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Histoire et mémoire de la Deuxième Guerre mondiale

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EHESS

Histoire et mémoire de la Deuxième Guerre mondialeRévision de l'histoire. Totalitarisme, erimes et génocides nazis by Yannis Thanassekos; HeinzWismann; La "Solution finale" dans l'histoire by Arno Mayer; Déportation et génocide. Entrela mémoire et l'oubli by Annette Wieviorka; Modernity and the Holocaust by ZygmuntBauman; Paul Touvier et l'Église. Rapport de la commission historique instituée par le cardinalDecourtray by René Remond; La Christianisation d'Auschwitz. ...Review by: Régine AzriaArchives de sciences sociales des religions, 37e Année, No. 80 (Oct. - Dec., 1992), pp. 225-236Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/30128595 .

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Arch. de Sc. Soc. des Rel., 1992, 80 (octobre-d6cembre) 225-236 R6gine AZRIA

HISTOIRE ET MEMOIRE DE LA DEUXIEME GUERRE MONDIALE

A propos de: THANASSEKOS (Yannis), WISMANN (Heinz) ss la dir., Rdvision de l'histoire. Totalitarisme, crimes et geinocides nazis, Paris, Cerf, 1990, 371 p. (pr6senta- tion Jean-Michlel Chaumont ; coll. << 'assages >). MAYER (Arno), La Solution finale > dans I'his- toire. Paris, la D6couverte, 1990, 566 p. bibiiog., in- dex (pr6f. Pierre Vidal-Naquet). WIEVIORKA (Annette), Ddportation et gdnocide. En- tre la mdmoire et l'oubli. Paris, Plon, 1992, 506 p., Bibliog. Cartes, glossaire, index. BAUMAN (Zygmunt), Modernity and the Holocaust. Grande-Bretagne, Polity Press, 1989, 224 p. REMOND (Rena) et al., Paul Touvier et l'Eglise. Rapport de la commission historique instituee par le cardinal Vecourtray. Parians, Payard, 1992, 41 p. chro- no. Inaex.

FABRE (Melitina), SUCHECKY (Bernard), La Chris- tianisation d 'Auschwitz. Quelques elements du dos- sier. Bruxelles, Union Europ6enne des Etudiants Juifs 6diteur, 1990, Annexes. WEINSTOCK (Micheline et Nathan) compose par, Pourquoi

le carmel

'

dAuschwitz ?. Revue de l'Univer-

sitd de Bruxelles, 1990, 3-4, 222 p., chrono, ill. COMITE INTERNATIONAL DE LIAISON ENTRE JUIFS ET CATHOLIQUES, Apres la shoa Juifs et chrdtiens s'interrogent. Rencontre de Prague (6-9 septembre 1990). Fascicule tire de la revue Istina, XXXVI (1991, nU 3, pp. 225-352). PARDES, Penser Auschwitz Paris, Cerf, 1989, 9-10, No special ss la dir. de Shmuel T'rigano, 289 p. des- sins, photos. BERENBAUM (Michael), After Tragedy and Triumph. Modern Jewish Thought and thle American Experience. Cambridge, Cambridge University

Press,

1990, 196 p., index.

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Apris une premiere note de lecture publide dans une pr6c6dente livraison des Archives (1), voici un nouvel ensemble d'ouvrages 6galement consacr6s i cette p6riode de notre histoire dont la pr6sence et l'ampleur des questions

qu'elle n'en finit pas de susciter semblent grossir avec la distance qui nous en s6pare. Tout comme le pr6c6dent, cet ensemble est d61ib6r6ment h6t6roclite quant t sa composition, m~me si l'histoire et les historiens, on ne saurait s'en 6tonner, s'y taillent la part du lion. Ici encore, aucun document in6dit ne vient bouleverser les connaissances accumul6es. Les sources auxquelles puisent les historiens sont connues de l'ensemble de la communaut6 scienti- fique; seule l'ouverture des archives sovi6tiques (et des ex-pays de l'Est en g6ndral) sera i meme d'ajouter des 616ments inddits B ce fonds documentaire largement r6pertori6. Aussi, il n'est pas inutile de le rappeler, la plupart des travaux historiques de ces dernibres ann6es portent-ils moins sur les faits, connus et reconnus, que sur leur interpr6tation.

Nous avions d6j. vu dans la note pr6c6demment 6voqude que ces inter- pr6tations avaient 6t6 B l'origine de vifs d6bats, voire de pol6miques. Nous verrons dans les pages suivantes que ceux-ci se poursuivent et alimentent sans reliche la r6flexion des historiens.

Quant au jeu complexe de l'histoire et de la m6moire, objet de la seconde partie de cette note, il figure en bonne place et t des titres divers dans les preoccupations. On v6rifiera ainsi que si les enjeux d'histoire sont le plus souvent des enjeux pour le pr6sent, de son c8t6 le recours

. la m6moire,

notamment t celle des survivants, et l'exploitation de leurs t6moignages, plus nombreux et plus pr6coces qu'on s'6tait g6n6ralement accord6 B le dire, peut aussi contribuer h la + fabrication + d'une histoire respectueuse de la rigueur scientifique.

