126
SOMMAIRE. e I. - Opinions antérieures relatives au sujet. 7 I Opinion des chroniqueurs contemporains............................9 2 Appréciation des historiens postérieurs, ...........................10 3 Opinion de M. do Mas Latrie.......................................12 6 Opinion de M. do Wailly- .... ............................... 13 5 Réalité d'une entente entre les Vénitiens et I'Égypw............. 14 6 Nécessité de rechercher cependant une autre cause desévénements de1204..........................................................16 II. - Origine des projets de Philippe de Souabe. 18 7 Préliminaires do la quatrième croisade ............. . .......... j- 13 8 Innocent III en mai 1201.............................................20 OVenise..............................................................23 10 Philippe do Sounhe.. ............................................... 25 11 Évasion d'Alexis, et élection de Boniface comme chef des croisés.....32 12 Hypothèses à déduire de la coïncidence do ces deux faits, ............ 35 In. -. Négociations de 1202. 38 13 Boniface et Alexis à la cour de Philippe do Souabe, puis à Borne.., 33 14 Alexis en Lombardie...............................................44 15 Négociations de Venise ............................................. 45 16 Voyage à flomo de Pierre Capuano et de Boniface....................55 Document II il II II 11111 11111111111111111 0000005564392

Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

SOMMAIRE.

e

I. - Opinions antérieures relatives au sujet.7

I Opinion des chroniqueurs contemporains............................92 Appréciation des historiens postérieurs, ...........................103 Opinion de M. do Mas Latrie.......................................126 Opinion de M. do Wailly- .... .......•........................135 Réalité d'une entente entre les Vénitiens et I'Égypw.............146 Nécessité de rechercher cependant une autre cause desévénements

de1204..........................................................16

II. - Origine des projets de Philippe de Souabe.18

7 Préliminaires do la quatrième croisade ............. . .......... j-138 Innocent III en mai 1201.............................................20OVenise..............................................................23

10 Philippe do Sounhe.. ...............................................2511 Évasion d'Alexis, et élection de Boniface comme chef des croisés.....3212 Hypothèses à déduire de la coïncidence do ces deux faits, ............35

In. -. Négociations de 1202. 38

13 Boniface et Alexis à la cour de Philippe do Souabe, puis à Borne..,3314 Alexis en Lombardie...............................................4415 Négociations de Venise .............................................4516 Voyage à flomo de Pierre Capuano et de Boniface....................55

Document

II il II II 11111 111111111111111110000005564392

Page 2: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

VI SOMMAIRE.

IV. - Pacte de Zara. 60

17 Alexis en AIlemagc et en Hongrie .................................6018 Réception à Zara des envo yés allemands.............................6419 Composition et tendances du conseil des barons ....................6820 Discussion du Pacte ................................................7321 Adoption du pacte..................................................77

V. - Innocent III et les croisés. 79

22 Ambassade des croisés à Rorne'.....................................7923 Résolutions prises par Innocent III .................................8324 Fable do la complicité d'Innocent III ................................so25 Alexis et les croisés à Corfou.......................................8826 Clauses secrètes ajoutées au pacte de Zara..........................9127 Remarque sur les tentatives de désertion des croisés.................93

VI. - Constantinople. 97

28 Restauration d'isaac II et avènement d'Alexis IV...................9929 Boniface et Alexis IV..............................................9930 Boniface et les Allemands à la deuxième prise de Constantinople..,. lot31 Échec de la candidature de Boniface à l'empire ...................... log32 Issue définitive de la rivalité d'innocent III et de Philippe de Souabe. 115

APPENDICE. 124

Kart Hopf et l'entente de Venise avec l'Égypte ...................... 124

Page 3: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

INNOCENT 111PHILIPPE DE SOUABE ET BONIFACE DE MONTFERRAT

EXAMEN DES CAUSES QUI MODIFIÈRENT, AU DÉTRIMENT DE L'EMPIREGREC, LE PLAN PRIMITIF DE LA QUATRIÉIIE CROISADE.

I

OPINIONS ANTÉRIEURES RELATIVES AU SUJET.

La destruction de l'empire grec, en 1204, par les Latins, aété une mauvaise action, et de plus, - au point de vue desintérêts spéciaux que les croisades se proposaient de servir,—une faute politique irréparable. Jamais le plan qui consistaità attaquer les Infidèles au coeur mémo de leur empire, età leur enlever, avec l'Égypte, l'entrepôt dont ils tiraient sanscesse de nouvelles ressources, ne devait trouver réunies au-tant de Conditions de succès. Entrevu par Godefroy de Bouil-lon, et tenté par Amaury P, en 1167 , ce plan qui, plus tard,était entré dans les projets de Richard Coeur de Lion, qui enfindevait s'imposer, pendant prés de cinq siècles, depuis Sanudo 2,,

V. Heyd, Le colonie con;rnerà. d. Itoliata in Oriente, t. II,. p. LIC.« Mente canceperat, si ablatam sibi terrain re ge Francisa recuperaré

4T valeret, coin magna stalo terrain Egypti invadere. » (Sanudo, III, 'xi, 'cap. 1p. 202); cf. Ernoul, p. 338. Outreman (ConstartUnopolis Betgica, p. 124), pr4.tend, sans indication de sources, qu'au lendemain de la prise d'Acre, ce planavait été exposé'à'Philippe-Auguste, comme le seul redoutableaux?inndèles,par l'était Ka'akoùsch, son prisonnier.

1

Page 4: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

INNOCENT 111 ET LA QUATRJiME CROISADE.

écho des tardifs repentirs de Venise, jusqu'à Leibnitz, auxméditations de tous les esprits préoccupés du grand problèmede la destruction ou de l'affaiblissement de l'islam, - Inno-cent III, avec ce sens it la fois si élevé et si pratique qu'il avaitdes choses de son temps, se l'était approprié, en avait faitl'oeuvre principale de son pontificat, et était parvenu ,aprèsplusieurs années de négociations incessantes, à le faire passerde la région des hypothèses dans le domaine de la réalité.Saladin était mort eu 1193, et ses héritiers se disputaient sonempire l'un d'eux même en était arrivé à solliciter, contredes autres, les secours des chrétiens de Syrie ', et enfin, coïn-cidence merveilleuse, cinq années d'interruption des débor-dements du Ml venaient de réduire, par les horreurs d'unedisette terrible, les populations égyptiennes à la plus cruellemisère 2

Au lieu de la conquête facile que, dans ces circonstancesexceptionnelles, l'Égypte, redevenue plus tard assez forte pourfaire échouer et la cinquième croisade, copie mal combinéede ce qu'eût pu être la quatrième, et l'entreprise de saintLouis, aurait offerte, appauvrie et ruinée, aux forces immensesdont disposaient, en 1202.,_ des chefs tels que Baudouin deFlandre, Hugues de Saint-Paul, Boniface de Montferrat,Simon de Montfort, —l'expédition, préparée à Venise, aboutitau pillage'et à l'incendie de la seule ville qui eût conservé lestraditions et les monuments de la civilisation antique, et audémembrement d'un grand empire chrétien, sans pouvoirremplacer cet empire par quelque chose de plus solide et deplus durable que des seigneuries éphémères, qui devaientêtre, pour les chrétiens de ces contrées, beaucoup moins unsoutien qu'une cause nouvelle et irrémédiable de faiblesse.

Ce ne serait point une tâche difficile que de rebâtir en imagi-nation ce qu'aurait pu être l'histoire de l'Orient, si les projetsd'innocent 111 eussent suivi leur cours naturel; il suffirait, parexemple, de montrer le commerce italien, fortement implantéen Égypte, n'ayant plus désormais à craindre les vicissitudespolitiques qui le rendaient auparavant si périlleux, et pouvantrenoncer à ces occupations de cent points fortifiés, à ces.

' 'V; Innoc. III Episi., XIV, 69.t. Abd-Allitif (dans la Bibi, des Crois., t. IV, p. 383) Guntherus, llist. Cons.

tantinopolitana,n°S; y. Wilken, Gesch.. der Kreuz., t. VI. pp. 3 et suiv..

Page 5: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

I,YOPINIONS ÀNTÉÎ1ÉUIIES-flLALTÎVÊ5 AU SUJET.

'géerres interminables qui finirent par l'épuiser; puisde fairevoir les grandes principautés catholiques; nées récemmentde l'action patiente exercée par home sur lés Bulgares etles Serbes, se consolidant sur le Danube, et devenant lesalliés naturels et les remparts de la Hongrie; enfin, de faireassister au spectacle qu'eût Pu donner l'empire grec, subis-sant peu à peu, mais sans rien pérdre ni du jeu admirblede ses institutions administratives, ni de l'auréole dont le

:couronnait son histoire, l'influence et la tutelle de voisinsinféodés à la politique latine, les trouvant à ses côtés auxheurS du péril, se transformant à leur contact, et nous trans-mettant enfin, dans leur intégrité, l'héritage antique dont lesLatins, maîtres de Constantinople, -furentles premiers et les plusban ares dilapidateurs.

Sàns entrer dans ces considérations tout à fait hypothé-tiques, -il peut être intéressant de rechercher ii qui doitincomber - quels qu'aient pu être les résultats du change-ment d'itinéraire des croisés de 1203, - la responsabilité dee changement et des- événements considérables qui-en

furnt la suite.Si nous consultons les témoignages écrits, contemporains

--de- la quatrième croisade, nous constatons immédiatement la dopinion

présence de deux courants tout à fait contraires dans l'opinion CORIeLO.pOrailLS.

de ceux qui eurent à la juger. En Occident, prédomine le pre-mier, que l'on pourrait *appeler le courant officiel; il ne voit,dans les événements de 1204, qu'une aventure aussi glorieusequ'inespérée, quelque chose comme la réalisation d'un de cesrêves brillants, dont abondaient les chansons de gestes;l'intérêt originel de l'expédition passe au second plan; duprojet si mûrement, si laborieusement combiné, par Inno-cent 111, ne survivent plus que de vagues promesses, subor-données - à la consolidation préalable du nouvel empire latind'orient; c'est dans les lettres circulaires des chefs de l'armée,et surtout dans la chronique de;Villehardouin, qu'il faut cher--cher ces rébits triomphants, où Venise mèle son allégresse àla joie des barons français. Mais à côté les applàudiè-sements de ces satisfaits , il y a aussi les- réclamations et-les murmures des mécontents d'abord Innocent 111 , queconsole mal de la ruine de ses projets l'union problématiquedesdewc Eglises-aratt; malgré quelques- -paroles courtoises

Page 6: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

2.Appréciation

des historienspostérieurs.

,lO.INNOCENT III ET LA. QUATRIÈME CROISADE.

alressées aux vainqueurs e , n'accepter que de mauvaisegrâce, et seulement à titre de fait accompli, le résultat inattendude la croisade; puis les chrétiens de Syrie, passés subitementde l'espoir, presque certain, d'un puissant secours, à uneréalité plus triste que la situation à laquelle on leur avaitpromis de porter remède, se font l'écho des imputations lesplus graves contreVenise, accusée , par eux de trahison, et.d'entente, à prix d'argent, avec le sultan d'Égypte; Ernoulet les autres continuateurs de Guillaume de Tyr 2 sont lesinterprètes de ces bruits d'outre-mer. Enfin, les petits cheva-liers de l'armée victorieuse elle-même, qui n'avaient riencompris aux résolutions prises au sein de conseils dont ilsétaient exclus, tantôt, comme Robert de Clari 1, soupçonnent,dans le brusque changement de direction de la croisade,l'influence secrète de quelque chef, obéissant aux inspirationsd'une rancune, plus ou moins justifiée, contre l'empire byzan-tin; tantôt, avec Guntheret Othon de Saint-Blaise 1 , en vien-nent à ne se regarder eux-mêmes que comme les instrumentspassifs de la colère divine, excitée par le schisme et les péchésdes Grecs; tantôt, enfin, comme Pierre de Bracieux, cherchantàjustifler, à leurs propres yeux, une entreprise dont la légiti-mité .leur paraît insuffisante, remontent aux fables de Barèspour expliquer leur ptopre présence en Orient 1.

Si, des témoignages contemporains, nous descendons auxappréciations des historiens modernes, nous retrouvons aussi,engendrées par les deux courants dont nous venons de parler,deux opinions également très-disl,inctes l'une, suivant pas àpas Villehardouin comme un guide infaillible 6, ne voit, dans

t Epist. Innoc. iii, VIII, 63. puk par M. L. IDelislo dans la BibI, de tÉcôtedes Oh., t. XXXIV, P. 408.

Ernoul, éd. Mas-LaLrio, pp. 344-6; Brades, 1. XVIII, eh. ix-iii. (Bec. desIli-il. des Crois., t. II, pp. 251-252.) Enfances Salelcadin (Ms. Cangé) dansBuobon, Chron. de Morde, t. I, p. 481.

5 Bob, de Clan, éd. Riant, pp. 27.19.o Fuit autein et elle, ut credimus. causa divine scilicet bonitntis consi-

i. hum, etc. » (Gi.inthor, n° 11.)— « Ex lita Dei dispositions procossisse cre-tt est quosi exereitus noster qui mot, capta Iazit'a, versus Alexandriasn

tendere festinahat, mutule proposito, huic tante civitati bellum indixit. n(Ciinther, n°12.) V. Othon de SI-Biaise (dans Muratori, t. VI, p. 906); Transi.S. Pauli noui, (dans les AA. SS. Jul., t. II, p. 641).

U Clan, p; 51; Gûnther, n° 19.li faut dire que, jusqu'en 1730, époque de-la publication par Mariées de

kw' -

Page 7: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

1. OPINIONS -ANTÉRIEURES RELATIVES AU SUStT.1.1

tous ces événements, que des faits accidentels, enchaînés tinà un par le hasard, et si, prfois, elle consent à reconnaftreles tristesrésultats de l'avortement des projets d'inno-cent III, elle se contente de s'en prendre à la fatalité pure etsimple; Ramusio, Maimbourg, Gibbon, Michaud, Wilken,La Farina, M. Krause ', suivent, sur ce point, ce què j'appel-lerai la théorie de l'accident, et se répètent avec un accord j:parfait, que l'on serait tenté de regarder leurs conclusionscomme acquises à l'histoire, surtout en voyant ces conclusionsreprises tout récemment, rajeunies et défendues, avec autantde verve pie de talent, par l'éminent éditeur de Joinville etde Villehardouin, M. de Wailly, sur le plaidoyer duquel je mepropose de revenir tout à l'heure.

L'autre opinion, relativement récente, est celle de quelquesesprits plus hardis qui, peu satisfaits de cette manière touteunie de rendre compte de faits de premier ordre, ont penséqu'à quelques années de distance de Frédéric H et de Gré-goire IX, les intérêts politiques avaient dû jouer, dans desévénements de cette importance, un plus grand rôle que lechroniqueur champenois ne voulait ou n'avait pu le laisservoir. En 1836, Hurler, dont l'Histoire cl'Itvnocent III renferhmun des meilleurs récits de la quatrième croisade que nous pos-sédions jusqu'à.ce jour, crut, après Sauli 2, devoir se servir du'texte, jusque-là dédaigné, descontinuateurs de Guillaume deTyr, et, tout en respectant le témoignage officiel de Villehar-douin, admettre, comme parfaitement plausible, l'hypothèsed'une trahison vénitienne 1 . Mais ce fut M. de Mas-Latrie qui,en 1861, dans son Histoire de Chypre, un des travaux les plusconsidérables auxquels aient encore donné lieu nos anciennescolonies d'Orient, aborda franchement la question, et, dans les

Bernard lcTrésorier,Villchardouiu était resté, avec Gûnther. la source presqueunique de l'histoire do la quatrième croisade.

I La Farina, Studi del secoto X!!! (Bastia, 1857, 2 vol. in-8'), L. I, p. 571les Studi S et 6 contiennent une longue histoire de la quatrième croisade.Krause, Die Eroberung y . Constantinopet i,n X!JtSR vnct XVLC Jahr. (Halle.1870, lu-8'), pp. M-34; cet ouvrage est un précis clair, mais sans aucun aperçunouveau, des deux prises de Coustantinople en 1204 et en 1453.

Sauli, Colonie d. Cenocesi in Galata (1831,2 vol. in-8), t. 1, p. 32;3 Hurler, Iii.st. d'innocent III. tr. ùegcr, L. I. p. 546; L. II, p463. V. P. Medo-

wikolt, Larinskie imperat. w Constantinopot (Moscou, 1849, in-8°),p. 5.• lIi.st. de Chyprc, t. I. pp. 161-164.

Page 8: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

12:iiîN0CENT W ET LA g uATRIÈME: CROISADE,quelquès lignes que SOU sujet lui permettait rie -consacrer .auxvévénements de 4204; ne craignit pas de battre en brèche:l'autorité du maréchal de Champagie. S'appuyant, tant :sur desPrésompticins, tirées des modernes historiens de Venise, que -sur le 'texte d'Etnoul ', dont il passait avec raison, soussilence; les parties invraisemblables ou puériles, il s'attacha àfaire retomber sur Henri Dandolo la responsabilité de la ruinedes projets d'innocent III.

--Suivant M. de Mas-Latrie, «Villehardouin n'avait vu que les-OrioyLdc « événemenls'publics des négociations de Ji guerre; il n'avait« ni su, ni pu pénétrer le but secret auquel tendait le conseil«.- de la République. La' restauration d'Alexis TV avait été un:« projet mMement réfléchi et adopté, à la suite -de propo-«- sitions formelles adressMs par le sultan d'Égypte aux Véni-«'tiens. Venise, que les nécessités impérieuses de son com-Œ merce obligeait à entretenir des relations suivies avec tous« les pays d'entrepôt des marchandises de l'extrême Orient, -« n'avait rien changé en apparence aux préparatifs qu'ellecc avait faits et au langage qu'elle avait tenu en faveur des« chrétiens de Syrie; mais elle avait su saisir les premiers« événements favorables et les faire servir à l'accomplissement« de ses propres desseins, n M. de Mas-Latrie arguait, en faveurde s'a du silence embarrassé, et peut-être intéressé, deMarin et de Remania, sur ce point de la politique vénitienne,et- se référait d'ailleurs aux priviléges explicites accordés(1205-1217) 2 par MalekAdel à la République, considérantcbs privilèges comrnele prix de la trahison de 1204.-

opin- -Mais que devenait alors la véracité et l'autorité de Villehar

I Il est nécessaire de donner ici in extenso ce texte, sur lequel route toutela controverse entre M. de Mas-Latrie et M. de Wailly e Adont s'en nia fi• soudans de l3abdoine en Egypte pour prendre conseil comment il poroit le• tiere garnir encontre les Grestiens qui en le tiers devaient venir ... 'i(Snit lerécitd'un impôt prélevé sur les biens des nwsquées.) e Puis si fist opareillier mies• sages, si for caria grain avoir, puis les envoie en Venisse, et si envoïa au• duc de 'Venisse et as Venissieus grans presemis, et si 1er manda salue et• arnistés. Et si for manda que se il pooient tant faire qu'il detournaissont les(f Crestiens, qu'il n'alaissent en le tiare dEgypto, il leur donroit grant franL'ise• 01 port d'Alixandre et grant avoir. Li message alerermt en Venisse, et firent• Lien ce qu'il durent et ce qu'il quisent, et puis si s'en retourneront. n (Ernoul,

345-346,)Publiés par Tafel et Thomas, Urkunden zur GescIm. Venediçjs, t. H, pp. 184-

193, et M. de Mas-Latrie, Traités de paix, App., pp. 70-72.

