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Un autre monde existe déjà! Politis 3:HIKOSI=[UYZU\:?k@a@o@g@f; M 04886 - 46 H - F: 4,50 E - RD HORS SÉRIE N° 46 OCTOBRE NOVEMBRE 2007 Politis CONSO HABITAT TRANSPORTS VOYAGES MUSIQUE SCIENCES Vivre autrement Ils racontent... politis.fr Ils racontent... Paul Ariès Denis Baupin José Bové Pierre Rabhi Jacques Testart Patrick Viveret Celina Whitaker…

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Un autre monde existe déjà!

Politis

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Vivre autrement

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OCTOBRE-NOVEMBRE 2007 / POLITIS / 3

Politis, 2, impasse Delaunay 75011 ParisTél. : 01 55 25 86 86 Fax : 01 43 48 04 [email protected] :Bernard Langlois.

Politis est édité par Politis, société par actions simplifiée au capital de 446 000 euros.Actionnaires :Association Pour Politis,Christophe Kantcheff, Denis Sieffert, Pascal Boniface,Laurent Chemla, Jean-Louis Gueydon de Dives,Valentin Lacambre.Président, directeurde la publication :Denis Sieffert.Conseil de direction :Pascal Boniface, Laurent Chemla, Jean-Louis Gueydon de Dives, ChristopheKantcheff, Valentin Lacambre, Patrick Piro(président de l’association Pour Politis) etDenis Sieffert.

Directeur de la rédaction :Denis Sieffert.Rédaction en chef :Thierry Brun (87).Christophe Kantcheff (85).Michel Soudais (89).Politique :Michel Soudais (89), ClotildeMonteiro (90), Patrick Piro (Verts) (75).Écologie, Nord-Sud :Patrick Piro (75).Économie, social :Thierry Brun (87), Dante Sanjurjo (91).Monde :Denis Sieffert, Dante Sanjurjo (91).Société :Ingrid Merckx (70), Olivier Doubre (74).Culture :Christophe Kantcheff (85), Ingrid Merckx (70), Gilles Costaz (théâtre), Marion Dumand (BD), Jean-Pierre Jeancolas (cinéma),Denis-Constant Martin (musiques), Clotilde Monteiro (hip-hop), Jean-Claude Renard (photo), JacquesVassal (chanson), Jacques Vincent (rock).Idées :Olivier Doubre (74).Médias :Jean-Claude Renard.Résistances :Xavier Frison (88), Christine Tréguier.Responsable éditorial web :Xavier Frison (88).Architecture technique web :Grégory Fabre (Terra Economica) et Yanic Gornet.Premier rédacteur graphiste papier et web :Michel Ribay (82).Rédactrice graphiste :Claire Le Scanff-Stora (84).Rédactrice correctrice :Pascale Bonnardel (83).Secrétariat de rédaction :Marie-Édith Alouf (73), Ingrid Merckx (70).

Communication-publicité :Clotilde Monteiro (90).

Administration-comptabilité :Isabelle Péresse (76).

Secrétariat :Brigitte Hautin (86).

Publicité-promotion :[email protected]

Impression :Rivet Presse ÉditionBP 1977, 87022 Limoges Cedex 9

Relation abonnés. AldabraTél. : 01 44 88 94 58 (Francesca).Fax : 01 44 88 94 [email protected]. 1 an France : 146 euros

Diffusion. NMPP. Inspection des ventes et réassort : K.D. Éric Namont : 01 42 46 02 20Numéro de commission paritaire : 0112C88695

Politis

L’état du monde nous interpelle en permanence, avecson lot de menaces climatiques, de pillage desressources naturelles des pays pauvres, de plantationsd’OGM et d’inégalités économiques et sociales. Lesconditions météorologiques de cet été sont un nouveau

signal. Pour prendre le seul problème du gaz carbonique, engrande partie responsable de l’effet de serre et des dérèglementsclimatiques, en supposant même que nous parvenions à stabiliserles émissions par habitant, soulignent les spécialistes, celles-ciaugmenteront pour des raisons démographiques de 40 % dans lesquarante prochaines années.

Devant l’urgence du changement, certains optent pour unengagement politique traditionnel. D’autres pensent que latransformation commence par d’autres modes de vie. Les deuxattitudes ne sont d’ailleurs pas exclusives. En tout cas, c’est unfait : aujourd’hui, de plus en plus nombreux sont ceux qui setournent vers des alternatives à la société de consommation et àsa logique mercantile. En témoignent l’émergence desécohameaux, les initiatives de particuliers et d’ONGenvironnementales en faveur des énergies renouvelables,l’alterconsommation et le refus du « tout-automobile ». Cescitoyens mènent des actions « politiques » pour économiserdrastiquement l’énergie et imposer des comportementsantipollution dans les domaines industriel et agricole. Cet étatd’esprit se mesure par l’essor de la consommation bio et l’ampleurdes mobilisations autour de la santé et d’un commerce pluséquitable au niveau mondial. Des gestes qui semblaient anodinsacquièrent une importance vitale. Nos choix et nos projetsindividuels s’inscrivent d’une manière nouvelle dans un horizonnécessairement collectif.

Le contraste est hélas saisissant entre la richesse des actionscitoyennes luttant contre le réchauffement de la planète, qu’ondécouvrira dans ce hors-série, et les décisions politiques. Ladensité de la vie associative et de ses initiatives montre unevolonté de peser sur le cours des choses et d’explorer lesouhaitable, là où les politiques se contentent de déclarations ouse retranchent derrière le « possible » qu’ils ont décrété. Cetteabsence de courage politique résulte sans aucun doute del’incompatibilité des solutions à mettre en œuvre avec l’habitudede confier au seul marché le soin d’agir. L’économiste etphilosophe Serge Latouche répète inlassablement cette évidence :une société de croissance à tous crins se heurte aux limites de labiosphère. Si l’on prend comme indice le « poids »environnemental de notre mode de vie, ce que les écologistesappellent « l’empreinte écologique », on obtient des résultatsinsoutenables tant du point de vue de l’équité dans laconsommation de notre environnement que de la capacité derégénération de la biosphère.

On voit donc se développer un « vivre autrement » qui refuseles catastrophes écologiques en cours. Un « vivre autrement » quin’est plus le rêve de quelques babas cool et des seuls militantsécologistes. En effet, une part croissante de la populationfrançaise s’alimente, s’habille, se déplace, entretient sa maison etson jardin en se souciant, davantage qu’avant, du bien-être del’espèce humaine et de la préservation de la nature. La notion dedéveloppement durable, certes souvent galvaudée, a introduit unenouveauté radicale dans la manière de penser le « vivreautrement » : la prise de conscience du caractère « non durable »de notre mode de développement, et le fait que sa poursuite meten jeu notre responsabilité vis-à-vis des générations futures.

Ce sont les témoignages et les réflexions de quelques-uns parmiceux qui ont fait ce choix que nous vous proposons ici. Il ne s’agitpas tant de rendre compte de ces nouveaux comportementscitoyens que de poser des questions sur notre mode dedéveloppement économique, politique et social, et nos formes deredistribution, tant au niveau local que planétaire. C’est bien d’unenouvelle interprétation de l’idéal démocratique qu’il s’agit.

T. B.

PAR THIERRY BRUNÉ D I T O R I A L

Choix de vie

S O M M A I R EPOINTS DE VUE• PIERRE RABHI : «UNE QUÊTE SPONTANÉE D’HUMANISME» 4-5• Alain Caillé et Jean-Louis Laville : «Ce vieux désir d’une autre vie…» 6-8

ENVIRONNEMENT• QU’IL ÉTAIT VERT, MON HAMEAU… 9-11

• Bienvenue chez José Bové! 12-14

• Du bois dont on fait les fustes 14-15

• Tout sauf la bagnole! 16-17

• Denis Baupin: «Une nouvelle philosophie de la ville» 18-19

• Pour produire son électricité, il faut beaucoup d’énergie! 20-21

• Benjamin Dessus: «Remettre en cause notre sacro-sainte croissance» 22-24

ÉCONOMIE• DES VÊTEMENTS VRAIMENT TRÈS CHICS 25-26

• Carlo Petrini : «Le plaisir est une dimension de la causeécologique» 26-27

• Ils militent, par-dessus lemarché! 28

• Paul Ariès: «Du consumérisme à la décroissance» 30-32

• La France qui bine 32• SEL: La confiture coûte dix minutes 33-34• Une autre façon de voir l’argent 35-36• Patrick Viveret, Celina Whitaker

et Jean-Philippe Poulnot: «Redonner à la monnaie sa fonction d’échange» 37-38

• Logiciels: le statut de la liberté 39-40• Guy Roustang: «Plaidoyer pour

l’autoproduction » 40-41

CULTURE• LES VOYAGES FORMENT L’AMITIÉ 42-44

• Tourisme équitable: un secteur en pleindéveloppement 44

• Trois pistes solidaires 45• Accueil paysan: fermes

sur leurs principes! 45• Lionel Larqué et Jacques Testart: «La société n’est pas l’ennemie du savoirscientifique» 47-48• Musique: un commerce très fair-play 49• Charlotte Dudignac et François Mauger: «La musique aussi peut être équitable» 50-51

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La photo de couverture est de Philippe Merle (AFP).

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ivre autrement, c’est possible ; encorefaut-il savoir ce que « vivre » veut dire.Quelle est la raison d’être de notre brèveprésence au monde, de la naissance à lamort ? Prétendre avoir la bonne réponseserait présomptueux, mais se poser laquestion est plus que jamais légitime, dansle contexte d’une société planétaire que cer-tains considèrent en perte de sens. À celas’ajoute un futur de plus en plus impré-visible, plein de menaces écologiques,sociales, économiques, politiques, géo-politiques, etc. « On ne sait pas où l’on va,mais on y va », comme disait Fournier.Hormis les besoins élémentaires indispen-sables à la survie biologique, que nous par-tageons avec toutes les espèces, vivre, pourl’être humain, implique des critères maté-riels et immatériels très complexes. Dès sanaissance, chaque personne est accueilliepar un pays, une culture, une religion, unmode de vie particulier, une sorte d’héri-tage obligé. Chacun est mis devant le faitaccompli d’une manière d’exister, à laquellel’éducation devra le conformer sans qu’ilait participé à la concevoir, à en définir lescritères. Il doit d’abord accepter un ordreétabli avant de pouvoir remettre celui-cien question s’il en ressent la nécessité. Lavie semble bien plus subie que choisie.Faute de pouvoir donner un sens à toutcela, il ne reste que le recours à la notionde destin. Le mien fut singulier par rap-port aux normes conventionnelles.

Né dans une petite oasis du sud algérien, à laporte du grand désert du Sahara, j’ai étéaccueilli par une culture musulmane, au seind’une population composée de diversesethnies, un père forgeron, musicien etpoète, une mère emportée par la tubercu-lose alors que je n’avais que quatre ans.J’ai appris en grandissant que les Roumis(Européens), qui avaient autorité sur nous,s’étaient octroyé notre territoire. C’étaientdes colonisateurs qui allaient nousapprendre à «vivre autrement» en nouscivilisant. Les occupants avaient en outredécouvert de la houille dans notre sous-sol

P o i n t s d e v u e

L’agroécologiste Pierre Rabhi nous explique ce que signifie pour lui « vivreautrement ». Il retrace pour cela son parcours d’homme libre, depuis sonenfance algérienne jusqu’à sa ferme ardéchoise. Le témoignage d’un sage.

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ma famille de sang et l’aisance de mafamille d’adoption, entre les « sauvages àciviliser » et les civilisateurs.

Dans ce contexte paradoxal, les divergencesentre les deux mondes l’emportent sur lesconvergences. Dans la double attraction oùje me trouve, la modernité domine maisl’école m’ennuie car elle ne répond pas àmes interrogations essentielles. Après lecertificat d’études, je suis obligé de tra-vailler, mais, dans le même temps, je m’en-gage avec passion et en autodidacte dansdes études plus conformes à une quêtespontanée d’humanisme. L’équation «fairede bonnes études, avoir des diplômes etune bonne situation pour bien gagner savie » n’a alors pour moi aucune significa-tion. Je ne vis plus en alternance entremes deux cultures. Je quitte l’Algérie,embrasée par la guerre, exclu de mes deuxfamilles, pour Paris, où je suis confrontéà la dure réalité. Je cherche un emploi etm’aperçois que, malgré une culture géné-rale assez consistante, je n’ai pas de qua-lification utile à la société moderne. Jedeviens OS (ouvrier spécialisé) dans uneentreprise de la région parisienne. Noussommes en 1958, presque au cœur desTrente Glorieuses.

L’entreprise se révèle un lieu d’observationidéal pour comprendre la société globale.Elle est de configuration pyramidale, avecune hiérarchie fondée sur la capacité àservir le modèle. Cela crée une partitionentre des humains « haut de gamme »,cumulant tout le positif (considération,bon salaire et dérivés, etc.), et des humains« bas de gamme», cumulant le négatif etses dérivés. Au-delà de l’inégalité ou dela hiérarchie des rémunérations, qui peutse justifier, je suis choqué par l’inéquité, àsavoir la non-reconnaissance de chaqueindividu en tant que tel, avant le statutsocial qui lui confère une valeur moné-taire. Le système éducatif a pour missionde préparer l’enfant à être un soldat del’économie plus qu’un être accompli dans

et avaient décidé de l’exploiter. Cette matièrenoire qui sommeillait depuis des millénairesdans l’anonymat et le silence du désert, unefois exhumée, allait bouleverser nos vies etnotre structure sociale séculaire, qui s’étaitéquilibrée entre sédentarité oasienne et iti-nérance nomade. Désormais, «vivre autre-ment » n’était plus une option mais uneobligation ; la modernité, avec son arsenalde prodige technologique, allait s’imposer:hors de cette modernité, point de salut.Conscient de cet ultimatum, mon père meconfie à un couple de Français, une insti-tutrice et un ingénieur, qui lui proposent dem’initier à la nouvelle et impérieuse règledu jeu. Je suis scolarisé et, tout en appre-nant à lire, à écrire et à compter, j’apprendsque mes ancêtres étaient des Gaulois… Jedeviens un «double culture» précoce, écar-telé entre tradition et modernité, le dieuunique de l’islam et le dieu en trois per-sonnes du christianisme, la précarité de

VLes ouvrages de Pierre Rabhi● Conscience et Environnement :la symphonie de la vie, éditions Le Relié, 2006.

● La Part du colibri, éditions de l’Aube, 2006.

● Graines de possibles, regardscroisés avec Nicolas Hulot, éditionsCalmann-Lévy, 2005.

● Le Gardien du feu, éditions AlbinMichel, nouvelle édition, 2003.

● Du Sahara aux Cévennes, ou la reconquête du songe,éditions Albin Michel, nouvelle édition, 2002.

● L’Offrande au crépuscule,L’Harmattan, nouvelle édition,2001.

● Parole de terre, éditions Albin Michel, 1996.

● Le Recours à la terre, éditionsTerre du Ciel, 1995.

RENCONTRE

«Une quête spontanéed’humanisme»

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toutes ses dimensions. Une vie réussie semesure à l’aune des acquis matériels, de laconsidération. Et la réussite sociale peut s’ac-compagner d’un échec humain.À l’argent sont donnés les pleins pouvoirssur le destin collectif. Il offre tous les plai-sirs mais ne permet pas d’acheter la joiede vivre, qui reste un bien suprême. Sansargent, la personne est socialement abolie.L’économie se fonde sur la production derichesses monétaires. La croissance éco-nomique est invoquée comme solutionalors qu’elle devient le problème, stimulépar l’avidité et l’insatiabilité humaines,érigées en système économique. Le tra-vail, considéré comme une vertu majeure,produit 30 à 40 % de rebuts et d’objetssans importance, voire inutiles ou nuisibles,et ne résout pas le problème de la préca-rité ou de l’indigence aux plans nationalet mondial.Une grande partie de la prospérité de l’Oc-cident repose sur des spoliations de terri-toires et de ressources des empires colo-niaux, ce qui provoque des déséquilibresplanétaires considérables, entre pléthoreet pénurie. L’idéologie produit une séman-tique faite pour leurrer les citoyens, et cejusqu’à proclamer qu’ils sont libres alors queleur itinéraire de vie est fait d’enferme-ments successifs, de la maternelle à

l’université, en passant par les casernes.Ils travaillent ensuite dans de petites ougrandes «boîtes», s’amusent «en boîte»,s’y rendent dans leur « caisse », finissentleurs jours dans des «boîtes à vieux», avantl’ultime boîte… Le tout se déroulant selonun principe hors sol, loin du faste d’unenature pourtant si belle.C’est avec tristesse, et non sarcasme, qu’àtort ou à raison je fais ce constat. Il y a làcomme une imposture à laquelle je nepeux souscrire. Il faut donc «vivre autre-ment », d’où mon choix d’un retour à laterre en 1961, avec mon épouse, Michèle,pour tenter de mettre en conformité uneconception de la vie avec un mode de vie.

Retrouver tout d’abord un autre temps et unespace marqué de nature me paraît êtrela première phase de la libération. Jedeviens ouvrier agricole et découvre uneagriculture nuisible et destructrice, fon-dée sur l’obsession de la productivité etdu capital financier. Je récuse cette logiqueet applique sur notre petite ferme ardé-choise, agronomiquement «bas de gamme»,au début sans eau, ni électricité, ni télé-phone, les principes de l’agroécologie,respectueuse des sols, des eaux et de lasanté humaine et animale. Tout en faisantprospérer notre lieu, nous sommes guidés

par l’esprit demodération, desobriété. Nous

répondons à tousnos besoins et à

ceux de nos cinqenfants, qui n’ont

manqué de rien d’es-sentiel et ont fait des

études très honorables.La modération libère du

temps pour un art de vivre. Letravail devient un labeur construc-

teur de sens et de bien-être physique etmoral. La terre cultivée avec des méthodesécologiques porte des fruits, elle devient unepassion. Le lieu aride avec une insuffi-sance chronique d’eau devient une oasis,visitée par de nombreux amis. Cela produitune vie sociale intense, avec une penséelibérée des schémas conventionnels pétri-fiants. Penser le monde inclut le vaste réelet non la seule réalité confinée de la civi-lisation urbaine. Agriculture et culture sontassociées ; la musique, la littérature sontomniprésentes. De cette expérience nais-sent des techniques agronomiques effica-ces fondées sur des connaissances scien-tifiques en rupture avec toutes lessimplifications qui ont ruiné le patrimoinenourricier, les eaux, les variétés et lesespèces, ainsi que les paysans. Je com-mence à m’impliquer au niveau nationalet international avec des transferts de tech-niques au bénéfice des populations les plusdémunies du tiers-monde. Les résultatspositifs font de l’agroécologie, proposéeen 1981 aux paysans du Burkina Faso,une alternative qui les libère de la dépen-dance à l’égard d’intrants coûteux et nui-sibles au sol, aux eaux et à la santé desindividus. Des actions sont menées, desassociations et des structures se créent,des conférences et des livres sensibilisentle plus grand nombre.

Participer à la conciliation de l’histoire humaineet de la nature me paraît être l’extrêmeurgence, de même que la protection de laterre nourricière, si méconnue, malmenée,et pourtant si décisive pour la survie dechacune et de chacun. C’est une belle aven-ture qui s’ouvre, et je suis sûr qu’un autremonde est possible. Encore faut-il chan-ger de paradigme et placer résolument lanature et l’humain au cœur de nos préoc-cupations, et l’économie et tout le reste àleur service. Chacun peut participer à cegrand œuvre inspiré par le pluralisme le plusélémentaire. Cela passe par le changementde l’humain lui-même. Utopie oui, maisentendue comme le non-lieu de tous lespossibles. Et nous n’aurons d’autre choixque la fédération des consciences pourmettre tous nos talents et nos moyens auservice de la construction d’un mondeenfin digne de l’intelligence.

P. R.

ContactsLes associationscitées ci-dessous fontpartie du Mouvementinternational pour laTerre et l’Humanisme(1, carrefour deLongchamp, 75016Paris, [email protected],www.mouvement-th.org).– Association Terre et Humanisme :transmission del’agroécologie pourl’autonomiealimentaire despopulations et lasauvegarde despatrimoinesnourriciers. Stagesd’initiation à la terreet programmesde solidaritéinternationale.Mas de Beaulieu, BP19,07230 Lablachère,04 75 36 64 01,[email protected],www.terre-humanisme.org

– Les Amanins :centre d’accueil et deséjour écologique etsolidaire,[email protected],www.lesamanins.com– Mouvement pourdes oasis en touslieux : création delieux de vie collectifsécologiques etsolidaires.Mas de Beaulieu, BP19,07230 Lablachère,[email protected]

– La Ferme desenfants : lieuintergénérationnel.Chantier-école d’unvillage écologique.Montchamp, 07230Lablachère,[email protected],www.laferme-des-enfants.com

– Association desAmis de Solan :gestionagroécologique dudomaine de Solan.Organisation derencontres liantécologie etspiritualité.Monastère de Solan,30330 La Bastide-d’Engras.

– Mouvement d’appelpour une insurrectiondes consciencesBP 40, 07140, Les Vans,[email protected],www.appel-consciences.org

– Écosite de la Borie30720 Saint-Jean-du-Gard,[email protected]

DR

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VIVRE AUTREMENT : cette revendicationémerge avec le mouvement de Mai 68,qui ne peut se résumer par la caricature quien est trop souvent faite. C’est en effet l’ef-fritement de l’idéologie progressiste quicommence à ce moment-là, ainsi que lespremières remises en cause du dogme dela croissance. Plus précisément, deux crisesse sont succédé : la crise des valeurs sen-sibles, dès les années 1970, suivie de cequ’on a appelé la crise économique.La première concerne le marché et l’État,dont les effets respectifs autant que lasynergie sont soudainement interpellés.On assiste d’abord à la remise en causedes modes d’organisation dans les entre-prises privées et à la dénonciation du défi-cit d’expression de leurs salariés. Les cri-tiques s’étendent à la consommation etaux modes de vie. Le manque d’implica-tion pour les salariés dans l’entreprise faitécho à celui des usagers dans la consom-mation. La société de consommation nepeut suffire à donner un sens à la vie. Dece point de vue, l’intervention publique

ne s’est pas donné les moyens de remé-dier aux limites du marché. Si le marchéfait oublier les personnes derrière les choses,l’État s’est enfermé dans un « social-étatisme » dont « les citoyens n’étaient pas lessujets agissants » mais « les administrés, lesobjets, en qualité d’allocataires, de cotisants etde contribuables (1) ». Les dénonciationsportent sur les logiques bureaucratiqueset centralisatrices des institutions, l’ap-proche standardisante de la demandeorientant l’offre vers des biens de masseet des services stéréotypés, et la survi-vance de fortes inégalités sous une appa-rente normalisation égalisatrice.

Le consensus progressiste qui était le cimentde la société se fissure peu à peu. Des mili-tants et des scientifiques mettent en douteque l’augmentation des richesses, calculéepar les comptabilités nationales, consti-tue une assurance de bien-être et l’exi-gence d’une plus grande «qualité» de vie.De plus en plus, la revendication d’unecroissance qualitative s’oppose à la seule

croissance quantitative. Il est question desubstituer une politique du mode de vie àune politique du niveau de vie.Le surgissement de nouveaux mouve-ments sociaux signale le passage d’unesociété de la rareté à une société del’abondance, suscitant des interrogationsque Keynes, dès 1930, anticipait commeinéluctables ; elles s’expliquent pour par-tie par des évolutions socio-démogra-phiques : vieillissement de la population,diversification du profil des ménages, pro-gression de l’activité féminine. Toutes cesdonnées remettent en cause la logiqued’uniformisation qui s’était imposée pen-dant la période d’expansion. Bien que lesvagues protestataires auxquelles ces mou-vements donnent lieu soient disparates,elles commencent néanmoins à popula-riser les thèmes de la croissance zéro, dela dénonciation des dégâts du progrès, etde la réappropriation de la vie privée etde l’espace public, que défendent des pro-testations antinucléaires, écologistes ouféministes. Ces revendications, malgréleur éparpillement, amorcent confusémentune réflexion sur la plus ou moins néces-saire sortie de la société économique, c’est-à-dire la société structurée par la luttecontre la rareté. On les qualifie parfois de« postmatérialistes». Toute une génération endéduit des projets renouvelés d’action col-lective au nom de l’autogestion et de l’al-ternative (2).

À partir des années 1970, les bouleversementsdans les modes de vie génèrent donc desmobilisations allant dans le sens d’unepolitique de la vie quotidienne, soucieusesde préserver l’environnement, de critiquerl’absence de participation des usagers à laconception des services qui les concernent,et de soumettre à la réflexion les rapportsentre les sexes et les âges. Ces formes d’ex-pression inédites se doublent d’une modi-fication tendancielle des formes d’enga-gement dans l’espace public. Le militantismegénéraliste, lié à un projet de société, impli-quant une action dans la durée et de fortesdélégations de pouvoir dans le cadre destructures fédératives, s’affaiblit, commele montre le recul de certaines apparte-nances syndicales et idéologiques. En re-vanche, la crise du bénévolat, constatéedans les associations les plus institution-nalisées, s’accompagne d’une efferves-cence associative d’un autre

Ce vieux désir d’une autre vie…

«Vivreautrement»:d’où vientce slogan?Les sociologuesAlain Caillé et Jean-LouisLaville* relatentla naissance de cetterevendication,et montrentqu’elle estpartagée parune partcroissante de la population,soucieuse de l’avenir de la planète.

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HISTOIRE

La revendication de « vivre autrement » a émergé avec le mouvement de Mai 68.

AFP

DRDR

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type, à base d’engagementsconcrets à durée limitée, centrés sur des pro-blèmes particuliers, œuvrant à la mise enplace de réponses rapides pour les sujetsconcernés.Parmi les démarches témoignant de cetteinflexion de l’engagement, nombreusessont celles qui se revendiquent d’une per-spective d’économie solidaire, affirmantleur dimension économique tout en lacombinant à une volonté de transforma-tion sociale.

La seconde crise, la crise économique, peutêtre interprétée comme une forme de refou-lement des questions ainsi soulevées parla crise de la culture. C’est du moins cequ’a avancé le philosophe Patrick Vive-ret, pour qui « il est tellement difficile d’or-ganiser des rapports sociaux et de produire uneculture de l’au-delà du travail dans une sociétéd’abondance qu’il est vraisemblable de penserque les sociétés recréent artificiellement desconditions de pénurie et de pauvreté, replaçantainsi la question de la subsistance et du travailau cœur du lien social (3) ».C’est la légitimation néolibérale de l’im-pératif de compétitivité et la disparition detoute revendication portant sur le systèmemarchand. Cette conjoncture de triompheculturel du marché a un temps tétaniséles opposants. Mais, au-delà de la peurdu chômage et de l’exclusion, l’alter-mondialisation a redonné de l’énergie auxcontestations comme aux pratiques decitoyenneté ouvertes sur le monde. Ainsi,la deuxième génération de l’économiesolidaire se caractérise par une volonté decoupler revendications et propositions enintroduisant des comportements solidairesdans les actes quotidiens (création de ser-vices de proximité et de modes d’échangelocaux, protection de l’environnement,commerce équitable, tourisme solidaire,consommation responsable, épargne soli-daire…). Désormais, faire de l’économie

autrement, c’est aussi se dresser contre laculture de «l’impossibilisme» et affirmer que« l’économie, c’est nous (4) ».

Toutes ces tentatives, dont les termes serontréactualisés, appellent à «vivre autrement».Le paradoxe tient à ce que les rhétoriquespolitiques ne parlent que de changement– économique ou politique – mais qu’au-cune ne se risque plus à évoquer la per-spective d’une véritable mutation souhai-table et pensable de nos modes de vie.Comme si tout le champ des possibles étaitdésormais strictement balisé par l’affron-tement rituel entre l’appel à toujours plusde dérégulation néolibérale et la défense,de plus en plus timide, de ce qui subsistedes normes social-démocrates de redistri-bution étatique héritées du fordisme. Mêmel’évocation d’une démocratie participativesi forte au début de la campagne prési-dentielle, et qui, prise réellement au sérieux,aurait pu indiquer la voie d’un change-ment non négligeable au moins de notre rap-port à la politique, a fait long feu.Pourtant, les voies du souhaitable ne sontpas trop difficiles à discerner. S’il nousfaut résister de toutes les façons possiblesà la mainmise croissante de la norme mar-chande et financière sur nos vies, maisaussi à l’imposition des nouvelles normesde «gouvernance» procédurale, qui n’ensont que la projection au sein de la sphèreadministrative, c’est parce qu’elles éro-dent de manière systématique nos der-nières ressources d’humanité. L’essentielest que subsiste le sens de la solidarité, ledésir de coopération, de confiance, decapacité à faire les choses par plaisir ou pardevoir moral accepté, plutôt que par appâtdu gain ou par soumission à une normeformelle ; que subsiste encore, en somme,l’esprit du don et de la démocratie.Dans cette perspective, c’est bien d’unenouvelle interprétation de l’idéal démo-cratique que nous avons cruellement besoin

aujourd’hui. Elle devra tenir compte duchangement d’échelle et de rythme dumonde, de l’affaiblissement des capacitésd’action de l’État-Nation et des solidari-tés nationales, de l’épuisement des res-sources et de la dégradation peut-être irré-versible de notre environnement culturel,de l’explosion des inégalités et de la cri-minalité sous toutes ses formes. Rien nepermettra de lutter contre ces multiplesdéfis si les militants de l’autre vie, d’unautre monde possible, les femmes et leshommes de bonne volonté disait-on endes temps pas si anciens, ne parviennentpas à clarifier et à énoncer les quelquesvaleurs communes, partageables et uni-verselles, au nom desquelles ils seront sus-ceptibles de mener des luttes communes,ou qui se fassent écho à travers le monde.Pour changer effectivement la vie, cesvaleurs devront permettre de réconcilier vieprivée et vie publique, si l’on veut éviterl’alternative stérile entre « changer le mondeou ses désirs ». Car pourquoi et commentchanger ses désirs, sortir de soi, si l’on n’apas le sentiment de pouvoir participer avecd’autres au changement de ce qui peut etdoit être changé? Quelles valeurs ? Listons-en pour com-mencer trois plausibles : tenir l’établisse-ment d’une démocratie durable pour unefin en soi, et traiter les autres hommesaussi comme des fins et pas seulementcomme des moyens ; lutter contre toutesles formes d’illumination et de corrup-tion ; et se reconnaître responsables de lanature et de la culture reçues en héritageet empêcher leur dégradation irréver-sible (5). Plus nous serons nombreux àdésirer respecter et faire respecter cettemorale élémentaire, et plus nous com-mencerons en effet à «vivre autrement».