Enjeu pour le pr6sent, l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et du g6nocide l'est assur6ment. De fagon insolite parfois, comme l'actualitd r6cente s'est charg6e de le d6montrer avec < l'affaire Touvier +. Dans cette affaire, c'est non seulement l'Histoire, avec un grand H, qui est prise t partie (et mise i mal par certains) mais ce sont les historiens eux-m~me qui deviennent acteurs et partie prenante. D'oii le n6cessaire bon usage > de l'histoire, thbme de la troisibme section. Pqurtant, cette affaire nous int6resse i un autre titre encore, celui du r6le de l'Eglise, auquel sera consacr6 notre quatrikme point. L'affaire Touvier d'un c8td, celle du carmel d'Auschwitz de l'autre, r6vblent les diverses facettes de ce r61e: r6le effectif de l'Eglise durant et aprbs la guerre, mais aussi r61e de l'Eglise dans la prise de conscience d'une responsabilit6 chr6tienne face au g6nocide. Face i l'histoire et i ses h6ritiers d'aujourd'hui, l'Eglise et les chr6tiens mesurent les difficult6s auxquelles se heurte la maturation d'une conscience et d'une m6moire chr6tiennes respon- sables, c'est-i-dire respectueuses des consciences et des m6moires fragmen- taires et mutuellement exclusives de toutes les victimes d'Auschwitz. Pour finir, nous verrons enfin combien aujourd'hui encore, les divers courants de pens6e juifs 6prouvent eux aussi et pour ce qui les concerne, des difficult6s

. s'entendre pour << penser > la shoa.

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I - La fabrication de l'histoire t l'dpreuve des faits : l'interpritation historique

Sous le titre Revision de l'Histoire. Totalitarismes, crimes et ginocides nazis, Yannis Thanassekos et Heinz Wismann ont r6uni des contributions pr6- sent6es en novembre 1988 au colloque international organis6 par la Fondation Auschwitz a l'Universit6 libre de Bruxelles. Agenc6s en trois parties qui re- couvrent I'intituld, ces actes s'ouvrent sur la reprise et la poursuite du d6bat connu (2) relatif au totalitarisme, oii d6tracteurs et d6fenseurs du concept se retrouvent. Plus loin, le thbme tout aussi d6battu de la r6vision de l'histoire et de ses implications particulibres en Allemagne est 6galement repris. Mal- heureusement, le colloque et I'ouvrage ayant 6t6 boucl6s l'un et l'autre avant la r6unification allemande et les importants bouleversements survenus au cen- tre et a l'Est, rien de vraiment nouveau ne ressort de ces deux ensembles oi l'on retrouve de nombreux 616ments ayant deja fait I'objet d'amples commen- taires.

La seconde partie, << crimes et g6nocides nazis >>, r6unit des contributions assez disparates et indgales. On retiendra surtout celle d'Henriette Assdo sur l'extermination des Tsiganes. Ce g6nocide, m6connu parce qu'il est le plus souvent pass6 sous silence, qu'il ne fait I'objet d'aucune comm6moration of- ficielle et que sa m6moire ne s'inscrit dans aucun << lieu de m6moire >>, en appelle, au premier chef, a la responsabilit6 de la communaut6 historienne et, plus largement encore a la conscience de nos contemporains: il pose le problbme de l'historiographie lacunaire d'un groupe ne disposant ni de porte- paroles ni d'intellectuels organiques. Dans un registre diff6rent, I. Wollenberg d6nonce le caractbre illusoire, en R.F.A., des poursuites juridiques contre les criminels de guerre, notamment l'impunit6 dont jouissent certains juges tou- jours en exercice. Enfin, A. Brossat, S. Combe et J.-Ch. Szurek analysent les raisons de l'occultation de la dimension juive des massacres perp6tr6s par les nazis en (ex-)URSS, (ex-)RDA et Pologne. Eux-mames victimes du nazisme, chacun de ces pays, expliquent-ils, I'a subi et en a assum6 la m6moire selon son histoire particulibre. Ces auteurs constatent cependant que depuis le debut des ann6es 80 on y assiste a un changement d'orientation et a l'apparition progressive de la mention sp6cifique des Juifs. Outre la remarquable synthise qui clt I'ouvrage, on retiendra enfin l'intervention de Jean Ladribre << Aus- chwitz, notre m6moire >> qui en appelle a la n6cessit6 d'une triple conscience : historique, politique et 6thique. Au total, ces actes qui r6unissent des genres disparates (6tudes, r6flexions, t6moignages), mime s'ils n'apportent que peu d'616ments nouveaux a notre connaissance, nous persuadent n6anmoins que la tache des sp6cialistes demeure n6cessaire et prdcieuse. La volont6 de < comprendre >>, qui relaie progressivement la volont6 de << savoir >> exige de creuser toujours plus profond6ment les sillons d6j. trac6s.

Avec l'ouvrage d'Arno Mayer, La < solution finale > dans l'histoire (titre pric6d6, dans sa version originale, de cette phrase emprunt6e a une chronique juive des massacres perp6tr6s en Rh6nanie pendant la premiere croisade: << why did the Heavens not Darken ? >>, pourquoi les cieux ne se sont-ils pas obscurcis ?) c'est aussi a un travail d'interpr6tation historique que nous avons

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affaire. A quoi doit-on attribuer la passion que cet ouvrage a suscit6 outre- Atlantique ?

Tout d'abord et avant tout, I'analyse se prdsente comme une rdponse i

ceux qui << affirment que le juddocide (c'est ainsi qu'A. Mayer nomme le gd- nocide juif) n'a eu aucun precedent dans l'histoire et qu'il fut tout 5 fait unique en son temps >>, en mime temps qu'5 ceux < qui nient farouchement la singularit6 essentielle et les dimensions gigantesques du malheur juif pen- dant la Seconde Guerre mondiale >. En renvoyant ainsi dos a dos gardiens du temple et n~gationnistes, il se trouve, de fait, dans l'obligation de croiser le fer dans deux arknes, distinctes mais imbriqudes l'une dans l'autre: celle oii s'affrontent les historiens du genocide et de la Deuxibme Guerre mondiale, partag~s entre intentionnalistes et fonctionnalistes, et celle oil lui-m~me, Arno Mayer, se trouve confrontd a ceux aux yeux desquels le juddocide revit une dimension quasi-sacrde interdisant toute tentative d'approche scientifique. On comprend ais~ment que cet historien de renom ait pu ressentir l'impdrieuse ndcessitd, aprbs un demi-sidcle, de << reprendre l'examen du juddocide et (d') en faire un objet d'histoire >>.

