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IB Dennebog Maria Grisella Le Petit Âne

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MARIA DENNEBORGGRISELLA LE PETIT ANETEXTE FRANÇAIS D'OLIVIER SÉCHAN QUAND les habitants de l'île d'Elbe aperçoivent un jour ce petit vagabond de Tino juché sur le dos de Grisella, ils n'en croient pas leurs yeux. « Au voleur!» crie le policier de l'île, en s'élançant à sa poursuite. Mais Tino n'est pas un voleur : la bonne vieille Petronella lui a vraiment donné son âne. Et voilà notre Tino, qui n'a jamais rien possédé, devenu le maître de ce petit âne pas ordinaire, qui a même le don mystérieux de.... Mais chut ! Qui croira jamais Tino s'il révèle que Grisella est doué de la parole, et bavarde avec lui pendant des nuits entières ?Hélas ! un beau matin, le petit âne a disparu, enlevé par un étranger qui veut l'offrir à sa fillette. Inconsolable, Tino s'élance sur les traces du ravisseur, et il ne craindra pas d'aller jusqu'à l'autre bout du monde pour se faire rendre son bien....

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MARIA DENNEBORG

GRISELLALE PETIT ANE

TEXTE FRANÇAIS D'OLIVIER SÉCHAN

QUAND les habitants de l'île d'Elbe aperçoivent un jour ce petit vagabond de Tino juché sur le dos de Grisella, ils n'en croient pas leurs yeux. « Au voleur ! » crie le policier de l'île, en s'élançant à sa poursuite. Mais Tino n'est pas un voleur : la bonne vieille Petronella lui a vraiment donné son âne. Et voilà notre Tino, qui n'a jamais rien possédé, devenu le maître de ce petit âne pas ordinaire, qui a même le don mystérieux de.... Mais chut ! Qui croira jamais Tino s'il révèle que Grisella est doué de la parole, et bavarde avec lui pendant des nuits entières ?

Hélas ! un beau matin, le petit âne a disparu, enlevé par un étranger qui veut l'offrir à sa fillette. Inconsolable, Tino s'élance sur les traces du ravisseur, et il ne craindra pas d'aller jusqu'à l'autre bout du monde pour se faire rendre son bien....

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GRISELLALE PETIT ANE

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MARIA DENNEBORG

GRISELLALE PETIT ANE

TEXTE FRANÇAIS D'OLIVIER SÉCHAN

ILLUSTRATIONS DE J.-P. ARIEL

HACHETTE131

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©LIBRAIRIE HACHETTE, 1957Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

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TABLE DES MATIÈRES

I. Lecture réservée 7II. Le testament de Petronella 17

III. Grisella trouve un nouveau maître 26IV. Au voleur ! 34V. Le secret de l'oreille noire 40

VI. Les dernières volontés de Petronella 45VII. Une cabane pour Grisella 56

VIII. Trotte gaiement, mon petit âne ! 64IX. Un bateau entre dans la baie 71X. La nuit porte conseil 78

XI. Tino fait ses bagages 85XII. Incroyable mais vrai ! 92

XIII. La caisse de James 96XIV. La promesse trahie 100XV. Trois ânes dans un bateau 107

XVI. Triste retour 113XVII. Santos-Brésil 119

XVIII. L'impossible départ 126 XIX. La tante de Rio de Janeiro 132XX. A l'autre bout du monde 137

XXI. Betty désire un poney 143XXII. La liberté retrouvée 149

XXIII. Une nouvelle vie commence 155XXIV. Le cirque de l'oncle Pedro 160XXV. Rira bien qui rira le dernier ! 169

XXVI. La plus belle île du monde 175

Dépôt légal n» 5834 2" trimestre 1957IMPRIME EN BELGIQUE par la S.I.R.E.C. - LIEGE

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I. — LECTURE RÉSERVÉE

LA LECTURE de ce chapitre est réservée aux amateurs de précisions historiques. Si vous êtes pressé, sautez ces quelques lignes et passez au chapitre Il où commencera l'histoire de Grisella.

Dans la Méditerranée, non loin de la côte italienne, se trouve l'île d'Elbe. Cette petite île

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est célèbre dans le monde entier parce que l'empereur Napoléon y a vécu quelques mois,

mais elle est également célèbre pour une raison toute différente : c'est qu'elle est la patrie du petit âne Grisella.

Vous allez peut-être vous moquer de moi et me dire : « C'est bien la première fois de notre vie que nous entendons parler de Grisella. Nous savons sans doute pas mal de choses sur l'empereur Napoléon. Mais sur Grisella ? Qui donc connaît Grisella ?

— C'est possible, vous répondrai-je. Mais avez-vous déjà lu l'histoire du petit âne Grisella? Non, n'est-ce pas ? Eh bien, ce n'est pas étonnant que vous ne soyez pas au courant ! »

Voilà pourquoi j'ai l'intention de vous raconter maintenant son histoire. Mais ne croyez surtout pas que je sois un menteur, et que ce petit âne ait été inventé par moi. Grisella a réellement existé, aussi vrai que Napoléon a existé. Si vous ne me croyez pas, vous n'avez qu'à aller sur place pour vous en persuader.

Vous prendrez d'abord le train pour l'Italie, et vous descendrez dans le petit port de Piombino. Là, vous embarquerez sur l'un des bateaux qui assurent le service avec l'île, La

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Bella-Cristina, par exemple. Deux heures plus tard,

vous entrerez dans le port de Portoferraio, et vous serez dans l'île d'Elbe. En vous dirigeant vers l'ouest, à travers de beaux vignobles, vous ne tarderez pas à arriver au minuscule village de Procchio.

Vous n'aurez pas de peine à découvrir le restaurant qui est l'une des quatre maisons du village. Le ristorante appartient au signor Renzo, qui est non seulement ' un commerçant avisé, mais aussi un grand ami des arts et des artistes. C'est la providence des innombrables peintres

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qui, du printemps à l'automne, viennent planter leur chevalet dans l'île, gaspillent beaucoup de couleurs, mais n'ont généralement pas trois sous en poche. Renzo les accueille avec sympathie, et il lui arrive même de les nourrir gratuitement. Il y eut ainsi un peintre de Florence à qui, pendant un mois, matin et soir, Renzo servit autant de portions de macaronis qu'il pouvait en absorber — et Dieu sait s'il était vorace ! Pour remercier son hôte, il lui peignit en un seul jour, un grand portrait de Napoléon. Ce tableau est maintenant fixé à la façade du restaurant, et l'on peut lire à côté l'inscription suivante :

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Entrez ! Venez vous régaler Chez l'empereur... des cuisiniers!

Mais un mauvais plaisant ou un client mécontent a ajouté au-dessous : « Non, merci. Même pas pour un empire ! »

Et Grisella ? me direz-vous. Eh bien, vous écarterez le rideau de perles qui protège des mouches, et vous pénétrerez dans la grande salle du restaurant. C'était jadis le réfectoire d'un monastère aujourd'hui disparu, et sous ces lourdes voûtes où se rassemblaient les moines,

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Vous pourriez interroger Renzo sur l'histoire de ce petit âne.

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viennent maintenant déjeuner toutes sortes de gens, riches ou pauvres, qui arrivent des quatre coins du monde. Vous jetterez les yeux sur le grand mur blanc, au-dessus de la porte d'entrée. Voyez-vous ce petit âne, là-haut ?

C'est le petit âne Grisella.Ce tableau est l'œuvre d'un peintre de Milan

que, pendant un mois, matin et soir, Renzo gava de macaronis. Comme ce peintre avait amené sa femme, pour qu'elle lui tienne ses pots de couleurs, le portrait de Grisella coûta deux fois plus de macaronis à Renzo que le portrait du grand empereur.

Désirez-vous maintenant connaître l'histoire de ce petit âne ? Vous pourriez interroger Renzo. Mais peut-être hésiterez-vous à le croire sur parole. Il est possible, en effet, que son récit soit aussi inexact que l'addition présentée à la fin du repas, et où il vous compte parfois un plat que l'on n'a pas consommé.

Alors, si nous questionnions Appolonio, le cafetier ? Mais c'est qu'il n'a pas de temps à perdre ! Dès que son commerce lui laisse un moment de libre, il prend place derrière un petit guichet pour vendre des timbres. Car il

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faut vous dire qu'Appolonio tient également l'agence postale de Procchio.

Maître Lieto pourrait sans doute vous donner quelques renseignements sur Grisella. C'est le boulanger, un grand homme maigre, au visage osseux, toujours taché de farine. Mais il ne vous inspirerait guère confiance, car c'est un fainéant qu'on est obligé de tirer du Ijt chaque matin. On n'aurait pas de pain si Agostino, l'épicier, ne montait à l'aube dans Ja chambre du boulanger pour le traîner de force devant son four.

Reste donc Agostino. Il pourrait vous raconter l'histoire, car il n'est pas surchargé de travail. Pendant ce temps, dans la boutique, sa femme Marietta débitera du salami, pèsera du sel ou mettra de l'huile d'olive en bouteille. Asseyez-vous auprès d'Agostino, sur le rebord de la fontaine, et demandez-lui l'histoire du petit âne Grisella.

Eh bien ? Son récit ne concorde-t-il pas exactement avec l'histoire que contient ce livre ? Suis-je un menteur, oui, ou non ?

Ou bien, emporté par son imagination, ce brave Agostino aurait-il commis quelques

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erreurs ? Nous allons bien voir ! Ecoutez maintenant l'histoire véridique du petit âne Grisella.

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II.

LE TESTAMENT DE PETRONELLA

IL N'Y A pas très longtemps encore, vivait dans l'île d'Elbe une riche paysanne nommée Petronella, qui possédait une grande et belle ferme. Son mari était mort depuis de longues années, et elle n'avait pas d'enfants. Ce devaient donc être ses cousins qui hériteraient un jour de la ferme et de- ses dépendances, des figuiers, des abricotiers, des champs

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de maïs, des vignes, du petit bois de pins et de la colline plantée d'oliviers.

Lorsque Petronella fut devenue très vieille, elle appela son notaire et lui dit :

« Je sens que je ne tarderai plus à mourir. Mes cousins occuperont alors ma jolie maison, et deviendront propriétaires de tout ce que je possède, bétail, vignes, arbres fruitiers et oliviers. Je veux qu'ils aient tout, à l'exception d'une seule chose : mon petit âne. »

Le petit âne s'appelait Grisella, et c'était le plus beau de toute l'île. Il avait la peau d'un gris velouté, qui devenait presque blanc sous le ventre. Son oreille gauche était noire, et elle devait jouer un rôle particulièrement important dans cette histoire. Mais nous en parlerons plus tard.

Petronella aimait son petit âne plus que tout au monde.

Le notaire lui répondit :« Ma chère Petronella, j'ai pris note de tes

dernières volontés. Mais quel sera le sort de ton petit âne ? Tu as été une femme méritante que le Bon Dieu fera certainement monter au ciel. Mais il te faudra laisser Grisella sur cette terre,

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car je n'ai encore jamais entendu dire que l'on puisse emmener son âne au paradis. »

Petronella versa quelques larmes puis reprit :« Hélas ! je le sais bien. Il me faudra laisser

mon bon petit âne dans l'île. Mais je ne veux pas qu'il devienne la propriété de mes cousins. Ce sont tous des gens sans cœur, qui le soigneraient mal, le tourmenteraient ou le feraient même périr sous les coups. Ah ! si seulement je pouvais laisser Grisella en de bonnes mains ! »

Lorsque le notaire eut quitté la maison, Petronella se rendit à l'écurie. Elle caressa Grisella, puis elle plaça un escabeau à côté de la bête, monta avec beaucoup de peine sur son dos et dit :

« En route, Grisella ! Nous allons chez le père Ambrosio. »

Le père Ambrosio était assis à l'ombre d'un acacia, non loin de l'église. Sur une petite table placée devant lui, il y avait un gros tuyau de fer blanc et toutes sortes d'outils. Le père Ambrosio limait et vissait avec tant d'ardeur que des gouttes de sueur lui emperlaient le front.

« Le Seigneur soit avec vous ! » lui dit Petronella.

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Le père Ambrosio était si occupé qu'il n'entendit pas la salutation.

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Mais le père Ambrosio était si occupé par son travail qu'il n'entendit pas la salutation et ne remarqua même pas la visiteuse.

« Le Seigneur soit avec vous ! » répéta Petronella d'une voix plus forte.

Le père Ambrosio releva alors les yeux. Il essuya la sueur de son front et s'écria gaiement :

« La paix soit avec toi, Petronella ! Mais que vois-je ? Tu viens à l'église montée sur ton âne ! Les gens du village racontent que la vieille Petronella touche à sa fin, et tu me parais au contraire aussi alerte qu'un poisson dans l'eau ! »

Petronella se mit à tousser, puis elle répondit:

« Vénéré père Ambrosio, je sais que mon dernier jour est proche. Aujourd'hui, j'ai appelé le notaire pour lui dicter mon testament. Si je viens vous trouver montée sur mon âne, c'est pour une raison bien précise : je voudrais vous donner Grisella. »

Le père Ambrosio fut si surpris qu'il ne trouva rien à répondre.

« Je vois votre étonnement, poursuivit Petronella. Mais je parle sérieusement : je veux vous

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donner Grisella. Vous savez combien j'aime mon petit âne, et combien j'aurai de la peine à me séparer de lui. Jamais je ne supporterai qu'il appartienne à un méchant maître. Mon cœur se brise à l'idée que mes cousins le maltraiteraient. Que pourrais-je faire de mieux que de confier Grisella à un serviteur de Dieu ? »

Le père Ambrosio ne répondait toujours pas.

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Indécis, embarrassé, il jouait machinalement avec sa tenaille et ses vis. Petronella insista :

« Mon petit âne vous rendrait de grands services. C'est une bête intelligente que vous pourriez utiliser pour aller voir vos malades. Aucun chemin n'est trop raide pour Grisella. »

Le père Ambrosio resta silencieux. Alors Petronella pensa qu'il méprisait peut-être son cadeau. C'est pourquoi elle lui demanda :

« Auriez-vous honte de monter sur un âne, mon père ? Mais notre seigneur Jésus-Christ lui-même n'est-il pas entré à Jérusalem monté sur un âne ? Et lors de la fuite en Egypte, Marie n'était-elle pas sur un âne, avec l'enfant Jésus ? »

Enfin, le père Ambrosio se décida à répondre.

« Ma chère Petronella, dit-il, je te remercie d'avoir songé à moi. Mais je ne puis accepter ton petit âne, car j'en ai déjà un. »

Pendant quelques instants, Petronella en eut le souffle coupé. Puis elle dit lentement, comme si elle n'en croyait pas ses oreilles :

« Vraiment ! Vous avez déjà un âne ?... »D'un geste, le père Ambrosio montra un

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près de la sacristie. Un vélomoteur flambant neuf était appuyé contre le mur, à l'ombre.

« 'Voici mon âne ! dit le père Ambrosio en souriant. C'est un nouveau modèle : un âne à essence ! »

Petronella se mordit les lèvres pour ne pas dire ce qu'elle pensait. Mais elle ne put se contenir.

« Pouah ! s'écria-t-elle. C'est un âne qui sent mauvais ! Il ne fait que poussière et vacarme !

— Du vacarme, Petronella ? Non, tu n'y entends rien. C'est une agréable musique ! Attends un peu, je vais te faire une démonstration.... »

Là-dessus, le père Ambrosio alla fixer au vélomoteur le tuyau d'échappement qu'il avait réparé.

Puis il lança le moteur, actionna les manettes, sauta en selle et s'éloigna sur la route dans une violente pétarade.

Effrayé par le bruit, Grisella avait fait un bond en arrière. De la main droite, Petronella caressa l'encolure de son animal bien-aimé, tandis qu'elle s'abritait les yeux de la gauche pour suivre du regard ce nouvel « âne à essence».

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Là-bas, sur la route qui mène à Marina, le père Ambrosio disparaissait dans un énorme nuage de poussière.

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III.

GRISELLA TROUVE UN NOUVEAU MAITRE

MON pauvre petit âne, soupira Petronella, puisque nous sommes venus jusqu'à l'église, j'en profiterai pour rendre une petite visite au Bon Dieu. Allons ! Grisella, aide-moi à descendre de ton dos. »

Docilement, le petit âne alla se placer à côté de la table. De la sorte, la vieille paysanne put

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Serait-ce donc l'âne de la crèche qui aurait poussé ce braiment ?

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commodément descendre du dos de l'âne sur la table, de la table sur la chaise branlante, et enfin de celle-ci jusqu'à terre.

« Attends-moi ici, dit-elle. Je reviens tout de suite. »

Grisella approuva d'un signe de tête tandis que Petronella entrait dans l'église. Elle s'avança jusqu'à l'autel et s'assit au premier rang.

