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Hergé ou L’intelligence graphique Pierre Fresnault-Deruelle * Université de Paris I « Panthéon-Sorbonne » & Centre de recherche « Images, cultures et cognitions » (CRICC) On pourrait dire qu’Hergé pense avec sa main, autrement dit qu’il n’intellectualise pas ses récits au point de faire de ceux-ci des méta-bandes dessinées. Hergé ne travaille pas comme Fred ou Marc-Antoine Mathieu. En bref, le maître de Bruxelles peaufine ses effets jusqu’à ce que ces derniers lui conviennent, mais sans qu’il les ait jamais conceptualisés au sens que nous donnons à ce mot. En d’autres termes encore, Hergé procède à la manière de nombre de cartoonists ou dessinateurs de presse qui s’étonnent de se voir « justement » analysés par autrui : leur « je n’avais pas pensé à cela, mais maintenant que vous le dites… » est un aveu. Ce texte cherche à traquer ces moments d’inspiration graphique dans l’œuvre de l’auteur de Tintin, chez qui le dessin reflète sans pour autant la réfléchir (Les bijoux de la Castafiore mis à part) une poétique hors pair. On voudrait « parler » Hergé, plus encore : l’illustrer. Non pas au sens convenu du terme, ce qui n’aurait pas grand sens, mais en revenant à l’étymologie de ce dernier. L’illustration à laquelle on pense a quelque chose à voir avec l’exaltation des cases, des strips ou des planches dans la mesure où récit et récitation, étayés l’un sur l’autre, confèrent au dessin la force de la nécessité poétique. Il s’agit donc de (re)donner de l’éclat à une manière donnée : précisément du lustre. Qu’est-ce, alors, que la nécessité poétique ? C’est l’adéquation établie entre un propos et la forme qu’on lui a « heureusement » trouvée. Ce qu’en termes triviaux on pourrait dési- gner du nom d’« aubaine » ou de « trouvaille ». Les dessins de presse réussis, à cet égard, en sont autant d’illustrations. Suffit-il, cependant, de s’en tenir à ce niveau pour caractériser le style d’un auteur (cartoonist), dont on perçoit intuitivement que l’œuvre outrepasse la somme de ses bonheurs d’expression ? La question ainsi posée contient évidemment la réponse, qui veut que nous élargissions le champ de nos investigations. On a compris qu’il sera question d’économie graphique ou, pour em- ployer un néologisme, de « scénariographie ». Que faut-il entendre, alors, par scénariographie et, concernant Hergé, sur quelles dimensions de l’œuvre du maître de Bruxelles convient-il de porter l’accent ? Le mot * [email protected]

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Hergé ou L’intelligence graphique

Pierre Fresnault-Deruelle * Université de Paris I « Panthéon-Sorbonne »

& Centre de recherche « Images, cultures et cognitions » (CRICC)

On pourrait dire qu’Hergé pense avec sa main, autrement dit qu’il n’intellectualise pas ses récits au point de faire de ceux-ci des méta-bandes dessinées. Hergé ne travaille pas comme Fred ou Marc-Antoine Mathieu. En bref, le maître de Bruxelles peaufine ses effets jusqu’à ce que ces derniers lui conviennent, mais sans qu’il les ait jamais conceptualisés au sens que nous donnons à ce mot. En d’autres termes encore, Hergé procède à la manière de nombre de cartoonists ou dessinateurs de presse qui s’étonnent de se voir « justement » analysés par autrui : leur « je n’avais pas pensé à cela, mais maintenant que vous le dites… » est un aveu. Ce texte cherche à traquer ces moments d’inspiration graphique dans l’œuvre de l’auteur de Tintin, chez qui le dessin reflète sans pour autant la réfléchir (Les bijoux de la Castafiore mis à part) une poétique hors pair.

On voudrait « parler » Hergé, plus encore : l’illustrer. Non pas au sens convenu du terme, ce qui n’aurait pas grand sens, mais en revenant à l’étymologie de ce dernier. L’illustration à laquelle on pense a quelque chose à voir avec l’exaltation des cases, des strips ou des planches dans la mesure où récit et récitation, étayés l’un sur l’autre, confèrent au dessin la force de la nécessité poétique. Il s’agit donc de (re)donner de l’éclat à une manière donnée : précisément du lustre. Qu’est-ce, alors, que la nécessité poétique ? C’est l’adéquation établie entre un propos et la forme qu’on lui a « heureusement » trouvée. Ce qu’en termes triviaux on pourrait dési-gner du nom d’« aubaine » ou de « trouvaille ». Les dessins de presse réussis, à cet égard, en sont autant d’illustrations. Suffit-il, cependant, de s’en tenir à ce niveau pour caractériser le style d’un auteur (cartoonist), dont on perçoit intuitivement que l’œuvre outrepasse la somme de ses bonheurs d’expression ? La question ainsi posée contient évidemment la réponse, qui veut que nous élargissions le champ de nos investigations. On a compris qu’il sera question d’économie graphique ou, pour em-ployer un néologisme, de « scénariographie ». Que faut-il entendre, alors, par scénariographie et, concernant Hergé, sur quelles dimensions de l’œuvre du maître de Bruxelles convient-il de porter l’accent ? Le mot

* [email protected]

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« scénariographie » est un mot-valise qui intègre les mots et les notions de scène, scénographie, scénario et graphie, à savoir d’écriture, appliquée tant à la localisation, à la qualification et à la distribution des actions, qu’aux modalités d’apparition de ces dernières. Parce qu’elles recoupent largement ces dimensions, nous nous attacherons à ces deux caractéris-tiques de l’œuvre hergéenne : la ligne claire ; l’emblématique des cases.