Quant a la ddmarche et a la these ddfendue, quelles sont-elles ?. A. Mayer refuse de se situer par rapport aux intentionnalistes et aux fonctionnalistes. I1I prdfrre ddplacer le ddbat en le repolarisant entre ce qu'il appelle l'approche rdductive et I'approche extensive de l'dtude du juddocide. Par cette nouvelle formalisation il se donne la possibilitd de situer sa propre ddmarche; il confesse une plus grande affinitd intellectuelle et politique avec les exten- tionnalistes, non sans une certaine distance critique ndanmoins, mais sans s'in- terdire pour autant de << profiter des avantages de chacune >> des dites approches. Ce faisant, il prochde conjointement Ba la confrontation minutieuse des faits et de leur chronologie, a la recherche et a l'6valuation des interactions entre a l'idde et les circonstances >>, a la mise en perspective et en contexte. De ce travail de fourmi se ddgagent des perspectives nouvelles.

La recherche de modbles historiques l'invite B remonter le cours de l'his- toire ; le XVIIe sidcle lui offre la Crise Gdndrale et la Guerre de Trente Ans qu'il soumet a un nouvel examen critique; la fin du XIe sibcle lui offre la premiere croisade et ses massacres de Juifs. Pourvu de ces repbres - il qualifie la Deuxibme Guerre mondiale de < guerre de Trente Ans du XXe sibcle >> (1914-1945) et la guerre contre l'Union sovidtique de < croisade iddologi- que >> - A. Mayer pose l'hypothise selon laquelle < crise gdndrale, guerre to- tale et juddocide forment une tunique sans couture, et(qu')il faut les traiter comme telle >>. Pour autant, I'iddologie nazie n'est pas exclusivement fondde sur l'antisdmitisme. C'est une pensde syncrdtique, a l'amalgame instable, mixte de darwinisme social raciste, d'anticommunisme, d'expansionnisme ter- ritorial et d'antisdmitisme. La question cruciale a laquelle toute la ddmons- tration d'A. Mayer s'efforce de rdpondre est la suivante: qui, de l'iddologie ou des circonstances, a dt6 le premier (mais non le seul) moteur de la radi- calisation du d6sastre juif ? Selon lui, < la radicalisation de la guerre contre les Juifs dtait corrdle a la radicalisation de la guerre contre l'Union sovid- tique >>, et ajoute-t-il, < des l'origine, et au contraire de ce qui se passait sur le front occidental, la campagne de Russie fut une guerre totale >> : elle rdalisait en effet la convergence entre les circonstances, a savoir l'enlisement et la ddfaite a l'Est, et l'iddologie hitldrienne. Sa victime expiatoire devait 8tre le Juif, incarnation du juddo-bolchevisme.

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HISTOIRE ET MEMOIRE DE LA DEUXIEME GUERRE MONDIALE

Selon Arno Mayer enfin, << Auschwitz reflbte cette radicalisation n6e de la fusion de l'id6e et des circonstances >>. Install6 a l'6poque des triomphes, apris les victoires 6clairs sur la Pologne et la France, ce fut d'abord un camp de prisonniers. << II a fallu les exigences d'une guerre longue et totale, une guerre non pr6vue et qu'on perdait, pour transformer Auschwitz en cet enfer inoui de production industrielle, d'exploitation a outrance, de mort et d'ex- termination, dont le souvenir hante le monde civilis6 >>.

En d6pit des questions qui demeurent sans r6ponse et des r6ponses qui ne peuvent que rester conjecturelles, done ouvertes au d6bat d'historiens, A. Mayer entend d6montrer que << la marche vers le jud6ocide ne fut jamais li- n6aire >>. On sait que pour certains aujourd'hui encore, une telle affirmation rel&ve du sacrilbge. Voila en tout cas une belle legon de m6thode historique et de courage intellectuel.

II - Les faits et l'dpreuve de la memoire : histoire et mimoire

Annette Wieviorka, dont la these, trbs r6cemment soutenue, est ici publide sous le titre Diportation et ginocide. Entre la mimoire et l'oubli (le titre omet de mentionner que l'6tude porte essentiellement sur les d6port6s venus de ou rentr6s en France), nous est d6ja connue par d'autres de ses publications (3). Avec le pr6sent ouvrage, cette historienne confirm6e renouvelle et 61argit le champ th6matique de la Deuxibme Guerre mondiale. Disons-le d'embl6e, ce livre est riche, tant par son contenu que par l'esprit qui l'anime. Il nous propose une histoire de la d6portation, a ma connaissance la premiere du genre 6crite a ce jour.

Pour faire cette histoire A. Wieviorka commence par d6finir son objet en r6pondant a la question, simple en apparence: qu'est-ce qu'un d6port6 ? La recherche d'une d6finition historiquement fiddle fait apparaitre Ba elle seule - au fur et a mesure qu'elle se d6voile au monde d'abord puis, au fil de son enquite, a l'historien - l'extreme complexit6 de la r6alit6 de la d6portation. La p6riode sous examen s'ouvre un peu avant la fin des combats, en 1945, et s'achbve en 1948 lorsque les d6port6s se voient dot6s d'un statut. Entre- temps les camps auront 6t6 << lib6r6s >> par les Am6ricains et les Sovi6tiques et les survivants auront 6t6 rapatri6s.