Au pied de l'autel, on pouvait voir l'étable de Bethléem. Des anges survolaient la crèche. Marie et Joseph se penchaient sur l'enfant Jésus, derrière lequel on apercevait le bœuf et l'âne.

Tout à coup, un retentissant « Hi-han » troubla le silence de la petite église. Petronella sursauta. Etait-ce Grisella qui l'appelait ? Mais non, Grisella était resté dehors et l'attendait patiemment. Serait-ce donc l'âne de la crèche qui aurait poussé ce braiment ?

Très émue, Petronella ne quittait pas des yeux l'étable de Bethléem. Si c'était vraiment l'âne de la crèche qui avait donné de la voix, pourquoi Marie et Joseph se refuseraient-ils à lui répondre ?

La vieille paysanne jeta un rapide coup d'œil autour d'elle pour s'assurer qu'elle était bien

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seule dans l'église, puis elle se leva de son banc.

« Chère Sainte Vierge, cher saint Joseph, dit-elle, je vous demande conseil. Que dois-je faire de Grisella ? Votre serviteur Ambrosio ne veut pas de mon âne. A qui pourrais-je l'offrir ? »

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Au même instant, le père Ambrosio, qui était déjà de retour, traversait la sacristie et se glissait sans bruit derrière l'autel.

« Chère Sainte Vierge, cher saint Joseph, que dois-je faire de Grisella ? » demandait à nouveau Petronella.

Et la réponse vint de derrière l'autel. Une voix grave retentit :

« Chère Petronella, dit-elle, remonte tout de suite sur ton âne et rentre chez toi. Tu donneras ton âne à la première personne que tu rencontreras sur la route ! »

Tout effrayée, la vieille paysanne retomba sur son banc, elle fit le signe de croix, puis, aussi vite que ses vieilles jambes le lui permettaient, elle quitta l'église.

Après avoir repris son souffle, elle monta sur la chaise, puis sur la table, et de là sur l'échiné de l'âne.

« Allons, Grisella ! dit-elle. Rentrons chez nous. As-tu entendu ce que m'a répondu saint Joseph ? Je dois te donner à la première personne que je rencontrerai en chemin ! Oh ! Grisella, rentrons vite ! vite !... »

Mais à peine s'étaient-ils engagés sur la

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grand-route qu'ils croisèrent un petit garçon.« Saint Joseph n'a certainement pas voulu

que je donne mon âne à un enfant », pensa Petronella. Et elle continua sa route. Mais voilà que soudain le sang lui monta à la tête, et qu'elle ressentit de violents élancements au cœur. «C'est que j'ai mauvaise conscience, se dit-elle. Tant pis! Il me faut obéir.... »

Et elle se retourna pour appeler le garçonnet.« La paix soit avec vous, lui dit l'enfant.— La paix soit avec toi, répondit Petronella.

Tu me connais ?— Qui ne vous connaît pas ? Et qui ne

connaît pas votre petit âne ? Ne s'appelle-t-il pas Grisella ? Grisella, le plus joli petit âne de toute l'île ! »

Les yeux de Petronella eurent une lueur de plaisir. Elle demanda : « Comment t'appelles-tu?

— Mon nom est Tino. — Où habites-tu, Tino ?— Tantôt chez un paysan, tantôt chez

l'autre. Ou bien parfois chez des pêcheurs que j'accompagne en mer. Maintenant, je vais à la plage.

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On dit que de nombreux étrangers sont arrivés. La paix soit avec vous ! »

Le petit garçon allait continuer son chemin. Mais Petronella le rappela d'un geste et lui dit :

« Tino, viens m'aider un peu. Je voudrais descendre de mon âne.... Voilà ! Je te remercie. »

Le gamin caressa Grisella et, de la main, chassa quelques mouches qui l'importunaient.

« Tino, aimerais-tu avoir un petit âne comme celui-ci ? » demanda la paysanne.

Le regard de l'enfant brilla.« Tino, serais-tu bon pour lui ?— Oh ! oui, répondit l'enfant. Je serais aussi

bon pour le petit âne que pour mon propre frère !

— Eh bien, prends-le ! Je te le donne. Grisella t'appartient, Tino ! »

Le gamin resta bouche bée, contemplant alternativement la paysanne et Grisella. La vieille Petronella semblait avoir perdu la raison : elle plaça son bras maigre autour du cou de l'âne et embrassa son oreille noire. Puis les larmes lui vinrent aux yeux, et elle dit :

« Allons ! Dépêche-toi de monter sur ton âne,

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Tino ! Plus tu tardes, et plus la séparation me sera pénible ! »

L'enfant hésitait encore. Enfin, il se décida. Après avoir remercié la vieille paysanne, il enfourcha Grisella qui s'éloigna au trot en direction de la plage.

Plusieurs fois encore, Tino se retourna. Là-bas, Petronella était restée au milieu de la grand-route, sous le soleil ardent, et elle agitait en signe d'adieu son mouchoir de dentelle noire.

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IV. — AU VOLEUR !

INSTALLÉS autour d'un guéridon devant le café d'Appolonio quelques hommes jouaient aux cartes. D'autres restaient assis sans rien faire, d'autres enfin dormaient sur leur chaise. Parmi les clients, il y avait le policier de l'île. Il avait rejeté sa casquette sur la nuque, mais, malgré la chaleur, n'avait pas ôté ses gants blancs.

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Lorsque le petit âne passa devant la boutique, le policier écarquilla les yeux. Il remit sa casquette d'aplomb, se redressa et demanda aux autres :

« N'était-ce pas Grisella ? »Mais personne ne répondit. Les hommes

continuèrent à jouer aux cartes, à bâiller ou à dormir.

Alors le policier sauta sur pied en déclarant :« C'est Grisella ! Je parie mille contre un que

c'est Grisella ! »Comme les joueurs poursuivaient leur partie,

le policier frappa du poing sur le guéridon, ce qui fit tressauter les verres.

« Etes-vous aveugles ? gronda-t-il. C'était Grisella, j'en suis certain ! »

Puis il s'élança au milieu de la rue en criant :« Hé, là ! Au voleur ! Arrêtez-le !... »Mais le petit âne continua tranquillement son

chemin avec Tino, et il disparut dans les taillis qui bordent la plage.

Furieux de ne pas être obéi, le policier prit son revolver et tira un coup en l'air.

De surprise, l'un des joueurs dégringola de sa chaise. Les dormeurs bondirent, épouvantés, en poussant des hurlements variés. Puis tous se

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précipitèrent sur le policier pour le désarmer. Mais celui-ci repoussa ses adversaires.

« Imbéciles ! leur dit-il. Vous jouez aux cartes ou vous dormez pendant qu'un voleur passe sous votre nez en emmenant l'âne de Petronella. Allons ! Suivez-moi ! Rattrapons-les!»

En effet, jusqu'à présent, nul autre que la vieille Petronella n'était jamais monté sur le dos de Grisella.

Mais les hommes n'avaient pas la moindre envie de s'élancer, sous le soleil brûlant, à la poursuite d'un voleur. C'était l'affaire de la police, répondirent-ils. Et ils se remirent à jouer aux cartes, à bâiller et à dormir.

Fier comme un roi sur le dos de son âne, Tino venait d'arriver au port de pêche. En apercevant le cavalier et sa monture, les pêcheurs n'en crurent pas leurs yeux. De tous côtés, les gamins accouraient, abandonnant la baignade ou les jeux sur la plage.

« Regardez notre Tino ! criaient-ils. Tino sur Grisella ! »

A ce moment, le policier déboucha des buissons, furieux, transpirant et jurant.

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« Arrêtez-le !hurlait-il. Arrêtez le voleur !...»Mais lorsqu'il se fut approché, il reconnut

Tino.« Tiens ! C'est toi ? lui dit-il. Tu as donc volé

cet âne ?— Il est à moi, répondit Tino.— C'est Grisella ! Il appartient à la

vieille Petronella. Tu le lui as volé!— Il est à moi, répéta Tino.— Attends un peu ! Tu vas voir !... gronda

le policier.

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— Il est à moi. La vieille Petronella me l'a donné.

— Tu me fais bien rire ! ironisa le policier. Allons ! descends de cet âne ! »

Comme Tino ne bougeait pas, le policier entra en fureur.

« Je t'ai dit de descendre ! » hurla-t-il.Cette fois, Tino obéit et mit pied à terre.« Nous allons bien voir, reprit l'homme. Tu

vas me suivre chez la vieille Petronella, puis je te mettrai en prison. C'est moi qui monte sur l'âne, toi tu marcheras derrière. Compris ? »

Tino approuva d'un signe de tête. Le policier grimpa sur Grisella.

« Hue ! En route ! » cria-t-il.Mais le petit âne ne broncha pas. Le policier

gronda, menaça, caressa sa monture, puis la frappa. Tout fut mutile : Grisella restait immobile comme un roc.

Les pêcheurs et les enfants avaient formé un grand cercle autour d'eux. Le policier s'obstinait toujours et commençait à transpirer abondamment. Soudain, Grisella lança une ruade. Son cavalier fut précipité sur le sable, au milieu des rires et des cris de joie.

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« Monte sur cette sale bête ! » cria alors le policier.Et Tino reprit place sur le dos de l'âne. Grisella partit alors d'un petit pas tranquille, tandis que le policier marchait à côté. Tous les enfants suivaient.Lorsqu'ils furent arrivés devant la ferme de la vieille Petronella, le policier chassa les enfants, puis il pénétra dans la maison avec Tino et l'âne.Il en ressortit seul un long moment plus tard. Lentement, il redescendit la longue route poudreuse et revint s'asseoir sur sa chaise devant la boutique d'Appolonio. Il repoussa sa casquette sur la nuque, s'épongea le front, puis dit en soupirant :« Ah ! ce petit galopin !... Mais le plus fort c'est qu'il ne mentait pas!... Petronella lui a vraiment donné son âne, à ce vagabond de Tino ! »

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V.

LE SECRET DE L'OREILLE NOIRE

LORSQUE le policier eut quitté la ferme, Petronella dit à l'enfant :« L'âne t'appartient, Tino. Mais si tu le désires, tu pourras le loger dans mon étable.— Je veux bien, répondit Tino.— Tant mieux ! D'ailleurs, où l'aurais-tu logé ? Tu n'as pas de parents, pas de maison, même pas de cabane, et encore moins une écurie! C'est donc entendu : Grisella continuera à vivre ici. »

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Puis, au bout d'un instant, la vieille paysanne ajouta :

« Et d'ailleurs, pourquoi ne viendrais-tu pas habiter chez moi, toi aussi ? Je te donnerais une jolie petite chambre. Acceptes-tu ?

— Avec plaisir, dit l'enfant. Je serais heureux de rester auprès de vous. »

Petronella sourit avec douceur.« Tu ne le regretteras pas, lui promit-elle. Tu

seras aussi bien traité que mon petit âne.... Que dis-je ? C'est ton âne, maintenant, et plus le mien! A partir d'aujourd'hui, c'est toi qui te chargeras de le nourrir. Je te demanderai de bien le soigner et de retenir trois choses : premièrement, tu le caresseras souvent, très souvent ! Deuxièmement : nourris-le bien ! Troisièmement : chasse les méchantes mouches qui l'énervent. »

Tino promit d'obéir à ces recommandations.« C'est bien, reprit Petronella. Si tu suis ces

conseils, mon petit âne ne te donnera que des satisfactions. Mais c'est ton âne, maintenant ! Je le dirai au notaire, et lui demanderai d'ajouter dans mon testament : « Moi, Petronella, je lègue « à Tino le petit âne Grisella.... »

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Au même instant, on entendit, venant du dehors, trois braiments sonores.

« Tu entends ? dit Petronella rayonnante. Grisella comprend tout et se réjouit d'avoir un nouveau maître. Comprends-tu le langage des ânes, Tino ? Non, n'est-ce pas ? Mais tu l'apprendras. Les imbéciles disent : un braiment n'est rien d'autre qu'un braiment. S'ils pouvaient savoir ! Je te recommanderai, Tino, de souvent parler à ton petit âne. Il comprend tout, et toi tu ne tarderas pas à le comprendre. »

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Un nouveau braiment retentit.« Ecoute, Tino ! cria la vieille. As-tu

compris ce qu'il a dit ? Il a soif ! »Et, en se tournant vers la porte, Petronella

répondit d'une voix perçante :« Oui, oui, Grisella ! Nous venons tout de

suite ! »Puis, suivie par l'enfant, elle passa dans

l'écurie.« Et tiens l'écurie bien propre ! recommanda-

t-elle encore. Bon ! Apporte-lui maintenant ce seau d'eau. Voilà ! Dis merci à Tino, Grisella !... A propos, n'oublie pas non plus de lui donner de temps en temps quelques figues, comme dessert. Je pourrais ajouter dans mon testament : « Moi, Petronella, je lègue aussi à Tino un « figuier de mon jardin. » Qu'en dis-tu ?

— Je vous remercie », répondit l'enfant.Petronella caressa lentement l'encolure du

petit âne. Puis elle se pencha vers la tête de l'animal, et Tino crut remarquer qu'elle chuchotait quelques mots dans son oreille gauche, la noire.

« N'est-ce pas Un joli petit âne ? demanda Petronella.

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— Oh ! si ! répondit Tino. Les gens disent que c'est le plus beau de l'île.

— Non seulement le plus beau, mais aussi le meilleur ! ajouta Petronella. Et maintenant, je vais te confier un secret, Tino : as-tu remarqué comment je me penchais sur son oreille gauche ? Cette oreille noire a quelque chose de tout particulier. Ecoute, Tino, je vais te confier le secret de l'oreille noire.... Ecoute.... »

Petronella reprit péniblement son souffle.« Approche un peu, Tino.... L'oreille

gauche... l'oreille noire... l'oreille.... »Mais la vieille paysanne ne devait jamais

achever sa phrase. Brusquement, elle s'affaissa sur le sol et mourut, emportant dans la tombe le secret de l'oreille noire.

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VI.

LES DERNIÈRES VOLONTÉS DE PETRONELLA

EN VOYANT sa maîtresse s'écrouler, Grisella se mit à braire. Déjà Tino se précipitait et tentait de la soulever, mais elle retomba le nez en avant. Persuadé qu'elle était victime d'un malaise, l'enfant s'empressa d'aller chercher un verre d'eau. Mais lorsqu'il vit qu'elle ne bougeait plus et ne semblait même plus respirer, il courut jus-

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qu'au village pour appeler le vieux Lorenzo, Celui-ci était à la fois le coiffeur et l'infirmier du village. En hâte, il "mit sous son bras le coffret qui contenait ciseaux, rasoirs, pansements et pilules, puis, aussi vite que le lui permettaient ses vieilles jambes, il suivit Tino.

Après avoir tâté le pouls de la vieille paysanne, Lorenzo déclara gravement :

« Dieu ait son âme. Petronella est morte. »Le père Ambrosio arriva quelques instants

plus tard, et le soir même les cousins de Petronella faisaient leur apparition dans la maison. . Ils ne furent pas peu surpris d'y trouver Tino. Par Lorenzo, ils apprirent que la vieille paysanne avait accueilli l'enfant chez elle, et qu'elle lui avait donné le petit âne Grisella.

Mais une des cousines ne l'entendit pas ainsi.« Voyez-moi donc ce petit voleur ! cria-t-

elle. On devrait le chasser immédiatement ! »Ugo le forgeron, le plus jeune des cousins,

intervint en disant :« N'oubliez pas que c'était la dernière

volonté de notre pauvre défunte. Attendons donc que Petronella soit enterrée. Après quoi, nous enverrons ce Tino au diable. »

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L'enterrement eut lieu trois jours plus tard. Le petit corbillard fut traîné par Grisella, sous la conduite de Tino. Le père Ambrosio dit les prières puis prononça une oraison funèbre dans laquelle il parla de Grisella et de l'affection qui liait Petronella à son petit âne. Celui-ci, dit-il, avait rendu à sa maîtresse défunte un dernier service en la conduisant jusqu'au cimetière.

Lorsque la famille prit place à table pour le banquet funèbre, Ugo le forgeron écarta d'un geste Tino.

« Tu n'es pas des nôtres, lui dit-il. Il est temps que tu partes, et nous espérons que tu ne remettras plus les pieds ici.

— C'est entendu, répondit Tino. Je m'en vais avec mon âne. »

Et il se dirigea vers l'écurie pour y prendre Grisella. Mais le forgeron le rattrapa et lui barra le passage.

« Je veux prendre mon âne, dit Tino.— Oh ! oh ! C'est trop drôle ! répliqua

l'homme. Oui, il y a bien un âne dans l'écurie. Le petit âne Grisella. Mais il est à nous !

