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IMPOSTURE ET RÉBELLION. À propos d'un ouvrage de Ma?arûf Roussâfî Abdou Filali-Ansary P.U.F. | Diogène 2009/2 - n° 226 pages 72 à 85 ISSN 0419-1633 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-diogene-2009-2-page-72.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Filali-Ansary Abdou, « Imposture et rébellion. » À propos d'un ouvrage de Ma?arûf Roussâfî, Diogène, 2009/2 n° 226, p. 72-85. DOI : 10.3917/dio.226.0072 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Taichung Institute of Technology - - 163.17.131.247 - 30/04/2014 15h12. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Taichung Institute of Technology - - 163.17.131.247 - 30/04/2014 15h12. © P.U.F.

Imposture et rébellion

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IMPOSTURE ET RÉBELLION. À propos d'un ouvrage de Ma?arûf RoussâfîAbdou Filali-Ansary P.U.F. | Diogène 2009/2 - n° 226pages 72 à 85

ISSN 0419-1633

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-diogene-2009-2-page-72.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Filali-Ansary Abdou, « Imposture et rébellion.  » À propos d'un ouvrage de Ma?arûf Roussâfî,

Diogène, 2009/2 n° 226, p. 72-85. DOI : 10.3917/dio.226.0072

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Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F..

© P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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IMPOSTURE ET RÉBELLION. À PROPOS D’UN OUVRAGE DE MA‘ARÛF ROUSSÂFÎ

par

ABDOU FILALI-ANSARY

Au premier abord, les notions d’imposture et de rébellion ne pa-raissent pas aller ensemble. Elles ne forment pas, dans notre ima-ginaire, un « couple naturel » au même titre que « crime et châti-ment » ou « apogée et décadence ». L’imposture s’oppose peut-être àla véracité ou à l’honnêteté. La rébellion s’oppose à la soumissionou à la résignation. Les deux toutefois semblent entretenir uneégale distance avec une troisième : la modération. Il est peut-êtredes situations où l’une appelle l’autre : quand l’imposture est soute-nue par la force aveugle, la rébellion devient inévitable. Les deuxsont alors des excès qui s’imposent lorsque la modération – la voiemoyenne – se révèle inaccessible. C’est ce qui vient à l’esprit lors-qu’on considère le cas du poète irakien Ma‘arûf Roussâfî (1873–1945) et sa réaction face à certaines conceptions qui se sont impo-sées dans les contextes musulmans. Son œuvre est incontestable-ment un acte de rébellion contre certaines narrations des momentsfondateurs de l’islam. Ces narrations véhiculées par le clergéconstituent à ses yeux une véritable imposture dès lors que l’on seréfère aux sources à partir desquelles elles sont construites.

Ma‘arûf Roussâfî est connu comme un poète qui allie grandepuissance d’évocation, superbe maîtrise linguistique et stricteadhésion aux formes classiques. Certains de ses poèmes font partiedu bagage essentiel de tout écolier, ainsi qu’en ont décidé les édu-cateurs de la deuxième moitié du XX

e siècle. Il figure donc dans lesmanuels, anthologies et toutes sortes de compilations consacrées àla littérature arabe contemporaine. Il y figure exclusivement entant que poète et homme de lettres.

Cette image vient d’être sérieusement brouillée par la décou-verte d’une œuvre qui a jusqu’à présent échappé à l’attention dugrand public : La personnalité de Mohammed ou l’élucidation de

l’énigme sacrée ( !"#$% &'()% *+ ,- ./"01$% .2345)% 6789 ). Cet ouvrage, écritpar Roussâfî vers la fin de sa vie, vient enfin de trouver un éditeur.Terminé en 1933 (il est signé du 5 juillet 1933 à Falloujah, un topo-nyme qui revient souvent de nos jours), il n’a été publié qu’en 2002.Durant près de soixante-dix ans, aucun éditeur n’a osé le publier.Celui qui vient de le faire est quasiment inconnu dans le monde de

Diogène n° 226, avril-juin 2009.

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l’édition ( !"#$ %$&'()*, Cologne, Allemagne)1. On savait que Ma‘arûfRoussâfî avait un tempérament de rebelle. Mais on n’avait pas uneidée réelle de l’étendue de sa rébellion.

Le serment du rebelle

Roussâfî ouvre son ouvrage par un serment surprenant, aux ac-cents provocateurs. Imitant la formule rituelle par laquelle les mu-sulmans ouvrent leurs discours « Au nom de Dieu, le Tout Miséri-corde, le Miséricordieux », il clame « Au nom de la Vérité absolue etinfinie, Louange à elle. Que ses prières et sa paix nouscomblent2… »

Dans la suite de ce serment, il reconnaît avoir divinisé l’histoireet voulu dédier son œuvre poétique à la postérité, justement pourentrer dans l’histoire. Mais il déclare avoir vite découvert qu’elleétait le lieu du mensonge et le véhicule des passions aveugles. Ilcite des extraits d’un poème qu’il a intitulé La divagation de l’his-toire, où il décrit son parcours en termes de rejet d’une foi etd’adoption d’une autre. Rejetant la « fausse » divinité, il se tournevers la Vérité, qu’il place au-dessus de tout, y compris de ce qui esttransmis et vénéré par les ancêtres. Son dieu, nous en sommesavertis dès le départ, est la vérité. Sa religion est la recherche de lavérité. Il la tient pour seule instance sacrée, la seule qui mérited’être adorée. Comme un fervent adorateur, il n’est pas sûr d’y par-

