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Histoire secrète de la diplomatie vaticane

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HISTOIRE SECRÈTE DE LA DIPLOMATIE VATICANE

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ERIC LEBEC

HISTOIRE SECRÈTE DE

LA DIPLOMATIE VATICANE

Albin Michel

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© Editions Albin Michel, S.A., 1997 22, rue Huyghens, 75014 Paris

ISBN : 2-226-08884-9

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Avant-propos

« Roma veduta, fede perduta ! » « Voir Rome et perdre la foi ! » Découvrir la réalité de Rome fera peut-être mentir le vieux proverbe. Chacun jugera par lui-même. Ce livre se borne à une enquête, la plus véridique possible.

Seule parmi les confessions religieuses, l'Eglise catho- lique dispose d'un Etat souverain. Ce statut n'est pas une relique médiévale, c'est le résultat d'une volonté délibé- rée. Mais le vicaire du Christ doit au public plus de trans- parence que n'en donne un gouvernement profane. Comment s'informe-t-il ? Comment gouverne-t-il ?

Car le souverain pontife fait de la politique. Précisé- ment, celle qui dirige le monde. Quels sont les chemins de cette influence ?

Le catholique est porté à soutenir la diplomatie vati- cane, ou bien à l'excuser comme une faiblesse néces- saire dans un monde hostile. Mais tous ont le droit de savoir quel est le bien que les papes leur veulent. L'ac- tion politique des papes s'expose en effet à un double jugement religieux et profane.

Jean XXIII a voulu s'adresser « aux hommes de bonne volonté » et non plus seulement aux fidèles. Il ne s'agit pas d 'une simple formule de politesse. Le contenu et la technique de la communication s'en sont trouvés modi- fiés. Le pape est devenu un saint-père universel. Pie X

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ne voulait pas que les évêques lui baisent les pieds, mais le culte de la personnalité a trouvé où s'exprimer dans la médiatisation incomparable de Jean Paul II. Ce céliba- taire devient l'ultime image paternelle d'un monde où la famille éclate.

Le désir persistant d'échanger des ambassades et de signer des traités explique le statut de chef d'Etat que revendique le pape. Il a coûté un certain prix entre les deux guerres mondiales. En dresser le bilan est le droit naturel des héritiers que nous sommes. Les interventions et les silences de Pie XII pendant la guerre posent tou- jours des questions. Ce travail apporte des informations nouvelles.

Après-guerre, la « croisade blanche », celle du pape et des hommes d'Etat proches de lui, a jeté les bases de la Communauté européenne. Quant au concile Vatican II, il fut d'abord un fait religieux, mais cette évidence ne doit pas cacher son influence politique exceptionnelle.

Les événements se sont multipliés avec Jean Paul II. L'attentat, le soutien de Reagan et la chute de l'URSS ne sont que les plus spectaculaires.

Quel que soit son successeur, il devra d'abord prendre le pouvoir au Vatican.

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Chapitre I

Le pape, monarque de droit divin

Le dernier pape est mort ! Le préfet de Vaucluse l'a dit, le 12 fructidor, an VII, à Valence. Il s'agissait alors du malheureux Pie VI. Même le calendrier de cette fausse nouvelle a disparu depuis.

A peine élu, le successeur de Pierre est présenté à la foule. En une minute, les satellites de télévision projet- tent sa personne dans tous les foyers.

En un instant, un célibataire d'environ 65 ans devient un acteur de premier plan. Son règne durera tant qu'il le voudra, sauf rarissime démission, et ne s'achève en fait qu'avec sa mort. En moyenne, un « pontificat » s'installe pour sept ans. Son influence continue après lui, car il nomme à bon nombre de postes inamovibles et choisit une partie des électeurs de son successeur.

La personnalisation du pouvoir favorise la monar- chie papale, elle est une opportunité exceptionnelle pour l'Eglise catholique, à l'aise dans un monde d'ima- ges et de symboles. Le régime du suffrage universel donne un poids nouveau à la voix du pape qui est capable d'influencer un électorat.

Le titre de souverain pontife n'est pas catholique : il est hérité des empereurs. Le pape est officiellement le pontife romain, l'évêque de Rome. Le glissement d 'un

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titre à l'autre n'est pas anodin. Gardien de l'Evangile, il joue un rôle méconnu dans les affaires du monde.

Il s'alarme du développement anarchique des mégalo- poles. Il a été le premier à s'inquiéter de l'emploi mili- taire de l'atome. Il réclame un juste équilibre des flux financiers. Il se range parmi les grandes voix incanta- toires.

Les miracles historiques des Evangiles, l'obligation de la pénitence, la fidélité au mariage et les mystères de la foi ? Autant de discours difficiles à écouter. On n'a guère entendu récemment Jean Paul II répéter avec la même force les paroles sur le salut éternel et sur l'enfer qu'il avait prononcées pendant les premiers mois de son avè- nement.

Dès qu'il est élu pape, une troupe de mercenaires est prête à mourir ou à tuer pour lui. Ils en ont fait le ser- ment solennel. Les cent Suisses de la Garde, 1,76 m minimum sous l'uniforme bleu, rouge, jaune des Médi- cis, sont meilleurs soldats qu'on ne croit. Excellents en maintien de l'ordre, leur spécialité serait le tir au fusil et au mortier, les « marmites » en argot militaire suisse. Le mortier est une arme bien adaptée à la défense de la cité du Vatican, tout en cours séparées par de grands immeubles, comme des vallées coupées par des cols. Mais chaque fois que le Vatican a été attaqué depuis 1798, ils ont obéi à l'ordre de se laisser désarmer. Le 6 mai 1527, 147 hommes se firent massacrer pour proté- ger la fuite de Clément VII. L'adage affirme que l'Eglise « abhorret a sanguine» (a horreur du sang). On voit qu'elle accepte volontiers que ses amis fidèles versent le leur pour elle.

