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I. PRINCIPES DE LA CONNAISSANCE ANALOGIQUE ANALOGIE ET MODELES MATHRMATIQUES par F. GONSETH, Lausanne L‘unitB s’entrevoit ; elle reste pourtant A faire. I. Les significations e‘bauche‘esau niveau du langage courant L’adjectif analogue est un mot du langage courant. h u niveau du bon sens, son emploi manque de toute rigueur. On s’en sert en concurrence avec plusieurs autres adjectifs tels que pareil, semblable, conforme, etc. Certes, tous les adjectifs de ce groupe ne revCtent pas toujours la mCme signification. Mais les diffkrences tiennent moins a un sens qui serait propre a chacun d’eux qu’aux diffkrents contextes dans lesquels ils peuvent Ctre engagks. I1 y a la une situation de fait qu’il serait vain de contester: il suffit de consulter un dictionnaire, quel qu’il soit, pour s’en assurer. Faut-il en conclure que l’emploi de ces mots, a ce niveau, n’offre aucune skcuritk, qu’il reste sans eficacitk? Ce serait commet- tre une assez grave erreur. I1 faut au contraire prendre au sCrieux le temoignage de l’usage mille et mille fois rCp6t6 qu’on en fait, qu’on ne peut pas ne pas en faire. Somme toute et malgrk les imprkcisions qu’il comporte, cet usage se rkvble valable. Ces mots revCtent, au sein de la langue courante, des significations garanties par une longue et multiple pratique. Dans chacune des situations oh ils interviennent, leurs significations kquivalent A un ensemble d’informations gagkes par I’expkrience. On peut dire, si l’on prkfbre, que ce sont des donnbes de la situation.

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I. PRINCIPES D E LA CONNAISSANCE ANALOGIQUE

ANALOGIE E T M O D E L E S M A T H R M A T I Q U E S

par F. GONSETH, Lausanne

L‘unitB s’entrevoit ; elle reste pourtant A faire.

I . Les significations e‘bauche‘es au niveau du langage courant

L’adjectif analogue est un mot du langage courant. h u niveau du bon sens, son emploi manque de toute rigueur. On s’en sert en concurrence avec plusieurs autres adjectifs tels que pareil, semblable, conforme, etc. Certes, tous les adjectifs de ce groupe ne revCtent pas toujours la mCme signification. Mais les diffkrences tiennent moins a un sens qui serait propre a chacun d’eux qu’aux diffkrents contextes dans lesquels ils peuvent Ctre engagks. I1 y a la une situation de fait qu’il serait vain de contester: il suffit de consulter un dictionnaire, quel qu’il soit, pour s’en assurer.

Faut-il en conclure que l’emploi de ces mots, a ce niveau, n’offre aucune skcuritk, qu’il reste sans eficacitk? Ce serait commet- tre une assez grave erreur. I1 faut au contraire prendre au sCrieux le temoignage de l’usage mille e t mille fois rCp6t6 qu’on en fait, qu’on ne peut pas ne pas en faire. Somme toute et malgrk les imprkcisions qu’il comporte, cet usage se rkvble valable. Ces mots revCtent, au sein de la langue courante, des significations garanties par une longue et multiple pratique. Dans chacune des situations oh ils interviennent, leurs significations kquivalent A un ensemble d’informations gagkes par I’expkrience. On peut dire, si l’on prkfbre, que ce sont des donnbes de la situation.

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Appliquons ces remarques aux mots analogue et analogie. Nous avons A prendre note de deux circonstances en quelque sorte complementaires :

1. La langue courante ne nous fournit pas ces deux mots munis ti toutes fins d’un sens propre bien determine et ne uariefur. Tout au contraire, ce sens reste encore incomplet et imprecis. Pour les besoins de la pratique, l’engagement dans un contexte suppke B cette lacune de signification, ce contexte pouvant &re reprC- sent6 par un (( discours n, par une situation ou par une activitC.

2. E t pourtant, ces deux mots ne sont pas vides de sens. Si imprecises ou incompl6tes qu’elles soient, des expressions telles que (( des circonstances assez analogues o, ou (( une analogie bien apparente )) ne sauraient &re assimilees ti des indications sans valeur. Dans leur juste emploi, elles comportent au contraire une information authentique, une information dont elles sont la notation, l’expression appropriee.

Ces significations ne sont pas arrbtees: il faut les y envisager au contraire comme des kbauches de signification, comme des Bbauches susceptibles d’ktre encore compl6tBes, prkcisees e t m6me reprises e t retouchkes. Ce sont en un mot des significafions ouuertes.

Mais comment une signification, qui n’est encore qu’ebauchee, peut-elle &re rendue plus precise, plus exacte ?

I I . Comment priciser une signification qui n’est encore qu’dbauchde 1

A cette question, on peut &re tente de donner la rCponse suivante : il faut et il suffira de donner de l’analogie une definition A la fois correcte e t prkcise. On peut en faire l’essai. Mais on ne dBfinit rien A partir de rien. La definition ne peut que construire le sens d’un mot avec un materiau verbal dont le sens est donne par avance, c’est-&dire ti l’aide de mots dont la signification n’a plus rien de problematique. Or, dans le cas de l’analogie, on s’apercevra bien vite que les mots, sur lesquels la definition pretendrait se fonder, ne sont en tant que mots du langage courant ni plus ni moins determines que le mot ti dbfinir lui-m6me. 11 serait certes exagere de dire que la recherche d’une bonne definition ne mene

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absolument a rien. La procedure reste cependant incapable d’at- teindre son veritable but. Mais existe-t-il d’autres faCons de pro- ceder? Cette question soulbve le probleme general de la fonction (ou plutdt des fonctions) du langage. Nous ne pouvons pas songer a l’aborder et le traiter ici. Cependant, pour les besoins mCmes de notre expose, nous estimons indispensable d’en dire quelques mots. On peut commencer par se demander pourquoi, lorsqu’on demande comment une signification encore imprecise peut Ctre prkciske, la procedure de la definition est celle qui se presente tout naturellement a l’esprit. La chose tient aux vues sur le langage que nous avons heritees d’une longue tradition. On pourra s’etonner d’une telle affirmation. Est-il possible, dira-t-on, que dans une affaire aussi elementaire e t aussi fondamentale, nous nous laissions guider par des opinions contestables sans mCme en avoir conscience? Est-il si dificile de degager ces vues sur le langage? de les expliciter e t mCme de les isoler pour en faire l’examen et la critique ?

Le fait que nous entrions fouf nafurellemenf en possession d’un langage et que nous en fassions un usage quotidien ne doit pas nous faire illusion. C’est t o u t naturellement aussi que nous entrons en possession des moyens de la vision et c’est aussi sans effort apparent que nous faisons tous les jours usage de la vue. Et pour- tant le probleme de la vision n’en reste pas moins un problbme des plus dificiles. I1 ne suffit pas de voir pour savoir en meme temps comment il nous est possible de voir, et surtout pour savoir jusqu’ii quel point ce que nous voyons est une information fidele sur ce qui n’est pas nous. Dira-t-on qu’il doit Ctre facile de separer le pro- bleme de la vision du problbme general de la connaissance, en allkguant que la vision est une activitk a la fois Clkmentaire e t fondamentale ? Nous sommes tous suffisamment avertis, suffisam- ment informes de la question pour ne pas nous laisser prendre A un piege aussi grossier. En fait, le probleme de la vision n’est qu’un aspect du probleme de la connaissance. Qu’on nous comprenne bien : nous ne disons pas que, pour pouvoir traiter le problbme de la vision, il faille traiter prealablement, dans sa gknbralitk, le probleme de la connaissance. Rien ne permet de supposer que ce dernier probleme puisse Ctre klucide, et m i k e qu’il puisse &re

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justement Cvoque dans un horizon de connaissance idoine auquel nous aurions immediatement accbs. La situation dans laquelle nous nous trouvons reellement est toute differente. En fait (et c’est 18 un fait d’expkrience), nous ne sommes en mesure ni de traiter ir fond le cas particulier en tant que preparation au cas g8n6ralY ni de traiter en foufe sdcuritd le cas general dont le cas particulier ne serait plus qu’une specialisation. Si illogique que la chose puisse paraitre, c’est solidairement que le cas general et ses cas particuliers se prCtent A la recherche. On ne traite pas un cas particulier sans chercher A imaginer, A travers lui et plus loin que lui, le profil du cas g6nera1, et on ne fixe pas le cas general sans tenir compte de ce que 1’6tude du cas particulier r8vhle progres- sivement. Pour revenir au cas de la vision, on ne saurait le traiter valablement sans esquisser en mBme temps un certain ensemble de vues sur la connaissance en g6nBra1, sans esquisser, dirons-nous, une thkorie de la connaissance au sein de laquelle une thdorie de la vision conforme A ce que l’on en sait puisse trouver sa place, - en mCme temps que tous les autres cas particuliers plus ou moins analogues.

I1 n’en est pas autrement du langage. I1 reprksente, lui aussi, un cas particulier dont la theorie doit pouvoir Ctre mise B sa place au sein d’une thborie, au moins esquisske, de la connaissance. En d’autres termes, si l’on pretend se mettre au benefice d’un ensem- ble de vues justes et 6prouvCes sur les langages, on ne peut pas Cchapper au devoir d’imaginer aussi un ensemble de vues sur notre facultd de connaitre, une philosophie de la connaissance qui puisse lui servir de cadre.

J e sais bien que cette dernibre affirmation peut paraitre d6rou- tante et meme arbitraire. Et contraire A l’idee d’un savoir positif qui tirerait tout le parti possible des observations qu’on peut faire, mais qui se garderait de rien ajouter au contenu d’infor- mation de ces observations et A leurs consequences immediates. Or, en examinant comment la recherche rCelle procede, dans les multiples exemples que la science moderne nous offre, c’est prC- cisbment cette id6e d’un savoir positif qui apparait hasardeuse ; c’est la prdsupposition que c’est 18 le modble d’un vrai savoir qui se r6vhle arbitraire.

