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Institut d’Études Politiques d’Aix-en- provence 1995-1996 L’Aliénation Balat, Ian Politique et sociale. Directeur du mémoire : Mustapha Khayati Université de droit, d’économie et des sciences d’Aix-Marseille 1

Ian Balat L Alienation

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Page 1: Ian Balat L Alienation

Institut d’Études Politiques

d’Aix-en- provence

1995-1996

L’AliénationBalat, Ian

Politique et sociale.

Directeur du mémoire : Mustapha Khayati

Université de droit, d’économie et des sciences d’Aix-Marseille

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Page 2: Ian Balat L Alienation

Table des matières

Table des matières_________________________________________________________2

Introduction_____________________________________________________________3

L’aliénation Politique._____________________________________________________8La formation du concept chez Marx._____________________________________________8

Le jeune Marx : l’aliénation métaphysique.________________________________________9La propriété privée comme fondement de l’économie politique.________________________________9La tragédie de l’homme aliéné.________________________________________________________10Le travail aliéné.____________________________________________________________________11Une conception nouvelle de l’aliénation._________________________________________________13

Le Capital___________________________________________________________________14La dialectique des aliénations._________________________________________________________14Le fétichisme de la marchandise._______________________________________________________15

Lukacs et sa postérité._________________________________________________________17La réification.______________________________________________________________________17

Lefebvre____________________________________________________________________19

Debord_____________________________________________________________________22

La double Aliénation_____________________________________________________24Schizophrénie et société : Gabel.________________________________________________24

Lukacs en psychiatrie.________________________________________________________24La réification en psychiatrie.__________________________________________________________24La fausse conscience comme nouvelle voie.______________________________________________25Psychiatrie et dialectique._____________________________________________________________26

L’aliénation psychotique et sociale : Oury.________________________________________29Une difficile mise en place.___________________________________________________________29La double aliénation.________________________________________________________________29La problématique du désir.____________________________________________________________30

Conclusion_____________________________________________________________33La confusion métaphysique.____________________________________________________33

La nouvelle condition de l’homme moderne?______________________________________34

Assumer la dialectique.________________________________________________________36

Bibliographie____________________________________________________________37Articles cités_________________________________________________________________37

Ouvrages cités_______________________________________________________________37

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Page 3: Ian Balat L Alienation

IntroductionNous nous proposons d’analyser le concept d’aliénation -l’aliénation comme

marque de la société moderne, mais une marque qu’elle a acquise de l’histoire de

l’occident. La mauvaise lecture qui est faite du concept est due à de multiples

problèmes (religion, sacré, polysémie, vacuité factice, mauvaise délimitation). Ce

concept une fois déchargé de ces scories se révèle être opératoire au travers de

quelques concepts qui ne sont en fait que sa reprise : fétichisme, réification, fausse

conscience. Car, le concept d’aliénation n’est pas limité à une simple définition, il

fait appel à un réseau conceptuel dense qui forme une grille de lecture efficace de

la société moderne. Chez Debord, il trouve toute sa densité pratique, il est un

instrument efficace de critique de la société capitaliste.

Il est nécessaire de faire un historique du concept d’aliénation, historique qui

nous obligera à confronter les différents théoriciens de l’aliénation. Tout d’abord,

le concept d’aliénation est issu de deux domaines différents : d’une part le droit et

d’autre part la médecine.

En droit, l’aliénation est celle des biens ; elle est le transport fait à un autre

d’une propriété mobilière ou immobilière, c’est la perte d’une propriété. En

psychiatrie, l’aliénation mentale est l’envahissement du sujet par l’étranger, une

perte de raison, le patient est défini comme un être anormal, dérangé et socialement

mal intégré. Dans les deux cas, il y a perte.

Pourtant on ne peut limiter l’usage de ce concept à ces deux domaines.

La tradition jusnaturaliste en cherchant à légitimer l’existence de l’État a

repris au droit et modifié le concept d’aliénation. Hobbes le premier, sans parler

d’aliénation mais de renoncement1, a fondé l’État sur l’abandon volontaire d’une

partie de la liberté première de chacun. Rousseau utilisera le terme d’aliénation

pour décrire le renoncement d’une partie de la volonté de chacun au profit de

l’État, incarnation de la volonté générale. Mais, l’usage du concept d’aliénation

dans son acception juridique pour expliquer la fondation de l’État est abusif, car en

droit, c’est un contrat synallagmatique, entre deux personnes ; or il désigne chez

1 « (…) authorize and give up my right of governing myself to this man, or this assembly of men on this condition, that you give up your right to him and authorize all his actions in like matter », cité par Ricoeur dans l’Encyclopaedia Universalis, art. Aliénation p. 827.

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Page 4: Ian Balat L Alienation

les Jusnaturalistes l’acte fondamental, total, qui engendre le corps politique et

marque l’entrée en institution ; c’est un acte unilatéral qui permet le droit et qui ne

peut donc pas être assimiler à un contrat juridique. Ainsi, un nouveau concept se

crée, chargé politiquement.

Hegel va prendre parti contre cet usage du concept d’aliénation comme acte

fondamental de l’entrée en société et développer une double lecture de aliénation.

L’aliénation est la démarche de l’esprit qui ne cesse de détacher devant lui des

réalisations qu’il devra nier et dépasser. Dans une démarche dialectique, l’esprit

place devant lui sa création qu’il se réincorpore vers une forme de totalité

supérieure. Il démontre la fonction créatrice en droit de l’aliénation-vente

(Veräusserung) comme affirmation de l’existence de la volonté des sujets

contractants et l’impossibilité d’appliquer ce type de contrat dans la sphère relevant

de l’État, c’est-à-dire en politique. L’aliénation-extériorisation (Entäusserung)

marque la promotion de l’Homme par le moyen d’un dessaisissement d’avoir, mais

elle se double d’une aliénation-étrangéité (Entfremdung) qui marque une

déperdition de l’Homme par le moyen d’un dessaisissement d’être.

Feuerbach a démontré, dans L’essence du christianisme, que dans la religion,

l’homme projette hors de lui sa véritable essence et se perd dans un monde

fantastique qu’il a crée lui-même, mais qui le domine comme une puissance

étrangère. L’homme est essentiellement un être générique, et le Dieu de la religion

n’est autre que l’être générique de l’homme devenu étranger à lui-même et fixé

dans une objectivité supra-humaine, transcendante. Comme chez Hegel, cette

objectivation est une étape nécessaire : l’homme ne peut, au début, prendre

conscience de la « perfection » de son « espèce » qu’en projetant son être

générique au-delà de son être individuel. La religion est, selon Feuerbach, la

première conscience de soi de l’homme, et elle est indirecte, l’homme projette

d’abord son essence hors de lui-même avant de la retrouver en lui-même. Ce

progrès de la conscience de soi est en même temps une perte de soi la religion

révèle à l’homme son essence mais, en la concentrant en Dieu, elle l’en dépouille.

Ce que l’homme perd, Dieu en est enrichi. Marx dira de même pour la

marchandise. Si l’homme projette sa propre perfection dans l’au-delà, c’est qu’il

n’arrive pas encore à faire coïncider son être générique et son être individuel. En

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Page 5: Ian Balat L Alienation

récupérant sa propre essence aliénée en Dieu, l’homme retrouvera complètement et

définitivement son être générique qu’il séparait jusqu’alors de lui et deviendra

lui-même « l’être suprême de l’homme ». Ce radicalisme2 dialectique analyse

l’aliénation comme perte fondamentalement nécessaire, mais nécessairement

dépassable par l’homme. La critique de la religion est le point de départ de

l’analyse de Marx.

La critique de la religion a abouti à cet enseignement que l’homme est l’être

suprême pour l’homme, c’est-à-dire à l’impératif catégorique de renverser tous les

rapports sociaux qui font de l’homme un être humilié, asservi, abandonné,

méprisable.3

L’aliénation est inhérente à toute religion. Le terme religion est selon Lucrèce

issu de religare c’est-à-dire relier. L’aliénation permet la religion, ou plutôt a

comme corollaire la religion. L’alliance est la forme la plus évidente de ce fait. La

perte du lien entraîne la recherche de ce lien. Elle est soit perte du paradis, soit

perte d’une partie de soi. Dans le premier cas, son corollaire est la recherche d’un

âge d’or, d’un paradis perdu. Ce manque à être prend la forme de la religion

(sacralisation et ritualisation). Dans le second cas, la recherche de cette partie de

soi entraîne une peur terrible, sentiment du numineux dont parle Waither Friedrich

Otto. On retrouve ce phénomène dans la contemplation de l’homme face à la

marchandise. La marchandise est le travail perdu de l’homme, travail devenu

autonome et écrasant l’homme. Dans un certain sens, le fétichisme de la

marchandise chez Marx est une forme de sacralisation de la marchandise.

L’homme ne se réapproprie pas ce qu’elle enferme, c’est-à-dire l’être générique de

l’homme, son travail, son élan vital, mais la contemple. Détruire, mais non pas

consommer, cette marchandise devient un rite sacrificiel qui permet à l’homme de

se réapproprier ce qu’elle renferme.4

Arendt définit trois types d’alliances, le pacte entre Dieu et un peuple, entre

des individus et une autorité et enfin entre tous les membres individuels. La

première alliance est le pacte biblique passé entre un peuple tout entier et Dieu, et

2 « Être radical, c’est prendre les choses par la racine. Or, pour l’homme, la racine c’est l’homme lui-même. » cité par Lukacs (1960: 109).3 Cité par Kostas Papaioannou (Marx, 1994: 24).4 Cf. « Une attaque contre la marchandise », In Bulletin situationnistes n°10, p.3-11.

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Page 6: Ian Balat L Alienation

ce peuple s’engage par là même à obéir à la loi divine. La seconde est celle que

Hobbes a définie, entre des individus et une autorité séculière en vue d’assurer leur

sécurité. La troisième est le contrat social primitif de Locke, alliance conclue entre

tous les membres individuels qui, après être convenus entre eux de l’existence d’un

lien mutuel, se sont accordés sur le choix du gouvernement (Arendt, 1972 : 87-89).

Ce binôme aliénation-alliance est le fondement de la société.