Chacun des évêques de Rome invente une manière d'être pape, comme s'il était le premier. Cette façon de gouverner meurt avec lui. Rome, la Ville éternelle, est quand même influencée par l'air du temps. Le cardinal Ratti devenu Pie XI emprunte aux dictateurs des maniè-

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res expéditives. Pacelli, Pie XII, ne craint pas le culte de la personnalité et se laisse entraîner dans la guerre froide. Roncalli, Jean XXIII, et Montini, Paul VI, cèdent aux mœurs parlementaires de l'Occident, pour terminer le concile.

Un pape dispose en arrivant de la plus ancienne admi- nistration du monde et dont la diplomatie est réputée la plus expérimentée. C'est elle qui a inspiré l'essentiel du droit public international moderne, au congrès de Vienne.

L'Académie des nobles ecclésiastiques, qui forme les diplomates, a survécu à tous les changements, sous le nom d'Académie ecclésiastique pontificale. Entrent dans ce collège les prêtres qui sont recommandés par leurs évêques. Rome demande de tels candidats aux diocèses. Les Italiens étaient les plus généreux et une sorte de cooptation s'exerce toujours entre eux. La noblesse familiale n'est plus demandée aux élèves depuis 1920.

Les élèves de l'Académie sont donc déjà prêtres et poursuivent des études, jusqu'au doctorat. Il n'est plus nécessaire désormais de parler français, signe du recul de cette langue. Pourtant, le français reste la langue offi- cielle du Saint-Siège. L'italien est la langue de travail. Le latin est employé pour les textes juridiques ou doctri- naux. Chacun doit parler deux langues vivantes, en plus de l'italien et du latin.

Tous les fonctionnaires n 'ont pas fait l'Académie, voie royale d'accès aux responsabilités. Les promotions ne dépendent pas de futurs diplômes ou concours. A la manière des civil servants de la fonction publique britan- nique, la formation et l'évaluation professionnelle se font à l'expérience. Des carrières, on dit « service » aujourd'hui, n'iront pas plus loin que des postes d'exé- cution. Cela est surtout vrai depuis que le Saint-Siège a voulu s'ouvrir aux nationalités les plus diverses. Il a bien fallu donner des nonciatures à des évêques « ordinai-

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res ». Il n'est pas facile à un prêtre qui a travaillé au Saint-Siège de revenir dans son diocèse. Il sera souvent regardé comme un intrigant qui a échoué pour d'obscu- res raisons. Le titre de monseigneur en fait un person- nage voyant, une sorte de super-curé que son évêque ne peut plus commander.

En 1929, le niveau des études universitaires à Rome a été sévèrement rehaussé. Auparavant, les licences et les doctorats ecclésiastiques avaient perdu beaucoup de valeur. Les diplomates vaticans eux-mêmes ont tenu à faire la preuve de leur érudition.

Les nonces, il est vrai, ne sont plus depuis longtemps des aristocrates italiens. Les ambassades du Vatican sont

un peu les aumôneries du corps diplomatique. « Un nonce qui voudrait jouer au diplomate serait vite méprisé par ses confrères », précise Mgr Jean-Louis Tau- ran, le chef de la diplomatie vaticane. Qui ajoute : « Ce qu'on demande d'abord à un nonce, c'est d'être prê- tre. » Il écarte ainsi les ambitions de certains diacres qui sont des hommes mariés. L'un d'eux, M. De Gandt, espère être distingué en multipliant les monographies d'érudition.

Les représentants du pape fréquentent peu les récep- tions. Ils ne sont pas embarrassés par les intérêts commerciaux de leur pays, ou par les appétits person- nels de leurs ministres. Peu nombreux, leur vie est d'au- tant plus austère que les nationalités sont mélangées, sans autre complicité entre eux que le sacerdoce.

Il existe trois catégories de représentants pontificaux. Un « délégué apostolique » est le plus petit niveau des chefs de mission. Il est envoyé par le pape, sans être reçu par le pays d'accueil à titre diplomatique officiel. Au contraire, les deux autres sont ambassadeurs : les pro- nonces en pays non catholiques, et les nonces, qui sont les doyens du corps diplomatique.

La multiplication des échanges d'ambassadeurs impose

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aussi des dépenses que le Vatican doit assumer. Les services des bénévoles réduisent un peu les frais. Mais les nonciatu- res restent de petites délégations en nombre et en moyens. Le cardinal Tardini avait coutume d'en plaisanter : « Ils disent que nous sommes la première diplomatie du monde, alors je plains vraiment la deuxième ! » Première, cette diplomatie l'est par l'ancienneté.

Les catholiques ne sont pas citoyens du Vatican, ils ne sont pas les sujets du pape : ils sont les croyants de son Eglise.

Car le pape est infaillible ! Il est libre de prendre toute initiative qui lui paraît utile. Il n'est tenu par aucune formalité constitutionnelle, car il est maître du droit. Dans l'esprit du Vatican, rien n'est plus grave que l'héré- sie, ce vice de l'intelligence. Les péchés sont déplorés avec la discrétion des hommes familiers des secrets du confessionnal. Ce secret de la confession est très rigou- reux : en 1996, un Augustin Joly sera démissionné séance tenante de sa charge de père abbé d'un monas- tère, pour ne pas l'avoir respecté. Les souvenirs des scan- dales d'autrefois démontrent que l'Eglise résiste aux crimes et aux incestes. Le Bas-Empire et la Renaissance ont montré tous les crimes et tous les ridicules possibles.

C'est un cardinal qui a écrit l 'une des comédies les plus libertines du XVI siècle : Bibiana. On y voit une jeune femme se travestir en homme pour rejoindre son amant. Brantôme et Du Bellay ont été témoins de ce subterfuge qui permettait aux cardinaux de fréquenter leurs maîtresses. La chose était d'autant plus choquante à cette époque qu'on prenait alors au pied de la lettre les malédictions de la Bible contre tout travestissement de sexe. Innocent VIII, élu en 1484, méritait bien le nom de Père de Rome, selon une épigramme, grâce à ses douze enfants. Il célébra le mariage d 'un de ses fils au Vatican. Son successeur Alexandre VI Borgia n'avait pas des mœurs plus sérieuses. Jules III nommera cardinal un

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jeune homme de 17 ans, qui était son concubin. L'opi- nion publique romaine approuvait les comportements de ces papes.