— Je veux mon âne ! » répéta Tino en essayant de se glisser dans l'écurie malgré le

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forgeron. Mais celui-ci saisit les mains de l'enfant et les écrasa dans sa forte poigne. Tino eut l'impression qu'elles étaient prises dans un étau. Il se débattit furieusement, tenta de se dégager, puis soudain mordit le bras de son adversaire. Au même instant un braiment retentit. Grisella apparut sur le seuil et lança une violente ruade dans le derrière du forgeron. De surprise, Ugo lâcha l'enfant.

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« Nous nous reverrons ! cria Tino. Je vais chercher la police ! »

Le forgeron ramassa une pierre pour la lancer au garçonnet, mais celui-ci avait déjà pris la poudre d'escampette.

Il trouva le policier assis devant le café d'Appolonio. Autour de lui, des hommes jouaient aux cartes, bâillaient ou dormaient. Lorsque l'enfant arriva, le policier s'écriait justement avec indignation :

« A-t-on jamais vu une chose semblable ? Un banquet funèbre auquel on ne m'invite même pas ! Ces vieux grippe-sous ! Je souhaite qu'ils s'étranglent avec leurs os de poulet !... »

Tino s'avança vers lui.« Je demande justice ! dit-il. Ils ne veulent

pas me donner mon petit âne ! »Le policier prit les autres consommateurs à

témoin.« Vous entendez ? Il ne manquait plus que

ça! Ces grippe-sous veulent voler son âne à ce pauvre enfant !

— Vous étiez témoin ! lui dit Tino. Vous avez bien entendu, n'est-ce pas ? que cette pauvre Petronella me donnait Grisella ?

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— Par la Sainte Mère, j'étais témoin ! gronda le policier. Viens avec moi, Tino. Nous allons de ce pas à la maison de Petronella, et je m'en vais leur couper l'appétit, à ces grippe-sous ! Tu vas voir ça ! »

Les cousins de Petronella s'étaient installés en plein air pour banqueter, à l'ombre des grands pins. Ils mangeaient de la poule au riz, buvaient du bon vin rouge et s'entretenaient gaiement.

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Soudain le policier fit son apparition, tenant l'enfant par la main.

« Un peu de silence et pas de scandale ! ordonna-t-il sévèrement. Rendez son petit âne à Tinp, après quoi vous pourrez continuer à manger en paix. »

II y eut un instant de silence absolu. Puis le notaire se leva et demanda ce que signifiait tout cela.

« Cela signifie que ces gens veulent conserver ce qui appartient à Tino, répondit le policier. Petronella lui a légué Grisella.

— Je viens de lire à la famille le testament de la défunte, riposta le notaire. Il n'y est pas question de votre Tino.

— Auriez-vous l'amabilité de me donner lecture de ce testament ? » demanda le policier.

Les cousins commencèrent à protester. Mais le notaire préféra s'exécuter de bonne grâce, et il lut les dernières volontés de Petronella, telles qu'il les avait inscrites sous sa dictée.

Oui, les cousins devaient hériter de tout, de la maison, des écuries, des arbres fruitiers, des vignes, des pins et des oliviers. Ils devaient tout avoir... « à l'exception du petit âne Grisella ».

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« Ah ! nous y voilà ! s'écria le policier.— Mais où est-il dit que ce gamin doit

hériter du petit âne ? demanda le notaire.— La vieille Petronella me l'a dit, à moi, en

personne ! répliqua le policier. Quelques heures avant sa mort, elle a donné Grisella à Tino, et j'étais témoin. Je suis prêt à en faire le serment sur tous les saints du paradis. »

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Les cousins s'agitèrent, tous parlèrent en même temps. Ugo le forgeron entraîna le policier un peu à l'écart et tenta de négocier avec lui. Mais le policier se montra intraitable. Il sauta sur une chaise, et brandit son revolver en criant :

« De gré ou de force ! Rendez l'âne à Tino ! C'est mon dernier mot ! »

Les femmes se mirent à pousser des cris stridents, les hommes à gronder de colère. Ugo les fit taire.

« Du calme ! du calme ! dit-il en contenant sa fureur. Puisqu'il en est ainsi, ce petit vagabond n'a qu'à prendre l'âne et filer avec lui. Mais qu'il prenne bien garde de ne jamais passer sur mon chemin ! Prends-le, ton âne pelé ! »

Tino ne se le fit pas dire deux fois. Il se précipita dans l'écurie, et quelques instants plus tard, monté sur le dos de Grisella, il passait au milieu des cousins toujours très agités, et franchissait le portail de la ferme.

Lorsqu'il fut de retour devant le café d'Appolonio, le policier remit le pistolet dans sa poche.

« Quelle bande de brigands ! s'écria-t-il. Mais je leur ai donné une bonne leçon ! La justice,

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Tino franchissait le portail de la ferme.

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c'est la justice, pas vrai ? Ce coquin de forgeron a même essayé de me glisser un billet de banque dans ma main pour m'acheter. C'est un peu fort, n'est-ce pas ? Y en aurait-il un parmi vous qui, pour un misérable billet, consentirait à se charger la conscience et à permettre que l'on vole son âne à un pauvre garçon ?... »

Mais les hommes installés devant la boutique d'Appolonio n'écoutaient même pas le policier. Ils continuaient à jouer aux cartes, à bâiller ou à dormir. On était au milieu de l'été, et il faisait si chaud que ces braves gens n'avaient même plus le courage de bavarder.

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VII

UNE CABANE POUR GRISELLA

LES enfants poussèrent des cris d'enthousiasme en voyant revenir sur la plage Tino et Grisella. De loin, le garçonnet les salua en agitant les bras, et il fut accueilli par les cris de : « Vive Tino ! Vive Grisella ! »

Ces joyeuses acclamations eurent pour résultat de rendre l'enfant pensif. Oui, vive Tino,

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vive Grisella.... Mais de quoi allaient-ils vivre ? Et où habiteraient-ils ?

Jusqu'à présent, Tino ne s'était jamais soucié de son propre sort. Chaque nuit, il avait eu un toit au-dessus de sa tête, même si ce toit n'était qu'un vieux hangar ou la ramure d'un pin. Mais maintenant ils étaient deux !

« Viens ! dit-il à Grisella. Je vais bâtir une maison pour nous. »

Il connaissait un coin bien abrité, au milieu

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des massifs de lauriers rosés, et il se mit aussitôt au travail. A l'aide de son couteau, il coupa des roseaux et des joncs, puis il chargea ses matériaux sur le dos de Grisella qui les transporta jusqu'à l'endroit choisi.

Le soir même, la maison était terminée. Elle fut baptisée La Capanna. Bien que cette hutte en roseaux ne comportât qu'une seule pièce, cela suffisait pour Tino et son âne.

« Nous allons fêter ça, Grisella ! dit l'enfant. Tu auras un bon repas d'herbe fraîche et deux poignées de figues. »

Mais en prononçant ces mots, Tino se rendit compte qu'il n'avait pas mangé de la journée. Son estomac commençait à protester. Tino avait songé à l'âne, mais pas à lui-même. Irait-il maintenant trouver les pêcheurs pour leur demander un morceau de pain ? Il hésita, puis il y renonça, pour ne pas laisser son âne tout seul.

« Hé! Grisella! lui dit-il alors. Si nous partagions les figues ? Je vais les compter : une, deux, trois... dix-sept figues. Tu en auras onze et moi six. C'est bien partagé, pas vrai ? »

Le petit âne approuva en secouant la tête. Oui, il avait bien secoué la tête ! et Tino en fut ravi.

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Sans aucun doute, Grisella l'avait compris, et il ne tarderait pas, lui-même, à comprendre le langage des ânes.

Après avoir mangé, ils s'étendirent pour dormir.

Tout était calme. La mer clapotait doucement sur la plage et dans les rochers. La lune blanche luisait à travers les fentes de La Capanna. Le vent nocturne s'élevait par intermittence puis retombait.

Au milieu de la nuit, Tino se réveilla en claquant des dents. Vêtu seulement d'une petite

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culotte et d'une chemise usagée, il se sentait pénétré par la fraîcheur de la nuit.

« Tu as froid ? » demanda Grisella en relevant la tête.

Tino sursauta. L'âne avait-il parlé ? Etait-il éveillé ou était-ce un rêve ?

« Tu as froid ? reprit le petit âne. Viens ! Approche-toi de moi ! »

Tino ne bougeait pas, retenant son souffle.« Aurais-tu peur ? demanda Grisella.— Non, non, » chuchota l'enfant.Bien que tremblant d'émotion, il se glissa

tout contre l'âne et sentit avec joie la douce chaleur qui rayonnait de son corps. Puis il ferma les yeux.

« Je suis encore un peu inquiet, dit-il doucement. Comment se fait-il que je comprenne déjà le langage des ânes ?

— C'est un don, répondit Grisella. On le comprend ou on ne le comprend pas. La plupart des gens ne le comprennent jamais. »

Tino se sentait maintenant très heureux.« Je suis profondément reconnaissant envers

la bonne Petronella, dit-il, et je me réjouis qu'elle m'ait donné un petit âne aussi intelligent.

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« Comment se fait-il que je comprenne déjà le langage des ânes ? »

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Pourtant, tu commences à me donner des soucis, Grisella ! Nous possédons déjà une hutte. Il s'agit maintenant de gagner notre pain quotidien. Je pourrais travailler aux champs, ou partir en mer avec les pêcheurs. Peut-être que mon salaire suffirait pour nous deux.... Pourtant, j'hésite à te laisser seul dans La Capanna....

— Et pourquoi me laisserais-tu ici ? répondit Grisella. Si nous trouvions un travail en commun ? Ne suis-je pas capable de tirer une charrette ou de porter des fardeaux ? Regarde un peu mon échine !

— Non, non, dit Tino. Je suis sûr que dans le ciel la vieille Petronella ne serait pas contente de moi, si j'agissais ainsi. »

Le petit âne se mit à rire.« Ho ! ho ! fit-il. Mais c'est que j'ai travaillé

dur chez la vieille Petronella ! Rien n'était trop lourd pour moi.... Je devais faire tourner la roue du moulin et celle du puits.....Petronella m'avait même bandé les yeux pour que je ne devienne pas malade à force de tourner ainsi en rond. Ah ! J'ai travaillé dur. Mais je dois reconnaître qu'elle était bonne pour moi. Jamais elle ne m'a battu, jamais elle n'a grondé

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contre moi ou blasphémé. Elle se contentait de me glisser un petit mot dans mon oreille gauche. Chaque jour, elle me disait de la sorte une gentillesse.

— Est-ce donc là le secret de l'oreille noire?» demanda Tino.

L'âne soupira.« Il va bientôt faire jour, dit-il. Si nous

dormions encore un peu ? »Et il appuya de nouveau sa tête sur le coussin

de fougères. Peu après il ronflait. Tino ne tarda pas à l'imiter.

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VIII.

TROTTE GAIEMENT, MON PETIT ÂNE!

L'AURORE brillait sur la mer lorsque Tino fut réveillé par un joyeux braiment. L'enfant se redressa, se frotta les yeux, puis caressa son âne en disant : « Bonjour, Grisella ! »

Il fut tout surpris de ne pas recevoir de réponse. Alors il se pencha vers l'oreille noire de l'âne et chuchota :

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« Bonjour, Grisella. As-tu bien dormi ? »L'âne se contenta de remuer la queue.Tino fut tout heureux de constater que son

âne le comprenait encore. Mais pourquoi ne parlait-il plus ? Ils avaient pourtant tenu une longue conversation au cours de la nuit. Ou peut-être avait-il rêvé ?

Tous deux sortirent de la hutte. Tino passa devant, et l'âne le suivit sur l'étroit chemin bordé de lauriers rosés, qui descendait à la plage.

Les pêcheurs avaient déjà déployé leurs filets, et Ernesto, le maître baigneur, installait les parasols et les chaises longues pour les touristes. Dans l'île, on commençait à travailler de grand matin, pour se reposer aux heures chaudes.

« Aujourd'hui, nous devons gagner notre pain ! » déclara Tino.

Et il demanda aux pêcheurs s'ils avaient quelque travail pour lui et son âne. S'ils le désiraient, ils pourraient transporter à la ville leurs paniers de poissons.

Mais les pêcheurs se mirent à rire. Ils n'avaient nul besoin d'aide, car, depuis toujours,

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ils portaient eux-mêmes le poisson au port dans leurs barques.

Tino se dit alors qu'Appolonio pourrait peut-être lui procurer une occupation.

La porte du café était grande ouverte. A l'intérieur, Appolonio plaçait les chaises sur les tables de marbre et balayait le carrelage.

« La paix soit avec toi ! lui cria Tino. Je vais à Portoferraio avec mon âne. Puis-je te faire quelque commission ? Transporter un sac postal où une caisse ? Je suis à ta disposition. »

Appolonio s'appuya sur son balai et regarda l'enfant en ricanant.

« Ah ! ah ! fit-il. Tu vas à Portoferraio ? Eh bien, si tu rencontres ma grand-mère, donne-lui le bonjour de ma part.

— Merci tout de même ! répliqua Tino. Je ne manquerai pas de faire la commission. »

L'âne lui aussi remercia à sa façon en laissant tomber un tas de crottin devant la boutique.

« Sale bête ! hurla Appolonio en brandissant son balai d'une façon menaçante.

— Partons ! dit Tino à Grisella. Ce n'est pas

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avec des commissions semblables que nous gagnerons notre déjeuner. »

Un peu plus loin, ils s'arrêtèrent devant le restaurant de Renzo. Le patron dressait déjà les tables dans le petit jardin ombragé et il y disposait des tasses pour le petit déjeuner de ses clients.

« La paix soit avec vous ! lança gaiement Tino. Je vais à Portoferraio avec mon âne. Appolonio m'a déjà chargé d'une commission. Puis-je faire

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quelque chose pour vous, mon bon monsieur Renzo ?

— Tu pourrais me rapporter deux sacs de riz. Mais il faut que tu sois de retour dans deux heures, au plus. Et ça ne devra pas me coûter cher.

— Un déjeuner pour mon âne et un déjeuner pour moi. Ça vous va ?

— Entendu », dit Renzo.Le gamin sauta sur le dos de l'âne qui

s'éloigna au petit trot. Tino était ravi. Cela commençait bien, et il espérait pouvoir continuer ainsi. Tout joyeux, il se mit à chanter d'une voix claire un petit refrain de son invention, rythmé par les pas de sa monture :

Trotte gaiement, mon petit âne ! Déjà nous ayons la cabane, Et bientôt nous allons gagner Un magnifique déjeuner ! Tomates, poivrons, mortadelle, Olives, poisson, tagliatelle, Macaronis ou spaghettis, Zabaione et tutti quanti! Des figues et du foin pour toi. Nous mangerons comme des rois ! Trotte gaiement, tra-la-la-la ! »

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Du coup, Grisella dressa les oreilles et se mit à filer à la vitesse du vent. Comme un fou, le petit âne galopait sur la route, en laissant derrière lui un nuage de poussière. Il ne leur fallut pas longtemps pour atteindre la ville.

Mais le retour ne fut pas aussi facile. Pourtant malgré son lourd chargement, Grisella trottinait avec vaillance. Tino l'encourageait et lui caressait l'encolure. De la sorte ils purent revenir au ristorante avant le délai prévu. Tino transporta les deux gros sacs dans la réserve.

Il continuait à fredonner sa chanson qui contenait tant de promesses agréables que l'eau lui en venait à la bouche. Hélas ! Il n'était encore que huit heures du matin, et il y avait encore loin jusqu'au déjeuner. Il leur fallut prendre patience.

A midi précis, Tino pénétra avec son âne dans la cour de Renzo.

« Encore vous ! gémit le restaurateur. Ne savez-vous pas que dans toute l'Italie on ne déjeune guère avant deux heures de l'après-midi? Revenez donc vers trois heures, et vous pourrez manger tous les restes de la cuisine. »

Ces heures leur parurent une éternité, mais leur patience fut pleinement récompensée. Il y avait beaucoup de restes, et Tino ne se

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souvenait pas d'avoir jamais fait un pareil festin. De son côté, Grisella dut sans doute reconnaître que, même les jours de fête, on ne mangeait pas aussi bien chez la bonne vieille Petronella.

Lorsqu'il eut terminé, Tino remercia chaleureusement Renzo, puis il se tourna vers son âne.

« Viens, Grisella, lui dit-il. Retournons maintenant à notre cabane pour y faire la sieste. Avec le ventre plein, il ne fait pas bon rester au grand soleil. »

Et il s'éloigna, suivi par Grisella.