A. C. ET J.-L. L.

(1) Métamorphoses du travail. Quête du sens, AndréGorz, éditions Galilée, 1988.(2) Pourquoi se mobilise-t-on ? Les théories del’action collective, Daniel Céfaï, La Découverte, 2007.(3) « De la révolution de l’intelligence à la régulationdes passions », Patrick Viveret, la Lettre de l’économiesociale, janvier 1989.(4) « L’économie c’est nous », Christian Arnperger,Ramonville, Erès, 2006.(5) « Vers une éthique mondiale ? »,www.journaldumauss.net

* Alain Caillé est sociologue à l’université Paris X-Nanterre et codirecteur de la Revue du Mauss,Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales.Jean-Louis Laville est sociologue, professeur au Cnamet codirecteur du Lise (CNRS-Cnam).

Pour aller plus loinQuelle démocratie voulons-nous ?, sous la directiond’Alain Caillé, La Découverte, 2006.« Avec Karl Polanyi, contre la société du tout-marchand », la Revue du Mauss, n° 29, La Découverte,premier semestre 2007.Dictionnaire de l’autre économie, Jean-Louis Lavilleet A. D. Cattani, Gallimard, Folio/Actuel, 2007.L’économie solidaire une perspective internationale,sous la direction de Jean-Louis Laville, HachetteLittérature, « Pluriel ».

Par le barbouillage d’affiches les «antipub» manifestent leur rejet de la société de consommation.

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suite de la p. 6

Au-delà de lapeur du chômageet de l’exclusion,l’alter-mondialisation a redonné de l’énergie auxcontestationscomme aux pratiques de citoyennetéouvertes sur le monde.

HISTOIREP o i n t s d e v u e

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a maison écologique est un détail. On veut queles gens vivent ensemble et soient heureux. C’estune sorte d’utopie », explique Michel Cabé,maire de Cazeneuve-Montaut, communede cinquante-cinq habitants située au pieddes Pyrénées, où doit se construire pro-chainement un écohameau (voir encadré).Il résume ainsi les nombreux projets encours dans le Sud de la France, projets oùl’aventure humaine prime sur le reste.« On essaie de faire fonctionner la démocratieen interne », souligne Patrick Jimena,membre d’un groupe de citoyens qui veutcréer un écohameau. Cela rend l’aventureplus longue, plus compliquée, et les échecssont plus fréquents. « On en parle depuisdix ans, mais aucun projet n’a encore abouti ! »,s’exclame François Plassard, de l’Asso-ciation des écohameaux de l’économiesolidaire (AES), cofondateur du systèmed’échange local (SEL) Cocagne de Tou-louse. D’après lui, « la confrontation entreun rêve de citadins et la réalisation concrète surle terrain pose un gros problème ». Mairesruraux, associations de l’économie solidaire

Qu’il était vert,mon hameau…

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ou groupes de citoyens, les acteurs sontnombreux à porter des projets d’écohameau,avec chacun leur démarche.

Les maires des petites communes de Midi-Pyrénées sont aujourd’hui confrontés aumanque de logement, à l’explosion desprix du foncier et aux rapides mouvementsde population, avec l’exode des jeunes versla ville pour les études et l’emploi, et lamigration vers la campagne des urbainschassés par la flambée des prix. Le toutentraîne une situation assez anarchique,avec des bâtisses délabrées et des lotisse-ments qui poussent selon le bon gré des pro-moteurs immobiliers. Sensibles aux ques-tions d’environnement, les maires deCazeneuve-Montaut (Haute-Garonne) etde Daumazan-sur-Arize (Ariège) ont ainsidécidé de se mobiliser pour l’essor de leurcommune.Le premier, Michel Cabé, travaille au pro-jet d’écohameau depuis quatre ans. Il atrouvé un terrain communal d’un hectareet demi derrière l’école du village et a su

convaincre le sous-préfet de la Haute-Garonne, Jean-Marie Nicolas, de la viabilitédu projet. Enthousiaste, celui-ci a peséauprès des services de la Direction dépar-tementale de l’équipement (DDE) afind’urbaniser la zone. Il a en outre déblo-qué 80 000 euros pour construire la pre-mière maison. Mais les habitants du villagese sont alors rebellés, craignant de s’être faitblouser. « Ils ont eu peur, concède le maire.J’ai utilisé dans ma première délibération l’ex-pression “lotissement social”, ce n’était pas unebonne idée. Les habitants ont cru qu’on allaitconstruire une maison pour chômeurs et délin-quants, que le projet était déjà signé avec unesociété HLM… » Une réunion organisée le12 juillet 2006 avec le Conseil d’architec-ture, d’urbanisme et d’environnement(CAUE) a permis de désamorcer lesrumeurs et de détailler le projet. Une pre-mière maison communale a ainsi vu lejour début 2007. Un chantier de forma-tion a permis de la bâtir et de constituer legroupe des futurs éco-habitants qui achè-teront les lots.

Michel Dapot, maire de Daumazan-sur-Arize, aeu moins de chance avec les services tech-niques. Il mène depuis trois ans deux pro-jets d’écohameau. Le premier émane d’ungroupement d’écoconstructeurs constituépar affinités, dont il fait lui-même partie.Le deuxième a un caractère plus social :la commune emprunte auprès des banques,et les habitants achèteront leur maison àtravers une location-vente. Leur partici-pation à la construction permettra d’enbaisser le loyer. Les villageois sont globa-lement favorables, et la commune détientle foncier nécessaire pour réaliser cettevingtaine de maisons réparties sur deuxlieux. Mais la DDE en a décidé autre-ment. Après avoir conseillé à la communede transformer son plan d’occupation dessols (POS) en carte communale, elle a fina-lement refusé d’y inclure les écohameauxpour des raisons de mitage (éloignementdu village) et d’impact écologique ! Michel Dapot tente maintenant de sau-ver les projets en créant un plan local d’ur-banisme (PLU), mais « [il] ne sai[t] pas siles gens vont tenir si longtemps, et [lui] le pre-mier ». Il tonne : « La DDE de l’Ariège est

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HABITAT

Réunion de l’Association des écohameaux de l’économie solidaire à Verfeil-sur-Seye, dans le Tarn.

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En Midi-Pyrénées, des citoyens se mobilisent pour construire des maisonsécologiques dans un bel esprit collectif. Mais ils se heurtent à bien des embûches, techniques et humaines.

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hermétique à tout ce qui est économie durable et écono-mies d’énergies. En plus, le préfet n’a pas joué son rôle demédiateur et n’a toujours pas daigné nous recevoir. »

Habitants, DDE : les sources de problèmes sont mul-tiples, quand ce ne sont pas les maires eux-mêmesqui s’opposent à ce type de projet. D’après Fran-çois Plassard, d’AES, ceux-ci craignent surtout« l’invasion de la pauvreté des villes et les groupes cons-titués qui viendraient créer une microsociété dans leurvillage ». Les groupes auto-organisés d’écocitoyenssont de plus en plus fréquents. Mêlant souvent desurbains et des ruraux, ils doivent convaincre lesmaires de leur volonté de créer des liens avec levillage, qui fait partie du concept d’écohameau.Le projet La Source regroupe ainsi une dizainede familles à la recherche d’un lieu dans le grandSud. Elles se tournent vers des terrains déjà cons-tructibles. C’est plus rapide que de passer par unemairie, mais elles doivent acheter sur le marchédu foncier, à des prix très élevés. Ainsi, la démar-che est militante, mais ces personnes sont aussi« dans une logique de regroupement collectif pour accé-der au foncier, car tout seul c’est quasiment impossible »,explique Patrick Jimena. Elles veulent créer unesociété civile immobilière (SCI) où chaque familleinvestira 50 000 euros.Des initiatives de ce type deviennent courantes,mais le taux de réussite est variable. L’an dernierun groupe a ainsi acheté un terrain de plusieurs hec-tares dans la Drôme, mais il n’a finalement paspu le viabiliser en entier. Parfois, les écocitoyenspeinent lors du saut final vers la campagne, pourles plus urbains d’entre eux. Le côté humain restetrès prégnant, et certains groupes implosent enroute car les démarches administratives et tech-niques malmènent l’auto-organisation des groupes,centrée sur la prise de décisions collective. Cer-tains projets aboutissent quand même, comme àVabres, dans le Gard, où des terrains viennentd’être viabilisés et où la construction est prévuepour cet automne.

Le point crucial reste le manque de soutien poli-tique. « Pour que cela devienne possible, il faut un déclicpolitique. Il y a comme une lame de fond, les gens ontenvie de s’unir pour changer leur façon de vivre », affirmePatrick Jimena. L’idée a fait son chemin en Midi-Pyrénées. Michel Cabé annonce, satisfait : « Notredémarche est devenue une évidence, alors qu’il y a troisans on nous prenait pour des fous. »Vu la situation du logement et de l’environnement,les écohameaux prennent ainsi du sens dans toutela France. Reste à leur insuffler une volonté poli-tique de plus grande envergure.

YORAN JOLIVET

Plan du futur écohammeau de Verfeil-sur-Seye. La construction devrait débuter en 2008.

GlossaireDDE : Direction départementale de l’équipement.Principal interlocuteur pour tout l’aspect technique duchoix du site et de la viabilisation des terrains. Reçoit ettraite la demande de certificat d’urbanisme. Les points àdéfendre concernent surtout l’aspect du mitage(constructions en habitat isolé) et le recyclage desdéchets (bassins plantés par exemple).

Certificat d’urbanisme : Acte administratif qui indiqueles règles d’urbanisme, les limitations administrativesau droit de propriété et le régime des taxes etparticipations d’urbanisme applicables à un terraindonné ainsi que l’état des équipements publics existantsou prévus. Quasiment indispensable pour construire.C’est le point sur lequel butent de nombreuxécohameaux. Il faut l’accompagner d’une délibérationdu conseil municipal quand la commune ne dispose pasde document d’urbanisme stipulant clairement les zonesconstructibles. Il est gratuit.

Autorisation de lotir, permis d’aménager : L’autorisationde lotir est obligatoire si la construction prévoit plus dedeux lots sur le même terrain. Le permis d’aménagerdevrait bientôt se substituer à cette autorisation.

Permis de construire : Autorisation donnée par uneautorité administrative d’édifier une ou plusieursconstructions nouvelles. Il doit respecter les règlesd’urbanisme respectant l’implantation desconstructions, leur destination, leur nature, leur aspectextérieur et l’aménagement de leurs abords.

CAUE : Conseils d’architecture, d’urbanisme etd’environnement. Issus de la loi sur l’architecture de1977, ce sont des organismes départementauxd’information et de conseil ouverts à tous,gratuitement. Ils sont composés d’architectes, depaysagistes et d’urbanistes, et on en trouve dans88 départements. Ils sont généralement desinterlocuteurs privilégiés pour la DDE et la communedans l’implantation et la création du futur écohameau.Site internet : www.caue.org

Mitage : Dissémination spontanée ou insuffisammentcontrôlée de constructions implantées dans des zonesrurales ou en périphérie des agglomérations, entraînantune détérioration du paysage et des risques de pollutiondu milieu naturel. Il implique également des coûts devoirie, ramassage scolaire, ordures pour lescollectivités. Motif presque toujours évoqué par la DDEpour rejeter un certificat d’urbanisme.

POS/PLU/carte communale : La loi SRU de 2000 imposeaux communes de transformer leur Plan d’occupationdes sols (POS) en carte communale ou en Plan locald’urbanisme (PLU). Ces procédures définissentl’extension urbaine de la commune sur le long terme. Siles projets d’écohameaux n’y sont pas intégrés lors dela création, il est difficile de les autoriser par la suite.

Circulaire Gilles de Robien : Datée du 31 juillet 2003, elledétaille certains points de la loi Habitat et Urbanisme du2 juillet 2003 (qui complète la loi SRU de 2000). Ellerenforce la capacité de projet et de responsabilité desmaires dans la définition des terrains constructibles.

Viabiliser : Cela consiste à rendre habitable un terrain :adduction d’eau et d’énergie, voirie, recyclage desdéchets.

Qu’est-ce qu’un écohameau?En tapant « écohameau » sur Google, ontombe sur ecohameau.org, qui promeut,entre autres… les « arts de l’amour », etinvite l’internaute à cliquer sur « orgasmesféminins et masculins ». Associé ici à une forme de « tantrismeécolo », le mot « écohameau » pourrait plusdangereusement intéresser de grospromoteurs immobiliers, de même que lestermes « solidaire » et « équitable » onttrouvé leur place dans le commerceconventionnel… « Pour éviter que le mot ne soit récupérépar Bouygues et compagnie », l’Associationdes écohameaux de l’économie solidaire(AES), à Toulouse, l’a déposé à l’INPI. Elledéclare le laisser libre d’utilisation si lesdémarches sont cohérentes avec sadéfinition : « Un groupe de maisons (tout oupartie autoconstruites) avec un écobilanexigeant, qui se donne des moyensmutualisés : entraide, formation, conseil,etc., et des structures en commun(construction et espaces collectifs, gestiondes ressources et des déchets). »

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Le travail de viabilisation et de recherchede terrains est trop lourd à porter pour ungroupe de citoyens auto-organisés »,prévient l’Association des écohameaux del’économie solidaire (AES) en Midi-Pyrénées. C’est en partant de ce constat,qu’elle a imaginé un protocole pour gérerces démarches elle-même. Pour échapperà la flambée des prix du foncier dans larégion, AES cherche donc à convaincre lescommunes de reclasser de la terreagricole bon marché en terrainsconstructibles. L’association testeactuellement son protocole sur lacommune de Verfeil-sur-Seye (Tarn-et-Garonne). Le détail en cinq points.

Trouver une commune« Tous nos maires sont des pionniers »,dit François Plassard, initiateur d’AES. Peud’élus étant volontaires pour défendre cetype de projet, AES sillonne la campagne àla recherche d’édiles à convaincre. Pourcela, elle fait valoir l’absence de coût dansla création de ces nouveaux logements(AES assure la viabilisation), un nouveaudynamisme économique etdémographique pour la commune, denouvelles taxes d’habitation et surtout lapossibilité de choisir les futurs habitantsde manière concertée.

Trouver un siteUne fois les acteurs locaux convaincus dela pertinence du projet, AES se met enquête de terrains en collaboration avec lacommune, la DDE, le CAUE (voir glossaire)et un technicien paysager. Elle cherchedes sites d’au moins deux hectares,exposés au sud, avec une faible valeuragricole et permettant l’intégration dufutur hameau dans le paysage. AESpropose deux à trois fois le prix de laterre agricole lorsque les terrains sontprivés. Une offre faible comparée auxprix du foncier, mais il faut y ajouter lesfrais de viabilisation. Dans le cas deVerfeil-sur-Seye, AES a acheté troishectares pour 59 000 euros, soit moinsde deux euros le mètre carré.

Viabiliser et découper le terrainToujours en collaboration avec la DDE et leCAUE, AES viabilise le terrain. Celacomprend un bornage des parcellesconstructibles, le découpage en lots et delourds travaux pour équiper le site :adduction d’eau et d’électricité, la voirieet le recyclage des déchets. C’est la partiepérilleuse de l’opération car AES avanceles fonds avant la revente des lots auxparticuliers. Pour la découpe des lots, elleeffectue un dosage entre les espaces

privés et collectifs : « Un écohameau estle juste milieu entre la communautéfusionnelle où l’on partage tout et lelotissement résidentiel individuel. »

Choisir les candidatsLa démarche AES mise sur unecollaboration étroite avec les collectivitéset prend en charge toute la partietechnique et administrative, en amont duprojet. Les futurs habitants intègrent leprojet une fois le terrain viabilisé etdécoupé. Pendant ce temps, se crée ungroupe local d’accueil et de suivi (Glas),composé de membres du conseil municipalde la commune et du tissu associatif local.Il leur incombe de choisir les propriétairesdu futur hameau selon des critères établisentre la commune et AES (mixité sociale,mixité d’âge, solvabilité). À Verfeil-sur-Seye, sur les vingt-quatre candidatsprésélectionnés, dix vont finalementparticiper au projet. Parmi lescandidatures, il y avait de jeunes ménagesqui n’ont pas accès à la propriété, desactifs urbains qui délocalisent leuractivité, des préretraités, des artisans oudes locaux qui subissent l’inflation desprix du foncier et menacent de s’en aller.Le groupe d’accueil et de suivi mèneégalement une réflexion sur la manière derendre utile et d’intégrer l’écohameaudans le territoire : c’est « l’intelligence dulieu ».

Réaliser le projetPour 30 000 euros, chaque famille achèteun lot comprenant 1 000 m2 constructibles,300 m2 de jardin, deux hectares àpartager en collectif (terre agricole,vergers…) et cent heures de formationpour concevoir sa maison. À titre decomparaison, le lotissement d’un villagevoisin vend des lots de 400 m2 à39 000 euros. Pendant deux mois, lesfamilles vont travailler avec desarchitectes spécialisés pour dessiner leurfutur logement. Ils suivent un cahier descharges précis intégrant la charteécologique et les normes architecturaleset urbanistiques du village. Laconstruction finale implique plus ou moinsd’autoconstruction suivant la situation dechaque foyer. L’objectif est d’obtenir desmaisons à moins de 100 000 euros, toutcompris. Le protocole est actuellement validéjusqu’au choix des futurs habitants,après trois années de travail. Reste à lemettre en œuvre jusqu’au bout, car larégion Midi-Pyrénées attend toujours sonpremier écohameau.

Y. J.

L’Association des écohameaux de l’économie solidaire(AES) a élaboré un protocole pour acquérir des terrainset rendre les projets viables.

Comment ça marche?

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omme il sied à un chef gaulois, la nouvellemaison de José Bové trône sur une petitehauteur de Montredon, le hameau qu’avecdes amis éleveurs toujours présents il défen-dit, il y a trente ans, contre les militairesdu camp du Larzac désireux d’y étendreleur champ de tir et de manœuvres. Onzeans de résistance qui renvoyèrent l’arméeà son camp, et rien qu’à son camp.La maison de bois fait face au soleil, quila chauffe au moindre rayon. Un vrai rêved’écolo, suffisamment discret pour ne paséclipser les vieilles bâtisses de pierre cen-tenaires qui donnent leur identité à Mon-tredon et à sa petite place herbeuse, oùquelques dizaines d’âmes organisentchaque mercredi après-midi un marchépaysan attirant des centaines de personnes,

qui viennent pour la liqueur d’églantine,le pastis local, les cochonnailles et les fro-mages. Ceux de José et des autres. Ausein d’une grande propriété collective quin’appartient à personne et ne peut ni sevendre ni se morceler.

Dans ce paradis, dont la citerne d’eau enpierre a des centaines d’années, il fallait unemaison originale, une maison n’insultantpas le paysage. Avec un architecte spé-cialisé dans la construction bioclimatique,Patrick Balester, de Nature et Habitat (1),José Bové l’a conçue puis assemblée avecquelques amis. Dans son esprit, elle devaitêtre en accord avec le paysage, correspondreà son discours écolo, et ne pas coûter tropcher. Pas une immense résidence de luxe

mais une maison simple, « accessible à tousceux qui ont envie de mettre leur vie quoti-dienne en accord avec leurs idées ».« Notre premier travail, complète l’archi-tecte, est de donner une forme aux rêves, auxdésirs de nos clients. Il faut organiser une ren-contre entre le terrain, l’imagination et ce quiest possible. Et après, quelle que soit l’évolu-tion du projet, comme il y a eu discussion, leclient reconnaît son idée, il en prend posses-sion. C’est ce qui s’est passé avec José et Ghis-laine, sa compagne. Nous avons discuté long-temps, y compris sur un projet qui n’a pasabouti. L’idée, c’est un système ayant plus oumoins recours à une autoconstruction, qui nedébouche pas sur une galère et qui soit abor-dable, comparé à d’autres systèmes qui pro-posent simplement des mètres carrés. »

L’altermondialiste a décidé de vivre en harmonie avec ses principes. Sa résidence bioclimatique sur le causse du Larzac est le symbole du rêveécolo du paysan militant. Il nous ouvre la porte de sa maison en bois.

Bienvenuechez José Bové!

CLa maison de José Bové à Montredon, aux courbes en harmonieavec les paysages du Causse.

CABA

NIS/

AFP

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Construction, aménagement et viabilisa-tion compris, la maison a coûté120 000 euros, sur lesquels José et sa com-pagne en ont emprunté 90 000. Pas plusque les fameuses « maisons Borloo » auxparois minces, qui se chauffent à l’élec-tricité et dont le prix ne comprend évi-demment pas le terrain. Preuve que, dansles constructions, les entreprises pour-raient faire preuve de plus d’imagination.« Ici, tout est en bois, explique le porte-parolede Via Campesina. Les murs, les cloisons, lesol, les poutres, le toit. Sur toutes les faces, il ya trois épaisseurs de bois. Et pour que l’isola-tion soit meilleure, pour que l’air circule, lamaison n’a pas de fondations, elle n’est pas encontact avec le sol, elle repose sur des pilotis,des plots également en bois. »

Le permis de construire fut obtenu facilementà la mairie. Jusqu’au jour où l’architecteconseil de la Direction départementale de

l’équipement vint examiner le projet endébut de construction et expliqua docte-ment : « Cette maison ne s’inscrit pas dans latradition vernaculaire du Larzac. » Éclat derire de José Bové, expliquant au fonction-naire zélé que s’il n’avait pas été là avec sesamis paysans, le hameau de Montredonne serait plus qu’un tas de caillou, détruitpar les militaires en exercice. « Je lui ai en outreexpliqué que nous avions, moi et les autres,reconstruit ou retapé toutes les fermes et maisons.J’ai ajouté qu’il ne fallait pas confondre archi-tecture et muséographie. Comme sa remarquen’était pas un argument de droit à même de faireannuler le permis de construire, il a laissé tom-ber. Je ne regrette qu’une chose, c’est qu’il ne soitpas revenu voir le résultat final ; il aurait com-pris pourquoi il fallait innover, il aurait cons-taté que ma maison n’est pas une injure au pay-sage. » En prime, José Bové avait faitremarquer à l’architecte conseil qu’il n’avaitpas fait tant d’histoires pour laisser construire« des horreurs » sur le plateau, le long de l’au-toroute A 75…

Selon l’imagination ou les fantasmes de cha-cun, cette maison peut ressembler à unnavire échoué au milieu du Larzac, à unebergerie de la couleur des moutons, à unepetite arche de Noé ou à un aéronef prêtà décoller de sa petite colline. « En fait,explique José Bové, au cours des discussionsavec Patrick Balester, nous étions convenusqu’il fallait une construction dont les formessoient en harmonie avec les courbes du pay-sage du causse. Celles-ci sont douces, comme lescontours de la maison. Et beaucoup de visi-teurs remarquent cette concordance, cette conti-nuité entre la maison et les environs, puisqued’ici on ne voit pas les vieilles fermes plusieursfois centenaires. Cela prouve que nous avons faitle bon choix, que l’essentiel est d’être en accordavec l’environnement, quel qu’il soit. C’estcela, habiter autrement. »Effectivement, la brève histoire de cettemaison le prouve : un peu d’imaginationsuffit pour s’intégrer dans un paysage. Etconstruire tout en courbes ne coûte pasplus cher que de se cantonner aux anglesdroits. « Mais dans ce domaine, raconte PatrickBalester, la France a pris dix ans de retard. Ily a vingt ans, quand nous avons créé le Groupede recherche pour la bioconstruction, nous pas-sions pour des barjos, des marginaux. Et il fal-lait tout faire venir de l’étranger, même le bois.D’ailleurs, cela ne va pas vraiment mieux. »La méthode de conception et de cons-truction est originale : une fois les plansdressés, la maison est préconstruite, prêteà être assemblée. Pas un clou, pas une vis :que des tenons, des mortaises, des queues-d’aronde qu’il suffit de glisser les uns dansles autres. En suivant un plan dont lamoindre des pièces, du plancher au pla-fond en passant par les cloisons, est repé-rée, numérotée. Soit le client assemble toutlui-même, soit il a recours à une entreprise,soit il a recours à une assistance pour lesphases les plus délicates. Aucun risque d’er-reur, il faut simplement de la patience etde bons copains : « Nous avons commencé aumois de mai et nous nous sommes installés audébut du mois de novembre, explique José Bové.J’ai eu besoin d’une vingtaine de jours d’aidetechnique rémunérée et, pour le reste, nous avonstout fait nous-mêmes, avec quelques amis, commecela a toujours été la tradition dans la région. »

Pour l’isolation, c’est le liège qui a été choisi.Il y en a partout : sous le plancher, dans

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Fans de maisons en boisCes maisons bioclimatiques enbois, pour lesquelles n’existeévidemment aucun modèle unique,sont conçues comme desensembles modulaires qu’il esttoujours possible d’étendre sansremettre en cause l’architecturegénérale. Beaucoup de jeuneschoisissent de construire desmobiles de 35 mètres carrés avecdeux mezzanines, ce qui fait55 mètres carrés habitables.Ensuite, quand la familles’agrandit, on peut ajouter une ouplusieurs pièces.

La progression de la demandepour ce type de construction estde 15 à 20 % par an depuis deuxou trois ans, au point que l’offre nepeut actuellement plus faire face àla demande. Aussi, plutôt quedevenir une « grosse boite »,Nature et Habitat a préférédévelopper des réseaux, formerdes charpentiers. « Les gens, lesmunicipalités, explique l’architectePatrick Balester, ont fini parcomprendre que les maisonsbioclimatiques en bois ne brûlaientpas plus que les autres ! Nous nesommes plus suspects, commenous l’avons longtemps été. Fairele choix du bioclimatique, c’estentrer dans une histoire nouvelle,inventer une autre citoyenneté enévitant aux gens de se lancer dansdes opérations d’autoconstructionqui peuvent devenir des galèresingérables et désespérantes. Ceque permet le prédécoupage. »

C.-M. V.

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Pour qui aspire à un habitat naturelet écologique mais ne peut s’offrirle surcoût des matériaux bio, cons-truire ou faire construire une fusteest une option séduisante. Ces mai-

sons faites de troncs d’arbres empilés sontconnues depuis des siècles en Scandinavieet dans le Grand Nord canadien. Aujour-d’hui, elles répondent au souci d’amélio-ration environnementale de nos lieux devie et commencent à se répandre dans noscontrées. Peut-on en effet rêver plus éco-logique qu’une maison dont la matièrepremière, le bois, est renouvelable, dispo-nible localement, et absorbe le gaz carbo-nique ? Une maison dont la constructionne produit quasiment aucun déchet niCO2 ? Une maison isolée et économe enchauffage, du fait de l’épaisseur (de 30 à50 cm) et de l’excellente masse thermiquedu bois massif ? Et antisismique par-des-sus le marché ?En France, les fustes doivent leur noto-riété au travail de l’association corrézienneBois sacré. Animée par Thierry Houdart,un ingénieur de l’École supérieure du bois,qui à lui seul a construit une centaine demaisons, elle a publié quatre cahiers qui fontréférence sur « l’art de la fuste », et organise

plusieurs fois par an des stages de forma-tion continue aux « techniques de construc-tion en bois brut ». En dix ans, plus de cinqcents fustiers ont été formés, un tiers sesont lancés dans une autoconstruction et10 à 12 % ont créé leur entreprise, sou-vent dans les régions forestières où lamatière première (des épicéas, sapins, mé-lèzes, douglas et autres pins) abonde.

Un de ces « compagnons fustiers », Jean-Bap-tiste Hervé, est installé près deChaource (Aube). Il a été compagnonmétallier puis routier. En 2001, alors qu’ils’informait sur les constructions en bois,il tombe sur un des cahiers l’Art de la fuste,s’inscrit à un stage de formation et en res-sort conquis. Sa décision est prise : il vaconstruire sa maison. Il achète un terrainprès de Chaource, dégotte une grue d’oc-casion et fait tracer les plans de son 165 m2

par la fille de Thierry Houdard, Camille,qui est architecte. Auprès d’un groupe-ment forestier des environs, il trouve lesarbres dont il a besoin : 180 pins d’Oregonou douglas, qu’il fait abattre, débarder ettransporter jusqu’au chantier d’assem-blage. Le travail peut commencer : écor-çage manuel (pour conserver la couche

les murs et au plafond, afin que l’intérieursoit le moins sensible possible à la chaleurde l’été et au froid de l’hiver, quand le ventsouffle sur le causse. «Le liège, c’est de l’in-novation dans un pays où les lobbies de la cons-truction traditionnelle sont si puissants que 98,8%des isolations se font encore avec de la laine deverre », commente l’architecte. De plus,comme la maison est principalement orien-tée au sud et à l’ouest, le soleil printanier ouhivernal sert de climatisation passive. Lamaison se chauffe en partie toute seule, ladéperdition étant réduite au minimum.Pour le reste, un poêle fonctionnant avecdes granulats de bois suffit à donner sa cha-leur à une surface habitable de 120 mètrescarrés, dont une mezzanine. Au cours dupremier hiver, le poêle n’a consommé que1 500 kilos de granulat. L’eau chaude pourla cuisine et la salle de bains ayant été four-nie par les quatre mètres carrés du chauffe-eau solaire : « Sans problème, comme pour lereste, car la surface vitrée du sud a pleinement jouéson rôle ; d’autant plus que nous sommes à l’abrides vents dominants. » Grâce au vitrage, laluminosité est maximale, les habitantsn’utilisent en général l’électricité qu’à latombée de la nuit.

La différence avec une maison «ordinaire»?« C’est très simple, explique José Bové : danscette maison, nous n’avons pas l’impressiond’être enfermés, nous sommes au milieu de lanature, il n’existe pas de coupure sensible entrele dedans et le dehors, c’est une impression for-midable, qui change la vie. Sans se ruiner. » Etcomme l’eau est rare sur le plateau cal-caire du Larzac et que, de toute façon, leprincipe est à l’économie de tout, José afait installer des toilettes sèches, sans chassed’eau. Il rigole : « C’est probablement ce quisurprend le plus les visiteurs, même les écolos.Preuve qu’il y a encore beaucoup de progrès à fairepour renoncer à ses habitudes. » Il reste encore de petits aménagementsintérieurs à réaliser, et surtout à mettre enplace un toit végétalisé : de la terre et del’herbe, qui amélioreront encore l’efficacitéde l’isolation. Cette terre prendra placesur le toit déjà recouvert de toile bitumée.Reste simplement à imaginer, même sil’opération était prévue dès le départ, desbutées qui empêcheront cette terre de glis-ser sur les parties en pente. Comme lesdispositifs qui, sur les chalets de montagne,retiennent la neige.La confrontation des idées de l’architectecitoyen et du paysan politique décidé àvivre en harmonie avec ses idées et sesprincipes a permis la construction de ceque Patrick Balester appelle « une maisondu XXI e siècle ». Loin des « mètres carrés àhabiter » qui ne sont pas moins chers et serévèlent toujours un gouffre financier eténergétique. Une façon de rappeler qu’une«maison à vivre» n’est pas un privilège.