Mais le Saint-Siège n'est pas limité à la diplomatie. Il existe toute une administration au service du pape. On l'appelle aussi la curie romaine. Chaque secteur d'acti- vité relève d 'un cardinal qui est préfet et dont l'impor- tance est partagée avec le secrétaire qui lui est adjoint. Ils dirigent une « congrégation » formée d 'un bon nom- bre de cardinaux et d'évêques. Chacune d'elles est une sorte de département ministériel. Tous les cardinaux sont membres d 'une ou plusieurs congrégations, nom- més par le pape. Une grande réunion annuelle définit les orientations qui sont mises en œuvre par un person- nel permanent : les « officiers ». Des experts sont à leur disposition, ce sont les « consulteurs ». Ce mot de congrégation date de l'époque où les cardinaux étaient presque tous romains et vivaient en communauté reli- gieuse.

D'une manière plus ou moins fictive aujourd'hui, cha- que nouveau cardinal est affecté à une église de Rome, qui fait de lui une sorte de curé capable d'élire l'évêque de la ville, le pape. Les cardinaux sont nommés en toute liberté par le pape. Le mot exact est qu'ils sont « créés ». Ce qui fait sourire : le pape crée donc, comme Dieu a fait le monde, à partir de « rien » !

Il y a donc une congrégation pour les universités, une autre pour la liturgie, une autre pour les religieux. En cas de conflit, les compétences entre elles sont arbitrées par un tribunal : la Signature. La plupart des bureaux sont en ville, en dehors des murs de la cité du Vatican, trop petite pour recevoir toute l'administration. La pro- ximité matérielle avec l 'appartement du pape signe bien sûr l'importance politique : la secrétairerie d'Etat par- tage le même couloir, dit de la « Cosmographie ». Ce nom lui est donné par une fresque magnifique représen-

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tant une mappemonde. Cette décoration n'est pas ano- dine en un lieu d'où l'on veut convertir l'univers à Jésus- Christ.

Un protocole strict inspiré par la liturgie entoure la vie du Saint-Siège. Ainsi, des règles méticuleuses définis- saient la maison qu'un cardinal pouvait habiter à Rome. Ces normes précisaient le nombre des domestiques et la taille de la porte cochère. Aujourd'hui, les princes de l'Eglise vivent plus simplement et ils ont parfois du mal à trouver quelques religieuses ou des parentes pour tenir leur maison. La Rome ecclésiastique vit à part, souvent moquée avec insolence par la ville. Depuis Paul VI, une résidence loge un bon nombre de cardinaux et de mon- signori dans le centre historique, via della Scroffa. C'est une sorte d'hôtel avec de grandes tables où les conversa- tions essaient d'être drôles sans être imprudentes.

On trouve le nom de chacun dans l'Annuario Pontificio. C'est l'annuaire pontifical, un gros livre rouge qui paraît tous les ans, avec un trimestre de retard. On y trouve tous les évêques, les prélats et les supérieurs de religieux. Avec eux, diverses personnalités et les employés. C'est une sorte de « trombinoscope », sans photo et sans indi- cation précise d'affectation pour les fonctionnaires d'exécution. Ils sont ainsi protégés des pressions et seuls la haute hiérarchie est identifiable à un poste précis. Savoir lire l'Annuario fait partie du métier de vaticaniste.

Le peuple romain est assez anticlérical pour avoir fleuri la façade de la maison du médecin de Léon XII et le féliciter ainsi de la mort de son patient le 10 février 1829. Ce pape avait régné six ans, le temps de réduire le train de la cour pontificale, renvoyer la Garde civique et simplifier les uniformes somptueux de la Garde noble. Il mourut d'une rétention d'urine, maltraité par un coup de sonde qui aurait percé la vessie. Elu à l'âge de 63 ans, il avait d'abord refusé la tiare, à cause de ses maladies : « Regardez, vous avez élu un cadavre. »

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Son pontificat est souvent raillé par les Français, qui n'estimaient pas beaucoup cet ami des jésuites. Les res- trictions qu'il a imposées à la vaccination antitubercu- leuse ont pourtant été approuvées par Louis Pasteur, à cause des risques de cette technique encore dangereuse à cette époque. Grand travailleur, ce pape était sans doute un réactionnaire antilibéral. Mais il n'est pas tombé dans les naïvetés de Grégoire XVI, qui fut mani- pulé sans vergogne par l'Autriche de Metternich. Au point de publier en 1832 une encyclique contre le soulè- vement de Varsovie, pour obliger les Polonais à accepter le partage et l'occupation de leur pays.

Ce pontificat montre à quel point de servilité politique le Saint-Siège peut s'abaisser. L'instrument en était alors le secrétaire d'Etat, le cardinal Lambruschini, qui faisait tout signer par le pape, un moine bénédictin, fort ama- teur de Champagne. Que le Vatican ait survécu à pareille honte renforce aujourd'hui la conviction des catholi- ques qu'il est soutenu par le Tout-Puissant. Une assu- rance assez forte chez les prélats romains pour donner encore à quelques-uns des licences tolérées comme autrefois.

Plus récemment, un monsignore s'est laissé aller jus- qu'à publier un recueil de poèmes d'amour dédié à un prince romain. Paul VI a réagi en l'envoyant dans un poste moins influent, où l'épiscopat n'est pas nécessaire à la fonction. L'homme restera « un monseigneur qui n'est pas évêque », ce qu'on appelle à Rome : un titre sans moyens. Presque tous les prêtres séculiers sont ici « monseigneur », un titre qui comporte trois grades dont le premier est le plus fréquent : chapelain d'honneur de Sa Sainteté. Les évêques français sont passés d'un extrême à l'autre : ils se faisaient appeler « Sa Gran- deur » et se font appeler « père ».