Le jeune Marx va hériter de la charge métaphysique de l’aliénation mais, par

renversement de la philosophie de Hegel, il met à jour l’aliénation du discours

philosophique : l’aliénation de l’homme, c’est d’abord l’aliénation de la conscience

de soi (Marx, 1994). Du terrain métaphysique, le discours de Marx va se

développer sur celui de l’économie politique. Le travail aliéné est le pivot de la

critique de l’économie politique et de l’expérience dans son ensemble. L’ouvrier

n’a plus la maîtrise de son travail, ce travail lui devient étranger, devient une

puissance indépendante. Cette partie de soi qu’est le travail est le nouveau Dieu de

Feuerbach. Un transfert de l’aliénation s’opère de l’anthropologie de Feuerbach à

l’économique mais dans un registre philosophique.5

Dans Le Capital, le travail n’est plus le fait d’un sujet mais est défini comme

une « unité sociale ». Dés lors, le fétichisme remplace l’aliénation. Ricoeur

compare cette évolution à une rupture épistémologique6.

Le Capital rompt avec l’anthropologie du jeune Marx sur ce point : « Les marchandises ne possèdent une objectivité de valeur que pour autant qu’elles sont des expressions de la même unité sociale, le travail humain. » (...) C’est ce changement de front qui explique le recul du concept d’aliénation chez le Marx du Capital, même si l’on peut raisonnablement discerner une filiation de sens entre le concept de « fétichisme » dans Le Capital et celui d’aliénation dans les oeuvres de jeunesse. Mais cette filiation ne doit pas dissimuler le changement de genre : le passage du genre de l’anthropologie philosophique au genre de la théorie sociale.L’attaque de Ricoeur contre le concept d’aliénation7 s’explique par l’usage

abusif du terme. Cette aliénation dénoncée à tout bout de champ durant toute la

période 1950-1970 a épuisé le concept tout en en démontrant sa force. Certes,

l’aliénation comme concept opératoire en politique y a beaucoup perdu (J. M. 5 Il est étrange de constater que, dans ses oeuvres de jeunesse, Marx avait déjà établit ce projet. « La critique du ciel se transforme en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique »(1994 : 250). Ce qui faisait défaut selon Marx à la critique de Feuerbach, c’est son manque d’insistance sur la politique. Car s’il a en grande partie repris le travail de ce dernier, Marx veut faire descendre la critique du ciel sur la terre.6 Cf. l’article de Ricoeur « Aliénation » in Encyclopaedia Universalis.7 « L’imposture serait de parer ce pseudo-concept des prestiges d’une théorie juridique ou d’une anthropologie pilosophique » Idem.

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Page 7: Ian Balat L Alienation

Domenach proposera de le remplacer par le terme d’« exploitation », plus précis et

efficace dans la lutte politique, selon lui8 ; Naville proposera celui de

« domination », Gabel celui de « fausse conscience »... ), mais il a permis un

dialogue, illustré par la revue Esprit, entre marxistes et penseurs chrétiens, dialogue

qui a dévoilé son importance fondamentale dans le monde occidental. L’aliénation

est un manque fondateur, illustré par l’allégorie du contrat social, du bannissement

du jardin d’Eden, mais, sur un temps court, il est un concept scientifiquement

définissable et historiquement situé. La confusion entre le concept-temps long

(Exil) et le concept-temps court (Dépossession) a essentialisé la lutte

révolutionnaire contre l’économie capitaliste et a projeté les rapports de production

capitalistes dans des périodes de l’histoire où ils n’existaient pas. C’est une forme

d’aliénation qui s’est développée, réduisant ce conflit en le sortant de l’histoire, en

le dé-dialectisant. L’aliénation capitalistique, c’est-à-dire la propriété privée

devenue naturelle, est dès lors insaisissable et échappe à toute analyse scientifique.

Elle est un lieu du pathos et non plus de l’épistémé. Il est nécessaire de faire un

nettoyage critique du concept d’aliénation afin de pouvoir le réutiliser de façon

pertinente, c’est-à-dire dans le cadre de la société moderne.

Lukacs remet à l’ordre du jour le concept. Son interdiction en 1929 au

congrès de Kharkov a relégué le terme aux cachots du vocabulaire de l’orthodoxie

marxiste et c’est sous le terme de « réification » qu’il reprend sa place dans

l’analyse marxiste de la société moderne. La réification est la relation qui devient

objet autonome. Cette idée est proche de celle que Marx se faisait de l’aliénation

ou du fétichisme, c’est-à-dire que le sujet n’est pas là où nous croyons qu’il est. La

marchandise n’est pas le fruit d’un travail individuel, mais un rapport social,

rapport social qui devient autonome dans l’égalité abstraite qu’acquiert la

8 Dans son article « Pour en finir avec l’aliénation », paru dans la revue Esprit (Déc. 1965), il place le concept d’aliénation dans une problématique du moi qu’il conclue en relevant deux types de personnalités dont le choix commande la conduite : « un Moi en désaliénation perpétuelle et anxieuse, se gonflant et se vidant comme une éponge » et « un Moi qui, acceptant son aliénation originelle, en fait la base d’une existence ouverte aux autres, ouverte à l’avenir et à ses imprévisibles rencontres. » Cet humanisme quelque peu dialecticien oublie en grande partie la réalité de l’aliénation, c’est-à-dire l’aliénation sociale, et en ce sens son dépassement par le Moi de l’aliénation se limite à une sorte d’imprécation lancée contre l’analyse marxiste de l’aliénation qui rend son humanisme complètement vide de discours politique. Ce type d’aliénation, quelque peu « romantico-fasciste » (comme le dit Domenach), est loin de notre propos. Le Moi, peut-être, mais seulement s’il ne limite pas sa prise de conscience à lui-même. Le schizophrène qu’il décrit comme premier type de personnalité est, même s’il croit en avoir conscience, le type même de l’aliéné.

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Page 8: Ian Balat L Alienation

marchandise par sa valeur d’échange. L’aliénation à l’argent, c’est l’attachement à

un médiateur quasi divinisé, car en lui gît le travail humain. L’aliénation, concept

qui est encore présenté comme étant vague et polysémique, est pourtant un

instrument capital dans la compréhension de la place de l’homme dans la société

moderne, mais aussi de la société elle-même. L’individu entre dans un monde qui

s’impose à lui, mais ce monde est dominé par un modèle, celui de la séparation

capitaliste qui, en détruisant toute totalité, empêche l’homme de retrouver ce que

l’on pourrait appeler sa totalité générique. La fausse conscience est l’expression de

cette double aliénation ; la réification est l’expression de l’aliénation politique de

l’homme.

La société a englobé le politique dans l’économique, éliminant par là-même

l’originalité du politique comme mise en commun au profit d’un conformisme

social.

Seule dépend entièrement de la durée, l’existence d’un domaine public dont la conséquence est de transformer le monde en une communauté d’objets qui rassemble les hommes et les relie les uns aux autres. Si le monde doit contenir un espace public, on ne peut pas l’édifier pour la durée de vie des hommes mortels. (Arendt, 1983 : 95).

Le monde commun prend fin lorsqu’on ne le voit que sous un seul aspect, lorsqu’il n’a droit de se présenter que dans une seule perspective. (Arendt, 1983 : 99).Cette perte du commun au profit d’un seul aspect, la loi de la séparation,

réifie le politique qui devient dés lors l’enjeu premier de l’aliénation.

L’aliénation Politique.

La formation du concept chez Marx.

C’est à partir d’une analyse des lois générales de l’économie politique que le

jeune Marx va mettre au point la théorie du travail aliéné. Cette analyse critique a

comme point de départ la mise à jour du principe premier de l’économie politique,

c’est-à-dire la propriété privée.

Locke a le premier justifié philosophiquement, dans le cadre du droit naturel,

ce type de propriété (il était lui-même un grand propriétaire terrien)

J’entends (...) par pouvoir politique le droit de faire des lois sanctionnées par la peine de mort et donc par toutes les autres peines moins graves, afin de réglementer et de protéger la propriété ; j’y inclus le droit de faire usage de la force publique pour l’exécution de tout cela en vue seulement du bien public.

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Page 9: Ian Balat L Alienation

On retrouve une telle idée dans les décrets pris par Henry VIII contre les

vagabonds (décrets de 1530 et de 1547).

Le pouvoir politique est là pour protéger ce droit naturel. Locke ne fait

qu’entériner la fin de la séparation que faisait la Grèce antique entre le politique et

l’économique, le public et le privé. Cette compénétration a comme forme la plus

récente la société de masse.

Adam Smith retourne à sa manière le droit naturel qu’a l’homme sur sa

propriété. Le travail devient le nouveau fondement de la propriété et cetravail

participe de l’essence humaine, ainsi, la propriété privée participe de l’essence

humaine.

Le jeune Marx : l’aliénation métaphysique.

La propriété privée comme fondement de l’économie politique.

Le but de l’économie politique selon le jeune Marx est d’assurer la simple

survie du travailleur, donc la liberté intellectuelle du capitaliste. Dans la division

du travail, comme dans la Grèce antique, l’esclave travaille pour la liberté de son

maître, liberté que ce maître affirmait dans la sphère politique. Le travailleur, ou

l’ouvrier, est une somme de travail et de coûts ; le capitaliste ne regarde que son

efficacité, donc le profit que l’ouvrier peut dégager. L’ouvrier n’est de fait dans la

concurrence capitaliste qu’une simple marchandise, à la recherche constante de

travail pour survivre. La dialectique hégélienne du maître et de l’esclave est ici

retournée car l’ouvrier est lié au capitaliste non le contraire. Si l’ouvrier ne trouve

pas de travail, un autre le remplace. Dans la société de masse, le nombre d’esclaves

potentiels permet au capitaliste d’imposer toutes ses conditions. La concurrence

capitaliste entraîne les petits capitalistes vers la masse des ouvriers et concentre les

moyens de production entre les mains d’un petit nombre de propriétaires et rend les

conditions de vie des ouvriers de plus en plus violentes. La lutte de l’ouvrier pour

trouver du travail le confronte à la machine capable, elle, de faire le travail de

plusieurs ouvriers. Cette lutte, à laquelle s’ajoute l’accumulation du capitalpar la

concurrence, permet à Marx de définir le système capitaliste comme « Misère de la

majorité » et l’économie politique comme gestion de la pénurie.

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Page 10: Ian Balat L Alienation

L’essentialisation du travail par Adam Smith a comme conséquence

l’essentialisation de cette lutte pour la survie. L’ouvrier devenu simple

marchandise n’a comme capital que son travail, le salaire que lui verse le

capitaliste est l’intérêt de son capital. Ainsi, le travailleur est dans la situation

désespérante de « capital vivant » opposé au « capital mort » qu’est la machine. Si

le travailleur ne trouve pas de travail, il meurt, il perd son existence. L’ouvrier est

la marchandise de son travail, il dépend de la loi capitaliste de l’offre et de la

demande. L’existence de l’ouvrier comme capital est totalement étrangère à

lui-même, mais toute sa vie dépend de l’existence de ce travail.