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Cela dit, revenons B la question qui est a l’origine des remarques qui precbdent : comment faut-il s’y prendre pour pr6ciser le sens d’un mot que le langage courant ne nous fournit que sommairement determine ? Ne sufirait-il pas d’en donner une definition precise ? demandions-nous. Nous repoussions tout aussitdt cette suggestion en disant que, dans notre cas, le sens des mots dont la definition aurait a se servir ne serait gukre plus precis que celui du mot A dkfinir. Mais il y a, sur ce point, A dire quelque chose de plus essentiel. I1 s’agit de l’id6e mCme (que quelques-uns partagent encore) selon laquelle la dkfinition est la procedure normale par laquelle le sens d’un mot peut 6tre assure et prkcis6. Cette id6e tient A une certaine philosophie du langage selon laquelle celui-ci est le moyen par excellence de la decouverte et de 1’6nonciation de la v6ritC. Dans les conditions actuelles de la recherche, cette philo- sophie apparait p6rim6e.

Pourquoi prenons-nous la peine de tellement insister sur ce point? Quel profit notre expose peut-il en tirer? Nous cherchons par ce biais A faire clairement comprendre que l’on n’est pas d’avance et tout naturellement en possession d’idkes justes sur la faqon dont une notion telle que celle de l’analogie peut 6tre (( perfectionnee D. Mais s’il en est ainsi, comment pourrons-nous savoir si ces id6es sont justes ou fausses ? De quels critbres disposons-nous pour nous en assurer?

I1 peut sembler dks ici que nous nous engageons sur une fausse voie. A supposer que nous disposions des critbres dont il vient d’6tre fait mention, la question se posera fatalement de savoir comment ces criteres sont eux-mCmes garantis, et ainsi de suite. La situation dans laquelle on s’est ainsi place parait sans issue.

I I I . L’idCe-cle‘ et sa justification

Voici l’id6e que nous allons faire nbtre. Nous allons l’enoncer sans justification. Mais nous ne tarderons pas A revenir sur ce dernier point.

Pour conf6rer une signification plus prCcise aux mots dont le sens reste encore ouvert, il faut les engager dans des situations ou

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dans des activitks aux exigences desquelles ils ne pourront repondre qu’en se determinant avec plus d’exactitude.

Un exemple simple sufira, pensons-nous, pour Cclairer cette r8gle. Comme le mot d’analogie, le mot de similitude n’est fourni par le langage courant qu’avec un sens assez vague. On sait com- ment il peut Ctre engagk dans l’edification de la gCom6trie et dans l’knonciation de ce que le geombtre imagine, pense et fait. I1 se charge alors d’un sens beaucoup plus exact, convenant a la fois a la recherche de la rigueur dans le raisonnement e t A celle de la prkcision dans les applications. Ce sens precis6 etait-il contenu d’avance dans le sens encore imprecis? C’est la une question A laquelle il importe peu de rkpondre par oui ou par non. Ce qui est remarquable, c’est que l’engagement du mot et de la notion correspondante dans les exigences de l’activite du geomktre ait reellement jouk le r61e d’une procedure prkcisante.

I1 n’est d’ailleurs pas exclu qu’un mCme mot et une mCme notion puissent &re ainsi repris e t elabores par plus d’une procedure prkcisante, et que les sens precis& divergent sensiblement. Con- vient-il, dans ce cas, de garder le mCme mot ou d’introduire des denominations ad hoc? C’est la avant tout affaire de commoditk.

Pour ce qui concerne l’analogie, il y a, dans les contributions A ce symposium, d’assez nombreux exemples de prockdures pre- cisantes ainsi comprises. Dans ce qui va suivre, nous participerons egalement cette elaboration. Mais il nous parait utile, avant de le faire, de dire un mot de la fagon dont la rdgle de l’engagement peut &tre justifike.

Nous allons rester strictement dans la ligne des explications donnkes au paragraphe preckdent. Nous y disions que l’opinion selon laquelle la dkfinition representerait une procedure preci- sante standard tient A une certaine philosophie du langage, celle-ci n’etant d’ailleurs qu’un aspect d’une certaine philosophie de la connaissance, qui se rkvele de plus en plus inadequate. En est-il autrement de la regle-cle dont nous prktendons nous inspirer? Celle-ci ne doit-elle pas aussi tenir A une certaine conception du langage, de son rdle et de sa portke, e t cette conception ne doit- elle pas kgalement tenir A une certaine methodologie de la

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connaissance et de la recherche? Nous n’avons aucune raison de penser qu’il puisse en &re autrement. La regle de l’engagement ne fait, en effet, que tirer Ies consequences pratiques d’une certaine thdorie du langage selon laquelle ce dernier doit &ire envisage comme un milieu universe1 de reprdsentafion. Nous le disons uni- verse1 parce qu’il enveloppe l’ensemble de nos activites. I1 est milieu de reprdsenfafion parce qu’il s’ouvre et confere un aspect sui generis (une forme discursive) A tout ce dont il nous est possible de prendre conscience. Ses fins sont celles d’une confrontation et d’une mise en rapport des elements dont il porte les traces, les projections, les applications. Dans un langage ainsi conqu, un mot n’est pas le porteur d’un sens prealablement fixe une fois pour toutes, mais d’un sens qui lui vient de ce qu’il a pour mission de representer. En d’autres termes, le mot se charge d’une signifi- cation exfdrieure par le fait m6me d’ktre engage (et cela de facon inalienable, comme la conscience du gesfe s’engage auec le gesfe) dans la recherche et la decouverte des activites eficaces.

Nous nous sommes borne a ne parler que du sens des mots. Mais il est clair que ce qui vient d’8tre dit ne doit pas &re interprete de faCon trop etroite et litterale. I1 faut l’etendre A tous les elements et tous les aspects du discours, des mots aux expressions verbales, aux phrases e t m6me aux textes plus ou moins longs. La conception du langage qui vient d’6tre esquisske de faqon tout A fait sommaire s’impose-t-elk d’elle-m&me ? I1 est assez remarquable que dans bien des essais de rejoindre un sens artificiellement precis6 a partir d’un sens naturellement donne, elle forme comme un arrikre-fonds plus ou moins consciemment adopt& I1 serait cependant exagere de dire qu’il sufit de l’expliquer pour que chacun la reconnaisse comme sienne. Nous pensons que, pour bien en apercevoir la justesse, il faut la mettre a sa place, c’est-a-dire l’integrer a une mdthodologie de la recherche qu’on puisse elle-m&me tenir pour plausible, si ce n’est pour absolument certaine. Quant a nous, nous estimons que la methodologie dite ouverte offre toutes les garanties qu’on peut raisonnablement exiger.

Restant toujours dans la mkme ligne, nous nous heurtons maintenant A la question suivante que nous ne pourrons pas nous donner le droit d’ecarter sans autre: a supposer que la regle de

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l’engagement puisse &re justifide par son accord avec les principes de la mkthodologie ouverte de la recherche, quelle raison avons-nous de penser que cette mkthodologie n’est pas arbitraire e t de poser qu’au contraire il est juste de s’y conformer? Cette question ne cr6e-t-elle pas une situation tout A fait semblable A celle dont nous disions, A la fin du paragraphe prdckdent, qu’elle Ctait sans issue? I1 n’en est rien, mais la chose a besoin d’etre expliqude. Bien entendu, nous ne pouvons le faire ici que de facon tr6s dcourtee en renvoyant pour tous les details de l’argumentation aux ouvrages oh le sujet se trouve trait6 dans son ensemble avec tout le serieux desirable l,

I1 ne s’agit pas de statuer dans le vide, mais de tirer des ensei- gnements des si&cles de recherches dont nous sommes les bdne- ficiaires. Tout d’abord, il faut se rendre compte qu’on n’echappe pas aux difficult& d’une ultime justification (au paradoxe du commencement) par le seul exercice du raisonnement. I1 faut A la fois plus e t moins que cela. I1 faut faire un choix entre deux atti- tudes opposdes : - celle qui s’ouvre par principe A l’expdrience, qui fait du recours

A l’expkrience non seulement un acte lkgitime, mais un acte premier et cependant toujours A renouveler (sans en limiter par avance la port6e et avec toutes les consequences que cela peut comporter) ; - et celle qui, sans exclure necessairement le recours A l’expe-

rience’est invinciblement portee A poser la primaute du rationnel e t A reconnaitre la necessitd d’un fondement valable une fois pour toutes.

La mdthodologie ouverte fait choix de la premiere attitude, sachant bien qu’il s’agit lA d’une option qui n’est pas rationnelle- ment justifiable. Cette option la determine. La philosophie ouverte se rkalise, se deploie en lui restant conforme. Elle n’en est au fond qu’une mise en forme mithodologique que l’engagement dans tous les ordres de la recherche (en tant qu’experience toujours A refaire) est seul capable de prdciser.

On pourra consulter en particulier les deux ouvrages suivants par F. GONSETH : La gkomttrie et le probldme de l’espace; Le problCme du temps, essai sur la mtihodologie de la recherche (Neuchltel, Editions du Griffon, 1964) et tout spbcialement les conclusions du premier de ces ouvrages ainsi que le grand commentaire m6thodologique du second.

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L’option d’ouverture A l’experience ne reste cependant pas sans une certaine justification, mais ce n’est pas celle que lui pro- curerait un fondement rationnel. Elle consiste A imaginer la situa- tion de celui qui, dans notre siecle et dans la situation de connais- sance A laquelle il participe fatalement, se deciderait pour l’autre option et penserait pouvoir lui rester fidele. I1 se mettrait en oppo- sition, la chose nous parait Claire, non seulement avec toute l’evolution du savoir, mais aussi avec les plus 616mentaires exi- gences de sa presence en ce monde.

