (estrangement).

L’aliénation de l’artiste à un monde sans art [...] est l’assurance d’un refuge d’idéaux

transcendants contre une réalité déficiente.423

L’aliénation renvoie donc autant à l’appauvrissement du monde qu’à la préservation

d’un mode d’être authentique « à travers lequel la résolution de cette condition d’aliénation

est préfigurée, mais non accomplie »424. S’il y a bien une chose que la souffrance et la

nostalgie de l’artiste expriment, c’est d’abord et avant tout la conscience d’une perte, le

souvenir d’un être différent.

Cette « vérité négative » sous-tend toute l’aliénation de l’artiste dans le

Künstlerroman, mais cela n’est pas unique à ce genre littéraire. Le concept d’aliénation

suppose en effet toujours sa contrepartie, la représentation d’un état des choses authentique

où cette condition d’aliénation serait surpassée. Voilà ce qui a conduit de nombreux

marxistes à écarter du revers de la main les textes de jeunesse de Marx, où le concept

d’aliénation occupe une place de premier plan.425 Selon eux, la critique de la société

existante ne pouvait trouver son fondement dans une conception essentialiste de l’être

humain et des relations sociales. Cependant, même si le jeune Marx se sert consciemment

du concept d’essence – ce qui amène par ailleurs plusieurs commentateurs à parler

respectivement, comme le font Henry et Fischbach, d’une « ontologie de la praxis » et

d’une « ontologie de l’agir » dans la pensée de Marx426 – rien ne justifie pour les

423 Ibid., p.43. 424 Ibid., p.43. 425 Pour un exemple du point de vue contraire selon lequel Marx n’aurait jamais cessé, tout au long de sa

carrière, de réfléchir en termes d’aliénation, voir Franck Fischbach, « Marx et l’aliénation : sur un aspect de la

philosophie des Grundrisse », in Olivier Clain (dir.), Marx philosophe, Québec : Nota Bene, 2009. 426 Michel Henry, Marx I, Paris : Gallimard, 1976 (1991). Franck Fischbach, L'Être et l'acte : enquête sur les

fondements de l'ontologie moderne de l'agir, Paris, Vrin, 2002, 216 p.

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théoriciens de l’École de Francfort que cet usage soit nécessairement conçu comme

transcendant, au sens où les marxistes orthodoxes l’entendent. L’argument formel de

Honneth (2006), qui est au fondement de toute posture critique, consiste à dire que le

diagnostic d’un problème social implique nécessairement une conception – même vague –

de ce qui serait son opposé : une société saine, humaine ou juste, « la vie bonne ou

réussie ». Dans ses propres termes, « on ne peut véritablement parler d’une “pathologie” de

la vie sociale que si l’on dispose de certaines hypothèses sur les conditions de

l’autoréalisation de l’être humain »427. La souffrance sociale suppose donc en elle-même

une contre-image de la réalité, la possibilité de sa propre suppression, mais cette hypothèse

n’est pas transcendante à la réalité, elle n’est transcendante qu’aux faits : elle se fonde sur

l’idée que si un phénomène se montre comme étant « problématique », c’est donc que les

valeurs nous permettant de définir la situation de cette manière sont bel et bien opérantes

dans la société, et la conception d’une vie authentiquement humaine bel et bien possible ;

en bref, elle a pour base une « représentation éthique »428 connue et partagée.

La vérité derrière l’aliénation présentée dans le Künstlerroman est donc celle d’une

unité possible entre la subjectivité artistique et le monde, mais se pourrait-il que cette

possibilité ne soit tout simplement pas socialement réalisable ? Se pourrait-il, en d’autres

mots, que l’authentique sous-entendu à travers l’aliénation dans le roman d’artiste ne relève

pas d’une alternative historique concrète, mais bien d’un pur et simple idéal mettant à jour

le drame qui caractérise l’existence moderne, l’impossible réconciliation, l’invraisemblance

d’une nouvelle communauté ? Ce qui distinguerait l’aliénation dans le roman d’artiste de

celle dont parle la Théorie critique se résumerait ainsi au potentiel de réalisation de son

contraire. Même si toutes les deux expriment une même vérité, la volonté réelle de rompre

avec le statu quo et de le transgresser, la radicalité de la première serait d’autant plus

importante qu’elle ne renfermerait en elle-même aucune possibilité de réconciliation, aucun

compromis entre son désir impénitent de beauté et le monde, entre sa quête indomptable de

liberté et la société qui l’entoure.

427 Axel Honneth, La Société du mépris : vers une nouvelle Théorie critique, Paris : La Découverte, 2006,

p.87. 428 Ibid., p.90.

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Comme le remarque Marcuse, dans le Künstlerroman la vie de l’artiste a pour

substance la beauté, mais sa forme est celle de « l’aliénation et l’impossibilité

d’intégration »429. Comme il le dira plus tard dans Éros et civilisation (1955) en citant

Adorno, le principe de réalité dominant contraint l’art à opposer aux institutions répressives

une image négative de la liberté ; l’être humain n’est présenté comme libre que dans la

mesure où il cherche à briser sa servitude. Ainsi, « dans les conditions de l’aliénation, l’art

ne peut présenter cette image de la liberté que comme négation de l’aliénation »430. Ou

encore : « La tension entre l’actuel et le possible est transfigurée dans un conflit insoluble

pour lequel seule la forme de l’œuvre permet d’envisager une réconciliation : la beauté en

tant que “promesse de bonheur” »431.

Qu’en est-il maintenant des autres œuvres d’art, serait-il possible que cette « forme »

dont parle Marcuse soit celle de tout art, celle de la « forme esthétique » en général ? Il

faudra du temps avant que Marcuse n’assume toutes les conséquences de ce postulat et

qu’il ne les systématise dans une théorie esthétique générale. Comme nous verrons, la

négativité dont il continuera à être question dans l’art au sens large et tel que Marcuse en

fait l’étude dans La dimension esthétique (1977) gardera tout de ce drame insurmontable

exprimé dans le Künstlerroman, ainsi que de sa contrepartie, « l’évocation d’une image

belle (schöner Schein) de la libération »432 associée à l’imagination qui reste liée au

principe de plaisir et à la sensibilité.

3.3.2 La dimension esthétique : l’art comme accusation et comme

promesse

La dimension esthétique est le dernier ouvrage de Marcuse. Il est rédigé, comme

l’indique son sous-titre, contre la conception de l’art véhiculée par une certaine lecture

orthodoxe du marxisme. Ce qu’il entend critiquer et qu’il nomme « l’esthétique marxiste »

réfère à cette conception de l’art qui établit un lien étroit, premièrement, entre l’œuvre, les

conditions matérielles d’existence et la classe sociale dont elle émane, et deuxièmement,

429 Traduit de l’anglais, Barry Katz, Herbert Marcuse and the art of liberation, op.cit., p.41-42. 430 Cité par Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p.138, Theodor W. Adorno, « Die gegängelte Musik » dans

Der Monat, V, 1953, p.182. 431 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, op. cit., p.86. 432 Herbert Marcuse, La dimension esthétique, op. cit., p.20.