La mondanité s'est longtemps donnée en spectacle dans la Rome papale du siècle dernier... Il y avait plus

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de jolies femmes que d'ambassadeurs dans l'anticham- bre du secrétaire d'Etat de Pie IX, le cardinal Antonelli, qui n'était pas prêtre. A cette époque, un laïc recevait la tonsure et la soutane, dès qu'une opportunité de car- rière s'ouvrait. On devenait ainsi membre du clergé, sans aller jamais jusqu'au sacerdoce. C'est ce que l'on appe- lait en France les abbés de cour. Ce mélange de faux clercs et de vraies vocations ne manquait pas de cou- leurs. A cette époque, la charmante comtesse polonaise Natalia Spada recevait chaque jour la visite du cardinal Ugolini, sans vexer son mari, un ancien monsignore tout aussi compréhensif pour les hommages du cardinal Gaude. La « belle Nina » séduisit le cardinal Matteuci. Une autre ravissante, la « Commarella », était l'orne- ment des splendeurs mondaines du cardinal Altieri.

Le Sacré Collège, comme on appelle le groupe des cardinaux, n'avait pas plus de prestige intellectuel que moral. La publication la plus abondante était due aux neuf volumes de Vanicelli, sur les mesures agraires dans les Etats pontificaux et leurs relations avec le système métrique. De cette époque date le mépris ordinaire des Romains pour les cardinaux, « couverts de pourpre, comme les pâtes sont couvertes de sauce tomate », disaient-ils crûment.

Car la science et la sainteté étaient alors réservées aux moines et aux religieux. Les honneurs et les prébendes se partageaient entre les fils de famille et les arrivistes. La fin des Etats pontificaux enlèvera beaucoup d'intérêt, d'intérêts matériels surtout, à la carrière ecclésiastique. Cette disparition est-elle vraiment une perte ? Frapper d'excommunication ceux que cette perte ne chagrinait pas au même titre que des hérétiques était-il justifié ? Ce fut en tout cas inefficace pour conserver les Etats ponti- ficaux.

En 1797, Bonaparte a humilié les Etats du pape et les a rangés sous le nom de « Département du Tibre, chef-

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lieu : Rome ». Le congrès de Vienne rendra ses Etats au pape. C'est un voisin, le Piémont, qui sera désormais un ennemi plus dangereux que l'Empire français : la dynas- tie de Savoie a fondé la mystique du sol d'Italie, indivisi- ble dans l 'indépendance souveraine. Il n'y a plus de place à Rome pour une tiare rivale de la couronne. Les troupes italiennes bousculent les pontificaux et leurs alliés. Bientôt, il ne restera à prendre que la ville et ses banlieues. Ce sera chose faite enfin le 20 septembre 1870, après cinq heures sous le feu de l'artillerie ita- lienne. Il ne reste plus qu'à tirer à blanc pour ne céder qu'à la violence. Les Français formaient le gros des trou- pes pontificales et l'invasion de leur pays par Bismarck les a rappelés loin d'Italie.

En France, un cantique s'élève dans les chapelles des châteaux des Canson, des Roquefeuil, des Charette et de bien d'autres :

« Pitié, mon Dieu (bis) Sur un nouveau calvaire

Gémit le chef de votre Eglise en pleurs Glorifiez le successeur de Pierre

Par un triomphe égal à ses douleurs ! »

Souvent ruinées, les trois générations de leurs descen- dants sont alors dispensées du maigre du vendredi.

Dès la prise de la ville, le roi Victor-Emmanuel II y transporte sa capitale et informe officiellement qu'il règne sur tout le territoire. La plupart des pays se contentèrent d 'une note formelle pour déplorer la dis- parition par la force d 'un Etat souverain. Seul, l'Equa- teur protesta depuis l'Amérique avec force, par son président, le très populaire Garcia Moreno, qui était un ami personnel du souverain pontife.

En 1870, le pape s'appelle Pie IX. Réputé libéral, il sera sévèrement critiqué pour son intransigeance de fin

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de règne. Une rigueur de façade qui ne lui interdit pas des politesses avec les princes de Savoie. Son secrétaire d'Etat, ministre des Affaires étrangères, le cardinal Anto- nelli, est convaincu que la partie est perdue depuis long- temps. Pie IX veut bien se laisser dépouiller, au prix de la vie des soldats pontificaux, mais il ne veut pas rompre le serment qu'il a prêté de ne rien laisser perdre du domaine temporel des papes. Le lendemain de la conquête de sa ville par les Piémontais, il écrit à son neveu Luigi : « Tout est fini. L'Eglise ne se gouverne pas sans la liberté. »

L'entrée dans Rome des troupes italiennes par la brè- che de la Porta Pia va disperser le concile œcuménique qui se tient justement au Vatican. Un concile est une réunion de tous les évêques autour du pape, l 'un des événements les plus marquants de la vie de l'Eglise. Ils sont une foule de mille quatre-vingts invités venus de tous les coins du monde. Selon le père jésuite de Lubac, la dispersion sous la contrainte a empêché d'étudier et de voter le texte qui complétait le dogme de l'infaillibi- lité, celui qui précisera la collégialité de tous les évêques avec le successeur de Pierre. La violence a donc eu une portée théologique considérable.

Si les Français avaient pu rester pour défendre la ville contre les Italiens, le concile Vatican I aurait poursuivi ses travaux et tout l'équilibre entre le pape et les évêques aurait été conservé. Au lieu de quoi, le dogme de l'infail- libilité excitera les esprits jusqu'à des servilités quasi idolâtres. Ainsi, pendant le congrès eucharistique inter- national de Carthage, le prédicateur s'oubliera jusqu'à confondre l'hostie blanche avec la soutane blanche du pape : « Devant lui nous n'aurons qu'un mot : Flectamus genua ! A genoux ! »

Sans affronter l'Italie, nombre d'Etats ont tenté de conserver de bonnes relations avec le pape. Ils n 'ont pas fermé leur ambassade près le Saint-Siège. Le désir de

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satisfaire l'électorat catholique est pour beaucoup dans le maintien de relations diplomatiques avec des Etats pontificaux qui n'existaient plus que sur le papier. Mais le Vatican n'hésitait pas à protester si un chef d'Etat venait en visite à Rome sans présenter ses respects au pape. La noblesse « noire », celle des souverains ponti- fes, gardait le fauteuil réservé au pape retourné contre le mur de ses salons.