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IX

UN BATEAU ENTRE DANS LA BAIE

EN COURS de route, ils passèrent devant la boutique d'Appolonio, et Tino s'arrêta un instant pour crier au cafetier :

« Votre grand-mère vous remercie de lui avoir envoyé le bonjour. Elle m'a demandé si je ne lui apportais pas un petit cadeau de votre part.... Je lui ai répondu : « Vous perdez « la tête, grand-mère ! Rien à espérer d'un « grippe-sous pareil ! »

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— Attends que j'attrape mon balai ! » rugit Appolonio.

Mais Tino et son âne avaient déjà tourné au coin de la maison.

Lorsqu'ils approchèrent de la plage, la baie tout entière retentissait du grondement d'un moteur. Un beau bateau blanc fendait les flots en soulevant des gerbes d'écume. A l'avant se tenait un homme qui portait une casquette de capitaine. De la main gauche, il se tenait à un cordage, tandis que de la droite il faisait de grands signes pour attirer l'attention.

Le bateau se rapprocha de la rive. Tino et Grisella allaient poursuivre leur chemin lorsque le capitaine cria :

« Un instant, s'il vous plaît ! Attendez !... »« C'est à nous qu'il s'adresse, dit Tino à

Grisella. Attendons un peu. »Sur le bateau il y avait encore un autre

homme, un grand gaillard maigre et sec, ainsi qu'une dame qui portait des lunettes de soleil, et une petite fille.

Le grand maigre retroussa son pantalon et quitta le bateau à la suite du capitaine, en portant sur son dos la fillette.

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« A qui appartient cet âne ? demanda le capitaine.

— Il est à moi », répondit fièrement Tino. L'étranger se mit à rire.

« Comment t'appelles-tu ? demanda-t-il.— Tino. Mon petit âne s'appelle Grisella.— Bonjour, Tino. Je te présente James.

Et voici ma petite fille ; elle se nomme Betty. »James déposa la fillette sur la plage. Betty

poussa de grands cris, car le sable surchauffé lui brûlait la plante des pieds. Alors Tino prit l'enfant pour la placer sur le dos de Grisella. Elle se mit à rire et manifesta sa joie en battant des mains.

« Tu as deviné ! dit l'étranger à Tino. Ma fillette voulait justement se promener sur ton âne. C'est pourquoi je t'ai appelé du bateau. Est-il doux, ton petit âne ?

— Oh ! oui, monsieur, répondit Tino. C'est le plus gentil de toute l'île.

— Depuis quand t'appartient-il ?— Depuis quatre jours.— Ce n'est pas depuis longtemps ! dit

l'étranger en souriant.

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— Hop ! hop ! cria Betty. Je veux faire un tour sur l'âne !

— Allons à l'ombre, dit Tino. Là-bas, sous les pins, derrière les lauriers-rosés. »

Pendant une demi-heure, Betty se promena sur Grisella. Tino conduisait l'animal qui allait d'un pas paisible. L'étranger et James marchaient derrière. Lorsqu'ils revinrent au bateau, la fillette refusa de mettre pied à terre.

« C'est assez pour aujourd'hui, lui dit son père. Nous reviendrons demain, je te le promets.»

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La fillette obéit à contrecœur. Elle remonta dans le bateau, alla se blottir au pied du grand mât et se mit à pleurer. Miss Mabel, sa nurse, s'approcha d'elle pour sécher ses larmes et tenta de la consoler en lui disant :

« Voyons ! Betty ! Ce ne sont pas les ânes qui manquent dans le monde ! Chez nous, de l'autre côté de la mer, il y a des ânes bien plus beaux et bien plus grands que ceux de cette île !»

Du rivage, Tino entendit distinctement ces mots. Et depuis cet instant, il se mit à détester la pauvre nurse qui se permettait de dire des choses semblables.

Quel ne fut pas son étonnement lorsque, le soir, il vit reparaître le bateau dans la baie. Cette fois, il n'y avait plus que les deux hommes à bord. James resta sur le bateau tandis que le père de Betty descendait à terre avec un visage soucieux.

« Je suis content de te rencontrer, dit-il à Tino, car j'ai à te faire une proposition intéressante. C'est demain l'anniversaire de Betty, et je lui ai promis de lui offrir en cadeau le petit âne Grisella. »

Avec son mouchoir, il s'épongea le front, puis

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il regarda Tino qui restait bouche bée et le contemplait avec stupeur.

« Tu vas me vendre Grisella, reprit l'homme. Je t'en donnerai le prix que tu exigeras. »

Tino ne répondait toujours pas.« Je sais que Grisella est un bon petit âne,

poursuivit le père. C'est certainement le meilleur de toute l'île. Je dois même reconnaître, moi qui ai parcouru le monde en tous sens, que je n'ai jamais vu un petit âne aussi joli et aussi doux. »

Tino approuva d'un signe de tête.« Où se trouve-t-il ? demanda le père.— Là-haut, dans notre cabane.— Eh bien, Tino, je te le paierai un bon

prix. Cent dollars, mille dollars.... Tu n'as qu'à fixer toi-même la somme, je suis riche. »

Tino répondit fièrement :« Pour tout l'or du monde, je ne vendrais pas

Grisella ! »Le père de Betty parut très attristé.« Dix mille dollars ! proposa-t-il encore.

Pour ce prix, tu pourrais t'offrir deux ou trois douzaines d'ânes, Tino ! Mais il me faut absolument Grisella. Betty s'est mis dans la tête d'avoir

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Grisella, et elle n'acceptera aucun autre petit âne. »

Tino baissa les yeux et resta un long moment silencieux. Puis il se détourna et, lentement, remonta vers les lauriers-rosés derrière lesquels se trouvait sa cabane. Le père de Betty le suivait, tentant encore de le persuader d'accepter son offre.

« Je te comprends, mon petit, lui dit-il enfin. Tu as besoin de réfléchir. Eh bien, penses-y. La nuit porte conseil. Demain matin à l'aube je reviendrai te trouver. Bonsoir, Tino ! »

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X

LA NUIT PORTE CONSEIL

ETENDU à côté de son âne, Tino réfléchissait. Il était déjà plus de minuit, et l'enfant ne parvenait pas à trouver le sommeil. Dans quelques heures, le père de Betty allait revenir. Que lui répondrait-il ? Non ! aurait-il voulu dire. Je ne céderai Grisella à aucun prix ! A aucun prix....

Mais en même temps, il songeait à ce que lui avait conseillé le policier. Il était allé le

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retrouver devant la boutique d'Appolonio pour lui demander ce qu'il ferait à sa place. Tout d'abord, le policier n'avait pas semblé croire à son histoire et il avait haussé les épaules. Pourtant Tino parvint à le convaincre qu'il disait la vérité.

Le policier réfléchit un bon moment.« S'il en est ainsi, dit-il enfin, tu n'as qu'a

demander vingt mille dollars, et il te les donnera. Pour vingt mille dollars, tu pourras acheter la moitié de l'île d'Elbe et tous les ânes que tu voudras. Avec vingt mille dollars, tu seras plus riche qu'Appolonio, Renzo, Agostino et tous les autres réunis ! »

Maintenant, Tino continuait à songer.« Pourquoi ne dors-tu pas ? » lui demanda

soudain le petit âne.L'enfant sursauta.« Oui, pourquoi ne dors-tu pas ? répéta l'âne,

en soulevant légèrement la tête.— Je ne peux pas dormir parce que je pense

à trop de choses, répondit Tino.— Je sais, dit simplement Grisella.— Et que sais-tu ?— Je sais tout.

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« Pour vingt mille dollars tu pourras acheter la moitié de l'île. »

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— Tout ? Même ce que m'a dit le policier ? Eh bien, donne-moi toi aussi un bon conseil, Grisella. Que dois-je faire ?

— Tu dois le savoir toi-même, répondit l'âne.— Et si je te vendais ?— Tu n'as qu'à me vendre.— Et si je ne te vends pas ? » L'âne resta

silencieux.« Non, je ne te vendrai pas », reprit l'enfant

après un moment de réflexion.« Tu le regretteras peut-être par la suite, dit

doucement Grisella.— Alors, quoi ? Je dois te vendre ?— C'est à toi de le savoir. » Cette fois, Tino

s'irrita.« Tu ne fais que des réponses stupides !

s'écria-t-il. Tu es un.... »Mais il ne dit pas le mot. Aussitôt radouci, il

se pencha vers Grisella pour murmurer dans son oreille gauche :

« Tu es mon petit âne chéri, et je ne me déciderai jamais à t'abandonner.

— Il n'est pas nécessaire que tu m'abandonnes, répondit Grisella avec émotion. Tu peux me vendre et rester quand même avec moi.

GRISELLA

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— Mais bien sûr ! s'exclama Tino tout joyeux. Comment se fait-il que je n'aie pas pensé à ça !

— Bon, bon, dit tranquillement Grisella. Maintenant, il faudrait se décider à dormir un peu. Pour parler franchement, je n'ai pas encore fermé l'œil de la nuit. Bonsoir ! »

Tino fut réveillé par le capitaine qui, penché sur lui, le secouait doucement.

« Si je n'avais pas entendu les braiments de l'âne, dit le père de Betty, j'aurais eu du mal à te retrouver. Réveille-toi!... »

Tino se frotta les yeux.« Je n'ai pas de temps à perdre, reprit

l'homme. Allons ! donne-moi vite ta réponse. Acceptes-tu de me vendre ton âne ? »

L'enfant était maintenant bien réveillé. Il lança un regard à Grisella et lui demanda :

« Alors? C'est entendu?... »Puis se retournant vers le père de Betty.« Nous sommes d'accord, dit-il. Je vous

vends mon âne. Mais à une condition.— Laquelle ?— A la condition que je reste avec mon âne.

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— C'est absolument impossible, répliqua le père de Betty.

— Tant mieux ! S'il en est ainsi, je conserve Grisella. »

L'homme réfléchit un moment.« II faut que j'en parle à James », dit-il enfin.Et il redescendit vers la plage où James

l'attendait, auprès du bateau. Quelques minutes plus tard il était de retour.

« C'est bon, mon garçon, déclara-t-il. J'en ai parlé à James. Voici mille dollars : maintenant l'âne appartient à Betty. James pense qu'il serait

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bon que tu viennes avec nous. Tu pourrais t'occuper de l'âne, le nourrir et le soigner, car tu t'y entends. Viens donc avec nous. Jusqu'à nouvel ordre tu resteras auprès de Grisella. Marché conclu ? »

C'est ainsi que Grisella fut vendue et devint la propriété de la petite Betty. Mais Tino était bien décidé, quoi qu'il arrivât, à ne jamais l'abandonner.

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XI

TINO FAIT SES BAGAGES....

PRENDS tes affaires et suis-moi ! » dit le père de Betty.

Cela ne prit guère de temps, carTino n'avait pour ainsi dire rien : une culotte,

une chemise déchirée, dans la poche gauche un couteau et dans la droite un billet de mille dollars. C'était absolument tout ce qu'il possédait.

Avant de partir, Tino jeta sur sa cabane un

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J'ai rencontré Tino, mais j’ai failli ne pas le reconnaître.

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dernier regard chargé de tristesse. Il l'avait construite avec tant de soin et d'amour, pour lui-même et son petit âne ! C'était maintenant une belle petite maison de roseaux et de joncs. Les enfants des pêcheurs allaient venir y jouer. Adieu, cabane !

Ce ne fut pas chose facile que de décider l'âne à monter sur le bateau. Comme s'il avait soudain changé d'idée, il se montra rétif et têtu.

« Je ne comprends pas ! gémissait Tino. Grisella était pourtant d'accord avec moi !... »

Mais, pendant la traversée, l'âne se comporta de façon très raisonnable. A Portoferraio, il quitta docilement le bateau pour descendre à terre. Les difficultés recommencèrent lorsque Grisella fut entrée dans le grand hall de l'hôtel Darsana.

« II nous faut monter au premier étage, dit le père de Betty. Chambre 8. Ma petite fille dort encore, et nous allons lui faire une belle surprise.... »

Hélas ! rien ne put décider Grisella à gravir même une seule marche de l'escalier. Tino eut beau lui prodiguer des caresses, le petit âne resta immobile comme un roc.

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« Prenons donc l'ascenseur », proposa James.

Mais l'ascenseur était trop petit. Quand on y poussait Grisella à reculons, sa tête et son cou restaient dehors. Quand on l'y poussait la tête la première, sa croupe émergeait dans le couloir.

« Nous n'y arriverons jamais ! soupira Tino. Allons, viens, Grisella ! Sois sage ! Essayons encore une fois l'escalier. »

Et Tino tenta de convaincre le petit âne. Il lui chuchota quelques mots dans l'oreille gauche. Rien n'y fit. Grisella ne bougeait pas d'un pouce.

« Essayons tous ensemble ! » dit alors James.

En unissant leurs forces, ils tentèrent de pousser l'âne dans l'escalier. Le directeur de l'hôtel, le garçon et le groom vinrent même à la rescousse. Solidement planté sur ses quatre pattes, l'âne résista.

Tino, lui, restait un peu à l'écart et secouait la tête avec désapprobation.

Soudain, Grisella poussa un braiment que l'on put entendre jusqu'au port. Effrayés, les hommes sautèrent de côté, lâchant la tête de l'âne, son cou, son échine, ses pattes ou sa croupe.

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Grisella lança un second braiment, mais moins

violent que le premier. Et au même instant, on vit la petite Betty, en chemise de nuit, qui dévalait l'escalier pour se précipiter sur le petit âne.

« Grisella ! Grisella ! » criait-elle.Et jetant les bras autour du cou de l'âne, elle

lui donna un baiser.« Grisella va habiter dans ma chambre,

décida l'enfant.— C'est impossible ! dit son père. Grisella ne

peut pas monter l'escalier et n'entre pas dans l'ascenseur. C'est impossible, Betty ! »

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Sur ces entrefaites, Miss Mabel, la nurse, vint chercher Betty pour faire sa toilette et l'habiller. Dès que l'enfant fut remontée dans sa chambre, James et Tino se mirent en quête d'une écurie pour abriter Grisella. Mais on n'était plus au temps où les gens voyageaient à cheval et logeaient leurs montures dans les vastes écuries des auberges où ils s'arrêtaient. Le grand hôtel Darsana n'avait pas le moindre recoin où l'on pût installer Grisella.

Par chance, James et Tino découvrirent, au voisinage de l'hôtel, une maraîchère qui proposa de leur louer une petite étable. Ils se rendirent immédiatement sur les lieux et se déclarèrent très satisfaits.

« C'est encore mieux que notre cabane, reconnut Tino. C'est même aussi bien que l'écurie de Petronella ! Il y a au-dessus, un petit grenier à foin où je pourrai dormir.

— Je t'ai réservé une chambre à l'hôtel ! fit remarquer James.

— Très gentil de votre part, répondit Tino. Mais j'aime mieux coucher sous le même toit que Grisella. »

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XII.

INCROYABLE MAIS VRAI !

TOUT agité, le policier vint prendre place auprès des joueurs de cartes, devant le café d'Appolonio, et il leur déclara :

« J'arrive de Portoferraio. Devinez qui j'ai rencontré ! Vous ne l'imaginerez jamais. Eh bien, j'ai rencontré Tino, mais j'ai failli ne pas le reconnaître. Pourtant, me direz-vous, son petit âne devait être avec lui ? Oui, il était avec lui. Mais lui non plus, j'ai failli ne pas le reconnaître !

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Il portait un magnifique harnachement de cuir, avec un bouquet de plumes d'autruche sur la tête. On aurait dit un vrai cheval de cirque. Quant à Tino, il portait un bel uniforme vert avec des boutons d'argent, ainsi qu'une casquette rouge sur laquelle on lisait Grisella en lettres d'or. Il ressemblait à un groom d'hôtel. La petite fille, qui s'appelle Betty, est assise sur la selle, fière comme une princesse. Quand elle passe dans les rues, elle provoque de tels attroupements que Tino doit frayer un passage pour Grisella à travers la foule. Tous les enfants leur courent après, la ville est en révolution ! Vous ne me croyez pas, bien sûr ? Eh bien, laissez un peu vos cartes, et suivez-moi jusqu'à Portoferraio, imbéciles que vous êtes ! Vous verrez si ce n'est pas vrai ! »

Les joueurs déposèrent leurs cartes sur la table, mais ils ne se levèrent pas pour obéir à l'invitation du policier. Ils se contentèrent de dire:

« Tu commences à nous fatiguer avec tes mensonges. Quand auras-tu fini ? »

Le policier éclata de rire.« Des mensonges? Ah ! je pourrais vous en

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raconter bien d'autres, mais à quoi bon parler aux sourds ? Savez-vous que Tino a vendu son âne pour mille dollars ?