A. La Ligne claire La « ligne claire » est le nom donné à l’école d’Hergé (ou École de Bruxelles) au rang de laquelle on compte les collaborateurs (Jacobs, Bob de Moor ou Martin), puis les épigones (Swarte, Floch, Ted Benoît, etc.). Concernant Hergé plus particulièrement, la ligne claire qualifie aussi bien la précision du trait, la finition des dessins et la vraisemblance des décors (hormis les visages de ses caricaturaux personnages) que la lisibilité du récit, gage symbolique d’un éclaircissement des choses. En d’autres mots, outre la facture lisse des dessins, l’histoire contée doit mener au degré zéro de l’opacité : raconter pour Hergé c’est déplier, c’est-à-dire réordon-ner. Cohérence et cohésion. Relativement à la précision du trait, la ligne claire n’est pas sans connoter chez le père de Tintin des valeurs de pureté (au sens chrétien du terme), de conformité, voire de conformisme.

a) Un monde-jouet, ou le charme de l’épure Dans un beau texte (Tintin et la ville, Moulinsart, 2004), Philippe Marion fait remarquer que le taxi bleu des 7 boules de cristal (page 20, case 5) n’a pas d’ombres portées sous les roues, et que « tel le moine tibétain, Foudre Bénie, il semble en lévitation (…) ». Tout est dit en quelques mots. Comme chez McCay ou McManus, les choses flottent, en effet, délivrées qu’elles sont de cette pesanteur mortifère qui cloue au sol les héros de Muñoz et Sampayo ou ceux de Baudoin. Pareil au taxi bleu, le wagon jaune de L’île noire (page 33, case 10) roule lui aussi dans on ne sait quel éther (Illus-tration 1). La facture ainsi que la nature des objets représentés ici offrent des caractéristiques idéales pour notre propos.

Illustration 1. Le wagon jaune de L’île noire roule dans on ne sait quel éther

Source : L’île noire, Tournai : Casterman, 1943, p. 33, case 10.

Avec l’aimable autorisation de © Hergé/Moulinsart 2007

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Il se trouve, en outre, que, dessiné de la sorte, Tintin ressemble à un lilli-putien qui se serait embarqué sur un énorme jouet en forme de wagon. Mais un jouet auquel rien ne manquerait. Un jouet-monde. La mention de la marque « Loch Lomond » sur le container n’est d’ailleurs pas pour rien dans la manière que nous avons de regarder cette vignette. Les lettres du réservoir jaune, logotypiques à souhait, participent en effet du « préci-sionnisme » auquel sacrifie Hergé chez qui le design industriel est une passion. En un mot, le dessin fait mine de suspendre la distinction qu’on serait tenté d’opérer entre le rendu d’une maquette « habitée », (comme peut l’être le modèle réduit d’un architecte) et le décor classique d’une bande dessinée, perçu, lui, à la « bonne » échelle. Un instant, le cartoonist s’est octroyé la licence de faire de son récit le support d’un simulacre, non pas tant pour crédibiliser la fiction (ceci est une sorte de pré requis) que pour voir – avec un œil d’ingénieur – ce que cela donne. Cette pos-ture, que le père de Tintin systématise avec Objectif Lune puis On a marché sur la lune (où, ailleurs, dès qu’il est question de bateaux), fait des ma-chines, de leurs gabarits et de leurs registres chromatiques, des objets de catalogue auxquels les héros ont la vertu de s’adapter immédiatement. On ne peut mieux servis par la ligne claire, les dispositifs, réglages, signa-létiques, rationalité des circuits et des profilages forment un environne-ment parfaits pour nos héros, en regard duquel ces derniers sont chargés d’apporter ce minimum de désordre qu’on appelle la vie. À regarder des cases de cette sorte, nous comprenons que c’est d’abord leur degré de finition qui nous fascine. En bref, cette capacité qu’a eue le graphiste de tout ramener, sans perte symbolique, à la surface d’une vignette. Quel plaisir de vérifier que rien ne manque, qui peut être nommé.

b) Un dessin malgré tout bien lisible Continuons avec un paradoxe puisqu’il s’agit a priori d’un contre-exemple. L’oreille cassée, page 61, case 6 : cette case présente une image du désordre… image dont on va voir qu’elle confirme la règle. Tintin, qui se battait avec deux malfrats sur le pont d’un navire, tombe par-dessus bord avec ses ennemis. Les trois hommes coulent à pic, accrochés les uns aux autres. Le jeune reporter en réchappera (évidemment), mais les deux coquins mourront, noyés (fait rarissime chez notre auteur). En cet ins-tant critique, la lutte est féroce, qui fait s’enfoncer les personnages dans l’eau en une sorte d’« embrassement » monstrueux.

