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Lucien Musset Huit essais sur l'autorité ducale en Normandie (XIe. XII e siècles) In: Cahier des Annales de Normandie n°17, 1985. Autour du pouvoir ducal normand, Xe-XIIe siècles. pp. 3-148. Citer ce document / Cite this document : Musset Lucien. Huit essais sur l'autorité ducale en Normandie (XIe. XII e siècles). In: Cahier des Annales de Normandie n°17, 1985. Autour du pouvoir ducal normand, Xe-XIIe siècles. pp. 3-148. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/annor_0570-1600_1985_hos_17_1_6662

Huit essais sur l'autorité ducale en Normandie, XIe. XIIe siècles (L. Musset)

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  • Lucien Musset

    Huit essais sur l'autorit ducale en Normandie (XIe. XII esicles)In: Cahier des Annales de Normandie n17, 1985. Autour du pouvoir ducal normand, Xe-XIIe sicles. pp. 3-148.

    Citer ce document / Cite this document :

    Musset Lucien. Huit essais sur l'autorit ducale en Normandie (XIe. XII e sicles). In: Cahier des Annales de Normandie n17,1985. Autour du pouvoir ducal normand, Xe-XIIe sicles. pp. 3-148.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/annor_0570-1600_1985_hos_17_1_6662

  • Lucien MUSSET

    Huit essais sur l'autorit ducale en Normandie

    (XIe. XI Ie sicles)

    AVANT-PROPOS

    Ce recueil d'essais, mens en ordre dispers, relve cependant presque dans son entier d'une mthode unique l'exploitation mthodique des donnes fournies par les chartes et diplmes, seule capable, notre avis, de renouveler l'histoire institutionnelle de la Normandie. Et il a une intention unique : clairer minutieusement, partir de faits solidement tablis, diffrents aspects de l'autorit ducale (1), de son idologie et de son rayonnement, aspects le plus souvent ngligs par les recherches antrieures. Si les conclusions atteintes convergent frquemment, c'est seulement quand bien d'autres enqutes de ce type auront t menes bien qu'il sera possible de proposer des rsultats de porte vraiment gnrale.

    Tous ces essais ont t prsents, entre 1967 et 1984, l'une de ces rencontres si prcieuses aux historiens et aux juristes que sont les Semaines de Droit Normand , inaugures jadis par Robert Gnestal, et les Journes d'Histoire du Droit et des Institutions des Pays de l'Ouest de la France cres par le Professeur J. Yver. Beaucoup sont rests trs proches de leur forme originelle, avec une mise jour rapide de la bibliographie. D'autres ont t remanis et tendus.

    Nous avons laiss de ct des recherches parallles menes sur les institutions agraires, conomiques et montaires du duch normand, esprant en faire un jour l'objet d'une publication spare, qui viendrait complter celle-ci.

    (1) II va sans dire qu'ici et dans la suite nous employons ce mot pour simplifier, sans oublier que les matres de la Normandie aprs 911 ont port, successivement ou simultanment, les titres de comte, duc, marquis ou prince.

  • CHAPITRE PREMIER

    Sur la datation des actes par le nom du Prince

    en Normandie (XKXII6 sicles) a>

    Dans un des derniers textes sortis de sa plume, le trs regrett J.-F. Lemarignier, se plaant l'poque de la dcadence carolingienne, avait distingu en France trois zones d'exercice du pouvoir royal : celle o le roi a des domaines et des fidles ; celle o il n'a plus de domaines et gure de fidles, mais o il donne encore des diplmes ; enfin, tout l'extrieur, celle o l'on date (les chartes) des annes de rgne, o l'on se rend compte que l'on appartient au royaume (2) . L'ide de scruter de plus prs ce dernier secteur, afin d'obtenir des informations sur l'attitude politique et idologique des divers auteurs d'actes, s'est depuis longtemps rvle fconde pour certaines rgions, notamment en Catalogne. Deux travaux trs rcents viennent de prciser la voie suivre dans de telles enqutes : celui de M. Zimmermann, pour la Catalogne encore, et celui d'Henri Vidal pour une partie du Bas Languedoc (3).

    Notre propos, dans les pages qui suivent, sera de voir comment une recherche de ce genre peut tre mene dans la France

    (1) Communication prsente aux 18es Journes d'histoire du droit et des institutions de l'Ouest de la France Rennes en mai 1984.

    (2) J.-F. Lemarignier, dans une discussion, Settimane... di Spoeto, XXVIII, 1980, t. II, p. 806.

    (3) M. Zimmermann, La datation des documents catalans du IXe au XIIe sicle, un itinraire politique , Annales du Midi, XCIII, 1981, pp. 345-375 ; H. Vidal, Le nom royal dans les actes des diocses de Maguelone, Agde et Bziers, Xe-XIVe sicles, Mlanges Jacques Ellul, Paris, 1983, pp. 367-378.

  • 6 AUTOUR DU POUVOIR DUCAL NORMAND

    septentrionale, pour clairer le cas d'une principaut territoriale dont le lien avec la couronne fut particulirement ambigu : la Normandie.

    En vue de cet essai, nous n'avons pas la prtention d'avoir dpouill la totalit des actes publics et privs crits dans le duch aux XIe et XIIe sicles (il n'en est presque pas du Xe). Notre enqute a cependant eu une tendue suffisante pour autoriser une premire approche de la question : la totalit des actes ducaux jusqu'en 1189, tous les cartulaires et recueils d'actes publis, et une grande quantit de documents indits de Haute et de Basse-Normandie. Disons tout de suite que le butin n'a pas t proportionn la masse des textes examins. Tout d'abord parce qu'en Normandie, cette poque et surtout entre 1160 et 1220 environ, la grande masse des chartes ne porte pas de date, mais aussi parce que, quand une date est indique, une bonne partie des scriptoria normands se limite la date d'anne ou quelques complments purement chronologiques (indiction, pac- tes, concurrents, cycle pascal). Le nombre des documents utilisables ne dpasse pas quelques centaines. Parmi les scriptoria rebelles la mention des annes de rgne figurent quelques-uns des plus importants de la Normandie, comme Fcamp (au moins pour ses actes normands ; il y a quelques cas de dates par rgne pour les textes concernant le Beauvaisis ou le Vexin franais) et Saint-Etienne de Caen (sauf dans les diplmes solennels du temps de Guillaume le Conqurant), et parmi les plus rticents se trouvent ceux de Saint-Ouen et de la Trinit du Mont de Rouen, de Montebourg, etc.

    Malgr ces dfauts graves de la documentation, on parvient, nous le verrons, reconstituer les grandes lignes d'une volution intressante et, nous semble-t-il, relativement originale. Comme en Catalogne, on constate que l'adoption d'une datation dynastique est bien le rsultat d'un choix dlibr (4), un choix qui varie selon les gnrations, avant de se fixer d'une manire peu prs dfinitive dans le second tiers du XIIe sicle. En matire de datation, les usages normands n'eurent pas la rigidit qu'on leur a prte aprs une enqute trop rapide (5) ; ils prsentent la mme ligne fluctuante que ceux que l'on observe pour la titulature des souverains normands : comtes tout d'abord, puis comtes, marquis ou ducs, enfin ducs ou princes, avant que l'acquisition de la couronne anglaise ne contribue une stabilisation (6). On

    (4) Zimmermann, art. cit, p. 348. (5) Ibid. (6) Cf. en dernier lieu David Bates, Normandy before 1066, Londres, 1983,

    pp. 148-150. ....

  • DATATION DES ACTES PAR LE NOM DU PRINCE 7

    voit se dvelopper la tendance de la Normandie s'affirmer autonome par rapport la couronne de France, mais sans que soit suivie une ligne directe et rgulire, avec beaucoup de vellits non prolonges par des effets durables et une grande difficult se dgager des traditions.

    Nous laisserons bien entendu de ct les textes o le nom du prince n'est invoqu que dans le rappel d'un pisode historique servant fixer les ides des tmoins ventuels sur l'poque o ils avaient eu intervenir dans tel acte juridique, cas relativement frquents toutes les poques, notamment dans certains scriptoria comme celui de Saint-Pierre de Praux. Ces synchronismes destins aider la mmoire revtent des aspects fort varis ; en voici quelques exemples : in anno quo rex Anglorum dimicavit et debellavit regem Francorum (acte d'Henri Ier) (7) ; in die quo barones Normannie effecti sunt homines filii rgis (8), ou, dans le Cartulaire de la Trinit de Rouen, ea tempestate qua Guillel- mus dux Normannorum egregius cum classico apparatu ingentique exercitu Anglorum terram expetiit (9). Bien qu'on ait parfois souponn (10) ces indications d'avoir t introduites par les compilateurs de cartulaires, elles offrent un rel intrt, mais dans le cas d'une recherche qui serait autre que celle que nous menons aujourd'hui : une enqute sur la marque que les grands vnements ont pu laisser dans la mmoire courante des Normands.

    Ce domaine bien particulier mis part, sept personnages interviennent avec une relative frquence dans la datation des actes normands des XIe et XIIe sicles :

    le roi de France, le duc de Normandie (pour n'employer qu'un de ses titres

    parmi beaucoup), le pape, l'empereur, l'archevque de Rouen, l'vque du diocse, l'abb du monastre que l'acte concerne.

    (7) H. Chanteux, Recueil (indit) des Actes d'Henri Ier, n 30, ms. dpos aux Archives du Calvados.

    (8) Ibid., n 23. (9) Cartulaire de la Trinit de Rouen, d. Deville, n LVII, p. 451. (10) H. Chanteux, Recueil cit, Introduction.

  • 8 AUTOUR DU POUVOIR DUCAL NORMAND

    S'y joignent quelques cas trop exceptionnels pour tre invoqus ds prsent, mais qui ont parfois un intrt au moins anecdo- tique. Ces dignitaires peuvent intervenir soit isolment (sauf l'empereur, qui n'apparat jamais que dans des galeries de souverains , comme les a justement nommes Michel Zimmer- mann), soit le plus souvent associs par deux, trois ou davantage.

    La datation par l'anne de rgne du roi de France et par elle seule tait la norme, aussi bien en Normandie que dans les rgions voisines la fin du Xe sicle. Elle impliquait videmment une reconnaissance de la souverainet du roi, si mince qu'en ait t la porte pratique. Les ducs normands l'ont pratique jusqu' la fin du rgne de Richard II (1026), aussi bien au bnfice des dernier Carolingiens (Lothaire dans un acte de Richard Fr de 968) que des premiers Captiens (Robert, car le hasard veut que nous n'ayons aucun acte du rgne de Hugues Capet). Le roi a parfois de plus droit une pithte honorifique (gloriosissimus, serenis- simus) (11), mais c'est plutt rare.

    Aprs l'avnement de Robert le Magnifique en 1027, la mention exclusive de l'anne de rgne du roi de France devient tout fait exceptionnelle et ne se rencontre gure que dans des actes destins des abbayes non normandes, actes videmment rdigs par quelques moines de ces maisons extrieures : Saint-Julien de Tours (F 131, F 142), Coulombs (F 230), plus tard Marmoutier (en 1091) et Fontevrault (sous Henri Ier). Le seul cas purement normand c'est bien l'exception qui confirme la rgle est un acte isol de Guillaume le Btard pour Cerisy en 1042 (F 99). Autant dire que le duc Robert a dcid, de manire sans nul doute fort consciente, d'viter dans ses actes les formules impliquant une souverainet exclusive du roi de France, si limite qu'elle ft. Tous ses successeurs suivront dsormais la mme ligne de conduite.

    Aprs 1027, donc, quand il est question du roi dans une date, on l'associe normalement au duc et parfois d'autres personnages. Le plus souvent, certes, le roi apparat en premier dans ces formules. C'est dj le cas du premier acte conserv de Robert, qui emploie une datation double : Rotberto rege Fran- corum, Rotberto vero Ricardi filio Normannorum regnum (on remarquera ce mot) modrante (F 61, 1030). Mais il y a eu quelques vellits peu suivies de nommer le duc avant le roi. Le

    (11) M. Pauroux, Recueil des actes des ducs de Normandie, 911-1066, Caen, 1961, nos 14 bis et 25. Nous renvoyons ensuite ce recueil par la lettre F suivie du n de l'acte. .