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entre la qualité de l’œuvre et son contenu politique (révolutionnaire).433 Bien que Marcuse

aborde l’art à partir du même questionnement que l’esthétique marxiste orthodoxe, à savoir

si celui-ci peut ou non être d’une quelconque utilité dans la lutte pour la libération, les

conclusions qu’il en tire vont très exactement dans le sens contraire. À travers les

dissensions qui opposent Marcuse à cette lecture, l’originalité de l’art se dessine dans un

horizon de thèmes typiquement marcusiens. Dans les lignes qui suivent, nous explorerons

certains de ces thèmes – dont la plupart ont déjà été esquissés – à travers trois

caractéristiques spécifiques de la conception que Marcuse se fait l’art et qu’on pourrait tout

aussi bien associer à l’imagination : l’autonomie de la forme esthétique, sa fonction critique

et sa dimension de vérité.434

-L’autonomie de la forme esthétique

La principale position qui oppose Marcuse aux théoriciens marxistes qui se penchent

sur cette question porte sur l’autonomie de l’art. Selon Marcuse, l’art a bel et bien, tout

comme pour l’esthétique marxiste, « une fonction et un potentiel politiques », mais ceux-ci

ne résident pas dans son engagement en faveur d’une classe particulière, dans sa relation à

un projet politique explicite ou dans sa représentation juste des rapports sociaux de

production. Bien au contraire, ceux-ci reposeraient « dans l’art lui-même, dans la forme

433 Ibid., p.16. 434 Comme Marcuse prend la peine de mentionner, l’analyse présentée dans La dimension esthétique se base

« essentiellement sur du matériel littéraire » (ibid., p.10). Il admet toutefois croire à la possibilité que le point

de vue qu’il exprime s’applique aussi à d’autres formes d’art (comme la musique ou les arts plastiques),

même s’il ne se sent pas qualifié pour en parler ni en faire la démonstration. Nous avons cru bon de laisser au

lecteur le soin de déterminer si les termes « art » ou « œuvre d’art » auraient dû être remplacés par

« littérature » et « œuvre littéraire », ou laissés tels quels.

Il est important de noter, toutefois, que son analyse porte essentiellement sur l’art moderne, l’art classique et

le modernisme. On peut donc se demander si le fait, d’une part, qu’il se réfère à l’Art (avec un grand « A »)

et, d’autre part, qu’il lui prête une mission normative particulière, ne participe pas de cet assujettissement

philosophique dont parle Danto (1993), qui amène un aplatissement de l’altérité de l’art et le réduit à la

logique philosophique et au langage imposé par ses interprétations philosophiques (L’Assujettissement

philosophique de l’art, Paris : Éditions du Seuil, 1993, 267 p.). On peut dans un deuxième temps se

questionner sur la place, somme toute mineure ou même inexistante, accordée aux artistes dans cette

conception. Après tout, l’art ne conçoit rien par lui-même, il est l’objet d’une création toujours située dans le

temps et dans l’espace. Or, Marcuse fait de l’art un sujet dont les prétentions dépassent bien souvent celle de

ses « producteurs » tout en évacuant leurs actions particulières. Cette personnification de l’art illustre-t-elle

une nouvelle figure de l’aliénation ou représente-t-elle plutôt une nécessité particulière de l’objet « art », qui

de façon analogue au concept de « société » ne se dévoile qu’après un certain recul et abstraction ? Il reste que

le particulier, ces innombrables intentions et gestes individuels devant accorder à l’art son aspect concret et

déterminé, n’a pas grande place dans l’interprétation de Marcuse. Cette impression est peut-être due au

traitement que nous avons fait de ses propos, où, par soucis de concision, les nombreux exemples qu’il puise

dans la littérature classique ont été laissés de côté, ce qui participe inévitablement à renforcer le caractère

abstrait de ses propositions.

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esthétique en tant que telle »435. Cela veut dire que l’art ne tire sa radicalité et son pouvoir

de contestation face aux rapports sociaux établis qu’à partir de ce qui le fonde lui-même en

tant qu’« art », c’est-à-dire sa capacité à transformer la réalité pour la représenter selon ses

propres principes, son propre langage et ses propres critères. En ce sens, une œuvre d’art

serait révolutionnaire non pas simplement en vertu de sa technique ou de son style, comme

il conviendrait de juger toute avant-garde et comme le voudrait une définition étroite du

terme, encore moins en vertu de son contenu politique, mais bien en fonction de la manière

dont elle transgresse les critères de vérité de la société établie pour leur opposer « sa propre

dimension de vérité, de protestation et d’espoir, dimension constituée par la forme

esthétique même »436. Toute œuvre d’art réussie serait donc potentiellement

révolutionnaire, en ce sens où la soumission de la réalité établie à sa mise en forme

esthétique reposerait sur la subversion de la perception et de la compréhension

quotidiennes. La forme esthétique est l’ultime garante de cette autonomie de l’art, et celle-

ci ne saurait être soumise à aucune loi autre que les siennes, quitte à perdre justement ce sur

quoi repose tout son potentiel critique et subversif.

« Le potentiel politique de l’art, écrit Marcuse, réside seulement dans sa propre

dimension esthétique. Son rapport à la praxis est inévitablement indirect, médiatisé et

décevant. Plus une œuvre est immédiatement politique, plus elle perd son pouvoir de

décentrement et la radicalité, la transcendance de ses objectifs de changement »437.

Autrement dit, plus une œuvre est assujettie à la volonté d’en faire un facteur de

changement et moins elle risque de réussir dans cette tâche « si la tension entre l’art et la

pratique radicale est effacée de telle façon que l’art perde sa dimension de changement

propre »438. Cela est dû aux impératifs mêmes de la praxis politique à laquelle l’esthétique

marxiste voudrait soumettre l’art : celle-ci « œuvre nécessairement dans la concrétude de la

société établie »439, alors que l’art n’obtient son pouvoir de contestation qu’à partir de ce

qui s’en distancie et s’y oppose. En somme, « la forme esthétique constitue l’autonomie de

435 Herbert Marcuse, La dimension esthétique, op. cit., p.9. 436 Ibid., p.12. 437 Ibid., p.12-13. 438 Ibid., p.47. 439 Ibid., p.81.

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l’art vis-à-vis du “donné” »440, c’est grâce à elle que l’art peut transcender les rapports

sociaux établis et subvertir « la conscience dominante, l’expérience ordinaire »441 ; la

puissance révolutionnaire de l’art n’est pas à chercher ailleurs.

Mais l’autonomie de la forme esthétique ne veut pas dire pour autant que l’art soit

complètement indépendant de la société. Cette autonomie s’est imposée à lui par la division

sociale du travail intellectuel et du travail manuel. Tout en consolidant l’art dans un champ

autonome, l’opposition de la création artistique au processus matériel de production,

« résultat des rapports de domination généralement en vigueur »442, en a fait en même

temps un élément de démystification de « la réalité reproduite par ce processus »443, « un

refuge et un point de vue privilégié d’où dénoncer la réalité établie par la domination »444.

Malgré tout, l’art reste donc lié à la société ; celle-ci demeure toujours présente en tant que

« matériau » de la représentation, elle est l’objet de la transformation esthétique, son terreau

travaillé et métamorphosé en « contenu ». Ce contenu, qui n’apparaît dans l’œuvre que

« distancié et médiatisé »445, est la manière par laquelle l’art peut représenter la réalité tout

en la mettant en accusation. Par sa soumission à la forme esthétique, le contenu devient

ainsi plus qu’une simple représentation, il est l’essence représentée de la réalité telle que la

conçoit l’art.

Marcuse nomme « stylisation » le processus par lequel l’art affirme d’un même bond

à la fois la part inextricable du social dans la transformation esthétique de la réalité reçue et

l’opposition qui l’en sépare. À travers lui, l’art paie sa dette envers la société et exprime

« l’historicité du matériel conceptuel, linguistique et imaginaire que la tradition transmet

aux artistes »446, mais manifeste également – et en même temps – la répudiation de ce

donné. La stylisation est le lien qui unit l’art à la réalité qu’elle récuse. C’est par elle que la

transcendance esthétique des rapports sociaux établis continue à parler d’eux, qu’ils

peuvent en fait reconnaître dans l’art leur plus profonde expression. La stylisation fait de la

simple « apparence », l’affirmation de la négation d’une réalité supérieure, réalité exprimée

440 Ibid., p.22. 441 Ibid., p.10. 442 Ibid., p.31. 443 Ibid., p.35. 444 Ibid., p.31-32. 445 Ibid., p.12. 446 Ibid., p.32.

