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I Hystérique

Je fredonne en marchant, incapable de réaliser que demain, à cette heure-ci, je serai à New-York. Je rebondis à chaque pas. Mes nerfs ont entamé une gigue qui me transforme en pantin. Nouvellement promue cagole hystérique, je cours les magasins, des sacs accrochés aux bras, sors de chez le coiffeur pour m’engouffrer chez l’esthéticienne. Je contemple mon reflet dans les vitrines, aimantée par cette nouvelle moi, au blond capillaire si vénitien. Quelle femme n’a jamais rêvé de ressembler à Marylin ? Dès qu’une oreille s’introduit dans mon périmètre, je parle, sans attendre de réponse. Déverse mon intimité de vendeuse en vendeuse, de boutique en boutique. Pour la première fois de ma vie et, sans aucune gêne, je pousse la porte d’un magasin dédié aux grandes tailles, m’extasie sur les coupes et couleurs des vêtements. Dès que je rentre chez moi, je jette mes habits d’homme et m’abonne de nouveau aux décolletés, aux fins tissus soulignant mes courbes généreuses. Je veux du glamour, du flashy, du sexy. Je parle. A tout le monde. Explique avec moult détails, mon départ pour

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Manhattan, trois mois chez des amies qui travaillent dans la mode. Ma langue l’annonce à la cantonade, heureuse d’avoir, pour une fois, le droit de se mouvoir sans restriction. Mes mots accompagnent mes achats, la danse de ma carte bleue. Je sautille. Frétillante. De la caféine plein les veines. Le cerveau. Bavarde pour ne pas exploser. Bouge, et bouge encore.

Ce serait le moment idéal pour croiser mes parents au hasard d’une rue. Mon plaisir exploserait en milliers de gouttelettes sur leurs visages fermés. Les fleurs s’entrouvriraient aux coins de leurs yeux. Avant de se faner brusquement. J’aimerais leur montrer que le bonheur s’exprime en kilos, en tonnes. Que mes bourrelets, loin de m’entraver, me donnent le goût, l’énergie d’être heureuse. Puis, prétextant un planning trop chargé pour avoir le temps de converser plus longuement, je me ferais fusée, fulgurance, étoile filante. Radieuse.

Oui, j’aurais la force de les croiser aujourd’hui, de soutenir leur regard méprisant, insensible à leur froideur. Mon soleil intérieur brûle les sentiments négatifs, les consume, dispersant une chaude lumière vivante autour de moi.

Je veux des rires, de l’enthousiasme. Du positif. Partager cette ébullition. Ce sentiment d’être à la veille d’un bouleversement radical, enchanteur.

Je marche dans Marseille, observant tout d’un œil nouveau. J’ai envie de crier mon amour à ma ville. Tu sais, je ne pars pas à cause de toi, mais pour une autre, plus grande, qui m’appelle jusque dans mes rêves.

Ces dernières semaines, j’ai passé des heures à lire des guides de voyage, visionner des films m’offrant différentes facettes de New-York à travers le temps.

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La star, c’est elle, toujours sublime, même sans maquillage. Je pourrais la dessiner sur une carte, quartier par quartier, répondre à n’importe quelle question sur son histoire ou sa politique, mais il me manque encore l’essentiel : la vivre. Je veux la ressentir, la goûter, la respirer, la caresser, m’y fondre, avec l’ardeur et la passion d’un amant.

Certains ne sont pas nés dans le bon corps, j’ai vu une émission sur ce sujet la semaine dernière. Des hommes dans des corps de femmes et l’inverse. C’est à ce moment là que j’ai compris la source de mes malheurs : je ne suis pas née dans le bon pays. Il faut absolument équiper les cigognes de GPS, et le ciel de panneaux indicateurs pour éviter ces erreurs lourdes de conséquences. Ma factrice céleste, trop paresseuse ou adepte de la réduction du temps de travail, n’a pas jugé bon de traverser l’Atlantique et s’est débarrassée de son fardeau au plus près. Un peu plus, elle me jetait à la mer. Combien de temps aurais-je flotté, ballottée par les flots, avant d’être récupérée par des pêcheurs en mal d’enfant ?