1. L’ouvrage a connu bien des aléas. Avant d’être publié, plusieurs copiesmanuscrites ou dactylographiées ont circulé en Irak. Une copie a été dépo-sée à la bibliothèque de l’université Harvard aux États-Unis. Un ouvrageen persan publié à Beyrouth (probablement en 1974) semble en être « lar-gement inspiré », au point d’être tenu pour une traduction libre, compor-tant des aménagements sous forme de suppressions et d’ajouts. Cet ou-vrage a été traduit en anglais et publié sous le titre Twenty Three Years :A Study of the Prophetic Career of Mohammad. Le traducteur, F. R. C. Ba-gley, l’attribue à Ali Dashti (1985), critique littéraire et activiste politiqueiranien, qui le lui aurait confié, tout en lui demandant de ne publier la tra-duction anglaise qu’après sa mort (+,-.$ /0(1$ du 22 juin 2005).2. « Au nom de la Vérité absolue et infinie, Louange à elle. Que ses prières et sa paix nous comblent,… J’écrivais pour l’histoire, en lui accordant une valeur telle que je lui dédiaistout ce que j’écrivais. Mais la vie révèle à l’homme divers faits et le fait pas-ser d’un état à un autre. Ainsi la vie m’a-t-elle conduit à déprécier l’histoireet à lui denier toute portée, ayant découvert qu’elle était le foyer du men-songe, le lieu de l’erreur et le véhicule des passions des uns et des autres. »

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venir ni d’accéder à ses faveurs, mais il se console de ne rien re-

chercher en dehors d’elle.

Ce qu’il appelle « l’histoire » est plutôt l’ensemble de narrations

véhiculées principalement par le clergé. Lui-même travaille à dé-

fendre une forme d’histoire qui s’ancre dans l’étude critique des

textes de référence plutôt que dans des mythes tardifs. L’impos-

ture, selon lui, réside dans ce qu’on pourrait appeler la « vulgate

populaire », la version fortement mythique qui s’est imposée dans

la conscience collective des musulmans. Sa rébellion vise à lui sub-

stituer une forme d’enquête historique qui serait plus fidèle aux

sources et plus acceptable pour la raison.

L’ouvrage est massif (760 pages) mais n’a rien d’un traité sa-

vant. Il ne ressemble pas aux écrits des ulama traditionnels. Il n’a

rien non plus d’un travail de chercheur moderne. Sans être « struc-

turé » selon une logique donnée, il se présente comme une évoca-

tion critique des récits portant sur la vie et l’œuvre du Prophète,

dans un ordre à peu près chronologique mais avec de longues di-

gressions, des répétitions, des affirmations se justifiant par

d’autres qui surviennent à d’autres endroits du texte. Les moments

sont évoqués tour à tour et soumis à un examen souvent sommaire

et aux conclusions sans appel. Le ton n’est pas celui du savant,

qu’il soit ancien ou nouveau. L’emportement, l’irritation, les juge-

ments catégoriques dominent. Les formules sont irrévérencieuses.

Non que le Prophète soit attaqué ou vilipendé. Au contraire, il est

traité avec les plus grands égards : « Le plus grand de tous les

grands hommes », « Celui qui a mené la plus grande révolution

dans l’histoire de l’humanité »… sont autant d’expressions qui re-

viennent souvent dans le texte. L’admiration du poète pour le Pro-

phète est sans bornes. Mais c’est une admiration qui n’a rien de re-

ligieux, en ce sens qu’elle ne repose sur aucune des représentations

admises par le croyant. Le titre de l’ouvrage La personnalité de

Mohammed ou, littéralement, Le livre de la personnalité moham-

madienne : élucidation du mystère sacré, est très indicateur. L’au-

teur cherche à dissiper un mystère en réduisant l’aura sacrée qui

enveloppe le personnage du Prophète. Il se propose de percer le

voile tissé par les narrations pieuses, telles qu’elles ont été incorpo-

rées dans les traditions religieuses, pour découvrir le personnage

tel qu’on peut le reconstituer à partir des fragments qui ont été

conservés. Son approche peut être décrite comme une tentative de

réduire le sacré qui entoure le personnage religieux pour retrouver

la personne historique, telle que la raison peut l’entrevoir à travers

l’examen critique des fables véhiculées par la tradition.

L’auteur aligne les récits dans leur forme la plus crue, sans

chercher à en atténuer l’effet, ni à justifier quoi que ce soit dans les

comportements du Prophète et de ses contemporains. La société où

le Prophète a vécu se révèle être marquée par les formes les plus

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extrêmes de violence. Si, comme le veut le dicton, l’islam est né

« sous les lumières de l’histoire », on peut dire que cette histoire ré-

vèle des formes de cruauté, des extrêmes de cynisme devant les-

quels on ne peut s’empêcher de frémir. Aucun personnage, aucun

acteur n’arrive à se soustraire à la violence dominante, y compris

les Compagnons du Prophète, tels que ‘Abou Bakr, ‘Umar ou ‘Ali.

Dans cet ouvrage, ces figures prestigieuses révèlent un visage peu

familier pour celui qui a baigné dans l’hagiographie traditionnelle.