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    premier cas connu est aussi le fait de Robert le Magnifique (F 61, en 1032) et se cache assez habilement derrire une primaut honorifique accorde au pape : tempore Johannis pape, anno ab incarnatione Domini M0 XXX II0, Normannorum tenente primatum (encore un mot noter) marchione Roberto, primatus ejus anno V, sub Francorum rege Henrico, regni ejus post patris obitum anno 1 . Le duc rcidiva en 1035 (F 90). Ensuite les exemples d'un premier rang accord au duc dans une datation double sont fort rares ; trois ou quatre au plus, et presque tous antrieurs 1105. Chose singulire, deux d'entre eux manent de prieurs d'abbayes extrieures la Normandie, celui de Marmou- tier Sacey en Avranchin (1090) et celui de Saint-Pre de Chartres Planches en Himois (sous Guillaume le Conqurant) : vivente Willelmo invictissimo Normannorum duce Anglorumque rege, in Francia vero rgnante serenissimo rege Philippo (12). Tout se passe comme si les trangers, frapps par l'autorit exceptionnelle du duc normand, avaient trouv ce moyen pour l'exprimer tout comme l'a fait, dans un diplme qui mriterait d'tre clbre, un autre moine de Marmoutier en 1055 : Willel- mum Normannorum principem et ducem, et ut expressius dicatur quod difficile in aliis reperies, totius tene sue regem (F 137). Parmi les actes vraiment normands, dcidment plus discrets, cette premire place accorde au duc est rarissime ; on la rencontre dans une charte du propre demi-frre du Conqurant, l'vque de Bayeux Odon en 1074 (13) et dans un acte isol d'un seigneur du Cotentin, Robert de la Haye, en 1105 (14).

    L'association du roi et du duc, dans cet ordre, est courante, sans tre gnrale, durant toute la seconde moiti du XIe sicle ; des exemples assez rares s'en trouvent ensuite jusque vers le milieu du XIIe sicle, souvent dans les actes concernant des parties qui ne sont pas toutes normandes. Aprs 1150, on ne mentionne plus le roi de France que d'une manire exceptionnelle. C'est apparemment chez les comtes d'Eu, les vques de Ses et les abbs du Mont-Saint-Michel que l'usage, au XIe sicle, a eu le plus de constance : tous trois avaient trop de biens et d'affaires hors de Normandie pour pouvoir oublier le roi. Quant aux ducs de Normandie, qu'ils soient ou non en mme temps rois d'Angleterre, ils ont peu prs unanimement cess de faire tat du roi de France aprs la mort de Guillaume le Conqurant en 1087, sauf quand leurs diplmes concernaient des objets extrieurs la Normandie par exemple dans les rares actes de Henri Ier pour

    (12) Sacey : B.N., ms. lat. 5441 - 1, p. 159 (d. E.A. Pigeon, Diocse cTAvrav- s, t. II, pp. 674-676) ; Planches : Arch. Eure-et-Loir, H 533. (13) Antiquus Cartularius Ecclesiae BajoCensis, d. Bourrienne, t. II, p. 3. (14) Gallia Christiana, XI, instr., col. 293 (concerne des terres anglaises).

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    Fontevrault ou Marmoutier. Guillaume parat donc avoir t le dernier duc tenir vraiment compte de la souverainet formelle du roi de France.

    Mais cette souverainet tait dj battue en brche depuis longtemps. On avait vu apparatre peu avant 1050 des actes dats par rfrence au nom du duc seul, et ils s'taient multiplis dans le dernier quart du XIe sicle. Dans l'tat prsent de notre enqute, le premier document de ce type remonte 1043 et mane d'un personnage obscur, Garoul (Warolfus) de Quvreville:

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    des galeries de souverains : empereurs, rois de France, de Castille et d'Aragon, sans compter divers dynastes locaux (17). On fit en Normandie peu prs la mme chose : il s'agit donc d'une habile utilisation locale d'une mode alors assez gnrale. C'est par ce biais que s'introduisent dans le duch les datations faisant mention du pape (la pratique sera fort durable) et de l'empereur (ce qui restera trs exceptionnel).

    La litanie de ces dates multiples, au moins triples, le plus souvent quadruples, n'apparat que dans un assez petit nombre d'actes. On l'observe d'abord dans le diplme ducal fondant l'abbaye de la Trinit de Caen en 1066, quelques semaines avant le dpart de l'expdition d'Angleterre : Rgnante in Francia rege fliciter Philippo, Romanis partibus imperiali jure dominante Henrico, apostolice sedis cathedratn religiosissimo possidente papa Alexandro (18). La liste se retrouve, dans le mme ordre, mais avec un libell un peu diffrent, dans un diplme de 1080 pour la mme abbaye (M 8, p. 82), mais en 1082 un glissement symptoma- tique a eu lieu : le pape passe de la dernire la premire place, l'empereur de la seconde la quatrime, le roi de France rtrograde en troisime position et Guillaume le Conqurant lui-mme s'installe la seconde : Apostolica sedis cathedram possidente papa Gregorio, regni mei XVI0 anno, in Francia rgnante Philippo, Romanis in partibus imperiali jure dominante Henrico (M 8, p. 89). En dehors du duc-roi, seul son protg, le comte de Vexin et Valois Simon de Crpy a employ le mme procd de datation ; en 1076 il date un acte pour la cathdrale de Rouen comme ceci : Prsidente Romane Aecclesie papa Gregorio VII0, ac monarchiam rgente Cesare Henrico (Henri IV n'a pas encore reu la couronne impriale), regnum quoque Francie Philippo, anno ducatus Guillelmi XLI, regni quoque X (19). L'apparition plutt inattendue de l'empereur germanique dans ces listes de souverains doit-elle tre mise en rapport avec l'affirmation rpte de Guillaume de Poitiers gnralement conteste par les historiens modernes selon laquelle le futur Conqurant rechercha et obtint l'alliance et l'amiti de l'empereur Henri III (20) ? La chose nous parat vraisemblable, mais cela ne nous aide pas tablir ce que fut la nature sans doute assez platonique de cette alliance. Elle fut en tout cas pour le prince

    (17) Zimmermann, art. cit, p. 369. (18) L. Musset, Les actes de Guillaume le Conqurant et de la reine

    Mathilde pour les abbayes caennaises, Caen, 1967, n 2, p. 54. Nous renvoyons ensuite ce recueil par la lettre M et le n" de la page.

    (19) Arch. Seine-Maritime, G 8739. (20) Guillaume de Poitiers, d. R. Foreville, p. 66 (Amir.um et Socium) et

    surtout p. 144 (Amicitiam junxit ac Societatem).

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    normand un sujet de fiert. Aprs la mort du Conqurant, ces datations trs complexes furent tout fait abandonnes.

    De ces tentatives de masquer le joint entre dates royales et dates ducales subsista cependant le recours durable et assez rpandu aux annes de rgne du Souverain Pontife. Il semble avoir t inaugur par Robert le Magnifique en 1032 lors de la fondation de Cerisy (F 64) ; le pape Jean y prcde le marquis des Normands et le roi de France. Cette position minente, sans tre accorde constamment au pape, lui est cependant reconnue dans la majorit des cas. Les dates papales, peu nombreuses avant 1066 (il n'y en a que trois ou quatre exemples), prennent plus d'importance vers la fin du rgne de Guillaume le Conqurant y compris, on vient de le voir, dans les diplmes ducaux ; elles se maintiennent ensuite un niveau moyen et connaissent un essor relatif dans le second tiers du XIIe sicle.

    Comme on pouvait s'y attendre, elles sont particulirement frquentes dans les actes manant de quelques prlats, avant tout l'archevque de Rouen Hugues (1129-1164) et les vques de Ses Jean (1124-1143) et Girard II (1144-1156). Des particuliers laques y recourent parfois, sans que l'on soit en mesure de dceler derrire leur geste des intentions spciales. Le plus souvent le pape est joint au duc-roi, assez souvent surtout chez les prlats l'archevque de Rouen et l'vque local. Les cas o le pape est nomm seul sont rarissimes : nous ne connaissons gure qu'un acte isol de l'abb Gautier de Saint-Wandrille en 1143 (21) ; peut-tre cette singularit s'explique-t-elle par les circonstances politiques du moment, la lutte successorale pas encore vraiment tranche entre l'impratrice Mathilde et le roi Etienne.

    Le pape est qualifi le plus souvent de papa ou de summus pontifex, mais les formules moins simples apparaissent parfois : Rsidente in sede romana papa Gregorio (22), ou encore en 1131, dans un acte de Henri Ier pour la cathdrale de Ses (23) : Innocentio papa secundo Ausonie cathedre prsidente ce qui semble restreindre son autorit l'Italie et, inversement, en 1165 : Praesidente universali catholicae ecclesiae Alexandro papa IIP (24). Ces nuances d'expression paraissent n'tre que des exercices de style, sans porte politique saisissable.

    (21) Ed. F. Lot, ouvr. cit, n 77, p. 141. (22) Ibid, n 37, p. 84 (1074). (23) Ch. H. Haskins, Norman Institutions, p. 302, n 11. (24) Antiquus Cartularius, cit, n" CXVI.

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    C'est dans le sillage des datations papales, apparemment, que se sont introduites les datations par les annes des archevques de Rouen, partir de la seconde moiti du XIe sicle (la seule trace antrieure est en 1036 un authentique de reliques de la cathdrale de Rouen, qui appartient un contexte bien diffrent) (25). Elles n'ont jamais t utilises par les actes ducaux ; tout au plus les rencontre-t-on parfois dans des actes seigneuriaux confirms par les ducs (26). Leur emploi reste d'ailleurs limit : je n'en connais par une vingtaine d'exemples en tout. Il se rencontre surtout, comme c'est naturel, dans les actes manant d'vques ou d'abbs (spcialement de ceux du Mont-Saint-Michel). L'archevque n'apparat jamais seul ; le plus souvent il est associ au duc et, moins souvent, l'vque ou l'abb du lieu. Relevons au passage deux cas curieux. Sous Henri Ier, un acte du Mont- Saint-Michel qui numre dans sa date le pape Honorius, l'vque Turgis et le roi Henri, porte la mention ecclesia Rothomagense pastore orbata , ce qui correspond la vacance du sige en 1128-1129. D'autre part, il est remarquable de voir, toujours au Mont-Saint-Michel, l'archevque de Rouen Guillaume Bonne-Ame, figurer dans la date d'un acte breton (27). On ne rencontre d'autres archevques que dans des chartes concernant des terres non normandes, par exemple celui de Tours dans un document de 1128 relatif au Maine.

    Abbs et vques locaux apparaissent enfin dans un assez grand nombre d'actes du XIIe sicle, sans que l'usage devienne jamais bien gnral, hors de certains scriptoria, comme ceux de Saint-Wandrille ou du Mont-Saint-Michel. Cela n'appelle aucune remarque, sauf dans le cas fort curieux de l'vque Odon de Bayeux (1049-1097). On sait que ce demi-frre du Conqurant fut un prlat ambitieux. Rien d'tonnant donc le rencontrer dans la date d'un diplme de Robert Courteheuse pour la cathdrale de Bayeux en 1089 : Principatus Roberti comitis anno secundo..., ordinationis Odonis ejusdem ecclesie episcopi anno XL0 (28). Mais pourquoi figure-t-il dans la datation d'un acte de 1074 pour Saint-Florent de Saumur concernant une terre bretonne, toute proche de la frontire il est vrai, celle de Roz-sur-Couesnon : tempore Guillelmi rgis et Odonis episcopi Bajocensis facta est

    (25) Ed. Ch. de Beaurepaire, Bull. Comm. Antiquits Seine-Inf., 1980, p. 54. La prsence de l'archevque Robert dans la datation d'un acte de Raoul d'Ivry attribu l'anne 1011 est un indice d'une interpolation d'ailleurs certaine : F n 13, p. 89 note.

    (26) Par exemple Chanteux, Recueil cit, n 11, p. 47, de 1112. (27) Cartulaire du Mont-Saint-Michel, Bibl. Avranches, ms. 210, f 65. (28) Antiquus Cartularius, cit, n IV, p. 8.