Il faudra que le Saint-Siège retrouve son indépen- dance politique et que la paix revienne pour réunir en 1962 un nouveau concile : Vatican II. Presque un siècle aura passé.

Installé dans la ville, le roi Victor-Emmanuel II offrit le 13 mai 1875 une loi de « Garanties » que le pape rejeta avec hauteur, deux jours plus tard, par l'encycli- que Urbi Nos. Ces « Garanties » auraient fait du territoire catholique une sorte de protectorat colonial de l'Italie. Giulio Andreotti garde dans son bureau de « sénateur à vie », au palais Giustiniani, les autographes de la lettre de change de 3 225 000 lires du royaume et le refus indigné de cette rente par le cardinal secrétaire d'Etat. Le chiffre était d'ailleurs très au-dessous des 4 milliards or de liquidités qu'il pouvait exiger pour prix des pro- priétés saisies par l'Italie. Car la question romaine est aussi une question d'argent. Les soldats du roi ont saisi des immeubles, comme le palais du Quirinal. Pie IX refusa la moindre lire et enferma la papauté pour soixante ans.

« Illustre sujet du roi », ainsi la plupart des juristes anglophones définiront-ils le pape après 1870. Le Saint- Siège n'était plus qu'un organisme hôte d'une Italie seule compétente pour traiter la « question romaine ». En 1915, les Alliés proposeront au pape de lui rendre ses droits. Mais Benoît XV décline l'offre pour s'en remettre aux sentiments de justice de la nation italienne.

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Pendant la Première Guerre mondiale, le Vatican ne cesse pas son activité diplomatique.

En 1917, Benoît XV tente une médiation entre l'Autri- che-Hongrie et les belligérants pour proposer une paix séparée. Cette tentative, inspirée par les Bourbon-Parme, se trompait de siècle. L'empereur Charles I n'avait même pas l'accord de son chancelier. Contre le « pape allemand », à l'église de la Madeleine, un dominicain, le père Sertillanges prêchera : « Non, nous ne voulons pas de votre paix ! » Il sera prié de quitter quelque temps les dominicains. Le très catholique et vociférant Léon Bloy appelle le pape : «Judas XV. »

Dès l'ouverture des hostilités, le gouvernement fran- çais a fait saisir le texte de la prière pour la paix envoyé par Rome. Le pape dénoncera le « massacre inutile ». Romain Rolland l'approuve dans son Journal, en août 1916 : « Il n'est que juste de reconnaître ici que le pape Benoît XV est un vrai chrétien, on serait tenté de dire qu'il est le seul [...] Le pape s'est montré dans cette guerre bien au-dessus de son troupeau. »

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Chapitre I I

L a C i t é d e D i e u

Ce 11 février, le pape règne enfin. Son royaume est un quartier de Rome, élevé à la dimension d'un Etat, la Cité du Vatican. Les Accords du Latran, en italien les Pactes, Patti Lateranensi, sont signés en ce matin froid de l'hiver 1929. L'affront de la prise de Rome par la dynas- tie de Savoie est lavé.

C'est pour garder une parole libre que le pape a voulu être roi. Une paire de clefs est brodée sur le drapeau pontifical. Cet insigne marque une souveraineté origi- nale, symbole d'un dialogue entre l'apôtre Pierre et Jésus. L'Evangile commence l'histoire des papes dans la campagne de Césarée, au nord de la Terre sainte : « Tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon Eglise et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux. Et ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les Cieux, ce que tu délie- ras sur la terre sera délié dans les Cieux. »

La mission de la papauté est inspirée par ce passage, et d'autres, de la Bible, quelles que soient les controverses. Même les difficultés d'interprétation de l'Ecriture sont tournées au profit de l'autorité infaillible du chef. La doctrine influence le comportement des croyants et l'idée de faire connaître l'Evangile fait de chacun des chrétiens un ambassadeur de Dieu. Il est dès lors assez

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naturel que les catholiques développent une diplomatie au service du pape, le premier des missionnaires.

Cette certitude répond à la question inévitable : une religion qui rapproche l 'homme d'un Dieu invisible est- elle représentée sur terre ? L'Evangile répond avec la révélation de Dieu incarné en Jésus-Christ. Les catholi- ques croient que Jésus continue sa présence par une Eglise capable de donner sa sainteté et sa révélation. Un homme en est le garant : le pape, le vicaire du Christ.

La signature des Accords a lieu au Latran. C'est là que se dresse la cathédrale, dédicacée à l'apôtre saint Jean : Saint-Jean-de-Latran. Le pape est l'évêque de Rome, fonction première du « pontife romain ». D'où décou- lent les autres que détaille l'Annuario Pontificio, où l'on trouve toute la hiérarchie catholique. « Vicaire de Jésus- Christ, successeur du Prince des apôtres, souverain pon- tife de l'Eglise universelle, patriarche d'Occident, primat d'Italie, archevêque et métropolite de la Province romaine, souverain de l'Etat de la cité du Vatican. »

D'un côté, Benito Mussolini représente le royaume de l'Italie fasciste. De l'autre, le cardinal Gasparri est le secrétaire d'Etat du Saint-Siège. Le cardinal offre la plume en or, de la célèbre marque Aurora, en souvenir de la signature.