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dans la forme esthétique elle-même. Toute réalité historique peut faire l’objet de cette

« mimesis transformatrice »447, à condition qu’elle soit stylisée, c’est-à-dire soumise à sa

mise en forme esthétique. Comme le remarque Marcuse, « c’est précisément cette

stylisation qui permet de changer la valeur des normes du principe de réalité établi »448.

Sans cette appartenance de l’art à la société, aucune mise en accusation ne serait possible,

aucune des vérités exprimées dans l’art ne saurait revendiquer leur pouvoir d’affirmation

face à la réalité établie :

Par ses éléments propres (le mot, la couleur, le ton), l’art dépend du matériau culturel

transmis ; il le partage avec la société existante. Et il a beau bouleverser le sens

ordinaire des mots et des images, cette transfiguration demeure celle d’un matériau

donné. [...] Cette limitation de l’autonomie esthétique est la condition à laquelle l’art

peut devenir un facteur social.

En ce sens, l’art fait inévitablement partie de ce qui est, et c’est seulement en tant qu’il

en fait partie qu’il peut élever la voix contre ce qui est.449

Or, de quelle manière au juste l’art peut-il « élever la voix contre ce qui est », devenir

un facteur de changement, malgré l’incompatibilité substantielle qui l’exclue de toute

praxis particulière ? Nous trouvons une réponse à cette question dans les procédés

spécifiques qui attribuent à l’art sa fonction critique.

-La fonction critique de l’art

Nous avons vu jusqu’ici que l’art tire son pouvoir de contestation de l’autonomie de

la forme esthétique, qui a la capacité de rompre le « processus constant de la réalité » en

transformant « un contenu reçu (fait présent ou historique, personnel ou social) en un tout

autosuffisant » avec « une signifiance et une vérité qui lui sont propres »450. Mais comment

cette signifiance et cette vérité autres peuvent-elles se traduire dans une transformation

réelle, c’est-à-dire dans une transformation qui se manifeste ailleurs que dans le domaine

autonome de la forme esthétique ? Cette fonction critique de l’art, que nous pourrions aussi

bien caractériser comme son pouvoir de changement propre, se fonde selon Marcuse sur les

procédés de sublimation, de désublimation et de mise en accusation.

447 Ibid., p.58. 448 Ibid., p.56. 449 Ibid., p.53. 450 Ibid., p.21-22.

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La sublimation esthétique réfère d’abord au processus par lequel la réalité reçue est

« surélevée » afin de correspondre aux critères de la forme esthétique. La sublimation qui a

lieu dans la forme esthétique est incontournable pour l’art, toute réalité esthétiquement

représentée « est nécessairement sublimée : son contenu immédiat est stylisé, les “données”

sont remodelées et réordonnées conformément aux exigences de la forme artistique, qui

veulent que même la représentation de la mort et de la destruction évoque le besoin d’un

espoir – besoin qui est au fond de la conscience nouvelle incarnée dans l’œuvre d’art »451.

La sublimation esthétique est le procédé par lequel la réalité reçue est métamorphosée et

placée sous « la loi du Beau »452, de manière à ce que les plus pures images de souffrance,

de drame et de terreur continuent d’évoquer la promesse de bonheur propre à l’art,

l’« image belle [...] de la libération »453.

En ce sens, la sublimation esthétique ne va pas sans une certaine forme de catharsis.

Ce que Marcuse nomme la « catharsis réconciliante »454 repose justement sur cette

caractéristique de l’art qui ne lui permet de représenter des scènes de souffrance qu’en les

soumettant auparavant au principe du plaisir esthétique, aux impératifs de la « forme ».

Depuis la Grèce antique jusqu’à nos jours, l’art possède souvent un côté réconciliateur avec

des choses qui nous dépassent, comme s’il s’agissait de résoudre dans les œuvres ce qu’il

nous est impossible de résoudre dans la réalité. Mais le pouvoir réconciliateur de l’art peut

aussi être détourné et utilisé à des fins répressives : on n’a qu’à penser à la critique de

l’industrie culturelle dans La dialectique de la Raison (1944), où Adorno et Horkheimer

décrient cette réduction du potentiel critique de l’art dans la production industrielle de

réconciliations cathartiques qui n’ont en fait plus rien de réconciliateur.455

Il va donc sans dire que ce « “caractère rédempteur de la catharsis” peut amener l’art

dans le sens d’une “conciliation avec la réalité établie” »456, et c’est la raison pour laquelle

l’esthétique marxiste a souvent taxé l’art d’idéologie conformiste. Ce qu’elle condamne est

451 Ibid., p.21. 452 Ibid., p.73. 453 Ibid., p.20. 454 Ibid., p.69. 455 Horkheimer, Max et Theodor W. Adorno, « La production industrielle de biens culturels », in La

dialectique de la Raison : fragments philosophiques, Paris : Gallimard, 1944 (1974, 1983), p.129-176. Voir

aussi Adorno, Théodor W, « L'industrie culturelle », Communications, vol. 3, 1964, p.12-18. 456 Herbert Marcuse, La dimension esthétique, op. cit., p.24.

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en fait « la transformation des conflits sociaux en destinée personnelle, l’abstraction de la

situation de classe, le caractère “élitiste” des problèmes, l’autonomie illusoire des

protagonistes »457, mais elle oublie en même temps que c’est ce même caractère

idéologique de l’art qui lui permet de s’opposer à la société établie. Le caractère

idéologique de l’art n’est pas, selon Marcuse, « pure et simple idéologie, fausse

conscience », mais bien le reflet simple de son rapport transcendant aux rapports de

production établis. Même s’il est vrai que la catharsis propre à l’art « donne à l’individu un

minimum de liberté et d’épanouissement dans le royaume du manque de liberté »458, ce qui

peut effectivement conduire à rendre la réalité plus tolérable au lieu de canaliser les besoins

objectifs de changement dans une transformation réelle de la société, « pareille

condamnation, souligne Marcuse, ne tient pas compte du potentiel critique qui s’affirme

précisément dans la sublimation du contenu social ». D’une part, la sublimation esthétique

« crée sa propre réalité, qui reste valide même quand elle est refusée par la réalité établie »,

et d’autre part, elle traduit des conflits qui se déroulent au-delà de toute enceinte sociale et

historique : « les confrontations sociales particulières sont inscrites dans le jeu des forces

métasociales entre individu et individu, homme et femme, humanité et nature »459 ; ce sont

des conflits qu’aucun renversement politique ne saurait régler définitivement.

Plus encore, la sublimation qui a lieu dans la forme esthétique laisse la place à une

désublimation dans la réalité reçue. Par la transformation esthétique, l’art suscite de

nouvelles idées, sentiments et sensations qui transforment l’expérience ordinaire et

perturbent la fixité de la société établie. Contrairement à la sublimation esthétique, qui se

trouve parfois à introduire des termes élogieux dans une réalité décadente, la désublimation

dont parle Marcuse et qui en est le résultat va dans le sens contraire ; elle ébranle

l’accoutumance routinière par l’excitation de la perception et l’invocation de sentiments

nouveaux :

La sublimation esthétique explique le côté affirmatif, réconciliateur de l’art ; mais elle

sert en même temps de véhicule à sa fonction critique et négatrice. En transcendant la

réalité immédiate, il brise l’objectivité réifiée des rapports sociaux établis et ouvre une

nouvelle dimension de l’expérience : c’est la renaissance de la subjectivité rebelle.