La longue enquate qui oblige A. Wieviorka a distinguer les divers types de d6port6s, I'6tude fouillie de leurs t6moignages, le travail enfin sur les comm6morations et les modes de fixation des m6moires de la d6portation, convergent vers un m~me constat, celui de l'occultation ou de la dissolution de la sp6cificit6 du traitement r6serv6 aux Juifs (4).

A. Wieviorka nous invite a voir comment la r6alit6 concentrationnaire a pu occulter celle de l'extermination. Ainsi, des 63 085 d6port6s, r6sistants, otages, personnes prises dans les rafles, politiques et droits communs envoyds dans les camps de concentration << ordinaires >>, 59% revinrent en France; par contre seuls 3% (soit 2 500 personnes) des 75 721 Juifs de France, d6port6s raciaux envoyds dans les centres d'extermination de l'Est, surv6curent. La prise de conscience d'une double strat6gie dont l'une, la concentration, concer- na l'ensemble des d6port6s, et l'autre, la mise a mort, concerna les seuls Juifs et Tsiganes, s'est faite tardivement. La d6couverte et la m6diatisation des

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camps de concentration par les forces arm6es am6ricaines a laiss6 dans l'om- bre pour un temps la r6alit6 de l'extermination, Auschwitz 6tant plus a l'Est en zone sovi6tique et les Allemands, malgr6 la hate de la d6bacle, ayant pris le temps de faire disparaitre le maximum de traces.

Au lendemain de la guerre, les d6port6s constitu6s en associations se sont regroup6s soit sous l'6tiquette communiste, soit sous la bannibre de la r6sis- tance. Dans un cas comme dans l'autre, I'existence de la cat6gorie des d6portis raciaux se trouvait occult6e, comme l'atteste le monument du Phre Lachaise.

En ce qui concerne les t6moignages et contrairement a ce qui est cou- ramment affirm6, A. Wieviorka soutient et montre que, dans la p6riode concer- n6e, il y eut une masse de t6moignages produits par les survivants. I1 est vrai qu'a l'6poque ils furent rarement entendus (5). Outre l'horreur, ces t6moi- gnages reflktent la disparit6 des conditions de d6tention. Une hidrarchie rigide s6parait les diverses cat6gories de d6tenus. Ce qui n'empichait pas l'infor- mation de circuler a l'intdrieur des camps et d'un camp a l'autre. C'est ainsi que les ddportds non-juifs dtaient au courant du << traitement sp6cial >> rdserv6 aux Juifs, ne serait-ce que par des indices tels que les v~tements et les chaus- sures (notamment d'enfants), entrepos6s et + trait6s >> eux aussi, apris les op6- rations de gazage.

Parmi bien d'autres points qui m6riteraient commentaire et r6flexion, A. Wieviorka souligne le fait que les r6cits des d6port6s juifs de France ne s'ins- crivent pas, comme ceux des d6port6s juifs de Pologne, dans la m6moire col- lective juive d'un monde disparu. Ils rdpondent a d'autres types de finalit6 : une interrogation sur l'homme, une legon politique et une r6flexion sur la dimension nationale et << barbare >> du nazisme. La haine de l'Allemagne et la mdfiance envers son peuple sont le corollaire du patriotisme qui se lit alors dans tous les r6cits. Ces usages de la m6moire ne laissent aucune place a une m6ditation-r6flexion sur le g6nocide des Juifs. L'imp6ratif: rester juif du fait d'Auschwitz, ne touche qu'une minorit6 aprbs la guerre. Pour les contem- porains, il faut plut~t effacer la juddit6.

Dans les comm6morations, nous dit encore A. Wieviorka, les repr6sentants des d6port6s juifs ont adopt6, a leur insu peut-6tre, les 616ments r6publicains du + culte des morts >> (militarisation, drapeau, sonnerie aux morts, Marseil- laise, devise << morts pour la France >>) qui noient la sp6cificit6 juive et les assimilent aux r6sistants. Le profil bas des d6port6s juifs de France tient aussi, selon elle, a la tradition jacobine qui rdpugne a considdrer un groupe a part. Plus encore, 6voquer le g6nocide aurait oblig6 les Juifs de France, et l'en- semble des Frangais dirigeants compris, a consid6rer les Juifs de France comme appartenant a un ensemble plus vaste que la France. Compte tenu de leur exp6rience propre, seuls les Juifs 6trangers pouvaient I'envisager sans complexe.

A coup stir cette 6tude ouvre de nouveaux chantiers pour l'histoire de la Deuxibme Guerre mondiale. Mais a elle seule, elle marque d'ores et ddja une avance innovante et suggestive, que ces quelques lignes de commentaire ne font que suggdrer.

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III - La Deuxibme Guerre mondiale et le ginocide au present : du bon usage de l'histoire

Avec l'ouvrage de Zygmunt Bauman, Modernity and the Holocaust, c'est une approche toute diffdrente et non moins int6ressante qui nous est offerte. Non plus celle d'un historien, mais d'un sociologue qui s'interroge sur la modernit6 et sur la possibilit6 d'un 6v6nement comme l'holocauste (c'est le terme encore le plus couramment employd par les Anglo-saxons en d6pit des critiques que l'usage de ce terme soulbve) en plein coeur de cette modernitY. Pour lui, le g6nocide n'est pas seulement une trag6die juive qui se serait d6- roulde en marge de l'histoire, parenthise honteuse et refermde au sein d'une soci6t6 moderne de bon aloi; il est partie prenante de cette modernit6 qui lui a donn6 naissance et l'a mis en oeuvre. La d6monstration vise a intfgrer les legons de l'holocauste au centre de notre thdorie de la modernit6.