I V . Le schima Pour preciser 1’idCe de l’analogie, pour la specifier plus exacte-

ment, il faut, avons-nous dit, l’engager dans une pratique efkace. (L’efficacite dont il s’agit ici se revele A l’epreuve, a la mise en euvre repetee. Pour Ctre contrdlable, elle n’a pas besoin d’6tre rationnellement fondee. Elle est de l’ordre des faits constatables avec une certaine precision, avec une precision qu’il ne servirait a rien de vouloir absolue.) Pour faire un pas decisif dans cette voie, le plus simple nous parait Ctre de mettre en valeur la notion de schima.

Rappelons les remarques que nous avons oppos6es plus haut ti l’intention de dCfinir (une fois pour toutes) le contenu de signi- fication du mot analogie. Ces remarques pourraient naturellement Ctre toutes reprises A propos du sche‘ma. Mais il ne nous parait pas indispensable de nous y arrCter. D’ailleurs, les explications qui vont suivre y suppleeront.

I1 y a dCjA bien longtemps que nous cherchons a attirer l’atten- tion sur le rdle irreductible du schema dans la formation d’une connaissance ordonn6e a l’action. Voici quelques passages extraits de l’ouvrage Les mathe‘mafiques ef la rialift!, paru en 1936 dejA l.

F. GONSETH, Les mathkmatiques et la rtalitk, essai sur la methode axiomatique. Paris, Alcan, 92/94.

Nous pourrions aussi citer toute l’introduction A la seconde partie (Oberstufe) des premieres editions du manuel de geometric Blementaire Leitfaden der Planirnetrie, tome 2 (Zurich, Orell Fussli, 1936.)

Par le suite, ce volume a paru separkment, apres quelques retouches, sous le titre Elementare und nichteuklidische Geornetrie in axiomatischer Dartellung und ihr Verhaltnis zur Wirklichkeit (Zurich, Orell Fussli, 1956).

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I1 eQt Cte diametralement contraire aux vues que nous exposons de commencer par la definition verbale de la mkthode axiomatique: en l’absence de realisations ou le defini ait pu btre apercu, une definition de ce genre est illusoire et sans effet. De ces realisations, nous en connaissons maintenant en sufisance ; elles forment les assises de la systematisation qui doit en sortir.

uMais, dira-t-on, vous arrivez trop tard. La recolte qui devrait vous attendre ici a Cte gaspillee tout au long du chemin. Que pensez-vous nous expliquer que nous n’ayons deja compris? )) - (( Tant mieux, s’il en est ainsi ! B repondrons-nous. (( Tant mieux si les explications qui vont suivre peuvent &re acceptkes sans observation )...

L’exemple de la carte. C’est un exemple assez eloigne de ceux qui nous ont occupCs jusqu’ici, qui va ouvrir la discussion. Imaginons que le problbme suivant - qui ne touche aux mathematiques que par un detour - nous soit propose.

Une plaine est recouverte d’une for& assez dense, mais dont les arbres sont irrigulilrement distributs. Quelque part, a l’inttrieur de la for& il y a une clairilre, et duns cette clairilre une grande boule. I1 nous faut la faire rouler jusqu’en un point, peu importe lequel, de la lisilre.

Allons-nous nous precipiter sur la boule et la pousser au petit bon- heur, en confiant au hasard le soin de trouver une issue? Si la boule est grande et les arbres serrCs, nous n’irons peut-&tre pas bien loin. Un peu de reflexion pourra nous epargner bien des efforts superflus. Nous avons a notre disposition, supposons-le, une feuille blanche, un crayon e t un assez grand nombre de morceaux de papier. Commencons par tracer une image de la for& adequate notre entreprise.

Nous representons le point de depart, oh gPt la boule, par un point A de la feuille blanche. Puis chaque arbre est a son tour reprdsente par un point selon le procede que voici: on choisit parmi les arbres qui bordent la clairibre trois arbres tels que le triangle qu’ils determinent contienne la boule mais aucun arbre a son interieur. Ces trois arbres vont recevoir les trois premiers numeros: 1, 2 e t 3. Trois points 1, 2, 3 formant un triangle contenant A sont alors report& sur la feuille blanche.

Dans le voisinage du (( segment 1-2 D dktermine par les deux premiers arbres, choisissons-en un quatribme, de telle facon que le triangle 1, 2 et 4 ne contienne, h i , aucun arbre. Sur la carte en devenir de la for&t, repor- tons un point 4, qui soit (( conforme )) au rBle qu’il doit jouer, ce qui est bien facile A rCaliser et ainsi de suite ...

Rien ne nous emp&che de supposer que la carte de la for&t ait Ctd complbtement et fidblement executCe suivant ce procede. Mais elle n’est pas encore pr&te a nous rendre service. Revenons a l’arbre 1 e t determinons tous les arbres du voisinage qui ont, du premier, une distance plus petite que le diambtre de la boule. Ce seront, disons, les arbres nl, n 2 . . . nl.

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Tracons alors sur la carte des lignes rouges joignant 1 aux points voisins nl, n2.. . nl. Ces traits rouges vont naturellement signifier que le passagc entre les arbres correspondants est infranchissable.

Ceci fait pour tous les arbres sans exception, la carte est terminee. Nous pouvons tranquillement aller nous attabler a l’auberge voisine. Nous y pourrons a loisir decouvrir la solution de notre problbme, si elle existe : la carte va remplacer avec profit la forCt veritable.

Nous allons simplement la decouper tout le long des traits rouges. Si elle se partage en un certain nombre de morceaux, il nous sufira de conserver celui qui contient A . Si ce dernier fragment contient une partie de la lisiere, le probleme peut 6tre facilement resolu (( en pensee )) : nous aurons vite fait de tracer l’image d’un chemin possible. Sinon le probleme est insoluble, naturellement.

Rien ne nous empCche maintenant de passer a l’execution. A supposer que nous ayons decouvert une solution (( theorique t), il va falloir la rkaliser sur le terrain. Mais la correspondance des numeros attribues aux points de la carte e t aux arbres de la for& est justement faite pour qu’il ne se presente plus aucune dificulte.

Le schtma et ses earacfkres. La leqon de cet exemple? Demandons-nous si la carte est une image fidele de la for&. La rCponse

est naturellement : oui et non ! Non, car il y a un certain nombre de carac- teres oh la difference saute aux yeux. Ainsi, par exemple, une ligne rouge continue sur la carte correspond a une suite discontinue d’arbres reels. Qu’un arbre soit un h&tre, un sapin ou un chsne, peu importe. 11s sont uniformement design& par des points. Et les rapports entre les distances veritables n’ont peut-&re pas du tout Cte respectes. I1 n’est certainement pas dans nos habitudes de declarer qu’une image de ce genre reproduit fidblement son modkle.

Et pourtant, si l’on sait interpreter les signes de la carte, si on sait les traduire, leur restituer leur signification dans la realite, on aperqoit une profonde resemblance, une saisissante conformite de l’image a son objet. E t ceci bien que d’innombrables realites n’y aient pas trouve acces. Notre carte pourrait paraitre sans valeur a celui qui aurait pour mission de faire le denombrement des erables a sucre, mais elle est parfaitement adequate a nos intentions.

Que dire d’une representation de cette nature ? Qu’elle remplace une certaine realit6 par une realite plus accessible, oh nous sommes en mesure d’apercevoir, en dCpit des differences, une identite de structure avec la premibre, - identite d’ailleurs limitee et qu’il faut se garder de porter au-dela de sa signification naturelle, - et structure qui se manifeste par une correspondance assez sommairement dCfinie, et qu’il ne conviendrait pas de preciser outre mesure. Cette correspondance est symbolique, e t la carte est un schtma.

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EnumCrons quelques caractbres essentiels du schema :

a ) I1 ne fournit qu’une description sommaire. Rien n’a passe dans le schema de l’atmosphere sylvestre qui revit dans nos souvenirs. Rien du mouvement des branches, rien des jeux de lumikre et des mille bruits indbfinissables. Rien que ceci :

Tout arbre, quelle que soit sa forme e t sa nature, est design6 par un point ;

b ) I1 pourrait &re complete (il est encore en devenir)!

I1 pourrait alors &tre adapte A des fins moins exclusives que celles qui ont tout d’abord preside Zi sa confection. Ainsi, par exemple, il suf- firait d’indiquer les erables par un symbole ad hoc pour que nous ne soyons plus les seuls A en tirer profit ;

c) I1 possbde une structure propre, intrinsbque.

Cette structure est abstraite A la fois du modble e t de l’image schema- tique. Les symboles employes et les relations symboliques qu’on a posees entre eux appartiennent alors a un certain compartiment de l’action ou de la pensee, defini de facon suffisamment efficace, et au sein duquel on sait de quelle manibre et selon quelles normes il faut les traiter.

Ainsi, dans notre cas, la carte avec tout ce qu’elle contient pourrait &re attribuee A l’analysis sifus intuitive, qui opbre avec certains objets pliables et deformables et qui etudie les proprietes de ces objets qu’une deformation sans rupture ne reussit pas A detruire. Mais d’autres sche- mas pourraient mettre en Oeuvre les symboles qui n’ont de sens que pour telle ou telle categorie de techniciens e t d’ouvriers, aussi bien que les abstraits arithmetiques ou geomdtriques.