Le secrétaire d'Etat est le chef de la diplomatie vati- cane et il devient de plus en plus un Premier ministre. Une évolution que s'efforce d'entraver le haut clergé, qui redoute la confusion qui naîtrait de la rivalité entre un pape et un « vice-pape ». Il faut pourtant bien qu'une autorité coordonne au quotidien les activités des congré- gations, les différents « dicastères » ou ministères du pape. Au siècle précédent, ce sont les hommes de la liturgie qui assumaient cette centralisation qui n'avoue pas son nom. Puis, les théologiens du Saint-Office pren- dront la main, avant de la passer aux diplomates. L'Eglise est donc gouvernée par ceux-là dont la mission

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est d'être les amis de leurs ennemis. Le cardinal Otta- viani l'a résumé : « Quand j'étais à la secrétairerie d'Etat, tout le monde m'aimait, quand je suis allé au Saint- Office, tout a changé ! »

Le pape veut un bras droit qui lui soit tout dévoué. Les règnes à Rome commencent souvent avec un héri- tage : le cardinal secrétaire d'Etat du prédécesseur est conservé. Le pontificat se termine avec un personnel plus proche du souverain pontife. A travers le XX siècle, deux papes seulement écarteront d'emblée les hommes en place : Benoît XV, qui se séparera des collaborateurs de Pie X, et Jean XXIII qui ne gardera près de lui qu 'un seul des proches de Pie XII, Mgr Tardini, dont la compé- tence et la loyauté étaient exceptionnelles.

La curie a ceci de différent des autres pouvoirs politi- ques que les carrières y sont très longues, faute de renou- vellement par des élections, ou par des putschs. Les carrières se prolongent jusqu'à 75 ans, depuis une règle établie par Paul VI. A l'époque, elles pouvaient durer jusqu'à la mort. Ce monde clérical est encore très à part à cause du célibat qui concentre dans le métier toutes les passions, les bonnes et les mauvaises. Ces hommes qui n 'ont pas de famille transportent leur vie privée, avec ses amours et ses haines, dans leur milieu de travail. Travailler au Saint-Siège garde des attraits puissants pour de nombreux « minutanti », comme on appelle les fonc- tionnaires du premier niveau.

Ces diplomates qui sont prêtres sont remplis de para- doxes. Habitués à entendre bien des secrets, ils pour- raient être cyniques. Ils le sont en effet, sans cesser d'être naïfs aussi et de croire volontiers aux bonnes intentions. Ils n 'ont pas à défendre des commerces ou des indus- tries, mais ils savent lire les intérêts matériels avec la luci- dité de celui qui n'est pas impliqué.

Le cardinal qui est l'interlocuteur de Mussolini, en ce mois de février 1929, illustre bien ce constat. Gasparri

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est un solide montagnard des Abruzzes célèbre pour ses excellentes études de droit. Il a enseigné à l'Institut catholique de Paris et publié le code de droit canon. Ce fut une œuvre énorme, presque une gageure, que de résumer en articles une jurisprudence et des pratiques, où se mélangent des révélations divines et des lois de César. L'idée même d'un « code » est très discutable pour régir une société de coutumes et de traditions. Gas- parri est donc un esprit moderne, issu de ce petit clergé savant et fervent, qui a donné Pie X, Pie XI, Paul VI et

J e a n P a u l I D e s h o m m e s v e n u s d u n o r d d e c e t t e I t a l i e ,

o ù l e s v i l l e s s o n t a c t i v e s e t l e s c a m p a g n e s l a b o r i e u s e s . I l

y a t o u j o u r s p l u s i e u r s c a r d i n a u x f o r m é s p a r l e c o l l è g e d e

P l a i s a n c e , o ù l e n i v e a u d e s é t u d e s e t l a d i s c i p l i n e s o n t

e x c e p t i o n n e l s . L e s c a r d i n a u x C a s a r o l i , R o s s i e t O d d i e n

s o n t i s s u s .

A i n s i , l ' E g l i s e n ' a v a i t p a s d e c o d e e t n ' a p a s d e C o n s t i -

t u t i o n . I l e x i s t e d e s l o i s q u i r é g i s s e n t l ' é l e c t i o n d u p a p e

e t l ' o r g a n i s a t i o n d u S a i n t - S i è g e e t , p o u r c o m p l i q u e r l e s

c h o s e s , c e s l o i s p o r t e n t l e n o m d e « C o n s t i t u t i o n » . M a i s

e l l e s r e s t e n t r é f o r m a b l e s s a n s a u t r e r è g l e q u e l a v o l o n t é

d u p a p e , e n q u i r é s i d e t o u t p o u v o i r l é g i s l a t i f . C ' e s t à l u i

q u e r e v i e n t l a m i s s i o n d ' i n t e r p r é t e r c e q u i e s t h u m a i n e t

c e q u i e s t d i v i n d a n s l a v i e d e l ' E g l i s e . A l u i d e d i r e c e

q u i e s t p a r o l e d ' E v a n g i l e e t c e q u i n ' e s t q u ' u n u s a g e d e s

h o m m e s . A l u i d e d i r e c e q u i e s t i n t a n g i b l e e t c e q u i

p e u t é v o l u e r .

P a r e x e m p l e , l e s a c e r d o c e e s t l ' u n d e s s e p t s a c r e -

m e n t s . I l n ' a j a m a i s é t é c o n f é r é à u n e f e m m e e n v i n g t

s i è c l e s . C e t u s a g e p e u t ê t r e c o m p r i s c o m m e u n e c o n c e s -

s i o n à d e s o p i n i o n s r é v o l u e s s u r l e r ô l e d e s f e m m e s . I l

p e u t a u s s i ê t r e r e g a r d é c o m m e u n e v o l o n t é d u C h r i s t ,

q u i n ' a a p p e l é n i l e s s a i n t e s f e m m e s , n i s a m è r e , à r e c e -

v o i r s o n s a c e r d o c e , c o m m e i l a a p p e l é l e s a p ô t r e s à l e

f a i r e , a u c o u r s d e l a C è n e . C e p o i n t a é t é t r a n c h é p a r

J e a n P a u l I I , q u i a e n g a g é s o n i n f a i l l i b i l i t é . E n q u o i , i l

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est approuvé par les orthodoxes et une partie de ces pro- testants qui croient en ce sacrement. La doctrine catholi- que est que la messe ne fait qu'un même sacrifice avec celui du Christ sur la Croix. Le prêtre est comme lui sacrificateur à l'autel. Ce rôle pouvait-il convenir à une mère ? Le pape répond que non, comme il croit que Jésus l'a pensé lui-même de Marie.