Donc, pour l’économie politique, l’homme n’existe que comme travail et,

loin d’expliquer la propriété privée, elle fait de celle-ci son point de départ.

Telles sont les prémisses de la formation du concept de travail aliéné que le

jeune Marx va développer dans les manuscrits de 1844-459.

La tragédie de l’homme aliéné.

Contre Adam Smith, Marx essai de retrouver dans le travail humain ce que

l’économie politique lui a fait perdre. Il part pour cela du constat de l’extériorité et

de l’autonomie du travail humain dans le système capitaliste de production.

L’ouvrier se trouve face à son travail comme l’homme face à son Dieu: plus

il s’abandonne à lui, plus il s’oublie. La vie de l’homme se retrouve entièrement

dans son produit, il est totalement aliéné à son produit parce qu’il se perd dans son

produit. L’ouvrier est résumé à son être physique et perd sa qualité d’homme. Le

travail est extérieur au travailleur et son travail appartient à un autre. On retrouve

ici les catégories que Hegel avait formées : aliénation-extériorisation, aliénation-

étrangéité dans une formulation différente: aliénation de soi et aliénation de la

chose, aliénation de soi dans l’objet et aliénation de l’objet au nonouvrier. Ce saut

a comme toile de fond une saisie métaphysique de l’homme.

L’homme est un animal et un être générique qui entretient une relation vitale

pour lui avec la nature. L’homme aliéné à lui-même et à la nature est aliéné de son

être générique. L’homme n’est plus qu’un individu dont le but et le moyen de sa

vie sont son individualité. L’activité vitale de l’homme est une conscience libre de

9 In Ecrits de jeunesse 1994.

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Page 11: Ian Balat L Alienation

l’activité humaine ; aliéner cette activité vitale, c’est faire du travail humain un

simple moyen d’existence et non plus un élément essentiel de l’homme. Quand il y

a rupture entre l’homme et son animalité, le produit du travail humain est hors de

lui, il « l’affronte librement »(Marx, 1994: 340).

Le travail aliéné.

Marx présente les différentes formes spécifiques à l’économie capitaliste pour

les lier dans une vision globale de l’échange aliéné, typique de la société

capitaliste.

L’homme aliéné à lui-même, à son corps, à sa vie générique et à son oeuvre

devient par cela étranger à l’autre. Cet autre autrefois Dieu devient l’homme autre

que l’ouvrier. La propriété privée est le résultat du travail extériorisé, de

l’extériorité du travailleur par rapport à la nature et à lui-même. Ce travail

extériorisé est approprié par le non-ouvrier.

Le travail n’a plus, dans la société capitaliste, sa fonction créatrice. La

richesse de l’homme est son capital, un capital qui, s’il n’est pas productif, est

perdu, se consomme. La survie du capital est fonction du travail du capital, travail

non créatif dont le corollaire est la destruction de l’autre, de l’ouvrier.

La division du travail est l’expression économique du caractère social du travail à l’intérieur de l’aliénation. (Marx, 1994 : 357)L’aliénation est, dans l’analyse de Marx, un élément fondamental de

l’économie capitaliste et non un instrument opératoire. Elle est un cadre général

qui ne peut disparaître qu’avec soit l’abolition de la propriété privée, soit celle du

travail aliéné ou du travail salarié.

L’échange entre les hommes et leur travail se fait au travers d’un médiateur

extérieur à l’homme : l’argent. Cette médiation est en fait d’objet à objet, et

dépouille la propriété’ privée d’elle-même. Les hommes et les objets finissent par

dépendre d’elle.

L’argent est l’aliénation de la propriété privée, l’abstraction de sa nature spécifique, personnelle. (Marx, 1994 : 376)

Il y a mise en abîme de l’aliénation, comme Lukacs mettra en abîme la

réification. L’aliénation, comme la réification, se renforcent avec l’usage, avec leur

intégration par l’individu et la société.

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Page 12: Ian Balat L Alienation

L’économie politique fonde la division du travail et l’échange sur la propriété

privée. Mais au-delà, elle affirme que le travail est l’essence de la propriété privée,

car la division du travail et l’échange sont la création de la propriété privée. Donc,

l’économie politique fonde la société sur un phénomène asocial.

Ainsi, appropriation, destruction et argent sont les corollaires asociaux de la

société capitaliste dont la valeur d’échange est le point culminant. Pour les

économistes, la société est une série d’hommes comme faisceaux de besoins qui ne

voient dans l’autre qu’un moyen, une série d’individus dépouillés de leur humanité

et saisis comme capitalistes et ouvriers. L’activité sociale humaine

(échange-création) est la vie générique de l’homme, mais en ne mettant en avant

que l’échange commercial comme liant, les économistes décrivent la société

humaine dans sa forme aliénée: l’homme n’est plus qu’un individu détaché de sa

vie générique sociale.

L’être personnel des hommes est limité à la propriété privée, pour les

économistes ; la perte ou l’abandon de cette propriété est une perte de soi

(extériorisation), mais quand elle se fait au profit d’une personne qui a la même

vision de la propriété, elle est échange. En fait, elle devient une « activité

générique devenue extérieure étrangère à elle-même ». (Marx, 1994: 379)

La propriété privée aliénée devient par l’échange une valeur d’échange

totalement détachée de sa source: le travail. Le travail lucratif comme source de

profit devient totalement étranger au travailleur qui tire de lui son minimum vital et

qui « ne vit que pour obtenir la possibilité de vivre. » (Marx, 1994: 382)

La division du travail est la réalisation de l’aliénation du travail. L’objet créé

est totalement indifférent à son créateur. La relation entre les deux est assurée par

l’argent et causée par la propriété privée. L’homme, dès qu’il produit au delà de

son besoin, trouve dans son travail une source d’acquisition du travail de l’autre.

L’échange objective le travail de l’homme qui n’est plus un moyen de son

affirmation mais un médium d’un besoin asocial. Le travail de l’autre devient la

cause du surplus de ma production, une lutte s’engage alors entre ces deux

productions pour la maîtrise de l’autre. L’objet devient le médium qui soumet les

producteurs à son pouvoir et devient le but de la relation à l’autre. L’être générique

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Page 13: Ian Balat L Alienation

de l’homme gît dès lors dans l’objet. Ce constat pessimiste s’ouvre sur une vision

humaniste du travail humain.

Car il peut exister un travail essentiellement humain où la jouissance dans la

création pourrait participer à la jouissance de l’autre dans cette création, les reliant

essentiellement et socialement dans la joie de créer. L’affirmation réelle de l’être

peut se faire alors dans l’objet. Cela ne se peut pas dans la condition de la propriété

privée, car la création est un moyen de survivre mais aussi une violence contre

soi-même.

Marx conclut que le travail aliéné est la cause de la propriété privée, bien que

le contraire soit plus évident ; cela est dû au fait que la propriété’ privée est la

réalisation de cette aliénation. Deux problèmes posent la possibilité de dépasser

l’aliénation du travail.

Une chaîne essentielle existe entre propriété privée, travail aliéné et salaire.

Au lieu de vouloir comme Proudhon la hausse ou l’égalité des salaires, la

disparition d’un des termes ferait disparaître les deux autres.

Au delà de la simple libération de l’ouvrier de ses chaînes, c’est l’homme

lui-même qui serait libéré de sa servitude.

Une conception nouvelle de l’aliénation.

L’aliénation est le médiateur qui devient divin, c’est-à-dire l’argent comme

centre de toute valeur. Ce qui est aliéné dans l’argent, c’est l’activité médiatrice,

l’acte humain, social par quoi les produits de l’homme se complètent

réciproquement.

Cet acte médiateur devient la fonction d’une chose matérielle en dehors de l’homme, une fonction de l’argent. (Marx, 1968 : 17)Ce médiateur qui devient objet autonome est ce que Lukacs appelle la

réification. L’homme aperçoit sa volonté, son activité, son rapport avec autrui

comme une puissance indépendante de lui et des autres. Tout n’a de valeur que par

rapport à lui, son culte devient une fin en soi. Ce médiateur est

la propriété privée devenue extérieure à elle-même, expulsée d’elle-même, tout comme il est la médiation entre les productions des hommes, mais une médiation aliénée, l’activité générique de l’homme séparée de l’homme. (Lukacs, 1960 : 17)Le retournement que Marx fait de la philosophie de Hegel lui a permis de

mettre en évidence que l’aliénation telle que Hegel la perçoit, c’est-à-dire négation

13

Page 14: Ian Balat L Alienation

de la nature, n’est qu’essentielle, abstraite. L’homme réel est oublié par Hegel et

l’analyse que Marx fait de l’argent dans la société capitaliste vaut aussi bien pour

la logique chez Hegel.La logique, argent de l’esprit, valeur spéculative purement

théorique de l’homme et de la nature, c’est la pensée entièrement aliénée qui fait

abstraction de la nature et de l’homme réel, la pensée abstraite. (Marx, 1968 : 123)

Cette remise en place est celle de la philosophie telle que Marx l’a faite dans

les Thèses sur Feuerbach. À partir de cette analyse anthropologique de l’aliénation

de l’homme, Marx va élaborer une sociologie de l’aliénation. Le triptyque

athéisme-communisme-humanisme permet la mise au point d’un programme

d’action pour lutter contre l’aliénation. Puisque l’aliénation est admise comme

fondamentale dans le capitalisme, le développement d’une analyse pratique de

celle-ci est nécessaire. Le fétichisme de la marchandise ouvre la voie à cette

nouvelle analyse.

Le Capital

La dialectique des aliénations.

Gurvitch10 met à jour la cohérence du terme d’aliénation par la liaison qui

existence entre ses différentes acceptions. Le terme a six acceptions différentes.

« Vergegenständlichung » est la mesure de l’objectivation sociale ;

« Verselbständigung » est la mesure de l’autonomie sociale ; « Entäusserung » est

l’extériorisation plus ou moins cristallisée du social dans des structures et

organisations ; « Veräusserung » est la mesure de la transcendance des

organisations tendant à se transformer en appareils de domination ; « Entfremdung

» est la projection en dehors et perte de soi qu’il s’agisse de l’homme, du groupe,

de la classe ou de la société entière ; « Entwinklichung » est une déréalisation qui

concerne surtout la conscience et les idéologies, à la fois trompeuses,

mystificatrices et inefficaces. La dialectique des aliénations est un moment de

l’analyse de la société capitaliste, dialectique appliquée notamment dans le champs

économique, qui, dans le capitalisme, est premier. La dialectique du lien entre ces

10 Gurvitch Dialectique et société Coll. Champs Flammarion, Paris, 1962, pp. 155 sq.

14

Page 15: Ian Balat L Alienation

aliénations est à son apogée sous le régime capitaliste, et la fin de cette dialectique

est la fin des aliénations dans le communisme.