CLAUDE-MARIE VADROT

(1) Petite entreprise de cinq personnes installée àNîmes, www.nature-et-habitat.com

Les troncs sont écorcés manuellement, afin de conserver le cambium, une couche protectrice naturelle.

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Comme la maison estprincipalementorientée au sudet à l’ouest, elle se chauffe en partie touteseule. Pour le reste, un poêlefonctionnantavec desgranulats de boissuffit à donner sa chaleur à unesurface habitablede 120 mètrescarrés.

La fuste, ou maison en bois brut, fait des adeptes en France.Écologiquement performante, elle utilise un matériaudisponible en quantité : les résineux de nos forêts.

Du bois dont on fait les fustes

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Où s’informer et se former sur les fustes?Association Boissacré, techniques et civilisations du bois (BSTCB), La Combe-Noire,19160 Lamazière-Basse (Corrèze),boisbrut.free.fr

Maisons en rondins,Gérard Ruppert, Le val des Vignes, La Bergerie,10360 Essoyes,maison-en-rondins.com/index.htm

Le forum de la Fuste :fuste.aceboard.fr

Où trouver des fustiers?Association descompagnons de la fuste (ACF), Les Farges, 63880Le Brugeron,04 73 72 69 56,www.lescompagnonsdelafuste.com

Construction boisbrut de Chaource,Jean-Baptiste Hervé,Les petites Loges,10210 Chaource.Site de ThierryWacker (Moselle) :boisbievre.free.fr

Les Bois bruts(Aveyron et Orne),www.lesboisbruts.com

Bois apprivoisé(Bas-Rhin),www.bois-apprivoise.com

180 pins permettent de construire une maison de 165 mètres carrés.

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protectrice naturelle, le cambium) et sélec-tion des fûts, qui doivent s’épouser aumieux. « Les premières semaines, dit-il, on al’impression de ne pas avancer. » Ensuite, ladécoupe à la tronçonneuse des entailles,dites en tête de bélier, va permettre l’as-semblage des murs sans clou ni boulon,puis l’ajustage en longueur. À l’aide d’uncompas à double niveau, le tracé du troncinférieur est reporté sur le tronc supérieur,qui est ensuite creusé, toujours à la tron-çonneuse. Le bois rétrécissant au séchage,les huisseries et cloisons intérieures sontmontées sur des châssis encastrés le lais-sant coulisser. Quand la construction estachevée, il reste à… la démonter pour laremonter sur son emplacement définitif.Au passage, les fûts sont traités à l’insec-ticide (pyréthrinoide ou sel de Bore), et dela laine de bois assure l’ultime étanchéité.Jean-Baptiste a opté pour une toiture végé-tale, plus isolante, surtout l’été, faite deplaques d’herbe découpées et posées surla charpente, et des cloisons intérieures àbase de copeaux de bois agglomérés à lachaux et au sable.

Rondin faisant, Jean-Baptise reçoit la visite dePascal Bourguignon, photographe anima-lier, lui aussi en quête d’une maison respec-tant la nature. Le coup de cœur est immé-diat. Il sera le premier client de Constructionbois brut de Chaource, la société uniper-sonnelle de Jean-Baptiste. Camille Hou-dard conçoit des plans sur mesure : pans debois au premier étage, rappelant ceux del’église classée du village, et grandes baiesvitrées plein sud pour laisser entrer lalumière. Dix stères de bois devraient suffirepour chauffer à l’année ! La maison devraitcoûter à Pascal, terrain compris, 1 200 eurosle mètre carré, dont 600 pour la structurebois, soit à peu près le coût d’une cons-truction traditionnelle. Un rapport qualité-prix intéressant si on considère qu’une fustenécessite très peu d’entretien et a une duréede vie estimée de quatre cents ans.

CHRISTINE TRÉGUIER

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Tout sauf la bagnole!

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TRANSPORTS

Près de vingt villes françaises ont déjà adopté le tramway, comme ici, à Clermont-Ferrand.

ZOCC

OLAN

/AFP

E n v i r o n n e m e n t

Les villes européennes tentent par tous les moyens de limiterla circulation automobile : péages urbains, incitations à prendreles transports en commun, vélos en libre-service…

es villes étouffent, et tout le monde saitpourquoi : engorgées par les voitures,asphyxiées par les pots d’échappement.Un trajet de trois kilomètres, un jour d’em-bouteillage et de stationnement difficile,prend 27 minutes à l’automobiliste contre36 au piéton. La voirie urbaine est accaparéeà 95% par les voitures. Le transport rou-tier est responsable de 26% des émissionsde CO2 en France (premier poste), maisaussi des deux tiers des polluants atmosphé-riques des villes, responsables de 30 000décès prématurés par an (cancers, mal-adies cardiaques, respiratoires…).Comment réduire la place de la voiture ?Les villes nouvelles commencent à prendrele taureau par les cornes. Les villes an-ciennes (la quasi-totalité) doivent com-poser avec la trame rigide de leur urba-nisme, appliquant des solutions localiséesqui tentent de ménager les intérêts des uns

et des autres (préservation des centres-villes et de leurs commerces, regain dequalité de vie, bonne desserte des lieuxde travail, offre élargie de transports encommun, etc.).Le point sur les expériences récentes, essen-tiellement menées à l’étranger.

– Le péage urbain. « C’est une grande inno-vation, modérant substantiellement la circula-tion automobile », juge Jean Sivardière, pré-sident de la Fédération nationale desassociations d’usagers des transports(Fnaut). Singapour, ville-État intégrale-ment urbanisée, est la pionnière mondiale.Depuis 1975, la taxation des déplacementsautomobiles a permis de réduire la circu-lation de près de 60 %. Elle est expéri-mentée en Californie et au Canada. EnEurope, les pionniers sont norvégiens, avecBergen, Trondheim et Oslo, où l’on paye

depuis 1990 l’équivalent de 2 euros pouraccéder à une zone centrale de 40 km2.En 2002, le trafic avait baissé de 20 %,même si la taxe avait pour objectif principalde financer les transports en commun.L’expérience de Londres, depuis 2003, apour objectif de décongestionner la ville, etelle est suivie de près eu égard à sa radica-lité. Une aire de 21 km2 en centre-ville n’estaccessible en voiture qu’en déboursant8 livres par jour (environ 12 euros, 10%seulement pour les résidents). Depuis févrierdernier, l’accès aux quartiers de Kensing-ton, Chelsea et Notting Hill est aussi taxé.Les usagers grognent, mais la ville annonceune diminution de la circulation automo-bile de 20%, le déport de la moitié des usa-gers dissuadés vers le bus, et la réduction d’untiers du temps passé dans les embouteillages.Objectif : réduire la place de la voiture de41% (2007) à 32% en 2025.

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Autre ville phare d’Europe : Stockholm.Le péage urbain est en vigueur depuisdébut août, après sept mois d’essai en2006 (20 à 25% de circulation en moins)et l’approbation de 53% de la population.L’Italie avance : Rome a adopté un sys-tème de permis payants, Milan teste unpéage depuis février. En France, Marseilleet Lyon taxent certains équipements (tun-nel ou voie rapide), et le débat sur le péageurbain (illégal à ce jour) a refait surfaceen novembre 2006 avec la mise à jour duPlan climat national. Paris redoute la levéede bouclier des communes limitrophes etd’être accusé de mener une politique anti-sociale. « Pourtant, relève Jean Sivardière,à Londres et Stockholm, ce sont des munici-palités de gauche qui ont appliqué le péage. »

– Le retour en force du tram. Nés auXIXe siècle, ces trains urbains avaient pra-tiquement disparu sous la dictature de lavoiture. Le regain vient du Nord de l’Eu-rope. En Allemagne, même de petites villesde moins de 150000 habitants s’en dotent.L’engouement gagne la France: à la suitede Nantes en 1985, près de vingt villesfrançaises ont adopté le tramway, et unedizaine se préparent à les rejoindre. Laprochaine étape, c’est l’utilisation de plusen plus efficace du réseau ferré. En parti-culier avec le développement de trams-trains, capables d’emprunter les rails desréseaux de banlieue, épargnant aux pas-sagers un transfert dans une gare. Ils sonttrès utilisés en Allemagne.

– L’invasion cycliste. Pays-Bas, Suisse,Allemagne, Italie, Danemark, etc. : « Onassiste en ville à l’adoption de politiques “vélo”très perfectionnistes », relève Jean Sivardière.La France, qui compte une dizaine de ser-vices urbains de location de vélo en libre-service, se distingue avec les expériencesmassives de Lyon (4000 vélos) et surtout

Paris (20600 vélos fin 2007). Mais le vélo« mord » encore peu sur la voiture. Uneindication encourageante à Lyon, cepen-dant, où le service Vélo’V est ouvert depuis2005 : il aurait détourné 7% des automo-bilistes de leur engin.

– Des quartiers en accès restreint. Encoreune fois, c’est aux Pays-Bas, en Suisse, enAutriche, au Royaume-Uni que surgissentles expériences urbanistiques les plus auda-cieuses. Nuremberg, Brême, Hambourg,Münich, Munster, Kassel, Fribourg en Bris-gau, etc.: l’Allemagne, surtout, est en pointepour la construction de quartiers entiersoù les voitures n’accèdent pas, ou de manièretrès limitée. Les maîtres mots : densité del’habitat, priorité au vélo (de 25% à 30%des déplacements urbains), proximité destransports en commun et des équipements,mais aussi bas tarifs immobiliers, environ20% inférieurs à ceux du voisinage. La voi-ture est interdite ou à peine tolérée. À Fri-bourg, la vitesse maximum autorisée tombemême à 5 km/h dans le quartier modèleVauban! On y offre 12000 euros de réduc-tion (le coût de construction d’une place destationnement) à l’acquéreur d’un appar-tement s’il renonce à posséder une voiture.La moitié des habitants acceptent. À Ham-bourg, un promoteur propose, avec l’ac-quisition d’un logement, une paletted’abonnements aux transports alternatifsà la voiture particulière. À Stuttgart, on nepeut construire de nouveaux logementsqu’à moins de 500 mètres d’une station detransports en commun.L’expérience la plus aboutie est peut-êtreHouten, aux Pays-Bas. La construction dece gros quartier de 30000 habitants a débutéen 1980 autour d’une gare ferroviaire quile met à dix minutes du centre d’Utrecht(530000 habitants). Houten est conçu pourla vie à pied et à vélo. C’est un ovale com-pact de 3 km sur 2 km, délimité par unerocade de 8,6 km où se greffent 16 « pétalesde marguerite » sillonnés de pistes cyclableset de chemins piétons, mais auxquels les voi-tures ne peuvent accéder que par un uniquepoint d’entrée, obligées d’emprunter larocade pour se rendre dans un autre lotis-sement. Une petite ville, en fait, avec ser-vices administratifs, écoles, équipementsde loisirs, etc., regroupés au centre, dis-tant de moins de 1 500 mètres de toutehabitation. 90% des usagers de la gare s’yrendent à pied ou à vélo, et seulement19% des habitants de Houten font leursachats en voiture (contre 28% en moyennedans des villes néerlandaises de mêmeimportance). La qualité de vie est excep-tionnelle : espaces verts, calme, sécurité,convivialité. Avec, en outre, une vraiemixité sociale : Houten est plébiscitée parles familles avec enfants en bas âge, lespersonnes âgées, handicapées ou à reve-nus modestes, qui n’ont pas les moyensde se payer une voiture.

PATRICK PIRO

Pas d’auto, stress zéroLa voiture, Michèle ne connaîtpas : « Un jour, je suis entréedans une auto-école, il n’y avaitpersonne, je suis ressortie. Voilàpour mon permis ! » Le vélo,c’est autre chose : « Depuis l’âgede 15 ans, il ne me quitte pas. »Jean-Jacques, son mari, a laissésa voiture à son ex-femme il y a18 ans. « J’en ai quand mêmeacheté une d’occasion à lanaissance de notre premierenfant. Elle est tombée en panneporte d’Italie, un jour de départen vacances. » À 13 km de leurmaison, à Montreuil (93). « On ne l’a jamais réparée. »

Pour Michèle et Jean-Jacques,fin d’une brève parenthèse« propriétaire ». En revanche, ilssont toujours utilisateurs, àl’occasion. « Nous avonsdéveloppé l’autopartage deproximité », explique Michèle, quidénombre au moins cinq voisinsprêts à leur prêter un véhicule encas de besoin. « Enfin, c’estquatre fois par an… L’absence devoiture nous a conduits àrapprocher peu à peu lesprincipales activités autour denous. Les loisirs, c’est à la Maisonpopulaire, deux rues plus loin. Jene vais plus chez Ikea le samedimatin, j’attends qu’une copineme le propose, ni chez Auchan :trop de trucs, ça m’écœure ! »

Les courses se font à pied aumarché du coin, ou à coup dejarret jusqu’à la supérette locale,avec un accessoire indispensable :le Caddie-remorque tracté à vélo.« Et jamais de bouteilles d’eau ! »,précise Jean-Jacques.Cofondateur de l’association Vivreà vélo en ville, il a la fibreprosélyte et débat patiemmentavec ses collègues d’entreprise,distante de 2,5 km et ralliée enpédalant, bien sûr : « Ça meconserve un bon petit fond deforme physique… »

Ça fait des années que ça dure,on cherche en vain une trace delassitude. « C’est devenu un modede vie, un vrai confort. Zérostress », souffle Michèle, qui achoisi la retraite anticipée,permise par son statut defonctionnaire mère de troisenfants. « Ils aiment aussi, on va àpied à la bibliothèque, à la piscine.C’est un moment d’échange aveceux. Et quand on emprunte unevoiture, c’est la fête ! »

P. P.

Pour aller plus loinLa Fédération française des usagers de la bicyclette : www.fubicy.org

La Vélorution. Comme son nom l’indique,cette association prône la révolutioncycliste (non-violente). Site : www.velorution.org

La Fédération nationale des associationsd’usagers des transports (Fnaut). Une longue expérience de la mobilité«autrement». Site : www.fnaut.asso.fr

Radicalement anti-voiture :http://antivoitures.free.fr, avec un ouvrageà télécharger : Pour en finir avec la sociétéde l’automobile.

http://auto.partage.free.fr : site tenu par un étudiant qui a fait sa thèse surl’autopartage.

À Fribourg, dans le quartierVauban,on offre12000 euros de réduction (le coût deconstructiond’une place destationnement) à l’acquéreurd’unappartement s’il renonce à posséder unevoiture. La moitiédes habitantsacceptent.

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E n v i r o n n e m e n t / T r a n s p o r t s

«Une nouvelle philoSelon DenisBaupin*,maire adjointde Paris chargédesdéplacements,il faut repenserl’aménagementurbain enlimitant la place de la voiture, de façon à défendrele droit à la mobilité de tous et unepolitiquedurable destransports.

LUTTER CONTRE LE CHANGEMENT CLIMATIQUE,affronter la crise énergétique, enrayer laspirale qui fait que notre mode de vieconsomme chaque jour l’équivalent detrois planètes : même si l’automobile n’estqu’un des aspects des dérives de notresociété de gaspillage, il y a urgence à ren-verser la logique où nous entraîne le tout-automobile. La question n’est pas d’éradi-quer la voiture, mais de la remettre à uneplus juste place : celle d’un outil et nond’un but en soi, d’un symbole, voire d’unsigne distinctif de rang social. Cela sup-pose de prendre en compte l’ensemble deses impacts et son inefficacité pour de nom-breux déplacements. Cela nécessite aussi des’attaquer aux puissants lobbies de l’in-dustrie automobile et à leurs alliés, dansles médias et chez les principaux leadersd’opinion, qui relaient à l’envi la défense deleur sacro-sainte liberté de circulation…en voiture. Il faut travailler au renverse-ment des mentalités, se confronter auxrésistances au changement et à la culturedominante qui a fait de l’automobile, durantdes décennies, le mode de déplacement deréférence.Il y a quelques années, la RATP vantait lesmérites du métro avec une campagne depublicité anachronique, reprise il y a quelquesmois par Transport For London, qui gèreles transports publics de Londres : le métroet le bus comme une « deuxième voiture »,l’automobile comme la norme, le transportcollectif comme supplétif ! En ville, notam-ment, c’est au réflexe contraire qu’il faut par-venir. Le véhicule individuel motorisé doitdevenir un mode de déplacement d’ap-point, une sorte de « voiture-balai » dutransport collectif.

C’est évidemment en milieu urbain qu’il est leplus simple de remplacer l’automobile pard’autres modes de déplacement. Encorefaut-il en avoir la volonté politique et accep-ter d’agir simultanément sur les deux leviersque sont la réduction de la circulation auto-mobile et le développement des alternatives.À Paris, nous avons commencé par agirsur le hardware, l’infrastructure, l’organi-sation de la voirie, en partageant un espacejusque-là monopolisé par l’automobile :tramway, couloirs de bus, boulevards civi-lisés, pistes cyclables se sont imposés. Tousces chantiers ont permis une reconquêteet un embellissement de l’espace. Et pourbien montrer notre volonté de tenir lesengagements de notre programme électo-ral de 2001, nous avons agi dès les premiersmois de notre arrivée à la Mairie de Paris :la « rupture » chère à certains, nous l’avonsopérée, et pas seulement dans les discours.

Car il y avait d’autant plus urgence queParis était très en retard sur les autres grandesvilles françaises et européennes. La logiquepompidolienne de l’adaptation des villesà la voiture y avait fait plus de ravagesencore qu’ailleurs : autoroutes urbaines,axes rouges, déclin économique dû à lacongestion : tel était l’héritage auquel nousnous sommes attelés dès mars 2001.

Mais le hardware ne suffit pas. De nombreu-ses mesures sont à développer, qui tiennentplus du software : renforcement des transportscollectifs, facilitation des déplacements despiétons et des personnes à mobilité réduite,organisation du stationnement résidentielpour privilégier un usage aussi modéré quepossible de l’automobile, nouveaux ser-vices de mobilité alternatifs à la voiture ensolo tels que taxis, vélos en libre-service,covoiturage, autopartage, tarification plusjuste et plus attractive des transports col-lectifs, logistique urbaine, mesures en faveurdes déplacements professionnels, agence-ment différencié de l’espace dans le temps…Les solutions ne manquent pas. Nous les

avons toutes développées, comme autantd’outils qui non seulement rendent cré-dible l’alternative au tout-automobile maisportent leurs fruits. À Paris, cette politiquenous a permis, en une mandature, de réduirede près de 20 % la circulation automobile,d’accroître de près de 10 % la fréquenta-tion des transports publics, de 50 % lesdéplacements à vélo, mais aussi de diminuerla pollution, les accidents et les émissionsde gaz à effet de serre.

Pour arriver à nos fins, nous ne devons pasnous contenter d’une politique de réduc-tion de la circulation automobile jumeléeau développement des transports en com-mun. D’autres facteurs, comme l’aména-gement du territoire, influencent structu-rellement les besoins de déplacement.Concevoir la ville comme un lieu où il doitfaire bon vivre, et pas seulement se dépla-cer le plus rapidement possible, permet déjàd’esquisser une nouvelle philosophie de laville. Loin de conduire à la muséificationde la ville, que les contempteurs de cettepolitique dénoncent, celle-ci permet

Les Vélib’ remportent un succès considérable auprès des Parisiens. Fin 2007, il y en aura 20 600.

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TRIBUNE

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l’émergence d’un nouvel art de vivre enville, aujourd’hui largement méconnu enFrance, mais déjà existant chez nombre denos voisins néerlandais, belges, allemands.

Victoire paradoxale des écologistes : sous-esti-més pendant tant de décennies, les impactsenvironnementaux des déplacements sontdésormais au premier plan des enjeux, aupoint que l’on risque de négliger les inéga-lités sociales et territoriales. Or, pour nous,urgence sociale et urgence environnemen-tale sont les deux faces d’un même modèlede développement en crise, qu’il faut dé-passer. C’est précisément la raison pourlaquelle j’ai souhaité que le Plan de dépla-cements de Paris, qui fixe nos objectifs pourles quinze ans à venir, soit sous-titré « Pourun droit à la mobilité durable pour tous ».Il s’agit là d’une véritable exigence, quelsque soient l’âge, les revenus, les handicaps :il importe de privilégier les modes de dépla-cement les plus économes pour chacun etpour la collectivité. L’intérêt général doit êtrecompris à chacune des échelles concer-nées : économe pour la collectivité locale,

pour le pays et pour la planète. Ainsi, déve-lopper les transports publics c’est « envi-ronnementalement » indispensable et c’estsocialement juste. D’autant que les modesde déplacements individuels motorisés vontdevenir de moins en moins accessibles auxplus bas revenus, au fur et à mesure que leprix de l’énergie va croître.

Défendre le droit à la mobilité de tous et unepolitique des déplacements durable sup-pose d’avoir une vision de la ville et del’aménagement du territoire. Dans cedomaine, une des premières nécessités estd’endiguer l’étalement urbain. Commel’analyse fort justement Mireille Ferri, vice-présidente de la région Île-de-France, à l’oc-casion de la révision du Schéma directeurde la région Île-de-France (Sdrif), par cephénomène, des pans entiers de terri-toire décrochent : ils sont coupés de tout,et notamment des services de la ville, dansdes secteurs si peu urbanisés que l’organi-sation du transport public y est inopérante.Les populations qui y résident sont deve-nues otages de leur voiture, et donc du prixdu pétrole. Certes, on a vendu à ces famillesdes biens immobiliers à des prix défianttoute concurrence, mais sans qu’elles sachentque le renchérissement de leur budgettransport contrebalancerait l’économieréalisée. Ainsi, quand la part du budgettransport d’un ménage à Paris ou dans lecentre d’une grande ville est de l’ordre de5%, elle peut s’élever au quart du budgetfamilial lorsqu’il s’agit d’un ménage résidantdans un secteur périurbain et disposant dedeux véhicules.

Mettre au point des outils économiques adap-tés permettrait d’identifier le coût global« immobilier + transport », et constitueraitdéjà une avancée non seulement pour lesménages, mais aussi pour les aménageurs.Lesquels devraient d’ailleurs être contraintsà la «vérité des prix», intégrant les coûts d’in-frastructure, notamment routière, induits parleurs choix d’aménagements, afin que leprix réel de toute opération immobilièresoit clairement identifié.Lutter contre l’étalement urbain n’a cepen-dant de sens que si, simultanément, la col-lectivité organise la construction de loge-ments, notamment sociaux, dans la zonedense, faute de quoi les ménages conti-nueront de s’éloigner du cœur de l’agglo-mération. C’est un des combats prioritairesdes Verts dans de nombreuses villes, notam-ment à Paris, où cette question a donnélieu à plusieurs bras de fer avec les autresformations de gauche. Une ville compacteest la condition sine qua non du droit à la

mobilité pour tous. Encore faut-il renforceren conséquence l’offre de transports col-lectifs, sur les réseaux existants, mais aussipar la construction d’infrastructures nou-velles, permettant de relier des quartiersenclavés, dont la situation de relégation etde dévalorisation est confortée par cetteabsence de desserte.

Les politiques de déplacement ne concernentpas que les villes. Et s’il est relativementaisé de se passer de l’automobile dans cesdernières, c’est évidemment plus difficile àla campagne. Raison de plus pour œuvrernon seulement au développement destransports collectifs, mais aussi à une évo-lution des véhicules automobiles vers desmodèles beaucoup plus compatibles avecle développement durable.Parallèlement, il convient d’arrêter la cons-truction d’infrastructures autoroutières, deréduire les vitesses autorisées, de mainte-nir les transports collectifs sur l’ensembledu territoire, de transférer le transport de mar-chandises de la route vers le rail, le fluvialet le maritime, d’accompagner les muta-tions industrielles et sociales indispensableschez les constructeurs et les transporteursroutiers. Tout cela nécessite le réinvestis-sement de l’État dans les politiques dedéplacement et une implication concrètede l’Union européenne, qui ne doit plus secontenter de prétendre à un leadershipmondial en matière d’environnement, alorsqu’en jouant à « plus libéral que moi tumeurs » elle favorise un développementinsoutenable de l’automobile et du camion.

Modifier les politiques publiques est la priorité.C’est devenu une constante dans les dis-cours d’un grand nombre de responsablespolitiques. La campagne présidentielleayant d’ailleurs contribué à donner un coupde projecteur sur les enjeux environne-mentaux. On ne peut être totalement indif-férent à la création d’un ministère d’État audéveloppement durable, chargé notammentdes questions d’énergie et de transport. Ils’agit là d’une décision importante, et on sedit qu’il sera bien difficile, à l’avenir, derevenir sur un tel choix. Le souvenir desblocages de la gauche plurielle dans cedomaine n’en est que plus amer. Cela dit,les décisions symboliques sont une chose,les actes concrets en sont une autre. LeGrenelle de l’environnement sera sans douteune première occasion de mesurer la dis-tance qui sépare les déclarations des déci-sions que l’urgence planétaire impose.

D. B. * Denis Baupin est l’auteur de Tout voiture, no future,éditions l’Archipel.

À Paris, nous avons pu, en unemandature,réduire de prèsde 20% la circulationautomobile,accroître de près de 10%la fréquentationdes transportspublics et de 50% lesdéplacements à vélo, mais aussidiminuer la pollution, les accidents et les émissions de gaz à effet de serre.

sophie de la ville»

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ela fait plus de six mois que Philippe, pro-priétaire d’une maison ancienne dans unvillage de l’Yonne, espère poser sur sa toi-ture des panneaux solaires qui lui permet-tront de produire son électricité. Ou plusexactement de l’électricité qu’il revendraen totalité à EDF à un tarif bien supérieurà celui du kilowatt/heure consommé. Il aenfin trouvé un solariste compétent, et lesdonnées financières de l’opération se pré-cisent. Le crédit d’impôt (50 % du coût enéquipement, plafonné à 16 000 euros d’in-vestissement pour un couple et à 8 000 eurospour une personne seule) couvrira finale-ment 25 % des 16 000 euros que coûtera soninstallation de 20 m2 de capteurs sur châs-sis. Aux tarifs actuels d’achat de l’électri-cité par EDF, elle sera amortie dans unedouzaine d’années.« C’est la première année où on sent que çabouge », dit le futur installateur Éric Lebourg,plombier converti au solaire depuis quatreans. Les demandes sont en augmentationen raison du relèvement du tarif d’achat.Un tarif qu’il juge encore trop bas. Unseuil correct de rentabilité se situerait plu-tôt à dix ans. Mais nombre de ses clientssont dans une démarche écologique, prêtsà investir personnellement pour produireet, à terme, consommer de l’électricitéverte. « Sans compter, ajoute-t-il, que ça repré-sente une plus-value pour leur habitation. »

Demandée de longue date par les associationsde promotion des énergies renouvelables,la hausse du tarif de base d’achat d’électricitéproduite par des installations utilisantl’énergie solaire a été décidée en octobre2005 par Dominique de Villepin. En pleinmarasme du CPE, le Premier ministreannonce un relèvement de 0,15 à0,30 euro/KWh. Insuffisant, pour les asso-ciations, mais l’arrêté signé en juillet 2006n’ira pas au-delà. Le ministère se conten-tera d’y adjoindre une prime de0,25 euro/KWh en cas d’intégration del’installation au bâti. Pour en bénéficier, ilfaut s’équiper, non plus de capteurs indé-pendants, mais de tuiles ou d’ardoisesphotovoltaïques (PV), ou autres élémentsintégrés à l’architecture du bâtiment, typepare-soleil, mur-rideau, etc. Pour Éric

Lebourg, cette prime sous condition estpeu compréhensible : « Ce type de capteurs estmoins ventilé ; ils chauffent plus et… produi-sent moins. »Cette spécificité française va en tout cas àcontre-courant de la tendance industrielle.« Après avoir cantonné le PV au marché de nichedes sites isolés, on en recrée un nouveau avecl’intégré au bâti, déplore Marc Jedliczka,membre fondateur de l’association Hespulet vice-président du Comité de liaison desénergies renouvelables (Cler). C’est très biend’inciter le bâtiment et les industriels du photo-

voltaïque à mettre au pointde nouveaux produits.Mais aujourd’hui, le soucic’est de développer à grandeéchelle. La production demasse, partout dans lemonde, ce sont les pan-neaux standards. C’est ellequi a permis une baissedes prix de 5 % par andepuis 20 ans, et on espèreune croissance d’un fac-teur 10 avec le développe-ment de nouvelles filières àbase de silicium moinspurifié, donc moins cher,non liées à l’industrie descomposants électroniques. »L’heure est donc moinsà favoriser des produitsplus sophistiqués qu’àdynamiser la demandeen produits standards.Ce qui implique, pourles associations, de rele-ver le tarif de base à0,40 euro/KWh, afind’assurer la rentabilitédes projets. Le gros dela demande porte eneffet sur des capteurs-châssis posés sur desmaisons anciennes(sans pour autantchanger la couverture),des toits-terrasses debâtiments ou desupermarchés, ou encentrales au sol.

Autres facteurs pénalisants signalés par l’as-sociation Hespul, qui œuvre depuis le débutdes années 1990 dans le photovoltaïque :le manque de filière de formation et d’ins-tallateurs compétents, et surtout la lour-deur du dispositif administratif. Entre auto-risation d’installation, avis des Bâtimentsde France si la maison se trouve à moinsde 500 mètres d’un édifice classé, deman-des de subventions et dossier EDF, la pro-cédure prend, avec beaucoup de chance,trois à quatre mois, et le plus souvent six à

Pour produire son électricité, il faut beaucoup d’énergie!

C

ÉNERGIE

En Bretagne, une maison équipée de panneaux photovoltaïques.