Les erreurs d’aiguillages ne sont pas permanentes. Demain, je pars à New-York rattraper le temps perdu. J’aime répéter cette phrase, l’apprivoiser, la sentir contre mes lèvres, avant de l’intégrer pleinement. L’avaler, la mélanger à mon sang, en baigner mes cellules.

Avant de partir, il me reste l’ultime épreuve : annoncer mon absence à Athar. J’aurais dû le faire plus tôt. Maintenant, je regrette ma lâcheté. Pourtant, j’ai essayé plusieurs fois, les mots refusaient d’aller fouetter son jeune visage ténébreux. Me taire pour préserver la douceur de nos week-ends, maintenir leur

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fragile équilibre. Chaque dimanche soir, en le voyant partir pour regagner son foyer, je me disais que le vendredi suivant, je trouverais enfin le courage de lui parler. En vain. Et le temps a filé jusqu’à aujourd’hui. Je ne peux plus fuir, je dois lui révéler mon départ. Ce soir.

Comment lui annoncer la nouvelle pour qu’il soit triste, mais pas trop ? J’ai besoin de lire son attachement – l’autre mot ne convient pas, je suis lucide – dans son regard, le voir vaciller. S’il me parlait de ses sentiments pour moi, je n’aurais pas à le brusquer de la sorte, lui arracher des aveux de tendresse.

J’ai le droit de partir en vacances ! Ce n’est pas parce que j’ai la gentillesse de l’héberger gratuitement tous les week-ends, que je dois sacrifier ma vie pour lui. S’il n’a pas de papiers, ce n’est pas de ma faute, je ne l’ai pas fait venir en France, juste rencontré par hasard un jour de neige. Mon grand cœur m’a encore joué des tours. Pourquoi ne retourne-t-il pas au Pakistan au lieu de rester ici, tremblant dès l’approche d’un uniforme ? Quand je lui pose la question, il se tait. Nuages lourds de menaces au-dessus de ses cheveux noirs.

Plus que quelques mètres, et je serai enfin chez moi. J’ai fait le trajet depuis la place Castellane sans ressentir la moindre douleur, une première, un exploit olympique ! Mes articulations ont été remplacées, à mon insu, par des modèles sans frottement. Je suis en apesanteur, ou plutôt, vu la forme de mes pieds, sur coussins d’air. Je me marre toute seule. Envie de partager ma joie avec l’humanité entière. Même si mes paquets m’entament de plus en plus les doigts, les bras, le corps. Ma peau est si délicate. La bouteille de vin

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achetée pour Martine me tape dans le mollet. J’ai hésité à prendre de la poutargue ; les américains, avec leur manie hygiéniste, ne me laisseront pas passer la douane avec des œufs de mulet. Même chose pour les fromages qui secouent les dents et donnent une haleine d’aisselle pendant deux jours. Les meilleurs !

Mes valises sont enfin terminées. Sur l’unique chaise de l’appartement, j’ai rangé avec soin les vêtements que je mettrai pour le voyage, sans oublier les bas de contention. Vu mon tour de mollet, des chaussettes ordinaires suffiraient. Je teste la résistance des bas en tirant dessus avec les deux mains. Cette matière doit faire transpirer un maximum. Faut être sadique pour inventer un truc aussi inconfortable que laid. Encore une astuce pour nous faire acheter des produits inutiles. Est-ce que les oiseaux portent ces horreurs ? Non, et pourtant, leurs pattes ne gonflent pas quand ils volent, que je sache !