Dans la société bourgeoise, l’État marque l’apogée de ces aliénations. La

prise de conscience efficace de cette situation entame le processus de désaliénation

par participation. L’utopie des désaliénations, dont les combattants sont les

prolétaires révolutionnaires, est la marque d’un prophétisme humaniste dont le

projet n’est pas discuté ici. L’utopie est elle-même une forme d’aliénation car elle

déréalise le mouvement historique, dé-dialectise l’histoire. Mais, cette dialectique

des aliénations est un moment important de la théorie marxiste car elle prend

racine dans l’analyse que Marx fait du fétichisme de la marchandise comme nœud

de cette dialectique. Elle permet une nouvelle science économique, comme science

de la totalité dont l’instrument central est la valeur d’échange.

Le fétichisme de la marchandise.

Le fétichisme, ou « caractère fétiche », de la marchandise désigne chez Marx

l’apparence inhérente aux rapports de production marchands, singulièrement

lorsque ces derniers sont parvenus à la forme capitaliste. C’est à partir de la

distinction valeur d’usage /valeur d’échange que Marx peut mettre en avant la

caractère fétiche de la marchandise.

La valeur d’usage de la marchandise ne recèle rien. Le travail humain arrache

à la nature ce dont l’homme a besoin. C’est dans sa valeur d’échange que la

marchandise s’affirme comme telle. Marx commence son analyse par une boutade

D’où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail dès qu’il revêt la forme d’une marchandise ? Evidemment de cette forme elle-même. (Marx, 1963 : 606)La difficile lisibilité de la marchandise tient au fait qu’elle est le résultat non

pas d’un travail individuel, mais d’un rapport social.

Les rapports des producteurs, dans lesquels s’affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d’un rapport social des produits du travail. (Marx, 1963 : 606)La marchandise n’est pas un simple objet physique avec lequel l’homme a un

rapport physique, mais elle cristallise (christallise !) un rapport social avec lequel

l’homme a un rapport quasi mystique. Mais le travail privé de l’homme n’est pas

spontanément social, il le devient par l’échange. En s’échangeant les produits de

15

Page 16: Ian Balat L Alienation

leurs travaux privés, les hommes affirment le caractère social de ces travaux. C’est

dans l’échange des objets de ces travaux que les rapports sociaux s’affirment

Les rapports de leurs travaux privés apparaissent (…) bien plutôt [comme] des rapports sociaux entre les choses. (Marx, 1963 : 107)Ce que Marx dévoilait dans l’argent comme aliénation de la propriété privée

et comme objet autonome devient par la valeur d’échange un rapport social entre

des choses.

La scission du produit du travail en objet utile et en objet de valeur apparaît

lorsque la production a pour but l’échange, c’est-à-dire quand il y a surproduction.

Se créent ainsi, d’un côté, des produits qui s’intègrent spontanément dans un

système de division du travail, division qui a pour but de satisfaire des besoins

sociaux - qui s’affirment donc comme partie intégrante du travail général -, et, de

l’autre, des productions dont le but est l’échange, qui se présentent comme égales,

mais en masquant leur inégalité réelle. Cette égalité abstraite n’est pas celle du

travail humain, mais l’échange fait que les différents travaux humain deviennent

égaux. Cette égalité abstraite n’acquiert de naturalité que dans la société

marchande et cette naturalité gît dans l’argent. L’argent permet l’objectivation de

l’échange, la mise en équation des quantités des quantités de valeur que l’objet

enferme.

Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent des rapports sociaux réels, mais ces rapports n’appartiennent qu’à cette époque historique déterminée où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d’autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle. (Marx, 1963 : 610)La science de la totalité, dont la valeur d’échange est l’instrument premier,

s’oppose à la science parcellisée qu’est l’économie politique bourgeoise. En

retrouvant le substrat social de l’économie politique, Marx lui permet de devenir

une science de la totalité.

Lukacs et sa postérité.

La réification.

La société capitaliste telle que Marx l’analyse est le point de départ de

Lukacs. L’étude qu’il se propose de mener est celle de la réification comme

16

Page 17: Ian Balat L Alienation

relation devenue objet autonome. La société capitaliste est la seule société

marchande à avoir fait de la marchandise un fétiche et c’est ce caractère fétichiste

et le comportement du sujet face à elle qui va servir de toile de fond à l’analyse de

Lukacs. C’est dans un certain cadre, toujours le même, que l’on peut comprendre le

concept d’aliénation.

Le saut qualitatif de la valeur d’usage à la valeur d’échange s’est fait quand la

quantité nécessaire à la consommation est dépassé. C’est dans la société capitaliste

qu’une telle chose s’est produite. C’est la rationalisation du travail et son corollaire

la spécialisation qui ont produit la rupture qu’est le capitalisme par rapport à la

société marchande classique. Ces deux éléments ont causé la rupture entre

l’homme et le produit de son travail, faisant de l’homme un simple moment du

travail. Dès lors, le temps prend le pas sur l’homme et la machine réduit l’homme à

la contemplation de son travail. Les lois économiques issues du fractionnement de

l’activité humaine objectivent le temps, quantifient toute l’activité qui perd en cela

toute sa qualité. Cette aliénation est décrite par Marx, elle est une aliénation cadre

de développement du capitalisme.

Cette transformation profonde et brutale des relations exproprié/travail fait

perdre à l’homme son destin personnel qui devient un destin social.

Le destin de l’ouvrier devient le destin général de toute la société, puisque la généralisation de ce destin est la condition nécessaire pour que le processus de travail dans les entreprises se modèle sur cette norme. (Lukacs, 1960 : 119)

L’atomisation de l’individu n’est donc que le reflet, dans la conscience, de ce fait que les « Lois naturelles » de la production capitaliste ont embrassé l’ensemble des manifestations vitales de la société et que - pour la première fois dans l’histoire - toute la société est soumise à un processus économique formant une unité, le destin de tous les membres de la société est mû par des lois formant une unité. (Lukacs, 1960 : 120)Cette unité est la particularité historique du capitalisme. C’est à partir de ce

constat que l’on peut relier le phénomène de réification et le fondement

économique de son existence. Ce fondement est aussi le fondement de la société

capitaliste: la propriété privée.

La propriété privée aliène non seulement l’individualité des homme, mais encore celle des choses. (Lukacs, 1960 : 120-121)Dans l’économie capitaliste, les hommes sont soumis aux « Lois » immuables

du capitalisme qui les confinent à la contemplation, celle de l’ouvrier face à la

machine, de l’entrepreneur face à l’évolution du machinisme, du technicien face à

17

Page 18: Ian Balat L Alienation

la science. Mais la différence qui existe entre ces contemplations est de degré et de

quantité, non de qualité.

Avec l’usage, la réification se fortifie et renforce la séparation qui existe entre

le phénomène de réification et les fondements économiques de son existence. Se

crée une éthique de la soumission qui renforce le phénomène de réification

(Morale, Probité, Honneur, Sens de la responsabilité... cités par Lukacs). La

séparation capitaliste détruit toute totalité et place l’homme devant un monde réifié

qu’il ne peut que contempler. Dans le capitalisme, le capitaliste est en

contemplation devant les lois du capitalisme, comme l’ouvrier face à sa machine,

lieu d’inscription physique de ces lois « qu’il sert et observe, dont il contrôle le

fonctionnement en [les] observant. » (Lukacs, 1960: 127)

La différence n’est pas dans la qualité de la contemplation mais dans sa

quantité.

La séparation majeure du capitalisme est celle de la rationalisation formelle et

de la spécialisation unilatérale.

La séparation de la force de travail et de la personnalité de l’ouvrier, sa métamorphose en une chose, en un objet que l’ouvrier vend sur le marché, se répète également ici, à cette différence près que ce n’est pas l’ensemble des facultés intellectuelles qui est opprimé par la mécanisation due aux machines, mais une faculté (ou un complexe de facultés) qui est détachée de l’ensemble de la personnalité, objectivée par rapport à elle, et qui devient chose, marchandise. (Lukacs, 1960 : 128)

Le capitalisme a, le premier, produit, avec une structure économique unifiée pour toute la société, une structure de conscience - formellement - unitaire pour l’ensemble de cette société. (Lukacs, 1960 : 128)Le capitalisme a une structure unitaire qui vaut aussi bien pour les dominants

que pour les dominés. La réification ne se limite pas à la marchandise, elle imprime

sa structure ailleurs ; dans la conscience de l’homme, l’homme possède des

facultés parcellisées. Le problème de la rationalisation du monde est la

parcellisation, la non totalité, il y a autonomie des systèmes partiels, pas de « lois

générales ». Les crises sont une dislocation de la continuité entre systèmes

partiels ; la parcellisation, la contingence s’impose à la conscience des hommes.

Dans la société, cette parcellisation en systèmes rationnels autonomes formels qui

tiennent entre eux formellement exprime la rationalisation capitaliste qui réclame

dans toute manifestation de la vie ce rapport mutuel entre détails soumis à des lois

et totalité contingente.

18

Page 19: Ian Balat L Alienation

Les systèmes de lois réglant toutes les particularités de sa production doivent nécessairement être complètement dominés par le propriétaire de marchandises, si l’on veut que soit possible un calcul rationnel. Les chances de l’exploitation, les lois du « marché » doivent de même, certes, être rationnelles, en ce sens qu’on doit pouvoir les calculer et calculer leurs probabilités. Mais elles ne peuvent pas être dominées par une « loi » comme le sont les phénomènes particuliers, elles ne peuvent en aucun cas être organisées rationnellement de part en part. A soi seul, cela n’exclut évidemment pas la domination d’une « loi » sur la totalité. Seulement cette « loi » devrait nécessairement être, d’une part le produit « inconscient » de l’activité autonome des propriétaires de marchandises particuliers et indépendants les uns des autres, autrement dit une loi des « contingences » réagissant les unes sur les autres et non celle d’une organisation réellement rationnelle. D’autre part, ce système de lois doit non seulement s’imposer par dessus la tête des individus, mais encore n’être jamais connaissable entièrement et adéquatement. Car la connaissance complète de la totalité assurerait au sujet de cette connaissance une telle position de monopole que l’économie capitaliste en serait par là même supprimée.(1960 : 130-131)Cette différence loi de la totalité/lois des parties est le postulat, la condition

de fonctionnement pour l’économie capitaliste et le produit de la division

capitaliste du travail.