Page 9: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

I. OPINIONS ANTÉRIEURES RELATIVES AU SUJET.13

dbui•ti t Que faire des scènes émouvantes de la bai1ique deSaintMarc? Fallait-il regardèr le loyal chevalier comme ayantété la dupe ou le complice du vieil Henri Dandolo? M. de Mas.-Latrie s'était gardé de poser et partant de résoudre, cedilemme, étranger d'ailleurs au travail qu'il poursuivait. MaisM. de Wailly qui, quelques années plus tard, était parvenu àrestituer avec tant de bonheur le véritable texte de Villehar-douin, et cherchait à en faire comme le premier de nos clas-siques français, voulut accompagner la splendide et définitiveédition qu'il allait en donner par un commentaire original ',où l'oeuvre du maréchal de Champagne se trouverait, à la fois,et expliqiiéè, et comparée à quelques récits contemporains etparallèles, comme ceux de Robert de Clari et d'Ernoul. A pro-pos de ce dernier, il était difficile de passer sous silence, sansla combattre, une appréciation histoniquequi, sans mettredirectement en cause l'autorité de Villehardouin, s'était, enréalité, servi d'Ernoul pour réduire cette autorité à néant.Aussi, apologiste naturel du chroniqueur auquel il rendait unevie nouvelle, M. de Waill y crut-il devoir relever le passage,peut-être un peu oublié, de l'Histoire de Chypre, et chercher àfaire justice des assertions de M. de Mas-Latrie. Je voudraispouvoir reproduire ici M extenso toute cette argumentationâ priori, aussi serrée qu'éloquente:je nie contenterai d'en citerlés traits principaux. L'autorité d'Ernoul et des autres conti-nuateurs de Guillaume de Tyr, échos des bruits incertains, desmurmures populaires de la Syrie, doit être regardée commenulle: il suffit, pour le prouver, d'analyser une certainefable relative aux impôts prélevés par Malek-Adel surie clergémusulman (impôts dont le produit devait servir 's acheter latrahison de Venise), et de conclure de l'invraisemblance decette partie du récit à celle du récit tout entier; le temps néces-saire à la conclusion d'un traité entre la République et le sultana fait matériellement défaut; enfin, toute solidité manque à laconclusion que M. de Mas-Latrie avait cru pouvoir tirer dusilence de Marin et de Romanin. Ici, M. de 'Wailly, rejetant,

I Ce commentaire lu à l'Académie des inscriptions et belles-lettres enJais, a paru (août 1874)à,la suite d'une édition de luxe de .'Villehardouin(Paris, Didot, gr. in-8). M. de Wailly avait bien voulu, six mois auparavant,me communiquer les épreuves des chapitres consacrés- à Ernoul (p. 430-440).et h Robert de clan (p. 441-448).

4-J

Page 10: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

14- INNOCENT. III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

avec les éditeurs mêmes des priviléges égyptiens, la date deces priviléges à l'année qui précéda la cinquième croisade;ne consent à . accorder à ces pièces aucune valeur, en ce quiconcerne la. quatrième, et met M. de Mas-Latrie au défi de citerun seul document de ce genre, ayant directement trait à desrapports secrets entre Henri Dandolo et les Infidèles. [lac lettred'innocent III, longtemps perdue, mais récemmen t retrouvée etpubliée par M. LéopoldDe!isle ', - lettre dans laquelle cepapeparaît regarder la prise de Constantinople comme un événementfavorable à la cause de la Terre sainte, - devient entre lesmains deM. deWaillvune sorte d'arme à deux tranchants, aveclaquelle il cherche à détruire, à la fois, et l'accusation de trahi-son impie, formulée par Ernoul contre Venise, et le reprocheimplicite d'aveuglement adressé par M. de Mas-Latrie àVillehardouin et aux barons latins. Chaque assertion du savanthistorien des Lusignan est reprise et discutée à fond, de façon

•à ne rien laisser subsister de l'hypothèse des relations cachées• de Venise avec l'É gypte, et l'argumentation entière se termine

par cette conclusion «• Que l'abandon de la route de Syrie par« la flotte des croisés fut le résultat imprévu et ACCIDENTEL du« voyage d'Alexis IV à Venise, et que, parmi les acteurs qui« prirent part à la eonqu4te de Constantinople, IL N'Y EUT NItt DUPES, NI TltAITRE5.) -

Malgré le peu de place que des termes aussi nets laissent:àTléalfté d'uneenteil le en Lre la défense de toute opinion contraire, on pouvait encoreles rvénitiens objecter qu'Ernoul n'est point le seul chroniqueur qui s'enri L

prenne à Venise; que, sans parler de Gflather 2, dont lesparoles, précisément au sujet de l'Égypte, sont pleinesd'amertume pour la République, plusi&irs documents belgesnous offrent des textes analogues à la source syrienne; - qu'au

I Epist., VIII, 63; coite lettre est de mai 1 20elle exprime encore l'espoirtrès-certain de voir partir pour la Terre sainte les croisés, auxquels Inno-cent Iii accorde à cet effet lin délai d'un an; niais il est boit la comparerà celles du 12 juillet et de (lit août de la même année (VIII, 126 et 133), époqueà laquelle cet espoir s'était évanoui. Je reviendrai plus loin sur la place eXc caractère que je crois convenable d'assigner à ce document.

2 Giinther, n O' 6. Il.3 Baudouin d'Avesnes (dans Tafel et Thomas, tJi'k. zur Gesc/dchte Vens-

digs, t. I, p' 332). Chron. Ftandri,v, ibid.. p- 206; cf. Galeotto de] carrelto,Cron. di filon ferrate (dans les fiionu,n. Jiisi. Patriz, t. III, col. 1138); Boiardo,Jstoria im.periate (d. Muratori , L. IX, P. 417), et Hcyd, t. Il, P. 181, qui necombatque mollement l'opinion de M. le Mas-Latrie.

Page 11: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

j. ÔPINIONS•ANTÉUIEURES RELATIVES AU SUJET.15

début-de la quatrième croisade, Innocent Ill dut menacer desfoudres- de 1'Eglise les Vénitiens, quise livraient avec l'Égypteau commerce de la contrebande de guerre ' ; - qu'il le fit sanssuccès; et que ce commerce continuait encore en 1209.2;qu'enfin, même en reportant à 1216 les privilèges égyptiens(ce qui ne fait que reculer à la cinquième croisade l'accusationformulée pour la quatrième), il faut remarquer que l'un de cesprivilèges ' exprime nettement la gratitude du sultan pour desservices rendus antérieurement, ce qui rouvre le champ àtoutes les hypothèses.

-Il était évident, néanmoins, que, circonscrite ainsi à la ques-tion spéciale d'une trahison vénitienne, la discussion, dépour-vue d'éléments positifs nouveaux, se trouvait forcémentcondamnée (plutôt, il est vrai, à l'avantage qu'au détriment deVillehardouin) à tourner toujours dans un cercle sans issue,à moins qu'une preuve matérielle du fait énoncé par Ernoulet commenté par M. de Mas-Latrie ne vînt à surgir inopiné-ment de l'obscurité de quelque dépôt d'archives. Or le traitéentre le sultan d'Égypte et Henri Dandolo paraît existerencore ; il aurait été conclu au Caire, le 13 mai 1202,par une ambassade composée de Marino Dandolo et de Dome-nico Michieli, et l'émir Sead-Eddin serait venu en chercher àVenise la ratification. C'est à Karl Hopf, - cet érudit si profon-dément versé dans l'histoire de l'Orient latin, mais (lue la mortvient de surprendre, comme elle avait Surpris Buchon , avantqu'il ait pu ou su mettre en oeuvre les immenses matériauxrecueillis par lui dans de longs voyages, - que l'on devraitcette découverte 4.

Jan. Iii Epts(ol, 1, 539, cf. XVI, 28. Ce commerce déjà interdit par lesAssi.çes de Jôrusclein, ch. nvu de la Gourdes Bourgeois (Recueil des Ilist. desCrois., Luis. t. IL, p.45), le fut plus sévèrement encore par le vingt-quatrième.canon du Iii' concile de Latran (Mansi, XXII, 230) V. Thaddmus Neapolit.p. xv!; Beyd, t. II, p. 170 Hurler, t. U. p. 740; M. de Mas-Latrie. Traités depazv, Tntrod., p. 147. Àpp.,pp. I, 45.

(23 nov. 1209.) fun. fil EpisI., XII, 142.Tafel et Thomas, lJrkund. z. Gesch, l'enedigs, t. If, p. 190; pour tous

ces privilèges, voir Heyd, t. Il, p. 15,1• Ce traité, dont J-Iopf gardait par devers lui le texte avec un soin trop

jaloux,a été seulement analysé par lui dans le LXXXV' volume do l'Encyclo-pédie d'F]t'sch et Gi'iiber (Leipzig, 1867, in-4'), p. 188. L'alliance de Veniseavec l'Égy pte contre les chrétiens en 1204 n'est nullement d'ailleurs un faitisolé dans l'histoire de la République; la même politique se retrouve, en 1503;

Page 12: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

IS'INNbCENT Xii ET LA QUATRIÈME -cttÔiWftç

Il faudrait donc, quelque séduisante que soit l'argurnèntàtibti•de-l'éminent éditeur de Villehardouin, renoncer à en adoptr ietôflclùibns, -et se résoudre à admettre que, mal gré leur senssi pratique, les Vénitiens n'ont pas su comprendrè, en cettecirconstance, leurs véritables intérêts; que, poussés par unejalousie séculaire à l'endroit des Génois et des Pisans, établisà côté d'eux en Égypte 1 , ils ont préféré, In satisfaction de leursrancunes à la réalisation des voeux de toute la chrétienté, etles garantie! immédiates (lu souverain musulman aux espé-rances, probablement plus aléatoires à leurs veux, que pou-vait leur donner la croisade; qu'en un mot, ils ont doubléleur trahison d'une faute politique'.

Mais maintenant, une autre question se présente J'intriguert e vénitienne a-t-elle vraiment joué le' rôle que lui attribuaient;'

autre causel'un, en la signalant comme presque certaine, l'autre, en lades éyénementsde 12w.déclarant tout à fait invraisemblable, les deux savants anta-gonistes? et, si elle suffit à expliquer la ruine des projetsd'Innocent HI contre l'Egypte, peut-elle aussi rendre comptedès événements qui , suivirent? Il y a, en effet, cieux points biendistincts dans le chaugement apporté au plan primUif de lacroisade - -

1° L'abandon- de la route d'Alexandrie;20 L'attaque et la destruction de l'empire grec.Or)tlalek-Adel s'était, k ce qu'il semble, parfaitement contenté

du premier, et n'exigeait, en aucune façon, l'accomplissement dusecond. Si donc les Vénitiens avaientconduit tout simplementles croisés en Terre sainte (ce qui était l'avis d'un grandnombre de ceux-ci)', ils se seraient trouvés avoir exécutéaussi bien leur contrat de nolis que leur traité avec le sultan.Il y aurait eu en Syrie quelque campagne indécise de plus;

à foccasion des premiers établissements des Portugais dans l'Inde. V. M. dMas-Latrie, Traités de paie, p. 336.

I Voir Heyd, t. Il, pp. 170, 172 etc : en 1215, suivant Makrizi. on comptaittrois mille négociants vénitiens établis à Alexandrie cf. Benjamin de Tudûle,éd. Miser, t. 1, p. 157 et suiv.

Comme iavoucnt les auteurs de louvrageoTiciel: Vonezia e le suc lagune,t. 1, ï, p. 39: cc Ai-rigo Dandolo tu il pfft grande ucmno dol suc secolo, ma il« conquisto di CcnstanLinopoli è una di quelle grandi colpe delle quali scia« ultrice è ]a storia. »

Villehardouin, n° 95. (Je cite toujours la recension de M. mie \vniily, quiporto les mômes numéros dans les éditions de 1872 et de 1874.) EpisiII!igofliS S. l'anti (d. Tafel et Thomas, t. J, p. 304).

Page 13: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

I. OprN1oNs-ANTgaFEunIE ET1Àqivts :tTJ1'SflSETi7

l'empire grec eût été sauvé, et les résultats fâcheux de laquatrième croisade évités au moins en partie. Mais ce n'étaitpoint assez de renoncer à toute agression contre l'Égypte;l'on a de plus médité et mené jusqu'au bout la ruine del'empire d'Orient; c'est là le point capital sur lequel il estnécessaire d'insister, 6t que le traité du 13 mai1202 *e suffitpoint à expliquer à lui seul. A moins donc de retomber, encoreune.fois. dans la théorie de l'accident, ne convient-il pas, derechercher si l'attaque dirigée contre Constantinople n'est pas..« -due, .à des causes différentes, en même temps plus lointaineset plus élevées, et de laisser l'entente avec Malek-Adel aunombre de ces motifs secondaires et complexes que l'historienne doit jamais négliger, mais qu'il lui est défendu de faire.passer au premier rang, sous peine de se voir traité, avec justeraison, de paradoxal.

En ce cas,J'étude attentive des événements qui ont précédéou accompagné la quatrième croisade, n'amènerait-elle pas àtrouver ces causes premières dans la continuation par Philippede Souabe du rôle joué par Henri \7J, soit à l'endroit du Saint-Siége, soit contre l'empire d'Orient?— et'a soupçonner, dans lechangement de direction de L'expédition de 1204, aussi bien unéchec porté aux projets du Souverain Pontife qu'un acte devengeance contre les Grecs, fruit des rancunes accumuléesdans l'esprit des Allemands, à la suite et des mauvais traite-ments subis par eux, en Roinanie, aux grands passagesde .1006, 1147 et 1190, et de l'immixtion de la couf byzantinedans les affaires d'italie, au temps de Manuel Comnène? Larestauration -d'Alexis IV devrait alors être considérée commedue principalement à l'influence du roi des Romains, dont lescroisés n'auraient été que les instruments plus ou moinsinconscients; et, l'on devrait désormais ne voir, dans la con-quête de Constantinople, qu'un résultat des combinaisons de lapolitique allemande.

C'est ce que je vais, chercher à prouver, en m'efforçant deme tenir de mon mieux en dehors du domaine des hypothèses,et en laissant, aussi souvent que possible, parler les texteseux-mêmes..

Page 14: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

18INNOcENT :111 tt LA QUATRIÈMECR0 AflE.

il

ORIGINE DES PROJETS DE PIIÎLIPPE DE SOUABE.

7. C'est à l'élévation d'Jnnocent III au pontificat qu'il convient?rI •inires de faire commencer l'histoire de la quatrième croisade. LeIV Croisade, lendemain de son élection (9 janvier 1198), ce grand pape

annonce à Monaco, patriarche de Jérusalem, de nouvelles pré-dications en faveur de la Terre sainte ', prédications que, sixbois après, il ordonne, d'abord en Italie 2 puis presque aus-sitôt dans le reste de l'Europe 1 . Quelque temps retardée parl'état hostile des relations de la France avec l'Angleterre,l'organisation de la croisade se trouve brusquement précipitéepar un événement qui eût semblé, au premier abord, devoir enarrêter l'essor, par la mort prématurée (16 avril 1199) deRichard Coeur de Lion, que tout désignait au commandementde l'expédition projetée. En effet, compromis dans la querellede ce prince avec Philippe-Auguste, les barons français sehâtent, pour échapper aux rancunes de leur suzerain 1 , deprendre, en décembre de la même année, la croix, au tournoid'Ecly; pour une raison analogue, Baudouin, comte deFlandre et ses vassaux, font de même le 23 février 1200.Innocent iedouble alors ses exhortations 5 , et au commence-ment de l'année 1201, à la suite de plusieurs assemblées deseigneurs français et flamands; six plénipotentiaires sontenvoyés à Venise, avec charge d'y noliser une flotte, destinéeà porter en Égypte les croisés pendant l'été de 1202. Lecontrat de nolis est discuté et signé dans les premiers joursd'avril 1201, rapporté à Troyes au commencement de mai,et enfin, en présence des délégués vénitiens, ratifié par les

Mn. III Epist., I, Il.2 Jb(Lt, 1. 302.8 Ibid.. I, 336, 345, 355, 358.• « Cruce signaU sunt principes, qui, dudum rege Ricardo vivente, a rage

Philippo defecerant. (Alberici Chron. , p. 418.) V. Jacques de Guise,I. XIX, C. xi, L. 11E, P. 272.

(an. 111 EpisL, 11, 260, 271, 305; cf. PolLhnst, !kgesta, n" 1305, 1433-5,1438; Ilog. de Hoveden, IV, p. 165.

Page 15: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

H. ORIGINE DES PROJETS DE PHILIPPE DE SOUABE.19

barons rassemblés à Corbie (mi-mai) ; Thibaut de Champagneest en même temps élu par eux chef de l'expédition toutsemble donc s'organiser sans obstacle, et la nouvelle dudépart prochain se répand dans l'Europe entière, et jusqu'enOrient.

Ce prélude ressemble à tous ceux des croisades qui précédè-rent ou suivirent la quatrième, et il ne saurait être témérairede penser que, si rien ne fàt venu troubler ces préparatifs, ilen eût été de l'expédition de 1202 comme de toutes les autres.Mais, à peine élu chef des barons, Thibaut, qui avait été lechampion le plus ardent et le soutien financier de ces projets,meurt subitement le 24 mai 1201 ce trépas inopiné jette ledésarroi dans les conseils des croisés, qui semblent avoii'perdu,avec le comte de Champagne, leur véritable centre d'action;le payement des à-compte promis aux Vénitiens reste en souf-france; on colporte de cour en cour, et sans pouvoir la faireaccepter par personne, la succession de Thibaut; tout paraitcompromis, et il se manifeste un temps d'arrêt sensible dans lamarche naturelle des événements. Puis, tout à coup, après cetemps d'arrêt, les faits vont se précipitant, mais pour prendreune direction bien différente de celle quils paraissaient devoirsuivre au début, et pour aboutir, en définitive, le 25 mai 1203,au départ, pour Constantinople, de la flotte et de l'arméedestinées à la conquête de l'Egypte.

C'est donc entre ces deuxdates,—. 24 mai 1201 et25 mai 1203,- qu'il faut chercher les traces de la lutte, plus ou moinslatente, qui dut nécessairement se livrer entre Innocent III,promoteur et chef suprême de la croisade, et les influences quifurent assez puissantes pour en modifier, malgré lui, l'objectif.Ici se présentent naturellement deux noms hostiles à la poli-tique pontificale, ceux de Philippe de Souabe, roi des Romains,et du doge de Venise représentant les conseils de la Républi-que. Mais avant de rechercher s'il y eut réellement lutte entreInnocent III et l'un ou l'autre de ces deux adversaires, au sujetde la direction à donner aux croisés, et quel rôle, en ce cas,il conviendrait d'assigner à ces trois pouvoirs dans les.événe-ments de 1202-1203, il est nécessaire, d'exposer1 en peu demots, quelle était, au lendemain de la mort du comte de Cham-pagne, l'attitude de chacun d'eux par rapport. aux autres,, etaussi à l'endroit de l'empire grec, "qui, dâns l'hypothèse que je

n

Page 16: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

20 .INNOCENt III ET LA QUÀTSWF. enOiMbE.

,vais discuter, se serait trouvél'enjeu, etaurait-été, en fin decompte, la victime de leur conflit.