457 Ibid., p.39. 458 Ibid., p.24. 459 Ibid., p.39-40.

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Ainsi a lieu, sur la base de la sublimation esthétique, une désublimation de la

perception individuelle, dans les sentiments, les jugements, les pensées ; c’est une

invalidation des normes, des besoins et des valeurs dominantes. Malgré tous ses

caractères affirmatifs-idéologiques, l’art reste une force dissidente.460

Par son caractère éminemment transcendant face aux rapports sociaux établis, « l’art

est voué à une perception du monde qui aliène les individus de leur existence fonctionnelle

et de l’accomplissement de leurs rôles sociaux »461. Voilà sans doute le pouvoir le plus

évident de l’art, soit celui d’introduire dans l’unité du flux des vécus une expérience qui

contraste avec la vie quotidienne, qui exalte la sensibilité et l’imagination pour rendre

compte, de l’intérieur même de la société établie, du potentiel réprimé de l’être humain et

de la nature. C’est là le sens profond de la désublimation qui résulte de la sublimation

esthétique : « la rencontre du monde fictif restructure la conscience et donne une

représentation sensuelle à une expérience qui va contre le social »462.

Mais cette contribution de l’art contre « la puissance de mystification du donné »

reste négative, elle exprime son pouvoir de contradiction avec la réalité et l’expérience

quotidiennes. C’est à travers la négativité de l’affirmation propre à la forme esthétique que

l’art met en accusation la réalité établie. Il est en ce sens porté par une autre forme de

raison : « Ritualisé ou non, l’art contient la rationalité de la négation. Dans ses positions

extrêmes, il est le grand Refus – la protestation contre ce qui est. Les manières dont il fait

apparaître, chanter et parler l’homme, dont il fait résonner les choses sont des modes de

refus, de rupture, de recréation de leur existence factuelle »463. L’art n’affirme rien qui

n’existe déjà – en tant que possibilité – dans la réalité donnée, mais il le fait toujours

d’après le conflit secret qui le distingue et l’oppose à elle :

Dans la mesure où l’homme et la nature sont constitués par une société non libre, leur

potentiel réprimé et déformé ne peut être représenté que sous une forme qui distancie

et détache. Le monde de l’art est celui d’un Principe de Réalité différent, celui de

l’altérité ; et ce n’est que par son altérité que l’art remplit une fonction cognitive : il

communique des vérités qui ne sont communicables dans aucun autre langage, il

contredit.464

460 Ibid., p.21. 461 Ibid., p.23. 462 Ibid., p.56. 463 Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, op. cit., p.88. 464 Herbert Marcuse, La dimension esthétique, op. cit., p.23.

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Ainsi, le monde fictif de l’œuvre d’art se trouve porteur d’une vérité négative. Ce qui

fait de lui une fiction parle à travers cette dernière, et c’est plutôt elle qui devient le moyen

par lequel l’œuvre peut énoncer des vérités sur le monde social. De cette manière, « le

monde qui fait l’objet de l’intention artistique n’est en aucun cas seulement le monde donné

de la réalité quotidienne, mais ce n’est pas non plus un monde de pure fantaisie, de pure

illusion ». La fiction qui le caractérise fait de lui « quelque chose de plus, et, aussi, de

qualitativement “autre”. En tant que monde fictif, qu’illusion (Schein), il contient plus de

vérité que la réalité quotidienne »465. Le côté purement fictif du monde de l’œuvre d’art

fonctionne comme accusation de la réalité établie, en ce sens où il incarne l’affirmation de

cette opposition qui le sépare du donné : il est ce que la réalité n’est pas, et par le fait

même, il exprime sa vérité face à la réalité de manière négative ; il est son manque, sa

fiction, ce qu’elle a de faux. On assiste ainsi à un renversement : les images de liberté et de

bonheur exprimées dans l’art, à la fois de manière positive et comme les contreparties des

plus déchirantes scènes de douleur, de désespoir et de mort, deviennent fausses, et on

reconnaît alors la réalité trompeuse de l’autre côté de la fiction. L’art dévoile de cette

manière ce que la réalité établie maintient d’illusoire, et parallèlement, ce qui demeure

authentique à travers la fiction de la forme esthétique : « c’est dans la réalité même, non

dans l’œuvre d’art, qu’est l’illusion. L’œuvre est rebelle de par sa structure même ; toute

réconciliation avec le monde qu’elle dépeint est inimaginable »466.

-La vérité de l’art

L’art devient donc porteur de vérités, et ces vérités se fondent sur ce qui le distancie,

l’oppose et l’aliène face aux rapports sociaux dominants. Par cette opposition, l’art s’érige

en définition de ce qui est réel à ses yeux, et par la constitution d’un monde qui lui est

conforme, il bâtit sa propre dimension de vérité.467 Ainsi, « l’art adresse son défi au

monopole que s’arroge la société établie de déterminer ce qui est “réel” ; le moyen consiste

à créer un monde fictif qui soit néanmoins “plus réel que la réalité elle-même” »468. À

465 Ibid., p.65. 466 Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, op. cit., p.130. 467 « L’aliénation artistique rend l’œuvre d’art, l’univers de l’art, essentiellement irréel. Elle crée un monde

qui n’existe pas, un monde de Schein, d’apparence, d’illusion. Mais c'est dans cette transformation de la

réalité en illusion, et seulement en elle, que se manifeste la vérité subversive de l’art. » Herbert Marcuse,

Contre-révolution et révolte, op. cit., p.127. 468 Herbert Marcuse, La dimension esthétique, op. cit., p.35.

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travers sa mise en forme esthétique, le monde de la réalité reçue est donc sublimé, et sa

transfiguration devient le support par lequel l’art affirme la possibilité d’une réalité

différente ; « le monde formé par l’art est alors reconnu comme une réalité qui est réprimée

et déformée dans la réalité reçue »469. C’est sur ce point que réside la fonction critique de

l’art, son pouvoir de désublimation, qui peut changer la compréhension et la perception

quotidiennes de manière à ce que le monde devienne « en réalité tel qu’il apparaît dans

l’œuvre d’art »470. L’art crée ainsi une rupture dans l’expérience, il s’insère dans la

perception du monde pour changer la primauté de ce qui est perçu, vécu, senti, compris

comme étant vrai. Il est en ce sens un adversaire du principe de réalité et de la Raison qui

lui correspond. La forme immédiate de la réalité établie est médiatisée par l’art, et l’art

révèle ce que la réalité établie a d’incomplet et de faux. Par la contradiction qu’il opère, la

réalité reconnaît sa vraie forme, exprimée non pas dans ce qu’elle est, mais dans la

possibilité « autre » qu’elle manifeste :

Forme esthétique, autonomie et vérité sont interdépendantes. Elles sont autant de

phénomènes socio-historiques qui transcendent l’enceinte du socio-historique. Si celle-

ci limite l’autonomie de l’art, elle le fait sans invalider les vérités transhistoriques

exprimées dans l’œuvre. La vérité de l’art réside dans son pouvoir de rompre le

monopole de la réalité établie [...] pour définir ce qui est réel. En consommant cette

rupture, qui est le résultat de la forme esthétique, le monde fictif de l’art apparaît

comme la vraie réalité.471

Or, la réalisation de cette réalité autre demeure extérieure à son domaine : « L’art ne

peut pas changer le monde, mais il peut contribuer à changer la conscience et les pulsions

des hommes et des femmes qui pourraient changer le monde »472. Tout comme le

Künstlerroman, qui traduisait l’impossible réconciliation entre la subjectivité artistique et le

monde, la fonction la plus radicale de l’art ne consiste donc pas à « faire advenir la

Révolution », mais bien à rendre compte de son insuffisance et à rappeler les questions

qu’elle ne pourra jamais régler, tel un rappel du drame de l’existence, « l’angoisse de l’être

humain »473.