Cette dichotomie, nous la retrouvons dans la science. La science bourgeoise

est incapable d’unification et de totalisation, elle se réalise dans cette spécialisation

mais est l’image de la société. La science doit reconstruire la totalité. En économie

politique, ce travail a déjà été fait par Marx dans son analyse de la valeur

d’échange. Cette dichotomie est le résultat du renoncement de la science à la

totalité qui s’est coupée du substrat matériel de son appareil conceptuel. Le

problème de l’aliénation est celui de la désaliénation car la reconstruction de la

totalité, tâche que le prolétariat a à accomplir selon Marx, parce qu’il cumule

toutes les aliénations, est la fin de la séparation capitaliste.

Lefebvre

L’interrogation de Lefebvre sur l’aliénation a deux faces. L’une est négative,

l’autre positive. D’une part, pourquoi le concept d’aliénation est-il attaqué si

souvent ? Parce que pour certains, comme Domenach, il est une forme laïcisée de

la chute de l’homme, pour d’autres, comme Revel, parce qu’il est usé, enfin, pour

les marxistes orthodoxes comme Althusser, parce qu’il n’est pas marxiste. D’autre

part, ces critiques n’ont pas leurs fondements là où ces auteurs les placent. Car

l’aliénation est rejeté comme concept, mais comme concept dangereux.

La théorie de l’aliénation est dangereuse parce qu’elle permet de mettre en

évidence le caractère intrinsèquement aliénant de l’État et par la même est une

19

Page 20: Ian Balat L Alienation

critique de « l’État soviétique », elle condamne le mystère chrétien de la chute

originelle et enfin, elle ne rentre pas dans le cadre du projet scientiste de

rationalisation de la pensée de Marx par Althusser car elle est profondément

humaniste.

Le marxisme orthodoxe, ne voyant dans l’oeuvre de Marx que le

matérialisme dialectique, développant ce que Gabel appelle un « nouvel

éléatisme », ignore totalement les autres Marx, reléguant le concept d’aliénation au

statut de concept philosophique. Sartre dans sa philosophie évite et ne peut

assumer le concept qu’il masque sous celui d’altérité. On peut comparer cet

évitement à celui de la psychanalyse, Sartre développant contre elle une

philosophie de la conscience. Le cacher, que la psychanalyse, au même titre que la

théorie de l’aliénation, met en avant, est insupportable à ses yeux car la conscience

étant au centre, rien ne lui échappe. La fausse conscience n’est pas la mauvaise foi,

elle est ce que la mauvaise foi cache, c’est-à-dire le sujet comme représentation de

l’Autre.

Le concept d’aliénation une fois vidé a été usé par une inflation de son usage.

De plus, les États bourgeois et staliniens ne pouvaient que craindre le concept

d’aliénation dont le projet est la démystification du politique comme rationalisation

des rapports sociaux. La droite quant à elle ignore le concept, et seule une critique

de gauche peut approfondir le concept.

Marx dans son dépassement de Hegel a mis au jour la désaliénation complète

par une révolution totale mettant fin à « l’histoire aveugle » par l’intervention du

prolétariat, doté par Marx de toutes les capacités. Ce travail long ne peut

s’accomplir d’un bloc par la mise l’une contre l’autre de la totalité de la liberté

contre celle de l’aliénation. La réalisation de l’histoire ne peut se faire que par une

critique de la philosophie en fonction de l’action politique.

Lefebvre propose de redéfinir, de mettre en avant les limites et les spécificités

du concept. Il existe des aliénations (religieuse, philosophique, idéologique,

économique, historique, sociale) chacune se définissant par sa fin, son dépassement

(fin de la religion, réalisation de la philosophie, abondance et la fin de la

pénurie…). Mais Marx n’explique rien par l’aliénation, il utilise le terme

d’exploitation comme aliénation multiforme de l’exploité. L’aliénation générique,

20

Page 21: Ian Balat L Alienation

philosophique de Hegel est retournée par Marx qui définit l’aliénation par sa fin,

c’est-à-dire par les possibilités et les actions visant la réalisation des spécificités.

L’intérêt actuel du terme est qu’il permet de définir des situations,

d’apercevoir des ouvertures. La sexualité moderne est marquée par un Eros

autonome et séparé des désirs de l’homme ; la technique est devenue autonome et

se développe hors de la société ; la colonisation11 a posé le problème de la

séparation d’avec l’histoire.

L’aliénation est la non-appropriation d’une capacité pratique, d’une

possibilité réelle fondée sur une activité. L’appropriation est une création.

L’aliénation est en quelque sorte l’appropriation des possibilités. Mais, comme on

peut le voir, ce terme est trop philosophique, pas directement pratique mais définit

une pratique ouverte : la politique a pour but son dépassement, c’est-à-dire la fin

des aliénations, sinon elle perd son sens. L’aliénation définit un « processus de

conscience ». Elle est une pensée critique qui fait surgir le caché. L’aliénation dans

la connaissance théorique est médiatrice, elle recompose la totalité à partir des

lacunes des spécialités. La médiation de l’aliénation réalise une totalité virtuelle, à

approcher dans l’action. L’aliénation, parce que médiatrice, permet de saisir

l’immédiat et de recomposer le réel.

Si l’on dé-essentialise le concept d’aliénation, on peut entrevoir trois

hypothèses. L’accumulation des aliénations efface la conscience de l’aliénation et

en cela empêche tout dépassement12• L’atténuation des aliénations n’est possible

que par un retour à la pratique13. Les aliénations fluctuent, se développent

inégalement, il y a effacement de l’aliénation religieuse mais développement des

aliénations technique ou quotidienne14.

Debord

Chez Debord, le concept d’aliénation est un moment de l’analyse du système

capitaliste comme spectacle. Le spectacle est « un rapport social entre des

personnes, médiatisé par des images » (4)15 « Une vision du monde qui s’est 11 Voir " La dépossession du Monde " de J. Berque, citée par Lefebvre dans « En finir avec l’aliénation ? », Esprit Mai 1966, p.981-993.12 Chez Axelos, Marcuse et Adorno.13 Version optimiste.14 Point de vue développé par Lefebvre.15 Les nombres entre parenthèse renvoient aux paragraphes du livre. (1987 : 7-22)

21

Page 22: Ian Balat L Alienation

objectivée » (5). Ce nouveau monde est le produit de la philosophie des lumières.

La rationalité technique, issue de la vision spéculative du monde humain, a achevé

la séparation entre l’homme et le produit de son travail. Cette aliénation s’est

développée avec le capitalisme moderne dont le principe est l’accumulation du

capital « à un tel degré (…) qu’il devient image » (34).

Ce développement a autonomisé le spectacle et l’a unifié. Ce lieu

d’unification est celui d’une société dominée par la fausse conscience. Cette

domination remplace et nie la vie sociale, remplace l’avoir par le paraître, et le

regard par la contemplation. Ce regard caché, scotomisé, devient le moteur du

spectacle. L’analyse marxiste du capitalisme se renouvelle dans un nouveau cadre

et met en lumière la forme moderne de l’aliénation. Si elle est toujours domination

de l’homme par une partie de lui-même devenu autonome, cette nouvelle partie

n’est plus Dieu ou le marché, mais une virtualité issue du marché. L’homme n’est

plus un producteur, même séparé de son travail, mais une information qui alimente

les circuits d’un capital que l’on ne trouve nulle part et pourtant partout. L’homme

vidé de son être générique s’atrophie dans le spectacle qui le domine et ne le fait

vivre que pour continuer à l’exploiter. Le spectacle est la totalité virtuelle du

capitalisme, est la séparation réelle de l’homme.

Entre l’homme et le spectacle, il n’y a aucune forme d’échange, mais une

communication, déjà unilatérale, entre le pouvoir des maîtres, devenu lui aussi

autonome, détaché des maîtres, et le producteur-consommateur devenu spectateur,

homme étranger à lui-même. Le spectacle n’a plus besoin des anciens maîtres, il

s’impose à tous car il se produit lui-même au travers de tous. Le producteur

dépossédé produit le spectacle et renforce sa puissance, accroissant l’aliénation et

transformant la vie de l’homme en son produit séparé.

Ainsi, le spectacle, séparation devenue unifiée, achève dans son unification la

prolétarisation du monde. Ce n’est plus une partie du capitalisme qui est autonome,

mais le capital lui-même. La condition de l’homme moderne est celle de la

séparation autonome, du vide du spectacle qui ne peut se reproduire que dans

l’abandon par l’homme de la jouissance de son travail. On retrouve les racines

marxistes de l’aliénation : la propriété privée du capital, mais dans sa forme

moderne : le capital privé de propriété.

22

Page 23: Ian Balat L Alienation

De Marx à Debord, une tradition se fait jour. C’est le système capitaliste qui

se développe par l’aliénation. L’aliénation mise en abyme est le moteur de

l’évolution du système capitaliste, et non plus le moteur de l’histoire tel que Hegel

la présentait. L’aliénation est entrée dans l’histoire.

L’aliénation est un cadre d’analyse, cadre précis, historiquement situé. La

réification est une arme dialectique qui décrit, explique et permet de combattre

cette aliénation. Le lieu principal de ce combat est le politique, qui lui-même doit

être dépassé car il est le lieu de rationalisation des rapports sociaux.

Cet instrument d’analyse doit aussi permettre une prise de conscience

individuelle et c’est à partir de cette prise de conscience qu’une praxispeut se

développer. Pourtant, cette aliénation, fondamentale en un sens pour la société, est

aussi fondamentale chez l’homme, chez l’individu, car elle marque l’entrée de

l’homme dans l’ordre du langage et dans la problématique du désir.

Se met en place dès lors une nouvelle problématique de l’aliénation qui

révèle une double aliénation de l’homme : une aliénation qui est à la fois sociale et

psychotique.

La double Aliénation

Schizophrénie et société : Gabel.

Gabel constate que le terme d’aliénation est trop usité, trop vaste et par

conséquent doit être remis en ordre en l’appliquant « aux processus de dégradation

de la conscience ». (1970 : 10) Il lie ainsi aliénations sociale et clinique. Pour cela,

il s’inspire de Lukacs et reprend une série d’instruments d’analyse de l’aliénation

(fausse conscience, réification, pensée non-dialectique) comme formes affaiblies

de l’esprit totalitaire. Ces techniques s’articulent autour de l’identification

(régression à une forme infantile de transcendance du Moi) : structure

anti-dialectique, instrument de légitimation, manichéisme égocentrique.