Dans un texte intitulé « La peinture comme crime », Régis Michel dit que l’art occidental « fonctionne à la plénitude. (Qu’)il ne connaît (ne tolère) que la continuité des lignes, le polissage des surfaces, l’intégrité des chairs : les signes du plein (…). Tout déficit (quand il se produit) n’est alors qu’un manque ou un accident. » Nul doute qu’aux yeux de ce critique, pour qui l’art vivant trouve grâce parce qu’il refuse le charme mensonger des compositions ordonnées, nul doute qu’Hergé ne soit à l’extrême-pointe du mouvement que Michel dénonce en bloc. Et sans doute la ligne claire chez le maître de Bruxelles représente-t-elle pour lui l’anti-art par excellence. Notre intention – on le

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devine – n’est pas d’entamer une discussion esthétique de fond sur ce sujet : nous avons convoqué Régis Michel parce que sa position (par ailleurs fort stimulante) constitue un point limite à partir duquel le gra-phisme des bandes dessinées d’Hergé peut être interrogé. Il est indé-niable que cette vignette est en rupture avec le tout venant de la produc-tion du cartoonist. Certes, avec cette case, la ligne claire délimite encore êtres et choses, qui nous permet de restituer à tel ou tel les jambes ou les bras qui lui « reviennent ». Mais, justement, force est d’admettre qu’hormis la délinéation, le dessinateur a tout fait pour nous offrir un « compactage » de figures quasi inextricables, ce qui tranche sur son habitude. À bien y regarder, toutefois, Hergé reste fidèle à lui-même. Le dessin de cette case d’exception n’est pas transgressif, ne recèle aucune secrète corruption où le monde (mundus = ce qui est organisé) et l’im-monde (= l’inorganisé) se tiendraient par exemple enlacés. En somme, Hergé n’a aucunement l’intention de produire ici une case chargée de nous signifier que, l’espace d’un instant, il « se lâche » un peu. Non. Cette case n’est pas le lapsus qui nous dirait sur quel fond de répression se construit son travail. Autrement dit, cette vignette n’est pas le désordre, l’âpreté et la hargne confondues, mais seulement l’image du désordre, de l’âpreté et de la hargne confondues. Ce qui est tout différent.

Du point de vue qui nous gouverne, cette case réfère toutefois à l’an-goisse et à la mort avec une intensité exceptionnelle chez notre auteur. Si les personnages chutent plus souvent qu’à leur tour chez le maître de Bruxelles, rares sont les moments où il leur arrive de piquer à la renverse dans le vide où il vont littéralement s’abîmer. Citons à ce sujet ces cases qui, elles aussi, font exception (Le temple du Soleil, p. 41, dernière case, ou Le sceptre d’Ottokar, p. 24, case 1). Mais les « filets » du récit sont là préci-sément pour récupérer les choses et neutraliser la possible folie du dessin. Il y va de l’existence même du genre narratif fluide, dont la viabi-lité suppose de la part de l’image ce que récuse précisément Régis Michel. Est-ce à dire, pour autant, que la bande dessinée soit toujours condamnée à se faire aussi « claire » que possible ? Les œuvres de Breccia ou des frères Varenne pour le noir et blanc, ou de Mattotti pour la cou-leur, nous poussent à répondre par la négative. On doit, en retour, à la vérité de dire que les bandes dessinées de ces artistes, pour abouties qu’elles soient, sont des récits sans cesse au bord de leur propre mise en cause, où les personnages sont aussi problématiques qu’est « dissol-vante » l’économie du dessin qui les prend en charge. Ce qui est aux antipodes du monde de Tintin.

c) Moralisme de la « ligne claire » Allons plus loin. La « ligne claire » est aussi bien une ligne discriminante qu’une ligne pure dont le trajet, ici et là, peut confiner à la sécheresse puritaine : entendons cette volonté du dessinateur d’éliminer du réel ce qui déborde (les gags et les ivrogneries d’Haddock ont évidemment, chez Hergé, valeur compensatoire). La ligne claire est-elle ainsi une frontière

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discriminante chargée de rejeter ainsi le sexuel qui n’a pas lieu d’être (il faudrait encore parler du silence porté sur le social, mais la place man-que). Les deux exemples suivants ont, à cet égard, valeur de symptômes.

1. Le sceptre d’Ottokar, page 1, case 1. Le récit ouvre sur une image où, derrière Tintin qui se promène, on peut voir une statue prendre discrète-ment la tangente. Il ne sera pas dit que le héros, l’âme bucolique ce matin-là (nous sommes dans le Parc du Cinquantenaire), était sensible aux galbes des anatomies (Illustration 2).