DURA

ND/A

FP

E n v i r o n n e m e n t

S’offrir un « toit solaire » et devenir producteur d’électricité renouvelableest chose possible. Mais encore trop rare en France, où les lourdeursadministratives et des contraintes techniques freinent les initiatives.

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dix. « Le pire, c’est avec ERD (EDF Réseau deDistribution), souligne Marc Jedliczka, il ya pas moins de trois contrats à établir, un pourl’exploitation, un pour le raccordement et unpour l’achat de l’électricité. Un pavé de 130 pagesreliées, et ils vous renvoient tout à la moindreerreur ! Il faudrait simplifier et fixer des délaisde réponse raisonnables. En Bavière, en tout etpour tout, le contrat fait quatre pages ! »Doit-on assimiler cela à de la mauvaisevolonté de la part d’EDF, ou à une formede concurrence déloyale ? Car EDF, bienque peu encline à concéder une place auxénergies vertes, entend bien elle aussi tirerprofit de ce nouveau marché, via ses filialesspécialisées dans l’éolien ou le photo-voltaïque. « Les réticences demeurent, confirmeMarc Jedliczka, et il est impossible à EDFd’imaginer que çà fonctionne sur un modèle dubas vers le haut, autre que centralisé. D’un côté,EDF ne cesse de dire que le photovoltaïque n’estpas rentable ; d’un autre côté, elle a une poli-tique commerciale très agressive. Notammentvis-à-vis des collectivités locales, où elle joue habi-lement de son image de service public et de grandeentreprise, pour proposer du “clé en main”. Cequi arrange les élus et lui permet à la fois de cap-ter la rentabilité et de conserver une forme de“monopole”. »

Les associations sont néanmoins optimistes. Leretard était considérable. Le photovoltaïqueest en train de décoller en France, et 2008devrait voir une prolifération de « toitsbleus ». Cet optimisme est malgré tout rela-tivisé par les quelques rares chiffres dispo-nibles. « Des estimations, souligne Marc Jed-liczka. Seule EDF, comptable des raccordements,dispose de données fiables, mais ne les commu-nique pas. Si on veut avancer sérieusement, il fau-drait un réel outil d’évaluation avec une com-pilation des relevés des compteurs d’achat. »En 2005, la France affichait 6 MW instal-lés. En 2006 la capacité est passée à 12 MWen métropole, 30 MW si on inclut les Dom-Tom, où les installations sont beaucoupplus aidées. Au total, une soixantaine degigawatt/heure, soit 0,01 % des 62 000 GWhd’électricité d’origine renouvelable produitsen France en 2006 (provenant à 91 % desbonnes vieilles centrales hydrauliques).C’est bien maigre si on compare à l’Alle-magne qui, avec 1 000 MW supplémen-taires en 2006, atteint un total de 3 000 MW.Elle a par exemple implanté sur soixante hec-tares en Bavière la plus grosse centrale ausol existante. À elle seule, Bavaria Solar-park équivaut à toute la capacité de pro-duction hexagonale ! Les toitures de laChancellerie et de nombreux ministèresallemands sont équipées en photovol-taïque. En France, pas une seule, car laloi interdit à l’État et aux régions d’êtreproducteurs. Et, sans une réelle volontépolitique d’en finir avec les vieux mono-poles et une vision ultra-centralisée del’énergie, on voit mal comment elle vapouvoir rattraper son retard.

CHRISTINE TRÉGUIER

Plus chaud, moins cherL’association Phébus Ariège conseille les particuliers pour améliorer le rendement énergétique de leur maison.Comme chez les Piquemal, au cœur des Pyrénées.« SOIT VOUS FAITES PLAISIR aux actionnairesdes groupes pétroliers, soit vous isolez votrehabitat dès le départ. » Pour Claude Olisla-gers, directeur de l’association PhébusAriège et consultant en maîtrise d’énergie,la marche à suivre est claire : sans unebonne isolation, il n’y a pas d’économiepossible. Muni d’une boussole, il arpenteles granges de la famille Piquemal, à 650 md’altitude, au cœur du Couserans. Leshivers ariégeois sont rigoureux, et lesPiquemal souhaitent optimiser la réno-vation de granges et leur habitation, voraceen énergie. Pour Claude Olislagers, l’iso-lation doit compter au moins 20 cm sousles toits, 6 à 8 cm pour les planchers inté-rieurs, sans quoi toutes les mesures dechauffage seront sans effet. Il conseilledes matériaux organiques, comme la lainede mouton ou des panneaux de bois. ÀAndré Piquemal, qui lui parle des lainesminérales comme la laine de verre, ilrépond : « C’est un très bon isolant, mais lesmillions de petites aiguilles risquent de termi-ner dans vos poumons lors de la pose. »

Après l’isolation, il faut veiller à une bonnecirculation d’air pour la qualité de vie desoccupants et pour éviter la condensationet le pourrissement des matériaux. Ensuite,on estime les apports gratuits du soleil,d’où l’emploi de la boussole pour suivreavec précision la course de l’astre et mesu-

rer l’intérêt d’un chauffe-eau solaire oude fenêtres plus grandes. Une fois tousces éléments examinés, on se pose la ques-tion du type de chauffage. Dans une régioncouverte de forêts, le bois s’impose. Leconseiller en maîtrise d’énergie critiqueà ce sujet la cheminée ouverte dans lapièce principale : « Elle ne restitue que 10 %du bois qui brûle, alors qu’une cheminée fer-mée de type insert va jusqu’à 70 % de chaleurrestituée. » D’avis en conseils, Claude éla-bore une conception globale de l’habitatcentrée sur une maîtrise énergétique adap-tée au lieu, aux matériaux locaux et aubudget de ses hôtes.

Issu d’une vieille famille ariégeoise, AndréPiquemal n’était pas particulièrement fami-liarisé avec les énergies renouvelables.Après avoir vécu à Paris, son fils Patrickest revenu habiter la demeure familialel’an dernier. Voyant poindre l’hiver avecinquiétude, il a commencé à s’informerauprès d’EDF pour améliorer son confortet alléger sa facture. Il a vu de nombreuxconseillers commerciaux, sans succès,avant de se tourner vers l’association Phé-bus, le point « info énergie » du départe-ment (1). Le but n’étant pas de vendre unproduit, elle donne des avis plus objectifset propose des solutions globales. En sedéplaçant au siège de l’association avecdes photos et des plans des habitationsconcernées, il aurait reçu les mêmes conseilsgratuitement, mais il a opté pour la visiteà domicile, qui lui a coûté 91 euros.

Phébus Ariège reçoit plus de 1 000 personnes paran. « Avec le prix du pétrole qui monte en flèche,les gens crient “sauve qui peut” et viennentnous voir. Beaucoup d’entre eux sont pauvreset ne savent plus comment payer. » C’est l’undes intérêts des conseils en énergie réali-sés par une association : ils orientent aussiles familles en fonction de leur budget.D’après Phébus, 70 % des personnes appli-quent ensuite une partie des conseils reçus.L’écoconstruction sort ainsi de l’image« bobo » et pénètre un milieu rural disposantde peu de moyens. C’est peut-être l’avenirde la construction écologique. Pour devenirun phénomène de masse, elle doit montrerqu’en plus de préserver notre planète, elle per-met des fins de mois moins difficiles.

YORAN JOLIVET

(1) Les points info énergie donnent des conseilsgratuits aux particuliers. Pour connaître le point le plusproche de chez vous, connectez-vous à l’adresseInternet :http://www.ademe.fr/particuliers/PIE/infoenergie2.html

En Allemagne, les toitures de la Chancellerieet de nombreuxministères sontéquipées enphotovoltaïque.En France, pasune seule, car laloi interdit àl’État et aux régionsd’êtreproducteurs.

Patrick et André Piquemal écoutent les conseils de Claude Olislagers, de Phébus.

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DEPUIS PLUSIEURS ANNÉES, les experts duclimat nous disent que, pour éviter lesrisques de dérive incontrôlable et irréver-sible, le monde doit diviser par deux sesémissions de CO2. Si la tendance actuellese poursuit, l’Agence internationale del’énergie (AIE) prévoit le doublement dela consommation d’énergie primaire etde la consommation finale (l’énergie quiarrive aux bornes de nos maisons, de nosentreprises ou de nos voitures) en 2050(dont 80 % de fossiles). Dans ces conditions,les émissions de CO2 seront au moins mul-tipliées par deux en 2050 ! Tout est prêt pour déclencher la catastropheclimatique attendue. Sans compter que lapoursuite des politiques actuelles ne par-vient pas à sortir les populations les pluspauvres d’Afrique subsaharienne et d’Asiede la situation de pénurie qu’elles connais-sent aujourd’hui. Et l’augmentation rapidedu recours au pétrole et au gaz naturelrisque fort de conduire à une tension crois-sante sur le prix de ces énergies et sur lasécurité d’approvisionnement, avec desconséquences beaucoup plus négativespour les pays en développement que pourles pays riches. À son tour, la tension surles ressources renforce les risques de conflitsentre les pays consommateurs et les paysproducteurs. Là encore, les pays les moinsdéveloppés ne disposent d’aucun moyenéconomique, politique ou militaire pourpeser dans ces conflits.

Sommes-nous condamnés à cette vision apo-calyptique ? Non, nous dit le lobby pro-ductiviste, relayé par nos gouvernements.Nous pouvons tout d’abord substituer auxénergies fossiles des énergies qui ne pro-duisent pas de gaz à effet de serre, nu-cléaires ou renouvelables. Nous pouvonsaussi « réparer l’atmosphère », en captantet en stockant le gaz carbonique produitpar la combustion des énergies fossiles.En cumulant ces deux solutions avec desprogrammes de recherche vigoureux etdes politiques industrielles ambitieuses,c’est bien le diable si nous n’arrivons pasà sortir de l’impasse sans remettre en causenotre sacro-sainte croissance !

Mais les potentiels et les rythmes d’applicationde ces technologies sont-ils à la hauteurdu défi ? La réponse est négative. Prenonspar exemple un scénario nucléaire commeSunburn (1), qui prévoit de remplacer lescentrales à charbon et à gaz par de nouvellescapacités nucléaires pour l’électricité debase. Au rythme des nouveaux besoins etdes renouvellements, il faudrait prévoir lequadruplement de la capacité de produc-tion nucléaire dès 2030. Or, ce programmene conduit, malgré son ambition, qu’à uneéconomie de 10 % des émissions à cettedate, alors qu’elles-mêmes auront pro-gressé de 60 %, selon les prévisions del’AIE ! En revanche, il conduit à l’épuise-ment des réserves d’uranium vers 2100, si

le parc nucléaire n’est pas massivementconverti à la combustion de plutonium,avec l’explosion des risques de proliféra-tion que cela implique. Quant à la fusion,personne n’en attend le développementéventuel avant 2060 ou 2080, par consé-quent trop tard !Pour les énergies renouvelables, la situa-tion est plus complexe. L’AIE proposepour 2030 une politique d’augmentationdu recours à l’hydraulique, à la biomasse,à l’éolien et au photovoltaïque. Il est certespossible de faire plus, en particulier ducôté des agrocarburants de seconde géné-ration (qui n’utilisent pas de ressourcesalimentaires), et d’obtenir ainsi une éco-nomie supplémentaire de CO2 de l’ordrede 5 % des émissions de 2030.Reste la captation et le stockage du CO2

dans le sous-sol terrestre. Les technologiesde séparation et de captation du CO2 desfumées des centrales existent déjà, mêmesi des progrès sont encore attendus. Mais,dans l’état actuel des connaissances, seulsles puits de pétrole partiellement ou com-plètement épuisés offrent des possibilitéssûres de stockage. Or, la carte de ces puitsne recouvre que très partiellement celledes moyens de production. Compte tenudes contraintes de distance entre les lieuxde captation et de stockage, il n’est guèrevraisemblable de dépasser 3 à 5 % d’éco-nomie des émissions de 2030.Le cumul de ces options – en faisant l’hy-pothèse optimiste qu’elles soient mises enœuvre simultanément sans rencontrer aucunobstacle ni technique, ni économique, nisociopolitique – n’est guère plus rassurant :nous parviendrions tout juste à stabilisernos émissions de CO2 en 2030, mais à unevaleur presque trois fois trop élevée, sans pou-voir atteindre les objectifs de 2050.

Comment donc sortir de l’impasse ? Si l’ima-gination technologique de nos ingénieursne suffit manifestement pas à nous sauverde la catastrophe annoncée, c’est versl’analyse de nos besoins d’énergie qu’ilnous faut nous tourner. Existe-t-il des pistespour un développement plus sobre en éner-gie, qui ne laisse pas au bord de la route lamoitié de l’humanité ?Les prospectivistes nous apportent des élé-ments de réponse. On constate en effet degrandes divergences entre les images qu’ilsdressent des besoins de l’humanité à moyenet long terme, par exemple en 2050. On entrouve une bonne illustration dans les scé-narios élaborés par l’IIASA (Internationalinstitute for applied systems

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E n v i r o n n e m e n t / É n e r g i e

«Remettre en cause notresacro-sainte croissance»

Pour BenjaminDessus*, lespolitiquesfondées sur lapoursuite d’undéveloppementintensif enénergie et surla perspectivede solutions de substitutionne sont pas à la hauteur dudéfi climatique.Il est essentielde parvenir à une maîtrisede l’énergie.

Une cheminée de la raffinerie Total, à Grandpuits-Bailly-Carrois, en Seine-et-Marne.

SAGE

T/AF

PTRIBUNE

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DR

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analysis) pour le compte dela Conférence mondiale de l’énergie :9,9 milliards de tonnes d’équivalent pétroledans le scénario le plus économe contre17,4 dans le scénario le plus dispendieux !Comment s’expliquent ces différences ?L’approche traditionnelle considère laquestion énergétique comme un problèmed’offre, pour répondre à une demandetoujours croissante, aux meilleures condi-tions d’approvisionnement et de coût. Leprogrès économique se mesure alors àl’augmentation régulière et illimitée dela production et de la consommation decharbon, de pétrole, de gaz, d’électricité…C’est l’esprit qui guide la constructiondes scénarios abondants en énergie. Lesscénarios à bas profil énergétique sefondent au contraire sur une compré-hension fine des relations entre l’énergieet le développement. Ils privilégient lanotion de mise à disposition de « servicesénergétiques » plutôt que d’énergie et s’in-téressent aux déterminants de consom-mation de ces services.

Les besoins de l’usager (ménage, entreprise,collectivité locale) ne sont en effet pas direc-tement des produits énergétiques mais desbiens et des services indispensables au déve-loppement économique et social, au bien-être et à la qualité de vie. Leur satisfactionnécessite une consommation d’énergie quidépend à la fois de la nature et des carac-téristiques des appareils de production et deconsommation employés, ainsi que desinfrastructures dans lesquelles ces dernierssont utilisés. En particulier, les infrastruc-tures déterminent pour très longtemps lanature des moyens et les quantités d’éner-gie nécessaires à la satisfaction d’un ser-vice (confort thermique, mobilité, etc.). Laquantité d’énergie consommée pour unservice donné varie considérablement selonl’usage et l’appareil utilisé : quantité decombustible nécessaire pour obtenir lamême température à l’intérieur d’un bâti-ment selon que celui-ci est bien ou malisolé ; consommation d’énergie selon le

mode de transport pour un trajet donné, etc.Mais la quantité d’énergie primaire àmettre en œuvre, en amont de l’usagefinal, dépend aussi très largement de l’or-ganisation du système énergétique, en par-ticulier de son degré de centralisation.C’est particulièrement le cas pour le sys-tème électrique. Jugez-en ! Le systèmeélectrique mondial, qui satisfait 16 % desbesoins finaux d’énergie, est responsablede 65 % des pertes d’énergie primaire dusystème. L’ampleur de ces pertes tientprincipalement au fait que, dans la plu-part des cas, la chaleur perdue par les cen-trales électriques thermiques n’est pas récu-pérée pour d’autres usages.La cogénération (la production simulta-née d’électricité et de chaleur à partir d’uncombustible) conduirait à des rendementsd’utilisation du combustible bien meilleurs,de l’ordre de 75 à 80 % (contre 35 à 50 %en génération simple d’électricité). Maiscet usage n’est possible que si des concen-trations urbaines ou industrielles suffi-santes se trouvent à proximité des cen-trales et peuvent utiliser cette chaleur ;ce n’est évidemment pas le cas avec lessites de centrales thermiques nucléairesou fossiles qui produisent 4 000 MWd’électricité et 8 000 MW de chaleur reje-tée dans l’atmosphère, de quoi chaufferun million de ménages. L’enjeu de ladécentralisation des moyens de production,pour les rapprocher de l’utilisateur, estdonc majeur.

Il est tout aussi nécessaire d’insister sur laquestion des infrastructures : urbanisme,logement, transports, etc. Deux exemples.Le premier concerne deux villes à la popu-lation analogue : Atlanta, ville américainetype, à l’urbanisme étalé ; et Barcelone,ville latine, à l’urbanisme ramassé. Cettedifférence de conception se traduit par uneconsommation d’énergie de transport parhabitant sept fois plus élevée à Atlanta qu’àBarcelone.Le second exemple concerne les modes detransport : avec 1 kg d’équivalent pétrole,compte tenu des taux de remplissageobservés pour les différents moyens detransport, un passager parcourt 170 km enTGV, contre 39 en voiture, 270 km en tram-way contre 18 avec sa voiture en ville…Les erreurs de choix d’infrastructures ontdonc des conséquences majeures, dans ladurée, sur les consommations d’énergie etles émissions de gaz à effet de serre. Il enest de même pour l’habitat, dont l’archi-tecture et les mesures initiales de cons-truction jouent fortement sur la consom-mation de chauffage et d’éclairage pourune centaine d’années.Les scénarios sobres mettent aussi enrelief l’importance de la recherchesystématique de l’efficacité énergé-tique des outi ls qui transformentl’énergie finale en énergie utile (pourla production des biens, les transports,

le confort domestique, les services).Pas besoin de s’appesantir sur la sobriété indi-viduelle : on conçoit bien que la modifi-cation de nos habitudes comporte desconséquences énergétiques non néglige-ables (température des appartements,déplacements de proximité en voiture,vacances outre-mer, etc.). On pense moinsspontanément à la sobriété collective quepeut entraîner l’organisation de nos villeset de nos quartiers (rues piétonnes, ramas-sage scolaire, commerces de proximité etc.).De même, l’efficacité énergétique de nos« outils » (consommation de nos voitures,de nos appareils électroménagers, etc.)est en général bien comprise comme unélément important puisqu’elle permet defournir une même qualité de service pourune moindre dépense énergétique. Maisles gains d’efficacité sont souvent annu-lés par un usage plus fréquent ou plusintense de ces outils.

Résumons-nous : Les politiques actuellesfondées sur la poursuite d’un développe-ment intensif en énergie et sur la per-spective de solutions énergétiques de sub-stitution ne sont pas à la hauteur desenjeux du développement ni du défi cli-matique. La marge de manœuvre essen-tielle est la maîtrise de l’énergie.Mais, si les marges d’action se situent prin-cipalement au niveau de la demanded’énergie, ce ne sont plus les producteursqui sont les premiers concernés, maisd’autres acteurs de la société : les consom-mateurs, bien sûr, mais aussi les citoyenset leurs représentants, qu’ils soient locaux,territoriaux, régionaux ou nationaux, et lesindustriels. Les consommateurs, à traversleur comportement quotidien et leurs actesd’achat de biens d’équipement ; les citoyensorganisés et leurs représentants aux diversniveaux territoriaux, à la fois responsablesde l’organisation de notre vie collective,donneurs d’ordres principaux de nos infra-structures et responsables de l’aménage-ment du territoire.Quant aux industriels, ce n’est plus tantleur responsabilité de consommateursdirects d’énergie, à travers leur process, quiest en cause que celle qu’ils exercent enmettant à la disposition des consomma-teurs et des citoyens des outils plus oumoins efficaces sur le plan énergétique.Les enjeux sont majeurs, bien entendu,dans nos pays riches, mais plus encoredans les pays en pleine phase de dévelop-pement et qui mettent en place leurs prin-cipales infrastructures lourdes. Les conceptsde citoyenneté, de solidarité, de démo-cratie participative et de proximité devraienty trouver une place de choix.

B. D.

(1) Le scénario Sunburn, B. Dessus et P. Gérard, Les cahiers de Global Chance n° 21.

* Benjamin Dessus est président de l’association GlobalChance et auteur de plusieurs livres sur l’énergie.

Un parc d’éoliennes en Aveyron.

GOBE

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Avec 1 kgd’équivalentpétrole, un passagerparcourt 270 kmen tramwaycontre 18 avec savoiture en ville…Les choixd’infrastructuresont donc desconséquencesmajeures sur lesconsommationsd’énergie et lesémissions de gazà effet de serre.

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ous aimez le bio, vous aimez l’équitable :vous aimerez le bio équitable ! Avec l’en-gouement grandissant pour l’achat citoyen,la double labellisation des produits relèvede la cohérence marketing. Le consom-mateur doit pourtant se méfier des effetsd’« éthiquette », qui ne disent pas tout surl’impact social et environnemental du vête-ment qu’il porte. Ces questions impor-tantes, deux marques se les posent et tententd’y répondre au mieux : Idéo et Azimut-Artisans du Népal, qui, chacune dans leurstyle, tissent le bio et l’équitable à chaqueétape de la production, ou presque.

Matière première« Au moment de la création d’Idéo, en 2002,nous nous inscrivions dans la mouvance “nologo”, contre les conditions d’exploitation de lamain d’œuvre dans l’industrie textile, raconteRachel Liu, gérante d’Idéo. En creusant,nous avons été sensibilisés aux dégâts d’une cul-ture très polluante. » Non seulement les popu-lations habitant près des champs de coton

Des vêtements vraimenttrès chics

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s’exposent à de graves problèmes sanitairesdu fait de l’usage intensif de pesticides,mais l’accès aux intrants industriels (se-mences, produits phytosanitaires) pousseles petits producteurs à un endettement quia déjà provoqué le suicide de plusieurs cen-taines d’entre eux. Ainsi, engager plus depetits producteurs dans la culture biolo-gique est devenu un objectif autant socialqu’environnemental pour Idéo.La société Azimut-Artisans du Népal, quantà elle, a débuté en 1995 par l’importationde vêtements confectionnés par des arti-sans népalais (puis indiens) selon les règlesdu commerce équitable. Très vite, là aussi,la question de la production de la matièrepremière s’est imposée comme un enjeuenvironnemental et social. Le passage au bione s’est pas fait sans mal. Le surcoût, toutd’abord, a rebuté la clientèle, mais aussiun problème de qualité : « Le coton bio estbeaucoup plus souple que le non-bio, ce qui aobligé notre modéliste à s’adapter », raconteValérie Delamerie, pour Azimut. Cette

marque, tout comme Idéo, utilise du cotonbio portant le label EKO.

Tissage et confectionChez Azimut, la fibre est tissée en Inde,dans une usine qui respecte des critèreséthiques de conditions de travail et de salaire.Mais il faudrait être un client plus impor-tant pour passer aux critères équitables.Les teintures répondent aux règles du réfé-rentiel environnemental eco-friendly.Idéo, pour sa part, mise sur la durabilitédu partenariat avec une usine de confectionen Inde. Celle-ci comptait 19 salariés en2002, 400 aujourd’hui, qui bénéficient desalaires au-dessus de la moyenne et de pres-tations sociales (cotisation retraite, paie-ment des heures supplémentaires…) inéditesdans le secteur. Cette usine couvre les troisquarts de la confection d’Idéo et garantitun respect des commandes qui permet àla petite entreprise française d’engager desrelations avec de plus petits producteurs, plusfragiles mais aussi en quête de stabilité.Pourquoi ne pas soutenir un commerceéquitable Nord-Nord en rapatriant la confec-tion en France ? « J’aimerais voir un jour unepage du catalogue “Azimut-Artisans de cheznous”, concède Valérie Delamerie, mais ceserait trop facile, au nom de la relocalisation del’économie, de dire qu’il faut lâcher des artisansde pays en développement. » Rachel Liu complète : « Malheureusement, lecombat pour le maintien d’une industrie textileen France est une affaire qui relève du politique,et le vrai scandale c’est le tee-shirt à cinq euros ! »

TransportLe transport est le point faible du com-merce équitable Nord-Sud. Impossible,pour le moment, de peser sur les condi-tions de travail de ce secteur. Cependant, Idéoaffirme son souci de regrouper au maxi-mum ses filières, afin de limiter l’impactécologique du fret, et de privilégier letransport maritime.

DistributionAzimut, en tant qu’adhérent du réseauMinga, affiche clairement son refus de lagrande distribution. Et ce n’est pas qu’unvœu pieux : « Nous avons reçu une proposi-tion fabuleuse de la grande distribution pour

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CONSOMMATION

Pour ses vêtements, Idéo utilise du coton bio.

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É c o n o m i e

Des champs de coton jusqu’aux boutiques, Idéo et Azimut proposent des articles conçus dans les meilleures conditions environnementales et sociales possibles. Démonstration, étape par étape.

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notre filière de noix lavantes, à une période oùla trésorerie d’Azimut connaissait des difficultés.J’ai refusé, même si je comprends ceux quicraquent », raconte Valérie Delamerie.Les vêtements d’Azimut se trouvent dansdeux cents boutiques, dont des Biocoop etune soixantaine de boutiques spécialiséesdans le commerce équitable ou l’artisanatlocal. Mais la part principale des ventes estréalisée via le site Internet, qui représenteplus de 40 % du chiffre d’affaires.Chez Idéo, Rachel Liu privilégie les bou-tiques alternatives, « mais il est important detoucher aussi de nouveaux consommateurs, c’estpourquoi, si nous pouvons aller aux GaleriesLafayette ou au Printemps, c’est une occasion deprésenter plus largement notre engagement ».Au rayon des nouveautés, Idéo prévoitla création de sa première boutique avantla fin 2007. Par ailleurs, la société s’est liéeavec Fairplace, une entreprise d’inser-tion qui se charge du stockage et de lalogistique de distribution de ses produitsen France.Ni Idéo ni Azimut ne s’estiment parfaits.« Nous savons que nous pouvons toujours fairemieux. Les zips, les boutons, le transport sontdes éléments que nous ne maîtrisons pas encorechez Azimut, remarque Valérie Delamerie,le tout est d’être toujours dans le mouvementvers un commerce le plus équitable possible. »

PHILIPPE CHIBANI-JACQUOT

www.ideo-wear.comwww.azimut-art-nepal.com

ENTRETIEN

Carlo Petrini*, fondateur du mouvement Slow Food,veut sensibiliser les gastronomes au respect de labiodiversité et du travail des producteurs.

Être membre deSlow Food, cela signi-fie quoi ?Carlo Petrini :Nous cherchonsà maintenir laconvivialité entreles membres duconvivium [déno-mination des asso-

ciations locales Slow Food, ndlr] afinde faire avancer l’éducation alimentaire.Nous voulons repenser la complexitédu rapport à la nourriture ; pour cela,nous cherchons à concilier la mobilisa-tion des consommateurs avec le plaisirde la table. Nous menons par exempleun projet mondial pour installer des jar-dins potagers dans des écoles primaires,afin d’œuvrer à l’éducation sensorielle.Nous travaillons à la sauvegarde desproduits menacés d’extinction, et doncà la défense de la biodiversité, grâce aux« Sentinelles », un système de détectionet d’outils marketing pour ne pas perdreces aliments et pour aider les paysans.

En reprenant l’adage « Nous sommes ce quenous mangeons », ne cherchez-vous pas sim-plement à redorer le blason d’une gastrono-mie considérée comme élitiste ?La gastronomie doit revenir à une signi-

fication plus vaste que le simple menudes restaurants. Sa définition naît audébut du XIXe siècle, avec la codifica-tion de Brillat-Savarin. Elle englobetoutes les questions qui concernent lanourriture : le repas, mais aussi l’agri-culture, la science physique, l’anthro-pologie, la sociologie, etc. Il faut quele terme « gastronomie » devienne syno-nyme de responsabilité environne-mentale, de défense de la biodiversité,de survie du monde rural. Si quelqu’undécide de ce qu’il va manger dans lerespect de la souveraineté alimentaire,c’est un gastronome.

N’est-il pas déplacé d’user du mot « gastro-nomie » pour parler de souveraineté alimen-taire, particulièrement dans les pays du Sud ?Le gastronome classique est en situa-tion ambivalente car il pense toujoursà l’incongruité de parler d’alimentationalors que la faim sévit dans le monde.Mais les plus grands plats de la gastro-nomie italienne sont nés à une époquede subsistance. Et il serait faux de direqu’il n’y a pas de gastronomie dans lespays pauvres, ni surtout de plaisir à man-ger de bonnes choses. Je pense au Bré-sil, qui possède, avec la feijoada, un desplus grands plats de la gastronomie mon-diale. On pourrait aussi parler du foufou

«Le plaisir est une dimensionde la cause écologique»

Salon équitableAprès la première édition,en 2005, le réseau Mingaet la communautéd’agglomérations dePlaine Communeorganisent le saloninternational ÉquitExpo.Cette édition s’intitule«Pour un commerceéquitable». Un thème quivise à souligner que« l’équité dans leséchanges commerciauxn’est qu’en devenir».ÉquitExpo se veut unsalon professionnel etgrand public. Deux centsexposants venus detrente pays, desrestaurants biologiques,un marché paysan, desspectacles et des débatsanimeront les quatrejours. La première éditionavait accueilli 10 500visiteurs.EquitExpo, du 26 au 29octobre (le 29 est réservéaux professionnels), entréelibre, Centre sportif de l’Îlede Vannes, 15 bd. Marcel-Paul 93450 L’Île-Saint-Denis,www.equitexpo.fr

C’est bio… mais surtout c’est bon !

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en Afrique. Le tiers-monde est d’ailleursbien représenté lors de notre salon TerraMadre. Nous travaillons, aux États-Uniset au Burkina Faso, à la dignité du monderural au Kenya et en Argentine.

Cette notion de plaisir est centrale dans votredémarche…Slow Food est né dans l’esprit d’un mou-vement international pour le droit auplaisir. Un gastronome qui n’a pas deconscience écologique est stupide. Maisun écologiste qui n’a pas une consciencede gastronome, c’est triste… Le plaisirest la dimension la plus belle de la causeécologique. Je ne parle pas du plaisirdans son sens vulgaire, mais du plaisircaractérisé par la modération.