Nommons M le domaine oh le symbole se realise non comme sym- bole, mais comme simple objet, e t oh les relations symboliques sont de simples proprietes entre les objets que sont aussi les symboles. Ides lois qui existent dans M en dehors de toute relation a notre schema confbrent a celui-ci une structure intrinsbque. En d’autres termes, le schema envi- sage comme objet de A1 y jouit de certaines proprietes, il y est d’un certain type, il y est dans certaines relations avec d’autres objets, etc. En un mot, il y a une cerfaine f a p n d’2tre relative a M, et c’est la ce que nous nommons sa structure intrinsbque.

I1 est d’ailleurs presque superflu de remarquer encore que le (( monde M )) n’est delimite que dans le cadre de certaines intentions, relativement a certaines fins e t A certaines actions, dont nous n’exigeons pas non plus la totale determination : il sufit que ce qui intervient effectivement dans lc schema soit pratiquement assure ;

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d ) Le schema posshde enfin une signification exterieure. En d’autres termes, le schema objet de M peut Ctre interpret6 dans

un autre monde M’, a l’aide de certaines conventions. La r6alitC de celles- ci est double : elle plonge a la fois dans la realit6 de M et dans celle de M’. Elle est d’ailleurs sommaire aussi bien dans celui-ci que dans celui-la !

En outre, et ceci est fort important, il n’est pas nkcessaire que le ((monde M ) ) existe par avance : il arrive qu’il se constitue presque com- pletement ad hoc.

Lorsque, assis dans l’auberge, nous tracions les traits rouges sur notre carte, decoupions celle-ci et cherchions un chemin aboutissant a l’image de la lisihre, c’est uniquement dans le (( monde M ) ) que cette recherche s’eff ectuait, le monde des significations exterieures restant 4 l’arrihre- plan pour l’orienfer, pour h i poser ses buts ...

V. L e schdma mental Avant de poursuivre cette citation, il me parait utile d’insister

sur le fait que la connaissance apportee par le schema n’est pas une simple reduction d’une connaissance plus riche qu’on aurait eue par avance de la (( chose a schkmatiser o. Nous l’avons deja releve a propos de l’exemple de la carte. Celle-ci n’est pas donnee du seul fait que la for& existe dans sa propre realitb. La construction de la carte est un acte crkateur : elle nous met en possession d’une information qui ne s’offrait pas d’elle-meme, elle est le moyen m&me d’une connaissance dont nous ne disposions pas du seul fait d’entrer dans la for6t. On peut cependant avoir l’impression, dans ce cas particulier, que la construction du schema reprksente un moyen assez artificiel de prendre connaissance de la realite. Pour 6tre dans le vrai, cette impression doit 6tre redressee. Dans toute recherche qui va sufisamment profond, il vient un instant ou c’est par la constitution de schdmas que la connaissance pro- gresse e t prend plus exactement forme. Imaginer un schema dont la realit8 A connaitre puisse apparaitre comme une realisation, c’est 19 l’une des demarches normales e t m6me irrkductibles de la recherche.

Dans notre exemple, le schema, produit de notre activitk, appartient au monde objectif: c’est un objet artificiel. Nous allons maintenant voir que le domaine M , ou le schema prend son exis- tence e t sa structure intrinseque, peut Ctre d’une tout autre

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nature. I1 peut appartenir a notre univers mental, a ce que, non sans une certaine audace, on peut appeler l’univers de la subjec- ti uitd.

La position mtdiatrice des axiomes. I1 est clair que le mot de schema, lui aussi, n’est pas intervenu dans les phrases qui precedent avec un sens fixe completement d’avance. I1 apportait, pour concourir a la signi- fication de la phrase, le sens de son usage courant, augment6 et modifi6 par son incorporation dans l’explication de la methode axiomatique et remanie encore, pour finir, par les derniers enonc6s. Ceci pour rappeler encore une fois qu’un concept (( vivant )) ne se Cree pas de toutes pieces par une definition purement verbale, mais qu’il sort de son pass6 e t se modifie par son emploi.

Combien un mot peut Ctre de proche en proche detourne de son sens originel, combien le concept qu’il recouvre peut varier par degradations insensibles et quelquefois par sauts brusques, le mot d’axiome en est maintenant un exemple frappant. Qu’etait-il pour Platon 7 L’expression d’une verite en soi ! Pour Poincare? Une convention a peu prits librement consentie. Pour Russell ? Un jugement hypothetique. Pour Zermelo ? Au sein du systeme de base, une partie integrante d’une d6finition impli- cite. Toutes ces interpretations ont, il est vrai, quelque chose de commun ; elles ne voient de l’axiome que le cat6 tourne vers l’abstrait. Elles lui conferent une nature purement rationnelle sur laquelle la realit6 exte- rieure ne devrait avoir aucune prise. En revanche, elles different du tout au tout quant a l’appreciation de la liberte que nous avons de les accepter ou de les refuser.

E t maintenant? L’axiome est a mi-chemin entre la fiction e t la des- cription du reel. I1 garde le souvenir du reel, parce qu’il l’a recherche - et qu’il ne l’a pas completement manque ! I1 peut toujours s’y rkintegrer, en se repliant sur sa signification exterieure. Mais il porte dans sa struc- ture intrinsdque la marque de notre activit6 creatrice, de notre faculte plus ou moins librement batisseuse d’images e t de formes.

Nous avons reconnu que la connaissance n’atteint jamais son terme dans le concret et que jamais une notion n’atteint sa limite dernidre dans l’abstrait. L’esprit qui veut connaitre prend une position interme‘diaire, mddiatrice entre la libertt du r&ve et I‘absolue dttermination de la chose en soi. A la fois nous regardons le reel et nous regardons notre pensee.

En un mot : I1 n’y a pas d’miome sans un concref oh il fonde sa signi- fication exftrieure et un absfraif a la sfrucfure duquel il partkipel.

ArrCtons ici cette assez longue citation. Ce qui vient d’Ctre dit de la fonction mediatrice des axiomes ne

fai t d’ailleurs que reprendre e t prkciser, dans le cadre du schema F. GONSETH, Les mathkmatiques et la rkaliid, 5 97.

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mental, les remarques que nous faisions plus haut a propos du schema en general. Un schema n’existe comme tel qu’une fois revCtu de son r81e. I1 faut le relever, car il y a la quelque chose d’essentiel. Mais cela n’a rien d’une explication qui irait jusqu’au fond des choses. I1 n’est pas douteux que certains aspects de la realit6 puissent Ctre saisis par le moyen de schemas adequats et que nous soyons capables de degager et d’imaginer de tels schemas. Nous pouvons en faire e t en refaire l’experience. Mais si le fait peut Ctre ainsi constate, cela ne sufit pas pour que nous l’ayons compris. I1 est juste de l’accueillir, de le mettre A sa place et de s’y fonder, puisqu’il s’agit la d’un fait assure. Mais le pourquoi nous reste obscur. Pourquoi notre facult6 de saisir le reel et la capacite du reel d’Ctre saisi par nous se repondent-elles de cette fagon ? Pourquoi le schema reprdsente-t-il le moyen grace auquel il leur est possible de s’ordonnerl’une a l’autre ? Nous pensons qu’il n’est pas possible de repondre a cette question sans en susciter d’autres, qui tiendraient a d’autres faits qu’il faudrait expliquer a leur tour.

Mais, nous dira-t-on peut-Ctre, ne faut-il pas tendre a une ultime elucidation ? Nous ne ferons pas l’hypothese selon laquelle il devrait nous Ctre possible de p6netrer jusqu’aux dernieres expli- cations. C’est la, pensons-nous, une hypothese hasardeuse, et mCme arbitraire. Elle appartient a une philosophie qui, sur ce point au moins, n’est pas capable de fournir de garantie. Notre methodologie, la mdthodologie ouverte, ne comporte pas de principe de reductibilitk ou d’intelligibilitb de ce genre. Rien ne l’oblige A s’en charger. Elle est libre de poser en fait que le schema exergant sa fonction mediatrice est l’un des moyens legitimes de la recherche, un moyen qu’elle ne pose pas certes intangible, mais qu’il est vain de vouloir reduire A autre chose avant que l’experience en ait fourni les raisons.

Doit-on comprendre que le schema est ainsi mis hors de dis- cussion? Ce n’est pas 18 du tout ce que nous voulons dire. La recherche reste parfaitement libre de revenir sur ces donnees pour en 6prouver la valeur. C’est ce que nous allons faire en particulier pour le domaine M ou un schema mental revCt sa structure intrin- sbque, c’est-A-dire pour ce que nous avons deja appele l’horizon ou mCme l’uniuers de la subjectiuifd.

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V I . L’horizon de la subjectivitd

Nous avons d6jA expos6 comment l’edification de la g6omCtrie peut Ctre envisagke sous l’angle de la construction d’un schCma. Un schCma, avons-nous dit, revet la realit6 qui lui est propre dans un horizon M de rdalite qui lui fournit A la fois ses 616ments et les relations A 6tablir entre ces derniers. Dans l’exemple de la carte, le schCma se pr6sentait sous la forme d’un objet (artificiel, il est vrai) du monde sensible, de l’horizon de rCalit6 qu’on appelle couramment le monde estdrieur. I1 en est tout autrement dans le cas de la g6omCtrie et plus gCn6ralement dans le cas oh le schCma appartient a l’univers abstrait des mathdmatiques. Comment situer, par rapport a nous-mimes, l’horizon M d’un sch6ma mental? Comment sp6cifier la nature des 616ments que cet horizon de realit6 prbte au sch6ma pour que celui-ci revkte sa structure intrinseque? Certes, ce sont 1A des questions dificiles; il n’est cependant pas impossible de les aborder en toute objectivit6.