Mon premier voyage en avion doit être parfait, comme une première fois amoureuse. Dans mon cas, ce serait plutôt une catastrophe, genre crash. Je me souviens de ce collègue m’ayant tout de suite avertie qu’il ne voulait pas de vraie relation avec moi, juste ajouter une grosse à son palmarès du sexe exotique. À vingt et un ans, ne voulant plus être pucelle, j’avais accepté. D’être le bout de chair support de ses phantasmes. Si ma libido n’avait pas été à la mesure de mon corps d’exception, j’aurais renoncé aux plaisirs charnels pour le restant de ma vie, tellement cette première fois avait été humiliante, si loin de mes rêves.

Si ces bas me serrent trop, je les retirerai à l’aéroport de Paris. Le confort est essentiel pour moi. Pas envie que mes jambes, coincées dans un étau

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humide pendant des heures, déclenchent des boutons, des plaques purulentes qui m’obligent à me gratter furieusement pendant tout le voyage. Jusqu’au sang. J’imagine déjà les services d’hygiène me refouler à l’aéroport « Cas suspect de gale – A placer en quarantaine ». Les américains me soupçonner de terrorisme chimique, accusant mon corps sublime d’être un incubateur de microbes. Me condamnant à la chaise électrique ou l’injection létale. Et tout ça à cause de ces fichus bas de contention !

Mais l’heure n’est pas au cauchemar. Je pars à New-York demain !!! Envie de sauter à pieds joints sur le plancher, quitte à me retrouver chez le voisin du dessous. De mettre de la musique à plein volume. Je virevolte, m’apprêtant à insérer un CD de rock bien lourd dans la chaîne Hi-Fi, quand le bruit de l’ascenseur interrompt mon geste. Je me précipite vers la porte d’entrée, marquant une halte devant le miroir. Je suis superbe ! Pourquoi n’ai-je pas compris plus tôt que le bonheur rendait belle ?

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II Statue à Marseille

Athar fronce brièvement les sourcils en me voyant. Il n’aime pas les blondes ? Chéri, dis-moi que je suis superbe, que cette couleur fait ressortir ma peau si délicate. Son silence est une gifle. Je me mords les lèvres pour ne pas le jeter dehors. Il entre, scrute chaque recoin, comme si un rival se cachait dans mon quinze mètres carrés. Devant ma valise, ses prunelles sombres m’interrogent. Impossible de refuser une fois encore l’obstacle, l’heure est venue de m’expliquer. Je guette sur son visage le moindre frémissement indicateur d’émotion. Rien, pas même un battement de cils. Griffe-toi le visage, tords-toi les mains, implore-moi de rester ! Il pose calmement ses sachets en plastique sur le sol. Une bouteille de vin vacille. J’aimerais qu’elle se brise sur mon parquet pour ouvrir les vannes de ma colère.

Devant son silence, je choisis d’attaquer sa cuirasse à l’acide du mensonge. Je ne sais pas quand je reviendrai. Si je reviens…

Il pâlit.

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Son sang, en désertant brutalement son visage, m’a confirmé qu’il m’avait bien entendue. Pourquoi alors ne prononce-il pas le moindre mot, ne bouge-t-il pas ?

J’attends un seul signe de lui pour me lancer dans des explications plus précises. Des phrases tournent dans ma tête, avant d’aller sagement se ranger à la suite les unes des autres, entre ma langue et mon palais. Si je ne les laisse pas sortir maintenant, elles se désagrégeront sous l’effet de ma salive. Je bredouille, mélangeant les syllabes pourtant ordonnées avec soin, les remets dans un ordre plus conventionnel, reprends doucement, la joie du voyage tapie sous la peau, masquée.

Le silence.

Je répète. Peut-être ce garçon a-t-il des problèmes d’audition. Hausse la voix, articulant plus distinctement.

Immobile.

S’il n’est pas assez mûr pour gérer sa frustration, je ne vais pas perdre mon temps à m’occuper de lui. Faut que je bouge pour ne pas le taper. Il n’a pas le droit de gâcher ma dernière soirée en France, quel égoïsme !