469 Ibid., p.20. 470 Ibid., p.12. 471 Ibid., p.23. 472 Ibid., p.45. 473 Ibid., p.28. Sur la question de la nostalgie qui semble habiter Marcuse, Adorno et Horkheimer, disons que

de la même manière que l’art n’exerce son pouvoir d’affirmation face à la réalité établie que dans la négation,

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L’attrait exercé par l’art dans la Théorie critique reposerait peut-être sur le fait que

son potentiel critique caché et indirect est irréconciliable avec la réalité établie. Marcuse a

trouvé en lui une dimension privilégiée pour dénoncer et démystifier cette réalité. L’art

(moderne ou classique), qui malgré toute sa dimension réconciliante et idéologique

continue de mettre en accusation la société et de s’affirmer en opposition à elle, s’est donc

établi comme une dimension critique immanente à la réalité sociale. Par sa transcendance

des rapports sociaux dominants, l’art subvertit ainsi la conscience et l’expérience ordinaires

pour leur opposer sa propre vérité, « refusée ou même inouïe »474 dans la réalité établie.

Ainsi s’éclaire enfin le lien qui unit l’art à l’imagination, puis l’imagination à la

transformation du monde : en restant à l’écart du principe de réalité dominant, l’art et

l’imagination ont renoncé au fait de s’engager de manière active dans la société, mais ce

faisant, ils ont préservé une dimension de vérité étrangère à cette réalité, ce qui leur permet

d’ouvrir une brèche dans l’expérience quotidienne pour rompre « la tyrannie répressive de

la raison sur la sensibilité »475. « Comme l’imagination, qui est sa faculté mentale

constitutive, le domaine de l’esthétique est, par essence, “non-réaliste” : il a payé sa liberté

à l’égard du principe de réalité de son inefficacité dans la réalité »476, mais il est demeuré

un allié dans la contestation de l’ordre établi, ayant pour but ultime de remettre en cause la

rationalité dominante pour invoquer une autre image de la réalité et de ses possibilités

intrinsèques. C’est de cette façon que « l’art défie le principe essentiel de la raison : en

représentant l’ordre de la sensibilité, il fait appel à une logique taboue, la logique de la

la promesse de bonheur propre à l’art est en même temps une promesse en contradiction. La vérité qu’elle

exprime n’a peut-être au bout du compte aucune possibilité d’être réalisée dans la société, mais sa simple

existence continue de garder vivante cette possibilité, en tant qu’idée directrice et en tant que souvenir. En fin

de compte, c’est peut-être cette réconciliation impossible de l’art et de la vie qui explique le pessimisme de

l’art. En lui, « le bonheur a le dernier mot, mais c’est un mot de souvenance. Et, à la dernière ligne,

l’affirmation a un ton de tristesse et de défi » (ibid., p.71). Rien ne ferait éclater cette nostalgie de l’art, si ce

n’est la purge du passé, la rédemption impossible de l’Histoire.

Fernand Dumont aborde ce dont il est question de manière semblable : « Par l’abolition momentanée des

rapports de la conscience et du monde, une autre conscience et un autre monde peuvent surgir, à qui il suffira

de devenir poème, tableau ou roman pour qu’ils opposent, et pour toujours, aux bruits familiers de la

conscience mondaine, leur troublant et énigmatique défi, leur inguérissable blessure ». Fernand Dumont, Le

lieu de l’homme, Québec: Bibliothèque Québécoise, 1968 (2014), p.84. 474 Herbert Marcuse, La dimension esthétique, op. cit., p.21. 475 Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p.177. Dans Éros et civilisation, Marcuse base une grande

partie de cette analyse sur Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Aubier, Éditions

Montaigne, Paris, 1794 (1943). 476 Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p.162.

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satisfaction qui s’oppose à la logique de la répression »477. C’est cette « nouvelle logique »

qui est au cœur des revendications cherchant à restaurer la dignité de la sensibilité et de

l’imagination dans la reconstruction du monde, alternative historique éclipsée par les

réalisations d’une Raison qui a décidé de s’accorder au principe de réalité à l’encontre

d’une satisfaction intégrale des besoins et des espoirs de l’humanité à l’égard d’une

pacification de l’existence.

3.4 La sensibilité comme praxis

L’esprit des années 1960 est palpable dans les derniers textes de Marcuse, qui

témoignent de l’expérience qu’il fait des mouvements contestataires durant ces années. Ce

qui ressort le plus nettement des pratiques qu’il observe est le contraste qui les oppose aux

formes traditionnelles de la lutte politique. Ce contraste, phénomène qu’il perçoit comme

nouveau et prometteur, concerne le fondement expérientiel de la révolte, des bases

sensibles radicalement différentes. À travers ces observations, il devient clair pour Marcuse

que la « nature », comprise comme le lieu des instincts et le terrain de la sensibilité,

n’apparaît plus comme quelque chose à dominer, mais bien comme une alliée dans la

transformation du monde : « La découverte des forces libératrices de la nature et de leur

rôle vital dans la construction d’une société libre devient un nouveau facteur du

changement social »478. Dans une société qui tient la sensibilité « émoussée », dans un

univers qui enchaîne la perception aux cadres fixés par la réalité établie et reproduit les

schèmes de l’oppression « non seulement dans l’esprit, dans la conscience des hommes,

mais aussi dans leurs sens »479, c’est-à-dire « au niveau instinctuel et physiologique de

l’existence »480, il semble en effet « impossible de forcer cette prison tant que la sensibilité

pétrifiée des individus n’est pas “dissoute” »481. Ainsi, « le développement d’une sensibilité

radicalement non conformiste revêt une importance politique vitale » ; plus que jamais

auparavant, la libération de la société est liée à la libération de la sensibilité :

477 Ibid., p.172. 478 Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, op. cit., p.81. 479 Ibid., p.96. 480 Ibid., p.85. 481 Ibid., p.96-97.

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134

Aujourd'hui, dans la révolte contre la « société de consommation », la sensibilité lutte

pour devenir praxis, véhicule d’une reconstruction radicale, de nouveaux modes de vie.

Elle s’est faite force de la lutte politique pour la libération. Ce qui veut dire que

l’émancipation individuelle des sens est censée être le point de départ, et même le

fondement, de la libération universelle, que la société libre doit se nourrir de nouveaux

besoins instinctuels.482

L’idée principale dans le développement de ce que Marcuse appelle la « nouvelle

sensibilité », la « sensibilité radicale » ou la « sensibilité radicalement non conformiste »,

est de permettre aux sens de redevenir une médiation pratique dans la transformation du

monde et dans la projection des virtualités de l’être humain et de la nature. Dans les mots

de Marcuse, « cette notion souligne le rôle actif, constitutif, des sens dans le façonnement

de la raison, c’est-à-dire des catégories à travers lesquelles on ordonne, ressent et change le

monde »483. Loin d’être purement passifs et réceptifs, comme l’aurait voulu leur

assujettissement aux facultés « supérieures » de l’esprit (pensons entre autres à Platon et à

Kant), les sens exercent selon Marcuse des « synthèses pratiques » qui ordonnent et

orientent « les données premières de l’expérience ». Leur rôle dans l’organisation de

l’expérience et dans la perception que nous avons du monde est donc beaucoup plus

important que ne le laissent entendre les conceptions philosophiques traditionnelles :

Notre monde n’émerge pas seulement sous les pures formes de temps et d’espace, mais

aussi, et simultanément, en tant que totalité de qualités sensibles – objet non seulement

de l’œil (synopsis) mais de tous les sens humains (ouïe, odorat, toucher, goût). C’est

cette constitution qualitative, élémentaire, inconsciente, ou plutôt subconsciente, du

monde de l’expérience lui-même, qui doit changer radicalement si l’on veut que le

changement social soit radical, qualitatif.484

C’est principalement pour cette raison qu’il devient possible, selon Marcuse,

d’envisager le domaine des sens comme le lieu de refondation d’une autre Raison, une

rationalité nouvelle qui n’aurait plus comme source l’abstraction face aux qualités sensibles

de la matière, mais, bien au contraire, l’expérience même de ces qualités, le rapport sensuel

à l’environnement et à autrui, le principe de plaisir. La sensibilité doit donc briser sa

passivité supposée et s’engager activement dans la transformation de la réalité, devenir

porteuse de nouvelles formes de rapports pratiques avec le monde ; en bref, la sensibilité

doit devenir praxis :

482 Ibid., p.97. 483 Ibid., p.85. 484 Ibid., p.97.

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La liberté humaine est ainsi enracinée dans la sensibilité humaine : les sens ne se

contentent pas de « recevoir » ce qui leur est donné sous la forme dans laquelle cela se

présente, ils ne « délèguent » pas la transformation du donné à une autre faculté

(l’entendement) ; au contraire, ils découvrent ou peuvent découvrir par eux-mêmes,

dans leur « pratique », de nouvelles, de plus réjouissantes possibilités et facultés,

formes et qualités des choses, ils peuvent revendiquer et guider leur réalisation.