On pourrait reprocher à Slow Food de s’adresserà ceux qui ont les moyens du plaisir.Le vrai problème n’est pas que nouspayons trop cher la nourriture… c’estque nous dépensons trop peu ! En Ita-lie, dans les années 1970, une familledépensait 32 % de son budget pour senourrir. Aujourd’hui, elle y consacre15 %. Je ne dis pas qu’il faut retournerà 32 %, mais peut-être qu’il faudraitremonter à 18 % pour participer aurespect de la santé et de l’agriculture.C’est faire le choix de devenir un pro-tagoniste du « manger bien ». Si nousallons encore vers la réduction des prix,nous perdrons encore un peu plus lamaîtrise de ce que nous mangeons.

Comment analysez-vous l’évolution de la dif-fusion du commerce équitable et de l’agri-culture biologique ?Je pense que notre mouvement doit cher-cher des alliances avec le commerceéquitable et l’agriculture biologique.Pour le commerce équitable, nous pen-sons que la vente à un prix juste ne suf-fit pas : il faut aussi veiller à la qualité duproduit. Concernant l’agriculture bio-logique, je pense qu’il faut favoriser la pro-duction locale. À vrai dire, je préfère unproduit conventionnel produit locale-ment à un produit bio venant de l’autrebout du monde, qui va consommer unequantité d’énergie incroyable. La dis-tribution dans les grandes surfaces peutêtre utile. Mais je suis contre le mono-pole des hypermarchés, comme celaexiste en France. Il provoque une des-truction systématique des commercesde proximité et un non-respect du pro-ducteur, du fait de la grande violencedes distributeurs pour imposer leurs prix.

PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE CHIBANI-JACQUOT

* Carlo Petrini est aussi critique gastronomiqueitalien. Le mouvement Slow Food compte environ1 500 membres en France et plus de 80 000 àtravers le monde. Voir le site www.slowfood.frBon, propre et juste. Éthique de la gastronomieet souveraineté alimentaire, Carlo Petrini,éditions Yves Michel, 2006.

Les Amapvictimes de leur succèsLes Associationspour le maintiend’une agriculturepaysanne (Amap)organisent la ventedirecte ethebdomadaire defruits et légumes,mais aussi d’autresproduitsalimentaires(viandes, œufs)entre un producteuret un regroupementde consommateursissus d’un village oud’un quartier. Cesystème, créé en2001 en Provence,est aujourd’huivictime de sonsuccès. Plus de cinqcents Amap ont étécréées, et ce sontles producteurs quimanquent,notamment en Île-de-France, maisaussi en Provence-Alpes-Côte-d’Azur.Autant dire qu’avecles Amap, leconsommateur a lesmoyens d’influersur la restaurationd’une agriculturepaysanne deproximité,notamment en zonepéri-urbaine, carelles ontprincipalement étécréées dans lesvilles par desconsommateurssoucieux de renouerle lien avec ce qu’ilsmangent et ceux quiproduisent.

Pour plus d’informations :www.allianceprovence.org,site d’Alliance Provence, quidétient la marque Amap.

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epuis la Seconde Guerre mondiale, les habi-tants de Sainte-Croix-Volvestre, en Ariège,n’avaient plus de marché. L’exode ruralpuis la grande distribution ont eu raisonde leur foire mensuelle, créant un villagesinistré où peu d’habitants se connaissentet se parlent. Mais, depuis le 14 avril, unedizaine de producteurs locaux se réunis-sent chaque semaine sous les platanes pourvendre leurs légumes, fromages, fleurs,charcuteries et pizzas. Pour le moment, lesclients sont rares, mais ceux qui font ledéplacement sont ravis. « C’est un grand plai-sir de retrouver un marché dans le village. Celapermet de rompre avec la solitude. J’y vais tousles mercredis pour bavarder », indique Clé-ment Dedieu, 78 ans, natif du village. Ilpapote avec la dame qui vend des stores :« On apprend à mieux se connaître. »

Le pari est donc plutôt réussi pour FranckBotteau, initiateur de ce nouveau mar-ché de plein vent en Midi-Pyrénées, dontl’objectif était « d’animer le village en semaine,car, à part le lac en été, rien ne s’y passe ».Il attire même quelques habitants desvillages voisins. Ce marché a donc unefonction sociale importante, bien que lesproducteurs s’avouent un peu déçus ets’arment de patience. L’un d’eux sou-pire : « Les retraites n’ont pas encore été ver-sées, les gens n’ont plus rien à dépenser ! »

Quelques kilomètres plus loin, à Fabas, unmarché vient également d’ouvrir, après unsiècle d’arrêt. Situé sous une halle magni-fique, il est composé de producteurs delégumes, de fleurs et de fromages. Là nonplus, ça ne marche pas très fort pour lavente. Pour Fernanda Dominguez, pro-ductrice de légumes, « il faut que les gensreprennent leurs habitudes ». La place s’animedoucement ; avec quelques personnes quisirotent un café, des pensionnaires de lamaison de retraite qui prennent une bouf-fée d’air et des villageois venus « par curio-sité ». Pour Laurent Bernard, à l’origine dumarché, la démarche est claire : « L’aspectrencontre est très important, on privilégie le socialsur l’alimentaire, car ici les gens ont des jardinsmais ils ont besoin d’un espace pour se rencon-trer. » Ces deux petits marchés sont lestémoins d’une volonté de faire revivre lesvillages et de réactiver des circuits courts enmilieu rural.

Pour trouver plus d’activité, il faut se dépla-cer sur les marchés des petites villes, commecelui de Saint-Girons, sous-préfecture del’Ariège. Représentatif de la diversité dudépartement, ce marché est connu danstoute la région. Isabelle parcourt qua-rante kilomètres tous les samedis pour « lescouleurs et les odeurs d’un marché très vivant ».C’est en effet un lieu de brassage culturel

entre les populations rurales natives, les« néo » et les propriétaires de résidencessecondaires. Madeleine et François Tus-sau y ont leur étalage depuis trente et un ans,ils témoignent : « Le marché s’est beaucoupagrandi depuis qu’on vient, on continue de vendreà tout le monde, aux hippies comme aux bour-geois. On s’entend tous bien ici. » Un couple dejeunes explique : « On vient tous les samedis,c’est un lieu de rendez-vous très convivial. Etpuis on trouve des produits de qualité, bien mieuxqu’au supermarché. » Peu de labels bios sontcependant présents sur ce marché, mais denombreux petits producteurs font le dépla-cement. Quand on demande à Madeleinecomment elle traite ses légumes, elle répondfièrement : « Nous, on est des agriculteurs, onmet du fumier de vache ! »La plupart des marchands présents vendentla totalité de leur production sur les mar-chés. « On n’a pas accès à la grande distribu-tion et on ne veut pas y aller. Sur les marchés, ona une plus grande liberté d’avoir des produitsqui ne sont pas standardisés, et on peut conseillerles gens », explique Pascale Duraud, prési-dente de l’Union des producteurs des mar-chés de plein vent. Productrice de fromagede chèvre dans la région toulousaine, elle tientà différencier les producteurs des commer-çants qui achètent sur les marchés de groset cassent les prix. Sur certains marchés enville, l’étiquette « producteur » est vendeuseet certains en abusent : « Vous avez des gensqui se servent de l’image alors qu’ils font del’achat-revente », dénonce-t-elle. Son syndicatregroupe une vingtaine de membres sou-haitant sensibiliser le public à la question del’origine des marchandises.Cette démarche est importante pour Chris-tian Moretto, coauteur du Guide des mar-chés de plein vent de Haute-Garonne (éditionsEmpreinte), qui voit dans les marchés« une nouvelle forme de commerce équitablelocal ». Faire ses courses sur un marchéserait donc le fruit d’une prise de cons-cience, amenant le consommateur à pri-vilégier le contact humain et les circuitscourts, bien que cette attitude ne concernequ’une minorité plutôt urbaine. Le déve-loppement des marchés en agglomérationaccompagne ainsi l’explosion des Amap(Associations pour le maintien d’une agri-culture paysanne). Marchés des villes oumarchés des champs, ils jouent un rôleimportant pour réactiver les liens parfoisdistendus du tissu économique et sociald’un territoire.

YORAN JOLIVET

Ils militent, par-dessus le marché!De plus en plus de consommateurs font leurs courses sur les marchés,privilégiant la rencontre avec des producteurs et favorisant les circuitscourts. Reportage en Midi-Pyrénées.

Le marché de Saint-Girons, en Ariège, est connu dans toute la région.

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LES CRISES DE LA REPRÉSENTATION politiqueet du monde du travail renforcent l’im-portance et la légitimité des interrogationset des mobilisations sur le front éclaté del’alter-consommation. Ce terrain sanscesse élargi et labouré s’avère beaucoup plusgiboyeux que ne l’avaient pensé les mou-vements révolutionnaires qui ont dominéle XXe siècle. On distinguera plusieursgrands niveaux de contestation, chacunveillant à se différencier de son demi-frèreou de son faux frère.

Le consumérisme contre les anciennescultures populairesLes mouvements historiques de défensedes consommateurs ont beaucoup plusaccompagné que contesté la société deconsommation. Il n’est pas anecdotiqueque le fondateur de la première grandeorganisation, Edward Filene, fût l’héri-ter de la principale chaîne de grands maga-sins de Boston (États-Unis). Cet hommed’affaires avisé, qui fut aussi l’un des théo-riciens du consumérisme, souhaitait incul-quer aux anciens usagers les réflexes néces-saires pour en faire de bonsconsommateurs. Cette perte (ou mieux :

cette casse volontaire) des modes de vie tra-ditionnels et populaires est essentielle carelle fut la condition nécessaire pour que lesforçats du travail, mis en scène par Char-lie Chaplin dans les Temps Modernes, devien-nent aussi des forçats de la consomma-tion. Les premiers mouvements sedévelopperont durant la seconde moitiédu XXe siècle avec le soutien des pouvoirspublics et parfois même des grands indus-triels. Cet essor se fera en revanche dansl’ignorance – et souvent au détriment –des anciennes formes d’auto-organisationdes producteurs-consommateurs, liéesnotamment à la genèse du mouvementouvrier français.Ce fait tient autant à la concurrence directede la grande distribution, qui put offrirdes conditions plus avantageuses, qu’àl’affaiblissement des cultures et des modesde vie autonomes. Pourquoi continuer às’adresser à une coopérative si elle offre lemême produit que le marché ? On ne sau-rait négliger en outre l’impact des mou-vements d’inspiration marxiste, pour quila classe ouvrière n’avait pas à s’organi-ser séparément ni à cultiver d’autres modesde vie que ceux de la bonne société maisà revendiquer l’accès à la consommationet la prise du pouvoir d’État. Les rapportsde consommation se sont donc trouvévidés de tout enjeu politique et culturel. Lemouvement ouvrier manquera toujoursd’une théorie critique de la consomma-tion et ne pourra recevoir qu’avec incom-préhension les travaux d’universitairescomme Henri Lefebvre, et avec beaucoupplus d’irritation et de mépris encore ceuxde Jean Baudrillard et de Guy Debord.Seuls subsisteront un temps la pratique des« listes noires », fustigeant certaines indus-tries et certains détaillants hostiles au syn-dicalisme, puis quelques formes d’auto-organisation liées le plus souvent à lamouvance catholique, comme la Fédérationnationale des jardins familiaux, émanationde la Ligue française du Coin de Terre etdu Foyer, fondée en 1896 par l’abbé etdéputé Jules Lemire (voir p. 32), ou commeles actions impulsées par Christine Brisset(condamnée 52 fois par les tribunaux entre1949 et 1952) au nom du mouvement« squatteur » (lié au Mouvement populaire

des familles, lui-même issu de la Jeunesseouvrière chrétienne), puis comme créatricedes Castors (auto-construction collective),qui prolongeaient l’expérience des cottagessociaux de l’entre-deux guerres.Seule la naissance de l’agriculture biologiquedurant les années 1960 permettra de renou-veler le champ (souvent réduit autrementaux seules organisations du « sport ouvrier »)des groupements d’achats et autres coopé-ratives de consommateurs ou d’usagers.Ce nouveau front sera un temps le refugede militants déçus par d’autres formes derébellion avant de devenir la premièreforme d’engagement de nouvelles géné-rations de consommateurs engagés.

La crise du consumérismeLe consumérisme initial perd en puissancedepuis une vingtaine d’années avec l’af-faiblissement des États-Nations, la globa-lisation de l’économie et le renforcement dupouvoir des sociétés transnationales. Nonseulement il se retrouve de plus en plus surles positions de la grande distribution(Michel-Édouard Leclerc en tête), mais ilreprésente (aux yeux de la rébellion anti-consumériste) le pire du libéralisme dans sacapacité à opposer consommateurs et pro-ducteurs. Les débats lors du référendumsur le Traité constitutionnel européen lais-seront des cicatrices durables puisque leBureau européen des unions de consom-mateurs (Beuc), dont font partie notam-ment deux grandes organisations françai-ses (Union fédérale des consommateurs[UFC] et Consommation, Logement etCadre de vie [CLCV]), a accueilli « avecenthousiasme » le projet de directive euro-péenne sur les services, dite Bolkestein, enarguant que « la suppression ou la réduction desbarrières inutiles ou injustifiées à la libre circu-lation des services devrait renforcer la concur-rence et le choix des consommateurs ». Les asso-ciations de consommateurs liées aumouvement syndical tentent bien d’éviterce piège d’une schizophrénie sociale maiselles continuent cependant d’opposer leméchant Taylor au gentil Ford et de reven-diquer avec l’Indecosa-CGT (Informationet défense des consommateurs salariés) « ledroit à la consommation ». Cette tendancereste, pour des raisons historiques, beaucoup

Politologue etécrivain, PaulAriès* revisiteles courantscontestant la société deconsommation,desmouvementsde défense des usagers aux objecteursde croissance,en passant par les tenantsde l’achat« responsable ».

Du consumérisme à la décroissance

Les soldes représentent un grand moment de frénésie consommatrice.

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plus forte à la CGT et chez Force ouvrièrequ’à la CFDT et à la CFTC. Seul SUDsemble collectivement capable de produireun autre discours. Dans ce contexte, il étaitinévitable que la rébellion s’empare desfranges de consommateurs déçus ou excluspar le mirage consumériste. Ces alter-consommateurs sont eux-mêmes fortementdivisés : certains vont chercher leur modèledans le monde anglo-saxon, d’autres dansl’histoire nationale. Mais même les plusradicaux se trouvent désormais bousculéspar les discours et les pratiques des objec-teurs de croissance, qui entendent ne plusêtre des « consommateurs responsables » maisdes anti-consommateurs.

La nébuleuse des consomm-acteursL’alter-consommation regroupe une sériede pratiques consistant à se démarquerdu consumérisme traditionnel, sans qu’ily ait pour autant d’entente sur le contenude cette autre consommation. On s’ac-corde sur le projet de faire naître un nou-veau consommateur (plus conscient etresponsable), avatar de cet « homme neuf »que les révolutionnaires des siècles anté-rieurs voulaient faire advenir. Mais le fondcommun s’arrête là tant les positions sontéclatées. Les querelles de vocabulaire entrepartisans du commerce équitable, éthique,responsable ou transparent traduisent deréels clivages. Cette nébuleuse desconsomm-acteurs ne recouvre d’ailleurspas exactement celle de l’altermondia-lisme : les publics qui fréquentent les salonsécolos et les foires bios ne sont pas majo-ritairement ceux qui manifestent, péti-tionnent ou s’encartent.Le clivage entre consomm-acteur indivi-duel et consomm-acteur collectif semble enrevanche correspondre assez bien à celuiqui oppose adeptes d’une vision Nord-Suddu commerce équitable et partisans d’unemoralisation par la loi de l’ensemble de lavie économique, y compris dans le cadreNord-Nord.Le consomm-acteur individuel peut certesparticiper à des actions collectives (commedes salons ou des foires), mais cette dé-marche ne suffit pas à l’associer à un mou-vement politique de transformation de lasociété. Il est la cible privilégiée du com-merce équitable. Enfant chéri des médias,mais ouvertement critiqué par une frangecroissante des rebelles de la consomma-tion, le commerce équitable connaît depuisplusieurs années une crise identitaire. S’ilest possible d’en donner une définitiongénérique (payer un produit à un prixgaranti pour protéger les petits produc-teurs contre les lois du marché), aucunlabel, en revanche, ne fait l’unanimité.À côté des trois acteurs historiques : Arti-sans du Monde, Andines et Max Have-laar, on dénombre aujourd’hui une foulede petits labels. La « guerre du commerceéquitable » a véritablement commencé en2006 avec l’explosion de la Plate-formepour le commerce équitable (PFCE).L’alter-consommation collective peutconcerner aussi tous les domaines. Quatregrands secteurs sont cependant plus lar-gement visités :– Le domaine de la santé, avec tout l’éventaildes médecines alternatives. Ce consomm-acteur médical, membre de réseaux souventétranges et parfois même sectaires, est sou-vent dépolitisé et prêt à adhérer à la thèsedu complot (le sida comme pandémie

volontaire, par exemple).– Le domaine de l’éducation est aujour-d’hui en retrait, malgré la richesse de sesexpérimentations. La fin supposée des uto-pies sur les pédagogies non autoritairessemble en effet avoir clairsemé ce champ.– Le domaine financier prend de l’impor-tance, avec une offre qui se diversifie mal-gré la concurrence du secteur bancaire tra-ditionnel, qui propose désormais égalementses propres placements « éthiques ».– Le domaine de l’alimentation est incontes-tablement le plus fréquenté. Ce succès tientd’une part au rôle particulier de certainsacteurs comme Nature & Progrès ou laConfédération paysanne, mais aussi à laplace que tient l’alimentation dans la cons-truction des identités et les luttes sociales.

L’anti-consommation des objecteursde croissanceL’anti-consommation apparaît comme laforme extrême de la rébellion consom-matrice. Elle se développe assez vite carses frontières ne sont pas étanches et onpeut la comprendre comme une façon derevisiter de vieux courants (surréalisme,situationnisme, distributisme, anarchisme)et de vieilles interrogations (critique de lasociété de consommation, de la société duspectacle), de vieux mots d’ordre (le droitde « vivre et travailler au pays », au refusde gagner sa vie en la perdant). C’est aussiun prolongement des rébellions anti-McDo,anti-OGM et anti-pub.Ce mouvement anti-consommateur estporté notamment par les réseaux d’objec-teurs de croissance. Les partisans de ladécroissance ont leur date symbolique, avecla « Journée sans achat », mais aussi leurmythologie de la grève générale de laconsommation, à l’instar de ce que fut celledu travail. Cette grève de la consomma-tion est une façon de dire que la consom-mation n’est pas naturelle, qu’elle se déve-loppe tel un cancer grâce à la casse desautres dimensions de la personnalité. Lesobjecteurs de croissance opposent donc lesfigures du citoyen et de l’usager maître deses usages à celle du consommateur adepte

Le mouvement anti-consommation est un prolongement des rébellions anti-OGM, anti-McDo et anti-pub.

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du mode de vie capitaliste. La grève de laconsommation se veut un projet social et poli-tique permettant d’avancer vers une sociétéde la gratuité de l’usage et du renchérisse-ment du mésusage : pourquoi payer l’eau lemême prix pour faire son ménage et rem-plir sa piscine ? Pourquoi payer l’électricité,la collecte des ordures le même prix pource que la société peut considérer être unbon usage et un mésusage ? Les objecteursde croissance reconnaissent qu’il n’existepas de définition objective ou morale dubon et du mauvais usage, mais ils voientjustement dans ce débat une façon de rendrela parole aux citoyens. Cette gratuité del’usage n’ira pas sans culture de la gratuité,avec ses rituels et ses interdits.

Les anti-consommateurs voient aussi là unefaçon concrète de s’opposer pas à pas ausarkozysme. Là où Nicolas Sarkozy ditqu’avec le bouclier fiscal, l’État ne doit rienprendre au-dessus de 50 %, les objecteurs decroissance entendent qu’il prenne tout pourfinancer cette gratuité de l’usage. Au moyen,par exemple, d’un revenu universel d’exis-tence versé en partie sous forme de droitsde tirages sur les biens communs et les ser-vices publics ; pourquoi pas en partie sousforme de monnaie locale, pour aider à larelocalisation des activités (pas seulementéconomiques) ; pourquoi pas avec des tari-fications différentes selon les niveaux deconsommation et les types d’usage ? L’anti-consommation oppose donc les fi-gures de l’usager et du citoyen à celle duconsommateur. Ce mouvement est un mou-vement d’usagers puisqu’il repose sur ladéfense, la redécouverte et l’invention debons usages dans de nombreux domaines :celui de l’agriculture avec Nature et Progrès,les Associations pour le maintien d’uneagriculture paysanne, les jardins coopéra-tifs ; celui de l’alimentation avec SlowFood ; celui de la qualité de vie avec leréseau international des villes lentes ; celuidu commerce avec les SEL, le réseau desBiocoop, les coopératives de production,de consommation et d’habitation, etc.Ces initiatives ont deux points communs :la conviction que la consommation reposesur la destruction des façons tradition-nelles de faire et l’anéantissement descultures populaires. Donc l’alternative nepeut passer que par la réinvention d’autresfaçons de faire, d’autres cultures. L’enjeuest de renouer avec la figure de l’usagermaître individuellement et collectivementde ses usages. Ces débats sur l’alter-consom-mation et l’anti-consommation sont lesbrouillons où s’inventent les façons deconcilier les contraintes environnementa-les avec le souci de justice sociale.

P. A.

* Auteur de No Conso, manifeste pour une grèvegénérale de la consommation (Golias, 2006), leMésusage, essai sur l’hyper-capitalisme (Parangon,2007), Une autre croissance n’est pas possible(septembre 2007, Golias).

QUAND L’ABBÉ LEMIRE a inventé les jardinsouvriers dans le Nord, à la fin du XIXe siè-cle, son objectif premier n’était pas de faci-liter aux salariés des mines et des filaturesl’accès à une nourriture plus saine. L’idéede ce catholique social, député depuis 1893,était de maintenir les gens chez eux ledimanche. L’activité de jardinage, dans desparcelles accolées ou non aux maisons etaux corons, visait à remplacer la fréquen-tation du bistrot et du syndicat, et à main-tenir les familles dans une dépendance abso-lue vis-à-vis de l’employeur. D’ailleurs, lerèglement intérieur de la Ligue du Coin deTerre et du Foyer, créée dans la foulée, fai-sait clairement apparaître le caractère réac-tionnaire de l’initiative.Cette association existe toujours, mais onparle désormais de jardins familiaux. D’hierà aujourd’hui, les jardins octroyés le longdes voies par les compagnies de chemin defer jouent le même rôle. Et, même s’il n’ya guère de jardin le long des lignes de TGV,l’association Le Jardin du cheminot, quiregroupe ces petits coins de terre, rassembleenviron 60 000 personnes.

Parce qu’ils luttaient contre les pénuries, lesjardins ouvriers ont connu leur âge d’orpendant la Seconde Guerre mondiale : en1945, on en comptait 700 000. Le déve-loppement de la société de consommation,couplé à un rejet de la ruralité et à un désirde modernité, a fait chuter ce chiffre à100 000 à la fin des années 1970. Leurrenaissance au début des années 1980, qu’ils

soient affiliés à la Ligue ou non, coïncideavec la montée du chômage et le dévelop-pement de nouvelles formes de pauvreté.Aujourd’hui, les jardins familiaux réper-toriés par l’association sont plus de 200 000,mais les études situent entre 60 et 70 % lenombre de Français ayant, d’une façon oud’une autre, accès à un lieu de production.Et la plupart partagent.

Qui jardine ? Qui a recours à l’auto-consommation ? Bien sûr, il existe un phé-nomène de mode, qui a gagné les classesmoyennes, mais un récent rapport de l’Ins-titut national de la recherche agronomique(Inra) et de l’Observatoire national de lapauvreté et de l’exclusion sociale a établi quele jardinage constitue un apport écono-mique indispensable. Cette activité repré-sente environ 8 % (en valeur d’achat) de laconsommation alimentaire des ménagesles plus pauvres, contre 1,6 % pour les reve-nus les plus élevés. Dans certaines régions,compte tenu de la mise en conserve, la pro-portion monte à 50 %.Une radiographie du jardinage et de l’auto-consommation conduit d’abord aux zoneséconomiquement sinistrées, où le RMIdomine. À rapprocher, d’ailleurs, des ter-ritoires où la chasse de subsistance, dansle Nord, dans la Somme ou dans le Sud-Est,est importante ; une chasse destinée à pro-curer de la viande, et non pas seulementun « plaisir ». Le point commun entre lesmilieux défavorisés, une partie de la classemoyenne et aussi des classes supérieures,même si le ressenti (ou l’urgence) n’est pasle même, est que la production en petitsjardins (250 à 300 mètres carrés pour leslopins loués) est considérée comme unefaçon de consommer autrement, meilleuret moins cher. Avec un calcul simple : leprix d’un sachet de graines de tomates, decourgettes ou de concombres, qui peut durerau moins deux ans, est inférieur à celuid’un kilo de ces légumes.À proximité des villes ou en milieu rural,cette nouvelle consommation progresserapidement ; pour tous, elle est de plus enplus perçue comme une façon de faire lanique aux grandes surfaces. Avec, en outre,la certitude d’échapper aux produits chi-miques. Depuis le début du XXe siècle, cesjardiniers se cantonnaient aux légumes raci-nes, base alimentaire classique. Aujourd’hui,la production s’est diversifiée, incluant lestomates-cerises et les petits fruits (fraises, gro-seilles, framboises), que les prix ont trans-formés en produits de luxe.

CLAUDE-MARIE VADROT

La France qui bineCréés à la fin du XIXe siècle, les jardins ouvriers étaienttombés en désuétude. Ils renaissent depuis une vingtained’années et séduisent toutes les classes sociales.

La grève de laconsommationse veut un projetsocial et politiquepermettantd’avancer versune société de la gratuité de l’usage et durenchérissementdu mésusage :pourquoi payerl’eau le mêmeprix pour faireson ménage et remplir sa piscine ?

Un jardin familial à Caen. Il en existe 200 000 en France.

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ssis autour d’une table en bois massif char-gée de victuailles, une douzaine de per-sonnes devisent sur les façons de com-poster le fumier. Un dernier morceau detarte aux pommes, et la bourse auxéchanges peut commencer. Dispersés dansle jardin d’une grande bâtisse en Ariège,vêtements, plantes et confitures composentce marché insolite. Les participantséchangent leurs biens contre des minutes,qu’ils pourront à nouveau troquer contredes services, de l’enseignement ou d’autresproduits. C’est l’essence même des systèmesd’échanges locaux (SEL), créés en 1994non loin d’ici.

Deux membres négocient le « prix » d’un potde confiture : « Je te le fais à dix minutes »,propose Jacqueline. « Vendu », acquiesceNadine. La minute est l’unité choisie parce SEL et fait directement référence autemps. Nadine devra jardiner dix minutesou échanger un produit de cette valeurpour remonter son débit. Certains SELutilisent l’épi de blé, le grain de sel, lacocagne ou le sourire comme « monnaie »d’échange. « J’adore jouer à la marchande »,plaisante Jacqueline Matéo, l’une des pre-mières adhérentes du SEL pyrénéen, en1995. Mais l’affluence du début n’est plusqu’un souvenir pour cette structure, qui acompté jusqu’à quatre cents membres etpeine à se relever après de nombreuses crisesinternes. Une trentaine d’adhérents conti-nuent à le faire exister, et l’activité y estfaible, comparée à d’autres SEL français.

La confiance est à la base du système. Leséchanges sont souvent formalisés parl’équivalent d’un chèque, mais il est facilede tricher. Certains membres ont ainsiaccumulé des débits importants (allantjusqu’à l’échange d’une voiture ou d’uncheval) pour s’en aller en laissant un lourddéficit. « Le SEL ariégeois a souffert de sonsuccès, trop de gens y ont adhéré, on n’avaitplus le moyen de les connaître » explique Domi-nique Saulay, l’actuelle secrétaire. Elleajoute : « L’essentiel, c’est la convivialité, il

faut que les gens s’apprécient. » Pour luttercontre ces abus, les SEL interdisent main-tenant les « découverts » trop importants.Certains prônent un contrôle accru deséchanges, d’autres défendent l’idée du dontotal, la plupart se situant entre ces deuxextrêmes.La perte de confiance entraîne rapidementune baisse des échanges (comme sur lesmarchés financiers !), et les membres lesplus actifs s’en trouvent lésés. Pay-sans, maçons ou mécaniciens sontgénéralement les plus deman-dés. Ils accumulent beaucoupde minutes mais peinentensuite à les uti-liser car ils netrouvent pasde servicesou de biensappropriés.On mesureainsi la qualitéd’un SEL à ladiversité des servi-ces et des produitséchangés, « sinon celadevient un vide-grenier. Lesgens se confrontent alors àla peur du manque, à lapeur d’être lésés »,explique DominiqueSaulay. « Les comporte-ments à l’intérieur du SELsont les mêmes que dansle reste de la société », ren-chérit Pascal Laurent,qui se définit commepoète et paysan. Par-ticipant depuis le débutà l’aventure ariégeoise,il continue de venir« par militantisme,car si le SEL s’ar-rête, cela signifie quel’homme n’est plusc a p a b l ed’échanger,qu’il est vraiment

un sauvage ». Le SEL arié-geois, très dispersédans l’espace, a éga-lement subi le han-dicap des distan-ces. Les SELu r b a i n sparais-

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A

ÉCHANGESÉ c o n o m i e

La confiture coûte dix minutes

Dans ce SEL ariégeois, les rencontres comptent autant que les échanges.

YORA

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LIVE

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Les Systèmes d’échanges locaux (SEL) ont treize ans et se répartissentsur tout le territoire. Reportage dans le plus ancien d’entre eux,en Ariège, qui a survécu à bien des crises.

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sent mieux résister au temps, peut-être grâce à laproximité de leurs participants.

Chaque SEL dépend avant tout du nombre et du dyna-misme de ses adhérents. Certains sont très vivantset proposent des stages et des services variés, comme

à Bordeaux ou à Quimper. D’autres sont plus artis-tiques, comme en Provence. Parmi les dérives pos-sibles, « les conflits de pouvoir entre les personnes sontcentraux », explique Thérèse Boudier, du SEL 28.De passage en Ariège grâce à la route des SEL(voir encadré), elle prône des échanges créateurs delien social et vecteurs de convivialité. GeorgesComte, l’actuel président, confirme : « Ce qui m’in-téresse le plus c’est que les gens se rencontrent. » Il reçoitd’ailleurs de temps en temps des personnes envoyéespar le centre communal d’action sociale de Pamiers,petite ville voisine. Outre les rencontres, les SEL per-mettent à certains d’avoir accès à des produits inter-dits par leur budget (produits bio, cours de langue,stages…). Ils revalorisent, enfin, certaines profes-sions qui n’ont pas un grand succès sur le marchédu travail. « Cela permet à certaines personnes de re-trouver une dignité par la reconnaissance de leurs capa-cités », estime Georges Comte.