— Menteur ! » cria l'un des joueurs.Pourtant, le policier ne disait que la stricte

vérité. En effet, lorsqu'ils eurent trouvé une écurie pour Grisella, James avait conduit l'enfant dans une boutique pour lui acheter un costume. Mais celui-ci déplut à Betty.

« Je n'aime pas ce costume, dit-elle. Je voudrais que Tino ait un bel uniforme, comme celui du groom de l'hôtel. »

Alors James mena Tino chez le tailleur qui fit pour Tino un uniforme vert aux boutons d'argent.

« II lui faut aussi une casquette rouge, dit Betty. On écrira dessus, non pas Hôtel Darsana mais Grisella. »

James se rendit alors chez le chapelier qui confectionna la casquette souhaitée par Betty.

Il n'était donc pas surprenant que la foule se rassemblât dans les rues et sur la place du marché lorsque Betty faisait son apparition en compagnie de Tino et de Grisella. Cela donna même l'idée au directeur de l'hôtel d'organiser

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une grande fête enfantine qui aurait pu lui rapporter beaucoup d'argent. Mais le père de Betty ne voulut rien entendre.

« Une fête enfantine, oui ! dit-il. Mais elle aura lieu sur la plage de Procchio. »

II y eut donc sur la plage une fête à laquelle tous les enfants de l'île furent conviés. Enfants des pêcheurs, enfants des touristes, les pauvres et les riches. On ne les distinguait plus, après le bain, au milieu de l'allégresse qui s'était emparée de tous et gagnait jusqu'aux grandes personnes. Les joueurs de cartes eux-mêmes avaient pour une fois abandonné leur partie pour venir assister au spectacle.

Ils purent donc constater que le policier leur avait dit la vérité. Le soir, lorsque les enfants organisèrent une retraite aux flambeaux sur la plage, et que Tino, dans son bel uniforme, s'avança fièrement avec Grisella en tête du cortège, les joueurs de cartes, stupéfaits, se frottèrent les yeux en se demandant s'ils ne rêvaient pas.

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XIII.

LA CAISSE DE JAMES

APRÈS que Grisella se fut couchée dans l'étable, Tino grimpa par l'échelle dans le grenier à foin. Il enleva son bel uniforme qu'il suspendit à un clou. Les boutons d'argent luisaient faiblement dans la pénombre.

Comme la journée avait été fatigante, l'enfant ne tarda guère à s'endormir. Mais son sommeil était agité, et il s'éveilla au milieu de la nuit. Au loin, une horloge sonnait minuit.

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« As-tu fait de mauvais rêves ? » demanda Grisella.

Tino se redressa sur sa couche, puis, à quatre pattes, il s'approcha de la trappe pour regarder en bas. Le petit âne n'avait-il pas parlé ? Pendant un moment, l'enfant tendit l'oreille.

« Tu ne dors pas ? reprit enfin Grisella.— Je viens de me réveiller, répondit Tino. Il

est minuit.— Journée agitée, pas vrai ? demanda l'âne.— Ah ! oui, soupira Tino. Mais c'était tout

de même bien beau !— J'ai eu pitié de toi, dit Grisella, en te

voyant vêtu de cet uniforme par une .telle chaleur ! Il te va bien, je dois le reconnaître. Vert, avec les boutons d'argent, la casquette rouge avec les lettres dorées.... Mais par une telle chaleur !...

— Oui, c'est un bel uniforme, répondit l'enfant. Mais pour parler franchement, je me sens bien mieux avec mon vieux pantalon et ma petite chemise,

— Ce n'est pas toujours drôle d'être riche, tu vois ? Enfin ! Nous en aurons peut-être bientôt fini..,. »

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Tino se glissa alors par la trappe et s'assit sur le dernier barreau de l'échelle. Pourquoi le petit âne prévoyait-il qu'ils en auraient bientôt fini ?

« Que veux-tu dire par là ? demanda Tino.— Je veux dire qu'ils vont bientôt partir. Ils

retournent en Amérique.— Qui donc ?— Le monsieur, James, Betty et Miss

Mabel.— Et toi ?— Je partirai peut-être avec eux.... Ou peut-

être pas.—- Et moi ?— N'as-tu pas des yeux et des

oreilles ? demanda Grisella. Je te croyais mieux renseigné que moi, mais je constate que tu ne te doutes de rien. N'as-tu donc rien remarqué ? »

Tino réfléchit un moment. « Si, dit-il enfin. James a fait construire une caisse, une immense caisse avec des barreaux.

— Je l'ignorais. A ton avis, qu'est-ce que cela signifie ?

— Ah ! je commence à deviner ! murmura Tino. Peut-être veulent-ils t'enfermer dans cette cage pour t'expédier en Amérique ?

— Ce serait bien possible, dit l'âne. En tout

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cas, prends garde, Tino ! Tâche de les espionner un peu pour connaître leurs intentions.

— C'est entendu, promit l'enfant. Demain, j'ouvrirai l'œil. Ils peuvent faire de nous ce qu'ils veulent, mais ils n'ont pas le droit de nous séparer. »

Puis Tino descendit l'échelle, s'approcha de Grisella et lui murmura dans l'oreille gauche :

« Ils ne nous sépareront pas, Grisella, je te le promets ! »

Ils entendirent une horloge sonner au loin.« Il faut dormir, dit le petit âne. Bonne nuit !— Bonne nuit, Grisella », répondit Tino.Il remonta dans son grenier, et s'étendit de

nouveau dans le foin. En bas, l'âne ronflait déjà. Et bientôt l'enfant lui aussi se rendormit profondément.

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XIV.

LA PROMESSE TRAHIE

LES chauds rayons du soleil matinal pénétraient dans l'étable lorsque Tino s'éveilla. L'enfant s'étira tout d'abord longuement, puis il cria : « Bonjour, Grisella ! As-tu bien dormi ? » Pas de réponse. Tino s'approcha alors de la trappe et regarda en bas. Il poussa un cri de stupeur en constatant que l'étable était vide. En toute hâte, il descendit l'échelle.

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« Grisella ! »Il se précipita dans la rue.« Grisella ! Où est Grisella ? Quelqu'un

aurait-il vu mon petit âne ?... »Quelques instants plus tard, il arrivait à

l'hôtel Darsana. Le directeur se tenait devant la porte, et il empoigna Tino par le bras, le repoussa.

« Que viens-tu faire ici ? lui demanda-t-il. Il n'y a plus personne. Mes clients sont partis.

— Et Grisella ?— Ça ne me regarde pas», grommela

l'homme. Et, tournant les talons, il disparut à l'intérieur de l'hôtel.

Au même moment, une sirène de bateau retentissait au loin. Comprenant soudain ce qui arrivait, Tino courut d'une seule traite jusqu'au port.

Trop tard ! On venait de retirer la passerelle du bateau, l'ancre remontait au bout de sa chaîne, et La-Bella-Cristina s'éloignait lentement du quai.

Betty était accoudée au bastingage. Elle portait une robe blanche et un immense chapeau de paille. En apercevant Tino, la fillette cria de toutes ses forces :

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« Au revoir, Tino ! Nous reviendrons bientôt ! »

Elle lui fit des signes d'adieu avec son mouchoir. Mais Miss Mabel surgit auprès d'elle et l'entraîna vers les cabines.

Sur le pont arrière, au milieu des autos, des caisses et des sacs, Tino distingua une grande cage. Et au même instant, un âne poussa trois braiments si sonores qu'on les entendit sur toute la côte.

« Grisella ! » hurla Tino.Les falaises de Portoferraio lui renvoyèrent

l'écho de son cri désespéré. Mais déjà le bateau doublait le cap et disparaissait.

Tino songea tout d'abord à courir jusqu'au commissariat du port pour dire qu'on lui avait volé son âne. Mais il ne pouvait porter plainte. Il avait vendu Grisella, qui appartenait maintenant à la petite Betty. On le lui avait payé mille dollars. Machinalement, il fouilla dans sa poche, puis il se rappela qu'il avait laissé les mille dollars dans son uniforme vert, accroché à un clou du grenier à foin.

Tristement, il revint alors jusque chez la maraîchère. Encore une fois, il regarda dans tous

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les coins de l’étable, dans l'espoir d'y retrouver son âne. Il chercha même sous les monceaux de paille, mais en vain.

Sur ces entrefaites, la maraîchère entra dans l'étable.

« Tiens ! lui dit-elle. J'ai une lettre pour toi....»

Et elle lui remit une enveloppe. Puis elle attendit, car elle était très curieuse et aurait bien voulu savoir ce que contenait la lettre. Mais Tino remonta tout d'abord dans son grenier, et là-haut seulement, il décacheta l'enveloppe qui contenait le billet suivant :

Mon cher Tino,

Nous partons pour l'Amérique. Nous aurions bien voulu t'emmener, mais nous avons pensé que tu souffrirais du mal du pays. Peut-être reviendrons-nous dans l'île l'année prochaine. Au revoir.

JAMES.

Après avoir lu, Tino s'étendit dans le foin en

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pleurant. Au bout de quelques minutes, il parvint à se calmer, et, les dents serrées, il murmura :

« Non ! Je n'abandonnerai pas Grisella !Jamais ! »Le prochain bateau pour Piombino ne partait

qu'au début de l'après-midi, se dit-il. Cela lui laissait donc plusieurs heures. Pourquoi n'en profiterait-il pas pour aller jusqu'à Procchio, où il pourrait consulter son ami le policier ?

Il retrouva ce dernier assis devant le café d'Appolonio.

« Eh bien, qu'as-tu fait de ton bel uniforme?» lui demanda l'homme.

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Sans un mot, Tino lui tendit le billet de James. Après l'avoir parcouru, le policier le lui rendit en disant :

« Eh bien, quoi ?— Ils ont emmené Grisella ! lui annonça

Tino, les larmes aux yeux.— Console-toi, mon petit. Ils te l'ont

bien payé, pas vrai ?— Oui, reconnut Tino. Mille dollars. Mais

ils m'ont quand même trompé ! Il était entendu, avec le riche monsieur, que je ne lui vendais Grisella qu'à la condition de ne pas le quitter. C'est aussi ce qui était convenu avec l'âne.

— Avec qui ? demanda le policier, surpris.— Avec Grisella. Nous étions bien d'accord.

Donc, ils m'ont trompé !— C'est certain, dit le policier en hochant la

tête. Si l'Américain te l'a promis, tu es dans ton droit. Il devra tenir sa promesse : tu ne quitteras pas Grisella. »

Un peu réconforté, Tino s'essuya les yeux. « Où sont-ils maintenant ? demanda le policier.

— Ils ont pris le premier bateau pour Piombino. James avait fait construire une grande cage

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pour Grisella. Oh ! que j'ai été bête ! J'aurais bien dû deviner le coup. Si j'avais ouvert l'œil, cela se serait passé autrement ! »

Le policier réfléchit un instant.« Maintenant, dit-il, ils vont à Piombino. Là,

ils monteront sur un plus gros navire qui les mènera sans doute à Gênes, et là ils prendront un transatlantique à destination de l'Amérique. Peut-être auras-tu le temps de les rattraper à Piombino, ou du moins à Gênes ? »

Les yeux de Tino lancèrent des éclairs de joie.

« Je t'accompagne ! déclara le policier en se levant. Justice sera faite ! Je t'accompagne jusqu'à Piombino. Viens vite ! »

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XV.

TROIS ANES DANS UN BATEAU

JE vous le dis encore une fois : il faut que justice soit faite ! répéta le policier en élevant la voix. C'est pourquoi, il est indispensable que vous me prêtiez votre motocyclette, père Ambrosio ! Vous n'aurez pas le cœur de dire non, j'en suis sûr ! »

Le père Ambrosio fit la grimace, mais n'osa pas refuser.

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« Viens, Tino, dit alors le policier à l'enfant. Le père n'a pas dit non.

— Que le Seigneur vous accompagne ! » leur cria le père Ambrosio.

Déjà, le policier était loin, avec Tino derrière lui. Les hommes assis devant le café d'Appolonio poussèrent des cris de fureur lorsque la motocyclette passa sur la route dans une pétarade infernale, en faisant voler sur eux un nuage de poussière.

« Où est le policier ? se demandèrent-ils. On devrait arrêter des fous pareils !

— Tiens-toi bien ! hurla le policier à Tino. Je mets tous les gaz ! »

Comme l'éclair, ils filèrent jusqu'à Portoferraio. Le policier déposa la moto devant le commissariat du port.

« Vite ! Votre canot automobile ! dit-il à l'agent de service. Il nous faut rattraper des fugitifs !

— Embarquons ! » répondit l'homme.Et tous trois se dirigèrent en courant vers le

petit canot amarré le long de la jetée.Mais lorsqu'ils eurent pris la mer, ils

rencontrèrent La-Bella-Cristïna qui revenait déjà

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de Piombino. Le policier empoigna le porte-voix et cria de toutes ses forces: « Où se trouve l'âne ?

— Nous n'avons pas d'âne à bord, répliqua le capitaine de La-Bella-Cristina. Mais je vois trois ânes dans votre bateau !

— Que le diable emporte le capitaine!» gronda le policier.

Au même instant, le moteur se mit à tousser, à crachoter, puis ce fut le silence. Le bateau s'immobilisa sur les vagues.

« C'est parce que tu as juré, dit le pilote, qui était un peu superstitieux.

— Oh ! Madonna ! gémit le policier en se tordant les mains de désespoir. Il ne manquait plus que ça ! »

Le pilote entreprit d'examiner son moteur. « Panne d'essence ! conclut-il.

— Espèce d'âne ! rugit le policier. Tu ne pouvais pas faire le plein avant de partir ? »

Tino intervint :« Traitez-vous de tous les noms, leur dit-il,

mais ayez la bonté de ne pas mêler mon âne à cette affaire. Le mot « âne » n'est pas une insulte!

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Nous n'avons pas d'âne à bord », répliqua le capitaine.

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— Très juste, reconnut le policier. C'est faire trop d'honneur à cet homme que de le traiter d'âne. Un âne n'est pas stupide. Lui, il est idiot.

— Si tu continues à m'insulter, je te jette par-dessus bord ! » répliqua l'autre, dont les yeux brillaient de colère.

Le pilote était fort comme un ours, et il avait une tête de plus que le policier. Aussi ce dernier se garda-t-il d'insister. Il tira sur le démarreur pour essayer de remettre en marche le moteur.

« Gros malin ! lança moqueusement le pilote. Puisque je t'ai dit que ça ne venait pas du moteur ! Il n'y a plus une goutte d'essence. »

Pendant ce temps, le bateau dérivait lentement et dansait sur les vagues.

« Regardez ! cria soudain Tino en brandissant un bidon.

— De l'essence ? demanda le policier.— Probable, dit le pilote. Où as-tu trouvé ce

bidon ?— Là, sous le pont. Dans le coffre à outils!»

Le pilote s'envoya une grande claque sur le front.« Je dois être aveugle ! gémit-il. Pourtant,

j'avais regardé dans le coffre ! Ane que je suis !

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— Bravo ! bravo ! répliqua le policier. Pour une fois, tu as bien mérité ce nom.

— N'insultez pas mon âne ! » protesta Tino. Le pilote versa l'essence dans le réservoir, il

tira sur le démarreur, et le moteur se mit à ronfler.

Mais cet incident leur avait fait perdre un temps précieux, et lorsqu'ils débarquèrent dans le port de Piombino, les Américains avaient disparu sans laisser de traces.

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XVI.

TRISTE RETOUR

TROP tard ! soupira le policier. — Où peuvent-ils bien être ? demanda Tino. Essayons de questionner les gens ! » .

Et ils se mirent à interroger tous les passants. « Quelqu'un aurait-il vu les Américains ?

— Des Américains, leur répondait-on, il en passe chaque jour des douzaines à Piombino !

— Mais n'avez-vous pas rencontré une petite

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fille avec une robe blanche et un grand chapeau de paille ?

— Des petites filles comme ça, la ville en est pleine !

— La nurse, Miss Mabel, portait des lunettes de soleil.

— Quelle est la femme qui ne porte pas de lunettes de soleil ? »

Tino insistait :« J'oublie l'essentiel, disait-il. N'avez-vous

pas vu un petit âne dans une grande caisse ?— Grands dieux ! qui donc ferait attention à

un petit âne ? Dans le port de Piombino, on embarque chaque jour des chevaux, des ânes, des bœufs, des porcs, des poules et des canards. Comment se souviendrait-on d'un âne !

— Tout cela ne sert à rien, dit enfin le policier. Nous ne tirerons rien de ces gens. Allons ! remontons dans le bateau pour retourner à Portoferraio.