Je range les commissions, le surveillant discrètement du coin de l’œil. Il ne s’est pas déplacé d’un millimètre. Et si je lui mettais une ampoule sur la tête ? Il ferait un lampadaire original, tout à fait art contemporain. J’imagine déjà le sous-titre de l’œuvre : lumière surgissant de la misère. Je pouffe intérieurement. Que faire d’autre dans cette situation ?

Je vais, je viens, passe près de lui, le bousculant légèrement pour vérifier s’il est toujours vivant. Et si je lui jetais du gros sel pour rompre le sort ? J’imagine la

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scène et cette fois, ne peux retenir un gloussement. Aucune réaction de sa part. Je commence à m’inquiéter sérieusement. A-t-il l’intention de rester longtemps ainsi ? S’il croit me retenir ici avec une manœuvre aussi minable, il se trompe. Rien ne m’empêchera de partir, même pas sa mort !

Il ne peut pas rester au milieu de la pièce, elle est trop petite, j’ai à peine la place de le contourner. Si encore il diffusait de la lumière ou de la musique, au lieu de ce lourd malaise. Je vais l’ignorer. Quand il en aura assez de mimer la Statue de la Liberté sans flambeau, nous pourrons commencer une soirée agréable. J’ai acheté du saumon fumé, des blinis, de la crème fraîche, et deux énormes parts de choucroute pour notre dernier dîner ensemble. Je voulais une ambiance de fête, partager ma joie avec lui. S’il ne se décide pas à bouger, je mangerai le repas toute seule, tant pis pour lui !

Des aiguilles, des flèches, sont prêtes à sortir de ma bouche, j’ai de plus en plus de mal à les contenir. Envie de le brutaliser pour le faire réagir. Avec des mots, des armes. Lui arracher de longs lambeaux de peau avec mes nouveaux ongles américains, ou les cheveux par poignées. Des cris, du sang, plutôt que ce numéro ridicule. Pour ne pas céder à la violence qui m’assaille, vague après vague, je me sers un verre de vin et m’assieds sur la banquette. En étendant la jambe, je pourrai le frapper, si la tentation devient trop forte.

Comment peut-il rester immobile aussi longtemps ? Je ne pourrais jamais garder cette pose debout, mes jambes gonfleraient, exploseraient dans la pièce. Je l’observe attentivement, comme une entomologiste découvrant un insecte inconnu. Il a pris du poids ces

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derniers mois, son cul s’est nettement bombé. L’obésité serait-elle contagieuse ? Heureusement, il a toujours fière allure, malgré ses jambes courtes. Pour l’instant du moins, sa morphologie indiquant un futur empâtement et la perte progressive de ses cheveux. Ses tempes ont déjà commencé à se dégarnir. Aucun doute, je l’ai rencontré dans sa meilleure période, physiquement.

Je n’ai aucune envie de passer la soirée seule face à ce piquet consternant. De la banquette, impossible de plonger dans son regard. Je l’imagine éteint, tourné vers le passé, affreusement vide. Et si je hurlais son nom, genre Athar, il se fait tard ?

Armée d’un paquet de chips, j’essaie une nouvelle tactique. Je les croque une à une sous son nez, il devrait saliver, c’est physiologique. Aucune activité de ses glandes parotides. J’ai choisi ses chips préférées, celles au goût de bacon, et il ne réagit pas. C’est inquiétant, faut que j’appelle le médecin. Et s’il m’ordonne de l’arroser tous les deux jours ? Décaler la date de mon voyage est hors de question. Je veux partir demain !

Je compte les heures me séparant de mon départ pour m’occuper l’esprit. Les convertis en minutes. Mes calculs ne sont jamais les mêmes, je me trompe, déconcentrée par le spectacle de mon échassier. Si j’avais des sardines, je lui en lui lancerais une. Pour voir.