Innocent HI plaçait, avant toute autre préoccupation, lainooe,,t III défense des intérêts de la foi en Terre sainte; il suffit de par-

e" mai 1901. courir ce qui nous reste de la correspondance de ce pontife

-infâtigahle, poûr en être convaincu. C'est à cette préoccupationqu'est subordonnée toute sa politique en Ocèident; qu'il cher-che à réconcilier les fils du roi de Hongrie, ou à pacifier lesÉtats italiens du jeune Frédéric II, son pupille, c'est l'Orient

• qu'il a en vue, ce sont les secours qu'une fois arrachés à leursluttes intestines peuvent lui apporter les Hongrois ou les. Sici-liens; qu'il intervienne entre Philippe-Auguste et RichardCeur de Lion, ét arrive, après de longues négociations, à ame-ner une trêve entre ces deux rivaux, c'est qu'il espère que-l'un ou l'autre, tous les deux, peut-être, reprendront le

- cours, si fâcheusement interrompu, des succès de la troisièmecroisade. En Allemagne, s'il consent, pendant trois annéesentières, à temporiser avant de prendre parti pour Othon IV,représentant des traditions guelfes, contre Philippe de Souabe,héritier aussi bien des titres que de la. politique de ileuri VI,s'il va jusqu'à suspendre les effets de l'excommunication lancéeen 1197 par Célestin III contre cet adversaire de l'Église, c'est

- clans l'attente, il est vrai, toujours déçue, qu'un arrangementamiable finira par intervenir entre les deux prétendants, etqu'organisée et poursuivie sur le théâtre même de la guerrecivile, la prédication de la croisade aura, la paix une fois faite,le résultat accoutumé de détourner contre les Infidèles le tropplein des forces des belligérants; s'il se décide enfin, endésespoir de cause, comme il vient de le faire (janvier etmars 1201) ', à se déclarer ouvertement pour Othon, et àfrapper Philippe des foudres de l'Église, c'est qu'il croit fer-mement au triomphe prochain du premier, et attend, avec lasoumission du second, une, période pacifique, favorable àl'accomplissement de ses desseins. Il est tout prêt, d'ailleurs(comme il le montrera, plus tard, en 1207), à entrer en négo--ciations avec l'ennemi héréditaire dii Saint-Siège, pour peu

- que quelque espoir lui soit donné du côté de l'exécution de-ses projets favoris.

Inn. Iii «pist. (Regest. Inap., n°' 30, 31, 45, 48), et Pottbast, Reg. Pont.,--n!115. . ..•••-

Page 17: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

U. ORIGINE DES PROJETS DE PUUIPPE DE SOUABE.21

Avec Venis& sans être précisément hostiles, les relationsd'Innocent III n'offrent rien de cordial. Le pape n'aime pointces gens « absorbés par les, sains de leur marine et de leurcommerce ', et sourds à toutes les exhortations du Saint-Siège en faveur des chrétiens d'Orient 2, à moins, chose rare,qu'ils ne trouvent dans les expéditions d'outre-mer quelqueprofit à faire ou quelque privilège nouveau à extorquer.Innocent III est, d'ailleurs, parfaitement au courant du zèlequ'ils mettent à entretenir avec les Infidèles des relationscommerciales suivies, et à fournir, au besoin, ces derniersde toutes les marchandises de guerre dont les lois ecclésias-tiques 1 prohibent le trafic. D'autre part, dès la fin de 1199, ils'est fait envoyer par Monaco, patriarche de Jérusalem, unrapport complet sur les forces et les ressources des Sarrasins 4,et , tant de ce rapport que de renseignements reçus dupatriarche melchite d'Alexandrie 5 il a conclu à l'utilitéincontestable d'une attaque directe contre l'Egypte; enfin ila imposé, par l'intermédiaire (le Pierre Capuano , son légat, ceplan aux barons français, et ceux-ci, à leur tour, l'ont faitinsérer dâns le texte du contrat de nous de 1201 '. Il ne peut-donc voir, sans inquiétude, l'antagonisme naturel des termesde ce contrat avec les intérêts et les habitudes invétérées de

I « Veneti navigiis et mereirnoniis solum intenli. » (Inn- 111 EpisL, I. 539.)o Qui gloriantur cum male fecerinvet exsultant in rebus pessimis. e (GestaInn. III, n o 86.) -

t 'Voir pins haut, p. 15, note t.I Suivant les Gesta Jan. III (no 46), le cardinal SofFretlo Cajetani, envoyé à

Venise en août 1198 (Inn. III Epist., 1. 336), aurait déterminé le doge et ungrand nombre de Vénitiens à prendre la croix : mais la lettre 1, 539, et celledu 8 mai 1201, qu'a publiée l'abbé Nicoielti (Padova, 1859) démontrent que labonne volonté de Venise, à. celte époque, n'avait été qu'apparente, et, en touscas, éphémère.

• I 199,sept. (Jan. lii Epist., lI, 189.) C'est. à tort que Hurter (t. T, p668) reporteà l'année 1214 l'arrivée à Borne de cerapport, dont l'original latin aétè impriméplusieurs fois sous le titre de J?elalio de viribus Agarenonini, et dont laversion française contemporaine, déjà publiée par Sinner (Catal. eod. lflSS.fera., 1770, in-8, t, iII, pp. 34-363) vient d'étre donnée comme inédite parHopt, sous,le titre de Devision de la Terre d'Outremer, dans ses ChroniquesGréco-Latines, pp. '29-34. (Voir mon édition de Monachus. pp. 63, 64.)-

$ Cr. Mn. lu Epist., XIV, 146, 148; XV, 34 Le Quien, Oriens Chr;, t. Il.p. 490; Ail. 85. Bot., Jun. VII, p. 83.

t Je dis Pierre Capunno, et lion Pierre de Capeye; les Capuano étaient uneancienne famille patricienne dAmaIt]. V. Gainera, Storia d'Amatfl, pp. 245et suiv.

1 cf. Villehardouin, n o 30. ' ''

Page 18: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

Q2INNOCENT II! ET LA QUATRIÈME cROÏSÂDE. -

la République, et ce n'est qu'à son corps défendant, et seule-ment après le refus formel dés Génois et des Pisans 1 , dont ileût de beaucoup préféré le concours 1, qu'il consent, en con-firmant le pacte des barons avec les Vénitiens, à se servirde ces dangereux auxiliaires ; encore la confirmation qu'il sedécide à accorder n'est-elle que conditionnelle, et a-t-il soinde stipuler que l'exécutiôn du traité ne pourra donner lieu àaucune attaque contre les puissances chrétiennes, et resterad'ailleurs soumise à la continuelle surveillance de son légat'.

Si maintenant nous passons aux rapports d'innocent III avecla cour de Byzance, nous retrouvons encore la même préoc-cupation à l'endroit de la croisade et des chrétiens d'Orient.Le pape semble affecter de vouloir rester étranger aux révo-lutions de palais et aux intrigues de la ville impériale; ilaccepte les faits accomplis, et traite l'usurpateur Alexis III avecles égards dus àun souverain légitimé; il entretient un vicaireà Constantinople', et, chaque année, s'échangent entre ledeux homes des ambassades solennelles 1 . Innocent discuteavec patience la question toujours pehdante de la réunion desdeux É.-lises 1 ,

ne demandant à Alexis III, pour prix de cetteinaltérable bienveillance, que de prendre à coeur les intérêtsde la Terre sainte et d'y envoyer des secours efficaces 7 , aulieu de chercher querelle, pour la possession de Chypre, àAmaury de Lusignan • Il ne reçoit de l'empereur et du patriar-che de Constantinople que des réponses ambigués et évasives,ou hautaines et discourtoises , ; mais sa langanimité ne selasse point, et l'année 1201 le retrouve encore négociant, soiten faveur de l'union, soit pour l'affaire de Chypre, à laquelle il

t Clan, p. 8; y . G5sta fun. fil, no 46, ilurter, t. I, p. 428.2 V. mu. fil Epist. IX, 198.

« Couventiones illas ita duceret co,iflrniandas, ut videlicet ipsi chris-tionos non Lrderent... apostoIica Sedis legati consilio accedente. » (Geste.

n° 84); cf. 95. - « Credirnus etiaul te novisse qualiter nunhiis Luis qui ad sedeinci apostolicam cum crucesignatorum nuntiis accesserunt, petcntibus pactioneso huer vos mitas conlirinari. et per ces tibi et Verietis duxerunt iiitiibeiidutfl« ne... t,vderetis..., etc.» (mn. 11/ Epist.. vu. 18; VI. lOi; VIII, 133.)

Mn. 111 Epist., 11, 212, 213.Gesta fart. HI. n' 60.

° Mfl. III Epist., 11, 209; 211; Potthast ltegesta, n° 1278.Ibid., I, 354. 355 (1198, août 1-lb).

S ibid.. d. Isligue, 1, p. cxxiij; cf. Potthast, n° 1222.-.. -' Ibid., lI, 208, 210.

Page 19: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

II. ORIGINE DES PROJETS DE PHILIPPE DE SOVADE.23avait intéressé, deux ans auparavant, les rois de France etd'Angleterre '.

Si la défense clos chrétiens d'Orient était l'affaire principalevers laquelle convergeaient tous les efforts d'Innocent Iii,cette défense n'entrait dans lapolitique de Venise que commeune question accessoire, et plus gênante que lucrative.Comme nous venons de le voir, les intérêts de leur commercedominaient, dans l'esprit des Vénitiens, toute autre considé-ration, même d'un ordre plus élevé. En Occident, le rôle queleur commandait impérieusement le soin de ces intérêts, étaitune neutralité prudente dans les conflits qui pouvaient pas-sionner leurs voisins. Il ne faut donc point s'étonner de lesvoir, en 1201, montrer autant d'indifférence pour les compé-titions qui agitaient l'Allemagne, que peu de souci des exhor-tations d'innocent III. Le traité de nolis d'avril 1201 n'apparaîten ce moment et n'est probablement encore considéré pareux que comme une bonne affaire, tout à fait élrangère auxcombinaisons de leur politique, et, si peut-être ils projettentdéjà de le mettre à profit pour chàtier une bonne fois les habi-tants des côtes de la Dalrna.tie, ils affectent de sembler ignorerque le roide Hongrie a accepté le protectorat de ces dangereuxpirates.

Mais tout autre est leur attitude à Constantinople là, estune des sources indispensables de leur vie commerciale; là,chaque changement de dynastie, chaque modification politiqueapporte, dans leurs affaires, un trouble dont Venise elle-même ressent presque aussitôt le contre-coup. Ce n'est pas lelieu de faire ici l'histoire, aujourd'hui suffisamment connue 2,

des relations de l'empire grec affaibli avec les orgueilleuxmarchands de l'Adriatique. Il convient seulement de rap-peler qu'après avoir obtenu d'isaac 11 en 1187 (février)et 1189 (juin) l, outre des privilèges importants, la promessed'une indemnité considérable 1 pour les pertes que leuravait fait subir Manuel Comnène, les Vénitiens avaient conclu

Inn. III Episi., II, 251.• Voir surtout ArningautI, Venise et te Bas-Empire (Paris, 1868, in-8°), cl

Heyd, Op. cil.Tafol et Thomas, L. I, pp. 179 cl suiv.; 189 et suiv. 105 et.suiv.

• Id., t.1, pp. 206 et suiv.e XIV Centenaria hyperperorum. » (Id., ibid.) cf. Nicetas, p- 712.

2-

Page 20: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

24.INNOCENT III ET LA QUATuhiME CROISADE.

avec l'Empire un traité d'alliance, ou plutôt un contrat de ser-vice maritime, en vertu duquel ils devaient, à de certainesconditions, mettre leur flotte à la disposition de Byzance, mdmedans le cas d'une guerre contre l'empire gdrmaniqac '; qu'en1199, ils étaient parvenus, après de longs pourparlers, àarracher, par intimidation 1 , Alexis III, frère d'Isaac 11, laconfirmation de ce traité 1 , mais qu'ils s'étaient bien vite aper-çus, pàr la rigueur avec laquelle ce prince faisait percevoir lesdroits de douane, et par les prétextes dont il usait pour ne pointacquitter le restant de l'indemnité promise en 1189, que Vonne cherchait qu'à les jouer, et à éluder les obligations du con-trat. Enfin ils venaient d'apprendre que, partie de Gênes le

m4 ai 1201 1 , sur l'invitation formelle d'Alexis III 1 , uneambassade, à la tête de laquelle était placé Ottèbono dellaCroce, avait engagé des négociations avec l'empereur pour laconcession de priviléges de nature à entratner la ruine ducommerce de Venise en 11omanie 1 . l'ajouterai, en dernierlieu, que si, déjà, depuis longues années, les doges n'étaientplus que les chefs d?s conseils et les exécuteurs passifs de lapolitique séculaire de la République, cependantl'âge, l'habiletéextrême, le passé glorieux d'Henri Dandolo lui avaient donnéune autorité personnelle toute spéciale; or rien n'égalait lahaine de ce personnage contre la cour de Byzance, depuis qu'ils'y était trouvé, en 1172, en butte à ces mauvais traitementsque l'on a voulu rejeter au rang des fables 1 , mais que des

I Tafel et Thomas, t. e.And. flandutus (d. Murat. XII, p. 318).

5 Tafel et Thomas, L. I, p. 246 etsuiv.; voir Heyd, t. T, pp. 83, 85. M. Armin-gond (Op. cil., p. 424-426) a publié la commission donnée par Henri Dandoloaux négociateurs de ce traité. Il résulterait de la comparaison entre cettecommission et le traité lui-même, que le doge avait alors demandé la sup-pression de la clause relative à l'empire d'Allemagne, et que les ambassadeursne purent rien obtenir, puisque cette clause est reproduite dans leur jura-inentum.

Sauli, Colonie d Genovesi in Galata. (Docum. n .. 7, L. II, p. 195.) Cf.Heyd, pp. 73, 78, 79.

Desitnoni, Qu.w'tieri d. Genou. a C. P. dans le Ciornole ligustico, 1874,t. I, p. 167.

Ces pourparlers aboutirent au privilége du 13 oct. 1201. (Acta Grzca, éd.Miiller, t. III, .pp. 49 et suiv.); cf. Desirnoni, p. 168. Les Génois téiuoignùrentleur gratitude à Alexis HI en l'aidant plus tard â se sauver de Montferrat, oùl'avait enfermé Boniface.

Remania, Sloria di Venez., t. H. pp. 96, 98; Hurler, t. I, p. 474.

Page 21: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

Il. ORIGINE DES PROJETS DE PHILIPPE DE SOVABE.25

témoignages incontestables ont fait rentrer de nouveau, et toutrécemment, dans le domaine de la réalité historique l•

La situation de Philippe de Souabe n'avait peut-être jamais'°été plus mauvaise qu'au moment de la mort cia comte de Philippe deChampagne; l'excommunication solennelle dont il venaitd'être frappé (fer mars 1201), avait eu des effets plus promptset plus désastreux qu'il ne paraissait s'y attendre; elle avaitdétaché du parti souabe un grand nombre de princes ecclé-siastiques ou laïques 2• Plusieurs, pour échapper aux résultatsde la sentence, sans pourtant manquer au serment qu'ils avaientprêté à Philippe, s'étaient empressés de prendre la croixainsi venaient de faire les évêques de Halberstadt et de pâle,l'abbé de Pains en Alsace, le duc d'Autriche et de nombreuxcomtes et seigneurs ; c'étaient autant de soutiens perdus pourle roi des Romains, car ceux mêmes qui ne donnaient pas àleur voeu une suite immédiate, s'abstenaient de prendre unepart active à la guerre. Même désarroi s'était produit clans lesvassaux ou les alliés de la maison de Souabe, sur la rive gauchedu Rhin. En France, où l'on reconnaissait le (ils de Frêdéric Jer

comme empereur légitime 4 , Philippe-Auguste, que sa hainecontre l'Angleterre avait fait l'adversaire naturel d'Othon,neveu de Richard I" et de Jean sans Terre, paraissait, sous lapression du légat du pape et dans l'espoir d'obtenir la légili-mation dé ses enfants 1 , faiblir dans ses sentiments enversPhilippede Souabe, et ouvrirl'oreille aux suggestions deltorne(l.En Italie, les Gibelins s'épuisaient dans des guerres jutes-

Voir iiopf, dans Ersch et Gr[îber, t. LXXXV. p. 100.Inn. 111 Epist. (Regest. laip., n' 36.), Potthast, n° 1303. Cf. Hurler, t. I.

P. 442.Ces croisés appartenaient principalement aux pays rhénans cependant

il y en eut en I3aviêrc (Horinayr. lite Bayent ins illongent.. p. 48). 1'!. OttoAbel (Â'Onig PhUipp, Berlin, 1852, iii-80 , P. 190) dit que les Allemands neprirent qu'une faible part à In quatrième croisade mais il ne tient compteni (tes croisés, vassaux de l'Empire, ni du grand nombre de ceux qui altèrentdirectement en Terre sainte, ou revinrent sur leurs pus pour [te point prendrepart à l'attaque contre les croisés de Zara. Gùuther parle toujours deSignatorznn magna multitude, signatorenn esercitus (Gûnti,. n° 4 et 5).Cf. Ana. Morbacenses (d. Pertz, XVII, 170) , et ce que Joseph ha Cohen(Jùnek Ifabacha, éd. Wiener, pp. 37 et suiv.), dit du grand nombre descroisés autrichiens.

• Clan, P. 3.Opera mn. Iii, éd. Aligne, t. I, p. 1191"

e fan. III ffpist. (Regest. imper., u°' 47 et 484

Page 22: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

26INNOCENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

tines, et l'influence allemande était prête à succomber sous lescoups du croisé Gauthier de Brienne et de ses compagnons,ouvertement favorisés par Innocent III. Enfin la guerre sainte,oeuvre de prédilection de ce pontife, s'organisait de tous côtésavec rapidité, et menaçait Philippe - non plus seulement dedésagréger son parti en kllema gne, ou d'accroître, en Italie, lesforces de Gauthier , dont les relations avec les barons françaisn'étaient point un mystère ', - mais, ce qui pouvait devenirautrement dangereux, d'apporter au prestige spirituel du pape,l'appoint immédiat d'une force matérielle considérable, toute àsa dévotion, et de mettre plus tard, en cas de succès, hors detoute discussion l'autorité politique du chef de l'Église. Dansde telles circonstances, absorbé par les soins incessants de sadéfense personnelle, mis au ban de l'Europe entière, Philippepouvait-il songer 'u s'occuper des affaires de l'Orient et à tour-ner sa pensée vers Constantinople? Tout semble, au premierabord, autoriser à préjuger le contraire; et cependant, contretoute vraisemblance, c'est de ce côté que la politique du princesouabe, réduite aux ressources de l'intrigue, va trouver l'armesecrète dont il se servira pour frapper au coeur le parti guelfe,en retournant contre Innocent III la croisade si laborieu-sement préparée par ce pape. Pour pénétrer les manoeuvreshabiles dont sut en cette circonstance user le fils de Pré-dévie J", remontons un instant en arrière, et cherchons quelsavaient été, 'pendant le xxi' siècle, les rapports de l'Allemagneavec Constantinople.