Illustration 2. Derrière Tintin qui se promène, une statue prend discrètement la tangente

Source : Le sceptre d’Ottokar, Tournai : Casterman, 1947, p. 1, case 1.

Avec l’aimable autorisation de © Hergé/Moulinsart 2007

Un arbre est bien là, qui sépare résolument les « domaines de compé-tences », cachant justement le bas-ventre du personnage de pierre (sans doute un homme). Représenté, son pénis eût été déplacé : l’on sait le carcan moral dans lequel Georges Remi se sera longtemps enfermé. Cette manière qu’a Hergé de signifier d’entrée aux lecteurs la non-appétence du jeune reporter pour la plasticité des corps a, de fait, quelque chose de principiel. Il est des limites à ne pas franchir. Le salut est en deçà des bordures.

2. Le crabe aux pinces d’or, page 32, case 11. Il reste que les rêves (rares) chez l’auteur de Tintin peuvent fonctionner comme des franchissements de bordure. L’espace d’un instant, la ligne claire des dessins qui semblant de ne pas déroger au style du cartoonist, se charge d’improbables accents (Illustration 3).

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Illustration 3. Les rêves chez Hergé peuvent fonctionner comme des franchissements de bordure

Source : Le crabe aux pinces d’or, Tournai : Casterman, 1943, p. 32, case 11.

Avec l’aimable autorisation de © Hergé/Moulinsart 2007

Qu’on en juge. Nous sommes au pays de la Soif. Tintin, dans son cau-chemar, se voit sous la forme d’une bouteille dont le bouchon serait sa propre tête. Haddock, l’alcoolique, veut boire à tout prix. Ses pupilles reflètent l’objet de son désir, et le tire-bouchon, que le marin s’apprête à vriller dans le crâne du jeune homme, prolonge son corps de la plus hor-rible façon. Tintin-bouteille va y passer. On connaît la suite. Long hur-lement du héros qui se réveille. Cette terrifiante vignette – d’autant plus terrifiante qu’elle est isolée de son contexte – n’est ni plus ni moins que l’image d’un viol. Et le dard du marin de descendre lentement sur la jeune proie maintenue ferme ! La menace se dit encore d’une autre fa-çon. Hormis le tire-bouchon et les pupilles du monstre en forme de bouteilles, le tire-bouchon, l’effrayant rictus de Haddock dévoile une bouche avide : le fantasme homosexuel se traduit alors sous la forme de l’oralité. Le capitaine qui, déjà, absorbe Tintin des yeux s’apprête à le « boire » d’un trait (nous sommes proches de cette iconographie publici-taire érotique qui assimile volontiers le corps de l’autre – en général, une femme – au contenu délectable d’une bouteille ou d’un verre). Mais on l’a dit plus haut, l’exception confirme la règle. La sexualité, lorsqu’elle fera retour (dans Les bijoux de la Castafiore) apparaîtra sous la seule forme d’allusions codées et de jeux d’images à double entente. Tintin, décidé-ment sage comme une image, ne saurait déroger à la loi graphique qui est la sienne : la probité d’un dessin maigre et ferme, gagné, obstinément, sur l’adhérence poisseuse des contingences.

Élargissons le propos. La facture Hergé que d’aucuns considèrent comme insupportablement aseptisée est parti pris qui ne se discute guère. C’est à prendre ou à laisser. Pour notre part, nous tenons que cette facture est en profond accord, non seulement avec l’humour de l’auteur, mais également avec la profondeur de ses images plates. Les cases sur-abondent qui, sans nuire le moins du monde au récit (bien au contraire), nous parlent des problèmes narratifs techniques qui agitent Georges Remi autant que des trucs rhétoriques et stylistiques mobilisés pour les résoudre. Tel est l’objet du développement qui vient.

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B. L’emblématique des cases

1. Au-delà du récit, l’allégorie Les images contenues dans les vignettes peuvent être vues, soit pour ce qu’elles représentent, soit regardées pour la qualité même du dessin. Dans le premier cas – le plus courant –, le regard se fait « transitif », qui passe de case en case sans s’attarder. C’est grâce au « train » des vignettes qu’un itinéraire se met en place dont nous brûlons de brûler les étapes. Dans le second cas, nous accommodons sur le dessin en le détournant de son rôle narratif. Alors, « sous » le dessin s’éclaire le dessein, sous le récit se profile l’intention, les inflexions ou les accents d’une composition ou d’un traitement particulier. Si Hergé a toujours revendiqué son statut de conteur (« je suis un raconteur d’histoires », ne cesse-t-il de clamer), il convient malgré tout de nuancer ses dires. Qu’on nous permette donc d’introduire ici l’once d’un doute. Chez le maître de Bruxelles, la figura-tion est, certes, gouvernée par le souci constant et dominant de la narra-tion ; mais l’inverse – la narration, prétexte à figuration – n’est pas niable. De fait, l’auteur de Tintin est un homme d’équilibre dont le « balance-ment des postures » nous importe. Aussi, nous apparaît-il pertinent de pointer ce besoin qu’a l’auteur de parsemer ses albums de thèmes allégoriques référant tant au medium qu’aux façons qu’il a de s’en emparer.