Pour ce qui nous occupe ici, c’est l’horizon M des mathCma- tiques qui se trouve sphcialement vis6, l’horizon capable de con- fCrer aux mathkmatiques leur rdalitd spdcifique. Or, il ne s’agit lA que d’un aspect particulier d’une certaine recherche sur nous- mCmes. On peut en effet se proposer de mettre en Cvidence ce qui nous appartient, ce que nous mettons en Oeuvre de nous-m&mes, en tant que sujets, dans l’acquisition de telles ou telles connais- sances. C’est l A le problkme de faire apparaitre non pas notre forme somatique ou g6nCralement corporelle, mais l’aspect dit pht?nomdnologique de la personne que nous sommes tous et chacun pour soi. Autrement dit, il s’agit d’apercevoir, dans l’homme intkgral, l’homo phenomenologicus, c’est-A-dire l’ensemble, orga- nisk lui aussi, des structures de la subjectivitb. Est-il nkcessaire, pour traiter le problkme sous l’angle qui nous intkresse specialement, de faire apparaftre la figure entiere de cet homo phenomologicus? Certainement pas. La tAche serait, tout d’abord, d’une ampleur dbmesurbe. Elle est comparable A une perspective qui s’appro- fondit au fur et A mesure qu’on s’y engage. D’autre part, rien ne s’oppose A ce qu’on l’aborde directement A partir de son versant

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mathhmatique. C’est preciskment ce que nous avons entrepris de faire dans l’ouvrage dkja cite La ge‘ome‘trie et le problime de l’espace. Nous y analysons comment l’espace et les figures spatiales doivent (( &tre aussi en nous r) pour que nous puissions avoir la vision de l’espace etendu dont en fait nous disposons, en mCme temps que de la connaissance intuitive des gestes qui nous y sont per- mis. I1 n’est pas facile de designer ce donf nous voulons parler ici et de ddcrire la facon dont cela est en nous. Pour voir, il nous faut, on le sait, un support corporel d’une extrCme complexitk. La fonction ne saurait s’exercer sans le concours de phknombnes physiques et chimiques qui vont de l’ceil jusqu’au systkme nerveux central. Le tout a, duns le monde physique, la structure qu’il faut pour que nous puissions dire sans craindre de nous tromper: (( J e vois un disque )) ou (( J e vois une lumiere rouge D. Et pourtant, lorsque nous faisons le projet de faire apparaitre l’homo pheno- menologicus et ses structures, ce n’est pas de cet inevitable et ndcessaire support corporel qu’il s’agit. Tout au contraire, il faut en faire abstraction, le d6passer pour se trouver sur le versant en quelque sorte complkmentaire de la prise de conscience, de l’exercice de la memoire, etc. Certes, ces processus mentaux doivent avoir aussi leur relief dans le monde dit physique, mais encore une fois, ce n’est justement pas cet aspect-la que le mot phenom6nologique doit 6voquer.

Comment ddtacher, par exemple, la composante phenomkno- logique qui donne tout son sens pour nous a I’afXrmation: 4 J e vois un disque bien circulaire H et comment expliquer que nous soyons capables de reconnaitre ce disque lorsque nous l’apercevons sous des angles diffdrents, soit qu’on l’ait dCplac6, soit que nous nous soyons nous-mCmes ddplac6s? Pour y parvenir, il faut procdder A une dificile et penetrante analyse de tout ce que doit &tre celui qui voit. Pour faciliter les explications, precisom la situation de la facon suivante : imaginons que nous restions en place, les yeux fixds sur un objet immobile et que le disque traverse notre champ d’observation. On pourra faire une premiere distinction en par- lant d’une part de ce disque en tant qu’objet du monde exthrieur et, d’autre part, de l’image que le cristallin, fonctionnant comme une lentille, en projette sur la retine. Bien entendu, ce n’est pas

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cette image-la qui constitue l’aspect phknomknologique a dkgager. C’est un aspect interbdimaire qui, bien qu’ayant lieu en nous, n’appartient pas encore 9 l’univers de la subjectivitk. Les impacts lumineux r e p s par la r6tine se transforment en impulsions que le nerf optique a pour mission de transmettre plus loin, vers les instances interprktatrices. La structure de ces messages appar- tient-elle a l’univers de la subjectivitk? Pas encore. Par l’inter- mkdiaire de leur support corporel, elles appartiennent encore au monde de l’objectivitk ... Y a-t-il un sens A poursuivre l’analyse sur cette voie? Nous ne le pensons pas. Pour atteindre notre objectif, il faut imaginer autre chose.

Supposons qu’au lieu d’observer nous-m&mes le disque se dkplapnt dans notre champ visuel, nous ayons confie cette t h h e A une camkra cinkmatographique. I1 est certes permis d’imaginer qu’on puisse disposer la camkra, projeter le film qu’elle aura pris e t nous placer nous-m6mes pour en prendre connaissance de telle faqon que les images formkes sur notre rktine au cours de cette vision indirecte aient exactement la m&me forme qu’au cours de la vision directe. Dans ces conditions, le film peut &tre envisagk comme une certaine projection vers l’extkrieur de ce qui aurait dfi se passer en nous si nous avions dkcidk de voir (( en direct R. Le matkriau visuel que le film nous prksente revet ainsi une cer- taine fonction de figuration: il figure le matkriau mental dont sont faites nos propres reprksentations, c’est-a-dire les 61Cments subjectifs de notre propre vision des choses. (Pour ce que nous cherchons A mettre en lumiere, il est sans importance que le mat6riau visuel du film se dkcompose en une skrie discontinue de prises de vue et qu’une seule camkra ne puisse rendre le relief que la vision binoculaire directe comporte.)

Serrons maintenant notre exemple de plus prbs. Portons notre attention sur la forme que prend l’image du disque au fur et 4 mesure que la skrie des photographies passe sous nos yeux. Rete- nons les faits suivants :

1. Chaque photographie figure ce que nous nous sommes reprksente, ce qui a etk prCsent A notre conscience, ce qui a k t e uisualise‘ A un certain instant. Mais jamais deux de ces images en ROUS n’ont 6tk actualiskes en m6me temps.

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2. Par l’intermediaire de leur figuration photographique, ces visualisations peuvent Ctre compar6es entre elles. On peut ainsi constater qu’elles ne sont pas identiques. Elles se suivent, au contraire, en se transformant de I’une a l’autre. Et pourtant, elles forment un tout, puisque nous sommes capables de les reunir pour en faire la vision d’un seul et mCme disque en mouve- ment.

Que pouvons-nous en conclure? Qu’il n’est pas arbitraire de parler de l’ensemble des localisations possibles ou virtuelles d’un objet d6termind. Les remarques qui prbcedent suggerent l’existence d’un ensemble correspondant de visualisations 6ga- lement virtuelles. Voir cet objet dans l’une ou l’autre de ses positions, c’est en quelque sorte actualiser la visuali- sation correspondante en la faisant apparaitre sur la scene de la conscience.

Appelons L l’ensemble des localisations virtuelles dont il vient d’Ctre question et V celui des visualisations correspondantes. On peut supposer l’ensemble L et le centre 0 de l’observation (l’ceil ou la camera) fixes par rapport a un mCme referentiel. Si 0 s’y dkplace, l’ensemble L restant objectivement le meme, l’en- semble V ne reste pas tel quel. Soit V’ cet ensemble transform6 par le passage de 0 en 0‘ ; en imaginant V et V’ bien distincts pour un mCme sujet, on pr6suppose d’ailleurs qu’il puisse &re aussi fix6 par rapport A un mCme referentiel, A un referentiel trouvant A se (( rCaliser )), cette fois, dans le mCme univers subjectif que I’en- semble V des visualisations. L’ensemble V’, avons-nous dit, doit 6tre envisage comme une transformation de l’ensemble V. Le rapport entre ces deux ensembles peut-il Ctre pr6cis6? I1 suet de se rendre compte que la position relative de 0’, par rapport a l’ensemble des localisations, peut &re egalement obtenue en laissant le centre d’observation en place et en effectuant sur l’en- semble L envisagt? comme un tout le dkplacement contraire de celui qui a conduit 0 en 0‘. Appelons L‘ l’ensemble L ainsi d6plac6. L’ n’est qu’une certaine application de L sur lui-mCme. I1 en resulte que D’ n’est, lui aussi, qu’une certaine application de D sur lui-meme. NOUS voyons ainsi que le groupe des deplacements objectivement possibles du sujet induit un groupe d’applications 10

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subjectivement effectuables de l’ensemble V sur lui-rn6me. - Remarquons que l’adverbe subjectiuement dont nous venons de nous servir ne saurait &re remplace par consciemment: les pro- cessus mentaux dont le sujet est le siege ne viennent pas nkcessai- rement a la conscience. - Ainsi se trouverait design6 le materiau mental par l’intermediaire duquel le sujet peut 6tre capable de realiser subjectivement - c’est-&dire par lui-meme e t pour lui-m6me - son changement de position dans le monde exterieur.

Bien entendu, il ne faut pas prendre ce qui vient d’6tre dit tout a fait a la lettre. Dans la realite si complexe du sujet, les choses ne se presentent certainement pas de faqon aussi simple et aussi precise. Voici, a ce propos et a titre d’exemple, quelques observations qui viennent immediatement a l’esprit.

Qu’arriverait-il si le centre d’observation et le disque observe etaient tous deux en mouvement? Pour analyser le cas, nous pourrions nous servir du m6me subterfuge qu’auparavant : rem- placer l’ceil par une camera A laquelle on imprimerait un mouvement adequat. L’ensemble des visualisations pourrait &re encore une fois figure par la suite des prises de vue. En comparant cette derniere avec les deux series correspondant aux deux cas parti- culiers envisages plus haut, on s’apercevrait qu’elle devrait &re cette fois encore une application de l’ensemble L (ou L’) sur lui- meme. Mais comment distinguer dans cette application subjective- ment r6alisee la part qui revient objectivement au deplacement de l’observateur d’une part, a celui du disque d’autre par t? Reduite a ce que nous en avons dit, la situation ne semble pas comporter les moyens de lever cette indetermination. Mais il ne faut pas oublier que lorsque le sujet est reellement intCgr6 dans le monde de son activite, la fonction de la vision n’est pas separable d’un contexte A la fois ample et divers.