L’émancipation des sens ferait de la réalité ce qu’elle n’est pas encore : un besoin

sensuel, un objectif des Instincts de vie (Éros).485

Pour que la sensibilité devienne praxis, la Raison doit donc être désublimée, ou dit

autrement, elle doit reprendre contact avec ses bases sensibles, elle doit briser à son tour la

subordination qu’elle a imposée à la sensibilité et renouer avec l’énergie mentale qui n’a

jamais brisé ses liens avec le principe de plaisir, l’imagination libre de jouir de ses

potentialités créatives ; la Raison doit, en bref, subir une transfiguration dans la direction

requise par « l’intérêt des sens »486. Le « rapport nouveau entre sensibilité et raison », entre

le domaine des sens et celui de la conscience, aboutirait sur une médiation fructueuse

« entre les facultés rationnelles et les besoins sensibles »487 qui mettrait fin au principe de

rendement et rendrait inconcevable la violation interne et externe de la nature, exercée au

niveau de l’individu comme au niveau de l’environnement, et qui semble aujourd’hui

omniprésente dans l’univers social dominé par productivité de la société capitaliste.

En reprenant la place qui lui est due dans l’orientation du développement social et

historique, la sensibilité subvertit le concept de Raison et donne lieu à une rationalité

sensible et nouvelle. Devient alors « raisonnable ce qui protège l’ordre de la satisfaction et

de l’apaisement. Dans la mesure où la lutte pour l’existence devient coopération pour le

libre développement et l’accomplissement des besoins individuels, la raison répressive fait

place à une nouvelle rationalité de la satisfaction dans laquelle raison et bonheur

convergent »488.

485 Ibid., p.97. 486 Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p.177. 487 Herbert Marcuse, Vers la libération, op. cit., p.62. 488 Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p.205.

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136

Conclusion

En suivant Marcuse à travers les différents moments de son parcours intellectuel,

d’abord au sein de l’Institut de recherche sociale où il s’engage en faveur d’une

« organisation rationnelle de la société » conjointement à une partie du marxisme des

années 1930, ensuite dans son analyse de la liquidation de cet idéal par le dévoilement des

liens historiques tissés entre la Raison et la logique de la domination, liens renforcés en

cours de route par le déploiement de la rationalité technologique et du type particulier de

domination qui lui correspond, puis, finalement, dans son esquisse d’une alternative

« sensible » à la rationalité dominante et à son incapacité à défendre et à promouvoir une

critique effective de la société, il apparaît que la Raison est le nœud d’un questionnement

théorique à la fois fécond et problématique.

Contrairement à l’analyse qui, s’étant penchée sur ses écrits les plus virulents à

l’égard de la Raison, aurait supposé que l’issue logique reposerait en dehors de ce domaine

– critique qui, nous l’admettons, s’adresse aux présupposés de la problématique générale de

notre recherche –, Marcuse ne cessera jamais de se référer au concept de Raison : l’idée

d'une société « libre et rationnelle » continuera en effet toujours d’exercer un rôle de

référant et d’idée directrice, tout comme la distinction entre « vraie » et « fausse »

rationalité sera un thème persistant de son œuvre – « seul le système peut s’en passer »489,

écrit-il dans Contre-révolution et révolte (1972). Il envisage en ce sens la possibilité non

pas d’un « dépassement de la Raison », mais bien d'une « autre Raison », fondée sur la

sensibilité et non plus sur la transformation du monde et de la nature à travers leur

domination technique. Notons toutefois que la nouvelle rationalité qui émerge de ces

489 Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, trad. D. Coste, Paris : Éditions du Seuil, 1972 (1973),

p.165.

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recherches subira une mutation considérable par rapport à ses revendications initiales,

mutation qu’il convient maintenant de clarifier.

La réalisation de la Raison, ou l’organisation rationnelle de la société, cela voulait

dire : transformation du monde selon l’idée qu’on s’en fait, soumission de l’être à la

pensée, domination. La pensée qui s’extériorise et transforme le monde pour se reconnaître

elle-même dans tous ses produits, la pensée comprise comme Raison, vue de cette façon,

est donc entièrement portée par la logique de la domination. C’est le projet de la modernité

occidentale de vaincre l’altérité par l’intégration du Tout à sa logique en perpétuelle

expansion (spatiale, politique, économique, spirituelle, etc.), qui se traduit aujourd’hui par

un système économique « sans frontières », le capitalisme financier globalisé qui redouble

d’ironie en démontrant comment cette logique totalitaire a finalement réussi à se libérer de

tout ancrage social, culturel et normatif jusqu’à menacer la possibilité même de reproduire

le système dans son ensemble.490

Le projet de Marx était en grande partie porté par une ambition semblable : soumettre

la totalité des processus sociaux et économiques à la volonté rationnelle des êtres humains

pour les reconnaître enfin comme ce qu’ils sont, le produit de leur propre activité. Dit plus

simplement, cette posture correspondait à la volonté de contrôler l’économie au lieu qu’elle

ne nous contrôle. L’idéal critique qu’elle véhicule possède évidemment ses mérites :

l’économie, en tant que structure de rapports résultant d’un ensemble d’interactions

sociales, se doit d’être soumise à la volonté de ses producteurs immédiats ; le fait que ce

processus acquière un aspect « naturel » n’était qu’une conséquence de la soumission

inverse de l’être humain à des processus économiques qui demeuraient sourds à sa volonté.

Le mythe de la Raison, mieux résumé dans l’œuvre de Hegel qui nous a servi de

guide, semble par contre aller encore plus loin. Celui-ci comporte également la prétention

490 Nous pensons d’abord et avant tout à la crise environnementale, aujourd’hui au centre de l’actualité. Sur ce

sujet, Freitag dit : « Le programme de la globalisation, c’est l’abolition de cette capacité démocratique ou en

tout cas politique d’agir sur le développement économique pour l’intégrer dans un ordre social visant la

réalisation de fins humaines, sociales et politiques. Cela implique non seulement d’interdire toute intervention

de nature politique qui pourrait interférer avec la logique économique, mais conduit encore, à terme, à la

destruction des conditions matérielles et spirituelles de vie des sociétés, et même à menacer le monde de la vie

tout entier […]. » Michel Freitag, L’impasse de la globalisation : une histoire sociologique et philosophique

du capitalisme, Montréal : Éditions Écosociété, 2008, p.193.

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d’étendre constamment sa sphère de contrôle jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus rien

d’extérieur.491 C’était l’œuvre de la Raison de reconnaître l’extériorité comme la sienne

propre, de voir et de comprendre le monde comme son propre monde. Par ce refus

d’altérité, cependant, la dignité du monde était renvoyée à la pensée, appropriée par elle, et

au bout du compte, ses réalisations n’étaient qu’une autre forme d’asservissement de l’être

à la pensée, de soumission du monde à la Raison.