a) Le tableau retourné

Le secret de la licorne, page 2, case 12 (Illustration 4). Nous sommes au marché aux puces (Milou d’ailleurs n’arrête pas de se gratter). Une foule bon enfant parcourt les allées du capharnaüm à la recherche de l’Objet Manquant. À droite, les Dupondt passent, qui viennent d’acquérir un lot de cannes ; à gauche, un homme, l’air important, jauge une toile. Nous ne verrons rien de cette dernière puisqu’elle se trouve dans les mains de l’amateur qui nous fait face. Cette légère déconvenue ne tire pas à consé-quence ; elle n’a, du point de vue de la fable, aucune valeur fonctionnelle. Pourtant, ce fait anodin nous fait signe, et cela précisément parce qu’Hergé « crée de l’énigme pour produire de l’interprétation » (selon le mot fameux de Michel de Certeau). Autrement dit, cette toile, retournée, constitue un indice ; mais un indice de quoi ?

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Illustration 4. Dans les mains de l’amateur qui nous fait face, cette toile, retournée, constitue un indice ; mais un indice de quoi ?

Source : Le secret de la Licorne, Tournai : Casterman, 1943, p. 2, case 12.

Avec l’aimable autorisation de © Hergé/Moulinsart 2007

Si Le secret de la Licorne, prolongé par Le trésor de Rackham le Rouge, n’est pas une histoire de tableaux – hormis le passage relatif au portrait du Chevalier de Hadoque – le motif du « canevas retourné » connaît malgré tout deux occurrences : Le secret de la Licorne, p. 42, case 14, et Le trésor de Rackham le Rouge, p. 60, case 4. Traduisons. Le message (subliminal) du tableau du marché aux puces pourrait être le suivant : « l’homme aux lorgnons voit, mais toi, lecteur, tu n’y vois que du feu ». La toile du Trésor (p. 60) constitue, quant à elle, un dispositif plus complexe : retourné, le tableau maquille le fait qu’il est aussi un paravent derrière lequel se ca-chent les joyaux qui ont fort agité les héros. Traduisons, à nouveau : à l’instar de la lettre volée d’Edgar Poe, destinée à « crever les yeux » de l’investigateur, la toile retournée d’Hergé cachait qu’elle cachait… De ce point de vue, la petite vignette du marché aux puces, où se trouve campé l’amateur de peinture « à qui on ne la fait pas », est une ironie subtile d’Hergé, qui proclame que le dessinateur n’aura de cesse de nous mener par le bout du nez. L’homme, qui, l’air pénétré, considère gravement l’œuvre qu’on a dite, a beau avoir chaussé ses lunettes, il ne sait pas qu’il n’y voit goutte (sauf exception, l’art est ailleurs que dans les brocantes !), comme n’y voient goutte les Dupondt, persuadés d’être de fins limiers. Comble du comble : la case suivante transforme les flics en cela même qu’ils pourchassent : des voleurs ! Cette vignette anodine, avec son tableau impossible à regarder, ouvre symboliquement un creux qui ne dit pas son nom : celui par où ne cesse de fuir la représentation, incapable de tout montrer, et qui pour cette raison se prolonge (pour notre plaisir) de case en case, c’est-à-dire de compléments en suppléments. La narra-tion figurative – on l’a dit ailleurs – est le tout autre du tableau classique, centré sur lui-même, et avec lequel elle voudrait coïncider, pourtant. À cet égard, on peut conjecturer que l’homme du marché aux puces tient sans doute une image qui se suffit à soi, qui rend toute « récitation » caduque. Ce qui est à l’opposite de l’économie de nos cases. Évidem-ment, Hergé ne pipe mot.

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b) L’escalier

Poursuivant sur cette voie allégorique, on voudrait, maintenant, démêler les raisons pour lesquelles les héros d’Hergé empruntent si souvent des escaliers. Question oiseuse ? Le trésor de Rackham le Rouge, p. 60, case 1. Tintin et Haddock descendent les marches de pierre d’un escalier tour-nant, comme on en trouve dans les tours ou les caves des architectures d’antan. Cette vignette n’a rien de très spectaculaire en soi, puisqu’elle ne représente que le moment d’un transit – une transition – entre deux espaces viables (les salles du château / la crypte). Cependant, ce passage est plus qu’un passage, c’est un intermédiaire ; à la lettre, un mi-lieu. D’une manière générale, les héros habitent autant des lieux que des milieux, ce qui veut dire que dessiner un récit d’aventures, c’est mettre en scène des personnages qui – faute d’être à la foire et au moulin – passent leur temps dans des couloirs de toutes sortes, à quitter des endroits pour arriver à d’autres endroits. En d’autres termes, Tintin, Haddock et consorts passent le plus clair de leur existence à faire le va et vient entre les bris d’une réalité éclatée qu’il s’agit de reconstituer. Et parce qu’ils ne peuvent pas faire le grand écart, les héros font la navette entre l’extérieur et l’intérieur, le haut et le bas, le public et le privé ou l’accessible et l’inac-cessible. Descendre un escalier (notamment un escalier tournant, cette vrille perforante), c’est s’enfoncer dans les profondeurs du sol afin d’accéder à l’objet manquant (… ou à la vérité). Quoi qu’il en soit, sup-primez les cases qui réfèrent à ces passages, il ne vous restera qu’un substrat narratif largement vidé de sa substance.

c) L’armure

Glissée dans une séquence fameuse de La licorne (p. 42, case 5), cette case traite, sans crier gare, de l’âme des choses inertes (Illustration 5).