Le Prophète se distingue de son entourage moins par des mœurs

différentes que par une vision s’élevant au-dessus des passions, des

violences, des trahisons. Cette vision ne l’empêche pas d’être pris

dans le cours des événements. Il est lui-même emporté par les plus

violentes colères et se montre sensible à des formes de superstition,

des désirs, des phantasmes qui le placent résolument dans le mi-

lieu où il a vécu. Roussâfî souligne un certain nombre de traits de

caractère qui, considérés indépendamment des significations reli-

gieuses qui leur ont été attribuées, font du Prophète une personne

bien humaine et bien de son temps. Ainsi présente-t-il comme des

phantasmes d’enfance qui se poursuivent à l’âge adulte les récits,

nombreux, où des inconnus (parfois des hommes habillés en blanc,

parfois des anges) s’emparent du Prophète, ouvrent sa poitrine,

lavent son cœur et partent après s’être assurés que toutes les im-

puretés avaient été purgées de son corps et de son âme. De même,

à divers endroits de l’ouvrage, l’auteur insiste sur la force du senti-

ment tribal chez le Prophète, malgré le caractère universel de son

message. Cet attachement à la tribu expliquerait maints faits et

gestes du Prophète et relèverait d’attitudes dominant le milieu où

il vécut. Les explications théologiques qu’on leur a trouvées par la

suite seraient de l’ordre de l’imposture. Reconnaître la force du

sentiment tribal n’enlèverait rien, selon Roussâfî, à la force et au

génie du Prophète.

Il en est ainsi de son attrait pour les femmes, qu’il n’arrivait pas

à réprimer, comme des rapports conjugaux tumultueux et « étalés

sur la place publique », que l’entourage du Prophète reconnaissait

déjà comme tels. Ce serait pure hypocrisie que de vouloir y voir

autre chose que ce qu’ils étaient. Le tout montre, selon Roussâfî,

un homme dont l’ego pèse lourdement sur la vision, constituant par

cette articulation une personne au charisme et à la force inouïs.

Malgré son caractère violent, l’ouvrage avance certaines thèses

intéressantes sur des questions fondamentales. Il propose en pas-

sant des conceptions hardies de l’histoire religieuse et la théologie.

Il avance une théorie de la révélation en nette rupture avec les

conceptions « orthodoxes » et même avec les narrations admises en

dehors des cercles des fidèles. Il prend des positions extrêmes à

l’égard des dogmes de l’inimitabilité du Coran ( !"#$%&' ()*%+, ), de l’ori-

gine divine des commandements coraniques et de l’infaillibilité du

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Prophète. Ses sources sont toutes internes aux traditions musul-

manes, qu’il exploite de la meilleure manière, sans utiliser aucune

des grilles de lecture adoptées depuis le XVIIe et XVIII

e siècles. Il se ré-

fère exclusivement aux grands traités écrits par les maîtres de l’or-

thodoxie et fait preuve même d’une certaine servilité à l’égard de

traditions qui aujourd’hui paraissent discutables.

La violence comme toile de fond

L’histoire qu’il restitue, par recollection d’anecdotes diverses

puisées dans les ouvrages classiques, est brutale. Elle égrène les

faits et gestes sans les dispositifs permettant de leur donner une

signification religieuse et d’atténuer leur violence. Ainsi l’auteur

soutient que le Prophète institue lui-même la peine capitale à l’en-

contre de tous ceux qui profèrent des invectives à son égard. Il fait

assassiner les poètes qui le dénigrent. Aussi instaure-t-il la tradi-

tion de tenir sa personne pour sacrée et de punir de mort tous ceux

qui le persiflent. De manière générale, l’intrigue, le mensonge, les

liquidations physiques et tout ce qu’on lie généralement à la Real-

politik sont omniprésents. Les adversaires du Prophète y ont re-

cours pour défendre des privilèges acquis, tels que ceux que déte-

naient les grandes familles de La Mecque de par leur position de

gardiens du temple. La nouvelle religion leur est aussitôt apparue

comme une menace majeure. De son côté, le Prophète a recours

aux mêmes procédés pour réaliser son grand projet, sa vision qui

était d’un tout autre ordre.

En effet, tous les comportements du Prophète émanent de sa vi-

sion. Il est, nous dit Roussâfî, un homme chez qui triomphe l’intelli-

gence première, la raison naturelle. Il sait maîtriser sa raison

« culturelle », l’intelligence acquise de par l’immersion dans un mi-

lieu donné. De cette manière, l’auteur introduit en quelque sorte

une théorie de l’entendement qui lui permettra d’expliquer la pro-

phétie. La plupart des hommes pensent à travers les catégories

transmises par la culture où ils baignent. Leur raison s’exerce à

travers une langue dont les termes sont déjà chargés de significa-

tions. Ils ne peuvent en aucun cas raisonner en dehors de ces signi-

fications. Ils peuvent certes adopter ou rejeter certaines concep-

tions, prendre du recul par rapport à telle ou telle vision, avoir, par

exemple, des attitudes critiques à l’égard de tel ou tel aspect de

l’héritage de leurs ancêtres ou des traditions de leurs propres socié-

tés, mais de manière partielle. Ils restent, qu’ils le veuillent ou non,

prisonniers des « moules » qui façonnent leur intelligence et cana-

lisent leurs activités intellectuelles. Seuls quel-ques individus réus-

sissent à transcender ces moules et à réfléchir hors des cadres de

leur culture et de leur langue. Ces individus accèdent à des concep-

tions qui leur permettent de relativiser les catégories de leur

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culture, de prendre des distances à l’égard des croyances et des sys-tèmes de valeur qui prévalent dans leur environnement, quelle quesoit l’aura sacrée qui les entoure ou l’autorité qu’on leur prête.