  • 14 AUTOUR DU POUVOIR DUCAL NORMAND

    carta haec (29) ? Sa personnalit avait-elle impressionn ce point le moine angevin, rdacteur probable du document ?

    Ces grandes lignes de l'volution passes en revue, il reste examiner brivement quelques cas aberrants. L'institution des rois hritiers associs leur pre qui fut loin de connatre dans le monde anglo-normand l'importance qu'elle eut chez les Captiens n'a le plus souvent pas intress les rdacteurs de chartes. C'est tout au plus si l'on dcouvre une mention de Henri le Jeune associ son pre Henri II dans un acte de l'vque d'Avranches Richard en 1171 : Anno M0 C LXXI0, conregnan- tibus in Anglia regibus Henrico secundo et Henrico tertio (30).

    Songeons ensuite aux priodes o il peut rgner quelque incertitude sur la personne du souverain mentionner. On ne recourt pas en Normandie dans ce cas la formule bien connue en Catalogne Christo rgnante ou rgnante Jhesu Christo ; quand on la rencontre ici, elle n'exprime (comme sans doute aussi en Languedoc) qu'une ide pieuse, ainsi dans un acte d'Etienne, comte d'Aumale, en 1096, pour Saint-Lucien de Beauvais: astante maxima multitudine cleri et populi Normannie, rgnante Domino nostro Jesu Christo ; elle exprime si peu la vacance du pouvoir que l'acte est souscrit par le duc Robert Courteheuse (31). La situation est videmment identique dans cet acte anglais de la reine Mathilde, femme du Conqurant, dat imperante summo atque inestimabili Domino nostro Jhesu Christo... rgnante sere- nissimo Willelmo XV0 anno (32).

    Le problme de la personne du souverain ponyme ne se posa vraiment que deux fois au cours des XIe et XIIe sicles : lors des guerres civiles entre Robert Courteheuse et Guillaume le Roux, puis entre l'impratrice Mathilde et le roi Etienne. Le plus souvent, les rdacteurs s'arrangrent pour l'esquiver. Les prises de position fermes sont rares. Citons parmi celles-ci un acte de 1137 pour Marmoutier, o les droits d'Etienne sont clairement exprims : Anno ab Incarnatione Domini M C XXX VIT anno II0 regni et ducatus Stephani rgis Anglie et ducis Normannie (33). Mais pouvait-il en aller autrement dans un document destin au prieur de Mortain, dans le domaine personnel

    (29) Livre blanc de Saint-Florent, f 95 v ; copie L. Delisle, B.N., nouv. acq. fr. 21-814, f 251.

    (30) B.N., ms. lat. 5430 - A, p. 254. (31) Gallia Christiana, XI, instr. 19-20. (32) Regesta regum anglo-normannorum , d. Davis, t. I, p. 35, n 135. (33) B.N., ms. lat. 5441 (2), p. 409.

  • DATATION DES ACTES PAR LE NOM DU PRINCE 15

    d'Etienne de Blois ? Le succs final de Mathilde et de son fils Henri II n'empcha pas certains rdacteurs de conserver prudemment une double datation ; ainsi, Saint-Taurin d'Evreux en 1154 cette date d'un acte concernant le Cotentin : Anastasio bate memorie papa Romane sedi prsidente (on connaissait donc la mort d'Anastase IV, mais non son remplacement par Adrien IV), Stephano in Anglia rege, Henrico in Normannia duce, post pacem inter istos (il s'agit de l'accord de Winchester du 6 novembre 1153). La petite phrase finale dsavoue d'ailleurs d'avance toute interprtation politique (34).

    Citons enfin cette manifestation, tout fait unique, d'un esprit nettement sditieux, bien qu'il s'agisse ici plutt d'une simple mention de concomitance que d'une vraie date. Dans un acte d'un mdiocre seigneur du Pays de Caux en faveur de Saint-Wandrille se rencontre cette indication vritablement aberrante : in tempore Henrici rgis Anglie et Gaufridi Archiepiscopi Rothoma- gensis, Alani abbatis, et primo anno quo Willelmus filius comitis recepit comitatum de Flandris (35) . Comment expliquer cette rfrence la carrire de l'hritier lgitime de la Normandie, du fils de Robert Courteheuse, Guillaume Cliton, en 1127-1128, sous le rgne de son oncle et ennemi mortel Henri Ier, sinon par un certain lgitimisme qui aurait gard ses partisans en Haute-Normandie ? La mort de Guillaume Cliton quelques mois plus tard, la bataille d'Alost (juillet 1128) touffa en tout cas ces vellits phmres.

    Pour mieux apprcier l'originalit et la porte des attitudes normandes, esquissons en finissant une comparaison entre la Normandie et la principaut territoriale la plus voisine, la Bretagne, comparaison que rend possible la publication par M. Hubert Guillotel des actes des ducs de Bretagne des Xe, XIe sicles et de la premire moiti du XIIe sicle (36). Le parallle, certes, restera un peu boiteux : nous n'avons pas eu, pour la Bretagne, le loisir de recourir aux actes privs, si instructifs en Normandie. Nanmoins, il ne laissera pas d'tre utile, car il s'agit d'une principaut dont les rapports avec la couronne de France sont encore plus lointains qu'en Normandie,

    (34) Arch. Eure, H 794, n 480. (35) Cartulaire de Saint-Wandrille, Arch. Seine-Maritime, H non cot, fu 317 v, n IX bis. (36) Nous avons pu, grce l'amabilit de l'auteur, utiliser un exemplaire

    dactylographi de cette excellente thse.

  • 16 AUTOUR DU POUVOIR DUCAL NORMAND

    mais qui n'a pas eu le support d'une royaut extrieure la France pour consolider son autonomie.

    Le point de dpart est peu prs identique. Les rares actes ducaux de la fin du Xe sicle sont dats des annes de rgne de Lothaire. Mais ds 981-992 donc avant que ce ne soit le cas en Normandie on rencontre Redon un diplme dat Conano comit dominante Brittaniam , avec une rfrence piscopale ( l'vque de Vannes Judical) et une l'abb de Redon. Au XIe sicle dominent les datations complexes, jusque vers 1030-1035: elles associent en gnral le roi de France (en premire position), le duc ou comte de Bretagne (en deuxime ligne), puis vques ou abbs ; il est vrai que presque toutes proviennent d'un seul et mme scriptorium, celui de Redon ; les actes d'autres origines (Marmoutier, le Mont-Saint-Michel) se contentent souvent de la seule datation royale. Dans les deux derniers tiers du XIe sicle, les datations par annes de rgne se rarfient singulirement : je n'en ai trouv que deux, toutes deux purement ducales : Alano Britannorum monarchiam gubernante en 1032 (plus une rfrence piscopale), Alano totius Britannie regnum obtinente en 1089 (avec des rfrences piscopales et abbatiales) ; ces actes viennent l'un de Saint- Julien de Tours et l'autre de Redon.

    Moins nette qu'en Normandie mais les textes bretons que j'ai dpouills sont beaucoup moins nombreux la courbe est donc approximativement parallle : d'abord il y a reconnaissance explicite de la prminence du roi de France, puis association du roi et du duc, et enfin datation par le seul nom du comte. Cette courbe parat moins irrgulire qu'en Normandie : rien en Bretagne ne correspond aux vellits d'affirmation, sans doute un peu prmatures, de Robert le Magnifique, et il n'y a pas de phase intermdiaire, avec recours aux galeries de souverains . Ce paralllisme d'un sicle marque sans nul doute une tendance gnrale parmi les principauts territoriales de la France de l'Ouest ; mais il faudrait vrifier cette ide au moyen d'autres sondages.

    Au XIIe sicle les volutions normande et bretonne divergent en revanche assez nettement. A partir de 1105 le roi de France rapparat rgulirement dans la datation des actes ducaux bretons. Il figure normalement en premire position, juste devant le duc, qui est souvent suivi de rfrences piscopales ou abbatiales. Ainsi en 1128 dans un acte pour l'abbaye angevine du Ronceray : Ludovico Francorum rege, Conano Alani comitis filio, Nannetensium comit, Britio eorumdem presule . A l'occasion il arrive mme au moins trois fois que le roi figure seul (en 1105, 1132 et 1141) et que toute autorit bretonne soit passe sous silence. Quant au pape, il ne parat que deux fois, en 1116 et 1129, et toujours en tte, devant le roi, le comte et les prlats.

  • DATATION DES ACTES PAR LE NOM DU PRINCE 17

    Jamais l'archevque n'est mentionn dans la datation d'un acte ducal breton ; il est vrai que l'archevque de Tours est extrieur au cadre breton et que celui de Dol n'est pas gnralement reconnu ; l'empereur est inconnu.

    On voit donc qu'une sorte de rupture a eu lieu, en gros, entre 1089 et 1105 : cessant d'accompagner la Normandie dans son affirmation croissante d'autonomie, la Bretagne, peut-tre prcisment par crainte d'un protectorat anglo-normand, crainte matrialise par le trait de Gisors de 1113, est rentre ostensiblement dans le giron du royaume captien. Le support que l'existence du royaume anglais prtait aux revendications des ducs normands lui a fait dfaut.

    Ne nous faisons cependant pas trop d'illusions sur les conclusions qu'autorisent des enqutes telle que celle qui vient d'tre mene. Dans des principauts territoriales qui, au moins jusque vers le milieu du XIIe sicle, n'ont pas eu de chancellerie organise, avec des traditions stables, et o la plupart des actes, mme intituls au nom du prince, ont t rdigs dans des scriptoria ecclsiastiques, nous n'atteignons que rarement la volont authentique des souverains. Il nous semble cependant qu'on l'atteint quelquefois, comme dans les diplmes les plus solennels de Robert le Magnifique ou de Guillaume le Conqurant, lors des fondations de Cerisy ou de la Trinit de Caen. Mais en gnral nous ne touchons qu'une sorte d'opinion monastique moyenne de la priode envisage.

    Cela n'en est pas moins significatif : la conception que les rares lettrs de l'poque se faisaient de la situation politique de l'Etat auquel ils appartenaient et des souverains dont ils relevaient finit par apparatre assez clairement au terme de ces longs dpouillements. On ne saurait douter, par exemple, de la haute ide que les Normands de la fin du XIe sicle et du dbut du XIIe se faisaient de leurs princes, dignes d'tre mis sur le mme pied que le roi captien, voire de l'clipser, et de se placer dans la suite immdiate du pape et de l'empereur. Nous possdons trop peu de moyens de connatre et de pntrer l'idologie politique de cette priode pour faire fi d'un tel procd d'investigation, si limite que sa porte puisse paratre des esprits critiques.

  • CHAPITRE II

    Les spultures des Souverains normands :

    Un aspect de l'idologie du Pouvoir C1)

    L'tude des spultures princires n'est certes pas un sujet vierge, mais il a surtout retenu jusqu'ici les spcialistes d'histoire de l'art ainsi l'admirable monographie de Josef Der (1959) sur les tombes de porphyre des souverains normands de Sicile (2) ou celle, plus rcente, d'Alain Erlande-Brandenburg sur celles des rois de France (3). Un autre modle, d'un esprit trs diffrent, mais exemplaire du point de vue de la mthode, est offert par le grand ouvrage de Karl Heinrich Kriiger sur les tombes royales des Germains d'Occident avant le milieu du VIIIe sicle (4). Mais, en ce qui concerne le duch de Normandie, le problme n'a t qu'effleur, dans le livre ancien d'A. Deville sur les tombeaux de la cathdrale de Rouen (1833, 3e dition en 1881) (5) et dans quelques brves notules (6). D'ailleurs ces recherches n'ont abord que d'une manire fugitive une question qui nous parat essentielle : la succession chronologique des usages observs en

    (1) Une premire forme de ce travail a t prsente aux 14es Journes d'Histoire du Droit et des Institutions de l'Ouest de la France tenues Angoulme en mai 1976. (Rsum : Annales de Normandie, XXVII, 1977, pp. 350-351).

    (2) Josef Der, The dynastie porphyry tombs of the Norman Period in Sicily, Cambridge (Mass.), 1959.