Illustration 5. Cette case traite, sans crier gare, de l’âme des choses inertes

Source : Le secret de la Licorne, Tournai : Casterman, 1943, p. 42, case 5.

Avec l’aimable autorisation de © Hergé/Moulinsart 2007

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On se souvient qu’en Amérique (p. 50), Tintin avait revêtu une armure et qu’à l’abri de cette dernière, il avait surpris, puis assommé ses poursui-vants. Dans la crypte de Moulinsart, les choses se passent comme si les frères Loiseau se souvenaient de la ruse du jeune homme. Ce qui est impossible. Mais, s’il va de soi que les personnages de papier ne peuvent avoir de mémoire que dans leur seul univers, le lecteur, en revanche, dont la conscience est plus large, peut prêter à telle ou telle figure ses propres réminiscences. Bref, l’inquiétude des deux frères prend appui sur un imaginaire largement partagé par tout un chacun : en l’espèce, nous craignons de voir l’inerte s’animer, en particulier les statues se mouvoir. Le mythe de Dédale ne nous conte-t-il pas que ce sculpteur enchaînait ses statues de crainte de voir ces dernières, la nuit, battre la campagne ? D’une manière générale, la crypte des antiquaires est parcourue d’une vie sourde déclenchée par les deux malfrats, dont l’angoisse s’autoalimente. Certes, les Méchants pensent que Tintin s’est caché dans l’armure (c’est la raison première de leur façon d’agir), mais, plus profondément, ils cher-chent à tuer leur propre peur « incarnée » dans cette statue de fer : allégorie ! Considérons donc cette armure « effondrée » sur le sol, le gantelet près du heaume, dans la position de qui se sachant fatalement atteint se serait laissé choir, désespéré de s’éprouver comme perdu. Désarticulée, l’ar-mure est un quasi-cadavre que sa position nous fait assimiler aux « restes » de la terreur mal liquidée des deux bandits.

La modalisation du récit Hergé n’a eu de cesse d’intégrer à ses récits des vignettes dont le traite-ment a pour vertu de séparer, mine de rien (insistons sur ce point), le récit d’avec lui-même. De sorte que la méta-lecture, reprenant – pour la compléter – la lecture, ajoute encore au plaisir de la découverte.

a) Les codes « le ventre en l’air » (R. Barthes) Tintin en Amérique, p. 10, case 4 (Illustration 6). « Belle image », cette case, un peu plus grande que nature, exalte les qualités du héros (intrépidité, adresse, etc.) tout en mettant l’accent sur la valeur plastique de la vignette. Symptomatiquement, cette dernière nous fait d’ailleurs changer d’optique. Ainsi, Tintin, qui se livre à l’exercice périlleux qu’on voit, et qui vient de sortir d’une fenêtre pour en rejoindre une seconde, renvoie-t-il à ce que nous ne voyons jamais dans une bande dessinée, à savoir le véritable passage d’une rectangle à l’autre. On sait que la bande dessinée repose sur la juxtaposition de dessins, dont nous feignons de croire qu’ils sont autant de ponctions opérées sur un continuum imaginaire. À cet égard, nous considérons les « gouttières » entre les cases comme autant de raccords narratifs. En somme, Hergé retournerait les codes de la narration figurative en nous dévoilant comment le jeune reporter arrive à « joindre les deux bouts ». En prenant le théâtre comme instance de comparaison, on pourrait dire que la coulisse, avec ce dessin, devient

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scène, et inversement. Si, passant maintenant au modèle pictural, nous acceptons l’idée que les fenêtres métaphorisent les cases, autrement dit que les bandes dessinées sont des « immeubles » où le héros voyage (ou plutôt saute) de pièce en pièce, alors nous saisissons qu’en mettant au jour (en une sorte d’externalisation) le passage de vignette en vignette, le dessinateur nous donne à voir le « verso » la page. Est-ce la raison pour laquelle le héros semble progresser à rebours du sens de lecture ? Quoi qu’il en soit, ce qui se trouve entre les images-réceptacles devient alors l’objet de la représentation ! De fait, nous surprenons Tintin qui, ayant fait le tour du « décor », prépare sa réapparition dans le cadre convenu de la vignette. Qu’on se rappelle l’épisode : il s’agit de circonvenir un bandit, en le prenant à revers ! Tel un deus ex machina, le jeune reporter va faire une entrée pour le moins surprenante (voyez page 10, case 6). L’écono-mie de l’image s’en trouve bouleversée, qui voit les cases-fenêtres devenir opaques (noires), et faire office de gouttières (blanches). Ce dessin, à la fois très particulier et entièrement justifié par le scénario, est un truc, sans doute non analysé comme tel par Hergé lui-même, mais caractéris-tique de son désir de « sortir » sporadiquement du jeu codique auquel il s’astreignait. Cette image d’exception fait donc la règle. À noter qu’Hergé nous laisse deviner avec ce lapsus graphique (où l’espace d’un instant disparaissent les conventions établies) ce qui fera la matière de certaines scénographies de Fred (Les voyages de Philémon) ou de Marc-Antoine Mathieu, comme La 2 333e dimension.