Le Prophète était bien entendu l’un de ces rares individus. Il apris du recul par rapport à sa société et son temps, pour voir lemonde et l’histoire du point de vue de la totalité. Il a ainsi comprisque la divinité est la totalité de l’être, qu’elle est, comme le disentles soufis, l’unité de l’étant. L’unité de l’être devient accessible àceux qui parviennent à se détacher de leur situation particulière.Ce don est relativement répandu : l’intuition de l’Un devient pos-sible et est atteinte effectivement par un nombre important d’hom-mes à travers les âges et les cultures. Mohammed, qui reconnais-sait ce fait, alliait à cette intuition une imagination puissante, unsens de la mise en scène, la capacité de s’adapter à des contexteschangeants et, surtout, une vision grandiose. Ses « visions » lui per-mettaient d’atteindre le point de vue divin, comme le montre trèsbien un verset coranique. Roussâfî utilise ce verset pour montrer ladifférence entre la position du Prophète et celle d’un grand mys-tique comme El Hallaj. Contrairement au mystique qui sentaitl’Un ou le Vrai se fondre dans son individualité, le Prophète sentaitson individualité se dissoudre dans le divin :

Si vous demandez : Mohammed dit-il vrai lorsqu’il affirme que leCoran est révélé par Dieu et qu’il est parole de Dieu et non sa parolepropre ?

Je répondrais : votre question est légitime, mais la sincérité de Mo-hammed est manifestée par son accès à l’unité de l’Être, au-delà del’entendement des foules et tel que l’exprime notre affirmation : « Iln’est d’être que Dieu ». Nous avons déjà mentionné que Mohammedavait des dons qui lui permettaient de se soustraire à son existencepartielle et de se fondre dans l’Être total, absolu et infini, donc d’êtreentièrement emporté dans cet Être et oublier son ego. Les paroles qu’ilprononce à ces moments sont des paroles divines et ses actes sont desactes de Dieu. Il jette la pierre aux infidèles lors de la bataille de Badret dit que c’est Dieu qui leur jette la pierre. Il met sa main au-dessusdes mains de ceux qui lui prêtent allégeance à Houdaybiya et dit quec’est la main de Dieu qui est au-dessus de leurs mains. Il bouche lestrous de sa mosquée [à Médine] et dit que ce n’est pas lui qui l’a faitmais que c’est Dieu qui a bouché les trous. Dans tous ces moments, ildit vrai comme l’admettent tous ceux qui reconnaissent qu’il n’y a au-cune divinité autre que Dieu.

Si vous dites : tous les êtres sont, vis-à-vis de l’Être absolu, dans lamême position que Mohammed – comment alors et pourquoi devrait-ils’en distinguer par le fait que sa parole et ses actes soient divins ?

Je répondrai : Mohammed n’est pas un cas distinct, car en fait sedistinguent tous ceux à qui des dons et une capacité d’entendementparticuliers permettent de se soustraire à l’existence partielle et de sefondre dans l’Être total, absolu, éternel et infini. Ceux qui ont ces qua-lités sont comme Mohammed et ont le droit de proclamer les mêmes

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choses, à condition qu’ils sortent de leur finitude et se fondent dansl’Être absolu. Autrement, ils tomberaient dans l’erreur commise par Al-Hallaj lorsqu’il a mis en avant son « moi », disant : « Je suis le Vrai »,signifiant par là le contraire de ce que Mohammed a exprimé quand ila nié son « moi » représentant son être partiel, qui en fait n’est pasl’Être. Mohammed a dit le contraire de ce que Al-Hallaj a prétendu. Il adit : « Ce n’est pas moi qui jette [la pierre], mais c’est Dieu qui le fait ;ce n’est pas moi qui dit mais c’est Dieu qui dit, etc. ». C’est ce que nousvoulions dire sur cette question et il vous revient de juger par vous-mêmes de ce que vous avez là. » (Roussâfî 2002 : 414-415.)

Le sens de la mise en scène est visible dans les situations où leProphète se fait admonester par Dieu. On pourrait se demander –et on s’est effectivement demandé – pourquoi le Prophète, élu deDieu pour être son messager, recevait des révélations où son com-portement était dénoncé et d’autres où ses passions étaient récon-fortées. Roussâfî voit dans ces versets la preuve d’un art consom-mé, un dédoublement qui vise, à travers la réprimande du Pro-phète, à renforcer l’idée de l’altérité de la voix qui s’exprime dans leCoran. Cet « art » se voit également, selon Roussâfî, dans ces situa-tions où le Prophète dit « voir » se produire des choses de l’autrecôté de la réalité, dans l’autre monde. A une mère qui voit son filsmourir sur le champ de bataille, il déclare le voir déjà reçu au pa-radis. Sa description est si forte que la mère part soulagée.