Je m’approche de lui doucement pour ne pas l’effrayer et, du bout de l’index, lui touche le biceps. Tendu. Beaucoup trop. Le ventre. Du plâtre. Ma main glisse lentement vers sa braguette. Aucune réaction. Il

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doit bien y avoir un ressort caché, toute mécanique a son interrupteur. Les deux mains autour de son avant-bras, je pousse vers le haut d’un mouvement brusque, puis les retire dans un geste sec, m’attendant à le voir esquisser une parodie de mouvement. Son bras garde la pose, dressé vers le plafond. Prise de panique, je l’attrape à nouveau et l’actionne comme une pompe. Je pompe, je pompe pour lui insuffler de la vie. Il n’offre aucune résistance. Vraiment, ce n’est pas drôle, reviens avec moi ou je te mets dehors. Je gueule de toute ma peur. La sueur va me reboucher les pores désincrustés avec soin par l’esthéticienne. Je pompe, avec l’énergie du désespoir, ne prenant même pas le temps de respirer. Sa vie en dépend peut-être. Le mouvement agitera son sang, remuera ses tripes, son cerveau. Pour multiplier les chances et déclencher des jets de neurotransmetteurs, réveiller son organisme brutalement entré en hibernation, je prends mon élan et lui donne un violent coup de pied dans le tibia. Le plus vite possible, me rappelant l’équation d’Einstein. La puissance dans la vitesse. Je le frappe une nouvelle fois, me cramponnant à son bras pour ne pas perdre l’équilibre. J’alterne les coups et le pompage. Coup de poing dans le ventre, très fort, au risque de me briser les os de la main. Je crie et transpire. Frappe et pompe. Encore et encore.

Enfin, le miracle a lieu !

Ses cils frémissent comme des herbes agitées par le vent. Ses mâchoires remuent légèrement. Son menton. Ses épaules. J’arrête de cogner mais continue à pomper, par prudence. Ne pas relâcher l’effort tant qu’il ne sera pas complètement avec moi. Ses muscles cèdent un à un, et je n’ai que le temps de le pousser sur

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la banquette pour ne pas qu’il s’écroule. Je m’assieds à côté de lui, attentive à ne pas le laisser fuir son corps à nouveau. Il semble normal, juste sonné, le regard vague. J’ordonne aux questions qui sautent dans ma bouche de ne pas bouger. D’attendre un peu. Au fond de ses pupilles, le gouffre se rétracte, permettant à la lumière de s’installer progressivement. Il tente un sourire timide. Cette fois, ses démons ont renoncé à le happer, mais comment fera-t-il sans moi ?

Je lui tends un verre de vin.

Viens contre maman, cale-toi entre mes seins généreux, reprends des forces. Sens mon moelleux t’envelopper, te protéger. Love-toi dans ma chaleur, tu y es en sécurité. Respire-moi, fais-moi entrer dans ton nez, ta trachée, tes poumons, mélange-moi à ton sang. Ne t’inquiète pas, je pars seulement en vacances. Tu pourras m’attendre chez moi, sans être obligé de sortir. J’ai rempli les placards et le congélateur pour toi. Tu verras, tu seras bien.

Il me regarde sans manifester la moindre émotion. Parfois, je me demande s’il n’est pas un peu simplet. Ne comprend-il pas que je lui offre l’opportunité d’échapper au foyer pendant trois longs mois ? Un regard tendre, quelques mots de remerciement et pourquoi pas, de doux baisers auraient été de circonstance. Refusant de m’attarder sur ce sentiment amer fiché sous mon crâne, je lui précise, d’une voix douce mais ferme, les termes du contrat : aucune visite. D’un signe de tête, il acquiesce. Sous sa peau, un amoncellement de nuages sombres.