Les opposants s'expriment en termes de pouvoir, que les hommes devraient partager, et de compétence, dont les femmes ne manquent pas. La prêtrise selon l'Evan- gile n'est pas une autorité et n'est pas davantage un mérite. Elle est une forme particulière d'identification au Christ, si spéciale qu'il faut une vocation pour la vivre. La prêtrise n'est donc pas un droit qu'on réclame à une institution. Une seule relation avec Jésus est en fait importante : l 'amour de Dieu et du prochain.

Pourquoi donc l'Eglise, convaincue d'être voulue par Dieu, tenait-elle à ce point à ce statut d 'un Etat ? Pour- quoi le négocier avec un dictateur aussi fragile et igno- rant que Mussolini ?

« Le minimum de corps pour contenir le maximum d'esprit, le territoire matériel réduit à de si minimes pro- portions qu'il puisse et doive être considéré comme spi- ritualisé », se réjouit Pie XI. Mais les critiques s'élèvent contre ces relations sans répugnance avec le Duce. Au point que le pape se sent obligé de se justifier dès le 12 mars, devant un groupe d'étudiants en théologie de Mondragone : « Lorsqu'il s'agit de sauver des âmes ou de leur éviter de nouveaux tourments, nous nous sen- tons le courage de traiter avec le diable en personne. » Le pape recevra la visite officielle du roi et de la reine d'Italie, venus le saluer comme un chef d'Etat. Mais il ne recevra pas le Duce et il ne rendra même pas leur visite aux souverains.

Devant le fascisme de Mussolini, Pie XI a pris toutes

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les protections qu'un traité peut offrir. Ces Accords comportent en effet trois parties : un traité territorial en vingt-sept articles, un concordat de quarante-cinq arti- cles et une convention financière.

C'est à Paris, en 1922, que le ministre italien Orlando et Mgr Ceretti ont eu un premier échange concret, qui conduira aux Accords du Latran. Francesco Pacelli, frère du futur Pie XII, est l 'un des avocats du Saint-Siège face à l'Italie. Le traité territorial aurait pu être beaucoup plus avantageux. Au cours des cent dix rencontres qui ont préparé les textes, Mussolini proposa une étendue sans comparaison avec les 44 hectares enclos par les murailles du Vatican. Il offrait la Villa Borghese et un corridor jusqu'à la mer. Les ambassades près le Saint- Siège auraient pu construire leurs légations dans le parc de la Villa Doria-Pamphili. Pie XI adhérait à la mystique du Risorgimento du sol italien et se contenta du plus petit territoire possible. De 1859 à 1929, les terres du pape sont donc passées de 18 000 kilomètres carrés à 44 hec- tares.

De nombreux autres bâtiments dans et près de la ville sont alors devenus extra-territoriaux, à la manière des sièges de l'ONU à New York et de l'Unesco à Paris. Il s'agit de sanctuaires, de bureaux, de logements et de la résidence d'été : Castelgandolfo. Cela n'empêchera pas la police italienne d'entrer à l'abbaye Saint-Paul-Hors- les-Murs dans la nuit du 3 juin 1944, pour y saisir soixante-quatre personnes qui s'y étaient réfugiées. Puis un avion mystérieux lança une bombe sur le monastère. A leur tour, les Etats-Unis bombarderont Castelgandolfo et s'obligeront à verser en 1956 des dommages de guerre : 964 199 dollars et 35 cents.

Les Accords du Latran ne sont en réalité qu'un traité bilatéral entre l'Italie et le Saint-Siège. Les garanties don- nées aux ambassades envoyées au pape sont restées faibles pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les

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communications de ces diplomates seront violées sans aucune gêne, téléphones écoutés, courriers ouverts. Des agents de la police secrète fasciste seront infiltrés dans le petit personnel.

Il est vrai que ces lettres étaient écrites à la fois pour les destinataires et pour les indiscrets qui les lisaient. Cette double écriture complique à l'infini l'interpréta- tion des correspondances, souvent dictées par des cir- constances passagères dont les détails sont perdus. La neutralité du Vatican sera regardée par Hitler, et d'au- tres, comme un fait de politique intérieure italienne. Il le soulignera par l'occupation sans préavis de la place Saint-Pierre par ses parachutistes, du 8 septembre 1943 au 4 juin 1944. Il voulait ainsi démontrer qu'aucune frontière ne le séparait de la personne de Pie XII.

Cas unique, la place Saint-Pierre passe à la charge d'un Etat ou de l'autre. La police italienne assure la sécurité en temps normal, mais elle se retire derrière la colonnade du Bernin en cas de cérémonie solennelle présidée par le pape. C'est pourquoi Ali Agça qui a tiré sur Jean Paul II sera jugé par l'Italie. L'attentat a été commis sur le territoire vatican, mais à un jour et une heure de responsabilité italienne.

Le traité entérine aussi une pratique importante pour le Saint-Siège : la distinction des légations entre l'Italie et le Vatican. C'est-à-dire que les Etats représentés auprès de l'Italie envoient d'autres ambassadeurs au Saint-Siège. Pie XI tiendra une audience spéciale un mois plus tard, le 9 mars 1929, pour informer les diplo- mates présents de sa nouvelle « personnalité juridique internationale ». Ce discours est important, car il montre combien le pape veut faire des Accords du Latran autre chose qu'une affaire intérieure italienne.

Il faut bien souligner que le royaume d'Italie ne traite pas avec un Etat du Vatican, mais avec le Saint-Siège « souverain sur » la cité du Vatican. Ce distinguo est

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celui du pape lui-même. La loi fondamentale publiée le 7 juin 1929 la décrit comme « réservée au souverain pon- tife [...] pour la conclusion des traités et pour les rap- ports diplomatiques ». Il s'agit donc d 'un « Etat support », ou « Etat moyen » au service et à l'usage de la papauté.