Sans parler encore d’autre chose que de la vision, nous avons a constater que nous sommes trbs loin d’avoir trait6 le sujet dans sa plenitude. Nous ne l’avons aborde que sous l’angle de la forme. Or, dans la pratique, la perception d’une forme s’accompagne fatalement de la perception d’une certaine distribution de cou- leurs. N’aurait-il pas ete possible de partir a la recherche de l’homo

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phenomenologicus sur cette voie-la ? Non seulement la chose eiit ete possible, l’entreprise se serait mkme revC1Ce moins ardue. Nous aurions pu nous mettre au benefice des recherches nombreuses et systematiques auxquelles la vision colorbe a donne lieu depuis la Farbenlehre de Goethe. Les techniques de la colorime‘trie conferent a ces recherches un caracthre indeniablement scientifique. Elles mettent hors de doute dans tous les cas l’existence d’un corps des couleurs, chacune de celles-ci representant une faqon specifique du sujet de ressentir la reaction de son ktre corporel (et singulikre- ment des organes de la vision) a certains impacts lumineux. Pour tout homme, le corps de ses couleurs, c’est-A-dire des couleurs qu’il est capable de voir, appartient sans equivoque a l’aspect phenomenologique de son ktre.

L’etude de la vision coloree permet d’ailleurs de mettre en evidence un fait d’une importance capitale : c’est que le corps des couleurs n’est pas exactement le m6me pour tous les hommes. I1 ne s’agit pas simplement d’kcarts secondaires group& autour d’un cas normal. Les cas individuels se repartissent en categories dont l’une definit bien un cas normal avec une certaine marge d’incertitude, mais dont les autres revblent de graves anomalies. Dans le cas normal, le corps des couleurs se presente comme un ensemble structure selon trois dimensions, tandis qiie dans le cas des daltoniens, il est reduit B ne plus offrir que deux ou mkme qu’une seule dimension. Ainsi se manifeste une certaine indepen- dance des structures phenombnologiques et de la faqon dont elles repondent aux structures physiques auxquelles elles sont en fait ordonnees. On peut interpreter dans le mkme sens le fait que les couleurs du spectre physique sont ordonnees lineairement du rouge au violet, tandis que les couleurs du spectre phenomeno- logique (formant ce qu’on appelle le cercle des couleurs) s’ordonnent circulairement, les pourpres venant s’ins6rer entre les rouges et les violets.

Ces faits, entre bien d’autres, facilitent la distinction entre la couleur-apparence de l’objet et la couleur-propridtt! du sujet. 11s facilitent en d’autres termes une Claire conception de l’univers subjectif du phenomenologique en face de l’univers objectif du phenomenal. En revanche, on reste loin encore, sur cette ligne de

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recherche, des mathematiques proprement dites. A cet egard, le fait d’utiliser un espace A une, deux ou trois dimensions pour caracteriser un corps des couleurs ne doit pas nous faire illusion.

Pour expliquer comment l’interprbtation des signes pheno- menologiques, de l’information du sujet par le phenomhologique, peut Cchapper 8 l’indetermination, nous disions que l’exercice de la vision est toujours insere dans un contexte d’une trks grande complexitb. I1 faut naturellement citer en premier lieu l’exercice des autres sens, e t tout particulikrement celui de la proprio-sec- tivit6 qui fournit au sujet un ensemble d’informations plus ou moins distinctes e t plus ou moins conscientes sur son propre Ctre corporel. Et il faut naturellement y ajouter que l’exercice d’un sens n’est pas une activite gratuite et qu’elle n’est pas s6parable de ses fins. Elle est like 8 tout un monde d’intentions, d’interpre- tations et d’actions qu’une analyse explicitante ne fait jamais qu’eflleurer.

Y a-t-il quelque indication generale 8 tirer de cette trks par- tielle et trbs sommaire evocation cle l’univers et des structures de la subjectkite? Celle-ci : que cette evocation n’est pas seulement partielle e t sommaire, mais que tout ce qu’elle comporte de des- criptif et d’explicatif ne peut 6tre que schbmatique. Cela signifie-t-il que notre effort, qui etait de prendre connaissance de l’homme phenomenologique en nous, a manque son but? Pas du tout. C’est ici le moment de rappeler ce que nous avons dit de la fonction du schema : que la production d’un schema explicatif ou descriptif est l’un m6me des moyens par lesquels la connaissance se constitue. I1 est vrai que la connaissance ainsi acquise reste ouverte A son 6ventuel progrbs. Nous ne pensons pas qu’il puisse en Qtre autre- ment de l’aspect de nous-m6me que nous nommons l’homo pheno- menologicus.

I1 est vrai qu’ii cet instant la recherche 8 laquelle nous procedons ne peut que rebondir. S’il y a schema, il doit y avoir aussi un horizon oh il revCt sa structure intrinskque et un materiau avec lequel on le construit. Inopinement, il y a 18 deux questions qui surgissent A nouveau. Sommes-nous en mesure d’y repondre? Ce que nous allons en dire maintenant va nous ramener A l’horizon M des mathematiques.

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V I I . Retour aux mafhkmatiques

I1 s’agit tout d’abord de comprendre que l’univers de la sub- jectivitk comprend encore autre chose que les structures dont il a 6t6 question jusqu’ici, c’est-a-dire les structures sensorielles ou parasensorielles.

(Les structures sensorielles sont celles qui servent, du c6tk de la subjectivite, de milieu de figuration aux impressions venues des organes des sens ; les structures para-sensorielles sont celles qui, sans Qtre ordonnkes A un organe sensoriel bien localid, n’en sont pas moins responsables de certaines representations fondamen- tales, de celles de la dur6e par exemple.)

I1 n’est pas question de faire ici la revue, mQme d’un coup d’ceil fugitif, de tout ce que l’univers de la subjectivite embrasse. Toutes les activites dont nous sommes capables s’y projettent. Aussi convient-il de ne pas perdre de vue le but que nous nous sommes assignb, celui de specifier autant que faire se peut la nature d’un sch6ma mathbmatique. Nous voulons cependant, avant de porter notre attention sur ce point particulier, nous poser une question de portbe beaucoup plus genCrale : est-il possible d’esquisser a grands traits une m6thode qui convienne A la recher- che de ce qui peut 6tre (( objet de connaissance )) du cat6 de la subjectivitk? On pourrait Qtre tent6 de penser a une auto-analyse dont l’introspection fournirait I’instrument. On ne saurait affirmer sans autre qu’il s’agit la d’une voie impraticable, mais il convien- drait d’assurer les pratiques de l’introspection contre l’arbitraire et I’illusoire. Dans ce qui precede, nous avons indiquk par deux fois dans deux cas particuliers une tout autre facon de faire. I1 s’agissait, rappelons-le, de la projection des structures subjectives a connaitre vers l’extkrieur, de leur objecfiuafion dans le monde phenomhal. La premikre fois, cette exteriorisation pouvait Qtre obtenue par l’intermkdiaire d’une skrie de prises de vues, la seconde fois par les procedures habituelles de la colorimktrie. A eux deux, ces exemples suggbrent une procedure trbs gentkale, qu’on pourrait prkciskment appeler la prockdure d’extkrriorisafion. En mQme temps que par ces deux exemples, la m6thode sera, pensons-nous,

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suffisamment cernee par la troisikme application que nous en allons faire dans un instant.

Les structures sensorielles e t para-sensorielles sont des struc- tures naturelles de la subjectivit6. Nous entendons par lA qu’elles nous sont donnees ind6pendamment de notre volont6. Sont-elles innees ? Peut-&re ne se fixent-elles qu’en fonction de l’experience que chacun doit faire de son insertion active et passive dans le monde de son existence. Une fois etablies, sont-elles parfaitement immuables ? C’est lA une question A laquelle il est dificile de repondre par un simple oui ou non. Certaines observations montrent que lorsque la fonction est troublee, la forme subjectivement obligte de certains objets caractkristiques (:la forme rectiligne et verticale d’un poteau telbgraphique, par exemple) peut se retablir apres un certain temps d’adaptation. Des experiences de ce genre sem- blent t6moigner en faveur d’une remarquable stabilite des struc- tures subjectives en question. Pour ce qui nous concerne, c’est precis6ment cette stabilitk qu’il convient de relever.

Pour un homme normalement constitu6, ces structures sont ainsi des donnkes inaliknables. Mais ce ne sont pas lA les seuls BlCments de l’univers de la subjectivite auxquels ce rdle doit Ctre reconnu. Dans toute analyse, quelle que soit la situation dans laquelle elle s’exerce, il y a un certain Cldmentaire au-delA duquel elle ne saurait progresser. Cet 616mentaire n’est pas fatalement d’ordre sensoriel ou para-sensoriel. I1 peut Ctre d’ordre relationnel, pour ne citer qu’un exemple entre bien d’autres. Quelle qu’en soit la nature, cet 616mentaire a ses r6pondants du cdt6 de la subjectivit6l. (I1 faut d’ailleurs se garder de penser que 1’616- mentaire puisse simplement servir de fondement A tout le reste e t l’exemple suivant suflira pour faire apercevoir 1’6cueil qu’il faut eviter. Supposons qu’on examine A l’ceil nu une prkparation microscopique pour l’etudier ensuite au microscope. A propos du mCme objet d’observation, on se trouve alors dans deux situations observationnelles tout A fait differentes. Dans les deux cas, les klementaires de la visualisation sont, pourrait-on dire, du m6me

Voir li ce propos la confkrence faite par F. GONSETH au Colloque de Fribourg de 1’Acadkmie internationale de philosophie des sciences (1963) sous le titre L’homo phenomenologicus.