Certes, le Prophète ne produit aucun miracle matériel, malgréles défis et les injonctions de ses adversaires. Il n’a jamais préten-du avoir un pouvoir surnaturel ni accéder à la clef des mystères del’Être ( !"#$% ). Il n’en avait pas besoin, estime Roussâfî. La puissancedivine se manifeste à travers les lois de la nature et leur caractèrerégulier et implacable. Le Coran était le seul miracle de Moham-med. L’effet qu’il a produit, la persuasion qu’il a suscitée et lesgrandes transformations auxquelles il a donné origine au fil del’histoire étaient bien plus puissants que toute autre « prouesse »allant à l’encontre du cours naturel des choses.

Le Coran aurait dû avoir un titre et ne pas être simplement ap-pelé « la lecture » ou « la récitation ». Il aurait pu être intitulé « Mo-nothéisme et polythéisme » ou bien « Le livre de l’effet par la répé-tition ». Son effet a été tel qu’on n’y a pas vu l’œuvre d’un homme,pas plus qu’on ne l’a considéré comme le livre de Mohammed. Lesrépétitions, les boucles ont été tenues par les commentateurs pourdes preuves d’inimitabilité, de supériorité absolue par rapport auxdiscours humains. Il n’empêche que la voix divine y a été entenduepar ceux qui savent écouter et aller au-delà des formes matérielleset des imperfections de celle-ci. Des imperfections qu’il voit nom-breuses dans le fond et dans la forme des versets coraniques. Rous-sâfî n’hésite pas à répéter, lorsqu’il cite des versets coraniques :« Mohammed a dit dans son Coran »…

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IMPOSTURE ET RÉBELLION 79

Le projet du Prophète

Mohammed était donc capable de voir le monde « selon l’unité »,de le considérer d’un point de vue transcendant les limites d’uneculture particulière. Il était de surcroît animé d’une imagination etd’une volonté hors pair. Il a conçu pour les siens, pour son peuple,un projet grandiose qui devait les sortir de leur marginalité et lesfaire entrer dans l’histoire par la grande porte. Du temps du Pro-phète, les Arabes se sentaient des exclus dans leur région, considé-rés comme des « sauvages », rejetés et méprisés par les grandes ci-vilisations qui les entouraient (la Syrie byzantine, la Perse sassa-nide, l’Éthiopie). Grâce à l’adhésion à une foi commune, à l’adop-tion d’un code de comportement et à des formes d’action détermi-nées, ils pouvaient s’élever au-dessus de ces peuples et même lessoumettre. Le Prophète avait trouvé, répétait-il souvent à ceux quivoulaient bien l’entendre, le moyen d’accéder à une supériorité in-discutable, de compenser un état de faiblesse apparemment insur-montable et de remédier à la division et l’attardement dont souf-fraient les Arabes. La religion qu’il prêchait était le moyen de créerune société nouvelle, une communauté d’un type inédit qui devaitintégrer les peuplades de l’Arabie, leur faire dépasser l’état de per-pétuelle guerre interne et d’anarchie dans lequel ils vivaient etleur faire conquérir les empires voisins, aussi puissants qu’ils leurparaissaient être. On pourrait se demander, en voyant Roussâfî en-foncer son point à force de propos attribués au Prophète, si ce der-nier ne serait pas le visionnaire d’une nouvelle forme politique, oùl’empire n’est pas un territoire ou une collection de peuplades sou-mis par la force, mais un groupe humain mobilisé par un projet degrande portée et rendu homogène par l’adhésion à un ensemble decroyances, à un système de valeurs et de régulations. On peut sedemander, en d’autres termes, s’il était le visionnaire d’une formed’intégration politique dépassant de loin celle qui réunissait leshommes et les sociétés de l’époque : une intégration où la religionmonothéiste et l’éthique qui lui était associée constituaient le ci-ment, le fondement de l’ordre social et politique. Mohammed était-il le génial précurseur du nationalisme, voire d’un État fondé surl’idéologie ? En tout cas, nous dit Roussâfî, son ambition n’était pascomparable à celle d’un prédicateur, d’un moralisateur ou d’un fon-dateur d’empire. Il voulait être le créateur de quelque chose debien plus grand, d’une forme de sociabilité et de pratique politiqueque l’humanité n’avait jamais connue auparavant.

Une autre preuve de l’écart qui séparait son projet de ceux quil’avaient précédé se trouve dans certains de ses comportements.Rappelons à titre d’exemple qu’il ne réclamait pour lui aucun desprivilèges ni des dignités que s’accordent les rois ou les prophètes.En associant son nom à celui de Dieu dans toutes les prières et in-

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vocations, il voulut à la fois obtenir l’obéissance immédiate et to-

tale de ses contemporains et se donner une présence toute particu-

lière dans la mémoire des hommes. Pour le dogme monothéiste il

aurait suffi de garder la première profession de foi ( !"#$% ) : « Il n’est

de dieu autre que Dieu ». Le fait d’y ajouter un autre élément

(« Mohammed est le messager de Dieu ») pourrait constituer une

atteinte au principe monothéiste, mais exprime la particularité du

message.