On peut dire qu'entre les Allemands et les Grecs, il y avaitantipathie radicale d'idées et de moeurs. Il est évident quel'élégance byzantine ne pouvait s'accommoder de la rudesse,du ton exigeant , des habitudes grossières de ces gensqui ne quittaient point, sans les avoir saccagés, les palais oùl'hospitalité leur était offerte 2, et se raillaient, en termes sichoquants, du luxe efféminé de la cour impériale 1 , et que, parcontre, l'orgueil allemand avait de la peine à se plier à l'éti-

Villehardouin, na 33; cf. o 54.• « Quando per curium in palatin ipso positi fuerunt Atiemanni cd hospi-

'u tandum, qui palatinat ipsum penitus devastaverunt. » (Corn,nissioni diOjjenjbuoizo di Croce (1201). dans Sauli, t. Il, P. [96). II s'agit li, de l'ambassadeallemande de I tS logée au palais de ICalarma cf. mu. 111 Epist. U, 210.

3 Nicetas, de Maria Ang., L. I, e. vu , pp. 627 et suiv.

Page 23: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

il. ORIGINE DES PROJETS DE PHILIPPE. DE 5OUABE.27

quette compliquée et humiliante dont on se plaisait à l'embar-rasser, à supporter, sans mot dire, les formes dédaigneusesqu'affectait la chancellerie impériale à l'égard des princes ger-maniques ', surtout enfin à ne point garder rancune de toutesles fourberies diplomatiques dont on usait sans cesse à leur en-droit, et auxquelles ils se laissaient toujours prendre. Commentexpliquer alors que, malgré cette antipathie et ces mutuelsgriefs, les Allemands semblent cependant avoir été, de toutesles nations de l'Occident, celle qui ait entretenu, pendant leXII0 siècle, avec Constantinople, les rapports les plus suivis?Comment se fait-il que nous voyions des ambassades perpé-tuelles s'échanger entre les deux cours 2 et des projets demariage, sans cesse ébauchés', aboutir plus d'une fois à cesunions bizarres , d'ailleurs stériles en résultats politiqueseffectifs, qui venaient mêler au sang antique des barbares alle-mands, celui des élégants parvenus de Byzance? qu'enfin noustrouvions, établie k Constantinople, toute une population alle-mande, avec ses églises 5 , son ern]oloîv 6 , et une place impor-tante dans les rangs de l'armée impériale? C'est que, pendant ladurée entière (lu XII° siècle, il y eut, entre les intèréts des deuxempires, des points de contact forcés, incessants, qu'il estfacile de constater, après les avoir groupés autour de trois faitsprincipaux le passage des croisés allemands par Constanti-

I Frédéric Barberousse fut le seul à qui, sous la pression des circonstances(en 1189). on consentit à donner le turc d'empereur.

1115, Ambassade à Constantinople de Burcliard, Av. do Munster. - llSS.Ambassade grecque à Mcrsebonrg. - 1136, A. d'Anselmn le Havelbarg àC. P.-1137, A. grecque près de Lothaire.— 1146, A. allemande à c. P.— 1157,de Wibald à C. P.— A. grecque à Wiirzburg.— 1167. Ado Henri, duo d'Autri-che, à C. P. - 1170, A. de Conrad, archev. de Mayence, ute. P.— 1188, A. deJean Dncas à Nuremberg.— A. de l'évêque de Munster et du comte de Nass2u àC. P. - 1196, A. allemande, â C. P. - 1197, A. dEumathios Phulokalês onAllemagne.

1155 mai, Manuel tente de faire épouser sa nièce à Erédérie 1er; et, en 1(79,sa fille à fleuri fils de Frédéric.

1141-1, Manuel épouse Berthe de Sulzbaeh (trône), belle-soeur de l'empereurConrad. - 1165, Henri, duc d'Autriche. Th( lodora, nièce de Manuel. - 1197.Philippe de Souabe, irène-Marie, tille d'isaac 11. - Pour tous ces faits et lesprécédents, le tome t de l'Essai de ehronographie Byzantine de M. de Murait(liGIe, 1871 t, est un guide commode, mais(font il ne faut userqu'avecpré-caution, les renvois aux Sources y manquant la plupart du temps d'exacti-tude et de clarté.

° Otto Frising., 1, 23.Chrysobulle d'isaac lI (1189). dans 'Pafel et Thomas, L. 1,208, Cr. Cûnther,

n° 18.

Page 24: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

28INNOCENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

nople, l'immixtion des Comnènes dans les affaires d'Italie, etla revendication de Thessalonique par Henri VI, en sa qualitéde roi de Sicile.

L'histoire du passage des croisés allemands à Constanti-nople est celle des croisades allemandes elles-mêmes. Pourleshabitants du centre de l'Europe, Byzance était une étape natu-relle de la route de la Terre sainte; comment, en effet, parlerd'une circumnavigation dangereuse 'n des troupes qui, partantdes sources du Danube, n'avaient qu'à descendre ce fleuve pourse trouver en Rornanie? Quo les croisés français eussent,malgré les frais et les dangers du passage par mer, quelqueintérêt à partir de Marseille ou de l'un des ports italiens; que-les Anglais, les Flamands et les Scandinaves, rompus aux périlsde la navigation, prissent la -voie si longue du détroit deGibraltar, Constantinople n'en restait pas moins, pour lescroisés allemands, le chemin, sinon le plus sûr, du moins leplus direct et le moins coûteux, pour gagner Jérusalem; etla meilleure preuve de cette assertion, c'est que, malgré tousles déboires qu'ils y essuyèrent, ils ne surent ou ne voulurentjamais en prendre d'autre. L'on n'a point, je crois, tenu assezde compte de l'importance nurnth*jue des croisades alle-mandes; cela tient au peu de résultats effectifs qu'elles ontpu produire; mais, si l'on additionnait les chiffres que nousdonnent les passages successifs de la • première croisade, lestroupes amenées par Conrad et Frédéric Pr, enfin toutes lesexpéditions isolées qui eurent lieu dans l'iniervalle de ces troisgrands mouvements d'hommes. on serait effrayé du contingenténorme que l'Allemagne fournit aux armées de la Croix'. Ortout passa par Constantinople, sans jamais y recevoir d'autreaccueil qu'une résistance plus ou moins ouverte, accompagnéede tous les raffinements de félonie, de ruse et d'espionnageque comportait le caractère byzantin 2 Sur ce point-, l'aveu deschroniqueurs grecs, même de ceux que leur situation admi-nistrative rendit, comme Nicétas, complices ou tout au moinsspectateurs passifs de ces mauvais traitements, est formel etsans réplique. En 1096, les bandes de Folkuiar, d'Hermann et

I II fallut les croisades de Prusse, dotées, pour ta première fois en 1218,des indulgences de Terre sainte, pour détourner. vers l'Europe orientale, lessecours que l'Allemagne envoyait auparavant en Syrie.

1 V. Othon (le Saint-Blaise (dans Muratori, t.V1. p. 906.)

Page 25: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

II. ORIGINE DES PROJETS DE PHILIPPE DE SOUABE.29

du comte Emicon, trouvent la mort en Romanie. En 1101cent mille croisés allemands sont livrés aux Turcs par AlexisComnène , , et, l'année suivante, le même sort attend ceuxqu'avaient amenés l'archevêque de Milan et le connétableConrad 2 C'est son propre beau-frère, l'empereur Conrad,dont, en 1147, Manuel Comnène, malgré des traités solennelsjurés de part et d'autre, envoie l'armée immense périr defaim et de misère dans les déserts de l'Asie Mineure. En 1189,ce n'est que les aimes à la main que Frédéric, P' parvient à sefrayer un passage vers la Cilicie. Enfla, tout réceiimient, jetéspar la tempête sui' les côtes de la Grèce, les restes de in croi-sade allemande de 1197 sont pillés et mis à rançon, sur lesordres d'Alexis III.

Quelle tradition effroyable de haine avait dû s'accumuler, kl'époque oh nous nous trouvons, dans le coeur de toutes lesfamilles germaniques, dontles membres avaient étéles victimesde cesdésastres successifs! L'émotion populaire, émotionencore si vivace bien des siècles plus tard, que causa la mortde Barberousse, ne devait-elle point s'associer dans l'espritdes Allemands à une soif ardente de vengeance contre ceuxque l'on pouvait si facilement rendre responsables de l'issuemalheureuse de la croisade du grand empereur? D'ailleurs,beaucoup des compagnons de Frédéric P", aussi bien que deceux de l'archevêque de Mayence, n'étaient-ils pas encore là,pour entretenir par leurs récits les sentiments que la conduiledes Grecs devait inspirer à l'Allemagne?

En Italie, où les Comnènes n'avaient point perdu l'espoirde ressusciter le thème de Longobardie, et parlaient môme deréunir les deux empires 1 , dont leur chancellerie n'avait jamaisreconnu officiellement la séparation, ils s'étaient constamment,malgré leur opposition religieuse à la suprématie romaine,montrés les soutiens du parti guelfe, et avaient été, pour lesempereurs germaniques, des ennemis d'autant plus dange-,reux qu'ils agissaient presque toujours à lasourdine, excitant

Ekkehardus Uraug. ad. tan. 1101.' fil. ad . aun. 1102. -'-fun. 11/ Epist., 1, 336: Arnold. l.uh., Y. cap. iv.• En 1111, Alexis let offre au pupe de se faire couronner par lui; en 1174,

Manuel demande à Alexandre III de la reconnaitre comme empereur d'occi-dent.

Page 26: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

30INNOCENT III ET LA QUATRIbIE CROISADE.

sous main la cour de Rome à user sans crainte de ses armesspirituelles 1 , et soudoyant, à deniers comptants, la rébelliondes cités italiennes 2

Tout le règne de Frédéric Jer est rempli par les embarras quemManuel Conène suscite sans relâche à la politique allemande;

et parfois, non content de ces manoeuvres sournoises, l'empe-reur grec va jusqu'à combattre ouvertement Barberousse 3 , luiréclamant la Fouille, tantôt comme dot de l'impératrice Irène(Berthe de Sulzbach) 4 , tantôt comme possession ancienne etlégitime dcl'empire d'Orient.

De leur côté, des princes comme les Hohenstaufen ne pou-vaient laisser les Grecs reprendre à leur profit' cette idée de laréunion des deux empires, sans se l'approprier eux-mêmesPour s'en servir contre leurs adversaires. C'est Henri VI, lePremier, qui paraît avoir ainsi voulu retourner contre Byzancecette chimère de la domination universelle, et s'être mêlé,dans ce but, aux révolutions intermittentes qui agitaientConstantinople. Dans un texte très-important, un chroniqueurcontemporain, Othon de Saint-Biaise, nous montre, en 1195. lefils deFrédéric l er surveillant, de Palermeoù ilvenait de recueil-lir, à main aimée, la succession des rois normands de Sicile, lesderniers joursdu règne d'lsaacll, envoyant ùce prince des auxi-flaires armés dont les instructions secrètes sont de l'abandonnerà l'improviste aux fureurs d'Alexis lII, et profitant aussitôt dudésarroi causé par ce changement de gouvernement, pour en-voyer à Byzance une ambassade insolente qui arrive au doublerésultat d'obtenir secrètement d'Isaac H prisonnier une renon-ciation de tous ses titres à l'empire en faveur de sa fille, belle-soeur de Henri VI O et d'arracher ouvertement à Alexis [11, en

l Alexis J" excite Pascal II contre lienri V; Manuel, en 1155, empêcheAdrien IV (le couronner Frédéric I".

En 1161 et 1176, la ligue lombarde, en 1163, Ancône, Cf. Nicelns, DeJVanuele, VII, cap. r. PP. 260 et suiv.

l Cinnamus. IV, cap. l-XII; Nicelas, Ibid., II, o. vii.Cinnamus, II, cap. XIX.

I « Irnperator Greornrn, misais ad cura (Henricum VI) legatis, alixilirim• ipsius contra fratrem Saut qutsivit :qui... milites lune direxit , salutem• ipsorun1 in bac negotio fartant conimittens.. iriterea Grtcorum imperator« n fratre captus, lulninibus pr'ivatur et arcta custodia servatur, ipsequr

(AlexiusUl) ... militiani Teutonicorum, ad se vocatam, in gratina Csarislihcraliter habuit. ,, (Otton. Sanhias. Chron., c. 43, d. Nurat., t. VI, p. 900.)6 Idem crecus imperator, desperatis rehus, ipsurn Pinlippum 00m flua

Page 27: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

II. ORIGINE DES PROJETS DL PHILIPPE DE SOUABE.31

échange des prétendus droits de la Sicile sur Thessalonique ',d'abord une somme d'argent considérable, puis la promessed'un tribut annuel de cinq mille livres d'or 2• La mort seuled'Henri VI avait pu débarrasser Alexis de cette charge énorme,qui l'avait contraint à établir sur tout l'empire la taxe aile-

mannique, et l'avait môme réduit à dépouiller de leursrichesses les tombes de, ses prédécesseurs 1 . Mais Philippede Souabe, héritier, sinon du titre impérial, du moins dela politique de son frère 1 , n'avait oublié ni la renonciationd'Isaac II, son beau-père, ni la dette contractée par Alexis III.Appliquant sans scrupule, au trône de Byzance, les us du droitféodal, il voyait dans frêne Comnène, qu'il avait épousée parpolitique et sur l'ordre d'Henri VI 5 , la légitime héritière deConstantinople , et comme le hasard avait voulu qu'uneaffection mutuelle très-vive 6 fût née de cette union de com-mande, comme, de plus, la princesse était douée des meilleuresqualités do sa race, et passionnée pour son pays d'origine,Philippe subissait à chaque instant cette douce influence, et selaissait volontiers détourner par Irène des embarras d'unesituation mal définie en Allemagne, pour songer aux affaireslointaines de l'Orient.

Le jour n'est point encore fait complètement sur les intri-gues mystérieuses qui se nouèrent à cette époque entre la courdo Souabe et Constantinople, mais l'existence rie ces intrigus

hoeredem regni, a flaIre ablati, adoptaverat, et ut hoc consequoretur openAugusii assidue sperlLhaL' (Oit. Saublas, ibid.) Cr. o. Abc], Kônig Phitipp.P. 370.

A cause de la prise de Thessalonique dont s'étaient empurûs. en 1185, lesSiciliens, soudoyés par Frédéric 1°' (Nicetas, pp. 385, 390). cr, Tache, KaiserHeinrich VI, pp. 137, 138.

Nicolas. De .4iexio A 719., I, c. vii, lI- 626 et suiv. LI faut lire ce chapitreentier pour avoir une idée du ton que prenaient à Constantinople les envoyésde Houri VI. Cf. Tache, pp. 364-360.

Niectas, 1W' 630 631 Aimai. Zwifoitenses, ad. QQn. 1194.Sicut jienricus, olvu imupernior, frater vins per Stcitiaiij tuum propo -

sueraI imperiulu occupare. ii (lan. III Epist., V, 122.)\'. 'l'èche, pp. 363, 545.

6 Elle mourut de douleur quelques jours après l'assassinai de Philippe:rien de touchant comme ses adieux à la vie, petite élégie contemporaine enprose, publiée per Winckelmann, P/mittpp. u. &hwa' en van Otto u. Braunscé-weig (Leipzig, 1873, in-8', LI, p. 564). Elle parait avoir joui d'une grandepopu-aillé en Allemagne; Walther y . d. Vogelvc'ide l'a chantée on l'appelait « larose sans épines et la colonibe sans liel. » Cf. Abel, p. 384 Winkelmann.P. M.

Page 28: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

'32INNOCENT 111 ET lÀ QUATRIÈME CROISADE.

est affirmée par Nicétas 1 , et Burchard de Biheraeh nousraconte, en témoin oculaire, les menées en Allemagne d'unenvoyé secret (Alexis Contostéphane 2?) qui, vers 1200, étaitvenu pour.déciderPhilippe àrevendiqueren personne le trônede Byzance.

I 'Telle était, au milieu de mai 1201, la situation respective despersonnages politiques qui allaient jouer un rôle dans les évé-

-"élis et

élection de nements des (Jeux années suivantes. Au moment donc où^huf des croisés. Innocent III croyait avoir atteint le double bat qu'il poursui-

vait, - laclélivrance (le la Terre sainte elle triomphe cIa partiguelfe, - parvient à Rome la nouvelle de la mort du comte de-Champagne et du désarroi où cette mort jette les bhefs del'expédition. Puis, deux mois plus tard, se produisent simul-tanément deux faits nouveaux et également inattendusl'arrivéè en Europe d'un prétendant k l'empire d'Orient, lejeune Alexis Comnène, propre frère de la reine des Romains,et l'élection à Soissons, comme chef des croisés français, d'unprince italien, partisan presque déclaré, et, en tout cas, ami dePhilippe : la coïncidence de ces deux faits me parait la clef detous les événements qui suivirent.

Examinons les circonstances qui entourèrent la fuite d'Alexiset l'élection de Boniface.

D'abord soumis, ainsi que sa famine, à une étroite détentiondans le Diplokionion, Isaac II avait vu peu â peu se relâcher lesrigueurs exercées contre lui par son frère. Il avait fini par jouird'une demi-liberté dont il se servait pour tenir avec les colonspisans, jadis comblés de ses faveurs 1 et, par contre, peusatisfaits de la conduite d'Alexis III â leur égard , des coud-

Nicetas, 1M ,Ilex. Ang., HI, cap. Vin, .2 « vouer-nt aubin auto cum (Alexium 1V) quidam nohflis princeps Grroco-ram, volens percipero regnum nomme reginœ, quom cilla deprohendissentfraudulontor lahoi'aro, permute j ussit (Pli iii ppus) euH, captivum tenonscd, jaterveuitu rcgiTuc, cite liheravit eumdem , qui rodions hi G rmeianu,empli regnuin sihi vendicare, quetu, post trace, in brevi Grmei struingulatuin

« sulfocavernut. (13ureh. Biber. Conradi a Lichtenau Ctu.roniccn, éd. de 1609,p. 238.) M. Winkclma,in (p. 525) pense que cet intrigant était ManuelKaunvizès, mais ce dernier ne prétendit jamais au trône l'astrologue AlexisCoutostéphauue, qui, après une première tentative en ce semis, en 1105 (Nicetas,pp. 600-603). avait échappé au supplice et fut étrangle en 1201, à la suite d'amierécidive (Nieetas. p. 687), est le seul personnage qui puisse répondre au por-trait tracé par Bureliard.

S V fiord. p. fl.Id., p. SI.

Page 29: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

-Il. ORIGINE DES PR0.IETS.DE PHILIPP}YDE'SOtJABE.33liabules secrets ,que diri geait de loin,pai' une correspondanceactive, la reine des Romains, sa fille 2 Bientôt il met à profill'affection que son fils, le. jeune Alexis, semble avoir inspirée àl'empereur régnant, et au moment où celui-ci allait emmenerson neveu clans l'expédition dirigéecontre lep rotostrator ManuelKamytzés 1 , lsaac le fait évader avec la connivence du vicomtede la colonie pisane, Riniero de Segalari, et du jurisconsulteIldebranclo, de' Famigliati . Caché, suivant les uns, dans untonneau à double fond 5; perdu, suivant les autres, dans lafoule des matelots latins dont il avait pris les habits 1 , le jeuneAlexis parvient ii se soustraire aux recherches de la policeimpériale qui s'était aperçue de sa fuite, et à rejoindre, accom-pagné de son gouverneur , une grosse cogue pisane, quiramenait clans leur patrie 1 le vicomte et sa suite. Une foisdébarqué en Italie 1 , il s'empresse de se rendre auprès de

u Erat eujusvis Iscacium adire, tum verni Lotinorum, cum quihus arcana« consilia dc uteiscendis injuriis et everterido fratre Alexie c-.onforebat... j,(Nicolas, de Aies., III, cap. vin, trad. Bekker, p. 710.)

s Liticris cd freinera liliam misais, Phulippi Allemanorum te , is conjugem,« quihus cala ad opéra ferendam instigabat, rttquo j ade litions recipiehat

quibus quid oqend.uia. essel monetatur. « (Nicetas, t. e.)Nicolas, L C.; cf. p. '707.