    (3) Alain Erlande-Brandenburg, Le roi est mort, Paris, 1975. (4) Karl Heinrich Krger, Knigsgrabkirchen der Franken, Angelsachsen

    und Langobarden bis Zwr Mitte des 8. Jahrhunderts. Ein historischer Katalog (Mimstersche Mittelalter-Schriften, Bd. 4), Munich, 1971.

    (5) A. Deville, Tombeaux de la cathdrale de Rouen, Rouen, 1833 ; 3e d. par F. Bouquet, Paris, 1881.

    (6) La seule source ancienne qui envisage la question dans son ensemble est la brve notice Ubi sepulta jacent horum corpora en appendice la brevis

  • 20 AUTOUR DU POUVOIR DUCAL NORMAND

    la matire et des positions idologiques qui les sous-tendent. Ce sera, dans les pages qui suivent, notre but principal.

    Le sujet n'en sera pas, pour autant, puis : on pourrait l'envisager sous bien d'autres aspects. Le grand historien des Normands au XIe sicle, David C. Douglas, a tir dans son sduisant volume de 1969, The Norman Achievement , un effet saisissant de la dispersion des tombes princires normandes aux alentours de l'an 1100, de Caen Venosa, de Mileto Winchester, de Gloucester Palerme, pour faire sentir la prodigieuse diversit des pays touchs par les Normands de la grande poque (7). On pourrait de mme voquer les scnes rvlatrices et pittoresques de la spulture du Conqurant Caen en 1087 Ascelin fils d'Arthur rclamant son droit sur le terrain o allait tre inhum le vainqueur de l'Angleterre (8). ou de celle de Guillaume Ier Palerme en 1166 les femmes de la ville, surtout les Musulmanes, pleurant trois jours le roi mort, couvertes de sacs, les cheveux dfaits et dambulant nuit et jour travers la ville (9) pour faire sentir quels milieux varis les princes normands surent s'adapter.

    Notre propos, ici, sera plus austre : travers une enqute mthodique, jamais encore tente, conduire de notations fragmentaires et pointillistes une conception d'ensemble, puis tenter d'en dduire quelques implications utiles l'historien des institutions et des ides politiques des Xe-XIP sicles.

    Notre premire tche sera de tenter un inventaire critique sommaire des lieux de spulture des ducs de Normandie et des principaux membres de leur famille immdiate entre 911 et 1204, en suivant l'ordre chronologique des dcs.

    relatio de origine Willelmi Couquestoris, texte du XIIe sicle dit par J.A. Giles, Scriptores rerum gestarum Willelmi Conquestoris, Londres, 1845, p. 14. Voir, parmi les articles modernes, Ren Derivire, Inscriptions funraires et campa- naires de la cathdrale de Rouen , Bull, de la Comm. dp. des Antiquits de la Seine-Maritime, XXVII, 1968-1969, pp. 231-256 (superficiel), et Jean Adhmar, Les tombeaux de la Collection Gaignires , Gazette des Beaux-Arts, LXXXIV, juillet-sept. 1974. Pour les vicissitudes postrieures 1944 des tombes de Rouen, A. -M. Carment-Lanfry, La cathdrale Notre-Dame de Rouen, Rouen, 1977, pp. 126-128.

    (7) D.C. Douglas, The Norman Archievement, Londres, 1969, pilogue. (8) L. Musset, Actes de Guillaume le Conqurant et de la reine Mathilde

    pour les abbayes caennaises, Caen, 1967, pp. 45-46. (9) Comme le dit Hugues Falcand , dans les annes 1180. On a une

    reprsentation graphique peine moins pittoresque et exotique, de la mort de Guillaume II en 1189 dans une enluminure du manuscrit de Pierre d'Eboli Berne, reproduite par R.H.C. Davis, The Normans and their myth, Londres, 1976, p. 85, fig. 44.

  • SEPULTURES DES SOUVERAINS NORMANDS 21

    Rollon, mort vers 932, a t enterr la cathdrale de Rouen, selon le tmoignage unanime des sources du XIIe sicle il n'en est pas d'antrieures (10). En 1073, lors de la ddicace de la cathdrale de l'archevque Maurille, sa tombe fut dplace, selon Orderic Vital (11), et place prope hostium australe, ce que confirme Wace (12). Elle fut nouveau dplace lors de l'amnagement du chur gothique, puis vers 1737, et enfin restaure en 1956 (13). Le gisant du XIIIe sicle, dj trs mutil au XVIIe sicle, a t entirement refait au XIXe. En choisissant d'tre inhum la cathdrale, Rollon s'est peut-tre inspir comme sur d'autres points, selon une thse qui nous est chre du prcdent des rois danois d'York : le premier chrtien parmi ceux-ci, Guthred, fils de Harthacnut, mourut en 895 et fut enterr dans la cathdrale de sa capitale (14). Le rapprochement est d'autant plus probable que, pour la priode antrieure 750, K.H. Krger a not que la pratique des spultures royales dans une cathdrale n'tait, de tout l'Occident, connue que dans la seule Angleterre, en trois sites : York, Londres et Winchester. L'ide ne saurait donc gure avoir de racines continentales (15).

    Guillaume Longue Epe, assassin Picquigny (Somme) le 16 dcembre 943, fut aussi enterr la cathdrale de Rouen, selon le tmoignage de Dudon de Saint-Quentin et de tous les auteurs postrieurs (16). Sa tombe fut aussi dplace en 1073 par Maurille et place secus hostium aquilonale ; elle subit ensuite peu prs les mmes vicissitudes que celle de Rollon. Le gisant actuel, du XIVe sicle, a t replac dans le dambulatoire.

    Richard Ier, mort en 996, fut inhum l'abbaye de Fecamp, localit devenue alors l'une des plus importantes rsidences ducales. Dudon donne un long rcit de ses obsques (17). Il assure que le duc revint mourir de Bayeux Fcamp pour viter

    (10) Avant tout Orderic Vital, d. Le Prvost, II, p. 371, d. Chibnall, III, p. 90) ; Wace, d. Holden, p. 59, v. 1307-1311 ; texte Ubi sepulta (cit note 6), p. 14.

    (11) Orderic Vital, loc. cit. (12) Wace, loc. cit., el cost vers midi . (13 Deville, op. cit., d. 1881, pp. 13-19. (14) Aethelweard, Chronique, d. Al. Campbell, p. 51 : Cujus mausoleatur

    Evoraca corpus in urbe, in basilica summa ; cf. le commentaire d'Alfred P. Smyth, Scandinavian York and Dublin, t. I, Dublin, 1975, pp. 44 et 46. Sur les tombes royales anglaises dans des cathdrales, cf. J.M. Wallace-Hadrill, Early Medieval History, Oxford, 1975, p. 92.

    (15) K.H. Krger, op. cit., p. 432. (16) Dudon de Saint-Quentin, d. Lair, p. 208 ; Orderic Vital, d. Le

    Prvost, II, p. 371 ; d. Chibnall, II, p. 90 ; Wace, d. Holden, p. 82, v. 2014-2017 ; Deville, op. cit., pp. 23-28.

    (17) Dudon, d. Lair, pp. 298-299 ; cf. aussi Wace, v. 719-766, d. Holden, pp. 187 189.

  • 22 AUTOUR DU POUVOIR DUCAL NORMAND

    une translation de son corps et qu'il demanda tre inhum non ... infra aditum hujus templi (l'glise canoniale de Fcamp), sed ad istud ostium in stillicidio monasterii , c'est--dire, sans doute, dans le parvis. Dudon indique que l'on construisit ensuite sur la tombe de Richard Ier une chapelle d'une remarquable beaut, jointe la basilique, et c'est l qu'il est vnr, entour admirablement par des colonnes . A la fin du XIe sicle, un crit fcampois, le Libellus de revelatione, ajoute quelques dtails : il confirme que, sur l'ordre du duc, il fut enterr in sanctae ecclesiae stillicidio , geste d'humilit assez courant, plus spcialement sans doute pour des fondateurs, puis que son fils fit construire super sepulchrum patris in honore sancti Thomae basilicam (18). L'existence de cette chapelle funraire et sa ddicace saint Thomas sont confirmes par Wace (19). Ce type de monument est tout fait isol dans notre documentation ; nous n'en rencontrerons d'analogue que pour Bphmond de Tarente Canosa di Puglia en 1111 un difice pour lequel, en raison de la carrire aventureuse du personnage, on a surtout song des prcdents musulmans. Cependant la pratique peut avoir des origines italiennes : on croirait volontiers que Richard II s'est en cette matire laiss influencer par Guillaume de Volpiano, lui-mme inspir par les mausoles des rois lombards Monza et Pavie (20) ; en ce cas la tombe de Canosa ne serait, dans une certaine mesure, qu'un retour aux sources. Aucun document postrieur Wace ne cite plus cette chapelle Saint-Thomas (21).

    En 1162, au cours d'une crmonie solennelle sur laquelle nous reviendrons plus loin, la tombe de Richard Pr fut transfre derrire l'autel de la Sainte-Trinit , qui est le matre-autel de l'abbatiale (22). Une seconde translation, peu prs sans dplacement, eut lieu en 1518. En 1638 les ossements furent mis au trsor de la sacristie, de nouveau inhums dans le chur en 1748 ; on pense les y avoir retrouvs en aot 1942 avant de les rinhumer solennellement (23).

    On ne sait rien des lieux de spulture des duchesses Emma et Gonnor. Mais un fils de Richard F"1, ignor par l'historiographie,

    (18) Libellus de revelatione, d. Neustria Pia, p. 211, c. 19. (19) Ed. Holden, v. 765, p. 189 : Desus ont fait une chapele / de Saint

    Thomas. Ki mult est ble . (20) Sur l'usage lombard, cf. Krger, op. cit., p. 430. (21) Mais Dom Toussaint-Duplessis, Description de la Haute -Normandie,

    Paris, 1740, t. I, p. 91, l'identifie la chapelle Saint-Taurin. (22) Voir plus loin notes 61 65. (23) Sur ces translations modernes, cf. Dom E. Lecroq, IVe Translation des

    restes des ducs de Normandie..., Fcamp, 1947, et Jean Montier, L'abbaye de Fcamp au XVIIIe sicle , Fcamp, ouvrage scientifique du XIIIe Centenaire, Fcamp, 1960, t. II, pp. 17-96, la page 27.

  • SEPULTURES DES SOUVERAINS NORMANDS 23

    dcd un 1er mars au lendemain de son baptme et appel Robert, fut aussi inhum Fcamp ; sa tombe et son pitaphe furent dcouvertes en 1710 dans la chapelle des Vierges et dplaces alors prs de la tombe de son pre. On semble en avoir perdu la trace depuis (24).

    Richard II, dcd le 23 aot 1026, fut aussi inhum Fcamp, sans doute ct de son pre, et sa dpouille suivit depuis le XIIe sicle exactement les mmes vicissitudes (25).

    Sa femme, Judith de Bretagne, fut selon les modernes, enterre l'abbaye de Bernay qu'elle avait fonde et dans le chur de laquelle on crut retrouver son cercueil en 1861 ; les ossements en question furent alors transports l'glise paroissiale Notre-Dame de la Couture (fvrier 1862). Mais ds le dbut du XVIIIe sicle, des doutes s'taient levs sur cette spulture. Ce qui est certain, c'est qu'au XVIIe sicle il existait au chapitre de Fcamp l'pitaphe d'une Judith dont le mari n'est pas nomm et o Dom Lobineau voyait la femme de Richard II, tandis que d'autres auteurs y reconnaissaient la femme d'Alain III de Bretagne, qui semble en ralit s'tre nomme Berthe. C'est donc trs probablement la duchesse Judith qui reposait Fcamp ; son pitaphe aurait t retrouve en remploi l'Htel de Ville (26).

    Un fils de Richard II, Guillaume, mort moine Fcamp un 5 dcembre vers 1025, fut aussi inhum Fcamp o sa tombe et son pitaphe furent retrouves en 1718 dans le collatral du ct de l'Evangile, entre le pilier du Prcieux Sang et la chapelle Sainte-Madeleine (27). Un autre fils, du nom de Robert, aurait t enterr l'abbatiale Saint-Pre de Chartres, selon une tradition locale (28).