Z. Bauman commence par proc6der a une critique de la sociologie + or- thodoxe > selon laquelle l'holocauste repr6senterait une faillite de la moder- nit6. Cette position vise essentiellement, selon lui, a d6douaner la modernit6 en tant que telle, mais plus encore a contourner une impasse thdorique : face a l'6v6nement, les d6terminants sociologiques invoqu6s traditionnellement s'a- vtrent aussi peu peitinents pour rendre compte des comportements et des at- titudes des acteurs que du fonctionnement des m6canismes sociaux. Bien loin d'&tre le fait de son dysfonctionnement, le g6nocide est une production de la modernit6, dont il repr6sente la face cachde et g6ndralement latente. Pour for- maliser sociologiquement cette hypothbse, Z. Bauman sollicite Weber et sa thdorie de la modernit6 qu'il applique a l'analyse de l'holocauste. Reprenant les 616lments retenus par Weber pour d6finir la modernit6 : bureaucratie, ra- tionalit6, efficacit6, esprit scientifique, rel6gation des valeurs vers la subjec- tivit6, il d6montre que chacun de ces 616ments a constitu6 un rouage essentiel dans la mise en oeuvre de la solution finale. Autrement dit, non seulement la logique de la rationalit6 instrumentale, technologique et bureaucratique est incapable de pr6venir de tels ph6nombnes, mais sans elle l'holocauste n'aurait pu avoir lieu. Le massacre des Juifs en serait rest6 a l'6chelle + artisanale + des pogroms traditionnels.

Cette th~se n'est pas totalement nouvelle et elle a d6ja 6t6 soutenue par d'autres, mais ici la d6monstration a le mdrite d'&tre men6e de fagon souvent convaincante, mime si certains passages peuvent susciter des r6serves. Ce qu'elle apporte de plus int6ressant, a notre avis, se trouve dans les chapitres consacr6s a la production sociale de l'indiff6rence et de l'invisibilit6 morale. Selon Bauman, la lev6e des inhibitions morales est soumise a trois conditions : la violence doit &tre autoris6e et routinis6e - importance de l'ordre donn6, large rdf6rence 6tant faite a Milgram - et les victimes doivent etre d6shuma- nis6es - rl61e de l'iddologie et de l'endoctrinement. Discipline et responsabilit6 technologique se substituent a la responsabilit6 morale et deviennent vertus: chacun doit d'abord et avant tout s'acquitter au mieux de sa tiche. Les prin- cipaux facteurs de d6responsabilisation sont la multiplication des m6diations entre l'initiative des actes et leur cons6quence : l'organisation bureaucratique, chacun n'y est qu'un maillon et n'accomplit qu'un geste anodin en soi; I'in- visibilit6 des victimes : la mise a distance et l'6cart entre le geste mortel tech-

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nique et d~personnalis6 (appuyer sur un bouton, verser une substance dans un conduit) et ses effets engendrent I'indiffdrence, 6rodent la capacitd morale.

Pour Z. Bauman, I'holocauste n'a chang6 que peu de choses au cours ult6rieur de l'histoire. Il n'a eu qu'un faible impact sur notre image et notre comprehension de la civilisation moderne. Aujourd'hui, nous sommes tout aus- si mal pr6par6s i d6coder ou i reconnaitre les signes avant-coureurs d'un 6ventuel nouvel 6v6nement de ce type. Les conditions qui ont rendu l'holo- causte possible n'ont pas 6t6 radicalement chang6es : fragilit6 de la d6mocratie d'un c6t6 et toute-puissance des Etats-nations de l'autre, faillite de la science qui, en se lib6rant du fardeau de la normativit6 et des valeurs (et en pretant son concours au programme racial des nazis) ne peut pr6tendre constituer une sauvegarde contre d'6ventuelles d6rives.

Ce constat, qui pour &tre pessimiste et unilat6ral n'en comporte pas moins sa part de v6rit6, pousse Z. Bauman t proposer une thdorie sociologique de la morale. Il s'interroge notamment sur la nature sociale du mal et sur la production sociale des conduites immorales. Ici encore il conteste la sociologie traditionnelle inspirde de Durkheim qui considbre la socidt6 comme une fa- brique de morale, oii la conduite immorale est interpr~tde en termes de << d6- viation de la norme >> ou d'anomie. A cet 6gard, l'holocauste se prdsente une fois encore comme un d6menti de cette these. Les crimes nazis ne sont consi- d6rds comme immoraux, nous dit Bauman, que parce que 1'Allemagne a perdu la guerre. Les comportements nazis 6taient en accord avec les normes morales du systhme. Les criminels jug6s apris la guerre furent jug6s pour des crimes << 16gaux >>, commis en toute 16galit6. R6trospectivement, les jugements sur ces faits apparaissent davantage, dit-il encore, comme la vengeance des vain- queurs sur les vaincus que comme la recherche du r6tablissement de la morale. Dans la situation extreme d'alors, il apparait que la morale 6tait du c6t6 de ceux qui, par la seule force de leur conscience morale, surent d6fier le consen- sus et la morale officielle en faisant preuve d'une capacitd de resister aux pressions de la socialisation. En consequence, il apparait ndcessaire i l'auteur de rechercher les sources de la morale t partir d'une interpr6tation en rupture avec la thdorie sociologique traditionnelle. Selon Bauman, les processus de socialisation se manifestent davantage dans la manipulation de l'aptitude mo- rale que dans la production de cette dernibre. Aussi nous invite-t-il i rejoindre la pens6e d'Emmanuel L6vinas et i consid6rer avec le philosophe juif que la morale indispensable au << vivre ensemble >> impose le sens de la responsabilit6 vis-a-vis de l'autre. Cette responsabilit6, pleinement assumde, se situe en amont des processus sociaux. Elle est la condition pour advenir t l'6tat de sujet.