• Compte du prieur flenenato (1223, lU .janv.), dans ]es Documenti suitenia;, toscane colt' Oriente, t. J, no 62, p. 94. llevd., (p. VO), s'appuyant surun passage do Nicetas (p. 712), où ce chroniqueur Ternie pour cause à .1ahaine des Vénitiens contre Alexis iii, les faveurs accordées par ce prince auxPisans, considère la connivence des Pisans comme une affaire privée à maisici Nicolas (les chartes le prouvent surabondamment) n confondu les Pisansavec les Génois, et il ne faut pas oublier que le comte de Segalari Ôtait le chermême des Pisans.

t Chronique (lc Novgorod (dans Hopf, Citron. grôco-lai., p. 93); ce récit esttrès- n téressant.

O Nieetas, t. c.; Roneinni, Cronica di Pire (dans l3uchon, Noue. Recherches,11. P. 23); Cr. t. I, P. 13.

« Li maistres al fil Kirsaac,Uns allés (qui) l'avait dès l'enfance

« Nourri...(Mouflet, dans Villehardouin, éd. Du Gange, p. 212); cf. Clan, p' 25, Albe-

ricus. pp. 399, 425. Peut-élit Benenato, prieur des Pisans, qui revint A cetteépoque en Italie, à la suite de querelles avec le diacre Léon. légal du pape,fut-il aussi mêlé à toute cette évasion. Cr. Compte de flenenato, I. e.Geste Inn. 111, n° 64.

B Compte de Benenato, t. e.Il était débarqué à Ancône, suivant Villehardouin, qui, seul, nomme ce

port; n'y aurait-il pas confusion avec Aulonia, point de départ 'donné parNicetas, f. e

Page 30: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

34INNOCENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

Philippe de Souabe, son beau-frère' , et, en juillet 1201 2

arrive à Wiirzburg 1 , où ce prince tenait sa cour.Après de longs débats, l'élection. de Boniface avait eu lieu

le Pr avril 1201, dans une assemblée convoquée à Soissons àcet effet 1 . à la suite de plusieurs autres qui n'avaient amenéaucun réuItat.Yillehardouin, qui 'était, à son retourdeVenise,concerté avec le marquis (le Montferrat 1 , s'attribue modeste-ment l'initiative et le Succès de la candidature de ce dernier ausein du parlement des croisés 6 En réalité, il n'avait été quele porte-parole du roi (le France, dont cette élection fut l'oeuvrepersonnelle', et qui pesa, parla bouche du maréchal de Cham-pagne, sur les décisions desbarons. Sans cette haute influence,comment expliquer que des princes comme Baudouin deFlandre, Hugues de SaintrPaul, Louis de Blois et Sirnon deMontfort se soient vu préférer un seigneur étranger, descendant

Occulta et celeri fuga. n (Giinther, n° 8.) rai suivi ici Nicétes (1. e.).Villehardduiu (n' 70), Giintlier (110 8), Bigord (p. 55),Sicarrli de Crémone, pôlO,Albéric (t. c.), la Chronique de Morde, (p. 10). la Chronique de Nougorod( p. 93), 11m el-Athir (d. Tafet et Thomas, t. III, p. 459), qui tous conduisentdirectement Alexis en Allemagne :0" pourrait, il est vrai, en forgent un peule sens d'un passage des Geste Jnnoeentii iii, n82 (Cf. Epist.,\', 122,\'I. 210,Georgius Acropolitae.2, pp. 6,7; 'AÀuc'iç K.H.,v. 152,170, d. Müller, ilyzani.Analekien ,pp. 38.30; Sozom. Pistor.,d. Tarlinius, 85. MM. flot., t. 1, P. 83) pla-cer ici le voyage il Rouie du jeune Alexis ; mais en l'absence d'un texte formol,j'ai cru devoir Inc ranger du côtd de la majorité des témoignages contem-porains, m'écartant ainsi de l'opinion de Hopi, Op. e.. p. 191. - Glitri et lescontinuateurs de Guillaume de Tyr font d'abord arriver Alexis en Hongrie.

Arnz. Colon. mm,,. ad. cnn, - Après le 3juillet, comme le fait remarquerWinkelmann, Op, e,. , p. 525. Cf. Bure. Biber. j. e. Siaurd. Crenion. (ri. Mura-tari, t. 'VII, p. 619).

Bdhmer, Regesla. imparti, - 12.' Villehardouin, n' 4E,

t' Et vinrent par Monferrat et corderont au marquis tout cc qu'il avaient« fait et ordiné en Venisse. n (Chron. de Marée, p. 8.)

' villehard.. n° 42.« Consilio regis 1"rancim. n (Geste Ion. HI, n' 83.) - « Principes de consilio

if regis Fra.ncorum, Ronifaeium, christianorum durera (sozom. Pis-toriensis, d. Tarlinius, SS. 11H. liche., L. I. p. 82.) -ii A tant que i] alast parler« au roy de Frnnce et â la reine sa suer, car sans leur scout et veuleaté il ne le• porroit faire. Lors ordena son oyrre ; et ala tant que il vint à la CO de• Paris cii il trova le roy de France, et la reine sa aller. Et [or conta la novelle« cornent et por quov le hault home de France et des autres princées le• i'equeroient que il fnst cliapitaines et gouverneur de toute la gent de eellui• passage. Et quant li Crans roi et la houe reine oyrent celle nouvelle, si [muent• moult ut conseilleront le marquis que il tlenst entreprendre celle suborna-« clou. » (Citron, de Morde, pp- 5-6) Cc récit est évidemnient altèré, nais letémoignage des Geste empoche de le rejeter cntuii,'eumunt.

Page 31: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

II. ORIGINE DES PROJETS DE PHILIPPE DE SOUABE.35

de Henri IV l fils du vieux gibelin Guillaume de Montfer-rat, et qui, d'ailleurs, jusqu'alors, s'était fait connaître bienplus par son habileté diplomatique que par ses talents mili-taires.

Boniface, qu'une ambassade solennelle était allée chercherau delà des Alpes 2 vient, le S septembre, recevoir en grandepompe la croix àNotre-Darne deSoissons 1 , etprend le titre dechef de l'armde chrétienne 4. Le 14, il va à Citeaux assister àune grande prédication de Foulque de Neuilly, s'assurer auprèsdu Chapitre général du concours que l'ordre devait donner à lacroisade, et probablement recueillir les sommes provenant desquêtes de Foulques, et que celui-ci avait déposées à l'abbaye 1.

Deux mois plus lard, il part pour Haguenau 1, où se tenaient, àportée des événements, Philippe, Irène et le jeune Alexis, etnous le trouvons auprès d'eux à Noël de la même année a.

Rien ne serait plus facile que de reconstruire, à l'aide de cesdétails chronologiques, les commencements de l'oeuvre secrètedu roi des Romains en 1200, rappelé au souvenir des affairesde Constantinople par les intrigues de Contostéphane, il seraitentré en relations avec Boniface, son cousin germain °, qui,envoyé par . Innocent III en Allemagne, avec l'archevêque deMayence, pour remplir une mission de paix entre Othon etPhilippe 1 1 , s'était, à la suite de négociations infructueuses, etpeut-être en souvenir de Frédéric Jar et de Henri VI, amis etbienfaiteurs des Montferrat ,rapproché de leur successeur. Le

'Parsa grancl'mère, Agnès, veuve de Frédéric de Souabe, mariée en secondesnoces à saint Léopold d'Autriche.

• clati, P. 7.3 Id., p. 7; Viltel,., no ' 43, 44. Boniface avait cependant déjà pris la croix.

(Gesta Jan. iii, n 40, Ernoul, p. 340.)• t, Li maistres de ]'est. s (Glati, p. 25.) - « Kievetaine et sires des croi-

sés. »(ht., p. 6.)— « Gaput et dcx militke. n (Coggesh.. p. UI.) « Gapitaneus,dos, et recto,'. i) (Jacob. de Guisia, XIX. e. vu , t. III, p. 233).

vuleh., n° 45.Jean d'Ypres (dans D. Bouquet, t. XVIII, p. 601).flbhmer. J?egesta hnp., P. 13.

8 Clan, P. 15.° Sort père avait épousé, en premières noces, Sophie, fille de Frédéric Bar-

berousse.'° Annal. Colon. Max., ad. aun. 199; voir Winkelmann, p. 169; 0. Abel,

pp. 109, 112. Il resta or, Alleinagrte jusqu'en automne.J' Guill]autuo le Vieux, père de Boniface, avait toujours combattu en Italie

peur Frédéric Ier,,ot Boniface lui-même avait reçu de Henri VI, en 1193, la villedAlessaudnia (privilège, d. Muratori, t. XXIII, p. 360).

12.Il 'liol Ii'rses

à ,l,daire de lacoî,,cidence de

ces deux faits.

Page 32: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

L

36:INNOCENT III ET LA QUATRI»LE CROISADE.

marquis, parfaitement au courant (les affaires de l'empire grec,auquel la rattachaient des liens de toute nature ' , et où sesfrères, Conrad et Revuier, avaient joué récemment un rôle siconsidérable 2, désireux lui-même de se venger, sans acceptionde dynastie ni de personne, des perfidies du gouvernementbyzantin', etde ressaisir l'héritage perdu de Beynier, très-bieninformé par contre des projets du pape, dont il venait d'&rel'ambassadeur, et de tout ce qui concernait la croisade en voied'organisation,.— aurait rencontré chez Philippe de Souabe deshaines et des désirs tout à fait conformes aux siens, et de cetterencontre serait sorti, au moins en germe, le projet de détour-ner vers la Grèce l'expédition préparée par Innocent. Le roi desRomains, convaincu de son impuissance actuelle à faire valoirles droits qu'il tenait de la renonciation d'Isaac II, aurait conçuspontanément, ou reçu de Boniface, l'idée de s'effacer et deproduire à sa place un candidat moins connu et moins compro-mis qu'il ne l'était lui-même. Il aurait alois fait donner parIrène les instructions dont nous parle Nicélas, et procuré auxprojets d'évasion du jeune Alexis la coopération des Pisans, ses,

Six fois les Montferrat s'allièrent aux empereurs d'Orient; voir Sanli, L. T,p. 37, et surtout Pannenborg, Magisler Gun(Irerus, (d. les Porsehungen zur d.Gesch,, 1873, p. 312.)

Conrad, frère le Boniface, avait épousé la soeur d'Isaac II, et rempliConstantinople de ses exploits (clan, pp. 27, 29); (cf. Cent. de Gal faro, (d. doGènes, p. 56). lievnier, frère des deux premiers, avait épousé en 1(80 la fillede Manuel Comnène, Marie, qui avait reçu en dot le royaume de Thessa-Ionique (Rob. de Monte, d. Pertz, t. VI, p. 525 Nieetas, De illanuele, 'V, C. VIE!,

p. 222). - Dans une charte de 1204, Boniface vend aux Vénitiens les droitsqu'il peut avoir sur le lieU donné par Manuel à son père, palri sue (Tofet etThomas, t.T,p.5l3, d'aprèsle Liber Albus); mais je pense qu'il y là une erreurde copiste - Guillaume le Vieux a'ayant jamais eu de rapport avec Manuel,—et qu'il faut lire frairi sue, - leçon qu'olfre cette même charte dans Bene-venuto di S. Giorgio. Cronica di Monfèrra(o (Murat., t. XXIIt, p. 303).

M. (le Wailly (Eclai'rciss. à Vill.ehardotrin., pp. 442 et suiv.) attaque l'au-torilé de Clan, parce que ce chroniqueur - cri donnant pour cnus (les ran-cunes de Boniface contre les Grecs, les déboires essuyés par C0EIJ'ad do Montfer-rat à Constantinople,—ne fait pas attention que Boniface va concourir à ta res-tauration d'Isaac, auteur inérue de ces déboires mais l'histoire des rapportsentre la cour de Byzance et les Latins, montre souvent ceux-ci exerçantleurs vengeances sur les Grecs, pris en masse, sans acception de l'em-pereur régnant, qui parait revètir à leurs yeux le caractère d'une entitéimpersonnelle on pourrait donner de cette contradiction de nombreux exem-ples. De plus, et dans le cas qui nous occupe, la persistance avec laquelleBonifiice poursuivit Alexis III, jusqu'A ce qu'il l'eût pris et fait enfermer àMontferrat, montre bien ('intensité de la haine particulière du marquis coutrecé prince;

Page 33: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

tIl. ORIGINE DES PROJETS DE PHILIPPE DE 5OUAE.37

alliés fidèles. La mort du comte de Champagne aurait précipité'l'exécution de la combinaison concertée l'année précédenteet Boniface, qui en était l'âme, aurait été proposé parle roi desRomains à Philippe-Auguste, comme un successeur de Thi-haut moins redoutable pour le roi de Fiance que l'un ou l'autredes barons croisés. Philippo-Auguste, alors indisposé par lelégat du pape con ire le roi des Romains, aurait hésité deuxmois,et fini cependant par donner son appui à Boniface, auquel lerattachaient des liens de parenté 2. - le choix du marquis ne.devant d'ailleurs donner aucun ombrage au chef de la chré-tienté, avec lequel il avait su rester en bons termes. L'électionune fois menée à bonne fin, Boniface, emportant avec lui unelettre du roi de Franco pour le pape en faveur de Philippe deSouabe, - lettre qui montre de quelle façon le marquis avaitsu Plaider à Paris 1 la cause du roi des Romains', - se seraitempressé de revenir en Allemagne pour exposer à Philippe lesheureux débuts de leurs projets communs.

De cettefaçon, toutes les allées et venues de Boniface s'expli-queraientd'elles-mêmes agent secret dela politique allemande,il aurait réussi cependant li ne paraître que l'intermédiairebénévole de négociations officielles entre Philippe-Auguste,Philippe de Souabe, les croisés, et enfin Innocent III lui-même,qui, tout en soupçonnant déjà quelque chose de ces intrigues ,n'y aurait pas donné, dès l'abord, toute l'attention désirable.

Un historien d'outre-Rhin, qui vient de terminer, dansla collection académique des Annales de l'histoire allemande,le volume relatif â Philippe de Souabe, et qui consacre unelongue et savante note au sujet qui m'occupe r. M. Edouard

I Lecomte de Champagne étant mort ]e 24 mai, et, - ii quelque combinaisonchronologique '400 Ion soumette les récits toujours non datés de Nicetas, -Alexis, pour arriver en Alleniagrie vers le la juillet, ayant de s'enfuir ou plustard le 15 mai, il est difficile de soutenir que le premier fait ait pu influer- direc-toment sur le second: mais il n'en est pas de même pour l'élection de Bonifaee.

Villehardouin, ii' 42; Inn. III lfpist. (Reg. lump. no 63). - Eléonore, femmede Donifdee, descendait au troisième degré, comme PhilippoAuguste, d'Iauai-bert II, comte de Savoie.

Philippe-Auguste passa à Paris le mois d'octobre. V. L. Delisle, Calot.des Actes de Philippe-Auguste, p. 158.

Inn. J!! Epist. (Reg. Jmnperii, n' 63), d. Migno, t. III, p. 1068; cf. Winkel-'marin, P. 277.

voir plus haut, p. 22, note 3.Jahrbzlclmer der deutschen Cesehichie. - Phiiipp voit und Otto 1V

von liraunschweig, L. 1, pp. 525, 528.

k 's

Page 34: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

38INNOCENT Iii Et LA QUATRIbIE CROISADE.

Winkelmann, sans pousser aux mêmes détails toutes ces con-jectures, en formule nettement le principe.

Je n'ose encore, je l'avoue, remonter aussi haut, bien qu'untexte d'Ùgerio Pane, ait donne lieu tic penser que, déjà aumoment de la signature du contrat de nous (avril 1201), leprojet d'attaquer l'empire grec avait été l'objet d'un articlesecret de ce traité je me contenterai de signaler la vrai-semblance de cette longue hypothèse, et de reporter, maiscette fois d'une façon plus affirmative, les origines de l'intriguecombinée entre Philippe, Alexis et Boniface, k l'époque de leurséjour commun en Allemagne, - de septembre 1201à février 1202 —; et je pense qu'il me suffira d'exposer,dans leur ordre chronologique, les complications qui suivirentl'arrivée d'Alexis et l'élection de Boniface, pour montrer quela main qui tenait les fils de cette intrigue n'a rien abandonnéaux caprices du hasard.

III

NÉGOCIATIONS DE 1202.

la.1 Boniface ne dut quitter la France que vers la fin dé novem-Boni(,ce et lire .1201 car , pour adresser au pape la lettre assez hautaine

Alexis la tourdu Souabe, puis dont il chargea le marquis, Philippe-Auguste avait, sans aucun

Rrnae, doute, attendul'arrivée de la bulle de légitimation des enfantsd'Agnès de Méranie, bulle qui n'étaitpartiedelionieq-ue le 4 no-vembre '.Le marquis trouva le roi des Romains k Haguenau 1 , ou

I M. de Mas-Latrie (Hist. de Chypre, t. I, p. 165), combattu par Ni. de Wailly(Eelairciss. à l'uic h., pp. 46, 437). Voici le texte d'Ogerio Pane , u Conti-• git autem quod cornes Flandrensis .... . Venetias perrexerunt, ihique 01cm• Venetis confoederarunt, fingentes se ire ultra mare nul recoperandum demi-

nicum sepulcrutn. Primo euntes ad Jadaratu. ..... postmodum obliti domi-• nicce crucis recuperatioiiern et ipsam cruceni projieientns C. - P. peirexe-.•• mot, n Go passage ne me parait point impliquer Id lait (rue le contint denous ait eu eu vue Constantinople tout au plus Ogerio, dans la premièrephrase, fuit-il allusion à la convention relative à Zara. - Ce témoignagecomme celui de Nieetas (p. 713). invoqué au même endroit par M. de Mas-Latrie, me semble devoir élis reporté nu temps des négociations de Venise.

hua. III Episl.. éd. Migne, t. III, P. 1192.Bbtimcr, Reg. imp.. p. 12.; cf. Winkelmann. p. 240.