    Richard III, mort le 6 octobre 1027 dans des conditions suspectes, semble avoir t inhum Saint-Ouen de Rouen, dont son fils Nicolas fut plus tard abb, mais on ne possde ce sujet

    (24) Abb Cochet, La Seine-Infrieure historique et archologique, Paris, 1864, pp. 201-202, avec renvoi aux publications du XVIIIe sicle. (25) Wace, d. Holden, v. 2213-2216 et 2240-2245, pp. 243 et 244. (26) Pour Fcamp : Dom Toussaint-Duplessis, op. cit., p. 98, et Andr-Paul

    Leroux, L'abbatiale de Fcamp vue par un artisan, t. III, Fcamp, 1920, p. 205 (qui reproduit le texte crit en 1684 par Dom Guillaume le Hule) ; pour Bernay, voir en dernier lieu J.-P. Suau, Un industriel-archologue bernayen, Lon Le Mtayer-Masselin , Nouvelles de l'Eure, n 57, 1975, pp. 19-29, p. 21 et p. 25, note 15. Une note journalistique de dcembre 1955 a annonc qu'on venait de dcouvrir l'Htel de Ville les pierres tombales d'Alain de Bretagne et de cette Judith ; une enqute sur place entreprise ma demande par Mlle A. Renoux n'a pas permis de la vrifier.

    (27) Dom Toussaint-Duplessis, op. cit., I, p. 97. (28) Cartulaire de Saint-Pre de Chartres, d. B. Gurard, t. I, p. 121.

  • 24 AUTOUR DU POUVOIR DUCAL NORMAND

    que des tmoignages trs tardifs et Dom Pommeraye, en 1662, crivait que, de sa tombe, il ne reste pas aujourd'hui le moindre vestige (29) .

    Robert le Magnifique trouva la mort, on le sait, Nice en Anatolie, au retour de Jrusalem, entre le 1er et le 3 juillet 1035. Il y fut inhum, selon Guillaume de Jumiges, dans une basilique Notre-Dame sise intra menia , et, selon Wace, en l'glise de l'vesqui . Le transfert du corps en Normandie, qui, selon Guillaume de Malmesbury, aurait t envisag par Guillaume le Conqurant, n'eut jamais lieu (30).

    Alain III de Bretagne, rgent de Normandie de 1035 1040, mourut sans doute Vimoutiers le 1er octobre 1040 et fut inhum Fcamp o l'on montrait au XVIIe sicle sa tombe et son pitaphe dans le haut du chapitre. Sa dalle funraire aurait t retrouve en 1955 avec celle de la duchesse Judith (31).

    Guillaume le Conqurant mourut Rouen le 9 septembre 1087 au prieur de Saint-Gervais et fut inhum peu aprs dans le chur de l'abbatiale Saint-Etienne de Caen, qu'il avait fonde. L'pisode, ainsi que les vicissitudes posthumes des restes du roi, sont assez connus pour qu'il ne soit pas utile d'y revenir (32). Retenons seulement que sur sa tombe son fils Guillaume le Roux fit lever une area argentea deaurata (33), ailleurs dcrite comme un mirificum memoriale... quod ex auro et argento et gemmis usque hodie competenter splendescit (34) , d l'orfvre londonien Otton. C'est le premier monument de ce type que nous

    (29) Dom Pommeraye, Histoire de l'abbaye royale de Saint-Ouen de Rouen, Rouen, 1662, p. 249.

    (30) Guillaume de Jumiges, d. Marx, p. 114 ; Wace, d. Holden, v. 3213-3218, p. 280 ; Guillaume de Malmesbury, Gesta regum, d. Stubbs, t. II, p. 333 (1. III, c. 277). Un texte de nulle valeur, mais qui atteste bien la force qu'avait acquise la tradition des spultures ducales Fcamp, affirme que le pre de Guillaume le Conqurant, Eustachius (sic), dux Normannorum... apud Fiscanum splendido quiescit mausoleo (Chronique de Geoffroy de Vigeois, d. Labbe, Nova bibliotheca manuscriptorum, t. II, 1657, p. 284, crit la fin du XIIe sicle).

    (31) Sur la mort d'Alain III, cf. Andr Oheix, La date de la mort d'Alain III, duc de Bretagne , Bull. Soc. Emulation des Ctes-du-Nord, LI, 1913, pp. 93-100 ; sur le lieu, Orderic Vital, Interpolations Guillaume de Jumiges, d. Marx, p. 194 ; sur la tombe, cf. Toussaint-Duplessis, op. cit., p. 97 ; A.-P. Leroux, op. cit., p. 205.

    (32) Voir en dernier lieu L. Musset, Les actes de Guillaume le Conqurant et de la reine Mathilde polir les abbayes daennaises, Caen, 1967, pp. 45-46, et la notice publie, ibid., n 30, p. 142, ainsi qu'Orderic Vital, d. Le Prvost, III, pp. 250-253 (d. Chibnall, IV, pp. 102-106).

    (33) Texte dit par Marx, Guillaume de Jumiges, p. 148. Contrairement l'opinion de Marx, ce texte ne semble pas d'origine caennaise, ce qui diminue son autorit.

    (34) Orderic Vital, d. Le Prvost, ..III, pp. 256-257 ; d. Chibnall, IV, p. 110.

  • SEPULTURES DES SOUVERAINS NORMANDS 25

    rencontrions. Inutile de dire qu'il n'a pas longtemps survcu aux difficults financires. Et signalons aussi au passage que selon le Chronicon monasterii de Bello , tmoin intress, donc partial, Guillaume avait projet de se faire enterrer Battle Abbey, sur le site de sa victoire de 1066, s'il mourait en Angleterre (35).

    Le premier dcs princier dans l'entourage du Conqurant fut sans doute vers 1064 celui de Marguerite du Maine, fiance de son fils an Robert. Guillaume de Poitiers et Orderic Vital indiquent qu'elle fut enterre l'abbatiale de Fcamp. Sa tombe dans la chapelle des Vierges est encore signale au XVIIIe sicle par Dom Toussaint Duplessis (36). Parmi les enfants de Guillaume n'ayant pas rgn, une seule, Agathe, fiance plus ou moins mythique de Harold et d'Alphonse VI, aurait t inhume dans un lieu connu de Normandie, la cathdrale de Bayeux, selon Orderic Vital ; mais rien ne vient corroborer cette indication (37).

    Nous foulons un terrain plus sr avec la reine Mathilde, morte en 1083 et enterre dans sa fondation, l'abbaye de la Trinit Caen, selon l'unanimit des sources. Outre son pitaphe sur une dalle de marbre noir qui existe toujours dans le chur de l'abbatiale, Orderic Vital connaissait un memoriale ... super ipsam ex auro et gemmis mirifice constructum (38) . Il a naturellement disparu, et n'est pas cit ailleurs ; mais il faut souligner sa symtrie avec le monument du roi Guillaume, sans doute aussi avec celui lev par le Conqurant la reine Edith, veuve d'Edouard le Confesseur, l'abbaye de Westminster, tumbam argenti aurique expensis operosam (39). Relevons le contraste de ces monuments avec l'humilit voulue de la premire tombe in stillicidio de Richard Ier : les temps avaient chang avec les succs de 1066 !

    Guillaume le Roux ne fut, en principe que roi d'Angleterre, mais comme il gouverna aussi en fait la Normandie de 1096 1100, mentionnons qu'aprs son assassinat dans la New Forest le 2 aot 1100, il fut inhum, la cathdrale de Winchester, site recommand la fois par sa proximit (les vnements pressaient) et par une solide tradition remontant aux rois anglo- saxons de la dynastie de Wessex et, plus rcemment, Knut le Grand et ses fils. Peut-tre s'tait-elle dj impose comme

    (35) Chronicon monasterii de Bello, d. Brewer, Londres, 1846, pp. 38-39. (36) Guillaume de Poitiers, d. R. Foreville, p. 94 ; Orderic Vital, d.

    Le Prvost, II, p. 104 ; d. Chibnall, II, p. 118 ; Dom Toussaint-Duplessis, ouvr. cit, I, p. 97.

    (37) Orderic, d. Le Prvost, II, p. 392 ; d. Chibnall, III, p. 114. (38) Orderic, d. Le Prvost, III, p. 193 ; d. Chibnall, IV, p. 44. (39) Guillaume de Malmesbury, Geste regum, d. Stubbs, t. II, p. 33-2,

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    site de spulture lorsque, vers 1075, son frre an Richard avait, comme lui, trouv la mort dans la New Forest (40). La tombe de marbre noir anpigraphe, en btire, que l'on attribue sans certitude Guillaume le Roux, existe toujours, prs de la croise du transept. Une lgende rapporte par Guillaume de Malmesbury veut que la tour centrale de la cathdrale se soit effondre l'anne suivante en raison de l'injure faite ce saint lieu en y enterrant le roi, toute sa vie ingouvernable et lubrique, et de plus mort sans viatique (41).

    Robert Courteheuse mourut dans sa prison de Cardiff en 1134 aprs 28 ans d'internement. Il n'eut donc pas le loisir de choisir sa spulture. Son frre et gelier Henri Ier le fit inhumer l'abbatiale Saint-Pierre de Gloucester, relativement proche de son lieu de dtention. Cette glise avait dj reu une spulture quasi royale, celle de la fameuse Mhelflaed, dame des Merciens , fille d'Alfred le Grand, morte en 918 ou 919 (42). Chose remarquable, Henri fit Gloucester une notable donation foncire pour procurer une lumire devant le matre-autel, brlant pour l'me de son frre Robert qui y tait enterr (43). Au XIIIe sicle un magnifique gisant de bois, qui existe encore, fut plac sur la tombe.

    Robert n'avait pu manifester ses intentions personnelles que lors du dcs prmatur de sa jeune femme, Sibylle de Conversano, en 1103. Orderic Vital indique qu'elle fut inhume dans la nef de la cathdrale de Rouen et que sa tombe fut couverte d'une plaque de pierre blanche polie , portant une pitaphe qu'il reproduit (AA). Une copie en a t rtablie dans la cathdrale actuelle.

    Le dernier fils du Conqurant, Henri Ier Beauclerc, mourut Lyons-la-Fort le 1er dcembre 1135 (45). Ses obsques, qui ont

    (40) Les circonstances de la mort de Richard sont connues par Guillaume de Malmesbury, Gesta regum, d. Stubbs, II, p. 332, et par Orderic, d. Le Prvost, II, p. 391 ; d. Chibnall, III, p. 114, mais ces auteurs ne disent rien de sa spulture. Dans le collatral droit du chur de la cathdrale de Winchester, une tombe porte l'inscription : Intus est corpus Richardi, Wilhelmi conques- toris filius et Beornie ducis . Ce texte est tardif et sa dernire partie reste inexplicable : c'est gratuitement qu'une transcription moderne parle de Richard of Bernay .

    (41) Gesta regum, IV, 331. (42) Krger, ouvr. cit ci-dessus note 4, p. 334. (43) Historia monasterii S. Ptri Gloucestriae, d. W. H. Hart, 1863, t. I,

    pp. 110-111. (44) Orderic, d. Le Prvost, IV, p. 185 ; d. Chibnall, VI, p. 88. (45) Sur les circonstances de sa mort et de sa spulture, il suffit de

    renvoyer D. Lohrmann, Der Tod Knig Heinrichs I. von England in der mittellateinischen Literatoor Englands und der Normandie , Mittellateinisches Jahrbuch, VIII, pp. 90-107.

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    retenu l'attention d'un grand nombre de chroniqueurs, se droulrent selon un crmonial complexe, rehauss de scnes macabres dont nous ferons ici l'conomie. Le corps fut d'abord port Rouen, dans un recoin (Guillaume de Malmesbury) de la cathdrale et un embaumeur enleva le cerveau, la langue, les yeux et les viscres qui furent inhums dans l'glise du prieur suburbain de Notre-Dame du Pr, dpendance de l'abbaye du Bec. Le reste de la dpouille mortelle, par Pont-Audemer et Bonne- ville-sur-Touques, fut port Caen et sjourna quelque temps ct de la tombe de son pre dans le monastre de Saint- Etienne , en attendant une amlioration des conditions du voyage travers la Manche. Il fut enfin inhum le 6 janvier 1136 l'abbaye de Reading en Berkshire que Henri avait fonde une quinzaine d'annes plus tt (46). Rien ne subsiste plus de la tombe du roi, cependant restaure en 1398-1399 : l'abbaye fut rase aprs la Rformation. Henri fut plus tard rejoint Reading par sa seconde femme Adlade de Louvain, quoi qu'elle et pous en secondes noces le comte Guillaume de Lincoln.