Il se ressert un verre de vin sans m’en proposer. L’émotion, sans doute. L’alcool gomme la tension de

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ses traits, soulage son angoisse. J’aimerais appuyer sur un bouton pour me propulser à New-York. Cette ambiance lourde, bien loin de celle que j’avais imaginée pour notre dernière soirée, a plombé ma bonne humeur. Déjà, je regrette de lui avoir proposé ma tanière. Même si nous passons tous nos week-ends ensemble depuis des mois, je ne le connais pas vraiment. Il parle si peu. A tel point que moi aussi, maintenant, j’ai appris à tisser mes paroles de silence, les inspectant scrupuleusement avant de les autoriser à s’élancer dans le vaste monde. Ma spontanéité s’est perdue au fil de cette relation. Je ne sais plus que dire, ni surtout pourquoi, chaque parole se devant d’être essentielle pour avoir le droit de franchir mes lèvres.

Assis sur la banquette, Athar contemple le bout de ses chaussures élimées. Un gouffre s’est créé entre nous, ce soir. Peut-être a-t-il toujours été présent. Nos univers n’étaient pas destinés à se télescoper, nos trajectoires à se confondre. Une perturbation de mon champ électromagnétique, une blague cosmique ou une grossière erreur ont fait se croiser nos destinées. Avec ses toiles et ses pinceaux, Ahar m’a offert la beauté. Le temps de ma mutation est terminé, et je peux enfin ouvrir la porte de ma chrysalide. Reprendre ma route, retrouver le fil de ma vie brisée. Ma première étape, cruciale, sera la Statue de la Liberté. Quel meilleur symbole pour exprimer ma farouche volonté de vivre debout, droite et solide, parée pour des siècles de bonheur ? Allez ma vie, approche-toi, je te promets d’arrêter de pleurnicher et de te fuir. Plus d’amant pour tromper ma solitude mais du vrai, de l’authentique. Et demain, la joie, mon rêve, New-York !

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III Premier envol

Pourquoi ai-je accepté de rejoindre Martine à New-York ? J’aurais dû peser le pour et le contre au lieu de me précipiter, tête baissée, dans une aventure qui me sera certainement fatale. Dans l’aéroport, j’ai failli rebrousser chemin, mes jambes se dérobaient au moindre regard. Les contrôles de sécurité ont été un calvaire. Là encore, j’ai failli m’enfuir, pour éviter sarcasmes, refus d’embarquement, fouilles au corps et surtout un « Trop lourde ! » retentissant. Mais j’ai tenu bon, propulsée par une force nouvelle.

Encore une épreuve, la dernière de cette étape Marseille-Paris. Demander à l’hôtesse d’accueil un extenseur de ceinture de sécurité. Dans la file d’attente menant à l’avion, j’attends mon tour avec un sourire forcément figé, puisque les muscles de mon corps ne m’obéissent plus. Mentalement, j’implore Rocky de me donner le courage de monter sur le ring, visage masqué par la capuche, coups de poings dans le vide. Seulement, ma voix, toujours capricieuse dans les grandes occasions, a opté pour le

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chuchotement de son propre chef, m’obligeant à répéter ma question. L’hôtesse, imperturbable, ne me répond pas, sourire peint sur un visage sans lèvre, et me fait signe d’avancer. Sans le précieux accessoire ? Hors de question ! J’attends, fermement décidée à ne pas abdiquer, les pieds fichés dans le sol de la carlingue. Derrière moi, les voyageurs s’impatientent, me pressent d’avancer, mais je ne bougerai pas. Un steward maniéré, craignant l’émeute, m’ordonne sur un ton sec de rejoindre mon siège. J’entends les rires moqueurs des hyènes.

Bien sûr, je pourrais lui balancer un direct suivi d’un crochet, ou juste un coup de pied dans le tibia pour lui apprendre la politesse, mais j’ai envie de calme et de dignité. Tête et dos droits, j’avance dans l’allée à la recherche de mon siège.

Me voici incrustée plutôt qu’installée dans le minuscule espace. Mes bas de contention me serrent douloureusement, augmentant encore la sensation d’asphyxie. Je suis une sardine glissée vivante dans une boîte en métal. Les yeux ouverts. Nageoires coincées. Je manque d’air. L’huile m’étouffe. Les corps de mes congénères écrasés contre le mien. Je prie pour mourir vite.