Le problème de l’identification es qu’elle empêche tout dépassement

dialectique, elle est une logique réifiée. L’idéologie tient d’elle comme perception

dégradée. Aron, dans le même ordre d’idée, a mis en évidence les grandes

techniques aliénantes (identifications en chaîne, équivalences mythiques,

23

Page 24: Ian Balat L Alienation

amalgames passionnels, manichéisme, l’assimilation illégitime) et certaines formes

de partialité sociologique (sélection arbitraire des faits, confusion définition

conventionnelle/définition exprimant les résultats de la recherche au niveau

théorique, vision unique des objets équivoques, détermination arbitraire de

l’important et du secondaire, jugement de valeur sur l’ordre social (Aron, 1967 : l7l

sq).

Le premier élément de lutte contre la fausse conscience ou l’identification est,

selon Gabel, le perspectivisme ou polycentrisme. Il se propose de mettre en

application ces principes tels que développés par Binswanger dans sa

« Daseinsanalyse ».

Lukacs en psychiatrie.

La réification en psychiatrie.

Gabel dans son analyse de l’aliénation part du concept de réification tel qu’il

l’hérite de Lukacs. Pour Marx, la marchandise est un fait social qui évolue dans le

temps ; Lukacs met en avant le fait qu’elle acquiert dans la société capitaliste une «

naturalité » jusqu’alors inconnue. Le travail rationalisé dissocie la personnalité de

l’ouvrier, favorise l’atomisation sociale et réifie le monde social. Le monde réifié

est quantifié et spatialisé. La conscience de l’homme est elle aussi réifiée. Cette

conscience réifiée a certaines caractéristiques mises en avant par Lukacs et reprise

en partie par Gabel. Elle est dissociation des totalités concrètes (atomisation),

quantification des qualités, spatialisation de la durée concrète et logique

antidialectique (logique de l’identité pure).

A partir de ces caractéristiques, Gabel analyse quelques cas pratiques et

démontre l’effectivité de ces instruments d’analyse (1970 : 136-161). Il met en

évidence l’équivalence qui existe entre la réification et le rationalisme morbide en

psychiatrie (spatialisation de la durée et dissociation). Ainsi, la réification apporte à

la psychiatrie un concept opératoire si on le rapproche de concepts déjà existants.

De plus, Gabel établit un pont entre la logique non-dialectique de l’« identité pure

» qu’est la logique réifiée et certains aspects de l’identification freudienne. Enfin, il

24

Page 25: Ian Balat L Alienation

souligne les correspondances qui existent entre schizophrénie et réification. Ces

correspondances sont le trait d’union entre le politique et la clinique.

La fausse conscience comme nouvelle voie.

La recherche d’une voie royale de l’aliénation, c’est-à-dire l’acception qui

permettra la meilleure synthèse de la triple acception du terme en français

(juridique, psychopathologique, marxiste), l’amène à faire de la fausse conscience

le centre de l’analyse du concept. La fausse conscience est la réification des lois du

capitalisme considérées comme lois naturelles par le prolétariat (Lukacs). Ce n’est

donc pas une perte de liberté mais une automystification. Elle se fait en deux

étapes. La première est l’oppression acceptée, la seconde est l’oppression

« scotomisée ». Nous retrouvons par exemple ce mécanisme dans l’aphasie saisie

comme échec de cette « introjection » de l’oppression, le malade n’est pas assez

aliéné pour dissocier les totalités et créer des abstractions. La fausse conscience est

un phénomène social schizophrène, réification des catégories économiques qui

situent l’homme dans un univers inhumain, figé, à durée spatialisée, un monde de

la quantité dont la pratique dernière sont les camps de concentration.Pour que le

concept d’aliénation retrouve son efficacité, il faut hisser le concept de fausse

conscience et son mécanisme au niveau de notoriété de l’aliénation.

Psychiatrie et dialectique.

En mettant en avant la place que, l’aliénation, concept marxiste, peut occuper

en psychiatrie, Gabel l’a renouvelé. Ce renouveau a comme corollaire un

renouveau du cadre d’utilisation du concept. Ce cadre, il le trouve chez

Binswanger. L’analyse existentielle de Binswanger permet selon Gabel la

compréhension de la structure du délire en fonction de la nature de l’intégration

sociale du malade et postule une conception dialectique de l’existence qui s’intègre

au projet parallèle de Gabel de renouveler Marxisme et Psychiatrie par leurs

contacts, c’est-à-dire par le concept d’aliénation.

Le débat organogénèse (les maladies mentales sont des épiphénomènes de

processus organiques) et psychogénèse, (la dynamique autonome de la sphère

psychique peut provoquer des troubles mentaux ou de caractère, sans signature

25

Page 26: Ian Balat L Alienation

anatomique ou physiologique précise) divise la psychiatrie. Cette division est

illustrée au travers du problème de la paralysie générale. Du point de vue

anatomo-pathologique, elle est la conséquence d’une méningo-encéphalite diffuse

d’orioine syphilitique, pourtant, elle est aussi un fait social et ceci pour deux

raisons. D’abord, la diffusion de la syphilis, sa virulence même, les conditions de

sontraitement efficace et précoce sont largement tributaires du facteur social.

Ensuite, les thèmes délirants reflètent dans une certaine mesure l’être social du

malade.

C’est dans ce sociologisme qu’apparaît le problème de l’aliénation en

psychiatrie. Le psychiatre qui veut utiliser la méthode marxiste dans ses recherches

est placé devant le choix entre deux interprétations différentes, et en grande partie

incompatibles, du matérialisme historique. Binswanger met ce fait en lumière

quand il écrit:

Les choses ne se passent pas comme si un Moi abstrait était placé dans un Monde abstrait et ce Moi doté après coup de besoins, de pulsions et d’instincts déterminés, et ceci dans un Monde doté également après coup d’une certaine physionomie et d’un contenu expressif déterminé. Moi et Monde constituent, au contraire, une unité dialectique dans les cadres de laquelle chaque pôle confère sa signification à l’autre, ou plus exactement, où toute signification est fruit de leur interaction. (Gabel, 1970 : 104)Il y a deux interprétations ; soit l’homme malade est « placé » dans la société,

soit il est dialectiquement est significativement intégré, en tant que conscience liée

à l’être.

La première interprétation est celle du marxisme orthodoxe, et construit une

psychiatrie pavlovienne. Proche de l’organogénèse, elle postule que l’homme en

société subit la société, l’homme reçoit « socialement » les stimuli pathogènes  ; la

résistance à ces stimuli est sociale et dépend de la situation de classe ; la guérison

est un fait social et dépend de la capacité de reclassement des ex-aliénés de la

collectivité ainsi que du degré de dépassement culturel des préjugés dont ils sont

victimes. Dans cette psychiatrie, la critique institutionnelle cache mal un

sociologisme de surface. La recherche en organogénèse peut très bien se passer de

l’appartenance de classe du malade malgré ses principes marxistes. En fait, nous

retrouvons dans cette théorie qui peut faire fi de l’être social du malade au profit

d’une théorie auto-organisée, la réification telle que Lukacs l’a mise en place, et

son corollaire l’aliénation telle que Oury l’utilise dans l’analyse des

26

Page 27: Ian Balat L Alienation

fonctionnements de la hiérarchie psychiatrique. Gabel met en garde la

psychopathologie contre le danger que représente cette forme d’aliénation et pose

que « l’analyse existentielle demeure l’une des dernièes chances du marxisme en

psychopathologie » (1970 : 106-107). C’est la seconde interprétation que Gabel

décrit.

Dans le « cas Mary » (Gabel, 1970 : 107), Binswanger décrit le cas d’une

femme dynamique dont l’intégration par mariage à une société fermée et stricte l’a

obligée à faire coexister en elle deux styles différents de temporalisation, deux

styles différents d’existence sociale, ce qui s’est traduit cliniquement par un

syndrome dissociatif avec angoisse prononcée. Dans son analyse, Binswanger met

en avant le fait que la société n’est plus le point de départ inerte des stimuli

pathogènes, mais elle modèle de façonconcrète la structure du vécu morbide et ceci

notamment par l’intermédiaire des formes de temporalisation, qui agissent comme

élément de médiation. A temporalisation dissociée, correspond un syndrome

discordant. La structure de la temporalisation agit en médiatrice entre l’être (Sein)

et la conscience (Bewußtsein). Un autre cas étudié met en évidence le lien qu’il

existe entre échec social et temporalité (Gabel, 1970 : 108) ; un raté veut

recommencer sa vie mais en faisant refluer le cours du temps, il y a d’échéance de

la durée créatrice, ce qui se traduit par un sentiment d’écrasement du Dasein par le

monde (mondanisation), par un arrêt de la valorisation et de la personnalisation,

par un délire paranoïde en fin de compte.

Ainsi, Binswanger sous-tend ses observations par une dialectique

« Conscience/Etre » qui permet de ne pas énoncer de généralités mais de montrer

des dépendances. Avec Minkowski, il insiste sur le rôle d’élément de médiation

entre Être et Conscience que joue la structure spatio-temporelle du monde propre.

Enfin, loin de tout jugement de valeur sur la responsabilité de la société, se dessine

une chaîne de causalité entre être social en échec et une forme délirante de

conscience.

A la causalité réifiée du marxisme orthodoxe, s’oppose une causalité

dynamique fondamentale dans la « Daseinsanalyse ».

La « Daseinsanalyse » est, en partant du constat que fait Binswanger à partir

des cas étudiés, fondée sur la « dialectique Conscience/Être » dont le fondement est

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Page 28: Ian Balat L Alienation

la détermination de la conscience par l’être et la médiation conscience/être qu’est

la structure spatio-temporelle ; la marge qui révèle cette dialectique est la forme

délirante de la conscience que l’on peut former à partir d’une mise en chaîne des

causes possibles de « l’être social en échec ». Cette analyse est une

psychopathologie de la praxis, l’être dans le monde des schizophrènes étant

marqué par la défaillance de la praxis16, la déchéance de la dialectique existentielle.

Nous retrouvons ici de manière implicite, selon Gabel deux théories : celle de

Lukacs qui postule que la conscience de classe du prolétariat est le cas limite d’une

prise de conscience progressive du dépassement de la réification capitaliste par la

praxis de la lutte ouvrière, que la d’échéance de la conscience en quête est la

réification ; celle de Mannheim pour qui la pensée est liée à l’être, elle peut rendre

opératoire le principe du matérialisme historique à l’échelle individuelle, l’être

détermine concrètement la conscience.

La « Daseinsanalyse » est selon Gabel une authentique sociologie de la

connaissance de la pensée aliénante. Elle articule une double aliénation que Jean

Oury explicite dans son oeuvre.