Cette image, encore, a quelque chose de troublant dans la mesure où elle met en forme une scène quasi onirique. Nous avons tous fait, peu ou prou, l’expérience rêvée de nous trouver dans des situations d’extrême précarité. Tintin a cet égard est un héros qui passe son temps à se sortir de situations cauchemardesques (cela est plus vrai dans la première partie de l’œuvre que dans la seconde). Aussi, dans la mesure où les mythes peuvent être comparés à des « rêves » socialement partagés dans lesquels un groupe humain projette ses craintes et ses désirs, nous autoriserons-nous à avancer que certains dessins (comme celui-ci) ont effectivement quelque chose de mythique. Plus justement, il est question d’une situa-tion on ne peut plus périlleuse dont on sent bien qu’elle entre en réso-nance, soit avec certains de nos songes, soit avec certains fantasmes à travers lesquels nous nous éprouvons en déséquilibre, « au bord du gouffre », « retenu à la vie par un fil », « à deux doigts de sombrer », etc. ; bref, c’est d’in extremis dont traite Hergé, situation-limite typique de l’éco-nomie de certains récits d’aventures, au rang desquels la saga hergéenne brille de tous ses feux. (Les super héros, repris par le cinéma, cultivent désormais ad nauseam cette veine paroxystique en usant et abusant d’effets spéciaux).

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Illustration 6. Cette image a quelque chose de troublant dans la mesure où elle met en forme une scène quasi onirique

Source : Tintin en Amérique, Tournai : Casterman, 1946, p. 10, case 4.

Avec l’aimable autorisation de © Hergé/Moulinsart 2007

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Il y a mieux. Cette image mythifiante est aussi un « mythogramme ». Un mythogramme serait à la visualisation (perception globale) ce que le mythe serait à la récitation (réception échelonnée dans le temps). On tient pour vrai, parce qu’elle est figurative et narrative, que la bande dessinée recèle dans certaines planches, des éléments mythographiques. Quoi qu’il en soit, il se trouve que ce dessin nous offre une composition sinon rayonnante (centripète ou centrifuge), du moins plus tabulaire que linéaire. Deux effets de sens (au moins) se présentent à l’analyste :

Tintin, à l’extérieur de l’immeuble, domine l’espace et le temps : il peut réapparaître n’importe où : l’idée d’ubiquité n’est pas étrangère à ce dessin qui annonce – on l’a dit – une surprise (il est passé par ici, repassera t-il par là ?).

Tintin, vu en plongée, est pris dans un réseau de lignes orthogonales obéissant, qui plus est, à une certaine obliquité : vertige. Le héros, tendu dans le mouvement risqué d’un gauche à droite, et soumis à la force attractive du vide, est comme écartelé (en d’autres circons-tances, il sera à la croisée des chemins). En suspension (ce qui est le chiffre même du suspense), Tintin symbolise la force du héros, capa-ble de résister à la force dissolvante de l’espace. Ne vivant que pour retrouver une assise perdue, Tintin fait « des pieds et des mains », ce qui, in fine, est sa raison d’être. Pris entre des tenants (qui s’éloignent) et des aboutissants (qui fuient), Tintin invente sa voie, qui n’existe qu’à se vouloir angoissante. Ad augusta, per angusta (vers la félicité par des voies étroites).

b) La parabole

L’affaire Tournesol, p. 14, case 7 (Illustration 7). La scène se passe à Mou-linsart, dans une des dépendances du château, que, pour les besoins de la cause, Hergé fait surgir à point nommé. Généreusement, Haddock a donné toute licence au Professeur Tournesol pour transformer son pavillon de chasse en laboratoire. Et nos héros, ce jour-là, de se rendre dans le bâtiment en question.

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Illustration 7. Le cartoonist donne la primauté aux machines froides sous la « juridiction » desquelles prennent place les personnages

Source : L’affaire Tournesol, Tournai : Casterman, 1956, p. 14, case 7.