Créateur de lien social, espace de convivialité, leSEL a pourtant aussi des origines économiques.« Dans un contexte de forte spéculation, l’essentiel estde redonner à la monnaie sa fonction d’échange », rap-pelle Claude Fressonnet, présidente durant lesquatre premières années du SEL pyrénéen. Fran-çois Terris, l’un des initiateurs des SEL, se sou-vient : « On voulait prouver que d’autres types d’échangeétaient possibles. » À l’heure du bilan, il constate :« Le SEL ne dérange pas vraiment les milieux écono-miques, c’est plus un créateur de liens. » Avec unréseau qui maille toute la France, les SEL per-mettent au moins à chacun de réinventer et d’en-richir les échanges.

YORAN JOLIVET

Quelques adresses● Sel Gabare, 19, allée Jacques-Brel,

33600 Pessac. Contact : RolandCarbone, 05 56 45 02 73,[email protected], www.sel-gabare.info

● Fleur de blé noir, Maison desassociations, 53, Impasse de l’Odet,29000 Quimper, 02 98 95 30 09 ou02 98 59 30 39. Contact : LindaGuidroux, Annick Hempel,[email protected]

● La Claie d’échanges, BP 208, 47305Villeneuve-sur-Lot Cedex. Contact :Philippe Lenoble, 05 53 40 10 10 ou 05 53 40 33 82.

● SEL de Paris, Maison des associations,1-3, rue Frédérick Lemaître, 75020 Paris.Contact : Frédéric Tempier, 01 40 24 18 13, [email protected]

● Sel Amiens, 30, rue Jean-Marc-Laurent,80090 Amiens. Contact : Michel Fallet,03 22 47 25 45, [email protected],selamienois.free.fr

● Annuaire complet des SEL en France surwww.selidaire.org

Depuis 1998, la route des SEL permet àtous les adhérents de France de bénéficierdu réseau pour voyager. Chaque membrepeut ainsi adhérer à cette association pourvoyager ou accueillir quelqu’un. Plusieurscatalogues sont diffusés chaque année,mentionnant tous les hébergements, ducoin de moquette à la confortable chambred’amis. Repas, accès handicapés, camping :tout est précisé.

Le « coût » d’une nuit correspond àl’échange d’une heure, soit soixante unitéséquivalentes à la « monnaie » du SEL local.Ce réseau permet aux 800 « selistes »participants de se rencontrer et departager des expériences d’un SEL à l’autre.Si beaucoup s’en servent en vacances,certains l’utilisent pour passer un entretien,se rendre à une fête de famille ou pour unstage. D’après Anik Hérault, secrétaire del’association, « cela permet à des gens dese déplacer pour la première fois pendantles vacances. J’ai ainsi reçu un couple deretraités qui n’étaient jamais partis ». Lesdifférentes monnaies sont compatibles

d’une région à l’autre, et même au niveauinternational. La route des SEL mène ainsien Allemagne, en Belgique, en Suisse, dansle sud de l’Europe et jusqu’en Australie. EnFrance, il manque des hébergements dansles grandes agglomérations comme Paris etMarseille où, selon Anik Hérault, « les genssont plus méfiants ».

Y. J.

La route des SEL D’oùviennentles Sel ?Les systèmesd’échanges locauxfrançais proviennentdes LETS (Localexchange tradingsystem) anglo-saxons, créés dansles années 1980 parun écossais, MichaelLinton, sur l’île deVancouver, auCanada. En France, l’idée seconcrétise en 1994dans le départementde l’Ariège. Unhollandais, PhilipForrer, amène l’idée,très vite relayéedans un territoire quicompte un taux dechômage élevé. Deux ans plus tard,le réseau compte380 adhérents etsème des petits danstout le pays. Le 6 janvier 1998,deux membres duSEL d’Ariège sontcondamnés à300 euros d’amendeavec sursis par letribunal de Foix pour« travail illicite ». Le système de trocpromu par le réseauest indirectementmis en cause. Lacour d’appel deToulouse lesinnocente finalementen septembre 1998,créant unejurisprudence surlaquelle s’appuie leréseau actuel. Les SEL utilisentainsi le troc comme« l’échange dechoses ayant peu devaleur, ne seproduisant pas tropsouvent, et uneactivité nonrépétitive etponctuelle, typecoup de main. »Plus de 30 000adhérents répartisdans 350 SEL enFrance y participent.

Y. J.

DANI

AU/A

FP

Outre lesrencontres, les SELpermettent à certains d’avoiraccès à desproduits interditspar leur budget(produits bio,cours de langue,stages…). Et ils revalorisentcertainesprofessions qui n’ont pas un grand succèssur le marché du travail.

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La monnaie est devenue une fin ensoi, un moyen d’accumulation etd’appropriation de la richesse. Unbien de valeur soumis à la spécu-lation et aux intérêts. L’argent,

désormais, vaut lui-même de l’argent. Uneperversion du système qui enterre au pas-sage le rôle premier de la monnaie offi-cielle : celui de facilitateur d’échanges etd’outil de lien social au service de l’inté-rêt collectif.Face aux dégâts engendrés par cette logiquefinancière, des acteurs du secteur socialréfléchissent à une autre approche de lamonnaie. Dès 1997, le Crédit coopératif, laMacif, les Chèques-Déjeuner et la mairiede Lille planchent sur un système d’échangealternatif et complémentaire de l’euro. Leprojet n’aboutit pas mais ressort des car-tons en 2004, avec le soutien du programmedu Fonds social européen Equal, destiné à« combattre les discriminations et à réduire lesinégalités, pour une meilleure cohésion sociale ».Le projet Sol est né. Lancé officiellementà la mi-octobre 2006, il regroupe les grandessociétés de l’économie sociale et les col-lectivités dans trois coopératives. Une pourchaque région choisie pour le lancementde l’opération : l’Île-de-France, le Nord-Pas-de-Calais et la Bretagne.

Matérialisé sous la forme d’une carte àpuce orangée, le dispositif Sol veut faireparticiper ses usagers au développementd’une économie fondée sur des valeursécologiques, humaines et sociales, mettreen valeur « la richesse et la diversité des acti-vités humaines aujourd’hui invisibles ou déva-lorisées », et faciliter les échanges tout encréant des comportements de solidaritéet de coopération.Le Sol s’articule autour de trois axes. LeSol Coopération est un moyen de paie-ment et d’échange au sein d’un réseaud’entreprises et d’organisations qui par-tagent des valeurs écologiques et sociales.Il doit permettre aux usagers de donnerdu sens à leurs choix de consommation,de mettre en valeur des comportementssolidaires et de renforcer les structures del’économie sociale et solidaire. Le SolEngagement se présente comme un outild’échange de temps entre personnes. Unedémarche destinée à rendre visibles loca-lement les comportements solidaires, béné-voles et citoyens, faciliter les échangespour des activités répondant à des besoinssociaux précis, et créer « des mécanismes decoopération à partir des richesses de chacun ».Enfin, le Sol Affecté correspond aux outilsd’action sociale mis en place par les

Une autre façon de voir l’argentLe système Sol a vu le jour en France dans trois régions tests. Cettemonnaie alternative promeut une économie fondée sur des valeursécologiques, humaines et sociales.

Une autre richesseLe collectif Nouvelles richesses lerappelle : le monde a besoin decinquante milliards de dollars deplus par an pour éradiquer la faim,généraliser l’accès à l’eau potableet à l’éducation, et combattre lesépidémies. Face à ce constat, lacroissance du PIB, « c’est-à-diretout ce qui donne lieu à deséchanges monétaires, ce quis’achète et qui se vend », estérigée en solution miracle. Mais lePIB et la croissance « sont bienloin de mesurer l’amélioration dubien-être d’une société et du“bien-vivre” des individus »,constate le collectif. Or, « il estpossible de changer les règles dujeu et urgent de changer notreregard sur ce qui fait la richessed’une société ». Le collectif lanceun appel et enjoint les citoyensmotivés à participer aumouvement.

X. F. Pour signer l’appel :www.caracoleando.org/[email protected].

Le SolCoopération doit permettreaux usagers de donner du sens à leurschoix deconsommation,de mettre en valeur descomportementssolidaires et de renforcer les structures de l’économiesociale etsolidaire.

FAGE

T/AF

P

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collectivités, les comités d’entreprise oules partenaires sociaux. Exemple type :les tickets de cantine à tarifs préférentiels,discriminants pour leurs bénéficiaires, sontremplacés par des Sol. Avec la carte pos-sédée par tout un chacun et la possibilitéde payer ses repas en euros ou en euroset en Sol, personne n’est plus désignécomme étant bénéficiaire d’une aide.Le système permet en outre d’établir unedistinction claire entre démarche socialeet secteur marchand. Un concept voué àse développer dans tous les champs concer-nés par l’aide sociale, des transports urbainsau théâtre en passant par les équipementssportifs ou les bibliothèques. À Lille, onréfléchit même à un partenariat avec ledépartement pour distribuer des Sol dansle cadre de la politique sanitaire. Affectésvia les centres sociaux, ces Sol permet-traient aux bénéficiaires d’acquérir desbiens alimentaires de qualité dans des bou-tiques et sur des marchés partenaires.

Une idée parmi d’autres émises par la dyna-mique cellule de la région Nord-Pas-de-Calais, opérationnelle depuis quelquessemaines. « Nous travaillons sur le projet Soldepuis un an », expliquent Luc Belval etSophie Delebarre, coordinateurs pour larégion. Discussions avec les structureslocales, aspects logistiques, mise en placedes outils techniques, le projet a nécessitéun long travail en amont. Décidée à nepas s’imposer d’objectif chiffré « pour l’ins-tant », l’équipe compte sur un cercle depionniers. On y trouve la boutique de com-merce équitable de Lille d’Anne Gisel-Glasse, le magasin de restauration et devente de meubles La Ressourcerie, le loueurde vélo Chti Vélo, la SCI qui distribue despaniers de légumes bios, le restaurant d’in-sertion le Bec à plumes, Artisans du mondeet la Macif. Une base modeste de volon-taires, appelée à faire boule de neige. « Voirdes entreprises se lancer va décomplexer lesautres, espère Luc Belval. Les énergies vonts’agglomérer. » Et les Sol prospérer ?

XAVIER FRISON

Projet Sol : www.sol-reseau.org. Contacts : [email protected], [email protected], [email protected],[email protected].

Ça marche déjà ailleursUn peu partout en Europe etdans le monde, des expériencesde systèmes d’échange et demonnaies complémentairesexistent déjà. Réalisées dans lecadre du projet Sol, quinzefiches permettent de découvrirces systèmes alternatifs (1). Le Dobry, une monnaiecomplémentaire en Pologne, aainsi pour objectif de « mettredes techniques innovantesd’économie au service d’undéveloppement social et local ».La monnaie est distribuée auxentreprises et aux individus auprorata des dons qu’ils font à lacollectivité locale. Le Dobry nonutilisé se déprécie. En Italie, les Banques du temps(BDT) sont nées en 1995 dansune petite commune de l’Émilie-Romagne et à Parme. Lesystème se définit comme une« libre association solidairedont les membres s’auto-organisent et s’échangent dutemps » pour s’entraider,principalement dans les tâchesquotidiennes et l’acquisition dessavoirs. Plus orienté vers le commerce,le système Barter, en Belgique,facilite les échanges entre plusde 4 000 entreprises,structures commerciales ettravailleurs indépendants, enpermettant à des entreprisesclassiques de réaliser deséchanges de marchandise sansutiliser d’argent. Les Allemands de Brême sont àl’origine du Roland, unemonnaie complémentaire quiimplique des entreprises, despaysans, des particuliers et descommerçants. Une desprincipales fonctions dusystème est de « soutenirl’agriculture biologique et derelier des activités urbaines etpaysannes en circuits courts ». Quant au Time dollar américain,il cherche à repenser le travail,organiser la réciprocité,promouvoir la notion de capitalsocial et de coproductionsociale tout en valorisantéquitablement les contributionsà la communauté, en référenceau principe d’égalité du tempsde vie.

X. F.Fiches d’expériences de systèmesd’échange et de monnaiescomplémentaires :www.caracoleando.org/article93.html

MUL

LER/

AFP

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Le WIR en Suisse, les réseaux de troc en Argen-tine, les LETS au Canada, les Time dollars etles Ithaca Hours aux États-Unis, les SEL enFrance : les expériences de monnaies complé-mentaires ne manquent pa·s. L’expérimenta-tion du Sol a-t-elle pour ambition de changernotre mode de vie ?

Patrick Viveret : Toutes les expériencesde monnaies complémentaires naissent làoù la rareté de la monnaie officielle empêcheles échanges nécessaires à la vie et au bien-être collectif. Elles se donnent pour objec-tif de recréer de l’échange de proximitéquand la monnaie officielle ne remplit pluscette fonction. Elles proposent une autrefaçon d’échanger, fondée sur la promo-tion des capacités de transformation et lesrichesses portées par chacun, et participentainsi à la construction d’un projet de sociétéoù la mesure de la richesse est centrée surla personne et ses capacités créatrices etd’échange – sur l’être et non l’avoir. Cesont donc bien nos modes de vie qui sonten cause.

Jean-Philippe Poulnot : Le projet Sol estné de la volonté de replacer la monnaie àson rang de moyen et non de fin, pourdévelopper des échanges qui ont du sens :les échanges marchands à valeur ajoutéeécologique et sociale ; les échanges detemps et de savoirs qui contribuent à mieuxvivre ensemble. Le Sol ne peut se déve-lopper qu’à partir de la synergie entre lesacteurs porteurs de cet ensemble d’objec-tifs. C’est avant tout un réseau d’entrepri-ses, de personnes, d’associations, de col-lectivités partageant les mêmes valeurs,qui donnent la priorité au contenu de l’ac-tivité et de l’échange plutôt qu’à son vec-teur, la monnaie.

Celina Whitaker : Le grand nombre d’ex-périences de monnaies complémentairesdans le monde ne fait que montrer lesinsuffisances de la monnaie officielle ainsique ses dérives. Ainsi, Sol participe de cemouvement qui propose des modalitésconcrètes de transformation, à partir d’unélément qui est au centre des échangesentre humains aujourd’hui et qui régit,quelquefois de manière inconsciente, notrefaçon de vivre et de faire société. Jean-Philippe Poulnot dénonce une transfor-mation de la monnaie, un outil au ser-vice de l’homme qui, finalement, asservitl’homme et rétablit une nouvelle formed’esclavage.

En quoi les monnaies complémentaires bouscu-lent-elles notre vision de l’économie ?P. V. : Toute l’histoire de la monnaie peutse lire comme un conflit entre l’échange etla domination. C’est pour faciliter l’échangeque la monnaie est inventée. Ainsi, AdamSmith décrit la naissance de la monnaie etles étapes de son évolution comme unesérie d’améliorations de la « propension natu-relle des êtres humains à échanger et à troquer ».Tout d’abord, on choisit un étalon pouréviter l’incommodité du troc ; ensuite, lechoix de supports divisibles et durables(comme les métaux), plutôt que des mar-chandises périssables ou peu divisibles(comme le bétail), rend compte du rôledémultiplicateur de la monnaie dans leséchanges. Ce phénomène conduit aujour-d’hui à une monnaie presque totalementdématérialisée, véhiculée par des supportsélectroniques.Toutefois, on assiste aujourd’hui à un retour-nement paradoxal : des êtres humains ayantla capacité et le désir d’échanger et de créerde l’activité ne peuvent le faire par manquede moyens (trois milliards d’êtres humains,par exemple, n’ont pas accès au systèmebancaire !). Ce retournement provient de ceprocessus de « fétichisation » qui consiste

à transférer la valeur de l’échange entrehumains sur la monnaie elle-même. Lamonnaie se fait alors moins le vecteur d’unéchange que d’une domination. Il s’agitd’une monnaie dont la rareté, artificielle-ment créée par les acteurs en position dedomination, oblige les dominés à n’utili-ser qu’une faible partie de leur potentield’échange et d’activité.

C. W. : Les monnaies complémentairesréhabilitent les deux premières fonctionsde la monnaie, celles d’unité de compte etde moyen d’échange ; et elles interrogentl’évolution de sa troisième fonction, cellede réserve de valeur (1). Elles nous amènentainsi à poser la question du système éco-nomique dans lequel nous vivons, dou-blement menacé par l’insuffisance de mon-naie à un pôle et par son excès à l’autre.

P. V. : Deux éléments, dans la monnaieclassique et dans les mécanismes écono-miques actuels, sont de nature à tirerl’échange vers l’accaparement. Le premierest le principe de l’intérêt composé, quipousse à la spéculation sur l’argent lui-même et dissuade de l’utiliser comme moyend’échange. L’autre élément tient au fait

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«Redonner à la monnaiesa fonction d’échange»

Patrick Viveret,CelinaWhitaker etJean-PhilippePoulnot* sont à l’origine du Sol.Ils expliquentcomment cettenouvellemonnaiepourraitrévolutionnernos modes de vie.

ENTRETIEN

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La monnaie a été inventée pour éviter l’incommodité du troc.

MUL

LER/

AFP

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« Les monnaiescomplémentairesappellent à uneréappropriationdémocratique dela monnaie, à unepression sur uneéconomie sansconscience, à uneréorganisation de l’ensembledes grandesmonnaies sur lecritère du “douxcommerce”plutôt que de la violencesociale. »

que la monnaie officielle est indifférente àla nature et à la finalité de l’échange (toutflux monétaire vient contribuer positive-ment au produit intérieur brut et à ce qu’ilest convenu d’appeler « richesse », qu’il soitporteur de bien-être ou de catastrophesécologiques ou humaines).

C. W. : Le propre des monnaies complé-mentaires comme le Sol est d’agir préci-sément sur ces deux éléments. C’est unemonnaie sans intérêt qui n’autorise pas laspéculation, et est dédiée à un certain typed’activités ou de relations préalablementdéfinies comme remplissant une fonctiond’utilité écologique et sociale.

P. V. : Si la monnaie officielle remplissaitcomplètement son rôle d’échange pacifi-cateur, il n’y aurait pas besoin de prévoird’autres monnaies. En ce sens, il ne s’agitpas de monnaies substitutives à la mon-naie officielle, ce qui serait irréaliste, maisde monnaies complémentaires, qui renouentavec la fonction affichée de la monnaie,celle de l’échange. Ce faisant, elles réinter-rogent la nature des échanges aujourd’huien cours dans nos activités économiques.Elles appellent à une réappropriation démo-cratique de la monnaie, à une pression surune économie sans conscience, à une réor-ganisation de l’ensemble des grandes mon-naies sur le critère de la facilitation deséchanges et du « doux commerce » plutôtque de la violence sociale.

La phase d’expérimentation du projet Sol a débutéen 2005. Quelles sont vos premières analyses ?J.-P. P. : La phase d’expérimentation deSol (2) doit se poursuivre jusqu’en décembre

2008. Les premiers échanges ont démarréau premier trimestre 2007. Ils prennent del’ampleur, au fur et à mesure que les inter-rogations que le projet suscite sont levéeset que celui-ci est effectivement intégré dansles stratégies des entreprises et associationsparticipantes.Il est sans doute un peu tôt pour évaluerce que produit le Sol (3). Nous remarquonscependant une grande motivation et adhé-sion au projet. Ainsi, après les trois pre-mières régions (Bretagne, Île-de-France etNord-Pas-de-Calais), nous avons élargi lesterritoires d’expérimentation à la régionRhône-Alpes, et maintenant à l’Alsace. Ceprojet nous paraît répondre à une sensibi-lité, à une attente qui ne demande qu’à seconcrétiser. Ainsi, nous constatons unbouillonnement autour des potentialitésd’utilisation du Sol, tant dans le mode decoopération entre les structures partenairesqu’avec les collectivités locales. Par exemple,aider des familles monoparentales défavo-risées à acquérir à moindre coût des ali-ments issus du commerce bio, avec unedotation de la collectivité, c’est possible !

C. W. : Cependant, on note que le Sol,comme toute monnaie complémentaire– outil de transformation pragmatique –,vient réinterroger nos modes de pensée,nos pratiques (sur la richesse, la monnaie,l’échange, la rétribution, la mesure, etc.) etnotre compréhension du système danslequel nous sommes insérés. C’est un « pasde côté » qu’il n’est pas toujours facile defaire. Prenons par exemple le Sol Engage-ment. C’est un outil pour le développe-ment des échanges en temps, la circulationdes richesses qui ne sont pas dans la sphèredes échanges marchands, aujourd’hui invi-sibles lorsque l’on définit la richesse d’unpays ou d’une collectivité (4). Le Sol Enga-gement introduit une monnaie dont la pre-mière fonction est celle d’unité de compte,de marqueur des échanges. Cette monnaiese crée ainsi du fait de l’échange (en ouvrantun compte positif pour le donneur et néga-tif pour le receveur). Par les questions quecette mécanique pose, nous sommesconduits à nous interroger sur les méca-nismes qui régissent la création monétaireactuelle et ce que produisent ces mécanis-mes, en termes d’inégalités (5).

Le Sol s’organise autour des structures de l’éco-nomie sociale et solidaire. Pourquoi ?J.-P. P. : La finalité du projet est de contri-buer à replacer la monnaie au rang demoyen et, par ce biais, de contribuer audéveloppement d’une économie fondée surdes valeurs écologiques et sociales. L’éco-nomie sociale et solidaire, dont la finalitéest l’homme et non la finance, qui entenddire haut et fort sa façon d’entreprendreautrement tout en réussissant économi-quement, et qui s’organise autour des valeursde solidarité, d’équité et d’utilité sociale,est ainsi naturellement le socle de Sol.

C. W. : Mais ce sont bien ces valeurs par-tagées qui constituent le terreau de Sol,au-delà de critères d’appartenance. Ainsi,la charte de fonctionnement du « réseauSol » définit les structures pouvant êtreagréées et participer aux échanges commecelles « qui, dans leur objet, leur managementet leur fonctionnement, mettent en œuvre lesvaleurs de l’économie sociale et solidaire ». Celaconcerne « en priorité les structures qui inscri-vent leur action dans le cadre des principes del’économie sociale et solidaire (association,coopératives, mutuelles et fondations) » maisaussi « les structures qui démontrent leur plus-value sociale, écologique ou citoyenne, tant parl’orientation de leur production de biens et de ser-vices que par les conditions de réalisation deleur production, notamment au service du déve-loppement local ».Ainsi, le Sol est également un aiguillonqui invite en permanence chaque entre-prise à se réinterroger sur ses valeurs et surles modalités de mise en pratique de cesvaleurs. Par exemple, en réinterpellant lesentreprises de l’économie sociale et solidairesur la question de l’utilité écologique etdu développement local et durable.

J.-P. P. : Ajoutons que le Sol fait la jonc-tion avec les collectivités locales qui reven-diquent les mêmes objectifs et la mêmephilosophie. L’économie sociale et soli-daire, dans sa diversité, ses contradictionsmais aussi son poids (10 à 13 % du nombred’entreprises et du nombre d’emplois),constitue une base d’appui significativepour un projet comme le Sol. Elle est lelevier pour construire un vaste réseau par-tageant les mêmes valeurs, éthiques, so-ciales et environnementales.

PROPOS RECUEILLIS PAR THIERRY BRUN

(1) La monnaie réserve de valeur permet de se projeterdans le futur, par la thésaurisation, pour différer leséchanges dans le temps. Mais le processus de« fétichisation », en laissant croire que la monnaie estune richesse en soi, conduit à l’accumulation et à laspéculation.(2) Cette phase expérimentale bénéficie de l’appui duFonds social européen (programme Equal), des conseilsrégionaux des régions concernées (Bretagne, Île-de-France, Rhône-Alpes et Nord-Pas-de-Calais) et de quatreentreprises de l’économie sociale (Macif, Maif, CréditCoopératif et Chèque-Déjeuner).(3) Toutes les informations sur le projet Sol sontdisponibles à l’adresse www.sol-reseau.org(4) Cette question est développée de façon détailléedans les écrits de Patrick Viveret (Reconsidérer larichesse, éditions de l’Aube, 2003) et de DominiqueMéda (Qu’est-ce que la richesse ?, éditionsFlammarion, 2000). (5) Lire notamment Mais où va l’argent ?, de Marie-Louise Duboin, éditions du Sextant.

* Patrick Viveret, philosophe, a défini une nouvelleapproche de la richesse dans un rapportintitulé Reconsidérer la richesse (éditions de l’Aube,2003). Il est vice-président de l’association Sol.Celina Whitaker, ingénieur agronome de formation, est membre de l’équipe de coordination nationale du projet Sol.Jean-Philippe Poulnot est administrateur et directeur dudéveloppement du groupe Chèque-Déjeuner. Il est aussidirecteur du projet Sol.

Le Sol peut notamment permettre de régler les frais de cantine.

DANI

AU/A

FP

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llumez un ordinateur PC, vous y verrezdans l’écrasante majorité des cas s’afficherle logo Windows, ainsi que les icônes Micro-soft Word et Internet Explorer. Des logicielspropriétaires que les utilisateurs payentmais qui ne leur appartiennent pas pourautant. Ce qu’ils achètent est une simplelicence leur conférant un droit d’utilisationtrès limité : le logiciel ne peut être installéque sur une seule machine, ne doit être niprêté ni copié (sauf dans le cas d’une copiede sauvegarde), et son code source (l’en-semble des instructions écrites qui le com-posent) est secret, brevets obligent. C’estun peu comme si l’on vendait une voitureen interdisant à son acheteur de la laisserconduire par quelqu’un d’autre, et en l’em-pêchant, en cas de panne, de la faire répa-rer par le garagiste du coin, parce que lecapot serait scellé.Microsoft a bâti son immense fortune (49e

au classement Fortune 500) en prenant enotages des milliards d’utilisateurs de PC,qui se voient imposer un système d’ex-ploitation Windows installé par défaut etdes programmes génériques habilementintégrés au système. La firme de Redmontprofite de ce marché captif, comme la plu-part des éditeurs de logiciels, pour prati-quer des tarifs arbitrairement élevés. Undocument transmis à la commission desopérations boursières américaines (SEC)en 2002 a révélé que sa marge brute étaitde plus de 86 % sur un produit connu pourses bugs et ses problèmes de sécurité récur-rents. Un produit qui, de plus en plus,contrôle et restreint ce que les utilisateurs

sont autorisés à faire. Ainsi, Windows Vistacontrôle périphériques et fichiers lus, et, sinécessaire, dégrade la qualité de sortie duson et de l’image pour prévenir le piratage !

Nombreux sont ceux qui, pour échapper aumonopole de Microsoft, préconisentl’utilisation des logiciels libres (LL). Desinformaticiens, mais aussi des adminis-trations, des enseignants, des entreprisesou des élus comme Richard Cazenave etBernard Carayon (UMP), qui ont œuvrépour que tous les députés soient désor-mais équipés de portables Linux. Perfor-mants, mieux sécurisés, les LL ont étédéveloppés depuis plus de quinze ans parune communauté mondiale de codeurs,réunis autour d’une même philosophie :la protection des droits des utilisateurs.Ce sont les utilisateurs qui doivent contrô-ler les outils, et non l’inverse. Ils doiventêtre libres d’utiliser et de copier les pro-grammes comme ils le souhaitent. Maisaussi de savoir exactement ce que font lesmachines et de s’assurer qu’elles ne fontrien d’autre que ce qu’ils leur demandent.Une transparence liée au fondement mêmedu libre : la liberté d’accéder, de modifieret de diffuser le code source. Cette pra-tique était d’ailleurs la règle dans le milieuinformatique et scientifique jusqu’à l’é-mergence, dans les années 1980, du mar-ché de l’informatique grand public. EtInternet doit son essor fulgurant au faitque la communauté des informaticiens asu maintenir les standards ouverts indispen-sables à l’intéropérabilité.

« L’enjeu des LL est à la fois éthique, social etpolitique », ne cesse de répéter Richard Stall-man, pionnier du libre et fondateur de la FreeSoftware Foundation. Les logiciels sontun bien commun qui profite à l’intérêt géné-ral. Ils ne doivent pas être appropriablespour servir des intérêts privés. « Quand nousdéveloppons une application innovante, expliquePhilippe Aigrain, auteur de Cause Commune,l’information entre bien commun et propriété,1 % vient de nous et 99 % proviennent du potcommun de ceux qui nous ont précédés. Si lepot commun cesse d’être commun, que l’on per-met son appropriation par les brevets, il n’y asimplement plus d’innovation possible, saufpour les gros acteurs capables de passer des accordsde licence croisée. » L’ouverture du code àtoute la communauté des développeurs faitobstacle à toute appropriation. Elle est aussila garantie de la fiabilité et de la sécurité desLL. L’évaluation par les pairs et la contri-bution active des utilisateurs permettentd’améliorer en permanence les fonction-nalités et de détecter et corriger les bugs etfailles de sécurité. Cette transparence estle meilleur gage de sécurité et de confi-dentialité des échanges, un paramètre essen-tiel aussi bien pour les particuliers que pourles États soucieux de se protéger de trans-ferts d’informations indiscrets.Le principe de libre diffusion, quant à lui,permet de poser les bases d’une sorte de« service universel », garantissant l’accèsdu plus grand nombre à l’éventail des outilsde base et donc à l’information et auxconnaissances diffusées par le réseau. Cetavantage économique est un atout majeur

A

AUTOPRODUCTIONÉ c o n o m i e

Logiciels: le statutde la libertéL’industrie de l’informatique est aux mains d’une poignée de multinationales.Mais on peut refuser de se soumettre aux monopoles, choisir ses outils, et devenir un utilisateur averti plutôt qu’un consommateur.

Mozilla, Firefox,Thunderbird et Open Officepeuvent êtreutiliséslibrement.

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É c o n o m i e / A u t o p r o d u c t i o n

pour lutter contre la fracture numériquequi pénalise les catégories sociales défavo-risées et les pays moins développés. Il nelaisse pas non plus indifférentes les admi-nistrations européennes soucieuses de mini-miser les dépenses et de protéger leur indé-pendance technologique.