L’aliénation psychotique et sociale : Oury.

Une difficile mise en place.

C’est à travers du séminaire mensuel de Jean Oury, donné à l’hôpital Sainte-

Anne à Paris, que nous allons essayer de comprendre quelle place les mécanismes

de l’aliénation occupent dans l’institution psychiatrique et par là même articuler

aliénation sociale et psychotique. Il ne faut pas perdre de vue que l’aliénation est

issue de l’anthropologie et de la sociologie de Marx. Ce n’est pas un concept

métaphysique qui est employé, mais un concept scientifique.

Avant tout, l’aliénation n’est pas aussi simple à saisir comme instrument de

cure utilisé dans le cadre d’une institution que comme instrument d’analyse

socio-anthropolcgique, car l’efficacité du concept ne peut devenir complète sans

danger d’aliénation. Le discours sur l’aliénation, s’il est nécessaire, peut être

lui-même aliénant. Gabel parle de scotomisation, Oury de masque. La recherche de

16 Elle est une activité dialectique, valonsatnce, transformatrice du milieu et auto-transformatrice.

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Page 29: Ian Balat L Alienation

l’aliénation dans le quotidien, au travers de son usage dans la cure, ne doit pas

développer un discours figé sur l’aliénation. Oury se propose de l’approcher par

des voies détournées.

La double aliénation.

L’aliénation est double, c’est-à-dire sociale et psychotique. Elle est la marque

de l’entrée du sujet et dans l’ordre social (Marx) et dans l’ordre du langage et de la

problématique du désir (Freud, Lacan). Nous avons vu que chez Marx, l’aliénation

est l’objet mis devant soi (Entäusserung) qui devient autonome et se détache de

l’homme pour s’imposer à lui rendant l’homme étranger (Entfremdung) à son

oeuvre, à lui-même et enfin à l’autre. Cette imposition d’une force étrangère,

quasi-divine (l’argent par exemple) se retrouve partiellement dans l’aliénation

psychotique. L’homme en rentrant en société, rentre dans l’ordre du langage et du

désir, dans un ordre qui s’impose à lui

La problématique du désir.

Lacan présente la dialectique Sujet - Objet - Autre dans une problématique du

désir. C’est à partir de ce schéma de pensée que Oury met en forme son

articulation. Dans le séminaire XI au chapitre 7, Lacan décrit cette dialectique.

L’Autre est le lieu où se situe la chaîne des signifiants qui commande tout ce qui va

pouvoir se présentifier du Sujet, c’est dans ce champ que le Sujet apparaît, que se

manifeste la pulsion partielle de la sexualité. Le Sujet situe des équivalences dans

son psychisme entre activité et passivité, équivalences qui ne sont que des

représentations, ni trop contraignantes, ni trop exhaustives selon Freud. Le Sujet se

crée à partir des signifiants de l’Autre. Le désir se découvre comme manque.

Manque double : d’une part parce que le désir est le désir de l’Autre17, et d’autre

part parce que la reproduction sexuée est le signe de la mortalité de l’homme, c’est

un manque réel. Ce double manque se fait jour dans la relation à l’Autre. Le

manque réel, ou pulsion partielle de la sexualité est foncièrement pulsion de mort.

Le manque s’inscrit dans l’entaille (tatouage, scarification…) dont la fonction est

d’être pour l’Autre, de situer le sujet par rapport à lui, elle marque la place du sujet

dans le champ de la relation à l’Autre.17 II reprend cette idée à Hegel en la replaçant dans le contexte de la psychanalyse.

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Page 30: Ian Balat L Alienation

Ainsi, le Sujet se situe par rapport à l’Autre uniquement par ses signifiants et

s’inscrit dans le manque, c’est-à-dire le désir. Dans le monde humain, la relation du

sujet à l’Autre s’engendre tout entier dans un processus de béance. Le signifiant est

ce qu’il représente un Sujet pour un autre signifiant, le signifiant se produisant dans

le champ de l’Autre fait surgir le Sujet de sa signification. L’Autre se présente au

Sujet au travers de ses signifiants sans jamais se présenter lui-même à lui.

L’ouverture du Sujet à l’Autre au travers de ses signifiants est un phénomène de

béance qui est le désir, l’aliénation dans ce cadre est la limitation de l’Autre à un

seul de ses signifiants, c’est une fermeture.

L’aliénation condamne le sujet à n’apparaître que dans la division du « vel ».

Le « vel » est en logique la structure ou/ou, soit on choisit, soit il y a équivalence.

Le vel aliénant se définit d’un choix dont les propriétés dépendent de ceci, qu’il y a, dans la réunion, un élément qui comporte que, quel que soit le choix qui s’opère, il a pour conséquence un ni l’un, ni l’autre. Le choix n’y est donc que de savoir si l’on entend garder une des parties, l’autre disparaissant en tout cas. (Lacan, 1973 : 191)L’aliénation a pour conséquence que l’interprétation n’a pas son dernier

ressort dans ce qu’elle nous livre des significations de la voie où chemine le

psychique que l’on a devant soi. L’interprétation vise à réduire les signifiants dans

leur non-sens pour que l’on puisse retrouver les déterminants de toute la conduite

du Sujet. C’est à partir d’elle que le processus de désaliénation peut s’enclencher.

La double aliénation sociale et psychotique ne peut être construite sans

danger, d’abord celui de l’aliénation massive que serait la construction d’une

théorie figée de l’aliénation, ce dont nous avons déjà parlé, mais aussi dans la mise

en place d’un schéma unique pour l’aliénation sociale et l’aliénation psychotique18.

Il n’y a pas d’égalité mais des convergences entre ces deux aliénations, ces

convergences permettant de mettre en forme, mais dynamiquement, une double

aliénation.

Dans la problématique du désir, l’Autre est inconnaissable en lui-même, il ne

peut être qu’approché’ par ses signifiants. Cette découverte est le point de

séparation, qui est atteint grâce à un objet transitionnel qui permet au sujet de se

18 « Tu ne doit pas employer les mêmes termes pour les problèmes individuels que pour les problèmes collectifs », c’est en ces termes que Oury dans un article paru dans la revue Que Vuoi ? en reprenant Marx, définit sa règle de conduite. Il ne faut pas confondre la « société globale » et la somme des relations interindividuelles.

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Page 31: Ian Balat L Alienation

construire. Le désir du Sujet se construit à partir de l’Autre, qui n’est pas autrui, il

y a là danger d’aliénation, de mystification. Le désir, ou l’objet « a » de Lacan, est

un manque devant lequel le Sujet doit se présenter. Mais ce manque est parfois

insupportable, le sujet développe alors des formes d’évitement. Ces formes

d’évitement, Oury les présente dans le corps du livre (1992 : 161-166). Le désir de

l’Autre du Sujet se transforme. Le Sujet veut un désirant absolu et être l’unique de

ce désirant. Le Sujet ne peut supporter le manque et développe une forme

d’évitement qui se traduit par une névrose. L’objet du désir devient un objet

phobique.

Pourquoi ces développements dans la problématique de l’aliénation ?

L’aliénation psychopathologique est :

L’impossibilité d’arriver à l’assomption de son propre désir, c’est-à-dire à la separation19. Autrement dit d’accéder à la perte de l’illusion de croire que l’autre, si prestigieux soit-il, puisse incarner le grand Autre. (Oury, 1992 : 167)Cette aliénation se traduit aussi par une confusion Désir-Jouissance.

L’anti-psychiatrie a fait de cette aliénation le centre de sa théorie, et est celui de

son échec. Le marginalisme est la traduction de cette confusion en économie

politique. Elle révèle le parallèle que Lacan faisait entre le « plus de jouir » et la

« plus value ». La « plus value » est le désir du capitaliste, désir qu’il prend sur

l’Autre, c’est-à-dire le prolétaire, l’ouvrier, comme le « plus de jouir » est ce qui

est pris sur l’Autre. Le marginalisme a théorisé l’évitement du désir dans la

jouissance. L’aliénation de l’ouvrier est cette exploitation du jouir que le capitaliste

fait sur son dos. Le désir du capitaliste est le capital qu’il ne peut consommer,

sinon il devient rentier.

Lacan souligne qu’un aspect important dans la thématique de Marx, c’est qu’il met en évidence un certain type de discours : le « discours du maître ».

(Agent) (Autre) (Agent) (Autre)S1 S2 a $$ a S2 S1

(Vérité) (Production) (Vérité) (Production)Le discours du maître Le discours de l’analyste

Souvenez-vous de la « typologie des discours », cette espèce de « tourniquet » à quatre termes (S1, S2, a, $) qu’on fait tourner sur une matrice à quatre cases  : l’agent, l’Autre, la production, la vérité. « S1 » est « le signifiant du maître », « S2 » représente la chaîne des signifiants, « $ » est le sujet de l’inconscient, et « a », l’objet et la cause du désir. Le « discours du maître », c’est celui où S1 est en place de

19 Lacan donne une définition de la séparation à partir d’une étymologie particulière: se parere, c’est-à-dire s’engendrer, se mettre au monde. (1973 : 194)

31

Page 32: Ian Balat L Alienation

l’« agent ». Le « a » occupe alors la case de la « production » ; Lacan le nomme également « plus-de-jouir », par analogie avec la « plus-value » de Marx (le processus de travail, dans le monde capitaliste, produit de la plus-value). (Oury, 1992 : 85)Ainsi, la structure psychologique fondamentale de l’être en société rejoint la

structure fondamentale de la société elle-même. Cette équivalence est aussi

marquée dans l’aliénation.

L’aliénation est à la fois évitement et réification, limitation de l’Autre (qui

n’est pas autrui) à un seul de ses interprétants en psychiatrie. L’aliénation telle

qu’elle existe en psychiatrie se retrouve dans la société : « le plus-de-jouir » de

Lacan devenu « plus-value » en économie politique c’est-à-dire l’évitement du

manque pour la jouissance, et réification de l’Autre (l’Autre du capitaliste étant

l’ouvrier) à un seul de ses interprétants (la force de travail).