— Tu aurais pu me dire plus tôt qu'il s'agissait seulement de courir après un âne ! grommelait le pilote. Je ne me serais pas dérangé ! »

Ils reprirent la mer en plein midi, par une

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chaleur écrasante. Les bancs du canot étaient brûlants.

« N'aurais-tu pas une banne pour nous protéger ? demanda le policier qui transpirait à grosses gouttes.

— J'en ai bien une, mais je ne la tendrai pas, répliqua hargneusement le pilote. Cela vous apprendra à m'avoir dérangé pour rien.

— Bah ! le soleil ne me gêne pas. Je passe toute ma journée au grand soleil.

— Ouais ! fit railleusement le pilote. Assis devant le café d'Appolonio ? »

Le policier fit celui qui n'entendait pas, et il continua :

« Tino ne craint pas le soleil, lui non plus. Regarde-le : il est couleur de chocolat. Mais regarde-toi, espèce de visage pâle ! Tu passes ta journée assis dans ton bureau, devant tes paperasses. Fais bien attention à ce soleil de midi, qui tombé à pic sur toi. Tu risques une insolation. Si encore tu portais un chapeau de paille !... »

Cette fois, le pilote ne trouva rien à redire. Il tira une banne de son coffre et la tendit au-dessus du canot.

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« Je vois que tu deviens raisonnable, reprit le policier. Maintenant, nous allons prendre un bain. Arrête un peu ton moteur.

— Prenez un bain si ça vous plaît, répliqua l'autre. Mais moi, je ne dois pas abandonner le bateau. C'est le règlement.

— Dis plutôt que tu ne sais pas nager ! lança le policier. Regardez-moi donc ce géant ! C'est le pilote de la police du port, et il ne sait même pas nager ! »

Le pilote se sentit gagné par la colère. Il arrêta son moteur et sauta dans l'eau, tout habillé. Après avoir fait deux ou trois fois le tour du bateau, il remonta à bord en disant :

« Vous me croirez, maintenant ? Allons ! A votre tour ! »

Le policier et Tino piquèrent alors une tête dans les flots.

Au même instant, le pilote remit le moteur en marche.

« Adieu ! leur cria-t-il. Je n'ai pas de temps à perdre.... Tâchez de vous débrouiller pour rentrer à Portoferraio !... »

Et le canot s'éloigna en pétaradant. Mais il ne tarda pas à virer, pour revenir vers les deux

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baigneurs qui remontèrent précipitamment à bord.

Tino riait de tout son cœur. Le policier lui, trouvait la plaisanterie beaucoup moins drôle, et, encore haletant, il grognait :

« Ce ne sont pas des choses à faire.... J'ai bien cru que j'allais boire la tasse!... »

Puis, quand il se fut calmé, il dit à Tino :« Après tout, nous ignorons s'ils ont pris le

bateau pour Gênes. Peut-être sont-ils partis par le train, en mettant Grisella aux bagages. J'ai une idée ! Il nous suffira de demander à la gare de Piombino où ils ont expédié la caisse. Comment s'appelait ton Américain ?

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— Je n'en sais rien^ répondit Tino.— Regardez-moi cet imbécile ! Il est au

service d'un monsieur, et ne sait même pas comment ce monsieur se nomme !

— Je n'avais rien à faire avec ce monsieur, répliqua dignement Tino. Je ne m'occupais que de Grisella. »

Ils firent la fin du trajet en silence. Quand ils eurent atteint Portoferraio, le policier qui avait réfléchi dit à l'enfant :

« A l'hôtel, tu devrais pouvoir apprendre comment s'appelle l'Américain. Tâche de dénicher l'endroit où il habite. Je n'ai pas le temps de t'accompagner : le père Ambrosio attend que je lui rapporte sa moto. »

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XVII.

SANTOS — BRÉSIL

SANS tarder, Tino se mit en route pour l'hôtel Darsana. On était au début de l'après-midi, et le moment était favorable, car tout le monde faisait la sieste à l'hôtel. Le garçon d'ascenseur dormait dans un fauteuil, tout au fond du hall désert.

Sans bruit, Tino se glissa jusqu'au premier étage. Il tourna doucement la poignée de la porte et se trouva dans la grande chambre où avait logé l'Américain.

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Par chance, on n'avait pas encore fait le ménage, après le départ du client. Dans la corbeille à papiers, Tino recueillit quelques enveloppes déchirées et, lorsqu'il en eut soigneusement rapproché les morceaux, il put voir que toutes portaient la même' adresse :

Senor José DomingoHôtel Darsana

Portoferraio — Ile d'Elbe.

Tout heureux, il glissa les morceaux de papier dans sa poche, redescendit l'escalier, et il quitta l'hôtel aussi discrètement qu'il y était entré.

« Bien travaillé ! lui dit le policier, lorsqu'il l'eut retrouvé, le soir, devant le café d'Appolonio. Je vais téléphoner tout de suite. »

Mais hélas ! personne, à la gare de Piombino, ne se souvenait d'avoir chargé un âne dans une grande caisse, expédiée par un certain Señor José Domingo.

« Console-toi, dit alors le policier à l'enfant. Tu as mille dollars. Achète-toi un autre âne et oublie Grisella.

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Tino en rapprocha soigneusement les morceaux.

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— Je n'en veux pas d'autre ! répliqua Tino. Je veux Grisella, même, si, pour le retrouver, je dois parcourir la moitié du monde. »

Le policier soupira.« C'est bon, dit-il. Puisque tu le prends ainsi,

il ne nous reste plus qu'à dénicher le domicile de ce M. Domingo. Mais l'Amérique est grande ! Si mes souvenirs sont exacts, ce que l'on appelle généralement l'Amérique, c'est l'Amérique du Nord. L'Amérique centrale est au centre.... Oui, c'est bien ça ! Quant à l'Amérique du Sud, elle est au Sud. Je suis savant, pas vrai ? »

Puis le policier examina l'envers des enveloppes reconstituées.

« Ici, reprit-il, nous avons l'indication de l'expéditeur. Des initiales seulement, comme le font les gens chic. M.D. Ce sont probablement les initiales de Mme Domingo. Et le domicile de cette Mme Domingo doit être le même que celui de son mari. L'adresse est là : « Villa Marguerita, Santos. »

Tout excité, Tino sauta à bas de sa chaise.« Postier Appolonio ! cria-t-il. Où se trouve

Santos ?— Au Brésil.

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— Et où se trouve le Brésil ? demanda le policier.

— En Amérique du Sud, grogna Appoloniosur un ton peu aimable, car il était justement en plein travail.

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— Demain, je pars pour Santos ! s'écria Tino.

— Pas si vite, mon jeune ami, lui dit le policier. Inutile d'arriver là-bas avant eux. D'ailleurs, sais-tu que ce voyage te coûtera la moitié de ton argent ? Je parie qu'il te faudra au moins cinq cents dollars.

— Je paierai n'importe quel prix, mais j'irai à Santos !

— Tu devrais aller d'abord à Gênes. Peut-être y rattraperais-tu tes Américains.

— Bon ! Demain, je pars pour Gênes. » Le policier soupira.

« Tu ferais bien mieux de t'acheter un autre âne, conseilla-t-il à l'enfant. Le père Ambrosio nous prêtera très certainement sa moto, une seconde fois. Demain, si tu le veux, nous ferons le tour de l'île pour chercher le plus beau des petits ânes.

— Il n'y en a pas de plus beau que Grisella, déclara Tino. Je ne veux que Grisella. »

Le policier finit par renoncer. « Va te coucher, dit-il à Tino. Tu réfléchiras. » C'était par une chaude nuit d'été. Tino regagna sa cabane, au milieu des lauriers-rosés

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et il se prépara un lit moelleux avec des

herbes sèches et des fougères. Quelques minutes plus tard, il dormait profondément.

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XVIII

L'IMPOSSIBLE DÉPART

PENDANT plusieurs jours, Tino parcourut en tous sens le grand port de Gênes, mais sans découvrir la moindre trace des Américains ou de Grisella. Il finit par abandonner ses recherches et demanda à un matelot :

« Quand y aura-t-il un bateau pour l'Amérique du Sud ? »

Le matelot lui montra un bel immeuble. «Vois-tu là-bas cette boutique avec un bateau

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en vitrine ? lui répondit-il. C'est une agence de navigation. On te renseignera. »

Sur la porte, il y avait une inscription en lettres d'or : LIGNES D'AMERIQUE DU SUD. Tino pénétra hardiment à l'intérieur.

« Quand y a-t-il un bateau pour le Brésil ? demanda-t-il.

— Tous les jeudis, répondit un aimable monsieur.

— Donnez-moi un billet pour Santos. » Le monsieur parut surpris.

« Quoi ? fit-il. Tu veux aller à Santos ?— Oui. Chez M. José Domingo, Villa

Marguerita, à Santos.— Mais cela coûte très cher !— Je m'en doute, dit l'enfant. Combien ?— Tu veux voyager seul ? As-tu des

papiers? Un passeport ? Mon petit, ce n'est pas aussi simple que de faire une petite promenade dans le port ! »

Là-dessus, l'aimable monsieur remit quelques formulaires à Tino en lui disant :

« Tu liras attentivement tout cela. Puis tu m'apporteras une autorisation de tes parents, et nous verrons.

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— Je n'ai pas de parents, dit Tino.— Mais où habites-tu ?— A Procchio, dans l'île d'Elbe.— Et pourquoi veux-tu aller à Santos ? As-tu

des parents ou des amis là-bas ? »Tino lui raconta alors toute l'histoire de

Grisella.« Evidemment, je comprends, dit le

monsieur. Mais je ne peux rien faire de plus. Peut-être que ton ami le policier pourra te faciliter les choses. Au revoir, Tino, et bonne chance ! »

Tout triste, Tino regagna l'île d'Elbe.« Si tu m'avais questionné avant de partir, je

t'aurais dit tout de suite que les choses ne sont pas si simples ! lui fit remarquer le policier. Tu l'as vu par toi-même. Il n'y a rien à faire. Chasse donc de tes idées ce voyage à Santos. Demain, nous irons acheter un autre petit âne.

— Je n'en veux pas d'autre !— Je sais, je sais, dit le policier sur un ton

apaisant. Tu penses qu'il n'y en a pas d'aussi beau que Grisella, d'aussi gentil, d'aussi courageux. Mais demain, je te mènerai à Marina, pour te montrer un petit âne qui te plaira à coup sûr.

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Tu ne pourras pas faire la différence avec Grisella. »

Le gamin réfléchit un long moment. Qui sait si cet âne n'était pas justement Grisella ? Avec Grisella, toutes les surprises étaient possibles. Aussi accepta-t-il l'invitation du policier.

« Eh bien ? lui dit celui-ci, lorsqu'ils eurent vu l'âne. Ne ressemble-t-il pas trait pour trait à celui que tu as perdu ?

— Non, répondit Tino. Il n'a pas d'oreille noire. C'est justement le plus important!»

Le propriétaire de l'âne eut beau vanter son animal, Tino ne consentit pas à l'acheter, et il retourna à Procchio avec le policier.

« Je ne peux vraiment plus rien faire pour toi! soupira l'homme.

— Si ! dit Tino. Procurez-moi les papiers nécessaires pour que je puisse aller à Santos.

— Bon, j'essaierai », promit le policier, en comprenant que rien ne pourrait détourner l'enfant de son projet.

Il l'emmena à Portoferraio, chez un photographe, car il fallait des photos pour le passeport. De son côté, le père Ambrosio se chargea de réunir les autres papiers nécessaires. Mais il

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« Non, répondit Tino, cet âne n'a pas d'oreille noire. »

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fallut plusieurs semaines, avant que tout fût prêt. Tino se mourait d'impatience.

« Il ne nous manque plus qu'un avis favorable du señor Domingo, lui dit enfin le policier. Mais il va arriver d'une heure à l'autre, peut-être par avion. » Courage ! Nous touchons au but ! »

Puis un télégramme parvint à Appolonio. Il était expédié par un señor Domingo, de Santos.

Et ce señor Domingo faisait savoir brièvement qu'il s'opposait au voyage de Tino.

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XIX.

LA TANTE DE RIO DE JANEIRO

LE LENDEMAIN matin, Tino avait disparu. Tout d'abord, nul ne s'aperçut de son absence, et ce fut seulement vers midi que le policier commença à demander autour de lui si quelqu'un avait vu l'enfant.

Mais à ce moment, Tino était déjà en route pour Gênes. Il arborait son uniforme vert aux boutons d'argent et sa casquette rouge sur laquelle on lisait GRISELLA en lettres d'or.

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Lorsqu'il fit son entrée dans le bureau de la compagnie de navigation, l'aimable monsieur s'écria

« Tiens ! tiens ! Mais c'est notre jeune ami Tino ! Alors, on part pour Santos?»

Après avoir examiné les papiers, le monsieur déclara :

« Tout est en règle. Il ne manque que l'invitation du señor Domingo.

-— Pas possible ! » s'exclama Tino, en feignant le plus grand étonnement.

Et il se mit à fouiller dans toutes ses poches, comme s'il y cherchait l'indispensable papier.

« C'est le règlement ! soupira le monsieur. Sans cette invitation, tu ne peux partir seul pour Santos.

— Mais je ne serai pas seul sur le bateau !— Les enfants doivent être accompagnés.— Bon, dit Tino. Ne vous inquiétez pas

pour moi, je serai en règle. »Le monsieur consentit alors à lui délivrer un

billet pour Santos.« Bon voyage et bonne chance ! » lui cria-t-il

lorsque l'enfant quitta l'agence.Immédiatement, Tino se rendit sur le quai

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des transatlantiques, le long duquel était amarré un magnifique paquebot blanc, le San-Salvador. Une foule de voyageurs, de porteurs, de matelots et de garçons d'hôtel était massée au pied de la passerelle. Un taxi qui transportait une grosse dame venait de s'arrêter à proximité. Tino se précipita pour ouvrir la portière et aider la dame à descendre.

« Occupe-toi de mes valises », lui dit la voyageuse, en le prenant pour un groom d'hôtel.

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« C'est pour le San-Salvador? demanda Tino.— Oui. Transporte les valises dans ma

cabine. »Tino empoigna les deux pesantes valises, et il

suivit la femme à bord.Victoire ! Il avait enfin mis pied sur le

bateau ! Bien fort serait celui qui l'en ferait descendre !

Lorsque la voyageuse fut installée, elle glissa un billet à Tino.

« Non, merci, dit celui-ci en lui rendant l'argent. Je n'accepte pas de pourboire. Mais si vous voulez me faire plaisir, permettez-moi de rester avec vous.

— Grands dieux ! s'écria la grosse dame. Tu n'as pas de billet ? Mais tu vas te faire attraper par le capitaine ou par la police du port !

— Chut ! fit Tino. Pas si fort ! Tout est en règle : voici mes papiers, voici mon billet. Mais je n'ai pas le droit de voyager seul.

— Oh ! Madonna ! C'est encore pire ! Tu prends la fuite ?

— Tout au contraire, je suis à la recherche de personnes qui ont pris la fuite. Asseyez-vous donc, madame, pour que je vous raconte toute cette histoire ! »

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Lorsque Tino eut terminé son récit, le San-Salvador avait déjà pris la mer, et la côte disparaissait à l'horizon.

« Je vous ai dit toute la vérité, conclut Tino. Voici le télégramme. Ah ! ils vont avoir une belle surprise, là-bas ! Que ce José Domingo soit d'accord ou non, je vais retrouver mon petit âne.

— Je suis persuadée que tu es un bon garçon, lui dit la grosse dame tout émue. C'est pourquoi j'accepte volontiers de t'aider. Si tu le veux, je serai à partir d'aujourd'hui ta tante. Tante Luisana, de Rio de Janeiro. Et si plus tard, tu devais avoir besoin de moi, je te donne ma carte avec mon adresse. »

Et Tino put lire sur la carte :

Luisana MutardoImprésario

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XX.

A L'AUTRE BOUT DU MONDE....

LA PLAQUE de cuivre fixée au pilier de la grille portait le nom de « José Domingo ». Tino pressa le bouton de la sonnette, et une voix sortant d'un haut-parleur invisible, demanda : « Qui est là ? »

Tino sursauta. Il regarda à travers la grille, derrière les piliers, mais ne vit personne.

De nouveau, il sonna. Et de nouveau la voix demanda : « Qui est là ? »

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GRISELLA

Tino dut lutter contre l'angoisse qui le gagnait. Qui sait si ce José Domingo n'était pas un magicien ou quelque chose de semblable ? Tante Luisana lui avait bien dit que M. Domingo était le plus riche marchand de café du Brésil. Mais ne s'agissait-il pas d'un autre personnage ayant le même nom ?

Soudain Tino tressaillit car, au fond du parc, un âne venait de braire.