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registre. I1 n’en est pas de m6me des constatations elementaires du point de vue de l’observation: elles prennent le plus souvent des significations entierement diffkrentes.)

Les quelques allusions qui precedent ne donnent naturellement que de tres faibles et tres sommaires idees de tout le donne‘ phdno- mdnologique. Notre intention n’est d’ailleurs pas d’y prendre pied. Nous voulons maintenant nous en ecarter comme d’un tremplin. On aura remarque que ce donne represente un ensemble de moyens mis a diverses fins non pas au service de l’homo pheno- menologicus, mais de la personne dont cet homo phenomenolo- gicus n’est qu’un aspect. En face de ces moyens, il convient de reintroduire la personne capable de s’en servir non seulement avec discernement, mais d’en faire l’obj et d’une elaboration cons- ciente. L’installation d’une conscience active dans notre perspective n’est pas un acte arbitraire, elle ne fait que traduire ce dont la personne humaine est capable, dans la situation qui lui est natu- rellement faite. Quelque chose d’essentiel manquait, en effet, A la reconstitution d’un univers subjectif que nous puissions reconnaitre comme ncitre : une pensee agissante. Si nous hesitions A dresser un monde de la pensee en face de celui des structures, l’analyse a laquelle nous procedons tournerait court. Pour pouvoir aller plus loin, il faut qu’une instance capable de produire des pensees et de les lier en systeme coherent soit mise A sa juste place. I1 faut naturellement se garder de forcer la valeur explicative de cet acte. Celui-ci ne repond en rien a l’intention de decouvrir des raisons premieres qui nous rendraient intelligibles a nous-m6mes. I1 laisse de cBtC la question de savoir comment il peut se faire que nous soyons ce que nous sommes. La conception m6me d’une telle elucidation dans I’inconditionnel lui reste Ctrangere.

Cet acte est par contre tout anime de la volontd de ne pas laisser echapper un fait d’une irrkductible signification, mkme s’il n’en possdde pas l’explication, d’en tenir compte et de le mettre a sa juste place. Ce fait, c’est l’elaboration sous la lumibre de la cons- cience qui permet de passer par exemple de la simple disposition des structures de la spatialit6 a I’edification systematique et rationnelle de la geometric. Cette daboration met au service de la pende Claire un schema d’idCes pour lequel les structures subjectives

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de la spatialit6 jouent - si paradoxale qu’en soit l’expression - le rdle de signification extkrieure. (I1 y aurait naturellement avantage a remplacer dans ce dernier cas I’expression de signifi- cation exterieure par celle de signification anttrieure.) Ce schema est loin de n’avoir qu’une fonction de description. I1 realise ce qu’on appelle un modtle uniuersel. C’est en effet un schema ou s’integre en un tout homogene l’ensemble des perspectives virtuelles dont la vision directe n’actualise qu’une seule a la fois.

Mais on nous arr&tera peut-6tre ici pour nous demander des garanties : le fait que nous disons essentiel et dont nous entendons tenir compte se passe en nous, du c6t6 de la subjectivit6. Comment en sommes-nous informes ? Est-ce par introspection que nous sommes au clair sur l’klaboration qui degage les notions et les relations qui sont en possession du geometre? Si tel 6tait le cas, serions-nous vraiment, pour reprendre les m6mes themes que precedemment, assures contre l’arbitraire e t l’illusoire ? Mais ce n’est pas ainsi que les choses se presentent, car c’est prbciskment ici que se place la troisieme application de la procedure d’exterio- risation que nous annoncions plus haut. La voici : en m6me temps que 1’Claboration du geometrique s’effectue, elle s’exteriorise par l’daboration parallele d’un discours geom6trique rigoureux et par la production de figures, d’objets ou de ph6nomenes susceptibles d’illustrer et de guider ce discours. La procedure est double, mais ni d’un cat6 ni de l’autre elle ne se reduit a la simple objectivation d’un materiau mental d6ja existant. A ce sujet, l’enseignement de la g6om6trie ne laisse aucun doute: c’est en prenant appui sur l’une et sur I’autre de ces deux exteriorisations que les notions ideales, celles du point, de la droite, de la sphere, prennent forme et que se prkcisent les relations a Ctablir entre elles. Mais il faut d’autre part que I’edifice ideal se detache de ces exteriorisations et prenne une existence autonome pour qu’un 6nonc6 tel que celui-ci: ( (par deux points, il passe toujours une droite et il n’en passe jamais qu’une D reste inconditionnellement vrai. Ainsi s’kclaire aussi le fait que l’existence d’une g6ombtrie id6ale puisse &re la garantie A la fois de son deploiement discursif e t de son engage- ment dans I’expCrimental.

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Pour ce qui concerne la geometrie, il est ainsi possible d’indiquer quel est I’horizon ou elle acquiert sa realit6 specifique, quels sont les materiaux qui lui confkrent sa structure intrinskque: cet horizon M appartient a l’univers de la subjectivite et ses materiaux, produits d’une klaboration sui generis, appartiennent au monde (en devenir) des idees, dont ils illustrent d’ailleurs l’existence.

Ce qui vient d’&tre dit de la geometric pourrait aussi &re dit mutatis mutandis des autres disciplines logiques et mathematiques. L’essentiel reste le m&me pour toutes a la fois. En tant qu’idealisa- tion, elles se placent du c6tb de la subjectivite ; mais leur genkse m&me les ancre aussi dans le discursif et dans I’experimental.

V I I I . Retour a l’analogie

Nous en arrivons maintenant a la question decisive que voici : le matkriau ideal des mathematiques se pr&te-t-il A la construction de schemas visant a prendre telle ou telle signification exterieure ou anterieure? Aprks ce qui vient d’ktre expose, la reponse ne peut 6tre qu’afirmative. Elle peut cependant se presenter encore plus clairement si on la fait en deux temps:

Envisageons tout d’abord les systkmes mathematiques qui ont ete gagnes comme la geometric par l’elaboration de structures prealablement et naturellement etablies, structures auxquelles revient alors le r6le de signification antkrieure. Dans ce cas e t du fait m6me de sa genkse, le systkme mathbmatique s’etablit en un triple rapport schematique avec ses deux exteriorisations et avec la structure de la subjectivite dont il est issu.

S’il ne s’agit pas seulement d’analyser pour mieux comprendre, mais de saisir pour mieux agir, alors le caractkre schkmatique de ce triple rapport peut prendre une valeur operationnelle. Jusqu’ou celle-ci va-t-elle porter? I1 est dans la nature m&me du schema que la correspondance qui s’etablit entre le schematisant e t le schema- ti& ne soit pas illiniite, qu’elle ne soit pas indefiniment extensi- ble. Jusqu’ou se maintiendra-t-elle et a quel moment se revelera- t-elle inoperante? C’est la, dans chaque cas d’espbce, une affaire d’expkrience. Ce que nous avons aussi a recevoir comme un fait d’experience, c’est qu’une correspondance sch6matique justement

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Ctablie porte en gendral plus loin que ce qui a servi a I’etablir. L a remarque est spkcialement valable pour le schkma mathCma- tique dont il est en ce moment question.

L’kdification axiomatique du systeme mathdmatique rend-elle superflues les explications prCcCdentes ? En aucune faqon. Elle permet au contraire de les detailler encore davantage. Voici ce que nous en Ccrivions ddjA dans Les mathe‘matiques et la re‘alite‘:

Le sche‘ma ge‘ome‘trique et sa signification exte‘rieure. - Que vient faire cet exemple de schema dans l’expose de la methode axiomatique e t pourquoi enumkrer les caractkres essentiels du sch6ma ?

C‘est que la constitution d‘un systime axiomatique revient a la cons- truction d’un sche‘ma mental ad hoc.

Reprenons, par exemple, le cas de la geometrie elementaire. Ce cas ne semble presenter aucune dificulte. Un schema comprend tout d’abord un certain nombre de symboles: ce seront les notions gkometriques fondamentales, les points, les droites, les plans, etc. Ces symboles abstraits doivent avoir une signification exterieure, inutile d’insister sur ce point. Pour la droite, par exemple, il sufit de penser a 1’arCte d’une rkgle A dessin, a la trajectoire du rayon lumineux, etc. I1 faut poser entre les symboles un certain nombre de relations: ce seront naturellement les axiomes. Le r81e de ceux-ci est tout a fait clair: ils ont pour mission de traduire dans la langue des symboles certains faits (( extkrieurs D d’une speciale importance. Leur signification n’est donc pas en eux; elle doit Ctre cherchee dans le monde de leur signification. En un mot : le monde M du schema, c’est la geometrie elementaire; le monde M’, c’est le monde physique qu’on n’a pas encore scrute jusqu’aux molecules e t aux atomes.

Les proprietes caracteristiques du schema sont-elles toutes presentes ? Examinons-les l’une aprhs l’autre !

Foarnit-il plus qu’une description sommaire ? Certainement pas ! L’allusion que nous venons de faire aux mol6cules et aux atomes est

deja une indication sufisante. Pourrait-il &re complete ? Certainemen t. I1 est certaines figures qu’il

est fort utile de completer par des hachures, des couleurs, etc. Ces diffe- rences dans le monde des significations pourraient Ctre aussi evoquees dans le schema.

A-t-il une structure intrinshque ? Elle se manifeste dans l’enchai- nement des theorkmes qui peut Ctre decouvert sans faire appel au monde exterieur - A la condition naturellement d’avoir des axiomes en sufi- sance, et de connaitre les lois deductives du monde des abstraits georne- triques.