    La premire femme du roi Henri Ier, Mathilde d'Ecosse, morte en 1118, fut, d'ordre de son mari, inhume Westminster dans le chur o reposait son parent Edouard le Confesseur (47). Le corps du prince hritier Guillaume Adelin ne fut jamais retrouv aprs sa noyade du 25 novembre 1120. Etienne de Blois ne fut, pour la Normandie, gure plus qu'un prtendant : nous nous bornerons signaler sa spulture en 1154 dans le monastre de Faversham qu'il avait fond en 1147 en Kent ; il y reposa aux cts de sa femme Mathilde, morte en 1152, et de son fils Eustache. Les bases des tombes du roi et de la reine ont t trouves dans les ruines en 1965 (48).

    L'impratrice Mathilde, gravement malade en 1134, avait demand tre enterre l'abbaye du Bec, dont elle tait bienfaitrice, mais son pre Henri Ier avait alors prtendu lui imposer la cathdrale de Rouen : nous reviendrons sur cet pisode signi-

    (46) Reading tait peut-tre dj lie une ide funraire : Christopher Brooke, Princes and Kings as patrons of Monasteries ..., dans II Monachesimo e la Riforme ecclesiastica (1049-1128), Milan, 1971, pp. 139-142, suggre que sa fondation, aprs le dsastre de la Blanche-Nef, tait un acte de pnitence pour les pchs du roi, qui avaient caus la mort de son fils. Sur la tombe d'Adlade de Louvain, nous sommes renseigns par un continuateur de Florent de Worcester travaillant Reading : O. Lehmann-Brockhaus, Lateinische Schrift- quellen zur Kunst in England..., Munich, 1955, t. II, p. 373, n 3637.

    (47) Robert de Torigni, d. Delisle, t. I, p. 155 et les textes runis par O. Lehmann-Brockhaus, ouvr. cit, t. II, p. 81, nos 2566 et 2567. Une curieuse chronique du XVe sicle revendique la tombe de Mathilde pour Winchester et assure que la reine reut une pluralit de cnotaphes dans d'autres glises monastiques anglaises : Lehmann-Brockhaus, ouvr. cit, II, p. 663, n 4740.

    (48) Note de A.J. Percival, Archaeological Journal, CXXV, 1969, p. 248.

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    ficatif (49). Quand elle mourut le 10 septembre 1167 l'abbaye du Pr, dans la banlieue de Rouen, on mit son ancien vu excution : son corps fut inhum au Bec, maison-mre du Pr. Sa tombe y fut reconnue en 1282, pille en 1421, refaite en 1684, retrouve en 1846 ; finalement son corps fut transfr en 1871 la cathdrale de Rouen, o il repose toujours, voqu par une simple inscription (50).

    Geoffroy Plantagent son mari, mort le 7 septembre 1151 Chteau-du-Loir, n'avait exerc le pouvoir en Normandie qu'au nom de sa femme et de son fils : c'est pourquoi il fut inhum dans ses Etats hrditaires, la cathdrale du Mans, devant l'autel du Crucifix. On sait que la plaque d'mail qui signalait sa tombe est aujourd'hui au Muse du Mans (51).

    Henri II mourut Chinon le 6 juillet 1189. Comme il l'avait demand, il fut inhum dans l'abbatiale voisine de Fontevrault o son gisant de bois existe encore. Sa veuve Alinor d'Aquitaine l'y rejoignit en 1204, faisant de l'abbaye une ncropole dynastique, qui a t rcemment tudie (52).

    Le premier dcs survenu dans l'entourage immdiat de Henri II fut en 1156 celui de son fils premier-n, Guillaume, mort en bas ge : il fut inhum Reading prs de Henri Ier. Le second, en 1164, le 29 juin, fut son frre Guillaume Longue Epe ; mort Rouen, il avait souhait, selon Etienne de Rouen, tre inhum au Bec comme sa mre, mais il le fut la cathdrale de Rouen auprs des ducs du Xe sicle (53). Quant au roi Henri le Jeune, mort Martel (Lot) le 11 juin 1183, malgr les suggestions de plusieurs tmoins de sa mort qui auraient prfr le dposer l'abbaye de Grandmont en Limousin (54), son corps subit une translation longue et mouvemente sur laquelle nous reviendrons. Viscres et cerveau furent d'abord extraits et sans doute inhums sur place. Puis la procession funraire passa par Saint-Savin et

    (49) Les textes essentiels sont dans Robert de Torigni, d. Delisle, I, p. 193 ; interpolations Guillaume de Jumiges, d. Marx, pp. 304-305 et les commentaires du Chanoine Pore, Histoire de l'abbaye du BeC, Evreux, 1901, t. I, p. 296.

    (50) Pore, ouvr. cit, I, p. 509 ; II, pp. 415 et 615. (51) Sur cette plaque, il suffira de renvoyer la notice dtaille du cata

    logue de l'exposition Millnaire du Mont-Saint-Michel, Paris, 1966, p. 72, n 128, et surtout l'tude de M.M. Gauthier, A propos de l'effigie funraire de Geoffroy Plantagent , c. r. de l'Acadmie des Inscr. et B.-L., 1979, pp. 105-131.

    (52) Cf. A. Erlande-Brandenburg, Les rois Fontevrault, Fontevrault, 1979. (53) Etienne de Rouen, Draco Normannicus, II, 449 ; Robert de Torigni,

    anno 1164. (54) Relevons cette suggestion, qui prparait le geste de Henri II en 1189 :

    le choix de l'glise d'un chef d'ordre particulirement favoris par la dynastie. Pour Grandmont, voir plus bas note 70.

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    fit une halte symbolique comparable celles qui avaient t observes pour Henri Ier dans le chur de la cathdrale du Mans, ct de la tombe de son grand-pre Geoffroy. Les Manceaux tentrent de transformer cet arrt en spulture dfinitive, mais les Rouennais ragirent avec tant de vigueur que le jeune roi fut finalement emmen en Haute-Normandie et, aprs une halte Ses, fut inhum dans la cathdrale de Rouen, gauche du grand autel selon Robert de Torigni et Raoul de Dicet (55). Son gisant, refait au XIIIe sicle, fut enfoui en 1734 et retrouv en 1866 ; il a t remis en place en 1956, mais la tombe est vide. D'autres membres de la famille de Henri H, comme sa fille Jeanne, morte en 1199, et Isabelle d'Angoulme, femme de Jean sans Terre, morte en 1246, reposrent Fonte- vrault, mais dans le cimetire des religieuses et non dans l'glise abbatiale, du moins dans un premier stade (56).

    Richard Cur de Lion mourut le 6 avril 1199 devant Chalus en Limousin ; il fut inhum ct de son pre Fontevrault. Ses viscres, selon Roger de Hoveden, furent dposs Charroux ; selon Roger de Wendover et Mathieu Paris Chalus mme. Selon ses dernires volonts, son cur fut envoy Rouen et, selon Dom Pommeraye, mis ct du grand autel dans une grande caisse d'argent que l'on vendit depuis pour aider payer la ranon de saint Louis : sort commun des spultures d'orfvrerie ! Roger de Wendover a quelques vers curieux sur cette spulture c loca per trina , voquant, comme l'a vu D. Lohrmann, ceux qui avaient t crits en pareil cas pour Henri Ier (57). Plus tard, un gisant du XIIIe sicle remplaa la tombe du cur ; il fut, comme celui d'Henri le Jeune, recouvert au XVnie sicle et retrouv en 1838.

    Le dernier duc-roi, Jean sans Terre, ayant perdu la Normandie, fut inhum la cathdrale de Worcester, devant l'autel de saint Wulfstan, aprs sa mort survenue Newark en Lincolnshire le 18 octobre 1216. Son gisant en marbre de Purbeck existe

    (55) Les textes fondamentaux sont ceux de Robert de Torigni, d. Delisle, t. II, p. 121 ; Raoul de Dicet, Hist, de la France, XVII, 622, CD, et Benot de Peterborough, Vita Henrici II ; Ibid., XVII, pp. 455-456. Une interprtation quasi hagiographique, traitant les restes du jeune roi de beati viri reliquiae, de sanctum corpus se trouve sous la plume de Thomas Agnellus, d. J. Stevenson (Rolls Series, t. 66), pp. 267-269 ; elle reste isole.

    (56) Voir A. Erlande-Brandenburg, ouvr. cit ci-dessus note 52 et, du mme, Le cimetire des rois Fontevrault , Congrs Archol. de France, CXXII, pp. 482-492. Sur les tombes des derniers souverains anglo-normands, cf. maintenant E. Mason, St. Wulfstan's staff , Medium JEvum, LUI, 1984, pp. 157-179, aux pages 157 et 171.

    (57) Roger de Wendover, d. Hewlett, t. I, p. 283 ; Dom Pommeraye, Histoire des archevques de Rouen, Rouen, 1686, p. 430.

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    toujours, sur un socle refait au XVe sicle. C'est seulement avec son fils Henri III, mort en 1272, que la dynastie reprit une tradition anglo-saxonne : il fut inhum l'abbaye de Westminster, qu'il avait reconstruite peu auparavant, ct d'Edouard le Confesseur. Son magnifique gisant de bronze y subsiste. Le retour Westminster avait dj t esquiss, dans les annes suivant la translation solennelle d'Edouard le Confesseur en 1269, par l'enterrement dans cette abbaye en 1271 de Jean, fils an du futur Edouard Pr, mort l'ge de cinq ans, et de Henri, fils de l'phmre empereur Richard de Cornouailles.

    II

    Quelle interprtation peut-on proposer de cette suite de notations disperses ? On peut, pensons-nous, tirer d'abord une leon de la succession trs claire d'un certain nombre de phases chronologiques.

    A) D'abord, dans la premire moiti du Xe sicle, les deux premiers ducs, Rollon et Guillaume Longue-Epe, se font inhumer la cathdrale de Rouen : on peut y voir un manifeste clatant du ralliement des Normands l'Eglise de Neustrie et une conscration du rle fondamental accord l'archevch de Rouen dans la construction de l'Etat normand. L'inspiration premire peut tre venue d'York.

    B) Puis, la fin du Xe sicle et durant les deux premiers tiers du XIe sicle, c'est la prpondrance d'un sanctuaire dynastique : l'abbaye de la Sainte-Trinit de Fcamp, fondation des ducs Richard. Y reposent les ducs Richard Ier et Richard II, leurs enfants Robert et Guillaume, sans doute la duchesse Judith, et encore, de part et d'autre du milieu du XIe sicle, le rgent Alain de Bretagne (1040) et Marguerite du Maine (en 1064). Les seules exceptions connues Richard III et Robert le Magnifique sont dues aux circonstances trs particulires de leurs dcs.

    C) Guillaume le Conqurant et Mathilde, en faisant lection de spulture respectivement Saint-Etienne et la Trinit de Caen, inaugurent une troisime priode, caractrise par le recours des fondations privilgies, rsultant du choix personnel de chaque prince. L'exemple de Guillaume a t suivi par son fils Henri Ier Reading, par son petit-fils Etienne Faversham, par sa petite-fille l'impratrice Mathilde au Bec ; son arrire-petit-fils Guillaume Longue-Epe aurait encore souhait le suivre (au Bec). Cette phase couvre en gros les quatre-vingts annes allant de 1083 (mort de la reine Mathilde) 1167 (mort de l'impratrice Mathilde). Les exceptions constitues par Guillaume le Roux et

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    Robert Courteheuse s'expliquent encore une fois par les circonstances de leurs morts et, en partie, par des traditions anglaises.