*1

Page 35: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

n

III. NÉGOCIATIONS DE 1202. 39se passèrent les fêtes deNoiil, le suivit à Halle, où ils arrivèrentle t er janvier 1202 ',et ne quitta la cour de Souabe qu'à la findu même mois 2• Quels étaient les intérêts assez considérablesPeur retenir ainsi, plusieurs semaines, auprès d'un prince toutrécemment excommunié, et si loin des préparatifs de la croi-sade, celui qui venait d'être choisi pour chef suprême de l'expé-dition organisée par Innocent III? Les Gesta nous l'apprennenten termes formels : « Boniface concluait avecPhulippe 'ttn traite,« en vertu duquel l'armée des croisés devait rétablir le jeune« Alexis sur le trône de Constantinople 1 . » Il est probableque les pourparlers nécessaires à la conclusion de ce traitéfurent longs: ils curent lieu entre Philippe, l'intelligente Irène,son frère et le marquis; personne autre ne paraît y avoir étémêlé; sans cela, des partisans de Philippe aussi importants eten général aussi bien informés que l'abbé de Pains et l'évêquede Halberstadt, y eussent laissé faire allusion dans les récitsde laquatnième croisade qui ont été écrits sous leur dictée; et,si quelque chose en Allemagne transpira plus tard de ces négo-dations, ce fut seulement l'idée générale que Philippe en avaitassumé la haute direction . Qu'Alexis ait exposé les chanceslocales que pouvait présenter, en faveur de sa cause, une inter-vention latine, et parlé du nombre des partisans qu'il avait àConstantinople 5; - que Philippe, tenant à son beau-frère undiscours analogue à celui que la Chronique de Morde° met clans

I Citron. liait,., éd. Sehatz, P. 70; Winkel,nann, p. 243.• Winkelmai,n, P. 256.$ « Ipso vero de Francia per Âïenrnnnianr transjtuiu feeit. ahi cuin Plu-

c' lippo duce Suevim, qui se regeni gerobat, dicebatur liahuisse TuACTATUM ut« A lexiuirt sororiant sutan,., redacj fa-ceret ad COfl.St. afltinopoiim, at, e.vere fiaciu'Lsijanoad obtinenduin imperium Bomanhe, » (Gesta Jan. /1/, u» 81)o Legatione accepta n aurore et J'/tiffppo . (Alexins) redut in Greciam»(Burdi. Biber. I. c.) - « Constantinopolis... ordinatione regis IVe ilippi proptersoceruni ilisius... obsessa et capta est. » (Citron. Aiantis Se,'ènj, éd. Eekstejn,p. 72.) - t Per consiliuni regis Philippi. o (Albéric, p. 475.)

o Verisimihb,,5 argtinientis indocti quod dieU Alexii suspiraret adventum« regia pars potior civitatis. 't (Jan. lii Epist., VI, 211); cf. Rob. Alti,,.Citronicon (d. D. Bouquet, t. XVIII,]). 266.); Chron. de ./Vougorod, p. 05.6 « Beaux niés, vous vêez bien cornera vostre oncle vous n dçsherité de• vostro empire, et j'ay certaines navettes cornent li Muli bonne de France• ont entrepris un grant passaige de pelonins pour passer en la saincto terre• de ' I berusalem de quoy me semble quo, se nostre sainet pere le pape leur• voulait faire le comandement de laisser cellui vouge et de nIer en Conston_« tinople, car il vous porroit bien remettre en yostre empire. Mais je ne me

3

0

Page 36: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

40INNOCENT III ET LA QIJATIUÎlME CROISADE.

la bouche du prince souabe, lui ait parlé d'une promesse for-melle d'union entre les deux Églises, comme d'une conditionsine qua nwv de succès pour l'expédition projetée; - qu'il ailIlit ses réserves en ce qui pouvait toucher les droits qu'il tenaitlui-même de la renonciation d'isaac, et exigé, à cet égard, desavantages pécuniaires spéciaux; - que, d'autre part, Boniface,qui venait de reee.voirà Cîteaux tous les fonds' provenant, soitdes quêtes (le Foulques deNeuilly, soit des premières levées desdécimes ecclésiastiques, ait exposé linsufLance de ces sommespour l'acquittement des obligations contractées par les baronsenvers les Vénitiens; —que, partant, il ait émis l'idée que cetteinsuffisance devait forcément mettre les croïsés à la discrétionde quiconque se mettrait eu mesure de payer leur concours; -qu'enfin, en qualité de chef élu de l'expédition, il ait pus'engager, même en dehors de toute autorisation de ses com-mettants, 'a mettre, sous certaines conditions, les forces de lacroisade à la disposition d'Alexis, - il n'y a rien là que detrès-plausible. De cette façon, le pacte qui fui conclu posté-rieurement à Zara, se serait trouvé déjà arrèté en principe.Philippe se réservait la direction secrète et lointaine de l'expé-dition 2, et stipulait pour lui-même, en cas de succès, de largessubsides, correspondant, et aux arrérages de la taxe aile ma-

nique, et à l'abandon des droits présumés d'Irène. Boniface,pour prix de sa coopération, recevait, avec l'honneur d'unealliance auguste pour sa soeur Jordana ', l'investiture de la

« double que dune chose pour quoy le pape ne le voudra faire, car je saize bien que vos Grecs si sont rebellé versla saincte egglise de homo. Donc,

se vous 'ne voulôs creanter que, se li pelerin vous mettoent el'• empire, que vous feriS dores on avant vos Grecs esire obadiens à la loy de• Boule, et de paier la dospense que li Frauois feroient pour vous en cost(L

yoiage, et après d aler avec eaux eu roiauln'e de Jherusalom, ducompaignierc, les un an. et de guerroier contre les ennemis de la croix, que je feroic une« priere à nostre sainct pere le pape de faire ledit co,nandeindnt. ' (Citron, deMorde. pp. 10-I 1.)«Trailila (ci) ex majori parte pecunia quanipro subsidioTerrmsanclmeomesmemoratus (Theûhaldus) cougregaverat. (Geste Inn. H!, n' 83) cf. (Mari, p. 7.

2 Voir l'article7 'des Prontissa Philippi regis pape (Inn. 11f Opera, éd.

Migne, t.IV, p. 296.): « Si omnipotens Deus regnurnerœcorum MIIuvet teuiro nieo« sabdidert, ecclesiam Gonstautinopolilaflam Iloruanm ecclesini bons Ode et« sine fraude faciam fore suhjectarn n cf.. Jan, Iii Rpist., V. 122.• 3 Genealogia march. MQntiS/'. (d. Moriondus , MonuflL A quensia. 1190,

in-à°. t. Il, P. 253): or. Irici, lies patrie, P. 41 et Cliiesa Star. (t. Pzemonte,p. 194. Alexis ne dut êti-6 que fiancé à cette princesse. Quant à l'assertiondu même Chiesa , reproduite par La Farina, (t. I, p. 553), relativement la

Page 37: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

III. NÉGOCIATIONS DE 1202. 41

Crête ', en échange de l'héritage de Son frère Reynier. Alexis,se chargeant de libérer les croisés de leur dette envers 'ionise,

• et s'engageant à se joindre à eux pour combattre les infidèles,acquerrait, en retour de cette promesse, la certitude d'unerestauration à bref délai. Enfin le projet d'union des cieuxEghses était inscrit en tête du traité tout entier, pour endormirles scrupules, et obtenir au moins la neutralité bienveillanted'innocent 111. Telles devaient être en substance les proposi-tions que le jeune Alexis fut chargé par Philippe d'aller pré-senter à l'approbation du Souverain Pontife 2 , il est probablequ'il partitle premier 1 pourflome, où nous le retrouverons toutà l'heure.Quaat hl3oniface, il reste auprès du roi des Romains etassiste à l'assemblée de Halle 1 , où se discutent, une dernièrefois, les instructions que les princes, partisans de Philippe, ontrédigées à Bamberg le 8 septembre 1201 s pour l'archevêqueEberhardt de Salzbourg, le margrave Conrad d'Ostmark etl'abbé de Salem, Chargés par eux d'aller porter au pape leurprotestation contre la sentence dont Philippe a été frappé.Il est décidé que Boniface, déjà chargé d'une mission duroide Franco auprès d'Innocent', sera aussi àRomele représentantofficieux du prince souabe ', et qu'il appuiera à la fois, et lespropositions d'Alexis, et la protestation des seigneurs aile-

parenté de Boniface avec Alexis, qui aurait été, avant m6me; ce projet demariage, cousin très-rapproché du marquis, elle ne se trouve dans aucun texteplus ancien que i3onincontro, écrivain florentin (lu xv' siôcle « l3onifaciusMontisferratiAlexjo puero paterna alEnitate conjunctiis.» (Laur, Bonincoutrius111sf. Strate, d. Laini, Deliciœ entdjtonon, t. V, p. 277.)

'And. Dandulus (d. Muraiori, t XII, P. 322): Tafel etThornas, t. I, pp. 512-515.- cf. Fleyd, P. lOI.

Citron, de Morde, P. II.Le fait qu'Alexis précéda Boniface à Borne résulte de l'ordre suivi par

les Gesta dans la narration de ces deux vo yages voir plus haut, p, 34.note 1, les raisons qui me font reculer à cette époque l'arrivée d'Alexis

Winkelmann, p. 253.idem., 1).255.In n. 111 41sf. (llegest. Imper., n°61,); cf. Winkelrnann, p. 255.« Super prmdictis charissimo consaoguinco aostro marchioni Montis-

« ferrati ex parte nostra indubitanter credatis. n (L'pist. P/itlippt Aug., dansle !ieg. imper., no 63.)« '\Vnitljerus Sereni Moutis prpositus, cum Conrado (Bonifacio) mer-• eNjoue, qui pro Phitippo rege apud Innocent 1cm leôaUone functus,est,

• Roman, profectus. » (Chron. Nantis Sereni, p. 66.) Le fait que ce Waltherde Lauterherg accompagna Boniface, ajoute ici un grand poids au témoignagede la Chronique de taulerberg.- . -

Page 38: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

42INNOCENT III Et IA.QUATRIÈMË CROISADE.

mands. Les deux négociations se trouvent ainsi réunies dansla même main, et cette connexité apparente , voulue parle roi des Romains, est précisément ce (lui doit garder celui-cicontre toutes les éventualités; car si le pape accepte les offreset consent aux demandes du jeune Alexis, il se voit forcéd'abandonner Othon et de •se réconcilier avec Philippe; cedernier se trouve alors avoir, d'un seul coup, atteintie doublebut, de ruiner le parti guelfe et de prendre, en assurant à sonbeau-frère, sans bourse délier, le trône de Constantinople, unerevanche éclatante de tout le passé humiliant ou douloureuxque sa raceavait àvenger en Orient. Si, au contraire, Innocentrepousse les propositions d'Alexis, l'on passe outre, et avec leconcours des barons, dont on exploite la pénurie, on parvient,malgré le pape, et au profit, soit d'Alexis, soit de Philippe lui-même, à s'emparer de l'empire grec, dont l'occupation militaireabsorbe pour longtemps toutes les forces de la croisade. Cen'est encore, il est vrai, quele second des résultats poursuivis;mais à l'aide des subsides que procure la conquête, et dudisçrédit jeté sur Innocent III par l'échec même de ses projetsfavoris, on espère arriver rapidement à obtenir aussi lePremier.

Boniface quitta Halle vers la fin de janvier, avec le margraved'Ostmarket l'abbé de Salem; rejoints en roulepar l'archevêquede Salzbourg 1 , ils étaient déjà depuis quelquesjoursà Bornele lit mars,. ils y trouvèrent lejeune Alexis qui, reçu par le papeen audience solennelle, devant les cardinaux et la noblesseromaine tout entière, s'était jeté aux pieds d'innocent III, etlui avait demandé justice des crimes et dê l'usurpation de- sononcle , sans d'ailleurs parler ouvertement de l'interventiondes croisés. Le pape ne lui avait donné que des consolationsévasives '; mais d'autrds entrevues avaient dû suivre cetteréception publique -1 le prétendant avait pu exposer, au moinsen partie, les conditions du pacte de Haguenau, et, se gadantd'oublier les instructions de Philipp e, 1, faire miroiter aux yeux

- du Souverain Pontife cette espérance de l'union • des deux

I Winkelmaflfl. P. 256.• Id., ibid.

Gesla Mn. III, n' 82; Episl., V, 122.Episi. mn. Ii!, V, 122.

t Citron, de Morée, p. il.; cf. Promissa Philippi, 1. C.

Page 39: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

HI. xgoocrATIoxs DE 1202. 43Églises 1 question presque aussi chère au coeur d'Innocent IIIque celle des Lieux saints, et objet des patientes négociationsque, depuis quatre ans, il entretenait avec Alexis JJJ 2

Le pape dut se trouver embarrassé et peut-être ébranlé parles propositions du prince grec; il dut ressentir une certaineangoisse à se voir forcé de faire un choix immédiat entre lesdeux projets qui se partageaient sa pensée, et nons pouvonsreconnaftre la trace de ces perplexités dans les conseils qu'ilcrut devoir demander aux cardinaux, et aussi dans la hardiesseavec laquelle, six mois plus tard, l'empereur Alexis HI futmis par lui en demeure de donner une réponse définitive surle fait de l'union '. Toujours est-il qu'à la suite de cettelutte intérieure, la croisade l'emporta dans son esprit; peut-être déjà mis en garde contre les Vénitièns, vit-il le piège quelui tendait Philippe? peut-être ne put-il pas triompher de lajuste défiance que lui inspirait un parent si proche de cetennemi de FE-lise; et, informé comme il l'était des usagesbyzantins, trouva-t-il ridicules et insoutenables les prétentionsdu jeune Alexis? sans doute, enfin, sa conscience vint-elle 'u serévolter contre l'idée de faire servir l'armée du Christ, convo-quée par , la -voix du Saint-Siège, à la ruine d'un monarquechrétien, avec lequel il entretenait, au moment môme, des rela-tions presque courtoises? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ilopposa, en fin de compte, à la requête du prétendant, un refuspéremptoire 1.

Boniface, qui arriva quelque temps après, reçut du pape,malgré la façon un peu équivoque dont il s'était acquitté,en 1200, do la mission qu'Innocent lui avait confiée en Alle-magne, un accueil cordial, eten obtint même plusieurs faveursspirituelles 5; niais en ce qui Louchait la partie politique de sonvoyage, il ne fut pas plus heureux qu'Alexis. D'abord ses

* Comparez ]es expressions qu'il employa, une rois restauré, dans sa lettre âInnocent III (Inn. 111 Epist., VI, .210), cL surtout le passage suivant « IIc,• lhteor, , causa potissimu*n ad subsidinin nostruin animes peregrinoruru• inclinavit, quod promissione spontanea... su mus. Romanum pou-

tificem nos humiliter agiiituros, et ad hoc ipsuih Orientalem ecclesiain pro•• vinions indncturos. CL Epist., VI, 229, 230, 231, -

Voir plus haut, p. 20.P Jan. 1ff Epit., V, 127. -* Id., ibid. Geste fan., n' 87.

Chron. Mont. 8cr., p. 69; Inn. 111 Rpist., VI, 87, - Citron. Mont. 5cr.,p. 66; Inn. 11f Epist., V, 9-10; cf. Winkelmaun, p. 258. -

Page 40: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

44INNOCENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

éftortsen faveur du roi des Romains furent stériles, etïalettrede Philippe-Auguste ne servit qu'à attirer à ce prince uneréponse désagréable puis, quand Boniface voulut en veniraux fins de ses projets secrets - coepit agere a rcnwtis (disentles Gesta), - et exposer les avantages du pacte de Haguenau,Innocent l'arrêta si court que le marquis, se hâtant d'expé-dier les menues affaires de la croisade, prit congé et senrevint à Montferrat, où il dut arriver vers le milieu d'avril 2

14.Mais Boniface n'était découragé qu'en apparence par l'insuc-Alcxis en de ses premières ouvertures; politique trop habile et tropLcnubardie tenace pour croire la partie perdue après une seule passe. il

s'empressa d'abandonner comme impraticable la premièreforme dès projets de Philippe de Souabe, et de chercher, en sepassant d'Innocent HI, et se retournant vers les croisés eux-mêmes, à mettre sans délai la seconde à exécution ce qu'ilsut faire, comme dit Fauteur des Gesta, avec sa sagacité ordi-naire à partir de ce moment, nous allons le voir s'occuperbien moins de diriger la croisade dont il était le chef, que dela faire servir à la restauration d'Alexis 1.

Il semble que ce dernier, dont le séjour en Lombardie estconstaté à cette époque 3, dût venir le rejoindre à Montferrat;c'est du moins en ce sens qu'il faut, je pense, interpréter untexte de Rigord, mentionnant à cette date la visite faite par lejeune prince, en Italie, à l'un des croisés G, Or Boniface nequitta point ses Etats avant le 22 juillet ',et Baudouin Jer, quin'étaitparli de Flandre qu'à Pâques, et de Clairvaux qu'à la find'avril 1 , s'arrêta, vers le milieu du mois de juin, à la cour du

J tan. lii Epist. (lie gesi. Imper., no 34).« Ad propria remeavit. o (Gesta Jan. III, no 83). II était arrivé à Port-

Maurice le 15 mars. (charte, d. les iÎonurn. Patri,v. L. II, P. 1222.)« Eodem marchions saqaciter ,nediante, tracLatuna est inter ipsum

« (Alexium) et exercituen christianuta ut idem exercitus reduceret ilIum in« Greciam. o (Gesia, 00 80.)

« iltius adolescentis suscepisti ducatum. o (Epist. (na. III, VIII, 133.Marcinoni Montisferrati.)

$ VilIeb., n°70.— Bobert. AlLiss. (d. D. Bouq., t: XVIII, p. 266.)Guident de Francis in italiain veniens.o (Rigordus, d. D. Bouq., t. XVI,

p. 55.) Cf. Robert. AlLias., t. e.Date de la vernie faite par lui à Verceil rie la cité de Trine. (charte dans

Benvenuto di Saint-Giorgio , Muratori, L. XXIII. coi. 263.; cf. Irici, lies Pat ria',I, 56,) et dune confirmation de donations à l'abbaye (10 Loeedio (Archives deTarin, Loce,dio, mazzo 1, n°9.)

Maxtône. Thes. Anecd.. I, p783; cf.Wauters, Table des diplômes dc 1 hi îtoire

Page 41: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

III. NG0GIATI0NS'DE 12O2;45.

niarquis '. Est-ce là, ou seulemènt un peu plus tard,' par.exemple à Vérone, - où Villehardouininous montre le préten-dant entouré des Pisans qui l'avaient fait évader 2 et se tenant,vers le mois de juillet, sur le passage des croisés, alors très-nombreux , - qu'il faut placer les premières ouvertures que -Boniface et son protégé firent aux hauts barons de la croisade?Faut-il même voir dans l'étonnement que dut causer au comteLouis de Blois une communication aussi inattendue, la raisondes hésitations qui retinrent ce prince à Pavie, edaillirent ledétQurner, comme tant d'autres, de la route de Venise 1 ? Jen'oserais l'affirmer; mais je serais porté à croire que, si Alexisséjourna un certain temps à Vérone, point d'intersection de laroute d'Allemagne 1 et de celle de France, c'était uniquementdans le destein d'apitoyer les croisés français par son attituded'orphelin déshérité, et à l'aide du va-et-vient de pèlerinsallemands que nous signale Uunther 6 , de se trouver à portée,et des nouvelles de la cour de Souabe, et des intrigues quiallaient se tramer en sa faveur à Venise:

Avant . de suivre Boniface auprès des croisés rassemblés15.dans cette dernière ville, et d'examiner de quelle façon il sut y Négoiatio,is

servir les intéréts de Philippe et d'Alexis, il faut faire unede Venise.

remarque générale sur les textes de ceux. des chroniqueurscontemporains qui ne s'occupent qu'incidemment de la qua-trième croisade, et dont il est nécessaire cependant d'invoquer

de Belgique, t. III, pp. 172-173; HurLer, t. I, p. 542—Louis de Blois, Guillaumede Ferrières et Gervais de Chtteauneuf étaient encore à Chartres en mai 1202,(Cari, de 2V.-D. de Chartres, n" 153, 155, 157.) - Simon de Montrort était à lamême époque à Montrort (Monnier, Ga g , des Actes de Simon de fifonif., flO S.dans ta Bibi. de fEeoie des Oh,, t. XXXiV, p. 445.) — Hugues (le Saint-Paul à1)oulleos te? mai (BihI.icat., Coi!. Moreau, t. CIII, pp.I82-183j; les départs (lescroisés français durent donc s'échelonner entre le 15 et le 31 inai,et leurs pas-sages par les Alpes entre le Si mai et le 15 juin.

t Annal. colon, Max. (d. Periz, t. VI, P. 810.); cf. llopf, Op. cii, p. lOi.Villehardouin, (n" 70,) qui fuit donner par ces Pisans le conseil à Alexis

de s'adresser aux croisés (?).« Milites peregrint (Atemanni), cu,a duce sue, mm a populo civitatis,

e quam ah alla maxima ,nuitilvdine paregrinortan, qum illos do diversis« munrli partibus ad eumdem boum prrevenerat, Icetissinie suscepti sont n(Gûnther, n° 6.) Gomme ces croisés allemands n'arrivérent à Venise qu'aprèsBoniface (15 aoùt), c'est entre cette dernière date et le 15 juin, qu'il faut placerleur séjour à Vérone, où ils restèrent deux mois.