De même, il n’a pas recherché le pouvoir pour sa proche paren-

té, mais seulement des égards particuliers ( !"&'(, un traitement ai-

mable). Il a voulu réserver le pouvoir suprême à sa parenté élargie,

sa tribu, et préserver les privilèges dont elle jouissait de son temps,

et ce malgré l’hostilité dont il avait été la cible au début de sa pré-

dication. Roussâfî considère comme authentique un hadîth du Pro-

phète qui spécifie que le califat (la succession du Prophète à la tête

de la communauté) doit être circonscrit à Qureich, la tribu dont il

était issu. Même un rite aussi essentiel pour les musulmans que le

pèlerinage émanerait de la volonté de garder à la tribu du Pro-

phète les privilèges et les ressources qu’elle tirait de sa position de

gardienne des lieux saints. De même, lorsque, après la destruction

des idoles qui peuplaient le temple de La Mecque, les polythéistes

ne pouvaient plus accéder aux lieux saints, la capitation ( )*+,- ) au-

rait été instaurée pour compenser Qureich de la perte de revenus

qu’elle venait de subir. Le maintien de rites pratiqués avant l’islam

(le pèlerinage annuel, le ./ ) et l’instauration de la capitation

n’avaient, selon Roussâfî, rien à voir avec les raisons et justifica-

tions que les théologiens leur ont trouvées par la suite. Là le poète

semble aller trop loin. Le Prophète aurait-il trouvé certains rites

préislamiques dignes d’être maintenus, comme l’affirment certains

auteurs classiques ?

Rébellion et transgression

Jusque-là, Roussâfî s’est élevé, avec la plus grande véhémence,

mais aussi au moyen d’un dépouillement minutieux des narrations

qui nous sont parvenues, contre les représentations qui se sont in-

crustées dans la conscience des musulmans. Il ne s’arrête pas là.

Il insiste sur le fait que le Coran a été transmis « par le sens » et

non pas à la lettre, du temps du Prophète et pendant les décennies

qui ont suivi la mort de ce dernier. Les premiers musulmans mé-

morisaient le sens des versets et les reproduisaient avec une cer-

taine liberté quant à la lettre. La systématisation, l’unification de

la lettre auraient été imposées plus tard. Le Coran lui-même sou-

ligne, insiste Roussâfî, que la Révélation est descendue sur le cœur

de Mohammed et n’a pas été dictée à ses oreilles.

Il va encore plus loin lorsqu’il s’attaque directement à d’autres

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IMPOSTURE ET RÉBELLION 81

dogmes essentiels, tel celui de l’inimitabilité du Coran ( !"#$%&' ()*%+, )

et de l’origine divine des commandements coraniques. Il consacre

de longs développements à montrer que toute œuvre originale est

inimitable, qu’aucune imitation ne peut atteindre le niveau de l’ori-

ginal, quel que soit l’original, et que l’originalité d’une œuvre ne

saurait être, comme l’ont avancé les théologiens musulmans, une

preuve de son origine divine. Mais il va bien plus loin que cela. La

qualité des versets coraniques n’est pas égale, estime-t-il.

Exemples à l’appui, il cherche à montrer que certains sont remar-

quables alors que d’autres seraient plutôt pauvres. En règle géné-

rale, si le Prophète a su impressionner certains de ses contempo-

rains, son argumentation a été plutôt faible et discutable. Les fré-

quentes objections auxquelles il devait faire face, comme il ressort

du Coran lui-même, n’étaient pas dues seulement à l’arrogance de

ses interlocuteurs, mais tout autant à l’audace de ses « demandes »

ou prétentions et à la faiblesse de ses arguments. Il a pu faire ac-

cepter ses narrations à ses proches grâce à son charisme, mais seul

le recours à la force a pu faire taire les récalcitrants. Il est vrai,

constate l’auteur, que l’irrationnel a toujours été la marque des

croyances religieuses. Le surnaturel, pourtant absent dans les faits

qui ont marqué la vie du Prophète et les moments fondateurs, est

réintroduit en force dans les conceptions véhiculées par les tradi-

tions religieuses. Du temps même du Prophète, certains hommes

ont cru « parce que c’était impossible à croire ».

Les commandements coraniques et les prescriptions qui en ont

été tirées sont également soumis à une critique dévastatrice. Cer-

tains sont estimés arbitraires, injustifiables, empruntés littérale-

ment à d’autres traditions religieuses ou tout juste exprimant des

mesures de conjoncture. De longs développements sont consacrés

au déséquilibre, qu’il trouve frappant, entre les sanctions prévues

pour l’adultère ( )-.%&' ) et la diffamation ( /0$%&' ). La première, incom-

prise au premier abord, a rencontré des difficultés d’application du

temps du Prophète. Les mariés, hommes et femmes, accusés

d’adultère sont passibles de la peine de mort par jet de pierres, une

sanction qui aurait été empruntée à des traditions juives. Or les

conditions édictées pour prononcer la peine sont pratiquement im-

possibles à réaliser (deux témoins doivent avoir assisté à la

consommation de l’acte). Roussâfî trouve paradoxale la situation

créée par ces prescriptions. Le mariage n’a jamais protégé contre la

tentation, même chez les individus les plus disciplinés. Il lui vient

alors la question suivante : pourquoi ouvrir les voies de l’abus et

sanctionner ceux qui les empruntent ? De nombreux maux sociaux

lui paraissent découler d’interdits religieux à la fois arbitraires et

sévères. La discipline imposée à la société au moyen de ce genre de

prescriptions conduirait à davantage de dépravation morale et fe-

rait naître des vices plus graves que ceux qu’elle est censée répri-

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mer. En fait, les excès et l’irrationnel auraient une efficacité cer-

taine sur le plan historique, comme l’a prouvé l’évolution ulté-

rieure, sans que l’on puisse pour autant démontrer la légitimité ou

le fondement divin des prescriptions mises en œuvre.