    D) Mais dj s'esquissaient des vellits d'un retour Rouen, berceau et principal point d'appui de la dynastie. On les sent ds 1103 avec la spulture de la duchesse Sibylle, encore mieux en 1134 avec l'inhumation manque de l'impratrice Mathilde et la volont clairement exprime alors par son pre Henri Pr. Ce retour ne s'imposa pourtant qu'au dbut de la priode des Planta- gent : c'est la cathdrale de Rouen que furent inhums en 1164 Guillaume Longue-Epe, en 1183 Henri le Jeune et c'est encore elle qu'en 1199 Richard Cur de Lion rserva son cur. Comme l'a suggr en 1975 J.C. Holt, il semble bien s'agir de la part de cette famille demi angevine, d'un dsir de renouer avec les racines de l'histoire normande (58).

    E) Enfin le sentiment angevin l'emporta. Rouen fut abandonne au profit de Fontevrault, par Henri II (1189), Richard (1199) et Alinor (1204). Comment ne pas voir dans cet ultime pisode le symbole de la dsaffection entre la Normandie et sa dynastie, qui joua un tel rle dans les vnements de 1204 ? Le conflit entre l'ide angevine et l'ide normande avait dj t sensible lors de l'inhumation d'Henri le Jeune en 1189.

    Soulignons, avant d'aller plus loin, que cette volution est pratiquement toute normande, en tout cas continentale. L'acquisition de la couronne anglaise en 1066 n'y a jou qu'un rle trs subalterne avant le XIIIe sicle.

    Est-ce illusion de proposer cette squence chronologique une explication idologique ? Nous n'en croyons rien. Retournons aux sources pour analyser minutieusement certains pisodes significatifs. Moins nombreuses qu'on ne les souhaiterait, mais tout de mme frappantes, sont les dclarations de principe et les actions spectaculaires qui explicitent une pense politique. Leur seule faiblesse est d'appartenir toutes au XIIe sicle les textes du XIe sont, comme toujours, trop laconiques aussi n'expliquent-elles clairement que les dernires phases de l'volution.

    Evoquons d'abord un passage de la chronique de Robert de Torigni, sous l'anne 1134 (59). L'impratrice Mathilde, cette anne-l, tomba dangereusement malade et envisagea sa mort. Elle demanda son pre Henri Ier d'tre enterre l'abbaye du

    (58) J.C. Holt, The End of the Anglo-Norman Realm , Proceedings of the British Asademy, LXI, 1975, p. 25 du tir part.

    (59) Voir ci-dessus note 49.

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    Bec, dont elle avait en grande partie financ la reconstruction : cas exemplaire, donc, d'une lection de spulture dans un sanctuaire privilgi. Mais le roi Henri s'y opposa, dicens dignius esse ut Rothomagi sepulta condiretur, ubi et antecessores ejus, Rollonem et Willermum filium ejus, dico, requiescunt . La version encore plus explicite donne par le mme auteur dans ses interpolations Guillaume de Jumiges s'exprime ainsi : dicens non esse dignum ut filia sua, imperatrix Augusta, quae semel et iterum in urbe Romulea, quae caput est mundi, per manum summi pontificis imperiali diademate processerat indignita, in aliquo monasterio, licet percelebri et religione et fama, sepeliretur, sed ad civitatem Rothomagensem, quae metropolis est Normannorum, saltern delata, in ecclesia principali, in qua et majores ejus, Rollonem loquor et Willermum Longam Spatam filium ipsius, qui Neustriam armis subegerunt, positi sunt, ipsa poneretur . Mathilde protesta, finit par obtenir l'assentiment de son pre pour le Bec (il avait lui-mme fait lection de spulture Reading, ce qui affaiblissait sans doute sa position de principe), et ne mourut d'ailleurs qu'un tiers de sicle plus tard. L'important est que ce texte, rdig vers 1149, exprime avec tant de force une idologie de la spulture princire normande qui, cette date, n'avait pas encore trouv d'application pratique. Tout l'essentiel y est runi : l'ide de la continuit dynastique, exprime par la spulture auprs des grands anctres ; celle de la capitale Rouen, mtropole des Normands et celle de la supriorit d'une cathdrale sur un simple monastre. Sans doute le caractre imprial de l'intresse justifiait-il une insistance exceptionnelle sur ce dernier thme.

    Quelques annes plus tard, en 1151, la mme chronique de Robert de Torigni illustre nouveau, au sujet de Geoffroy Plantagent, une ide voisine ; mort Chteau-du-Loir, il est inhum la cathdrale du Mans : Hic solus omnium mortalium intra muros civitatis Cinomannicae sepultus est ; conditus est enim in ecclesia sancti Juliani ante Crucifixum . Ce lieu de spulture ne fut sans doute pas si unique que notre auteur le dit, mais son insistance est significative (60).

    Plus caractristique encore est le geste de Henri II Plantagent, au fate de sa carrire, en 1162, quand il organisa la translation solennelle des restes des ducs Richard dans l'abbatiale de Fcamp une translation qui, notons-le, n'tait aucunement exige par des travaux de reconstruction, ceux-ci n'ayant commenc qu'aprs l'incendie de 1168. La porte de la translation est souligne par un acte du cardinal-lgat Henri, qui marque la concomitance

    (60) La citation est de Robert de Torigni, d. Delisle, t. II, p. 256.

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    entre le transfert des ossements des ducs et celui des reliques de saints de Fcamp, les saints Flavien, Contest, Sans et les saintes Afre, Perptue et Genevive (61), et surtout par deux actes de Henri IL Le premier, un bref donn Lillebonne au dbut de 1162, est presque exorbitant du droit commun : il tend la paix du duc tous ceux qui viendraient assister la crmonie (62). Un second acte consiste en une donation de terre Fcamp (les Hogues, Criquebeuf -sur-Mer), en prsence des vques d'Evreux, Lisieux, Bayeux et Avranches, pro honore comitum Ricardorum predecessorum meorum (63). Enfin Robert de Torigni a laiss un rcit de la crmonie : Richard Ier, duc de Normandie, et Richard II son fils Fcamp sont levs des tombes o ils gisaient sparment et dposs plus honorablement derrire l'autel de la Sainte Trinit. A cette translation notons que le vocabulaire est celui de l'hagiographie assistrent Henri, roi d'Angleterre, et les vques de Normandie (64). Un pote fcampois du XIIIe sicle souligne la prsence du lgat du pape, le cardinal Henri, et renchrit sur la terminologie hagiographique du chroniqueur : il parle de chsses et indique qu'elles furent places

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    Maria Rothomagensis sepeliretur, ubi jacent primi antecessores ejus, id est Rollo et Willermus Longa Spata filius ejus . Le thme est donc exactement celui de 1134. L'ide manait-elle du jeune roi lui-mme ? Benot de Peterborough l'assure comme Robert de Torigni, mais Guillaume de Newburgh dit et ce n'est pas invraisemblable qu'elle appartenait en ralit son pre : cui mox pater pie occurrit et Rothomagi sepeliendum Norman- niam def erri precepit (68) . On a vu que cette volont ne fut pas accomplie sans peine, en raison de la tentative de dtournement des Manceaux. L'opinion normande, indique Benot de Peterborough, intervint activement. Cet auteur, sans doute impartial, puisque ni Manceau ni Normand, dcrit ainsi l'intervention vigoureuse de l'archevque de Rouen : et ceteri Normannigene, tam clerus quam populus, dedecus illud non debentes nec volentes sustinere, minas minis addiderunt, affirmantes se civitatem Cenomannensem destructuros nisi corpus regis eis celerius redde- retur (69). Aprs une longue querelle, l'arbitrage de Henri II se pronona pour Rouen : la spulture du prince tait devenue une affaire d'Etat (70). Ainsi le souverain et son peuple taient l'unisson. Les Manceaux avaient d'ailleurs, selon Raoul de Dicet, dfendu leur dossier avec des arguments voisins : ils s'taient saisis du corps de Henri le Jeune et l'avaient dpos dans le chur de leur cathdrale quoniam avus suus paternus eodem in loco quiescit (71).

    Mathieu Paris, crivant assez longtemps aprs les faits, va encore plus loin dans l'interprtation idologique de la spulture, dans le cas de Richard Cur de Lion. Aprs avoir rappel la distribution qu'il fit faire de son corps entre Fontevrault, Rouen et le Poitou, il ajoute que les raisons en furent rvles certains de ses familiers dans un document secret scell : il attribua son corps son pre ; aux Rouennais, cause de leur incomparable fidlit, dont il avait fait l'exprience, il envoya son cur en remerciement ; quant aux Poitevins, cause de leur rputation de trahison, il laissa ses ordures, car il ne les jugea pas dignes d'une autre partie de son corps (72). Il s'agit sans nul doute d'un

    (68) Guillaume de Newburgh, d. Howlett, t. I, p. 234. (69) Texte cit ci-dessus, note 55. (70) Les principaux documents de ce dbat sont un groupe de lettres

    adresses au pape Lucius III, sans doute la demande de Henri II, par les tmoins du dcs de Henri le Jeune, et conserv aux Arch, de la Seine-Marit., G "569 (Round, Calendar of documents preserved in France, Londres, 1899, p. 9, nos 35 38, analyse celles du chtelain de Saint-Omer, du duc de Bourgogne, de l'vque d'Agen et du comte de Toulouse ; les deux dernires parlent du projet d'inhumation Grandmont, mais tmoignent que le mourant tenait Rouen et la proximit de son oncle Guillaume, mort en 1164).

    (71) Texte cit ci-dessus, note 55. (72) Historia Anglorum, d. Madden (Rolls Series), t. II, pp. 76-77.

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    dveloppement romanesque, mais il est rvlateur de la tendance des esprits la fin de notre priode (73).

    L'idologie de la spulture princire est donc, au XIIe sicle, une doctrine courante, souvent explicite des niveaux divers dans le monde anglo-normand. Pourquoi Henri II ne lui obit-il pas, en ce qui le concernait lui-mme ? Sans doute parce que les dsastres de la fin du rgne ne lui en laissrent pas le loisir Chinon, o il mourut, est tout proche de Fontevrault et lui enlevrent dans une certaine mesure l'enthousiasme dont il avait tmoign jadis pour l'ide dynastique normande, en lui faisant dsirer davantage les prires d'un groupe monastique exceptionnellement important.

    Si l'attitude des princes et des clercs est nette, que savons- nous de celle des autres couches de la population ? Peu de choses, assez toutefois pour assurer qu'elles ne prenaient pas la question la lgre. Possder la tombe d'un prince populaire tait une bndiction, tandis que celle d'un mauvais roi attirait la maldiction. Ainsi le problme du lieu de spulture se parait-il d'une couleur surnaturelle. Pour le XIe sicle, songeons ce qu'crivait dans les annes 1090 le moine de Fcamp, auteur du Libellus de revelatione : sur la tombe de Richard Ier frequenter gloriosa miracula clarescunt et sepulti ducis mrita intelligentibus enu- cleatissime ostendunt (74). Pour le XIIe, voquons le passage dj cit de Guillaume de Malmesbury o l'on voit la tombe du mauvais roi Guillaume le Roux entraner, selon les opiniones quorundam , l'effondrement de la tour centrale de la cathdrale de Winchester en 1101 (75). Et surtout feuilletons le vritable dossier hagiographique que l'on peut runir autour de la spulture de Henri le Jeune. Guillaume de Newburgh en prsente une version rticente et purement normande (76) : Aprs sa mort, certains, pousss par le dsir de mentir et une trs importante vanit, rpandirent au loin le bruit que sur sa tombe se faisaient des

    (73) Ajoutons encore qu'il y eut des tentatives pour exploiter idologi- quement certaines spultures dmembres, comme celles de Henri Ier ou de Richard Cur de Lion. Arnoul de Lisieux, dans une pitaphe indite publie par D. Lohrmann (art. cit ci-dessus, note 45, p. 101), qui tait destine la tombe du cerveau et du cur du roi Henri, tablit une hirarchie bien significative : les Anglais ont eu du corps du roi la pars bona, mais les Normands la pars melior (et le ciel la pars optima). Un texte d'Etienne de Rouen (Draco Norman- nicHs, I, 243-246) suggre de voir dans ce partage un gage d'unit entre la Neustria et VAnglia. Enfin le choix de Rouen pour la tombe du cur du roi Richard est prsent par Roger de Wendover (d. Howlett, I, p. 283) comme le sommet d'une gradation dont Chalus et Fontevrault reprsentent les deux premiers niveaux.