Du fait des nombreuses protections eccl6siastiques dont l'ancien milicien Paul Touvier, condamn6 par contumace, a bindfici6 aprbs la guerre, 1'<< affaire Touvier >> << r6active les pol6miques sur le comportement de la hidrarchie ec- cldsiastique pendant les ann6es d'occupation, relance la controverse sur l'at- titude des 6v~ques i l'6gard du gouvernement de Vichy, ranime les interrogations sur l'antis6mitisme des chr~tiens >>, 6crivent dans leur prdsen- tation les membres de la commission d'historiens r6unie et pr6sid6e par Ren6 R6mond i la demande du cardinal Decourtray.

Le fait m6rite mention. Devant la suspicion que cette affaire jette sur l'ensemble de la hidrarchie catholique, I'un des plus hauts dignitaires de l'E- glise de France fait appel i des personnalit6s laiques ext6rieures i l'institution

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HISTOIRE ET MEMOIRE DE LA DEUXIIME GUERRE MONDIALE

religieuse, en l'occurrence a des historiens, pour r6tablir le cr6dit moral de celle-ci. Pour le cardinal, m~me si elle doit 8tre compromettante, la v6rit6 n'en est pas moins pr6f6rable aux rumeurs << que I'on a tendance i transformer en v6rit6s >>. L'histoire, fruit du travail et du savoir-faire de sp6cialistes, se voit ici investie d'une aura sans pr6c6dent. C'est a elle, en la personne de ses membres parmi les plus 6minents qu'il revient de << faire la lumibre, cin- quante aprbs, sur des 6v6nements qui ont secou6 le pays mais aussi l'Eglise, afin d'en tirer des enseignements pour I'avenir dont nous sommes respon- sables >>. (Lettre du cardinal aux membres de la Commission, 28 juin 1990). Conformdment a la volont6 explicite du prl61at, I'institution traditionnellement d6positaire des v6rit6s ultimes et du magistbre supreme s'en remet a I'autorit6 des d6positaires d'une science profane pour la recherche d'une v6rit6 toute terrestre. Le fin politique, en m~me temps que l'homme de coeur et d'honneur qu'est le cardinal Decourtray n'ignore pas que pour n'8tre que terrestre, cette v6rit6 n'en est pas moins de la plus haute importance; de ce pass6 clarifi6 d6pendent aussi les engagements pr6sents et a venir de l'Eglise de France.

Leur intention n'6tant pas de se substituer a la justice ni d'apporter preuves de culpabilit6 ou preuves d'innocence, les historiens ont livrd un rap- port aussi complet que possible, compte-tenu des documents auxquels ils ont pu avoir accbs et des t6moignages qu'ils ont pu recueillir. << Ce rapport, 6cri- vent-ils, qui engage notre responsabilit6 d'historiens, est une oeuvre de bonne foi >>. Dont acte. Et pari tenu. Les faits sont prdsentds avec la plus extreme sobridt6, sans complaisance ni s6v6rit6, gardant toujours la mesure et la mo- d6ration du ton. A aucun moment les r6dacteurs ne s'autorisent a porter de jugement ou a inflichir la ligne de conduite impartiale qu'ils se sont fix6e. S'il n'6claire pas tout le mystbre de << l'affaire Touvier >>, ce document devrait n6anmoins permettre a chacun de fonder ou de conforter, en connaissance de cause, son intime conviction. Au total, voila une d6monstration du bon usage qui peut 8tre fait de I'histoire pour s'orienter dans le pr6sent.

IV - L'Eglise et les chrdtiens face ci la Shoa

Comme il a 6td dit dans l'introduction a cette note, I'affaire Touvier nous intdresse a un autre titre aussi, en tant qu'elle constitue l'un des 616ments d'un dossier difficile et complexe, celui de l'attitude globale de l'Eglise et plus particulibrement de Rome, vis-a-vis des Juifs pendant et aprbs la guerre. La pibce actuellement la plus douloureuse de ce dossier est l'affaire du carmel d'Auschwitz. Cette affaire, bien avant d'8tre close, a d6ja fait couler l'encre de maints journalistes, personnalit6s politiques, repr6sentants religieux, pen- seurs, thdologiens, historiens. Les deux ouvrages ici retenus, dont les auteurs et les contributeurs sont, pour l'essentiel mais non exclusivement, des mem- bres actifs des actions engag6es pour alerter les opinions publiques et les responsables, exposent les 616ments du dossier et donnent un apergu assez complet des principaux arguments de la positionjuive. Ils se pr6sentent l'un et l'autre comme un violent r6quisitoire contre l'Eglise catholique et tout par- ticulibrement contre le pape Jean Paul II dont le projet explicite de r66van- g6lisation et de refondation chr6tienne de l'Europe constitue le cadre dans lequel il convient, selon eux, d'inscrire l'affaire. A l'dvidence, des d6clara- tions, pour le moins maladroites de ce pape, polonais de surcroit, ont encore

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aggrav6 la suspicion de certains milieux juifs a son 6gard, notamment celles faisant de deux martyrs chr6tiens d'Auschwitz - Maximilien Kolbe, canonis6 en 1982, et la juive convertie Edith Stein, b6atifi6e en 1987 - les repr6sentants exemplaires < de toutes les victimes anonymes + des nazis.