Un ouvrage inopportun ?

Faut-il regretter qu’un tel livre ne circule pas largement au sein

des sociétés musulmanes ? Faut-il estimer qu’il représente un dan-

ger pour la foi ou pour l’ordre public ? Certes, il s’attaque violem-

ment aux dispositifs essentiels des doctrines religieuses, et même

au-delà, à des conceptions admises en dehors des cercles religieux.

Il rejette totalement la théorie orthodoxe de la prophétie comme

transmission passive. Il souligne que cette conception n’a pas tou-

jours prévalu chez les ulama, les clercs religieux. De cette manière,

il montre l’historicité de l’orthodoxie. Il propose une conception de

la mission du Prophète qu’il estime plus fidèle aux sources et plus

conforme aux exigences élémentaires de la raison. Il propose une

lecture « désenchantée » ou « dé-mythologisée » de la vie et de

l’œuvre du Prophète. Le Prophète en sort diminué du côté des

« prouesses » surnaturelles mais bien plus humain et admirable

comme visionnaire et comme meneur d’hommes.

Il faut remarquer que l’auteur ne mobilise aucune des théories

ayant émergé récemment dans le domaine des sciences humaines

et sociales, même si sa conception du monde est clairement infor-

mée par les théories scientifiques circulant au début du XXe siècle,

comme la théorie de la relativité ou le darwinisme. Il est équipé

plutôt d’une excellente maîtrise de la langue arabe, d’un solide

sens commun, d’une culture générale honnête et surtout d’une exi-

gence de rigueur que rien ne tempère. Il mentionne bien sa

connaissance du turc et cite des vers en persan. Il fait état d’une

ouverture aux débats de son temps, qu’il suivait à travers des re-

vues d’excellente tenue publiées dans le monde arabe à l’époque.

La combinaison entre honnêteté intellectuelle et emportement ex-

cessif est ce qui frappe le plus dans ses prises de position. Ses at-

taques contre les chiites, les Persans et les « convertis juifs » consti-

tuent une autre face, moins brillante, de sa personne. Il n’empêche

que l’auteur fait état, souvent par allusion, d’une conception que

l’on peut considérer comme différente des visions « orthodoxes »,

dans le sens d’une épuration de l’orthodoxie des éléments my-

thiques, surnaturels, apologétiques. Pour lui, le divin est omnipré-

sent. Il est la totalité de l’être et il est irréductible aux parties, aux

lieux, etc. Sa conception est celle qui a été adoptée par nombre de

mystiques et de philosophes musulmans des temps classiques –

une sorte de panthéisme à la Spinoza, mais sans le système déve-

loppé par ce dernier. La fonction de messager de Dieu est profondé-

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IMPOSTURE ET RÉBELLION 83

ment revisitée. Il n’est pas un agent passif, appelé par la HauteInstance à délivrer une bonne nouvelle et des avertissements, maisplutôt un être à l’écoute de l’Être absolu et en mesure de concevoirun projet grandiose, en rupture avec la pensée de son temps. Ceprojet vise à la création d’un nouvel ensemble humain marqué parune mission historique : unifier des peuplades éparses, détruiredes empires « locaux » à caractère ethnique et leur substituer unensemble plus vaste, fondé sur des croyances communes et sur desprincipes éthiques à la portée universelle.

La vision attribuée au Prophète incorpore un sens politique fortet une grande dose de réalisme : l’homme est à la fois corps et es-prit. La politique est faite de principes éthiques et de sentimentségoïstes. Dans le projet conçu par le Prophète, croyances, apparte-nance et appétits se combinent de façon à produire le plus grandeffet dans l’histoire. Le Prophète ne cherchait pas à créer un em-pire pour lui-même, mais à éterniser son nom comme l’humain quia été le plus proche du divin, celui qui a conçu pour l’humanité unprojet lui ouvrant les voies d’une « renaissance » ainsi que des hori-zons nouveaux. Tel qu’il en ressort, le Prophète n’est pas un hom-me qui reçoit une dictée de Dieu, mais un homme qui perçoit le di-vin autour de lui, dans la nature et au plus profond de lui-même, etqui est doté d’un sens historique aigu. Il en arrive à concevoir unnouveau départ pour l’humanité.

L’auteur paraît être, d’une certaine manière, proche de Ali Ab-derraziq (1994). Comme lui, il possède une culture traditionnelle,mais porte en même temps une forte exigence de rationalité. Il faitétat d’une réelle ouverture d’esprit, mais ne montre aucune in-fluence directe des théories modernes, telles qu’elles ont émergé enOccident. Il partage avec Ali Abderraziq l’idée que la critique histo-rique peut aider à distinguer les principes de leur mise en œuvredans l’histoire. Roussâfî va toutefois plus loin, puisqu’il pratiqueune véritable désacralisation de la personne du Prophète. Mêmes’il en fait un héros unique dans l’histoire de l’humanité, et lui at-tribue ainsi une autre forme de sacralisation, il le dépouille de l’au-ra religieuse, des traits de caractère et du rôle qu’il joue dans l’ima-ginaire populaire.