    (74) Neustria Pia, p. 211. (75) Voir ci -dessus, note 41. (76) Guillaume de Newburgh, d. Howlett, t. I, p. 234.

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    gurisons de malades, si bien que l'on croyait, soit qu'en s'oppo- sant son pre il avait soutenu une juste cause, soit qu'il avait profondment plu Dieu par sa pnitence finale . L'archidiacre de Wells Thomas Agnel reprsente au contraire une version enthousiaste, crdule et plus mridionale que normande (77) : pour lui, le jeune roi est, sans rserve aucune, un saint et un martyr, et les miracles accompagnent sa procession funbre de Martel Rouen (mais il n'en signale pas, fait curieux, sur la tombe mme) ; elle s'avance sur les routes publiques, les rues et les places couvertes de jonc, d'herbe verte et de fleurs odorifrantes rpandues par les populations. On reconnat dans ces textes le prolongement du thme classique, cher Marc Bloch, du roi thaumaturge, rpandant la gurison mme aprs sa mort.

    Choisie dans une cathdrale, une abbatiale ou une collgiale, la spulture du prince tait toujours tablie dans un sanctuaire o des clercs pouvaient assurer son me le suffrage de prires collectives. La notion est souvent expose de faon explicite. N'en citons qu'un exemple, la notice sur la spulture du Conqurant Caen (78) : elle dit que son choix avait t fait ut tanto dulcius pro anima illius misericordiam Creatoris exorarent quanto frequentius in presentia sua corporis illius sepulturam... inspi- cerent . Mais on sentit vite le besoin de renforcer ces prires communes qu'il fallait partager videmment avec bien d'autres dfunts, lacs ou clercs par les prires spciales d'un corps de clercs tabli cet effet. La pratique, dans notre monde anglo- normand, apparat avec les Plantagent. Vers 1155-1158, Henri II tablit la cathdrale du Mans deux prtres (un texte peine postrieur dit deux chapelains ) ut serviant cotidie ad altare illud quod est ante sepulchrum patris mei, pro anima patris mei (79). Aprs la mort de Henri le Jeune, sa veuve Marguerite fonda trois chapelains qui pro anima domini nostri rgis in Rothomagensi ecclesia assidue divina celebrabunt ; elle les dota avec 300 marcs d'argent donns par son second mari, le roi de Hongrie Bla III, alors dposs Clairvaux (80). Toujours pour l'me de Henri le Jeune, Jean, comte de Mortain le futur Jean sans Terre fit don la cathdrale de Rouen de la chapelle de Blyth en Angleterre (81), et son frre Geoffroy, duc de Bretagne,

    (77) Rfrence donne ci-dessus, note 55. (78) L. Musset, ouvr. cit note 8, n 30, p. 142. (79) Actes de Henri II, d. Delisle-Berger, t. I, p. 173, n LXX ; cf. p. 494, n CCCLIV.

    (80) Cartulaire de la cathdrale de Rouen, Bibl. Rouen, ms. Y 44, f 141 r. (81) Acte du cardinal-lgat Jean d'Anagni, mme cartulaire, f 58 r :

    pro salute anime sue et H. rgis junioris fratris sui qui in ecclesia Rothomagensi est sepultus . Les nombreux autres documents du mme recueil relatifs cette donation ne font pas mention de cette intention.

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    fonda Rouen une seconde chapellenie et concda en 1184 une rente de 20 livres sur les moulins de Guingamp (82).

    La cause est donc entendue. Il y a bien eu en Normandie une idologie de la spulture princire. On la saisit, surtout au XIIe sicle, aussi bien au niveau du monde politique qu' celui des clercs ou du commun peuple. Elle attache une signification profonde au lieu de spulture des souverains ou des princes leurs plus proches parents. L'historien ne commet donc pas une dmarche errone en essayant de la restituer plus compltement, travers les faits qu'il peut atteindre ds le Xe sicle, et surtout en recourant la mthode comparative pour clairer les ralits anglo-normandes .

    III

    La squence chronologique que nous pensons avoir dcele chez les souverains normands et anglo-normands se retrouve presque identique, avec les mmes dates-charnires, trs peu de choses prs, chez les princes normands d'Italie mridionale. Bien sr, ils sont arrivs dans la pninsule dj chrtiens de longue date et n'ont pas chang de dynastie au cours du XIIe sicle : ainsi les phases A et E de l'volution normande n'ont pas lieu d'exister ici. Mais les trois autres, les plus significatives, les phases B (sanctuaire dynastique), C (fondations privilgies) et D (spultures dans la capitale) s'y retrouvent ponctuellement. C'est ce qu'une rapide revue des spultures des princes italo- normands va nous apprendre revue rapide, car la monographie exhaustive de Josef Der dispense peu prs de toute recherche nouvelle pour le XIIe sicle (83).

    Relevons d'abord que les Hauteville ont innov, en matire funraire, ds leurs premiers pas en Italie. Jusqu' leur arrive, l'usage tait d'inhumer les princes non dans des glises, mais tout prs de celles-ci, le plus souvent dans leur atrium. Cela tait aussi vrai des rois de Pavie que des princes lombards de Bnvent et

    (82) Ibid., f 73 v : in eadem ecclesia psrpetuam stabilivi capellaniam pro remedio anime venerabilis fratris mei H. rgis junioris et ad sustentationem vite capellani in predicto capellania constituti . De toute vidence, la mort de Henri le Jeune frappa vivement l'opinion normande ; elle contribua sans doute la dsaffection qui s'tablit bientt entre Plantagent et Normands.

    (83) Voir la note 2 ci-dessus. Quelques indications complmentaires dans W. Kroenig, Vecchie e nuove prospective sull'arte dlia Sicilia Normanna , Atti del Congresso internazionale di Studi sulla Sicilia Normanna, Palerme, 1973, pp. 132-145, aux pp. 134-136. Carlrichard Brhl, Fodrum, gistwm, servitvum, rgis, Cologne, 1968, donne aussi des indications utiles, notamment pp. 311-312 et 322-324. Dans tous les cas o aucune rfrence n'est cite, se reporter Der.

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    de Capoue. On assiste donc l'importation dlibre de pratiques normandes, ce qui est important pour la suite.

    La srie des spultures princires connues commence, pour les Hauteville, en 1057, la mort d'Onfroy : Guillaume de Pouille indique est monasterii Venusini sede sepultus (84). C'est le dbut de la fonction de la SS. Trinita di Venosa comme sanctuaire dynastique. Les corps de Dreu, mort en 1051, et de Guillaume Bras de Fer (mort avant 1046) y furent, selon la tradition, transfrs dans la suite (85). C'est en tout cas l que choisit de reposer Robert Guiscard, mort le 17 juillet 1085 dans l'le de Cpha- lonie. Guillaume de Pouille insiste sur le dsir de Robert d'tre rapport ad urbem / qua fuerant fratrum constructa sepulchra priorum (86). Pour des raisons de commodit, son cur et ses viscres avaient t inhums ds le dbarquement du cadavre Otrante (87). Il fut rejoint aprs 1122 par sa premire femme, la Normande Aubre, dont la tombe subsiste seule aujourd'hui, dans le collatral gauche de l'glise (qui a, il est vrai, t rduite de moiti).

    Puis vient le temps des lections de spulture dans des fondations privilgies, choisies pour des raisons individuelles. H fut sans doute annonc ( une date que nous ignorons, mais antrieure 1085) par Fredesendis, la deuxime femme de Tancrde de Hauteville et la mre des conqurants, qui se fit inhumer au monastre de Santa Eufemia en Calabre, fond en 1062 par son fils Robert Guiscard (88). Il s'affirma quand la seconde femme de Guiscard, la Lombarde Sykelgate, choisit en 1090 de se faire enterrer au Mont-Cassin, mais in paradiso hujus ecclesiae , dans le parvis, conformment l'usage lombard, par dvotion pour saint Benot comme le dit Pierre le Diacre (89). En 1101 le grand comte Roger Ier de Sicile fut enterr l'abbaye Saint- Michel (depuis la Trinit) de Mileto, qu'il avait fonde vers 1063-1065 et o reposait dj sa seconde femme Eremburge de Mortain, morte peu avant 1089 (90). Seul le sarcophage de

    (84) Guillaume de Pouille, d. M. Mathieu, Palerme, 1961, p. 152 (II, v. 370). (85) Notice d'Ughelli, Italia Sacra, VII, 169, et acte de Robert du Principat

    de novembre 1097, dit par L.-R. Mnager, Les fondations monastiques de Robert Guiscard , Quellen und Forschungen, XXXIX, 1959, p. 97, n 23 : ...pro anima... aliorum parentum meorum quorum corpora in ecclesia Venusina requiescunt .

    (86) Guillaume de Pouille, d. Mathieu, p. 258 (V, v. 401-402). (87) Ibid., v. 378-379. (88) Orderic Vital, d. Le Prvost, II, p. 90 ; d. Chibnall, II, p. 100. (89) Texte cit par Garufi, d. de Romuald de Salerne, p. 199, n 2. (90) Sur la date de fondation, cf. G. Occhiato, L'abbatiale dtruite de la

    Sainte-Trinit Mileto (Calabre) , Cahiers de Civilisation mdivale, XXI, 1978, pp. 231-246. Les textes de base sont dans Der, puvr. cit, p. 28.

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    Roger Ier un remploi antique survit encore, au Muse de Naples ; celui d'Eremburge, galement antique, a t perdu depuis 1860 (91). La troisime femme de Roger Ier, l'Italienne Adelasia, mre de Roger II, fut enterre en 1118 dans l'glise du Sauveur, Patti, sur la cte septentrionale de la Sicile. Le fils an de Guiscard, Bohmond de Trente, prince d'Antioche, mort en 1111, fut inhum dans un curieux mausole (il voque les turbs turcs) juxtapos au transept de la cathdrale de Canosa di Puglia. Ce monument est toujours intact et la tombe de Bohmond reste honore par la pit locale : j'ai vu y dposer des fleurs. Le second fils de Guiscard, Roger Borsa, duc d'Apulie, mort galement en 1111, choisit sa tombe dans la cathdrale Saint-Mathieu de Salerne, btie par son pre ; il tait d'ailleurs mort Salerne. Son fils Guillaume, mort en 1127, fut plac dans le mme monument. Les sarcophages antiques employs dans ces deux cas subsistent Salerne, celui de Roger Borsa au fond de la nef gauche* celui de Guillaume dans l'atrium de la cathdrale. Ainsi la phase des fondations privilgies commence, en gros, dans les annes 1080, comme en Normandie, pour s'achever aussi vers le milieu du XIIe sicle, comme on va le voir l'instant. Le seul aspect typiquement local de la coutume est le recours frquent des sarcophages antiques rutiliss.

    Le roi Roger II avait d'abord pens rester fidle la tradition de ses parents. Un diplme d'avril 1145 dclare clairement qu'il a. fait dposer dans la cathdrale sicilienne de Cefal sarcophaga vero duo... in quorum alter o... post diei mei obitum conditus requiescam , le second sarcophage n'tant pas explicitement attribu ce pourrait tre sa femme, ou son successeur, comme l'affirmeront plus tard les chanoines. Peu aprs, en juillet 1148, lors de la conscration de Saint-Jean des Ermites Palerme, un autre diplme prvoyait que tous ceux qui mourraient au palais, except le roi et ses successeurs sur le trne, seraient inhums dans le cimetire de cette glise ante oculos nostros, juxta nostrum palatium . En fait, les deux femmes du roi avaient t dposes, la premire, Elvire, la chapelle de la Madeleine, dpendance de la cathdrale de Palerme, ct du jeune Roger, fils an du roi, et la seconde, Sibylle, morte hors de Sicile en 1151, l'abbaye de Cava de' Tirreni, prs de Salerne. On semblait donc rester favorable aux fondations privilgies, mais en se rapprochant quand c'tait possible de la capitale, maintenant bien fixe Palerme.

    Peu aprs 1151, Roger II changea totalement d'attitude. Quand

    (91) Sur tout ceci, cf. C.A. Willemsen, D. Odenthal, Calabria, Bari, 1967, p. 35.