Outre ses circonstances et ses p6rip6ties particulibres, cette affaire elle- m~me semble confirmer la distance qui, trente ans aprbs Vatican II, s6pare encore Juifs et catholiques. Cette distance peut s'6valuer et s'expliquer par divers paramhtres : politico-historiques, thdologiques, psychologiques. Certes, les tentatives d'6changes qui se font jour ici et lb entre Juifs et chr6tiens contribuent t la r6duction progressive, patiente et continue de cette distance, ne serait-ce que parce qu'elles instaurent le pr6alable indispensable i toute veritable reconnaissance de l'autre: le dialogue. Mais ces 6changes, d'autant plus difficiles qu'ils se veulent francs et qu'ils impliquent des hommes de conviction, font apparaitre l'irr6ductibilit6 de cette distance et la fondamentale

asym6trie des parties en pr6sence. La thdologie chr6tienne et la th6ologie juive de l'aprbs Auschwitz ne peuvent que poser le constat de cette irr6ductibilit6. Les interventions, de qualit6, des participants t la rencontre de Prague de 1990, a laquelle la revue Istina consacre un important et trbs int6ressant dos- sier, en fournissent, selon nous, une d6monstration exemplaire. Le pare B. Dupuy, dans un expos6 d'une trbs haute tenue, voit dans la shoa une exp6- rience traumatisante pour la conscience chrdtienne, il y voit aussi une ddfail- lance collective de l'Eglise, de toutes les Eglises. Selon lui, la shoa soulbve pour le chr6tien trois registres de questions : la question du mal ; la n6cessaire revision du jugement sur l'histoire: la shoa exige de remettre en cause une

compr6hension trop optimiste de l'histoire, inh6rente aux traditions religieuses qui ont transmis et interpr6t6 la r6v61ation; enfin la question de la confron- tation de la shoa a la croix du Christ. Cette dernibre question, qui peut 16gi- timement apparaitre scandaleuse B beaucoup de Juifs, est essentielle pour le phre Dupuy. + Les questions qui se l1vent d'Auschwitz viennent rappeler aux chr6tiens que le sort fait aux juifs en notre temps les renvoie au coeur de leur foi. Ils ne peuvent plus parler de passion et de la r6surrection du Christ sans songer aux juifs +. Certes, mais comment faire entendre cet appel, sincere et 6mouvant, aux carml61ites priant a l'ombre de la croix d'Auschwitz ?

V- Les Juifs face l la shoa

Si, par dela le message universel qu'il repr6sente pour l'ensemble de la chr6tientd, le symbole de la croix divise cette mime chr6tient6 sur l'enjeu sp6cifique de la shoa, les juifs, par la voix de leurs intellectuels lai'cs et re- ligieux, sont tout aussi divis6s quant au + sens + et a l'enseignement qu'il convient de donner au genocide. En tdmoignent les vives reactions suscities au sein de l'intelligentsia juive parisienne par la sortie du double num6ro sp6cial < Penser Auschwitz + de la revue Pardas ainsi que l'ouvrage du thdo- logien juif am6ricain Michael Berenbaum After Tragedy and Triumph.

Le dossier propos6 dans Pardds se propose de ( penser >> Auschwitz par le biais de sa confrontation avec la pens6e juive traditionnelle. On retient de cet ensemble le caractbre imp~ratif que les participants au dossier confirent a l'affirmation de la singularit6 et du caractbre unique de l'exp6rience de la

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shoa et la n6cessit6 qu'ils ressentent de l'int~grer dans les probl(matiques habituelles de la pensde religieuse juive (l'alliance, le peuple juif). Refusant de refouler l'6v6nement hors de la r6alit6 en l'drigeant en mythe anhistorique, Shmuel Trigano, maitre d'oeuvre du dossier et co-directeur de la revue, invite, dans son introduction g6ndrale, t r6int6grer la shoa dans l'histoire, 6tant bien entendu que l'histoire i laquelle se r6fire S. Trigano est une histoire juive marqu6e du sceau divin. C'est t cet exercice que se livrent le thdologien R. Rubenstein et le rabbin L. Ashk6nazi dans une partie qui fait le procks de la responsabilitd divine, le sociologue M. Friedmann ainsi que Sh. Trigano lui- mime et J. Ellul dans une partie consacrde au procks de la modernit&, la partie Les discours de la tradition donnant la parole a David Roskies, pro- fesseur de litt6rature juive au Jewish Theological Seminary of America, et & Ch. Mopsik, sp6cialiste de mystique juive. L'article du rabbin-thdologien am&- ricain I. Greenberg, << L'Histoire, l'Holocauste et l'Alliance >>, clat le dossier sur une note qui se veut d'esp6rance. D'autres articles, de connotation plus <<laique >>(histoire, litt6rature, philosophie, psychanalyse, sociologie) compl&- tent ce numdro spdcial qui constitue en lui-mime une contribution engag6e au d6bat plus large qu'expose, analyse et discute M. Berenbaum.