De manière formelle, il est toujours possible de renverser cette appropriation ; après

tout, ce n’est que parce que le monde lui est extérieur que l’être humain peut se permettre

d’exercer violemment sa maîtrise sur lui. La séparation serait donc une condition de la

domination : ce n’est pas contre lui-même que l’être humain dirige son agressivité, mais

contre la « nature » – la sienne ou la nature environnante ; ce n’est que parce que le monde

est « objet » qu’il peut en être le « sujet » ; l’être humain n’éprouve sa subjectivité qu’en se

servant de ce qui l’entoure comme des objets inanimés, dont il peut disposer comme bon lui

semble, comme s’il ne s’agissait que de pure « matière, un matériau sans valeur »492. Cette

définition négative de la subjectivité et de la liberté s’exerce aussi sur d’autres niveaux de

l’expérience, qui subissent eux aussi la logique de la domination et la reproduisent sous

d’autres formes. La psyché individuelle est ainsi conçue comme une « chose » à modeler, à

transformer et à soumettre, tout comme les facultés sensibles de manière générale sont à

leur tour subordonnées aux exigences des facultés supérieures de l’esprit. L’être humain se

fait ainsi objet de lui-même, en se rendant maître de ses facultés sensibles en même temps

qu’il soumet sa structure mentale au principe de réalité et développe une posture

existentielle qui le prédispose à la domination interne et externe de la nature : « Le moi est

ainsi mis en condition pour des actions dominatrices et préparé à la productivité avant

même que surgisse une occasion spécifique exigeant une telle attitude »493.

491 Nous sommes en droit de nous demander ce qui restera, une fois que l’être humain aura réduit tout ce qui

l’entoure à un produit de sa propre activité consciente et concertée, pour jouir de la bénédiction de « faire

monde ». Il sera, existentiellement, véritablement seul face à l'univers, parce que le mécanisme

sociohistorique qui mènera cette conquête sur l’altérité, naturelle ou autre, sera conduit exactement par le

même processus d’extériorisation face à son environnement. 492 Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, op. cit., p.83. 493 Herbert Marcuse, Éros et civilisation : contribution à Freud, trad. J-G. Nény et B. Fraenkel, Paris :

Éditions de Minuit, 1955 (1971), p.107. Le fait de concevoir son propre corps et sa personne comme quelque

chose à construire, à dépasser, à transformer en une machine « performante » n’est pas tout à fait étranger à ce

problème. On peut alors se demander si l’impératif contemporain « d’être soi » n’aboutit pas sur un

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La scission que la philosophie opère entre l’être et la pensée, loin de réduire cet écart

par la réalisation de la Raison, c’est-à-dire par la transformation du monde en un lieu où

tous deux peuvent se reconnaître comme co-originaires, reproduit cette scission sur une

échelle élargie, qui pénètre à son tour les domaines intimes de l’expérience et dévalue la

sensibilité au profit de l’intellect. La répression qui se propage par cette soumission de

l’être à la pensée s’étend ainsi sur de nouvelles dimensions de la vie humaine et sociale.

Cette domination continue d’agir comme le moteur de nouveaux progrès civilisationnels,

mais leur telos s’affranchit de l’intérêt des sens. Coupée de sa dimension sensible, la Raison

est donc, plus que jamais auparavant, à même de satisfaire les besoins qu’elle crée, mais

cette satisfaction se fait désormais sans aucun égard aux données sensibles qu’elle a pour

but d’assouvir et qu’elle délaisse en abandonnant sa finalité de réaliser, en tant qu’ultime

aboutissement du développement technique et scientifique, la réduction du travail pénible et

la libération des formes de plaisir qui ne supposent pas au préalable une part de répression

et de contrainte.

Partis d’une société qui doit être rendue conforme à la Raison, nous voilà donc rendus

à une Raison qui est conforme à la société. En réduisant la nature au rang d’une simple

matière première et quantifiable, vidée de son contenu spécifique, les sciences naturelles

ont rendu possible le fait de manipuler le monde objectif de manière à servir n’importe

quelle fin, ce qui, en retour, a permis d’ériger la technologie en un système de domination

dont la remise en question semble aujourd’hui presque impossible. Par cette abstraction

nécessaire face au monde des sens, faisant de la négation des qualités sensibles la condition

même du pouvoir qu’elle exerce sur le monde, la Raison s’est donc liée à la logique de la

domination de manière presque intrinsèque, jusqu’à libérer ses réalisations de toute

motivation sensible, guidée par la satisfaction de besoins humains concrets.

Dans le but de rasseoir la Raison sur le terrain du sensible, Marcuse propose de briser

cette aliénation en restaurant la sensibilité dans ses droits d’imaginer son univers matériel et

ses possibilités historiques. La réinterprétation de l’être comme Éros, qui s’opère dans la

pensée de Marcuse à partir d’Éros et civilisation (1955), peut donc se comprendre comme

effondrement du moi qui serait dû à une forme de productivité qui s’affirme contre la sensibilité. Cf. Claude

Dubar, La crise des identités : l’interprétation d’une mutation, Paris, Presses universitaires de France, 2000

(2010), p.165, Alain Ehrenberg, La fatigue d'être soi : dépression et société, Paris, O. Jacob, 1998, 318 p.

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une tentative de rompre l’identification si fortement ancrée entre l’activité pensante et la

logique de domination inhérente à la manière dont la rationalité a été conçue et pratiquée

jusqu'à aujourd’hui dans la civilisation occidentale.

Que cette rationalité soit nécessairement la rationalité de la domination, ou quelque

chose d’autre, d’authentique, qui se serait aliéné en cours de route, nous ne sommes même

pas obligés de trancher cette question, ce que Marcuse en effet ne fera que de façon allusive

et hésitante. Marcuse sait pertinemment que la rationalité, telle qu’elle prend forme dans la

société capitaliste, est liée de part en part à la rationalité de la domination, qu’elle soit

instrumentale, technologique, opérationnelle ou autre. C’est le développement même de la

productivité technologique qui donne au contenu de la rationalité cette forme spécifique

caractéristique de la société contemporaine. Maintenant, l’alternative réelle, que la Raison

soit répressive « en soi », comme on aurait pu se douter en suivant le chemin du dernier

Horkheimer,494 ou selon une série de conjonctures sociohistoriques particulières, celle-ci se

situe bel et bien en dehors de la Raison, en ce sens où une raison « désublimée » n’aurait

plus rien de semblable avec la Raison que nous avons étudiée jusqu’ici. C’est toujours bel

et bien de la Raison qu’il s’agit, ce qui évite à Marcuse le fait de déserter le langage

philosophique, mais cette Raison est radicalement transfigurée par son rapprochement avec

le principe de plaisir.

Toute médiation de notre agir dans le monde est ou se présente comme

« rationnelle », c’est-à-dire qu’elle comporte une certaine posologie, commande un rapport

au monde, un mode d'être, une posture (normative, affective, esthétique, etc.) d’un sujet

envers un objet et règle la valeur de cet objet pour le sujet.495 Ce qui caractérisait la Raison,

c’était l’identification du processus de la pensée avec celui de l’être, qui devait être reconnu

494 Cf. Luc Ferry et Alain Renaut, « Présentation », in Théorie critique : essais, Paris : Payot, 1978, p.37. 495 Au niveau de l’expérience subjective, ce rapport est ancré dans la chose elle-même (la tomate se présente

comme tomate, et non pas comme un ensemble d’atomes isolés se tenant par eux-mêmes hors d’un univers

symbolique capable de les organiser a priori de manière significative-normative). Plus spécifiquement encore,

ce rapport est ancré dans l’histoire de la médiation elle-même (la tomate se présente à l’agricultrice

autochtone à l’intersection de son travail et de la nature), ce qui justifie l'idée que mon rapport à la chose n'est

pas mien uniquement, mais fait partie de l'ordre des choses de manière générale, l’ordre des choses propres à

« notre » monde à un moment précis de l’histoire. C'est ce phénomène qui est à la base de l'universalisation de

mon action dans le monde, de ma participation à « ce » monde qui me donne le caractère d’un être rationnel.