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Tout semble 6tre parfaitement en ordre. Le malheur, c’est que nous ne retrouvons plus l’axiomatisation en deux temps, en deux etapes distinctes : constituant, tout d’abord, a partir du monde extdrieur, les notions et les formes intuitives et soumettant celles-ci seulement ensuite a I’axiomatisation specifiquement geometrique. Nous ne renoncerons pas a notre effort de systematisation, mais le tableau definitif se prC- sentera un peu moins simplement.

Le modkle qui nous avait guides ne comprenait que les elements d’un unique seuil d’axiomatisation ; mais pourquoi n’imaginerions-nous pas une chaine de schemas, dont l’un prendrait le precedent comme realite exterieure? Un schema peut encore Ctre trop riche, trop charge d’intuition pour certaines fins ; pourquoi serait-il impossible de s’en faire aussi une idee simplifiee ?

Dans le cas de la geometrie, il nous faudra donc interposer entre la geometrie abstraite et le monde physique tout l’ensemble des repre- sentations spatiales intuitives. La notion de signification extkrieure se dedouble: il n’est pas douteux qu’a travers les images intuitives la gkometrie rationnelle continue de viser le monde des phenomenes. Les realites du monde mental sont, d’autre part, beaucoup plus cachees et beaucoup plus flottantes que celles du monde objectif. Bien plus, il y a certains cas ou nos connaissances intuitives flechissent et o h nous cher- chons a confronter aussi directement que possible, en dessinant e t en mesurant, le physique et le gkomktrique. C’est pourquoi nous ne renon- cerons pas a l’idee de signification exterieure telle que l’oubli du terme intermediaire nous l’avait suggeree. La gComCtrie intuitive et la g6omCtrie rationnelle auront donc la m6me signification extreme ; la premiere n’en ayant pas d’autre, e t la seconde ayant une signification secondaire, relative a notre connaissance intuitive de l’espace.

Mais n’est-il pas aventureux de comparer cette dernikre a un schema ? N’est-ce pas infliger un corset de fer a une realite sans forme bien deter- minee? Entrons un peu dans les details.

Les symboles seraient maintenant les images intuitives encore toutes charg6es des souvenirs (( exterieurs o, que nous avons longuement etudiees dans notre analyse du geometrique. La droite, par exemple, abstraite du faite du toit, de I’angle dikdre d’une chambre etc., devrait encore prendre dans ces derniers sa signification exterieure. Et de m&me pour les autres notions. Mais ou se trouverait le schema hi-m&me; ou faudrait-il dis- tinguer le (( monde M )), oh il doit prendre sa structure et ses lois intrinsk- ques ?

Le schema, ce serait la totalit6 mentale ou se trouvent inscrits a leur faCon les mouvements possibles de nos membres en accord avec les dkplacements eventuels des objets et avec l’aspect qu’ils nous offrent: ce serait simplement l’espace, comme forme de nolre intuition.

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Les autres caracteres du schdma sont 6galement prdsents : Que les notions intuitives et les relations que nous etablissom entre

elles ne soient que gross0 modo addquates A ce qu’elles visent du monde physique, c’est ce que nous avons si souvent relev6, et avec tant d’insis- tance.

Que leur portde et leur structure soient encore susceptibles d’exten- sion et de transformation, c’est ce qu’on peut observer couramment; toute virtuosite manuelle ou artistique serait impossible a acqudrir si le registre des associations motrices, que la forme intuitive spatiale contient, ne pouvait Ctre encore etendu.

Et Yon remarquera que ces observations ont une portee gentkale. Le gComCtrique ne prend pas une position singuliere relativement au processus d’axiomatisation. Tous les secteurs Ctudi6s nous ont pr6- sente, quant a la genese, a la signification et a l’evolution des notions fondamentales, des circonstances en principe analogues.

C’est maintenant que, d’un seul coup, nous pouvons realiser le bdne- fice de notre longue enquCte dans la formule que voici:

L a formation des notions intuitives peut &ire envisage‘e comme une prt- axiomatisation, dans laquelle, mutatis, mutandis tous les caract2res de l’axiomatisation mathe‘matique peuvent &ire identifie‘s.

Cette derniire a son tour leur fournit la me‘thode-type selon laquelle se constituent les sche‘mas abstraits 1.

Examinons maintenant le cas oh le systbme mathkmatique ne se prksente pas 1% par sa genkse mCme a un certain champ d’appli- cation. C’est le cas chaque fois que la theorie mathkmatique d’un phknomkne ne s’impose pas d’elle-meme, c’est-a-dire tou tes les fois qu’elle est blaborbe a titre d’hypothbse a mettre a I’essai, d’hypothbse a faire valoir. C’est donc aussi le cas le plus frequent.

Le matkriau mathkmatique &ant constitue, dans l’horizon M de sa r6alitC specifique, rien ne s’oppose a ce qu’on en fasse un usage plus libre, un emploi au moins partiellement libere des circonstances de sa genbse. L’kdification d’un systbme math6ma- tique imagine A titre explicatif est alors tout A fait comparable Q la construction d’un schema. C’est preciskment en t a n t que schkma qu’il peut &re essay6 avec quelque chance de succbs. Ces chances seraient par avance compromises s’il devait &re l’expression d’une correspondance parfaitement juste e t valable en toutes circons- tances. Seule la marge d’incompl6tude du schema lui confkre la

F. GONSETH, Les mathkmatiques et la rkalitk, $ 94 e t 96.

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souplesse que la recherche necessite. Un modde mathematique engage dans une recherche rev6t donc fatalement la nature d’un schema.

Et maintenant, ce que nous avons encore A dire de l’analogie n’est plus l’affaire que de quelques mots. Pour que l’id6e de l’ana- logie se precise, se specifie, il faut, disions-nous, l’engager dans une activitd precisante. C’est 18, justement, ce que nous venons de faire. Dans tout ce qui vient d’6tre expose du schkma, on reconnait en lui l’agent d’une correspondance analogique. Ce que nous avons gagnk peut maintenant s’enoncer comme suit :

Deux ordres de faits (deux domaines de realitd) sont mis en correspondance analogique par la production d’un schema dont ils representent l’un et l’autre une signification exterieure.

La portbe operationnelle de cette mise en correspondance depend de celle du schema vers l’un ou l’autre de ces domaines. En theorie, elle est limit6e ; en pratique, elle se revele 8 l’experience. Un modele mathematique est fatalement un schema. L’enoncC prkcedent comprend donc le cas particulier suivant :

Deux ordres de fait sont mis en correspondance analogique par la production d’un modele mathematique commun. Ce modele .ouvre les voies d’un calcul analogique allant de l’un de ces domaines A l’autre.

R6sum6

Pour en faire l’application a l’analogie, on discute tout d’abord comment un mot du langage courant peut dtre engage dans une signification precisbe. La procedure precisante ne peut pas consister en une simple definition. Conformement aux vues de la philosophie ouverte, le mot doit dtre engage dans une actiuiti precisante.

Dans le cas de l’analogie, il convient tout d’abord de preciser (dans le mdme esprit, d’ailleurs) la notion de schema en general et celle de schema mental en particulier. Pour y parvenir, il faut Bvoquer les structures natu- relles de la subjectivite et la reprise en conscience, la reprise Blaboree de ces dernibres dont les mathematiques traditionnelles sont le resultat. En general deux domaines sont mis en correspondance analogique par le fait &&re envisages comme deux realisations d’un m&me schema. L’analyse des structures de la subjectivite permet de comprendre comment ce resultat s’6tend au modble mathkmatique et se precise par le r6le de ces derniers.

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Zusammenfassung

Es wird zunachst untersucht, wie der Gebrauch eines Wortes der gewohnlichen Sprache vertieft und prazisiert werden kann. Eine Defl- nition, so geeignet sie erscheinen mag, geniigt dazu nicht. Das Wort soll als Moment einer prazisierenden Tatigkeit aufgefasst werden konnen. Dies soll immer speziell ftir das Wort und die Idee der Analogie der Fall sein.

Zu diesem Zweck wird im eben angegebenen Sinne der Begriff des Schemas auseinandergesetzt. Im Speziellen wird die Frage gestellt in welchem Horizont ein gedankliches Schema eine ihm eigene Existenz ein- nehmen kann. Zur Beantwortung dieser Frage ist eine gewisse Unter- suchung und Klarlegung der Struktur der Subjektivitat unumganglich. Vor allem soll verstandlich gemacht werden, dass die mathematischen Grunddisziplinen aus einer schematisierenden Verarbeitung einiger dieser Strukturen entspringen.

Zwei Existenzgebiete konnen dann als analogisch bezeichnet werden, wenn sie als zwei verschiedene Realisierungen eines und desselben Schemas betrachtet werden konnen. Die bei der Untersuchung der Strukturen der Subjektivitat gewonnenen Einsichten lassen auch erkennen (1) wie dieses Resultat auf die mathematischen Modelle erweitert werden und ( 2 ) wie eben dadurch die Rolle dieser mathematischen Modelle prazisiert wird.

Abstract

The author first investigates how to precise and get to the core of the sense of a word in common language. Any definition, however appropriate i t may seem, is in fact inadequate. The word must be considered as a moment of a precising activity, which is particularly clear in the case of analogy as a word and an idea. With that in view, the concept of the scheme is explained and i t is examined in which horizon a mental scheme may have an existence of its own. In order to provide a satisfactory answer, i t is necessary to investigate and uncover the structure of subjectivity, to make i t understood that the basic principles of mathematics arise from elaborating some of these disciplines in relation with a scheme.

Two fields of existence may then be said analogous if they may be con- sidered as two different realisations of a scheme. The views gained in investigating the structures of subjectivity permit to realize (1) how the result may be extended to mathematical models and (2) how the part played by those mathematical models may be precised.