Dans les semaines qui suivent la signature du traité, Pie XI exprime la plus grande sympathie pour l'Italie fasciste : « Les bons catholiques dont la foi et la religion font les meilleurs amis et défenseurs de l'ordre lui- même. » Mussolini devient « celui que la Providence nous a fait rencontrer ». L'Italie devient un Etat confes- sionnel où les non-catholiques ne sont plus autant citoyens que les pratiquants. Une situation qui répugne au Duce, lequel multiplie les déclarations de fascisme avéré. A la Chambre, il proclame que le Vatican sera « le tombeau du pape ». Ces coups de gueule resteront sans lendemain, car il sait bien quels avantages le régime tire de la bienveillance du clergé.

Dès 1922, à son arrivée au pouvoir, le Duce fait placer des crucifix dans les écoles et enseigner le catéchisme. Cette politique n'est cependant guère cohérente, puis- qu'il entend aussi régimenter la jeunesse italienne dans les organisations fascistes, depuis les « Enfants de la lou- ve » jusqu'aux Ballilas. Cet objectif conduira vite à un affrontement avec le pape.

Un concordat avec l'Italie complète le traité. Le Saint- Siège a tenu à lier le statut des catholiques italiens à la création du Vatican. Les Accords du Latran interdisent à l'Italie de donner une chaire d'enseignant « et toute fonction en relation avec le public » à un prêtre catholi- que défroqué. Les curés de paroisse deviennent officiers d'état civil pour enregistrer les mariages, qu'aucun divorce ne peut dissoudre. Les séminaristes sont dispen- sés du service militaire. Les prêtres ne seront pas jurés des tribunaux.

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Cette situation durera aussi longtemps « qu'un divorce à l'italienne » restera viable. La République finira par abroger les lois sur le mariage qui imposaient la discipline catholique dans le code civil. Par une série de révisions, la société et le droit public quitteront le modèle clérical. En 1981, un référendum national ne trouvera que 32 % des voix contre la légalisation de l'avortement. Mais les remises en cause des articles du concordat avec l'Italie n'affectent pas le « pacte du Latran », où la souveraineté du pape dans sa maison vati- cane est affirmée.

La convention financière est un autre aspect du traité ; elle est d'ailleurs bienvenue pour la monnaie du pape, aussi légère que la fleur qui lui a emprunté son nom. Une indemnité de 750 000 millions de lires et des titres d'un capital d'un milliard portant 5 % d'intérêt forment la dot de ce mariage de raison. Le pape crée l'Adminis- tration du patrimoine du siège apostolique, l'APSA, la banque centrale du nouvel Etat.

Bernardino Nogara sera le premier « délégué » res- ponsable de sa gestion, ne rendant compte qu'au pape. Il prendra sa retraite en 1953, assisté dans son travail par trois Pacelli, neveux de Pie XII. Un Suisse, Henri de Maillardoz, lui succédera. Un certain Argentieri, bien nommé, prendra sa suite. En droit strict, seuls les employés de cet établissement devraient prétendre aux bénéfices du traité du Latran, car ils sont nécessaires à l'indépendance de la Cité du Vatican. Leur emploi est directement lié à la gestion de l'indemnité versée lors de la signature. Au-dessus de ces laïcs, une commission de cardinaux représente le pape. Le cardinal Di Jorio dominera longtemps cette sorte de ministère des Finances.

La cassette personnelle du pape sera gérée par l'Insti- tut pour les Œuvres de Religion, l'IOR, banque créée en 1942 par Pie XII. Il s'agit des dons versés à sa personne :

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le Denier de saint Pierre et autres générosités. Chaque pape reçoit plus ou moins d'argent des fidèles, selon sa popularité. Avec la mort de Pie XII, les dons vont d'abord diminuer, les Américains se montrant déconcer- tés et réservés à l'égard de son successeur. Alors le cardi- nal Di Jorio proposera à Jean XXIII de lui donner une meilleure rentabilité. Il lui demandera de confier son compte à l'Administration du patrimoine du Siège apos- tolique, la banque centrale de l'Etat du Vatican, au détri- ment de l'IOR, banque privée dans le Vatican.

Mais le cardinal Siri fit comprendre à Jean XXIII qu'il perdrait alors la liquidité de ses avoirs. Jean XXIII conserva donc la gestion directe des dons faits à sa per- sonne sur un compte de l'IOR.

Pie XI profite de l'indemnisation par l'Italie pour faire d'importants travaux. Un palais du gouverneur est construit. Les antennes de Radio-Vatican se dressent. C'est ainsi que la résidence de Castelgandolfo fut aména- gée. Ancien nonce à Varsovie, le pape fait peindre les fresques de sa chapelle privée : d 'un côté, la défense de Czestochowa contre les Suédois, de l'autre le « miracle de la Vistule » contre les Soviétiques. Des scènes bien militaires pour un lieu de prière.

Le budget annuel du Saint-Siège est aujourd'hui de l'ordre de 150 millions de dollars. Une somme compara- ble à celle des grands diocèses des Etats-Unis ou d'Alle- magne. Une grande partie est engloutie par la radio. Un bon morceau est dépensé par les missions dans le tiers monde. Ne percevant pas d'impôt sur les catholiques, le Saint-Siège pratique une sorte de droit de timbre, c'est- à-dire qu'il facture des frais de dossier. Jean XXIII avait fait supprimer la mention « Caisse » à la porte d 'un bureau de la Congrégation qui fait les saints, laissant croire qu'on peut acheter une canonisation. Les frais de secrétariat n 'en sont pas moins difficiles à couvrir. Il

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reste peu de chose pour la diplomatie. L'échelle des salaires est étroite : un cardinal est payé environ 10 000 FF par mois. Selon son goût pour les voyages, les cérémonies et les conférences, il peut recevoir des dons plus ou moins importants à ces occasions : la busta, l'en- veloppe pour ses œuvres.

La papauté de 1929 aura fait un retour en force depuis 1870 à un point tel qu'il est juste d'écrire que « l'épreuve est une preuve » : la perte du statut politique a confirmé la dimension internationale du Saint-Siège. Dag Hammarskjôld, secrétaire général de l'ONU, résu- mera ainsi le prestige retrouvé par la papauté : « Quand je sollicite une audience au Vatican, je ne vais pas voir le roi de la cité du Vatican, mais le chef de l'Eglise catho- lique. »

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