Le caractère « rationnel » de la médiation se confond ici avec « raisonnable », en ce sens où l’action

individuelle se conforme aux contours d’une culture, d’une règle collective donnée, du « sens commun »,

même lorsque la norme en question est traditionnelle, religieuse, affective, etc.

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comme étant « un » avec la pensée à travers sa transformation. Marcuse entrevoit la

possibilité qu’il existe d’autres formes de rationalité, toujours caractérisées comme la

médiation de l’agir humain au monde, mais trouvant cette fois-ci leur foyer ailleurs que

dans le processus d’extériorisation de la pensée. L’idée d’une « nouvelle sensibilité »

correspond ainsi à une rationalité véritablement nouvelle, guidée par les facultés sensibles

et par une matrice de médiation praxéologique trouvant sa source non plus dans la Raison,

dans l’unité de la pensée et de l’être, mais bien dans les manières de ressentir le monde et

de jouir avec lui, à partir des sens d’un corps fait de relations et de besoins, ayant repris

pleinement contact avec son imagination dans la pleine satisfaction de l’être conçu comme

potentialité et comme jouissance.496

Le fait que la pensée soit non sensible, dépourvue de sensibilité et purement

intellectuelle, cela est le produit d’un développement historique précis, qui comprend une

alternative tout aussi évidente, la désublimation de la Raison, ou la ré-érotisation de

l’intellect, rendre la Raison sensible, bâtir une nouvelle logique de la satisfaction qui en fait

ne serait pas nouvelle, mais un simple retour à quelque chose qui « aurait pu être » et qui a

petit à petit été évacué des possibilités historiques de la civilisation occidentale : un retour

des qualités dans l’expérience. En termes marxiens, c’est une affirmation du travail concret

contre le travail abstrait, du travail vivant contre le travail mort, des valeurs d’usage contre

les valeurs, etc. La nature, comme le domaine de l’Unique s’opposant à toute abstraction,

est du côté de la sensibilité.

Ce que l’imagination, l’art et le féminisme ont en commun est ce fait de retrouver

dans la sensibilité le point de départ à l’action qu’ils mènent dans le monde.497 Cette

496 Marcuse est certes un penseur non conformiste, mais son héritage matérialiste doit être réaffirmé à travers

l’idée que le contenu de la jouissance est social et ne constitue pas un glissement « en dessous de la société »,

comme s’il s’agissait d’un retour vers quelque chose de plus profond ou de plus « naturel ». Comme il le

mentionne dans sa discussion de l’idée d’une « seconde nature », le domaine de la sensibilité est lui aussi

déterminé par la société. L’idée d’une « synthèse pratique » exercée par les sens seconde cette idée d’une

structuration symbolique du monde opérant au niveau de l’expérience sensible. Cf. Herbert Marcuse, Contre-

révolution et révolte, op. cit., p.85. 497 La question à savoir s’il s’agit ici d’un « saut hors de la médiation symbolique » est pertinente, mais si

nous abordons la sensibilité de manière semblable à Husserl, l’expérience sensible a encore ce pouvoir de

revêtir une dimension symbolique immanente, en ce sens où toute expérience se déploie dans un horizon de

sens qui lui est constitutif, en tant qu’expérience intentionnelle. D’un point de vue phénoménologique, si les

objets se donnent à nous, c’est parce que notre visée de signification trouve son remplissement. L’objet, dès

lors, toujours en tant qu’il est « visé », n’existe pas indépendamment du vécu de conscience que nous avons

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sensibilité particulière constitue le point d’ancrage de la critique qu’ils véhiculent, qui

devient leur propre façon de percer la cage d’acier bâtie par la société industrielle avancée.

Ces phénomènes participent ainsi à la construction d’une « sensibilité radicalement non

conformiste »498 qui cherche à devenir praxis, une nouvelle force de changement social. Or,

pour que la sensibilité devienne un facteur réel de changement, les sens doivent au

préalable sortir de leur torpeur et bâtir leur propre principe de réalité non oppressif, lié à la

satisfaction et au plaisir, aux liens renoués avec l’intérêt des sens. Les fruits de la révolte

seront sensibles, et, comme tels, ils doivent avoir pour topos la sensibilité, un retour aux

qualités, aux valeurs d’usage, aux besoins particuliers de chaque individu. C’est une lutte

contre l’abstraction, qui, sous le règne de la Raison, est devenue son propre motif.

Si le retour à la Raison peut paraître décevant, il ne faut pas le voir comme une

défaite, mais plutôt comme une nécessité de la critique, qui implique toujours une part de

transcendance et d’immanence, d’une part l’abstraction face aux conditions données et,

d’autre part, leur inscription dans des réalités envisagées dans une continuité de possibilités

réelles. Marcuse est en ce sens un Ulysse qui ne quitte jamais Ithaque, mais où tout autour

de lui change au fur et à mesure qu’il se défait de ses assises traditionnelles pour confronter

l’effrayante réalité du monde. Comme nous l’avons mentionné, Marcuse ne cesse en effet

jamais de faire référence à la Raison. Pour que les potentialités du monde s’inscrivent dans

une continuité de possibilités réelles, la médiation est nécessaire, c’est une nécessité

de lui dans l’expérience ; il apparaît toujours à une conscience, et c’est à travers la conscience qu’il se

phénoménalise. Autrement dit, il n’y a d’objet que comme objet de la conscience, et parallèlement, pas de

conscience que comme conscience de quelque chose. Au lieu de présupposer l’existence d’un monde

extérieur à la conscience – posture que Husserl n’hésite pas à qualifier de « naïve » à chaque fois qu’il en a

l’occasion –, les notions d’intentionnalité et de conscience intentionnelle renouvellent le rapport sujet-objet en

remettant en cause l’existence de deux sphères séparées du monde, qu’il s’agisse du sujet et de l’objet, des

cogitationes et de la réalité ou de la conscience et des faits : « Il n’y a pas deux choses [...] qui soient

présentes dans le vécu, nous ne vivons pas l’objet et, à côté de lui, le vécu intentionnel, qui se rapporte à lui ;

il n’y a pas non plus là deux choses au sens de la partie et du tout qui la comprend, mais c’est une seule chose

qui est présente, le vécu intentionnel, dont le caractère descriptif essentiel est précisément l’intention relative

à l’objet » (Edmund Husserl, Recherches logiques, tome 2, trad. H. Élie, Paris, PUF, 1962, p.174-175 [372]).

La visée intentionnelle est donc objectivante en ce sens qu’elle est constitutive de l’objet en tant qu’objet pour

moi, conscience intentionnelle, visant les objets par le biais d’intentions se donnant selon leurs modes propres

de phénoménalisation dans un horizon de sens. Dans le flux intentionnel des vécus, je ne fais donc pas que

regarder, mais je vois ; je ne fais pas qu’écouter, mais j’entends ; je ne fais pas que sentir, mais je ressens.

Cette expérience ne se fait pas en dehors d’un univers symbolique capable de structurer cette expérience de

manière apriorique-normative pour le Moi. Comment ce caractère apriorique de la signification peut-il se

libérer des contrôles totalitaires qui pèsent sur lui dans la société industrielle avancée est peut-être au cœur de

la problématique avancée par Marcuse, quoique posée selon une terminologie complètement différente. 498 Herbert Marcuse, Contre-révolution et révolte, op. cit., p.85.

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logique autant que pratique. C’est la Raison qui, jusqu’alors, assurait le lien entre les

abstractions philosophiques et la réalité donnée, mais Marcuse prend position pour que

cette médiation revienne désormais à la sensibilité. Son déplacement de Logos vers Éros,

du principe de réalité vers le principe de plaisir, de la Raison vers la sensibilité constitue le

point d’arrivée de l’épopée marcusienne où s’échouent les navires de l’espoir portés par le

progrès historique envisagé par la civilisation occidentale et où lèvent l’ancre les nouveaux

mobiles du désir.

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