Malgré tout, trop d’utilisateurs restent encoreprisonniers de Windows. Sans doute victimesde ce blocage vis-à-vis de l’informatique,qui fait dire : « L’ordinateur, je n’y comprendsrien. » Pourtant, tous ceux qui ont adoptéle libre le disent : passer à Linux n’est plusaujourd’hui réservé aux « pros ». Les dis-tributions (package système et applicationsfournies sur CD) s’installent facilement. Ilexiste des « live CD » pour se familiariseravec un environnement Linux et les logicielslibres de base avant de sauter le pas. Uneautre option, pour les plus récalcitrants à latechnique, est de conserver Windows maisde remplacer Word, Internet Explorer etWindows Media Player par leurs équivalentslibres Open Office, Firefox, Thunderbirdet VLC Player.Aucune excuse pour ne pas faire ce choixpolitique : l’environnement de travail estquasi identique, et les performances sontmeilleures. Dépasser le blocage impliqueégalement un apprentissage dès l’école,non pas des produits mais des fonctionna-lités et structures des programmes. Ce quisuppose une politique plus volontariste del’Éducation nationale. Cette administra-tion, qui a souscrit à l’alternative du libredepuis 1998, a certes équipé à 98 % ses ser-veurs de LL. Mais son dernier ministre asurpris en déclarant l’an dernier : « Le poidsdu logiciel libre au sein du système éducatif a étél’un des éléments qui ont permis de négocier avecMicrosoft des tarifs particulièrement intéressantssur la suite bureautique Office. » Un opportu-nisme qui laisse au monopole de beauxjours devant lui.

CHRISTINE TRÉGUIER

Plaidoyerpour l’autoproduction

LE PROGRÈS SOCIAL continue d’être associéà l’augmentation du revenu individuel età celle du PIB. Il faudrait changer de per-spective et s’interroger sur le meilleuréquilibre entre économie monétaire etnon monétaire, entre les activités rému-nérées et celles qui ne le sont pas. Il fau-drait reconnaître qu’à revenu égal, celuiqui peut améliorer lui-même son loge-ment fait des économies très importan-tes. On constate également que, mêmedans une société urbanisée comme lanôtre, la proportion des légumes auto-produits est très élevée. Mais encore faut-il pouvoir disposer d’un espace à cultiver.Ce sont ceux qui sont déjà à l’aise quipeuvent le plus facilement recourir à l’auto-production et améliorer leur ordinaire (1).Il suffit de voir le succès des magasinsde bricolage.

Le Programme autoproduction et développe-ment social (Pades) a précisément pour butde permettre à ceux qui le souhaitent d’aug-menter leur autoproduction, au-delà desactivités contraintes de l’économie domes-tique. Les besoins sont immenses, mais ilsn’ont pas la possibilité de s’exprimer. Quandon dispose d’un terrain et que l’on demandeà des habitants de logement sociaux s’ilssouhaitent avoir une parcelle à jardiner, 15à 20 % indiquent qu’ils sont intéressés. Etcela dans toute la France, ce qui fait beau-coup de monde. Il y a là un formidable« marché » qui n’intéresse pas les mar-chands. Chaque fois qu’un tel jardin secrée, on se trouve toujours avec une listed’attente de dizaines de personnes que l’onne peut pas satisfaire. Voilà donc un besoinmanifeste, indiscutable, qui n’est pas prisen compte dans notre société, alors quedans le même temps une publicité tapa-geuse cherche à susciter des envies deconsommer tout et n’importe quoi, en s’ap-puyant sur des enquêtes sophistiquées pourconditionner l’acheteur. Les évaluationsprouvent que ces jardins permettent à ceuxqui en profitent d’améliorer la qualité et ladiversité de leur alimentation, d’avoir uneactivité autonome, de sortir de leurs quatremurs, et de prendre plaisir à produire et àéchanger légumes ou fleurs. La mise enplace de jardins à partir d’une concertationavec les habitants permet à ceux-ci de s’ex-primer et de prendre en charge un espacede vie commun.

Le terme « autoproduction » pourrait don-ner à penser qu’il y a enfermement dans lasphère privée, mais c’est le contraire quise passe. À condition d’être correctementaccompagnée, l’autoproduction est unedémarche favorisant la civilité et l’entraide.Lorsqu’on crée des jardins dans un quar-tier, il n’est pas question de réserver lesparcelles aux plus défavorisés, il faut aucontraire favoriser la plus grande mixitésociale possible. Cela contribue à changerl’image d’un quartier.

L’autoréhabilitation du logement est un autresecteur d’activité où les besoins sont im-menses. À titre expérimental, le Pades aproposé à quatre villes (Bordeaux, Perpignan,Le Havre et Les Mureaux) de créer des ser-vices d’accompagnement. Avec la colla-boration des Compagnons bâtisseurs, quiont un savoir-faire ancien dans ce domaine,des services ont pu être créés. Il s’agit en l’oc-currence d’un technicien du bâtiment, aidépar un travailleur social, qui accompagnechaque année une quinzaine d’habitantsdans la restauration de leur logement. Don-ner aux personnes la possibilité de définirun projet d’amélioration de leur chez-euxet de réaliser elles-mêmes tout ou partie

L’autoréhabilitation du logement est un secteur d’acti-

Pour passer au libreSites d’information :● Lea Linux : http://lea-linux.org/cached/index/Accueil.html● Framasoft : http://www.framasoft.net/● APRIL : http://www.april.org● AFUL : http://www.aful.org● Free Software Foundation Europe www.fsfeurope.org

Essayer Linux sur live CD● Knoppix : http://www.knoppix-fr.org/● Mandriva One :

http://www.mandriva.com/fr/community/mandrivaone● Ubuntu : http://releases.ubuntu.com/6.06/

Les principales distributions Linux : ● http://www.framasoft.net/rubrique231.html

Les logiciels libres compatibles sous Windows● http://www.framasoft.net/rubrique216.html● Ikarios, la boutique du Libre● http://www.ikarios.com

Pourl’économisteGuy Roustang*, le « faire soi-même » est un immensemarché quin’intéresse pasles marchands. Il possèdepourtant biendes vertus,économiques et sociales.

TRIBUNE

DR

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des travaux a des effets techniques et sociauxconsidérables. Forts de cette expérience,les maires des quatre villes concernées ontécrit à Jean-Louis Borloo, alors ministredu Logement, pour lui dire : « Nous pou-vons affirmer qu’aucune autre démarched’amélioration du logement ou de rénovationde l’habitat urbain ne permet d’obtenir ces résul-tats avec des publics souvent difficiles. »Le Pades s’efforce d’aider les nombreusesinitiatives qui sont prises un peu partoutpar des associations ayant compris qu’ilexistait d’immenses possibilités de déve-loppement de l’autoproduction accompa-gnée. Il s’agit de favoriser les échanges entreassociations pour que chacun, au lieu d’avoirtout à réinventer, puisse profiter des pistesempruntées par d’autres et éviter lesimpasses. Il s’agit de tirer la leçon de cesexpériences et de diffuser largement lesconseils qui en résultent. C’est ainsi quevingt-deux fiches ont été rédigées en direc-tion de tous ceux qui développent des acti-vités de réhabilitation du logement (voir lesite www.padesautoproduction.org). Desdocuments ont également été rédigés sur lacréation des jardins familiaux de dévelop-pement social, toujours en liaison avec desopérateurs de terrains, en l’occurrence Jar-dins d’aujourd’hui et Saluterre à Bor-deaux (2). Il faut éviter le bricolage et tra-vailler avec méthode, sinon on se préparebien des déceptions.

Les jardins familiaux de développement socialou l’autoréhabilitation du logement ne sontpas les seules activités d’autoproductionsusceptibles de se développer. On peut citeraussi les ateliers de cuisine, l’entretien deséquipements durables, la fabrication demeubles, les ateliers de couture, etc. SelonVéronique Fayet, adjointe aux affairessociales de la ville de Bordeaux, pour per-mettre à chacun de devenir acteur et créa-teur, « l’autoproduction sous toutes ses formes offredes perspectives immenses et à ce jour sous-utilisées ». Cette sous-utilisation n’est pasun hasard, car elle heurte de front un socled’idées faisant système : l’assimilation duniveau de vie au revenu monétaire et auvolume de ce que l’on consomme, l’idéeque la croissance du PIB, c’est-à-dire del’économie monétaire, est un bien en soi,

sans égard pour ce qui est produit etconsommé. Sans égard non plus pour lesconditions de production. Dans le calculéconomique, le travail est considéré commeune désutilité compensée par une rému-nération, qui permet la consommation.Quand on produit avec plaisir, pour soiou ses proches, le raisonnement est toutautre, le travail n’est pas une désutilité :même s’il suppose un effort, il est sourcede satisfaction.

Dans la perspective de l’économisme et de lasociété de marché, il y a une autre bonneraison de ne pas s’occuper de l’auto-production accompagnée : elle ne crée pasd’emplois. Il y a tout un débat à mener surles relations entre cette dernière et l’inser-tion par l’activité économique. Pour notrepart nous considérons, avec bien des acteursde l’insertion par l’activité économique,que l’autoproduction accompagnée favo-rise l’insertion sociale de personnes en dif-ficulté. Une analyse de l’évolution des qua-tre-vingt familles ayant participé à laréhabilitation de leur logement dans lesquatre villes que nous avons citées montrequ’elles ont repris confiance en elles-mêmes,que les relations à l’intérieur de la familleet avec le voisinage se sont améliorées,qu’une proportion non négligeable a com-mencé une formation ou retrouvé un emploi,qu’elles ont moins recours aux servicessociaux, etc. Il y a donc bien insertion – etil faut ajouter : par l’activité économique,car l’autoproduction est une activité éco-nomique. Dans cette perspective, ceux quiaccompagnent les personnes à la recherched’un emploi devraient comprendre que cesdernières ont parfois intérêt à développerdes activités d’autoproduction pour vivremieux, à revenus équivalents, et avoir uneactivité qui les sorte de leur isolement.

En ce qui concerne les relations entre auto-production et économie solidaire, les cher-cheurs du Centre de recherches et d’infor-mation sur la démocratie et l’autonomie(Crida), orfèvres en la matière, considèrentque l’autoproduction accompagnée fait évi-demment partie de l’économie solidaire.La question reste en suspens avec les signa-taires du Manifeste de l’économie solidaire,paru dans le Monde du 22 septembre 2006.En effet, certains d’entre eux considèrentque l’autoproduction accompagnée ne peutpas bénéficier des fonds réservés à l’éco-nomie solidaire, puisque la création d’em-plois n’est pas l’objectif mis en avant. Voilàun débat important, qu’il faudra menerpour savoir à quoi s’en tenir avec l’éco-nomie solidaire. Est-elle une béquille char-gée de développer l’emploi et notammentde remettre dans le circuit de la société demarché ceux qui ont des difficultés ? Ouest-elle une économie ayant pour ambitionde contribuer à redonner sens à la vie éco-nomique, en encourageant les formes d’ac-tivité qui permettent de satisfaire les besoinsessentiels ? C’est évidemment ce dernierchoix que nous défendons en voulant fairereconnaître tout l’intérêt de l’autoproductionaccompagnée.

G. R.

(1) « L’inégalité n’est pas seulement monétaire », GuyRoustang, Alternatives économiques, n° 182, juin 2000.(2) saluterre @wanadoo.fr

* Guy Roustang est directeur de recherche honoraireau SED-Lise (CNRS-Cnam).vité où les besoins sont immenses.

TOPA

LOFF

/AFP

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imanche 17 juin, 16 heures. « Doméléké,bonjour, bonne arrivée ! » Il fait 40 °C mal-gré le gris du ciel, typique de la saison despluies au Burkina Faso. Le petit groupe detouristes, arrivé en fin de matinée au cam-pement de Zigla Koulpélé, traverse levillage, salué par les habitants, dont denombreux enfants.Après avoir pris possession de leurs cases,les neufs voyageurs se retrouvent tout d’uncoup dans une scène digne d’un film deJean Rouch. À l’invitation du « kir » (pro-noncer kiri), le chef coutumier du village,ils se rendent à la cérémonie rituelle debienvenue. Sa jeune Majesté Issoufou Ban-daogo trône dans son fauteuil, au centre duvillage, sous une paillote au toit de chaume,

entouré des notables qui représentent leconseil des Sages. Peu avant, au campe-ment, l’équipe chargée d’encadrer les tou-ristes avait remis au « petit kir » (porte-parole désigné par le groupe) lestraditionnelles noix de cola. À l’issue de lacérémonie, celui-ci les offre au chef duvillage pour le remercier de son accueil.Le kir lui remet, en échange et en signede bienvenue, un poulet vivant.Le rituel accompli, la conversation roulesur les difficultés économiques rencon-trées par le village : « Certaines familles peu-vent se trouver à court de nourriture au momentde la période de soudure, juste avant la futurerécolte. » Mais la chefferie évoque aussiavec fierté les développements réalisés à

Zigla depuis l’arrivée de l’association Tou-risme et développement solidaires (TDS).Issoufou Bandaogo conclut l’entrevue eninsistant auprès des voyageurs sur les bien-faits de cette nouvelle forme de tourisme :« Elle représente pour nous un apport économiqueindéniable. Mais le progrès social auquel nousaccédons et ces échanges entre nos deux culturespermettent aussi une réelle avancée de nos men-talités. N’est-ce pas l’essentiel ? »Le principe des rencontres et des échangesinterculturels est en effet à la base du pro-jet imaginé par Pierre Martin-Gousset, lefondateur de TDS. Depuis 1999, cetteassociation de solidarité internationalemet en œuvre de nouvelles formes de tou-risme équitable et solidaire. Comme leprévoit la charte que TDS, le village d’ac-cueil et les touristes s’engagent à respec-ter, une part non négligeable des bénéficesréalisés par l’association est reversée auxhabitants. Les Français arrivés pour lasemaine à Zigla ont choisi d’accompa-gner cette démarche.

Dans la matinée du lendemain, le groupeentame un tour du village, commenté parles guides du campement : « Zigla Koul-pélé, qui signifie “la colline blanche”, est unvillage d’environ sept mille habitants, situé aucœur de la brousse, en pays bissa. La popula-tion est essentiellement composée deBissa ; quelques Peuls résident aux abords duvillage », explique Louhoutou. Il apprendà son auditoire que la bourgade, située àprès de quatre heures de route au sud-estde Ouagadougou, sur le département deGarango, est composée d’une centaine deconcessions.« Zigla Koulpélé a été retenu par TDS car ilpossédait déjà une organisation villageoise struc-turée. Notamment grâce à la présence active, surle plan du développement scolaire, d’une ONGdanoise, Bornfonden », raconte BodjonBazongo, qui assure l’interface entre lesvillages burkinabés et TDS.Le groupe fait une halte devant la courde l’école maternelle, remplie d’enfantscurieux et amusés de venir serrer des mains

Les voyagesforment l’amitié

C u l t u r e

Les habitants du village burkinabé de Zigla Koulpélé témoignentde l’enrichissement réciproque que procurent les circuits organiséspar l’association « Tourisme et développement solidaires ». Reportage

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VOYAGES

Le campement de Zigla Koulpélé, où sont accueillis les voyageurs de TDS.

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à la peau blanche. Puis les voyageurs sontconduits à l’extérieur du village, jusqu’à uneretenue d’eau bordée de magnifiques man-guiers aux feuillages luxuriants. Visionrafraîchissante dans un paysage de brousseà dominante ocre. La construction du pland’eau, aujourd’hui grouillant de crapaudsamoureux, et, dit-on au village, de caï-mans, a été confiée aux jeunes. Il consti-tue un gisement d’emplois qui donne auxaînés des arguments supplémentaires pourconvaincre les « jeunes pousses » de ne pas« partir en aventure ».

À Zigla, la question de l’émigration est en effetprégnante. « Ceux qui partent sont appelés iciles aventuriers », précise Bodjon, alors queLouhoutou fait une halte pour saluer unefamille à pied d’œuvre sur son lopin deterre, malgré la chaleur (1). Le rapportde présentation du Plan villageois dedéveloppement (PDV) de Zigla Koulpéléprécise qu’une cinquantaine d’hommesont émigré vers l’Italie, et environ troismille se trouveraient en Côte-d’Ivoire,au Ghana et au Gabon. Dans certainesconcessions, seuls restent les femmes, lespersonnes âgées et les enfants. Mais cer-tains jeunes sont indifférents aux pres-sions exercées sur les familles par le kiret les notables. « Ils restent fascinés parl’étranger et continuent de disparaître justeavant l’aube, dans la clandestinité », déploreun des notables.Ce phénomène est un des sujets de conver-sation récurrents au village. Beaucoup

sont frappés par la réussite de ces chan-ceux « aventuriers ». « Les cases que vousapercevez construites en dur [les autres sonten torchis et en chaume] appartiennent àdes familles dont l’un des membres est partien aventure », explique BodjonBazongo. « C’est surtout la télévision, qu’ilsont l’occasion de regarder au ciné-club duvillage, qui fait basculer ces jeunes dans lemonde irréel de l’abondance et éveille chez euxce désir », renchérit Louhoutou.

Le groupe fait ensuite une halte devant unpuits récemment foré, qui alimente une desécoles du village. D’autres détours condui-ront les touristes jusqu’à la route inter-communale, entre Zigla Kulpélé et ZiglaPolacé, dont la construction est égale-ment assurée par les jeunes du village.Aux heures les plus chaudes de l’après-midi, chacun se réfugie dans la relativefraîcheur de l’atelier de tissage. AngèleGangani est la maîtresse du lieu. For-matrice en tissage et couturière, elle a leverbe haut et la blague facile. Elle accueilleles visiteurs par un sonore et souriant« bonne arrivée ! ». Angèle travaille avecune armada de petites mains qui s’activent,parfois un bambin accroché à leurs jupes.« Ce sont toutes des adolescentes qui n’ont paseu la possibilité d’aller à l’école, expliqueAngèle. Elles apprennent ici en deux ans unmétier qui leur permettra, si elles le souhai-tent, de monter leur propre atelier de couture. »Très à l’aise avec les touristes, Angèle lesinvite à passer commande : «Parlez fort !

Ambiancez ! » Hilarité générale. Les voya-geuses se laissent tenter par l’idée d’unjoli boubou sur mesure. Les apprentiescouturières, crayon et mètre en main,prennent les mensurations des volontaires,et les conversations s’animent...

Sous la paillote du campement, autour d’unbissap rafraîchissant (boisson à base defleurs d’hibiscus), des membres de laCommission villageoise de gestion duterroir (CVGT) révèlent aux voyageursles rouages du plan de développementde Zigla. Au cours de la discussion, cesderniers découvrent que les recettes dela CVGT, environ un million de francsCFA (soit 1 500 euros) par an, provien-nent presque exclusivement de l’activitétouristique générée par TDS. « On ne reçoitaucun soutien financier de l’État », expliqueOussman Bandaogo, vice-président dela Commission.La sensibilisation aux dangers desmaladies sexuellement transmissibles etdu sida ainsi que la lutte contre l’exci-sion ont aussi été financées par ces reve-nus, raconte Salamatou Gouem, char-gée des questions de lutte contre cettepratique. Représentante des femmes etdirectrice de l’école maternelle, MariamBancé estime que « ces séances ont été déter-minantes. Les mentalités ont fait un bond enavant. Aujourd’hui, c’est la femme excisée quia honte et plus l’inverse. »La discussion prend un tour plus person-nel quand Mariam explique que les femmes

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Les enfants du village ont rencontré le groupe de touristes solidaires.

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VacanceséquitablesVivre au rythme d’unvillage africain, aller àla rencontre de seshabitants etparticiper à un projetassociant tourismeéquitable etdéveloppement local,tel est le programmeproposé par lesvillages d’accueil TDS.Diverses formules (de9 à 16 jours) auBurkina Faso et auBénin combinent desséjours en villaged’accueil avec descircuits touristiquesou des randonnéespédestres.Au Burkina Faso, lesquatre villagesd’accueil proposentde rencontrer descommunautésreprésentatives d’unterroir et d’un groupeethnique. Au Sud du Bénin, lesvillages d’Avlékété etde Gnidjazoun, voisinde la cité historiqued’Abomey, se trouvententre mer et lagune, àmi-chemin de Ouidah,l’ancien port auxesclaves, et deCotonou, la capitaleéconomique du pays.Le nombre devoyageurs est limité àdouze personnes, etquasiment tous lesvoyages sontorganisés auxmoments creux de lasaison agricole.L’accueil desvoyageurs ne remetdonc pas en questionla vocation premièredu village, mais luiassure uncomplément derevenus. Des circuits sontégalement proposéshors village d’accueil,dans le cadre departenariats avec desONG locales, au Marocet au Mali. Des projetssont en cours au Maliet en Amérique latine.Tous les séjoursrespectent la chartedu tourismeéquitable : 20 % duprix du voyagerevient à lacommunautéd’accueil, dont 8 %pour ses actions dedéveloppement. Tarifs à partir de1 070 euros.TDS : www.tourisme-dev-solidaires.org Tél. : 02 41 25 23 66.

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«UTILISER LE TOURISME comme facteur dedéveloppement. » C’est sur ce principeque Pierre Martin-Gousset a créé, en1999, Tourisme et développement soli-daires (TDS). Cette association a étél’une des premières à conceptualiser lanotion de tourisme solidaire en lien avecune approche de développement local.Et elle continue d’occuper aujourd’huiune place originale dans ce paysage.TDS demeure en effet la seule organi-sation à se positionner à la fois en tantqu’ONG de développement et asso-ciation de voyages équitables.Dans les années 1990, TDS et d’autresorganisations à la démarche similaireont ouvert une voie en se réunissant ausein de l’association, Loisirs, Vacances,Tourisme (LVT). L’étude d’une certifi-cation spécifique s’est imposée et aconduit TDS et certaines de ces asso-ciations à un rapprochement avec laPlate-forme pour le commerce équitable(PFCE), sur la base d’une charte du tou-risme équitable adoptée par la PFCE.Une nouvelle étape a été franchie en2002, lorsque le rôle de ces associationsa été reconnu par l’Union nationale desassociations de tourisme (Unat), via lapublication d’un premier guide du tou-risme responsable, soutenu par le minis-tère des Affaires étrangères. L’Unat,LVT et la PFCE ont travaillé ensuite àla mise en place de critères plus sélectifsdécoulant de la charte de la PFCE. Unedémarche qui, à l’initiative de l’Unat, adonné naissance, en 2006, à l’Associa-tion pour un tourisme équitable et soli-daire (Ates). Elle représente aujourd’hui

une vingtaine de structures : organisa-tions de voyage, ONG, comités d’en-treprise ou collectivités locales.

L’Ates est désormais une plate-formed’échanges qui a pour vocation d’êtrel’association de référence, en France,dans le secteur du tourisme équitable etsolidaire. Elle s’est donné pour mission,notamment, de soutenir les initiativesde tourisme communautaire dans lespays du Sud (en Afrique et en Amériquedu Sud). Elle propose notamment à sesacteurs une aide à la mise en réseau età la commercialisation.L’Ates planche actuellement sur l’éla-boration d’une certification qui per-mettra à ses membres d’adopter, à terme,une charte de qualité commune. Celabel permettra d’avancer dans la struc-turation de ce secteur d’activité et d’op-timiser le potentiel d’adhésion d’unpublic plus large. L’étude de clientèle lan-cée par l’Unat en 2005, « Le tourismesolidaire vu par les voyageurs français »,estimait en effet le nombre de voya-geurs de tourisme solidaire à environ3 000 par an. Une goutte d’eau dansl’océan ! Mais les touristes n’ignorentplus aujourd’hui les effets néfastes dutourisme de masse, notamment sur l’en-vironnement. Cette prise de consciencecollective incite un nombre croissantde personnes à voyager autrement. Cequi laisse également entrevoir de nou-velles perspectives pour le secteur dutourisme équitable et solidaire.

C. M.Unat et Ates : www.unat.asso.fr

Le milieu du tourisme équitable se structureprogressivement. Un label certifiant sonengagement éthique est en cours d’élaboration.

La sensibilisationaux dangers des maladiessexuellementtransmissibleset du sida ainsi que la luttecontre l’excisionont été financéespar les revenusde l’activitétouristiquegénérée par TDS. Un secteur en plein

développement

sont conscientes du chemin qui leur reste à par-courir pour « ne plus rester derrière les hommes ».Pour elles, l’éducation est désormais une étapeessentielle : « Nous exigeons des garçons comme desfilles qu’ils nous aident aussi bien aux travaux deschamps qu’aux travaux domestiques », confie Mariam.Les questions fusent. Mariam est maintenanttrès curieuse de savoir comment les Occidenta-les se débrouillent avec le patriarcat…

Entraîné au cœur des préoccupations qui agitent lesvillageois, le touriste solidaire est souvent ren-voyé à ses propres contradictions. L’enrichisse-ment est réciproque. C’est ce qui fait tout le selde ces voyages équitables. Bientôt, Zigla devraitacquérir une autonomie totale dans la gestion deson campement touristique. L’association TDSambitionne, en effet, de devenir à terme unsimple trait d’union entre les touristes et lesvillages. Pour l’heure, les voyageurs, installéssous les manguiers, observent les enfants par-tant à la fête de clôture de l’école maternelle,leur chaise sur la tête.

CLOTILDE MONTEIRO

(1) Les cultures de mil, de sorgho blanc et d’arachide sonteffectuées à mains nues ou avec l’aide d’ânes pour les famillesles mieux loties.

Les enfants de Zigla Koulpélé se rendent à la fête de leur école.

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UN PARFUM DE THÉ. Une bonne odeurde soupe aux choux. Des meubleschinés chez Emmaüs… C’est le cadresouvent réservé aux touristes qui ontfait le choix de passer des vacancesdans les chambres d’hôtes, relais, gîtesmais aussi campings des agriculteursdu réseau Accueil Paysan.Cette fédération nationale de fer-miers et de (néo)ruraux fête ses vingtans d’existence (1) et peut s’enor-gueillir d’être parvenue à se déve-lopper en France et à l’étranger sansle soutien des pouvoirs publics. Uneréussite due au volontarisme de sespaysans adhérents, pour lesquelsprime la transmission d’un mode devie à un public désireux de décou-vrir la vie à la ferme.

Tous ont tourné le dos au productivismeet privilégient une agriculture exten-sive, souvent bio et sans OGM, avecun souci constant du respect de l’en-vironnement, comme le stipule lacharte de qualité du réseau. L’actiond’Accueil Paysan permet le maintiend’une activité paysanne grâce à l’ac-cueil des touristes et des populationsen difficultés. La convivialité, l’échangeet la solidarité sont une préoccupa-tion quotidienne des adhérents.Créée en Isère en 1987, cette asso-ciation est née de la réflexion d’uneéquipe d’agriculteurs et de chercheursgrenoblois. « Nous avions constaté quel’activité d’accueil de certains petits pro-ducteurs leur permettait de continuer àexister, sans qu’ils aient à se conformerau modèle productiviste dominant. Nousavons donc décidé d’élaborer une chartedéfendant ce mode de vie avec des prin-cipes d’accueil », explique Éliane Genève,une des fondatrices d’Accueil Pay-san.

Depuis, ce réseau n’a cessé d’essaimeret compte 800 adhérents en Franceet dans une vingtaine de pays (Europeoccidentale et de l’Est, Afrique etAmérique du Sud). « Nous avons dûmalgré tout batailler longtemps, ajouteÉliane Genève, avant d’obtenir la recon-naissance de notre activité par les pou-voirs publics. » Aujourd’hui, AccueilPaysan compte parmi les principauxacteurs de l’hébergement touristique

tels que Gîtes de France ou Bienve-nue à la ferme. « Mais la concurrencedéloyale persiste en notre défaveur, cons-tate Jean-Marie Perrier, le présidentd’Accueil Paysan, les subventions accor-dées par le ministère du Tourisme à cer-tains de ces organismes restent bien supé-rieures aux nôtres. »À l’étranger, et notamment au Bré-sil, où les partenaires du réseau sonttrès actifs, l’action des paysans a trèsvite été saluée et primée par le pro-gramme des Nations unies pour ledéveloppement (Pnud). Outre cettereconnaissance, pour Éliane Genève,l’extension du réseau est « une ouver-ture au monde, à d’autres acteurs rurauxqui ont le souci, comme nous, de main-tenir une activité agricole tout en assu-rant une sécurité alimentaire à la popu-lation locale ».

Chez Accueil Paysan, agriculture du-rable et tourisme équitable vont depair avec la solidarité. Les handica-pés, les femmes divorcées en situa-tion précaire mais aussi les scolai-res sont accueillis toute l’année parle réseau. « Face à une demande gran-dissante dans ce domaine, notre projetglobal d’accueil social est notre axe prio-ritaire de développement », précise Jean-Marie Perrier.« Accueil Paysan est un révélateur des dys-fonctionnements de notre société, noteAlain Desjardin, en charge des rela-tions extérieures de la fédération. Despopulations précarisées sont accueilliestoute l’année. En Vendée, Hélène Tanguyhéberge en caravane dans sa ferme desretraités qui n’ont plus les moyens de seloger en ville. »Le réseau recèle quantité d’autresinitiatives d’intérêt général qui gagnentà être connues et reconnues… Qu’onse le dise !

CLOTILDE MONTEIRO

Site : www.accueil-paysan.compour vous procurer le Guide Accueil Paysan, laCampagne à bras ouverts (10 euros) ou le GuideInternational (8,11 euros, frais de port inclus),contacter la Fédération nationale d’AccueilPaysan : Agathe Ancé et Mélanie Alaitru, Min, 117,rue des Alliés, 38030 Grenoble cedex 2,04 76 43 44 83, [email protected]

(1) La fête aura lieu à Grenoble le week-end du1er décembre.

Le réseau d’hébergement Accueil Paysan fête ses vingt ans. Ce groupement de fermiers s’estdéveloppé en défendant un mode de vie alternatif.

Fermes sur leursprincipes!

La Route des sens s’est fixé comme priorité d’aider à la survie et audéveloppement des peuples dans le besoin. Cette associationpropose des séjours sous des latitudes lointaines comme le Panama,le Laos ou Madagascar. Au Panama, entre océan Pacifique et merdes Caraïbes, le voyageur partira à la rencontre des communautésamérindiennes dans un environnement exceptionnel. Les Emberasubsistent principalement des produits de la chasse et de la pêche,ainsi que de la cueillette des fruits. Ils vivent en harmonie avecl’environnement préservé de la forêt tropicale. Au Laos, c’est unetraversée du fleuve Mékong, des rencontres villageoises, ladécouverte des rizières et la visite de temples bouddhistes qui sontau programme. Ce voyage est conçu dans un esprit de rencontre etde partage de la culture laotienne.