Sa qualit6 de thdologien et la responsabilit6 trbs sp6ciale qui lui a 6t6 confi6e - celle de directeur de projet pour le Mus6e M6morial de l'Holocauste des Etats-Unis (United State Holocaust Memorial Museum), conqu i l'initia- tive de l'ex-prdsident Carter - ont incit6 M. Berenbaum i mener une r6flexion pouss6e sur l'Holocauste: quelle est sa place dans l'histoire g6ndrale et dans l'histoire juive, quel contenu et quel sens donner i la comm6moration et au mdmorial ? Ces questions comportent deux niveaux d'approche, en tension l'un par rapport i l'autre: un niveau p6dagogique et un niveau philosophi- co-thdologique. Au coeur de cette tension, se trouve pos6e la question de la singularit6 ou de l'universalit6 de l'Holocauste. La demande juive de re- connaissance nationale d'un jour de deuil est ambivalente. Elle s'accompagne d'un fort sentiment de crainte de banalisation et de d6judai'sation de l'Holo- causte, car dans le cadre d'une telle comm6moration, comment ne pas faire justice aussi i la m6moire des victimes non-juives du nazisme ? Pour Beren- baum il n'y a pas de contradiction a reconnaitre la singularit6 de l'exp6rience juive et a y inclure d'autres victimes non-juives. Bien au contraire, loin de le banaliser ou de le d6judai'ser, la comparaison et I'analogie avec d'autres 6vdnements et d'autres groupes (Polonais, Tsiganes, Arm6niens) fait apparaitre la singularit6 juive en mime temps qu'elle s'impose comme une exigence 6thique. De plus, il y volt un avantage a la fois p6dagogique et politique: les initiateurs du mdmorial doivent 8tre attentifs au respect des faits histori- ques, mais ils doivent 8tre tout aussi attentifs aux besoins sociaux, 8tre attentifs a ce qui s'est pass6 il y a pros de cinquante ans a plusieurs milliers de ki- lomitres de distance, et attentifs a ce qui peut en 8tre compris par un vaste public.

La question de l'Holocauste divise l'opinion juive am6ricaine, et plus par- ticulibrement ses dirigeants et intellectuels, sur un autre de ses aspects encore : celui de la place qu'il convient de lui donner dans la vie juive amdricaine. Certains insistent sur sa centralit6 dans la pens6e et la vie juive contemporaine, tandis que d'autres considbrent que l'excis de place et la priorit6 qui lui est donn(e en toutes circonstances efface ou rel&gue toutes les autres dimensions de la vie juive : sa culture, ses traditions, ses besoins r6els et prdsents. Tout

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en introduisant l'Holocauste au coeur de ses preoccupations, Berenbaum af- firme, dans la perspective th6ologique qui est la sienne, la n6cessaire r6in- terpr6tation de l'Alliance et de la relation & Dieu. Selon lui, la r6alit6 du d6sespoir dolt revitaliser l'esp6rance, < dans un monde mauvais, nous devons instituer le Bien, dans un monde sans Dieu, nous devons restaurer Son image >>. Dans le m~me temps, il d6plore et condamne l'instrumentalisation de l'Holocauste, aux Etats-Unis comme en Israel. Il s'inqui~te du fait que la r66mergence de la conscience de l'Holocauste ait 6t6 intensifi6e par le virage a droite de la communaut6 juive amdricaine et qu'il se traduise par le d6clin parallble de ses aspirations universalistes. Il interprbte ces 6volutions comme 6tant lides ~i un sens accru de la vulndrabilit6 d'Israil.

Voilk donc, i partir d'un 6chantillon succinct, un apergu de quelques-unes des orientations de la bibliographie de ces toutes dernibres ann6es concernant le g6nocide juif / juddocide / holocauste / shoa. Il y a fort a parier que d'ici les ann6es, voire les mois i venir, d'autres ouvrages, theses ou articles vien- dront allonger la liste d6ji impressionnante des publications existantes. A cet 6v6nement dont on commence h peine a 6valuer les effets a moyen et long terme, ne peuvent que correspondre des interrogations et des recherches in- nombrables. Comme A. Mayer, dans sa << pr6face personnelle >, je serais tent6e de conclure cette note en constatant qu'en d6pit d'une lecture suivie et at- tentive, quoiqu'in6vitablement lacunaire, de la < littdrature >> sur la shoa, celle- ci semble r6sister obstin6ment a toutes les tentatives d'explication. Malgr6 la distance qui nous en l61oigne et qui devrait favoriser l'apaisement et le travail de l'intelligence, elle demeure inaccessible h nos facultds et h nos tentatives de comprehension.

R6gine AZRIA Groupe de Sociologie des Religions

C.N.R.S. Paris.

NOTES:

(1) R6gine AZRIA, La Deuxitme Guerre mondiale et les Juifs. Entre histoire et m&- moire >. Archives de Sciences sociales des Religions, 1989, 68/2, 167-179.

(2) Cf. L'Allemagne nazie et le ginocide juif, colloque de I'E.H.E.S.S., Paris, Gallimard-6d. du Seuil, 1985, 605 p. (pr6f. de Francois Furet) ; Devant l'Histoire. Les Documents de la contro- verse sur la singularit6 de l'extermination des Juifs par le rigime nazi. Paris, Ed. du Cerf, 1988, 353 p. (coll. + Passages >) ; POLIAKOV (Leon) (avec la collab. de Jean-Pierre Cabestan), Les Totalitarismes du XXe si+cle. Un phinom+ne historique ddpassd? Paris, Fayard, 1987, 377 p.; voir aussi R6gine AZRIA, + La Deuxibme Guerre mondiale... >, op. cit.

(3) Notamment, (en collaboration avec Itzhok NIBORSKI), Les Livres du souvenir, memo- riaux juifs de Pologne. Paris, Gallimard, 1983 (coll. + Archives >) ; Ils 6taient juifs, risistants, communistes. Paris, Denoel, 1986.

(4) Voir B ce propos l'6tude d'Olivier REBOUL, Muriel KLEINZOLTY, < Le g6nocide dans les Dernibres Nouvelles d'Alsace (1944-1946) >, in Revue des Sciences sociales de la France de l'Est, < Villes-m6moires, villes-frontibres >, no 19, 1991/1992, p. 116-122, ofi les auteurs abou- tissent A des conclusions identiques.

(5) Voir Nicole LAPIERRE, Le Silence de la mdmoire. A la recherche des Juifs de Plock. Paris, Plon, 1989; Cf. Aussi R6gine AZRIA, op. cit.

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