« Grisella ! cria l'enfant. Grisella ! C'est moi!... »

La porte s'ouvrit toute seule, et Tino s'élança à l'intérieur.

« Tino ! » cria Betty, en venant à sa rencontre, montée sur le dos de l'âne.

Elle sauta à terre et embrassa l'enfant, tandis que Grisella poussait de joyeux braiments. Puis Tino prit son âne par le cou et lui chuchota dans l'oreille gauche :

« Oh ! Grisella ! Grisella ! Comme je suis heureux de te revoir ! Maintenant, nous ne nous quitterons plus jamais ! »

L'âne fit frétiller sa queue.

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« Regarde comme il est content ! dit Betty à son ami. Moi aussi, je suis bien contente ! Tu

resteras toujours chez nous, Tino. Cela fera

plaisir à tout le monde, à mes parents, à James et à Miss Mabel, j'en suis certaine ! »

Tino fut tout ému par cet accueil.Au même instant, Miss Mabel sortait de la

maison, tandis que James apparaissait sous la véranda. En reconnaissant l'enfant, Miss Mabel s'arrêta net et se retourna vers James.

« Grands dieux ! s'exclama-t-elle. C'est ce misérable petit Italien de l'île d'Elbe ! Nous ne parviendrons donc jamais à nous débarrasser de lui ? »

Par chance, Tino n'avait pas compris. Il n'entendit pas davantage James qui disait à la nurse :

« J'avais pourtant télégraphié pour qu'on l'empêche de partir ! Ce gamin à le diable au corps. Je dois reconnaître qu'il est amusant....

— Mais que vont dire M. et Mme Domingo? gémit Miss Mabel. Ce galopin n'est vraiment pas un compagnon de jeu pour notre Betty !

— Pour le moment, nous ne pouvons pas demander leur avis, répliqua James, puisque nous ignorons quand ils reviendront

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de leur voyage. Mais maintenant qu'il est là, il nous est impossible de le chasser.

— Vous en prenez la responsabilité, James !

déclara Miss Mabel. En tout cas je n'accepterai pas qu'il couche dans la maison. Il n'a qu'à s'installer dans la baraque du jardinier.

— Ou dans la petite chambre du cocher, au-dessus de l'écurie, dit James en souriant. C'est d'ailleurs ce qu'il préférera, j'en suis sûr. »

Comme Tino s'approchait de la maison, Miss Mabel disparut à l'intérieur. James, lui, alla à la rencontre de l'enfant et lui serra les deux mains en disant :

« Sois le bienvenu ici, mon petit ! »

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Tino était très fatigué par son long voyage; lorsque James l'eut conduit dans la chambrette du cocher, son visage s'éclaira.

« C'est juste au-dessus de l'écurie de Grisella? demanda-t-il.

— Oui, dit James. Si tu laisses la porte ouverte, tu pourras l'entendre. Tiens ! Ecoute !...

— Oui, je l'entends qui piaffe !— C'est parce qu'il est ravi de t'avoir

retrouvé. Bonsoir, Tino !— Bonsoir, James. »Tino se coucha et ferma les yeux. Au bout

d'un long moment, il entendit l'âne qui toussotait.

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L'enfant se mit lui aussi à toussoter.« Tu es mort de fatigue ! dit l'âne. Pourquoi

ne dors-tu pas encore ?— attendais pour savoir si tu me parlerais ce

soir. Maintenant je suis rassuré.— Rassuré ? Pourquoi ?— Parce que j'ai maintenant une tante de

Rio de Janeiro, que j'ai rencontrée sur le bateau. Lorsque je lui disais que nous tenions des conversations, toi et moi, elle me traitait de menteur. Je finissais par croire que j'avais rêvé ! »

L'âne recommença à tousser.« Serais-tu malade ? demanda Tino, inquiet.— Oh ! juste un petit rhume, répondit

Grisella. Il faut dire que cette Betty n'en a jamais assez ! Elle me fait tant galoper, pendant des heures, que je suis en transpiration, et elle oublie généralement de me sécher la peau. Il y a aussi le climat, qui est moins agréable ici qu'à l'île d'Elbe.

— A propos, comment as-tu supporté le voyage ? demanda Tino. Es-tu parti de Piombino par le bateau ou par le train ?

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— Nous parlerons demain de tout cela, répondit l'âne. Maintenant, il faut dormir. Bonne nuit !

— Bonne nuit, Grisella ! »Mais Tino ne se décida à fermer les yeux que

lorsqu'il entendit l'âne ronfler, en bas dans l'écurie.

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XXI

BETTY DÉSIRE UN PONEY

TINO commença à couler des jours heureux dans la villa Marguerita. Grisella également vit son sort s'améliorer, car Tino surveillait maintenant les jeux de Betty et l'empêchait de surmener le petit âne. Certes, celui-ci supportait tout avec une patience angélique, mais plus d'une fois Tino intervenait en criant :

« Pas de coups de fouet !

— C'est pour rire, répondait Betty. Je ne lui fais pas mal....

— Lâche ce fouet ! » ordonnait l'enfant. Aussi arrivait-il parfois que Betty éclatât en sanglots et se réfugiât auprès de sa nurse. Et Miss Mabel disait à Tino :

« Je te défends d'ennuyer Betty ! Attends un peu que ses parents soient de retour ! Ça changera!»

Mais Tino se souciait fort peu de ces petites disputes. Il acceptait tout de bon cœur, pourvu

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que son âne fût bien traité. Oui, ce furent vraiment des jours heureux. Et les nuits étaient encore plus belles pour Tino lorsque, seul avec Grisella à l'étable, ils bavardaient tous deux pendant de longues heures.

Il en fut ainsi jusqu'au jour où eut lieu le premier incident sérieux. Depuis plus d'une heure, Betty obligeait le petit âne à tourner en rond. Bien qu'il fît très chaud, Grisella trottait docilement, patiemment.

Ça suffit ! cria enfin Tino. Permets-lui de se reposer un peu !

— Je continuerai tant que ça me plaira! répondit Betty.

— Halte ! Grisella ! » ordonna Tino. Comme l'âne obéissait, Betty se mit en colère

et lui donna des coups de poing sur la tête.Avec un cri d'indignation, Tino se précipita.

Il arracha Betty de la selle, la déposa par terre et lui donna une claque sur les doigts.

De sa fenêtre, Miss Mabel avait assisté à toute la scène. Elle accourut, furieuse, sur la pelouse et tira les oreilles à Tino.

« Petit voyou ! hurla-t-elle. Les parents de Betty rentrent demain ! Tu peux t'attendre à une belle surprise ! »

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Mais le lendemain matin tout était oublié. Betty vint frapper à la porte de Tino en demandant d'une voix timide :

« Est-ce que je peux faire un tour sur Grisella ?

— Oui », répondit Tino, qui s'empressa d'aller seller le brave animal.

« Es-tu encore fâché contre moi ? murmura la fillette.

— Mais non, Betty. Plus du tout.— Que t'a raconté l'âne, cette nuit ?— Oh ! pas grand-chose. Il était trop fatigué

pour parler. A force de toujours tourner en rond.... Tes parents rentrent-ils aujourd'hui ?

— Je ne le crois pas, répondit Betty. Miss Mabel me le dit chaque jour pour que je sois sage.... »

Des semaines et des mois s'écoulèrent, jusqu’au jour où Betty annonça à Tino :

« Cette fois, je suis certaine que mes parents vont rentrer. C'est mon anniversaire dimanche prochain....

— Comment ! s'exclama Tino. Déjà un an que Grisella t'appartient ! Comme le temps passe ! Quel âge as-tu maintenant, Betty ?

— Onze ans.

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— Et que désires-tu pour ton anniversaire ?— Un poney.— Un quoi ? demanda Tino, comme s'il

n'était pas sûr d'avoir bien entendu.— Un poney ! Un tout petit cheval. James

l'a télégraphié à mon père, et mon père nie l'a promis. »

Les parents de Betty arrivèrent le samedi soir. Mme Domingo était une belle femme brune, aux yeux noirs, qui, contrairement à ce qu'avait laissé prévoir la nurse, se montra fort gentille à l'égard du jeune garçon.

« Le voilà donc, ce fameux Tino ! » dit-elle en passant la main dans les cheveux bruns et bouclés de l'enfant.

Ce soir-là, Betty eut du mal à s'endormir, tant elle se réjouissait à l'idée de la fête du lendemain. De son côté, Tino resta longtemps éveillé dans sa petite chambre. Il réfléchissait. Minuit était déjà passé lorsqu'il entendit soudain la voix de l'âne.

« A quoi songes-tu encore ? demandait Grisella.

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— Je voudrais bien savoir ce que nous allons devenir, répondit l'enfant. Crois-tu que Betty aura son poney demain ?

— Elle l'a demandé à ses parents. Et si Betty veut un poney, elle aura un poney.

— Es-tu triste ? demanda encore Tino.— Pourquoi serais-je triste ?— Ça ne t'ennuie pas qu'un poney

arrive demain ?— Oh ! fit Grisella, il y a place pour deux

dans l'écurie. D'ailleurs, tu devrais être content, car tu auras maintenant un âne et un poney.

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— Oui, mais sera-t-il aussi beau et aussi gentil que toi ?

— Bah ! nous verrons bien ! » dit Grisella. Tino aurait bien voulu lui poser encore d'autres questions, mais l'âne, fatigué, s'était déjà endormi.

XXII.

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LA LIBERTÉ RETROUVÉE

C'ÉTAIT un poney des Shetlands, deux fois plus petit que l'âne. Il avait une longue crinière, la queue fournie, des yeux brillants, et il filait bien plus vite que Grisella.

Betty fut enthousiasmée, et Tino lui-même dut reconnaître que c'était un bel animal.

La fillette l'appela « Capriccio ». Ce nom allait fort bien au poney qui, au début, se montrait vraiment capricieux, et ne supportait pasGRISELLA

qu'on montât sur son dos. Tino eut bien du mal à le dresser, mais il y parvint enfin. Le poney s'assagit, et il consentit à trotter gentiment, sans précipiter sa cavalière à terre par ses ruades.

Capriccio n'avait pas voulu non plus s'habituer à Grisella. Au début, il tentait même de mordre le petit âne chaque fois que l'occasion s'en présentait. Tino dut se résoudre à séparer les deux animaux dans l'écurie.

Mais ce qui affligeait le plus Tino, c'était que Betty ne s'intéressait plus du tout à Grisella.

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Depuis son anniversaire, elle n'était pas montée une seule fois sur le petit âne. Elle ne le regardait même plus. Quand elle entrait dans l'écurie, elle criait : « Bonjour, Capriccio ! » Mais pas un mot pour Grisella. Aussi Tino redoublait-il de tendresses pour le pauvre délaissé, et il le consolait de son mieux.

Mais il y eut pire encore. Un beau jour, le jardinier vint chercher Grisella pour lui faire tramer des charrettes de mauvaises herbes ou de fumier.

Tino ne put supporter de voir cela. Pendant toute la nuit il resta dans son lit, sans trouver le sommeil, pleurant à chaudes larmes.

Et il sanglotait si fort qu'il finit par réveiller Grisella qui, d'en bas, demanda :

« Pourquoi pleures-tu, Tino ?— Parce que je ne peux pas supporter ça

plus longtemps.— Quoi donc ?— La façon dont ils te traitent ! » Grisella se

mit à rire et dit :« Oh ! vraiment ! je n'ai jamais été aussi bien

que ces derniers jours ! Tu n'arrêtes pas de me caresser, et tu me dis toutes sortes de mots

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gentils dans mon oreille gauche. Le jardinier est d'ailleurs un très brave homme.

— Oui, mais il te fait charrier du fumier ! répondit Tino en sanglotant de plus belle.

— Et après ? J'aime mieux charrier du fumier que d'avoir sans cesse sur le dos une enfant gâtée.

— Et ton honneur ? Ta dignité ? Qu'en fais-tu ? demanda Tino.

— Je ne suis pas très au courant de ces choses-là, dit l'âne. Mais je gagne ma vie. Il n'y a pas de sot métier. Et ne vaut-il pas mieux gagner sa vie en transportant du fumier qu'en servant de monture ?

— Tu as peut-être raison, soupira Tino.

Mais Betty ne te regarde même plus, elle ne te caresse plus et n'a jamais un mot aimable pour toi. A ses yeux, tu n'existes plus, et c'est surtout cela qui me fait de la peine.

— Oui, c'est bien vrai, reconnut l'âne. Mais console-toi. Pour son prochain anniversaire, Betty demandera à son père un vrai cheval, et

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elle oubliera aussi vite le poney qu'elle m'a oublié maintenant.

— Je ne veux pas voir ça ! s'écria Tino. Je ne le supporterai pas plus longtemps ! Je veux retourner dans mon île !

— Et que deviendrai-je ? demanda Grisella.— Je t'emmènerai, naturellement !— Ho ! ho ! N'oublie pas que le monsieur

m'a payé mille dollars. Pourras-tu me racheter ?

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— Oui, assura Tino. Je ferai des économies jusqu'à ce que j'aie réuni les mille dollars.

— C'est parfait, dit l'âne. Bonne nuit ! » Et tous deux s'endormirent.

Le lendemain matin, James dit à l'enfant : « Tu as les yeux tout rouges, Tino, comme si tu avais pleuré. Pourquoi es-tu triste ?

— Je voudrais retourner dans mon île, répondit Tino. Crois-tu que le monsieur consentirait à me revendre Grisella ?

— Je lui en parlerai », promit James.Tino attendit longtemps, le cœur anxieux.

Enfin James revint, tout souriant.« C'est arrangé, dit-il. M. Domingo te fait

cadeau de l'âne. Vous pouvez partir dès que vous voudrez. »

Tino se mit à sauter de joie, tandis que dans

l'écurie Grisella poussait trois sonores braiments pour exprimer sa satisfaction.

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XXIII.

UNE NOUVELLE VIE COMMENCE

LE JOUR même, Tino et Grisella se mirent en route pour Rio de Janeiro. Dès qu'ils furent arrivés dans la grande ville, Tino se rendit immédiatement au bureau de l'agence maritime Italie-Amérique du Sud et demanda :

« Quand part le prochain paquebot pour l'Europe ? — Après-demain, répondit une secrétaire.GRISELLA

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— Parfait ! Donnez-moi donc un billet pour moi, et un billet pour mon âne.

— Comment ? » fit la demoiselle, toute surprise.

D'un geste de main, Tino lui montra la rue, où Grisella l'attendait, attachée à un réverbère.

« C'est mon petit âne, expliqua-t-il. Nous voulons retourner en Italie, dans l'île d'Elbe. Nous avons passé plusieurs mois à Santos, et maintenant nous rentrons au pays.

— Oh ! ce n'est pas si simple ! soupira la demoiselle. Mais si tes papiers sont en règle, je peux te délivrer immédiatement ton billet.

— Tout est en règle ! dit Tino en étalant ses papiers et ses billets de banque sur le comptoir de l'agence.

— C'est très bien, jeune homme. Pour toi, cela ne présente aucune difficulté, mais il n'en est pas de même pour ton âne. Il t'est absolument impossible de le ramener en Europe. On accepte au Brésil les ânes venant d'Europe, mais en sens inverse cela ne marche pas.

— Et pourquoi donc ? Je ne comprends vraiment pas cela !

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— Je regrette, dit la demoiselle, mais c'est le règlement. »

Pendant quelques instants, l'enfant sentit la tête lui tourner, il crut qu'il devenait fou. Pendant des mois, il avait été tourmenté par le mal du pays. Soudain, il venait d'éprouver un double bonheur : on l'autorisait à retourner chez lui, et, de plus, on lui rendait Grisella, son âne bien-aimé. Et voilà qu'il leur était interdit de repartir ensemble, sur l'océan, pour rentrer au pays natal! Comment une chose semblable pouvait-elle être possible !

D'un pas vacillant, Tino se dirigea vers la porte, et dès qu'il fut dans la rue, les larmes lui montèrent aux yeux. Il passa le bras autour du cou de Grisella en murmurant :

« As-tu entendu ? On ne nous permet pas de repartir ensemble ! Ils ne t'autorisent pas à traverser l'océan ! C'est monstrueux ! Mais je te jure, Grisella, que je ne t'abandonnerai pas. Si nous ne pouvons retourner tous deux dans l'île d'Elbe, nous resterons en Amérique du Sud. »

Il semblait à Tino que les yeux du petit âne s'étaient emplis de larmes.

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« Ne sois pas triste, Grisella ! dit-il, en lui grattant doucement les oreilles. Nous y parviendrons quand même. Tout espoir n'est pas perdu ! »

Grisella frotta sa tête sur la poitrine de l'enfant.