Développer des échangeset des projets d’actionsrurales en tourismesolidaire (Départs) est lenom d’une association quipropose aux touristes dedécouvrir l’envers desimages « carte postale ».Elle met son expériencedu voyage au service depopulations locales afinque celles-ci puissentprendre en main leurdéveloppement. Lesséjours sont construits enpartenariat avec desstructures localesœuvrant pour laréalisation de projetsd’éducation, de protectionde l’enfance et pour lacondition des femmes. Les

voyageurs partageront le quotidien des Berbères marocains ou desIndiens quechuas. Départs privilégie les déplacements à pied pourque le visiteur s’imprègne au mieux des territoires traversés etprenne le temps de la rencontre.

Croq’Nature s’est donné pour mission de faire découvrir auxvoyageurs des lieux inhabituels et de leur faire partager les réalitésde la vie locale, tout en permettant aux habitants du désert ou desmontagnes d’accéder à un véritable développement. Ces voyagessont conçus sous la forme de randonnées ou de circuits culturelsaccompagnés, de séjours en bivouac, en immersion ou en liberté auSahara, dans l’Atlas et au Maghreb. Pour Croq’Nature, le tourismeau Mali, par exemple, ne se résume pas à la découverte du paysdogon. Il est un des seuls opérateurs à proposer également ladécouverte du nord de ce pays d’Afrique de l’Ouest, et plusparticulièrement de la région de Gao. Certes, il n’y a pas de grandesdunes correspondant à l’image que l’on se fait du Sahara, mais unerichesse humaine inestimable. Touaregs, Bambaras, Songhaï, Peuls,Bozos, sont autant d’ethnies qui cohabitent depuis des siècles etque Croq’Nature a décidé de soutenir, notamment dans lesdomaines de l’éducation et de la santé.

C. M.

Ces trois associations sont adhérentes de l’Association pour un tourisme équitable et solidaire(Ates). Contacts : http://laroutedessens.free.fr, www.departs.org, www.croqnature.com

Loin du tourisme classique, certaines associationsproposent des voyages comportant un programmed’aide aux populations locales.

Trois pistes solidaires

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POUR CELLES ET CEUX qui pensent inéluctable– ou souhaitent – l’avènement de régimesplus autoritaires qu’ils ne le sont déjà (éco-autoritarisme, servitude volontaire) (1), cesquelques lignes sont superflues. Car l’ex-périence dont il sera question se fonde surdes hypothèses – mais aussi des observa-tions – qui, à notre avis, sont porteusesd’innovations démocratiques et scienti-fiques de premier plan. Il s’agit de recherches-actions, ou recherches participatives, alliantdes scientifiques (académiques et/ou indé-pendants) et des acteurs de la société civile.Vous nous direz : cela n’a rien de révolu-tionnaire, cela se fait déjà depuis quelqueslustres dans de nombreux pays (2). Et vousaurez raison. Mais, curieusement, il aurafallu attendre 2005 pour qu’une autoritélocale française, en l’occurrence le conseilrégional d’Île-de-France, sur forte inspira-tion de la Fondation sciences citoyennes,institutionnalise le concept de Partenariatsinstitutions-citoyens pour la recherche-innovation (Picri).

De quoi s’agit-il ? De permettre à des orga-nisations intermédiaires (syndicats, asso-ciations, ONG, coopératives…) de propo-ser, de piloter et/ou de participer à desrecherches qui interpellent leur objet social,en partenariat avec des laboratoires scien-tifiques. Le conseil régional soumet doncannuellement, depuis février 2006, un appeld’offres auquel toutes ces organisationssont éligibles. Des dizaines de projets ontété soumis, et certains sélectionnés, dans lalimite des lignes budgétaires (1,2 milliond’euros sur trois ans). Le succès est indé-niable, même s’il est trop tôt pour tirer desbilans au vu de la durée moyenne des tra-vaux de recherche (trois ans).Quoi qu’il en soit, les enjeux sont de taille,et l’intérêt des recherches participativesest multiple. Celles-ci visent d’abord à élar-gir le spectre des recherches légitimes ausein de la communauté scientifique. Pourun chercheur professionnel, décider departiciper à des recherches solides en coopé-ration avec des ONG mouvementistesplombe singulièrement les opportunitésd’évolution de carrière de l’intrépide.Contrairement à une idée reçue (mais l’est-elle encore aujourd’hui ?), le monde scien-tifique n’est pas plus ouvert ni collective-ment intelligent que n’importe quelle autrecorporation qui se respecte, et il a théorisé

au plus profond de ses logiques le fait qu’ilest seul habilité à décider ce qui constitueune recherche légitime, sérieuse, attendueet nécessaire. Quand l’État finance larecherche (comme ce fut majoritairementle cas après-guerre), les programmes scien-tifiques relèvent avant tout de décisionspolitiques, et l’autonomie du monde de larecherche ne demeure qu’un leurre, unmythe identitaire sur lequel les scientifiquesont puisé l’énergie et la motivation pourleur métier. À cette fin, bousculer le Lan-derneau techno-scientifique est salutaireet permet, dans les faits, de générer descoopérations entre acteurs sociaux de na-tures différentes, mais aussi de lever les pré-jugés sur la société « immature scientifi-quement », profane, et donc inculte.Un deuxième enjeu est corporatiste. Il viseà informer les scientifiques sur la réalitédes acteurs sociaux, et à stimuler leursmotivations et le potentiel inexploré deleurs intelligences collectives pour qu’ilsprennent conscience que la société n’estpas l’ennemie du savoir scientifique maisconstitue un espace de critique autonomeet salutaire. Car, à craindre les frictions,les scientifiques persisteront à privilégier l’É-tat et le Marché, et occulteront les enjeuxsociétaux de leurs travaux. Ils ne man-queront pas, de facto, de nourrir des res-sentiments et des défiances, qui consti-tueront, à n’en pas douter, le pire des avenirs.Réciproquement, un troisième enjeu

concerne la levée des préjugés des acteursde la société civile sur le monde de la re-cherche. Démythifier les sciences est salu-taire pour notre démocratie. Cette religionmoderne de la Science est dangereuse quandelle tourne sur elle-même, qui plus est siprès du pouvoir, et elle se comporte souventcomme un nouveau clergé. Mais on nepart pas de rien sur ce registre. De nom-breuses ONG ont déjà su développer leurpropre expertise, parfois sur des sujets extrê-mement pointus : traités internationaux,agronomie, santé environnementale, etc.L’enjeu est bien d’agrandir le cercle desorganisations intermédiaires susceptiblesde produire du savoir utile à la commu-nauté. La reconnaissance de recherchesnon institutionnelles s’intègre dans unevision vivante de la démocratie, telle quePierre Rosanvallon la décrit dans son der-nier ouvrage (3). Contrôle, vigilance voiredéfiance sont constitutifs du sentimentdémocratique moderne. La proliférationd’observatoires indépendants et d’indicateursalternatifs joue le jeu d’une dialectique deconflit pacifié mais sérieux, qui place laraison, l’argument et le débat contradic-toire au cœur du débat public. Au cœurde la démocratie. Promouvoir des recher-ches alternatives revient à assumer com-plètement un régime démocratique.

Enfin, politiquement, il s’agit de promouvoirune autre société de la connaissance. Avec

des milliers de docteurs diplôméssur le carreau, dont l’« employa-bilité » dans les secteurs indus-triels est faible, il est de la respon-sabilité des acteurs de la sociétécivile comme des pouvoirs publicsd’ouvrir de nouveaux espaces éco-nomiques de recherche, plus pro-ches des préoccupations des habi-tants. On pourrait imaginer unfort développement des Boutiquesdes sciences, ces structures quipermettent localement d’utiliserun potentiel scientifique et tech-nologique pour répondre à desquestions posées par la société.Mais de telles initiatives avaient ététuées dans l’œuf au début desannées 1980 (ministère Chevè-nement), alors qu’elles fleurissentailleurs en Europe, notammentaux Pays-Bas.

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SCIENCESC u l t u r e

«La société n’est pas l’ennemiedu savoir scientifique»

Tout travail de recherche comporte des enjeux sociétaux.

CLAT

OT/A

FP

Lionel Larquéet JacquesTestart,administrateuret président de la Fondationsciencescitoyennes,défendentl’idée de« recherchesparticipatives »,incluant desscientifiques etdes membresde la sociétécivile.

DRDR

TRIBUNE

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C u l t u r e / S c i e n c e s

Si l’on veut construire une « sociétéde la connaissance » (encore faut-ilen définir les termes et les objectifs),nous pensons qu’il faut aller au-delàdes secteurs d’activité traditionnels.De la même manière que le tiers sec-teur économique pourvoit des cen-taines de milliers d’emplois, nous pen-sons qu’il serait bon d’inciter et detester le développement d’un tiers sec-teur scientifique, promoteur d’unevision accessible et démocratique dela recherche, décentralisée, au plusprès de la vie des citoyens et de leurspréoccupations. Car le fonctionne-ment des laboratoires et des universi-tés classiques repose sur une absencetragique d’échanges avec la société quiles entoure, si l’on excepte leurs par-tenaires traditionnels que sont les entre-prises et les autorités locales. Les tenantsd’une recherche classique exclusiverejettent toute proposition visant à uneremise en cause, et même à une érosion,d’un monopole sacré à leurs yeux : lepouvoir de décider ce qui est ou n’estpas une recherche légitime. On rétor-quera que les élus du Parlement nesont pas plus « experts » en la matièreque le citoyen lambda. Mieux, on pourraavancer qu’un expert dans une disci-pline sœur est bien ignorant de ses voi-sines pour juger de l’avancée des débatset des travaux, car l’hyperexpertise etl’hyperspécialisation sont la règle dansla communauté.Toutefois, il semble que l’initiativefrancilienne inspire certaines de seshomologues puisque les conseils régio-naux de Bretagne, de Midi-Pyrénéeset de Rhône-Alpes ont fait connaîtreleur intention de lancer des proposi-tions équivalentes. À ce jour, Méde-cins du monde, Réseau Action Cli-mat, Semences paysannes, Enda,Profession banlieue, Nature et Pro-grès, la revue Territoires, la Fonda, jus-qu’à France 24 (entre autres multiplesexemples), développent des recherchesparticipatives. En 2006, par exemple,huit projets ont été sélectionnés, quivont de la question des origines desenfants adoptés (université Paris VIIIet association Médecins du monde)au génome de la pancréatite chroniquehéréditaire (Institut national de la santéet de la recherche médicale et Asso-ciation des pancréatites chroniqueshéréditaires), en passant par la défini-tion juridique des conférences decitoyens. Ce dernier thème a réuni desjuristes et des sociologues avec la Fon-dation sciences citoyennes, et vise àinscrire dans la Constitution cette par-ticipation effective des citoyens ; sesrésultats seront annoncés très pro-chainement.On regrettera cependant un certaindéficit dans la tenue du site Picri du

Conseil régional Île-de-France. Il estainsi impossible d’accéder à l’avancéedes travaux. La liste complète des orga-nisations participantes n’est pas dispo-nible. Bref, l’autorité publique peutmieux faire. Cependant, on se réjouitdéjà de l’arrivée d’un petit frère, le PicriCommerce équitable, pour le secondtrimestre 2007 (jusqu’en 2009 semble-t-il), qui a donné lieu à un appel à pro-jets spécifiques (toujours ouvert) pourun budget annuel de 150 000 euros(très faible).

Une autre économie de la connaissanceparaît bien en marche. Lui donner plusde moyens encore ne serait pas super-flu. Alors, à quand de telles ouvertu-res franches et claires au niveau del’Agence nationale de la recherche(ANR) ? La générosité dont l’État faitpreuve en finançant largement les tra-vaux de « recherche » des industriels neprend même pas en compte l’intérêtde tels travaux pour le bien-être despopulations. Il serait légitime qu’uneffort analogue visât à aider des asso-ciations à réaliser des travaux de recher-che, seules ou en partenariat avec deslaboratoires institutionnels.Nous vivons un changement de naturedes risques, des disparités et des dan-gers créés par les modes dominantsde production et de consommation.Les logiques de mondialisation néo-libérale accentuent ces menaces etentendent soumettre la recherche etle développement technique aux exi-gences de la solvabilité. Ces dernièresdécennies, l’accumulation de crisesa montré la nécessité de prendre encompte d’autres intérêts et risquesque ceux définis par les acteurs techno-industriels, et remis en cause l’étatsouvent partial de l’expertise. Unrenouveau des mobilisations socialeset de nombreuses initiatives d’impli-cation de « profanes » dans la recher-che, l’expertise ou la vigilance ontconduit à un certain désenclavementde la science et de ses institutions.Loin de se réduire à une « montéedes croyances irrationnelles » ou à unmanque d’information ou de « cul-ture scientifique », elles affirmentqu’une science pour tous doit se cons-truire avec tous, dans le dialogue avecdes savoirs autrefois dévalorisés. C’estce que nous appelons « mettre lessciences en démocratie »…

L. L. ET J. T.

(1) Jacques Attali, France Inter, 25 août, 8 h 45.(2) « Aruc », au Canada (Alliances de rechercheuniversité-communautés), le National BreastCancer Coalition ou les Community-basedresearch aux États-Unis, ou encore les Institutsd’écologie appliquée en Allemagne…(3) La Contre-Démocratie. La politique à l’âgede la défiance, Seuil, 2006.

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objet est insolite. Cette compilation titréele Son de Ménilmontant (1) ressemble à unlivre découpé en forme de main. En car-ton recyclé, elle regroupe sur un CD unequinzaine d’artistes, musiciens et chan-teurs, vivant tous dans le quartier deMénilmontant, à Paris. Trois mots sontinscrits sur la couverture : « musique »,«équité» et «écologie». Autre particularitéde ce disque, produit par Fairplaylist : àl’intérieur du livret, nulle parole de chan-son ne figure, mais l’explication du projetqui a permis à cet album de voir le jour.La première phrase du fascicule donne lela : «Le but de l’association Fairplaylist est defavoriser la diversité culturelle et d’ouvrir denouveaux horizons plus équitables et plus éco-logiques dans l’industrie de la musique. Afin depermettre que l’émergence d’une autre économiede la musique offre aux artistes l’opportunité devivre de leur art. »

Fairplaylist est une association créée il y atrois ans, qui ne saurait tarder à devenir unlabel. Cette compilation est son premieropus. Pour les initiateurs de ce projet, ladomination par quelques majors de lafilière musicale n’est pas une fatalité. Ilss’emploient donc à résister à la tendanceactuelle qui fait prévaloir la logique éco-nomique au détriment de la logique artis-tique, afin de lutter contre la réduction dela diversité des expressions culturelles etla précarisation des artistes.« Dans le commerce de la musique, il n’y a plusde place pour les petits tirages de cinq cents,mille ou mille cinq cents exemplaires », obs-erve Gilles Mordant, un des initiateurs dece projet, guitariste et chanteur du groupeBoum !, figurant sur cette compilation.

Comment remettre l’homme au cœur dudispositif économique et lutter contre leformatage imposé par les majors ? Laréponse de Fairplaylist est sans détours :en réduisant l’inéquité engendrée par lecommerce classique. Et ce, en s’inspirantdes principes de transformation sociale etd’équité qui régissent le monde (encoreméconnu dans l’univers musical) del’économie sociale et solidaire et du com-merce équitable. Celui-ci, « fondé sur les

notions de dialogue, de transparence, de respectet de solidarité des opérateurs économiques toutau long d’une filière, garantit à tous les acteurs desrevenus justes de leur travail », peut-on liredans le Cahier des charges pour une filièremusicale, équitable et solidaire. «Avec cettecharte, on s’efforce de créer un modèle économiquequi permette d’alléger les charges du distribu-teur et du diffuseur, et de faire en sorte que l’ar-tiste et le producteur perçoivent sans délais la partfinancière qui leur revient », précise GillesMordant.Un modèle qui prend en charge la fabri-cation du disque et l’avance des droits d’au-teur : « Sur mille copies d’un disque produit,mille euros de droits doivent être versés à la sociétédes droits d’auteur, ajoute Gilles Mordant ;même si cette somme revient à terme à l’artisteet à l’éditeur, sans major derrière lui, l’artistedoit s’en acquitter rubis sur l’ongle. La major,quant à elle, dispose de trois mois de délais pourpayer… » En outre, un tel système prévoitde payer l’artiste dès que le premier disqueest vendu. Dans les majors, il faut attendresix mois !

Condition sine qua non pour parvenir à la via-bilité d’un tel modèle : tous les acteurs dela filière (de la création à la commerciali-sation de l’œuvre musicale) se doiventd’adhérer à la charte. Celle-ci prévoit

notamment, une distribution dans le réseaudu commerce indépendant (2). Les bou-tiques acceptent, en contrepartie, de pas-ser des commandes fermes, fût-ce en petitequantité. Cette idée de préfinancement estun des critères de progrès qui prévaut dansle commerce équitable. La transparencetotale des gains obtenus par tous les inter-venants à tous les stades de la chaîne romptlà aussi avec l’opacité habituellement demise chez les distributeurs.L’autonomie contractuelle de l’artiste,un CD masterisé à l’électricité verted’Énercoop sont d’autres critères de pro-grès présents dans la charte élaborée parFairplaylist.Le résultat est probant. Cette compila-tion est bien « le reflet d’une diversité , d’uneinventivité, de la recherche d’une écriture nonformatée, avec un parfum typiquement pari-sien », comme la décrit, Gilles Mordant.À écouter et à faire écouter sans modé-ration, donc.

CLOTILDE MONTEIRO

(1) Le Son de Ménilmontant, Quartier de Paris,Fairplaylist, avec Juicy Panic, Mami Chan Band,Fantazio, les Chevals, Boum !, Freebidou, SurnaturalOrchestra, Scott Taylor et l’atelier Grandélire, A & E,18 euros, www.fairplaylist.org. (2) En vente dans les réseaux Artisans du monde,Minga, Biocoop, la Vie claire.

Un commercetrès fair-play

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L’

MUSIQUEC u l t u r e

L’association Fairplaylist veut élaborer un statut garantissantaux artistes un juste revenu de leur travail, en s’inspirant des critèresdu commerce équitable.

Les Chevals ont participé à l’album « le Son de Ménilmontant », produit par Fairplaylist.

DR

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C u l t u r e / M u s i q u e

QUELQUE CHOSE SONNE SOUDAIN JUSTE dansle monde de la musique… En mai, le quar-tier parisien de Ménilmontant s’est pro-clamé pendant trois jours « capitale de lamusique équitable et écologique » et a accueillidans plusieurs salles de concert des musi-ciens réunis autour de la première com-pilation de l’association Fairplaylist (voirpage précédente). En 2005, le festivalMusiques vivantes de Ris-Orangis avaitdéjà adopté le thème de la « musique équi-table ». Faute de subventions et d’un accordavec une mairie, ce festival, qui en était àsa trentième édition, a depuis disparu.Cela n’empêche pas les initiatives de semultiplier. Désert Rebel réunit des musi-ciens touaregs et des rockers français dansun projet qui devrait bénéficier aux popu-lations du Niger. Dyade Art et Dévelop-pement fait tourner en France une for-mation traditionnelle du Maroc et publiedes disques dont, une fois les coûts defabrication et de commercialisation amor-tis, 60% des recettes iront à un fonds dedéveloppement solidaire. Reshape Musicmet à profit la simplicité d’accès qu’offreInternet pour proposer de découvrir denouvelles œuvres dans des conditionsavantageuses pour les artistes.Toutes ces associations ont pour ambi-tion d’appliquer les concepts du commerceéquitable au champ musical. Et pour cause:même s’il est aujourd’hui facile d’en obte-nir gratuitement, la musique ne se situepas en dehors de la sphère économique. Elleconnaît les mêmes phénomènes d’inter-nationalisation, de concentration et destandardisation que la plupart des biens etservices que nous consommons chaquejour. Peu de musiciens vivent dignementde leur art. Seule une poignée veut fuir laFrance pour ne pas payer l’impôt sur lafortune ! Les autres, la majorité, ont d’autresproblèmes: ils gagnent à peine plus que leSmic, vivent dans une grande précarité etcontrôlent rarement leur avenir…

La production de disques est aujourd’huiconcentrée entre les mains de quelques

grands groupes, les majors. UniversalMusic, Sony BMG, EMI et Warner Musiccontrôlent à elles seules plus de 90% du mar-ché français. Ces compagnies n’ont rien àenvier aux géants de la production de caféou de vêtements : elles enregistrent deschiffres d’affaires annuels qui feraient pâlird’envie bon nombre de pays pauvres (1).Les majors ont des bureaux dans tous lespays de la planète où le marché du disqueest suffisamment structuré pour leur assu-rer des profits importants. Loin de secontenter de produire des disques, ellesont développé une gamme complète d’ac-tivités, qui va du pressage à la distribu-tion en passant par la production etl’édition. Enfin, leur actionnariat les lie àde vastes groupes financiers. BMG estainsi une émanation de Bertelsmann, legéant allemand de la presse et de la ventepar correspondance. Sony, qui s’est récem-ment associé à BMG, est l’un des plus

importants fabricants d’équipement électro-nique au monde. Face à ces firmes, leslabels indépendants semblent bien dému-nis. Rares sont ceux qui peuvent enchérirdans la débauche actuelle d’investisse-ments publicitaires, qui voit les majorsconsacrer quatre fois plus de moyens à lapromotion qu’à la production. Difficile,dans ces conditions, pour un disque dequalité, de sortir du lot des 200 000 réfé-rences disponibles.

Concentrée au niveau de la production, l’éco-nomie de la musique l’est tout autant auniveau de sa commercialisation. Aujour-d’hui, en France, les grandes surfaces ali-mentaires totalisent 60 % des ventes dedisques. Loin d’être récent, ce phénomènes’est renforcé avec les vagues de concen-tration qui ont touché la grande distribu-tion au cours des années 1980. L’avan-tage des centrales d’achat de ceshypermarchés, c’est qu’elles permettentde faire du chiffre sans sillonner la France…et donc de supprimer de nombreux postesde commerciaux. La grande distributionalimentaire préfère elle aussi n’avoir qu’unseul interlocuteur. Les labels indépendantssont donc invités à se faire distribuer parles majors. Ces dernières y trouvent leurcompte et n’hésitent pas à facturer la dis-tribution d’un CD jusqu’à 40 % du prixde gros hors taxe. Distribuer des produc-teurs concurrents leur permet égalementde les contrôler. Il reste en France quelquesdistributeurs indépendants, mais ils neréalisent que 7% des ventes de disques.Les grandes surfaces spécialisées dans lavente de produits culturels, telles que laFnac et Virgin, vendent quant à elles undisque sur cinq en France. Attachées àleur image d’agitateurs culturels, ces ensei-gnes ont plus de scrupules à imposer àleurs fournisseurs les « marges arrière »que l’économiste Christian Jacquiau décritdans les Coulisses de la grande distribution(référencement payant des produits, commeleur mise en évidence ou leur signalisa-tion). Il n’en reste pas moins que les labels

La musique aussi peutêtre équitable!

À l’instar despaysans ou desartisans, desacteurs dumonde musicalse mobilisentpour définir uncommerce plusjuste de leurart. Desexpériencesexistent déjà.Les explicationsde CharlotteDudignac etFrançoisMauger*.

TRIBUNE

60% des ventes se font en grande surface.

DANI

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FP

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Le groupe Freebidou participe à l’aventure Fairplaylist, qui prône une juste rétribution des artistes.

DR

La musiqueéquitablepermettrad’informer les mélomanesdes phénomèneséconomiques et sociaux qu’ilsdéclenchent parleur écoute, et de sensibiliserles musiciens à lanécessité des’organisercollectivementpour défendreleurs droits.

doivent financer eux-mêmes les cataloguesde Noël, les cartons promotionnels sur leslieux de vente ou les publicités qui cla-ment dans la presse que telle ou telle chaînede magasins «aime» un artiste.Ne pouvant prétendre aux mêmes condi-tions commerciales que les grandes sur-faces, les disquaires indépendants doiventproposer les mêmes produits plus cher,parfois de trois ou quatre euros, et doi-vent les garder s’ils ne parviennent pas àles vendre, contrairement aux grandes sur-faces qui conservent rarement un disqueen rayon plusieurs semaines de suite. Surprès de 10 000 disquaires indépendantsen 1980, il n’en restait en France que 600en 2004. Une hécatombe qui aurait puêtre évitée si les disquaires avaient béné-ficié, au même titre que les libraires, d’unprix unique du disque.Les salles de concert n’ont pas connu sem-blable sort. Au contraire, depuis les années1970, il s’en crée de nouvelles chaqueannée. Mieux : le secteur de la musiquevivante affiche une santé insolente, avec desrecettes globales en constante augmenta-tion. Il serait pourtant exagéré de parlerd’un âge d’or. Les salles viennent, coupsur coup, de passer deux caps difficiles,et les petites structures n’en sortent pasindemnes. La fin du dispositif emploi-jeune, décidée en 2002, grève leurs budgets:un grand nombre d’emplois en dépen-daient. Parallèlement, la crise de l’inter-mittence fragilise tout le secteur.

Les médias ne parviennent pas à compenserce déséquilibre. Bien au contraire, ils l’am-plifient. Le matraquage des titres dumoment sur les radios destinées aux jeunes– jusqu’à dix fois par jour – est tout aussifatal à la diversité musicale que la concen-tration de la production musicale entreles mains de quelques majors et la concen-tration des ventes de disque au sein dequelques chaînes de magasins. En 2005,plus de 60 000 titres ont été diffusés par lesradios françaises, mais la moitié n’ont étédiffusés qu’une ou deux fois. À l’opposé,les 2 000 chansons les plus jouées repré-sentaient les trois quarts des diffusions.Par ailleurs, sur cinq nouveautés pro-grammées, quatre avaient été produitespar des majors.En préférant le clip aux émissions devariété, puis les émissions de télé-réalitémusicale aux plages de clips, la télévisiona elle aussi considérablement réduit l’espacequ’elle consacre à la musique. Quelle placereste-t-il sur le petit écran aux chanteurs quine figurent au générique ni de la «NouvelleStar» ni de «Star Academy»? Ils peuventespérer un passage dans l’une des der-nières émissions culturelles du servicepublic, mais il sera nécessairement tardif.Les plus chanceux feront l’objet d’un repor-tage d’une minute en fin de journal télé-visé. Un tout petit nombre, enfin, seranominé aux Victoires de la musique, l’un

des rares événements qui obligent unechaîne hertzienne à consacrer une soiréeentière à la musique. Mais il ne s’agiraalors que de la consécration d’une noto-riété acquise ailleurs.Le solide système économique et média-tique qui s’était construit autour du disquesemble pourtant sur le point de s’écrou-ler. En quatre ans à peine, de 2002 à 2006,les ventes de disques ont chuté de 40%. Lesconséquences ne se sont pas fait attendre.La disparition des petits disquaires s’estaccélérée, des labels ont mis la clé sous laporte, d’autres, plus importants, ont licen-cié massivement. À la recherche d’un boucémissaire, l’industrie de la musique pointedu doigt la révolution numérique et l’ab-sence de scrupules des internautes qui télé-chargent gratuitement. Mais, au-delà del’économie, la crise que traverse la musiquesemble surtout provenir d’une perte deson sens et de sa valeur.

Le commerce équitable a plus de cinquanteans et s’est développé autour de produitsalimentaires et artisanaux. Encore trèsmarginal en termes de volume deséchanges, il a cependant remporté unevictoire symbolique évidente. Le com-merce équitable s’exporte bien, y comprisauprès de ceux qu’il est censé combattre,comme les industries agroalimentaires oula grande distribution. Mais, aujourd’hui,des femmes et des hommes s’interrogentsur leurs pratiques, réalisent qu’ils font ducommerce équitable sans le savoir, déve-loppent des filières au Nord, se rassem-blent autour de producteurs pour main-tenir une agriculture paysanne.De telles initiatives émergent actuellementdans le monde de la musique et participentà ce mouvement diffus de démocratisationde l’économie, qui se met au service del’homme. En apparence, rien n’a changé.Dans les supermarchés, les salles d’attente,nos téléphones portables et nos chaumières,la musique est omniprésente et le silence est

devenu gênant. Les ondes des radiosabreuvent nos oreilles de «prêt-à-danser»,et le gouvernement s’entoure, comme auxtemps de l’ORTF, d’icônes d’un autre âge.Or, la musique équitable, à travers unerépartition plus juste de la valeur ajoutée,peut contribuer à redonner de la valeur à lamusique. Elle permettra d’informer lesmélomanes des phénomènes économiqueset sociaux qu’ils déclenchent par leur écoute,de sensibiliser les musiciens à la nécessitéde s’organiser collectivement pour défendreleurs droits. Pour y parvenir, ses promo-teurs devront, comme l’ont fait les organi-sations de commerce équitable au niveauinternational, s’accorder au préalable sur unedéfinition commune de la musique équi-table. Prix juste, filière courte, transpa-rence, etc. il leur faudra adapter chaqueconcept aux spécificités de la musique.Ce temps de réflexion et de dialogue estcapital. Il constituera à l’avenir la seulesource de légitimité des acteurs de la musiqueéquitable. La précision de leur définitionpermettra d’éviter les soupçons de détour-nement d’un concept que l’on sait grati-fiant. Pour la suite, il sera nécessaire qu’ilsfassent preuve d’imagination (les modesde production, de distribution et de pro-motion sont à réinventer) et de persuasion(pour rassembler les professionnels de lamusique et convaincre les pouvoirs publics).Enfin, ils devront assumer de ne pas être quedes artistes ou des commerçants, mais éga-lement une composante des mouvementssociaux à venir.

C. D. ET F. M.

(1) Le chiffre d’affaires en 2004 d’Universal Music estde plus de huit milliards de dollars, une sommesupérieure au PIB du Burkina Faso.

* Charlotte Dudignac est responsable de lacommunication externe de la fédération Artisans duMonde depuis quatre ans. François Mauger estproducteur de disques depuis dix ans. Ils sont lesauteurs du livre Jouer juste : pistes pour unemusique équitable, à paraître en 2008 aux éditions del’Échappée. En savoir plus sur www.jouerjuste.org

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