• Villeliardouin, n°' 5, 54.S e Strata quce per angustos Tridentince valUs anfractus..., veronam ducit,

ininori quidem labore et maiori compendio. » (Giinticer, n° 5).6 Giinther, n' 6.

Page 42: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

48INNO6ENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

le téinoignage pour l'histoire des événements'de 1201-1204.Suivant que ces chroniqueurs commmencent à Venise , ou àZara 2 les récits, plus ou moins succincts, qu'ils nous fournis-sent,nous les voyons placer dans l'une ou dans l'autre de cesdeux villes, et la négociation et la conclusion définitive du pacteconclu entre Alexis et les croisés, tandis qu'en réalité, ainsique nous allons le voir tout à l'heure, la iidgociation eut lieu àVenise, et la conclusion seulement k Zara. Villehardouin ' etInnocent JII, mieux informés, font seuls la distinction entreces deux phases, correspondant chacune au séjour des croisés,à Venise d'abord, et ensuite à Zara. Mais cette rectiflcationfaite une fois pour toutes, il est permis de mettre à profit,en tenant compte de la confusion des lieux, les indicationsparticulières que peuvent offrir des témoignages autres que les.deux principaux dont nous venons de parler.

Quand Boniface arrivaà Venise, le 15 août 1202, il débuta paraffirmer ses droits à la direction de l'armée latine, eu se pré-valant du titre qu'il devaità l'élection de Soissons, pour exigerle serment d'obéissance de tous les chevaliers 5. L'autoritéque dut lui donner ce commandement

en chef, librement con-

senti par les barons, est un fait sur lequel il est indispensabled'insister , bien que jusqu'ici les historiens descroisadesparaissent n'y avoir attaché aucune importance. Soit qu'étran-ger aux deux pays qui ont donné à la quatrième croisade lescontingents les plus considérables, et qui nous fournissent lessources d'informations les plus abondantes, il ait été laissé àdessein dans l'ombre par les chroniqueurs français et véni-tiens; soit qu'après l'élévation de Bandouin Iêr à l'empire, lapersonnalité du marquis de Montferrat ait dû s'effacer devantcelle du nouveau souverain, —toujours est-il que l'importancede Boniface comme chef descroisés ne ressort qu'incidemmentdu récit des grands chroniqueurs, qui affectent de ne le mettre

fligordns,Ilobert. AILiss. (d. D. l3ouq. t-XVII, p55, t. XVIII, p-266 ); Pip-pino, qui diffère ici dErnoul (d. Mural., t. IX, col. 616); Sozornène de Pistoic(d. Tarinius, 85. fil?. lial., t. I, pp. 82-831, et surtout Ogerio Pane et Nicetas,cités plus haut, p. 38, note I.

2 Presque tous les autres.Vi!leh.. n" 70. 77.Geste, u° 89; but. III Epist., V, 122.« In nssumptione B. M. rnarchio in exercitum venit, et duclor exercitus

est confirinatus; baroues ci omnes iuraverunt. » (Devasi. Gonil., P . Si.)

Page 43: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

Iii. NG0C1ATl0iÇ5 DE 1202.,.47,

quo sur la même ligne que les trois comtes. Mais sil faut allerchercher la preuve écrite de cette importance dans des textesépars et des intitulés de chartes ',il est impossible de nier quel'autorité du marquis n'ait été très-réelle,et qu'il ne l'ait exercée,sans conteste pendant tout le cours de la croisade. Ne nousétonnons donc point de le 'voir à Venise, aussitôt le sermentdes barons prêté, mettre cette autorité au service du plan dont,il poursuivait l'exécution.

Il trouvait à l'état aigu les relations des croisés avec laRépublique: 'ionise avait extorqué à ceux-ci 2 tout l'argent dontils avaient pu se munir pour le voyage, et les tenait entassésau Lido, sans leur donner ni les moyens de s'embarquer,ni même les vivres qu'une fois sur mer leur assurait lecontrat de nolis de 1201. Le prétexte que l'on donnait à cettecontrainte par corps d'une armée tout entière, était le non-payement d'un reliquat de trente-quatre mille marcs, sur leprix de quatre-vingt-cinq mille convenu pour le nolisementde la flotte; et cette détention qui durait déjà depuis lePr juin , ne devait prendre fin qu'au bout de cinq mois!

Ce serait peut-être ici te lieu de revenir sur ce pacte de 1201,de montrer avec quelle habileté il avait été rédigé par Venise,avec quelle légèreté il avait été signé par Villehardouin et sescompagno»s, acceptant un contrat de transport en bloc, pourun contingent militaire énorme et encore hypothétique, aulieu d'exiger un prix 4 tant par lance conduite en Egypte; —derechercher, d'autre part, sile déficit de passagers, contre lequels'exclamaient les Vénitiens, était aussi considérable qu'ils leprétendaient , et enfin si les travaux d'armement de la flotte

Pour Nicotas (p. 7131, la Citron, de Nougorod (p. 92), et Ihn el-Alhir (d.TafeletThomas, t. 111, p. 461), il est le roi des croisés: c'est lui qui adresse enleur foin h l'Europe entière le bulletin de la première prise de C. P. (Mar-tène, lues. Aneed., I, eol.784) et conclut le pacte anlicipé du partage de l'empiregrec (Tuf. et Thom. I, p' 448); calta, c'est h lui qu'innocent III adresse toutesles loures destinées à l'armée latine. Voir plus liant, P, 35, note 4.

2 Vii Ichard., u° 61; Clan, p. II.u Ibi expeetavernnt passngiuin a kat. junii asque ad kal. octobris.

(Peu. C. p., t, e.)Comment concilier l'opinion émise par M. de Waill y (/ctoi,'cissenzents,

p. 455) sur l'importance de ce déficit, avec le nombre énorme des déserteursqui, après être partis de Venise, quittèrent l'armée à Znra (deux mille pourse rendre à Ancône, une qrancte multitude avec Simon de Montfort (Devos(.C. P ' , P' 88.1? Suivant Albénic (P' 426), les forces des croisés à Zens se [hou-Laient encore à quarante mille hommes.

Page 44: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

48INNOCENT HI ET L& QUÀTRIkME C14015ÀDE.

avaient pu lèur occasionner (étant donné l'effectif consdérablde leur marine marchande ordinaire), des mises de fondsassez onéreuses pour justifier l'âpreté actuelle dont ils usaientà l'éndroit des croisés.

Mais je me contenterai de relever le chiffre de 34,000marcs, et de soulever, à propos de ce chiffre hi-même,la question de savoir si cette âpreté était réelle ou feinte. Jeprendrai les évaluations données par M. de Wailly clansle savant commentaire dont j'ai eu à discuter un point aucommencement de ce mémoire ' ; à 52 francs par marc,34,000 marcs valaient (abstraction faite du pouvoir relatif),1,768,000 francs de notre monnaie. Or H y avait là les plusriches seigneurs de France et de Flandre; de plus, l'argentde la croisade, bien qu'un peu dilapidé par les collecteurs 2,

n'avait pas encore été entièrement versé; toutes les dimesn'étaient point encore payées ; aussi bien donc par la solva-bilité personnelle de ses membres, que par l'actif perçu ou àpercevoir qu'elle possédait à titre de personne morale, l'arméeoffrait, à des prêteurs quelconques, nue garantie indiscutable.Comment expliquer alors qu'elle ait été retenue cinq moispour une somme à peine égale au cinquième de la rançonéxigée trois ans auparavant de Richard Coeur de Lion, à cinqfois celle qu'à lui seul l'évêque de Beauvais paya en 1225 àJean sans Terre 1 ? Suivant Villehardouin , les comtes (le Bloiset de Saint-Paul, et Baudouin lui-même, le seigneurdes richescités de l'Escaut, empruntant tout ce qu'ils avaient pu trouversur leur signature, avaient déjà épuisé leur crédit auprès desbanquiers vénitiens au moment d'une collecte générale dontletotal n'avait atteint que le chiffre insignifiant de 14,000 marcs,produit des dons volontaires et de la fonte de l'argenterie del'armée entière.

Cette âpreté du côté de Venise pour une somme relative-ment peu importante, cette impuissance du côté des croisés à

I M. de WailIy, 1. C.,lacobi Vitrine. !Ust. Occid. cap. 8, p. 288; Mn. [/1 Epist., V, 141. Cf.

Hurler, t. IL, p. 743.Inn. 111 Epist. (dans les Geste, n, 84) et VIII. 37. Cf. Dcv, C. P., P. 86.loger do Wendower. 111, p. 143.ViIIeh., n0 61. comparez Fexiguitô du chiffre de la seule obligation des

croisés qui nous soit parvenue - 187 rnorcs prêtés au comte de Flandre.(Fafel et Thomas, t. 1, I' 385.)

Page 45: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

111. NGÔGIATtONS DE 1202. 49

pirfaire cette somme, soit en espèces, soit par voie d'em-prunt, sont au moins extraordinaires; et si, du conseil de.la République, avec ou sans le consentement tacite des hautsbarons de la croisade, n'est pas parti un mot d'ordre destiné àtromper l'armée sur la véritable cause de sa détention, - motd'ordre interdisant aux mêmes banquiers qui avaient, en 1201,si facilement prêté 5,000 marcs à Villehardouin et à sescompagnons , de renouveler désormais ce genre de contrat àquelque condition que ce fût, - il faut se résoudre à admettrequ'il y eut là, de la part de marchands aussi soigneux de leursfinances, une singulière infraction à leurs règles commercialeshabituelles. Mais l'étonnement causé par ce fait insolite ces-sera, si l'on se reporte à la date du traité 'conclu avec Malek-Mcl (le 13 mai), traité dont les ratifications ne purent êtreéchangées à Venise avant le 15 juillet 2; et la nécessité delaisser le temps à l'émir Sead-Eddin d'arriver avec les pléni-potentiaires de la République, expliquera du même coup, et ladétention prolongée de l'armée au Lido, et les obstacles ren-contrés par les tentatives d'emprunt des barons. Aussitôt Sead-Eddin parti, il ne faudra point être surpris de voir la proposi-tion d'attaquer Zara, - seule combinaison immédiatementpratique trouvée par les Vénitiens pour remplir, en détour-nant la croisade, leurs engagements tout récents avec lesInfidèles, - venir succéder aux exigences pécuniaires de laRépublique.

Je n'ai pas besoin de rappeler quelle émotion ce projetd'agression contre une ville chrétienne, dépendant d'un sou-verain qui avait lui-même pris la croix, produisit, non-seule-ment dans. le camp du Lido, mais encore et surtout parmi lespèlerins qui, pour ne point partager, le sort de leurs compa-gnons, attendaient en Lombardie l'issue des événements ; lepassage, par l'Italie centrale, des nombreux chevaliers quidésertèrent alors, pour se rendre en Pouille, et de là en Terresainte, éveilla l'attention d'Innocent III ', et le cardinal PierreCapuano, qui avait déjà présidé enFrance aux préparatifs de lacroisade, fut immédiatement envoyé à Venise, pour encourager

1 vuI p,h.. n° S?.2 Jlopr, Op. cit., p. 188; il fallait au moins eus deux mois pour venir du

Caire à Venise.Giather, n0 O.

Page 46: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

50INNOCENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

l'armée dans sa résistance 's la nouvelle proposition de laRépublique l• arriva le 22 juillet 2, et fut revu par les Véni-tiens, dont il venait contrecarrer les projets, d'une manièreinconvenante, et sans même que l'on daignât reconnaître letitre officiel dont il était revêtu 1 . Le conseil de la République,s'appuyant sur l'impossibilité, plus ou moins réelle, où setrouvaient les croisés, d'éteindre le reliquat de leur dette, etsut le déficit de passagers amené par les désertions récentes,persista à retenir toujours au Lido, comme un gage précieux,cette armée qu'il ne pouvait renvoyer sans exciter les cla-meurs de la chrétienté tout entière , sans manquer d'ailleurs(au cas où les Latins expulsés se fussent rendus en Egypte parune autre voie) au pacte tout récemment conclu avec Malek-Adel, enfin sans renoncer k la correction exemplaire qu'ils seflattaient d'infliger, les croisés aidant, aux pirates de la DrU-matie. De leur côté, les Latins, enfermés au Lido,.croyaientavec candeur - tes uns (ceux qui, comme Villehardouin, sepensaient bien informés), qu'il n'y avait seulement en jeu quecette question de Zara, en réalité tout à fait secondaire, -les autres (le commun de l'ast.), que Von attendait pour partirl'expiration des trêves de Sy rie 5 , trêves qui ne devaientprendrefin que le 21 décembre 12036!

Boniface trouvait donc k son arrivée l'armée pleine d'irrita-tion contre la République, les Vénitiens exaspérés de la résis-tance des croisés, et le légat du pape impuissant à rétablir la.concorda entre les deux partis, et à les faire sortir de cetteirnpasse.QL1e1 terrain niervei!leusementpréparé pour la solution

cc Quem S. Pontifex ad hoc direxerat ut pra3fatam sedaret coritroversiam,« ageretque cura Vendis ut Christi militim versus Alexandriam prastarent« navigiain. )I (Gùc.tlier, n o 6.) Cf. Gesta, n' 85.

t u lu festo B. Marim Magdalena. » (Dcv. C. P., p. 87.)o lulionoratus n Vendis. e (Gesta, n' 85.) « Noluerunt recipere eum ut

« apostolic,'e sortis legatuin. o (Epis(. Jan. 11?, Vii, 200.). Cf. Vie is, VU, teGûnther, il- 6.

M. de Wailly (p. 433) n'est point do cet avis, et regarde comme une preuvede la probité commerciale de Venise, le fait de n 'avoir pas congédié les croisésen gardant les 51.000 marcs des premiers versements.

« Propler pace.]n in transmarinis partibus inter christianos et ethnieosfactam. n (Annal. Coton. Max., ci. Pertz, L. VI, p. 810.)

6 Elles avaient été conclues pour cinq ans et six mois, le 21 juin 1198 (AbuScliamah (d. Wilken, (jcsch. d. Krcntz., t. V. p. 58) et ne furent rompues qu'ennov. 1203 (Eracles, p. 258), pour être prolongées de cinq nouvelles années on'décembre 1204 (Eracics, p. 263.); cf. Roger de lioveden, t. 1V, p. 68.

Page 47: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

III. NÉGOCIATIONS DE 1202. 5.1

inespérée que le marquis apportait à ces embarras, et qu'ilallait faire accepter par tous, avec cette sagacité qu'Innoéeht. IIIest forcé, à ses dépens, de lui reconnaître • I Il ne s'agissaitpas, d'ailleùrs, dagir ouvertement : Boniface n'était pointpopulaire parmi les croisés qu'il commandait 2 et le soin qu'ilprit de se faire prêter serinent en forme, nous montre qu'ilavait conscience de cette impopularité; superposer publi-quernent, à la proposition d'attaquer Zara, le projet beaucoupplus grave d'intervenir contre une autre puissance chrétienne,bien plus redoutable que la Hongrie, eût certainement amenéla dislocation immédiate de la croisade. Ce n'était point ce quevoulait le marquis; un très-petit nombre de personnes durentdonc prendre part aux pourparlers qui s'engagèrent.: d'un côtéBoniface, avec les gens envoyés de Vérone par Alexis 1 , person-nages trop obscurs pour qu'on ait cru devoir nous conserverleurs noms 4; de l'autre, le doge et son conseil privé et enfinles trois grands barons, Baudouin de Flandre, Louis de Blois,et Hugues de Saint-Pol, assistés de quelques fidèles discretscomme Villehardouin. Ni les chevaliers, ni même les évêqueset les abbés n'y furent admis; nous en avons la preuve dansce fait que Clan, d'une part, Conrad de Halberstadt et Martinde Pains, de l'autre, paraissent avoir complètement ignoré cespremières négociations.

Les trois comtes , probablement déjà initiés, depuis leur

I M. Winkelinann (O». cil, p. 525) pense que Boniface no prit aucune partaux négociations de Venise le passage cité plus haut des Geste. n' 84, meparait en contradiction formelle avec cette assertion.

I Voir M. de Wailly, pp. 455, 459.$ Villeh;, n°72 Rigordus. 1.0.; leu. 111 Episi. t.V,122; cf.Wilken,t. V, p.!53,

note 30, et Winkelinanu, p 520, qui proposent au texte de la' lettre d'lnno-cent III une rectification indispensable (Atcxfus, au lieu de Phiippus nunhiosinisil, etc.); Villehardouin place l'arrivée de ces messagers après la conclusionde la transaction relative à Zara, et la céréu,ouiedans laquelle le doge prit lacroix; ce (lui prouverait seulement qu'ils n'ont paru que pour ratifier, au'loin d'Alexis, les propositions de l3onifiice.

Ou pourrait penser aux Pisans (le la suite d'Alexis, qui, suivant ville-hardonin (n' 70), auraient été, en cette affaire, les conseillers du jeune prince.Mais l'aimée précédente. Pise avait envoyé dans. l'Adriatique une .flotte quiavait enlevé Pola aux Vénitiens, et - la paix que le jeune Alexis ménagea)'année suivante (Nicetas, p. 739) n'étant pas encore faite entre les deuxvilles - des Pisanspouvaient songer à se montrer ii Venise. ildonc plutôt supposer que c'étaient des Allemands s'ea retournant 'dabs leurpays, comme Luthold, évéque de elle; voir Winkeimann,' prlSS: O. Abel,p.372.