A n’en pas douter, l’ouvrage de Roussâfî représente l’assaut leplus décisif contre l’orthodoxie qui ait été porté, dans les temps mo-dernes, depuis l’intérieur. Son expression est des plus explicites.Même le statut hors pair qu’il accorde au Prophète n’atténue enrien la gravité de ses attaques. Faire du Prophète un génie politico-religieux, une Raison qui émerge et se déploie dans l’histoire, quiemprunte les détours du négatif pour réaliser l’affirmation la plusaccomplie de l’Être, alléguant l’inspiration divine mais en fait accé-dant, par une sagesse toute humaine, au divin qui se révèle dans lanature et dans l’histoire, c’est aller à l’encontre de tout ce que les

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traditions musulmanes, dans leur grande diversité, ont soutenu.

Dans son emportement, l’auteur s’en prend à des personnages his-

toriques prestigieux mais qui lui paraissent douteux et mal dispo-

sés à l’égard de la religion à laquelle ils venaient d’adhérer. Il s’en

prend violemment aux chiites, d’abord en reprenant à son compte

les arguments des polémistes sunnites à l’encontre des prétentions

de Ali ibn Abi Talib, puis en adoptant les préjugés les plus pri-

maires contre leurs rituels et en général contre leur religiosité. Il

ignore totalement les traditions savantes du chi‘isme et se montre

ainsi étonnamment cloisonné dans la culture des lettrés sunnites.

Quel effet peut-on en attendre sur les musulmans aujourd’hui ?

Face à une conscience traumatisée par des agressions, dont cer-

taines sont réelles et certaines probablement imaginaires, il est dif-

ficile de croire qu’une montée aux extrêmes, comme celle qu’accom-

plit Roussâfî, puisse « éveiller des consciences » ou « sortir de leur

sommeil idéologique » les sociétés musulmanes. Ces dernières

risquent plutôt de ressentir un choc profond, une atteinte ou une

blessure grave au niveau du sacré le plus enraciné dans les

consciences, même chez ceux qui sont peu attachés à la lettre des

textes ou aux prescriptions de l’orthodoxie. Elle risque donc de ren-

forcer le rejet d’une enquête rationnelle et de lectures modernes du

patrimoine religieux. Les musulmans projettent peut-être sur le

Prophète un personnage « mythifié » (bien que les faits mentionnés

par Roussâfî ne leur soient pas inconnus, mais simplement insérés

dans des narrations qui leur donnent de tout autres significations),

mais les conditions leur permettant d’avoir un débat serein ne sont

pas réunies (Bilgrami 2003).

Ce sont ces conditions qui conduisent à se poser la question :

jusqu’à quand les musulmans auront-ils à choisir entre des impos-

teurs, tels ceux qui répètent les formules de l’orthodoxie tardive, et

des rebelles, qui rejettent le tout d’un bloc ? Quand sera-t-il pos-

sible d’engager un débat ouvert sur les questions sensibles de la re-

ligion, à la fois par la mobilisation de recherches et de travaux à

jour et dans le respect des symboles d’un éthos éthique puissam-

ment ancré dans les consciences et dans les exigences incontour-

nables de la raison ? Un tel écrit, aussi irrévérencieux qu’il soit, de-

vrait avoir un droit de cité dans la conscience des musulmans. Il

n’est du reste pas le premier dans l’histoire. On prête à certains au-

teurs classiques, dont les livres ne nous sont pas parvenus, des

écrits du même genre. Mais il est à craindre qu’un tel traité attise

des passions déjà trop violentes et enfonce dans son malaise une

conscience déjà trop malheureuse.

Abdou FILALI-ANSARY.(Institut pour l’Étude des Civilisations Musulmanes, Londres.)

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IMPOSTURE ET RÉBELLION 85

Chronologie de la vie de Ma‘arûf Roussâfî.

1873 Naissance à Roussafa, rive orientale du Tigre à Bagdad.Étudie la langue arabe. Admis à l’académie militaire ottomane,qu’il quitte rapidement.

1908 Voyage à Istanbul pour y travailler comme rédacteur dans unjournal lui permettant d’exprimer ses idées. Aussitôt rejeté, ilretourne en Irak.

1909 Retour à Istanbul comme professeur d’arabe. Fréquente uneécole de prédicateurs religieux.Élu député d’une région irakienne au parlement ottoman.

1921 Rejoint le ministère de l’Éducation en Irak comme sous-direc-teur du comité de traduction.

1923 Publie le journal !"#$ en collaboration avec Ibrahim Hilmi.1924 Nommé inspecteur d’arabe.1927 Nommé professeur d’arabe à l’école d’instituteurs, un poste qu’il

n’apprécie pas.1928 Démission du ministère de l’Éducation nationale.

Élu constamment au parlement irakien. En 1930 il s’oppose, entant que député, au traité anglo-iraquien

1945 Décès.

Références

Abderraziq, Ali (1994) L’Islam et les fondements du pouvoir, nouvelletraduction et introduction de Abdou Filali-Ansary. Paris : La Découverte.

Bilgrami, Akeel (2003) « The Clash within Civilisations », Daedalus:Journal of the American Academy of Arts and Sciences, 132 (3) : 88 -93

Dashti, Ali (1985) Twenty three years: a study of the prophetic career ofMohammad, translated from the Persian by F.R.C. Bagley. Londres :G. Allen & Unwin.

Roussâfî, Ma‘arûf (2002) %&'(()$ *+((,-$ !. /0 12&((34)$ 156((78-$ 9:;((<. Cologne :!3=$ >$?@8A".

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