ConclusionL’analyse que nous avons faite du concept d’aliénation nous a obligé à faire

certains détours qui semblent être loin de notre sujet. Pourtant, on ne pouvait

séparer le concept de son environnement théorique. L’aliénation se retrouve parfois

en position de théorie dans la théorie parce qu’elle a acquis une indépendance

instrumentale. Chez Marx, elle est le cadre général de développement du capitaliste

tout en étant à la fois le principe et la conséquence du système capitaliste. Chez

Lukacs, elle est aussi un cadre de développement, mais elle se découvre dans la

réification comme médiateur devenu objet autonome. Chez Debord, l’aliénation est

un instrument d’analyse général du capitalisme. Gabel, à la suite de Lukacs reprend

le concept d’aliénation comme cadre et créé à partir de lui le concept de fausse

conscience, le pendant psychologique de la réification sociale. Oury enfin, en se

basant sur les travaux de Lacan, donne à l’aliénation son double statut : instrument

d’analyse et de compréhension des deux mondes social et psychologique.

La confusion métaphysique.

C’est une confusion initiale. Elle limite le concept d’aliénation à son

acception religieuse. Elle n’est pas discours sur le discours religieux, comme chez

Feuerbach, mais partie du discours religieux. Initialement, elle correspond à la

chute de l’homme de l’Eden originel. Elle n’est en fait que la chute de l’homme de

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Page 33: Ian Balat L Alienation

son monde, sa dépossession.Le concept a ensuite gardé son acception

métaphysique dans la première construction intellectuelle de Marx. Mais déjà, elle

acquérait son caractère scientifique. Débarrassée de ce caractère encombrant,

l’aliénation rentre dans l’histoire. Hegel avait entamé ce travail, mais il laissait

l’aliénation extérieure à l’histoire en en faisant son moteur. L’expropriation et

l’aliénation sont identifiées, mais l’aliénation ne s’y limite pas. L’expropriation

n’est que le premier pas de l’aliénation. La réification son second, et la fausse

conscience sa limite psychologique. La déconstruction de l’aliénation a permis de

sortir le concept de son cadre métaphysique et de lui donner une force théorique

que son usage trop important lui avait partiellement retiré.

La nouvelle condition de l’homme moderne?

La place de l’aliénation, dans tire perspective historique, se situe dans la

séparation domaine privé I domaine public. Dans la Grèce antique, la cité est le

lieu de l’égalité et de la liberté, en opposition à la famille, lieu de la nécessité et de

l’inégalité. La chrétienté a hérité du monde romain le rapprochement commencé

dès l’époque de la Grèce classique de ces deux domaines. Pour Platon, cette

séparation est diluée dans le politique. La cité doit mettre en commun tous les

biens privés. Cette solution de l’un dans l’autre sera inversée au moyen-âge. Le

laïc et le sacré renouvellent cette séparation public/privé mais d’une manière

différente. Le laïc est le lieu d’union du privé et du public, le sacré est le lieu de la

contemplation, renouvelant la distinction platonicienne éternité (sortie du

politique)/immortalité (dans le politique et le religieux : immortalité des Dieux et

des action humaines).

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Page 34: Ian Balat L Alienation

Dans le monde moderne20 le public s’est dissout dans le privé l’économique

est une affaire du gouvernement puisque la société, comme société des familles,

héritage de la Rome antique et du moyen-âge, est devenue le lieu de l’action

(action sociale, politique sociale...). L’aliénation dans ce modèle se résout dans le

fil qui sépare-unit politique et société. L’aliénation se fait jour dans cette

continuité. Chez Marx, l’aliénation est un processus historiquement défini qui

apparaît avec la propriété privée des moyens de production. C’est pourtant une

vieille idée que celle de la propriété privée en économie. La cité n’a pas en tant que

telle le moindre droit de regard sur les activité privées.

Pourtant, dans le cadre du capitalisme, la société, forme bâtarde de la

séparation privé/public, est le véritable lieu de l’économique. L’économique tient

et du privé et du public. C’est par un processus dialectique que l’on peut mettre à

jour la place de l’aliénation dans l’économique.

C’est le rapport social gisant dans la valeur d’échange qui est la clef marxiste

de l’aliénation moderne. L’économique comme science n’est possible qu’à partir

du moment où il existe une unité des comportements, une conformité sociale. Cette

conformité sociale est à son comble dans la société de masse. Le rapport social est

le même et se trouve, parce que partout pareil, séparé du rapport entre individus.

L’échange de produits du travail individuel se fait au travers d’une vision

égalitaire, conformiste de la valeur de chaque ouvrage. Cette valeur par excellence

de la conformité du rapport social est la valeur d’échange. L’argent devient le lieu

de passage de l’égalité abstraite des produits du travail humain, et le rapport social

n’est plus que le rapport entre deux valeurs égales dans leur valeur d’échange. Le

comportement conformiste de l’échange dans la société de masse post-capitaliste

est une caricature. La valeur du travail est indépendante et de l’objet et de la valeur

20 Dans « De l’État Universel comme mythe », (cité par Domenach (1965: 107-90) François Châtelet avait défini la condition de l’homme moderne comme suit. « L’aliénation fondamentale aujourd’hui consiste en ceci : non seulement l’individu en tant que producteur subit cette forme d’aliénation qu’on appelle réification et qui est propre à toute société fondée sur la propriété des moyens de production ou sur l’inégale participation au revenu de la collectivité, mais encore en tant qu’individu il est dans la contradiction dans la mesure où il doit être, simultanément et d’une manière disparate - ce devoir étant de l’ordre du fait imposé que sa conscience le plus souvent érige en un droit imprescriptible et inapplicable -, travailleur et citoyen, consommateur et producteur, fils et père, « chef de famille » et amant, lecteur (et spectateur) et agent de l’anecdote, personnage objectivé et subjectivité, corps manifeste et âme secrète, pulsion et réflexion, bref, où il doit assumer à la fois le statut de la passivité auquel le contraint la directivité sociale et le rôle de sujet décidant et responsable qu’exige de lui le démocratisme contemporain. » L’auteur fait de l’homme moderne un schizophrène vivant dans un monde de la séparation. Cette vision est de celle que nous avons gardé en tête, mais en insistant sur la double aliénation qu’elle suggère : aliénation à la fois sociale et psychotique.

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Page 35: Ian Balat L Alienation

même de l’objet. La valeur d’échange est elle aussi dépassée, elle est virtuellement

dans la marchandise moderne. La loi du capitalisme est le lieu de la nouvelle

conformité sociale. L’homme ne peut plus être vu qu’au travers d’elle. Le produit

du travail n’est que la cristallisation de cette loi, et l’argent même devient une

simple marchandise.

L’aliénation dans la société de masse post-capitaliste est aussi celle de

l’action politique. La conformité des comportements sociaux est celle qu’ordonne

la loi du marché. C’est en elle que le politique se dissout. L’homme, individu

abstrait séparé de sa réalité politique, est un être social, conforme à l’homme social

réifié par les lois de l’économie libérale, devenu un atome libre d’aller et venir

suivant les besoins du marché.

L’aliénation est là. L’individu, être conforme aux lois de l’économie libérale,

c’est-à-dire rationnel dans ses choix, c’est-à-dire faisant des choix obéissants aux

lois du marché, produit des objets déjà virtuellement produits, parce que la

production ne se fait que quand elle est rationnellement prescrite par les lois du

marché, à partir de moyens qui ne lui appartiennent pas et dans le but d’obtenir, au

travers du salaire de son travail, les moyens, fixés rationnellement par la demande

virtuelle dumarché, de son existence, c’est-à-dire la consommation du produit de

son propre travail.

La nouvelle condition de l’homme moderne a été très efficacement résumée

par Guy Debord:

Le spectaculaire-intégré unifié mondialement est la liberté dictatoriale du

Marché, tempérée par la reconnaissance des Droits de l’homme spectateur. (Debord, 1993 : 93)

Assumer la dialectique.

Le mouvement dialectique de l’histoire nous réserve souvent des surprises.

La mise devant soi, comme principe de cette dialectique, l’aliénation d’une partie

de l’être générique de l’homme, considéré comme l’ensemble des possibles de

l’homme, est un mouvement permanent. Mais cette mise devant soi doit

s’accomplir dans la réincorporation par l’homme de sa création. L’objet mis devant

est un possible de l’homme, pour se développer et développer son monde et son

être, l’homme doit reconnaître sa création et la reprendre, la refaire sienne. Mais

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Page 36: Ian Balat L Alienation

cette reconnaissance n’est pas toujours faite. L’homme voue parfois à sa création

un culte, divinise sa création, car il ne peut la réincorporer, car il ne peut se hausser

à son niveau, car il n’a pas les moyens, peut-être parce qu’il est aussi un animal et

garde en lui ses stimuli qu’il hérite par atavisme de ses premiers temps, la peur

terrible de ce qui paraît totalement étranger et le culte du terrible ; peut-être parce

qu’il estprisonnier de l’interprétation qu’il en fait. Ce culte coupe l’homme de sa

création qui devient autonome et terrible à ses yeux.

En entrant dans l’ordre du langage, l’homme reprend pour lui cette peur de ce

qui a été créé par lui. Reprendre ce qu’il a perdu, ce qui était sa création, son

oeuvre, lui coûte cher. Il faut une coupure, créer une coupure dans la séparation.

L’homme doit franchir le pas de la sacralité pour remettre devant lui ce qui devenu

autonome. Cette coupure est elle aussi de l’ordre du mouvement dialectique. Il crée

cette coupure qu’il se réincorpore pour franchi le seuil du sanctuaire. L’échec de

cette réincorporation-ci fait sombrer l’homme dans la schizophrénie, car l’homme

se retrouve à la fois sacré, parce qu’il a crée cette coupure, et aussi profane, car il

est resté dans le champs de la loi de l’objet devenu divin. Assumer cette coupure

est la voie de la réincorporation de la création de l’homme.

Nous retrouvons ce schéma en économie politique. Le politique, création de

l’homme devenue autonome, a dicté sa loi en devenant État. Cet État au travers de

sa forme profane est devenu bureaucratie. La bureaucratie est la loi, au sens de loi

divine, qui impose. Elle impose à l’homme la hiérarchie de ses valeurs comme

fausse-vraie valeur de l’homme. La bureaucratie est la réification des possibilités

de l’homme. Cette réification introjectée est la fausse conscience du citoyen qui

croit retrouver dans sa citoyenneté son être générique. Les libéraux en fondant leur

théorie sur le maximum de possibles, telle que Hayek l’a développée, se

réapproprient partiellement ce que le marché a réifié, mais ils laissent au marché le

soin de réaliser ces possibles. L’étape suivante de cette évolution doit être la

profanation assumée du marché, étape primordiale vers la réincorporation par

l’homme de ses possibles. La création est actuellement une impossibilité globale,

parce que le marché sépare l’homme en différents domaines et lui laisse une unité

réifiée : l’Homo Œconomicus.

36

Page 37: Ian Balat L Alienation

Bibliographie

Articles cités

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Ouvrages cités

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