Avec l’aimable autorisation de © Hergé/Moulinsart 2007

Le lieu – sorte d’habitacle à double entrée – est ainsi établi que, tandis que Tintin et Haddock pénètrent par le fond de la pièce, le lecteur, pour sa part, est introduit par « l’avant-scène ». « Introduit » est peu dire, tant est captieux le dispositif parabolique du premier plan. Nous voilà littéra-lement « aspirés » dans cet antre où une telle installation de machines intrigue. Il fallait la trouver cette entrée en matière dont on comprend intui-tivement qu’il s’agit de la gueule du loup ! Quoique inerte, l’appareillage du laboratoire n’indique-t-il pas au lecteur qu’une technologie de pointe est là dont l’usage peut être dangereux ? Sans atteindre à cet effet superbe, Hergé nous a déjà montré, dans L’île noire, une case similaire (p. 18, case 2) lorsque le héros entre timidement dans le cabinet du Dr Müller. Dans les deux cas, le cartoonist donne la primauté aux machines froides sous la « juridiction » desquelles prennent place les personnages. Retour à L’affaire Tournesol. Pourquoi ce dessin ? Parce qu’il manifeste à la fois la curiosité des héros, leur surprise, et leur circonspection, mais – surtout – parce que ce dispositif, en l’état, est un signe avant-coureur où la para-bole joue un rôle important. C’est ce signe avant-coureur qui nous inté-resse. Au-delà de l’aspect inquiétant de l’appareil, le lecteur subodore vaguement que la forme de l’objet, cadré de la sorte, n’est pas sans lien avec ce qui doit advenir : à savoir l’« absorption » des personnages dans une intrigue qui, les attirant, va vite les dépasser. En un mot, cette parabole est la métaphore du piège où Tintin ne va pas manquer de tomber.

Hergé, qui porte le récit d’aventures dessiné à sa perfection, est capable de réunir en seul point de la chaîne narrative : 1) un objet donné – la parabole – autour duquel va se cristalliser l’intrigue ; 2) une scénographie doublement signifiante. D’une part, la vignette étant à double entrée, permet qu’ait lieu une conjonction « cardinale », même si celle-ci ne dit

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pas son nom. D’autre part, parce que la cavité, due à la parabole dans l’espace du laboratoire, crée un « appel d’air » qui symbolise bien ce « creux » que constitue tout récit en train de poser ses marques.

Envoi

Parallèlement aux procédés classiquement déployés pour structurer la storia, Hergé a donc cette capacité de mettre en place des vignettes capa-bles de s’adresser à ce que, pour paraphraser Freud, on appellera « l’at-tention flottante ». Cette manifestation de la fonction poétique (autre-ment dit la recherche de la meilleure expression possible) nous permet de faire la balance entre l’allégorie et la simple fonction narrative des vignettes. Cette recherche d’équilibre est aussi une manifestation de ce que Philippe Marion appelle la « médiagénie » et que nous nommons, pour notre part, scénariographie.

Soit cette case de On a marché sur la lune (p. 47, case 13) (Illustration 8). Haddock, qui éructe, voit les Dupondt se réfugier sous un parapluie. C’est qu’en grande colère, le marin postillonne ! Les jumeaux, n’ont pas hésité : aux grands maux (ont-ils pensé) les grands remèdes. Quant à savoir si la réaction des deux flics, ici, est à la hauteur de l’« action » du marin, voilà qui est bien le cadet de leurs soucis. Il est de fait que, même dans cet habitacle en partance pour la lune, les jumeaux n’ont décidé-ment pas « les pieds sur terre ».

Illustration 8. Hergé a soudain donné du corps à cette métaphore (ouvrir le parapluie)

Source : On a marché sur la lune, Tournai : Casterman, 1954, p. 47, case 13.

Avec l’aimable autorisation de © Hergé/Moulinsart 2007

Réfugiés sous ces amples baleines tendues de tissu noir, Dupond et Dupont, que la témérité n’a jamais caractérisés, ont donc une fois encore ouvert le parapluie, non pas tant, cette fois, pour fuir leur responsabilité que pour nier le trop plein d’exubérance de leur vis-à-vis, ce qui revient presque au même. Les Dupondt ont dû faire vite, car leurs cannes, sèches comme des triques, n’eussent servi à rien. En la matière, seul le parapluie de Tournesol (dont curieusement Tryphon ne s’est pas débar-

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rassé en montant dans la fusée) pouvait faire l’affaire. Comme Haddock éructe et postillonne bel et bien, les deux flics « sur-réagissent ». Et pour-tant, la maladresse des Dupondt est aussi un geste adapté, dans la mesure où nos policiers se sont mis à la « hauteur » du capitaine, chez qui l’outrance est une seconde nature.

Hergé a soudain donné du corps à cette métaphore (ouvrir le parapluie) qui dit le manque de courage et, ce faisant, laisse éclater ce gag dont l’im-pact se mesure à l’extension de la tache d’encre dans l’espace restreint de la vignette. Le dessinateur, homme d’ordre, aime ces « incidences » en chambre où les protocoles de la ligne claire – la sage conformité des apparences – se voient bousculés. La truculence est là, toute entière dans cet instant de clownerie pure où, passant d’une situation tendue entre le capitaine et les policiers, Hergé exténue la querelle en l’étouffant sous l’éclatement graphique du pépin déployé.