« Pas vrai ? reprit Tino. Tu m'as bien compris ? »

De nouveau, la tête de l'âne lui heurta la poitrine. Brusquement, Tino plongea la main dans sa poche intérieure et en retira tous ses papiers. En effet, Grisella venait de le faire songer à la tante Luisana. Oui, sa carte de visite était toujours là : « Luisana Mutardo, imprésario.»

« Viens, Grisella ! s'écria Tino tout joyeux. Tante Luisana nous tirera d'affaire ! »

Ce ne fut pas facile de découvrir la rue et la maison où habitait la tante Luisana. Dans ce quartier, la circulation était intense. Lorsque Tino et Grisella entreprirent de traverser, en biais, la grande place centrale, ils provoquèrent un formidable embouteillage. Les agents coiffés du casque colonial poussèrent des cris de colère, tandis qu'un bruyant concert d'avertisseurs

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s'élevait des longues files de voitures bloquées par nos deux amis.

« Ouf ! nous y voilà enfin ! » soupira Tino lorsqu'ils eurent trouvé la maison.

Avant de sonner à la porte, il s'épongea le front, puis, à l'aide de son mouchoir, il essuya soigneusement le poil de Grisella qui luisait de transpiration.

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XXIV.

LE CIRQUE DE L'ONCLE PEDRO

Tu AS eu de la chance ! lui dit tante Luisana. Je venais de terminer mes valises, et, une demi-heure plus tard, tu ne m'aurais pas trouvée. Et maintenant, parle, mon petit homme : pourquoi es-tu venu me voir ? »

Tino lui raconta toute son histoire. De temps à autre, tante Luisana jetait un rapide regard à sa montre-bracelet. Lorsque l'enfant eut terminé,

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la bonne dame réfléchit un instant, puis lui dit :

« Le mieux, c'est que vous m'accompagniez maintenant. Nous irons ensemble chez l'oncle Pedro. »

Mais une fois dans la rue, tante Luisana poussa une exclamation de regret.

« Ah ! mon Dieu ! fit-elle. Nous ne pouvons pas prendre l'âne dans un taxi ! Il va falloir trouver un transporteur avec une camionnette ! »

Elle se hâta d'aller donner un coup de téléphone. Lorsque la camionnette fut arrivée, Tino déclara :

« Moi, je monte derrière, avec l'âne.— Menez-nous au Cirque Pedro ! » ordonna

tante Luisana.Une demi-heure plus tard, ils mettaient pied

à terre devant le cirque.Avant d'y pénétrer, tante Luisana attira

l'enfant à l'écart.« Tu m'as bien raconté que ton âne savait

parler ? lui demanda-t-elle.— Bien sûr qu'il sait parler ! répondit

l'enfant. Pourtant j'ai remarqué.... »

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Ils mirent pied à terre devant le cirque.

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Mais la bonne dame ne lui permit pas de terminer sa phrase.

« Parfait, mon petit ! s'écria-t-elle. Hé ! oncle Pedro !... Bonjour, Pedro ! »

Un gros homme sortait justement de la tente. Tante Luisana l'embrassa sur les deux joues puis lui annonça :

« Pedro, j'ai découvert un numéro sensationnel pour ton cirque : Tino avec son âne parlant ! Il faut absolument que tu les montres ce soir au public, pour ta grande représentation d'adieux ! »

L'oncle Pedro jeta un regard plein de méfiance à l'âne et à son jeune maître. Pourtant, comme la tante Luisana connaissait son métier et lui avait bien souvent découvert de bons numéros de cirque, il ne voulait pas refuser.

« C'est entendu, dit-il. Mais j'aimerais tout de même qu'ils répètent un peu devant moi.... »

Puis, tirant la bonne dame à l'écart, il lui souffla dans le creux de l'oreille :

« J'ai l'impression que tu me fais faire une belle acquisition ! Ces deux-là m'ont l'air de connaître le cirque comme une vache les mathématiques ! »

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Mais la tante Luisana entra en fureur, et elle hurla, en agitant son ombrelle sous le nez du pauvre Pedro :

« Est-ce que je t'ai jamais procuré un mauvais numéro ? Non, n'est-ce pas ! Qui donc possède la plus belle cavalerie, les plus beaux lions et éléphants, les meilleurs acrobates ? Toi ! Et qui donc les a amenés dans ton cirque ?

— Mais oui ! mais oui ! grommela Pedro en tentant de l'apaiser. Nous verrons bien, après tout! »

Vers la fin de l'après-midi, une heure avant le début du grand gala d'adieux, Pedro fit répéter ses deux nouveaux pensionnaires.

Les projecteurs illuminèrent le sable blanc de la piste. Dans les loges tendues de velours rouge, avaient pris place Pedro, Luisana, les écuyers et les palefreniers, ainsi que tous les artistes avec femmes et enfants. Les clowns, eux, étaient assis sur le bord de la piste.

« Fanfare ! » cria Pedro.Et, trois fois de suite, les cuivres de

l'orchestre firent retentir le cirque de leur « trarara-boum-trara ! »

Tout pâle, le regard inquiet, Tino pénétra alors

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L’âne se taisait, obstinément.

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sur la piste. Son habit vert aux boutons d'argent était depuis longtemps devenu trop étroit pour lui. Ses longs bras maigres émergeaient des manches, ses pantalons ne lui atteignaient plus que le milieu des mollets. Tino avait refusé tout d'abord de revêtir ce costume, mais tante Luisana l'avait obligé à céder, en lui disant :

« C'est indispensable ! Pour que ton numéro soit réussi, il faut que tu t'habilles ainsi. »

Derrière Tino, l'âne s'avança en trottinant sur la piste. L'enfant avait un petit air malheureux; l'âne semblait las et indifférent. Pendant un long moment, ils restèrent plantés au milieu de la piste. Pedro finit par s'impatienter.

« Alors ? C'est pour bientôt ? » cria-t-il.Pauvre Tino ! Il caressa son âne, il lui gratta

le cou, il lui chuchota mille tendresses dans son oreille noire, rien n'y fit ! L'enfant se mit alors à supplier, à implorer, et bientôt sa voix anxieuse s'éleva, de plus en plus forte :

« Grisella ! Grisella ! disait-il. Parle donc, je t'en supplie !... »

Mais Grisella ne répondit pas.Les yeux de Tino s'emplirent de larmes.

Encore une fois, il tenta de persuader son âne :

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il le cajola, l'implora, lui parla à l'oreille ou poussa de grands cris. Sans aucun résultat.

L'âne se taisait, obstinément.Alors Tino, désespéré, se dirigea lentement

vers la loge de Pedro.« J'aurais dû vous prévenir, dit-il

humblement. Mais Grisella ne parle que la nuit!»Pedro resta figé de stupeur. A son côté, tante

Luisana se mit à toussoter dans son mouchoir, pour cacher sa confusion. Les écuyers et les valets ricanèrent. Mais les deux clowns trouvèrent la chose si drôle qu'ils se roulèrent sur la piste en riant aux éclats. Leur exemple fut contagieux, et bientôt tous les artistes du cirque riaient, sifflaient, criaient. Le tumulte était assourdissant, comme si la salle eût été remplie jusqu'aux plus hauts gradins. Et quand l'hilarité générale s'apaisait quelque peu, l'un des clowns se mettait à crier : « Au secours ! au secours ! Je vais éclater ! » déchaînant ainsi une nouvelle tempête de rires.

Seul, Tino, au milieu de la piste, avait un air infiniment malheureux.

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XXV.

RIRA BIEN QUI RIRA LE DERNIER !

IMPOSSIBLE ! déclara Pedro à tante Luisana. Un âne qui rie parle qu'au milieu de la nuit ? Non, c'est grotesque. Faudrait-il, pour l'entendre, que je donne des représentations après minuit ? Je refuse de les engager.

— Imbécile ! répliqua furieusement la bonne dame. Ce Tino et son âne valent leur pesant d'or. Tu verras, ce soir.

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— Quoi ? quoi ? fit Pedro. Tu ne t'imagines tout de même pas que je vais les présenter au public ? Je ne suis pas fou ! »

Mais la tante Luisana insista tant et si bien que Pedro finit par se laisser convaincre.

« Tu peux me faire confiance, lui assura Luisana. Le public en mourra de rire. »

Et tante Luisana avait raison. Tino et son âne parlant — qui refusait de parler ! — furent le plus gros succès de la représentation d'adieux du cirque Pedro.

Le lendemain, le cirque tout entier s'embarqua sur un grand transatlantique, pour aller faire une tournée au Portugal et en Espagne.

« Eh bien ? demanda la tante Luisana à Pedro. Comptes-tu emmener Tino et Grisella en Europe ?

— Bien sûr ! répondit l'autre en se frottant les mains. Que serait le cirque Pedro sans ce numéro aussi sensationnel ?

— En as-tu parlé au petit ? Est-il d'accord ?— Pourquoi ne serait-il pas d'accord ? L'âne

sera bien soigné, et Tino recevra le même salaire que mon meilleur écuyer. »

Pourtant, lorsque la bonne dame demanda à

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Le cirque tout entier s'embarqua sur un grand transatlantique.

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Tino s'il consentait à suivre le cirque, l'enfant répondit :

« Non ! Mon âne et moi, nous n'avons aucune envie que tous ces imbéciles se moquent de nous. »

Mais la tante Luisana apaisa l'enfant.« Reste avec l'oncle Pedro, lui conseilla-t-

elle. N'est-ce pas le seul moyen de ramener ton petit âne en Europe ? Il ne pourra quitter le Brésil qu'avec le cirque. »

Et Tino fut bien obligé de reconnaître qu'elle avait raison.

On installa donc Grisella dans la cale, sur un bon lit de paille. Tino, lui, dormait dans un hamac. A tour de rôle, les palefreniers devaient monter la garde sur la ménagerie, et, une nuit, ce fut au tour de Tino. La mer était calme, tout semblait dormir sur le grand navire. Tino s'était assis à côté de son âne et il caressait sa peau tiède/

« Nous n'aurions jamais imaginé tout cela, pas vrai ? » entendit-il soudain.

L'enfant sursauta. Etait-ce Grisella ? Il avait entendu ces mots très distinctement. Quoi ! son petit âne avait-il retrouvé la parole ?

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« Grisella ? Est-ce toi ? demanda-t-il.— Ha ! ha ! fit amèrement l'âne. Il ne nous

manquait plus que de voyager avec un cirque ! Pas vrai, Tino ? D'abord, je sers de jouet à une fillette, ensuite je charrie du fumier, et maintenant nous faisons les clowns ! Parfois j'en rirais aux larmes, comme les spectateurs, si ce n'était pas si horriblement triste !

— Hé oui ! soupira Tino. Si tu avais pu te voir sur la piste, comme tu avais l'air triste ! Et moi aussi, sans doute. Mais ils ne nous referont pas ce coup une seconde fois. C'est bien fini !

— Réjouissons-nous en tout cas d'avoir trouvé ce moyen de retourner au pays ! dit Grisella.

— Est-ce une grande joie pour toi ? demanda Tino. Moi, je ne cesse de penser à notre île. Toi aussi, Grisella ? J'aime mieux manger un vieux croûton de pain à Procchio, que de bons gâteaux à Santos. Et je préfère dormir sur la plage, dans notre cabane, que dans la villa de marbre de Domingo. N'es-tu pas du même avis ? »

L'âne ne répondit rien. Mais Tino poursuivit: « Sais-tu quand notre bateau arrivera à Lisbonne, Grisella ? Il nous faudra ouvrir l'œil, n'est-ce

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pas ? pour ne pas laisser passer l'occasion. L'oncle Pedro dira alors à tante Luisana : « Tino et Grisella se sont « volatilisés » ! Ha ! ha ! Ce jour-là, ce sera à notre tour de nous moquer de tous ces gens du cirque, qui se sont moqués de nous. Rira bien qui rira le dernier ! »

Soudain, Tino sursauta. Un palefrenier le poussait du bout du pied.

« Hé là ! grondait l'homme. C'est ce que tu appelles monter la garde ? Allons ! Debout ! »

A la faible lumière des veilleuses, Tino reconnut le palefrenier qui venait le remplacer.

« Si on ne peut même plus venir bavarder avec son âne ! » grogna Tino en regagnant son hamac.

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XXVI.

LA PLUS BELLE ÎLE DU MONDE

LA TRAVERSÉE de Rio de Janeiro à Lisbonne fut magnifique. Le temps resta constamment au beau, aucun incident ne se produisit à bord. Aussi le paquebot arriva-t-il au Portugal avec un jour d'avance sur son horaire.

Quand le navire entra au port, oncle Pedro était sur le pont avec tante Luisana, et il lui montra d'un geste les vieilles murailles de la

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ville. On y avait déjà collé, ça et là, des immenses affiches aux couleurs criardes du cirque Pedro.

Tante Luisana les examina en portant des jumelles à ses yeux, et elle fut éblouie. Il y avait cinq ou six affiches différentes, représentant des lions, des tigres, des chevaux, des chameaux, des éléphants... et une affiche deux fois plus grande que les autres sur laquelle on voyait Grisella. « Grisella, l'âne parlant ! Attraction sensationnelle! Unique au monde ! »

L'oncle Pedro se frotta les mains avec satisfaction.

« Belle publicité, n'est-ce pas ? » dit-il.Mais quelques heures plus tard, lorsqu'on eut

débarqué tous les animaux sur le quai, tante Luisana s'écria soudain :

« Grands dieux ! Où sont passés Tino et Grisella ? »

L'oncle Pedro roula des yeux énormes, puis il ne tarda pas à comprendre ce qui arrivait. Ses deux pensionnaires avaient pris la fuite !

« Attends un peu, mon gaillard ! gronda-t-il. Je vais lancer la police à tes trousses ! »

Mais Tino et Grisella avaient disparu sans

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laisser de traces, comme s'ils s'étaient mystérieusement volatilisés.

Dans l'agitation et le tumulte qui régnaient sur le port, il n'avait pas été difficile à Tino de s'éloigner discrètement en compagnie de Grisella. Du port, il gagna la place du marché où il acheta un grand chapeau de paille et une blouse de toile.

Un peu plus tard, lorsqu'il eut quitté la ville et se trouva en pleins champs, il aperçut un épouvantail à oiseaux.

« Tu me fais peine avec tes guenilles de mendiant ! lui dit Tino. Tiens ! Je te donne mon uniforme ! »

Et il accrocha son habit vert aux bâtons en croix. Sa casquette rouge couronna le tout.

Après quoi, Tino plaça sur le dos de Grisella une brassée de maïs. De la sorte, il pouvait passer aux yeux de tous pour un petit paysan qui revenait des champs avec son âne.

D'ailleurs, l'oncle Pedro s'était-il vraiment décidé à lancer la police à sa poursuite ? On ne sait. Mais la tante Luisana lui avait dit :

« A quoi bon les faire rechercher ? Crois-tu avoir le droit de les retenir dans ton cirque ?

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Tino accrocha son habit vert aux bâtons en croix.

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— C'est un peu fort ! grommela Pedro. Faudrait-il que je leur fasse cadeau de la traversée de Rio à Lisbonne ? Ils me doivent un dédommagement. »

Mais à quoi bon tempêter, menacer ? L'enfant et son petit âne avaient disparu, et on ne devait jamais les retrouver.

Tino et Grisella s'étaient dirigés vers l'Espagne. Après une interminable randonnée, ils arrivèrent un beau jour dans le grand port de Barcelone où ils eurent la chance de trouver un vapeur qui les transporta jusqu'à Gênes. De Gênes à Piombino, ils voyagèrent dans un wagon à bestiaux.

Et dans le port de Piombino, ils aperçurent cette bonne vieille La-Bella-Cristina qui s'apprêtait à lever l'ancre. Tino et Grisella eurent juste le temps de monter à bord. Bientôt, ils se mirent tous deux à trembler d'impatience joyeuse, en voyant l'île d'Elbe émerger lentement de la brume argentée qui couvrait la Méditerranée.

Lorsque La-Bella-Cristina eut accosté à Porto-ferraio, Tino et son petit âne furent parmi les premiers à descendre à terre.

« Tino est de retour ! Avec Grisella!»

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s'écrièrent les gens qui avaient immédiatement reconnu l'enfant et son beau petit âne.

Mais Tino ne s'attarda pas à raconter ses aventures à tous ceux qui le questionnaient. Il lança quelques joyeux bonjours à la ronde, puis il enfourcha son âne, et celui-ci partit au trot sur la route poussiéreuse qui menait à Procchio.

Fou de bonheur, Tino chantait d'une voix claire :

Trotte gaiement, mon petit âne ! Allons retrouver la cabane ! Nous serons pauvres, mais tant pis ! Car nous vivrons loin des soucis, Sur la plage, devant les ondes, Dans la plus belle île du monde !

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