Au moment où j’envisage de soulever l’accoudoir pour me donner un peu d’aise, un homme en costume s’approche et m’examine avec horreur. J’entends les rouages de son cerveau grincer. Va-t-il alerter le personnel, la presse, l’armée, dans son souhait légitime d’avoir une place complète ? Terrorisée à l’idée de me donner une nouvelle fois en spectacle, je me tasse au maximum contre le hublot, cherchant à contenir mes rondeurs échappées sur une bonne partie

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de son siège. Impossible. Une partie de moi a glissé sous l’accoudoir, et je n’y peux rien. A part le saluer le plus poliment du monde avec un joli sourire. La gentillesse n’est jamais la bonne méthode avec les personnes dominatrices. Mordre, telle est leur devise. Devant mon manque d’agressivité mâtiné d’un zeste de culpabilité, il attaque. Quand on est aussi grosse, on paie deux places. Et toi, tu paies un supplément bagages pour ta connerie ? Voilà ce que j’aurais dû lui répondre, si je ne m’étais pas désespérément accrochée à mon rêve d’un voyage parfait, sans heurt aucun.

Allez, souris au monsieur, sois gentille. Tais les mots en embuscade, prêts à faire feu sur cet arrogant. Voilà pourquoi je suis grosse. C’est à force de retenir ma colère. Mes cellules en sont gavées, au bord de l’explosion. Il suffirait de peu de choses pour que je me défoule sur cet abruti mais parfois, une seule phrase, bien affutée, est une arme imparable. Marquer tout de suite mon territoire, prendre l’avantage sur ce prétentieux pour qu’il renonce à découper mes rondeurs à la tronçonneuse, avec ses mots. Je dois frapper vite et fort. Comme pour une confidence, j’approche ma tête de la sienne et lui susurre ma hâte du plateau repas, même si manger me donne malheureusement des gaz…

Je sais, c’est petit, minable mais devant son regard effrayé, je jubile intérieurement.

Être le cauchemar des passagers de la classe économique, la grosse trop radin pour acheter deux places, malgré la ristourne sur le second siège, celle qui étale ses rondeurs sans vergogne, coule dans le moindre espace libre, l’envahissant de sa monstrueuse

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adiposité, me met mal à l’aise. Même écrasée au maximum contre la paroi de la cabine, j’envahis l’espace vital de mon voisin. Nous sommes collés, incrustés, soudés. Deux frères siamois le temps d’un voyage. J’évite de respirer pleinement pour ne pas le projeter brutalement dans l’allée et surtout, de bouger. Il soupire. Sa cage thoracique se gonfle, les mouvements de son corps se propagent au mien, dans une intimité forcée. J’essaie de me caler au rythme de ses inspirations, amenant mes poumons à se remplir en même temps que les siens. Son épaule inscrite dans la mienne. Je ne peux pas me faire plus discrète.

Au moment où l’avion se met à rouler sur la piste, j’ai envie de lui prendre la main, incapable de maîtriser ma terreur. D’ailleurs, j’ai dû le faire sans m’en rendre compte. Il a brutalement dégagé ses doigts en me regardant comme si j’étais folle. Le vacarme associé à la poussée colossale au creux de mes reins, brouille mes sensations. Quel bonheur, quelle angoisse ! Je ris et pleure à la fois, mâchoires verrouillées sur mon chewing-gum. La peur et la joie enlacées, émotions parfaitement imbriquées. Peut-être vais-je mourir dans les prochaines secondes, je n’en sais rien. Je découvre enfin le soulagement du lâcher prise, accepte d’être une poussière dans un tourbillon. Premier pas timide vers la sagesse.

Nous avons quitté la terre ferme sans que je m’en rende compte. Comme quoi, je ne suis pas si lourde…

Je vole !!!