Page 48: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

52INNOCENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

passage en Lombardie, aux projets de Philippe de Souabe, nedurént pas faire une longue résistance à tout ce que Boniface,exploitant leur pénurie', dut leur dire pour les amener àaccepter, avec les propositions allemandes, le seul moyen desortir de leurs embarraspécuniaires. D'ailleurs, suivant lemarquis, il ne s'agissait alors, en aucune façon, de déserter lacause de la Terre sainte, mais seulement—à l'aide d'un simpledétour pris pour se rendre en Égypte - de se procurer, à Cons-tantinople, à la fois (les vivres, des subsides et un secoursmilitaire important, et d'amener, avec la restauration du jeuneAlexis, l'union tant souhaitée des deux É glises; on autorisait deplus et sans difficulté les trois comtes à soumettre toutes cespropositions à l'autorisation préalable d'innocent III 2,

Quant aux Vénitiens, qui paraissent, jusqu'à ce moment,n'avoir absolument rien su des projets de Philippe, leur con-sentement dût être plus difficile à obtenir: d'abord ils tenaientà la conquête de Zara; puis, pouvaient-ils ne point regardercomme dangereuse, au cas de la restauration du beau-frèrede Philippe, la soumission de l'empire d'Orient, leur voisin,à la politique de l'Allemagne, et ne point craindre de setrouver serrés de trop près entre ces deux puissances unies?En outre, l'abandon qu'ils firent plus Lard de leur part conti-nentale dans la division de l'empire en 1204, contre des îles oude simples comptoirs, montre qu'ils ne pouvaient guère sesoucier, en 19, de participer à l'occupation militaire quedevait nécessairement entraîner le nouveau projet. Enfin, etsurtout, la dernière clause de la convention proposée par Boni-face, celle qui rendait, en la reculant, l'attaque contre l'Égypteplus dangereuse encore qu'auparavant pour Malek-Adelmenacé, en ce cas, de l'alliance de toutes les forces byzantines

I c'était bien l'intention de Philippe de Souabe, pour le compte duquel ilnégociait o Plulippus, intelligens oorumdem necossitatem, et e rotons• exhaustos esse, et pccunio) Venetis solvendac maximum adhuo portera

- o restnrc, etc... ,, (Citron. /Iiilb., p. 7342 « DieU principes, deliberalo consi!io, rcsponderunt quod cran in tante

• ardue negotio sine mandato et auctoritate nostra flou possent procedere,• nec deberent, nos volebant cunsulere. « (jan. III Epise., V, I??.) M. Win-kelmaon voit, dans ces paroles du pape s'adressant à .Alexis 111, une soi-te deforfanterie destinée à effrayer l'empereur grec, et contredite par le silence quegarde 'Villehardouin (n o 70) sur une approbation quelconque demandée aupope mais, entre une des réticences habituelles de Villehardouin, et l'affir-mation catégorique «Innocent 111, l'hésitation ne saurait être permise.

Page 49: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

III. NÉGOCIATIONS DE 1202. 53avec celles de la croisade, était en contradiction formelle avecle récent pacte du Cuire, et les engagements solennels pris parles Vénitiens envers le sultan.

Mais, d'un autre côté, il y avait évidemment à YenS unparti animé d'une haine vivace contre l'empire grec, et invin-ciblement attiré vers le Bosjhore c'était le mètne parti qui.en 1199, avait déjà menacé Alexis III de la restauration 1 deson neveu, et qui voulut, quelques années plus tard, transpor-ter à Constantinople le siége de l'état 2 . Or à ce parti appar-tenait le doge lui-même, attendant encore la vengeance desoutrages subis par lui en 1172', ainsi que le payement desindemnités de Manuel, et d'ailleurs mieux disposé pour Philippeque pour Alexis III, qu'il avait, en 1199, refusé de servir contrel'Allemagne'. Ce fut donc, probablement, grâce à Henri Dan-dolo 5 , dont Nicétas nous peint les rancunes 1 sous de si noirescouleurs, que Boniface put réussir à faire entrer le conseil de laltpublique dans les vues de Philippe.Comment ce résultat fut-il obtenu? Le consentement donné en principe par le marquis,comme chef des croisés, à l'attaque de Zara, sous la seule con-dition que le (loge et les grands de Venise prendraient la croix,suffit-il pour déterminer l'acceptation des propositions alle-mandes? Ne dut-on pas assurer àVenise le monopole commer-cial qu'elle avait toujours rêvé en Romanie? Boniface montra-t-il le fond de sa pensée, et prit-il l'engagement de retenirindéfiniment la croisade loin de l'Egypte,par une occupationmilitaire prolongée de l'empire grec? ou plutôt le doge, dontl'habileté politique ne le cédait point à celle du marquis, et quiconnaissait encore mieux que Boniface, Constantinople et lafaiblesse du parti d'Isaac I!, se crut-il assez fort pour fairenaître, dans l'avenir, les complications que nous le verrons pro-voquer plus tard, et amener rapidement, avec la chute dujeuneprince, la conquête latine de Byzance et l'ajournement indé-

« Cum Alexius timeret ne Veneti orge, cum nepoti assisteront. » (Andr.Daud., d. Murai., t. XII, col. SIS.)

• En 1225. ci'. Seuil, t. 1, p. 40.Voir plus haut, p. 25, note I.

• Voir plus haut, P. 24, note 3.' Sanudo le jeune (Vite d, duehi Venez., d. Murat., t. XXII, col. 527) pré-tend que Botul'aco avait épousé une 1111e de Dandolo, ce qui ajouterait un

motif de plus à leur connivence.• Nicolas, p. 713. -

Page 50: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

54INNOCENT III Er LA QUATRIÈME CROISADE.

fini de l'ex pédition con Ire l'Égypte?Tout nous le faitsupposer,bien que rien ne nous l'indique précisément; mais, commede petites causes déterminent souvdnt, au dernier moment, lesgrandes résolutions, il ne faut point négliger ici de rappeler,une seconde fois, le succès imminent des négociations d'Otto-bono della Croce à la cour d'Alexis lit ', succès dont Veniseput être informée dès le mois d'août ce dut être la goutted'eau qui fit déborder le vase des rancunes vénitiennes; laRépublique se jeta dans les bras de Boniface.

Tout se trouve alors conclu à la fois Venise accorde auxpropositions allemandes une adhésion au moins provisoire;le doge et lés grands prennent la croix ; une ambassadegrecque, envoyée par Alexis 111 pour conjurer le péril, arrivetrop tard, et est honteusement éconduite 2 . D'autre part, lesbarons consentent, contre promesse d'un délai pour acquitterles trente-quatre mille marcs 1 , à attaquer Zara, dont la ruine

Voir plus haut, P. 338, note 6.• Âlexio imperator, dubitando del neuodo fuzido, mando à la signoria di\Tenetia obligandosse unlerli deffender da tutto il monde, onde miser b

e dose Ji ripoxeringratiandolo (le la sua boue. offerte. et disposrtione. Et'u quando li ambasciatori de Io.imperator uetteno tanla baronia et chancI-o ]aria et aparecliiamento de once et gaule se deno gram marauiglia ,et subito

ritoruoroTro in constantinopoli, et domandadi da Io imperator de la risposta'e baucano habuta, disseno t Glranalaria, chara ma, chatrogapolla (KŒCXXÀd9La,XŒ52Ci2, xdttpï zoÀ)4) (Zorzi I)ollin, Gronica di l'enezia, f. 76, d. Thomas,lié. die Irandsclrr. venez. Ghronicken, dans Iesflayer. Akad. Silzungsbej', 1864,t. Il,) Cf. Sanudo le jeune (cl. ],livret., t. XXII, col. 529.)

C'est Villehardouin (nos 62-09), qui pareil ne considérer le concours descroisés au siège de Zain, pie comme équivalant à une prolongation de délaipour le payement des 34,000 marcs, et qui noirs montre (n' 193) chaque che-valier croisé, après la restauration d'Alexis, remboursant les Vénitiens surles premiers versements des - subsides byzantins. D'antre part, Ernoul(p. 349; cl'. M. rIe Wailly, p. 433) parle au contraire d'une remise de la detteentière, et le pacte anticipé de partage de t'empire grec conclu entre lesdeux sièges de Constantinople (Tafel et Thomas, L. I, pp.444 et suiv.) ne contientaucune revendication des Vénitiens au sujet de ce solde de compte. cettecontradiction apparente provient de ce qu'Alexis s'était ]rarement et simple-nient substitué aux croisés ii l'endroit des 34,000 mares. « Ipse promissnnu• ab ois peeu;riam solveret, » (Gestt', ii' 80.) - « Qood liberai-et ces de de-• bills xxxiii' 'ni Il ri n rnarcrtrn ni argenti (Initias \Teoetianjs ternebantor. oIigordos, d. D. Hong., t. XVIT, p. 55.); cf.C'bari, p ' 40; Baudouin d'Avesnes

(cl. Tefel et Thomas, t. I, p' 330). Peut-être aussi, comme l'avance, sansindication de source, Lucius (1k regna Da4rnatkv, pp. 153, 155), ta part reve-nait aux croisés clans les dépouilles de Zara (Cf. Clan, p. 11-14 ; Chron.J/eilberst., p. 72) avait-elle servi à rembourser, en partie, les 34,000 marcs?bien que b'Eptst. Jan. 111,- VI, 202, parle de la dette comme existant encoretout entière en loin 1203,

Page 51: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

- ,fi. NJGOCrÀTlo 5 DE 1202.devient ainsi, de fait, le prix du marché commun ; on envoieau roi des Romains, pour obtenir de sa bouche la confirmationdes propositions allemandes, des messagers ', chargés d'aller,en passant, à Vérone, calmer, par ces heureuses nouvelles,l'attente dans laquelle se morfondait Alexis, et d'emmener aveceux le jeune prince auprès de Philippe 2 Puis, de crainte denouvelles désertions, ou se hftte de précipiter l'embarquementde l'armée (ter octobre), quitte ensuite à la promener le long desci3f,es ciel'Adriatique ton t le temps nécessairepourgagner lamau-vaisesaison , rendre ainsi matériellement impossible tout pas-sage enÉgypte, et cependan t permettre au traité de se concluredéfinitivement en Allemagne, et de revenir ensuite recevoir l'ap-probation du pape, avant d'être divulgué au commun do l'ost.

C'est pour chercher cette approbation 1 que le cardinal PierreCapuano, et ensuite Boniface lui-même, partirent pour Home,au lieu d'accompagner l'armée dont ce dernier avait reçu lecommandement officiel, et à laquelle le premier était attachéen qualité de légat. Il ne fallait rien moins qu'une raison aussigrave pour motiver, au début même de la campagne,l'absence simultanée du chef temporel et du chef spirituel del'expédition. Villehardouin, fidèle à sa coutume d'envelopperde réticences habiles les faits qui le gênent, nous apprendseulement que le marquis était « dernords av love po p aNtre quo« il avojt , , Heureusement les Ostcs d'innocent viennentsuppléer au silence intéressé du maréchal de Champagne,et rendre indubitable, à cette époque, un voyage de Bonifaceà Rouie e• Le marquis emmenait avec lui un homme honoré

16.Voyage à lieue

dePierre capuanoet de Boniface,

On ignore leur nom peut-être l'un d'eux fut-i! Pierre de Braeieux, quine reparaît à Zara qu'à l'époque du.retour deoctte ambassade, (vine],., n°01.)' Vitleh., no 72.-

Partie de Venise le 1er octobre, la flotte arrive le 2 à Pirano (Tare! et Tho-mas, t. I, p ' 387), revient le 5 à Trieste (Id,, ibid.), puis à Muggia (Id., t. I,PP. 306-403), sarréte ensuite à Pela (clan, p ' 13), et ne parait devant Zara (tuele 10 novembre, (Citron. HalO., P. 72,)• « Dieti principes.,, inducentes dileclum ilium nostrum, Petruin Lit, S.« Marc&li pr, eard.,.., ut, ad proesentiam nostram rediret, et super pradietiso omnibus nostram inquireret veluntatem, » (lan, lii Epist., V, 122.)Villeljard, n° 70.O « Marelno Montisferrati qui fuerat super hoc (negoeio Jader) n domino(t Papa VillA VOCE probibitus » (Geste , n" 85.) comme à l'époque da premiervoyage de Boniface à floaae (février 120!), il n'avait pu être question entre lui etle pape de l'alTaire de Zara, il faut bien on admettre un second, qui ne peut5G placer qu'ici.

Page 52: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

56INNOCENT fi ET LA QUATRIME CROJSADE.

depuis longtemps de la confiance du pape ', le sage Pierre,abbé de Locedio 2 plus tard évêque d'Ivrée et patriarched'Antioche. Firent-ils route avec le cardinal? rien ne permetde l'affirmer nettement; mais le rapprochement minutieux desdates amène à donner comme certaine la présence simultanée,auprès du Souverain Pontife, de ces trois personnages, aumoins après le jer octobre , c'est-à-dire au moment même despourparlers que des témoignages certainsétablissent avoir eulieu entre chacun d'eux et Innocent III.

Pierre Capucine avait été jusque-là l'un des instruments lesplus utiles de la politique pontificale chargé des missions lesplus difficiles et les plus délicates, il s'en était acquitté à lasatisfaction du pape; l'un des premiers dépositaires du plancaressé par Innocent III, c'était à lui qu'avait été commise l'or-ganisation de la croisade en France; et pourtant, lui aussi,d'abord dupe des Vénitiens dans l'affaire du pacte avec Malek.-Adel, pacte dont il ne paraît pas avoir soupçonné un seul mot,s'était ensuite laissé prendre aux piéges de Boniface, et reve-nait de Venise converti aux projets allemands. Une récentethéorie,.qui s'est produite de l'autre côté du Rhin, et qui ten-drait à ne voir, dans les passages consacrés par Sicardi deCrémone aux événements de Terre sainte et de Constanti-nople, que les restes d'une histoire de la Ille et de ta jC croi-

sade composée par un acolyte de Pierre Capucine, sousl'inspiration de ce dernier, et pour servir comme de monumentà la gloire des Montferrat d'Orient, viendrait jeter un jour toutnouveau sur cet accord extraordinaire du cardinal et du mar-quis. Mais que l'on admette ou que l'on rejette cette hypothèse,il n'en reste pas moins certain que la sympathie dontles récits de l'évêque de Crémone font preuve à chaque page

t Jan, 711 Jpist., Ii, 39, 73; Annal. Cjst., t. III, p. 345; Roger de Iloved.(éd. Stables), L IV, P. 68; AL. 33., Jul., IV, P. 140.

2 Sur ce personnage, voir irici (fies Patrit, t. Il, p. 15), qui la parfaitementidentifié, comme le voulait du reste Albéric (p. 457), avec Pierre, patriarched'Antioche. L'abbaye de Lccedio avait été l'objet de donations de Bonifacele 9 lévrier 1193 et le 29 janvier 1194. (Arch. de Turin, Locedia, mazzo I, 11-71

et 8.)Innocent séjourna à Velictri du II septembre au 29 octobre, et passa le,'csto de l'année ù Romo; c'est dans l'une de ces deux villes qu'eurent lieu lespourparlers..

Dove. Die Doppelchronik u. Reggio (LI)?.. 1873), pp. 169-140; cl'. Jenac,'Lileralurze. 1874, u° 30, pp. 456 et suiv.

Page 53: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

-III. NÉGOCIATIONS DÉ 1202: --57envers Boniface et sa famille, permettent de supposer que lesmêmes sentiments étaient partagésparle cardinal, dont Sicardiresta le fidèle compagnon. Ce qui peut être plus difficile àdeviner, ce sont les moyens dont usa Boniface . pour se faire deCapuano un ami et un admirateur, et pour obtenir l'adhésionSi prompte du juge austère de Philippe-Auguste aux proposi-tions du jeune Alexis. Sans doute le cardinal ne connut-il pointle fond de la pensée du marquis, et ne pénétrant qu'imparfai-tement les desseins poursuivis par le roi des Romains, ne vit-il,dans la restauration demandée, qu'une affaire propre à serviraussi bien les intérêts de la Terre sainte, en raison des subsidesofferts par le prétendant, que ceux du Saint-Siège par la réu-nion des deux Eglises. Il arrivait donc, tout pénétré des idéesde Boniface, exposer à Innocent III, d'abord l'attaque pro-jetée contre Zara, telle qu'avaient fini par la coniprencireles croisés, c'est-â-dire comme une simple démonstrationmilitaire 'n faire contre des pirates 'u demi hérétiques,,démonstration ne devant entraîner aucune effusion de sangchrétien; il avait, en même temps, à avouer au pape, non-seulement la faiblesse qu'il avait cru lui-même devoir, encette occasion, montrer devant les insolentes exigences deVenise, mais encore le soin qu'il avait mis à calmer les colèresou à étouffer les scrupules des croisés, engageant, malgréleur répugnance, les prélats et les clercs de l'armée à ne pointdéserter l'expédition 2• Il venait enfin soumettre à lune-cent III, de la part des chefs de l'armée, les propositions alle-mandes, et en faire valoir les avantages aux yeux du Souve-rain Pontife 1.

Boniface se trouva là pour joindre sa voix à celle du légat,et, soit qu'il voulût seulement endormir le pape et obtenir delui une neutralité tacite, soit qu'il se flattât encore de le fairerevenir sur son refus -du printemps précédent, il tenta un der-nier effort en faveur du plan de Philippe de Souabe. Il paraîtavoir eu, de plus, en cette occurrence, l'habileté d'abriter saresponsabilité derrière Capuano lui-même, et de se décharger

Thomas Spalot., lEst. Sa/on /tana (dans Lucius, De regno D p. 333),qui prend franchement sur ce point le parti de ltenise .-Citron. Haiberse,, P. 72; (hnLher, n° C.Inn. 111 EpkL, V, 122.

Page 54: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

58INNOCENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

sur le malheureux confident du pape, compromis par lui danscette intrigue, de la paternité des projets allemands

Mais le pape ne fut séduit ni par l'opinion de son légat, nipar les belles paroles de Boniface, ni par ces fameux Promissa

Philippi 2 auxquels nous avons déjà emprunté un si curieuxpassage., et qui paraissent à cette époque avoir été envoyésd'Allemagne à Rome pour la première fois û Pour l'affaire deZara, il se montra entier et inflexible: le légat fut désavoué,Boniface se vit sommé de ne point rejoindre actuellementl'expédition, et de protester, par son absence, contre uneentreprise aussi criminelle aux yeux du pape; enfin l'abbé deLocedio fut expédié en toute hâte, avec la mission de chercherà rejoindre les croisés, avant que l'attentat fût consommé,pour leur signifier en forme l'inhibition pontificale 4.

Quant a la question de Constantinople bien que déjà le papene parût point devoir y donner une solution plus encoura-geante qu'à celle de Zara, elle est cepèndant, de sa part, l'objetde délibérations plus longues. Un nouvel incident venait eneffet de surgir mieux informée que l'Occident des menées dePhilippe de Souabe, Constantinople s'était émue, avant lescroisés eux-mêmes, du rôle que l'on se préparait à leur fairejouer; on s'y redisait les prophéties que Tzetzès, le protégé deBerthe de Sulzbach , avait laissées sur l'entrée prochaine desAllemands dans la ville impériale 1 , et l'on s'y indignait ouver-

I C'est du moins le procédé assez discourtois dont il usa envers Cttpuano,pour se disculper plus tard aux yeux du pape d'avoir mené les all'airnsd'Alexis. e Qnod autem illius ndolescentis (Alexii) suscepisti ducatum Collai-« hum fuit dilecu lilli P. Lit. S. Marcelli prest. card. û (&ttt. 111 Epist., VIII,133.) Cette lettre est très-postérieure, mais elle reproduit toutes les excusesque Boniface avait présentées au pape de sa conduite.

2 but .111 Opera, éd. Migne, IV, p, 296 voir plus haut, p. 34, note 2.8 Voir Winkelmann, Op. rit., P. 297, où ce document et les faits qui s'y

rattachent sont commentés avec détails.4 e liane inhihitionem et excomiaunicationeul fecit ois per abbatem de

« Locedio certius intimari." (Geste, n' 85.) L'existence de ces lettres est atteslécFar les Episi. Mn. 111V. ICI, 162, et par Petrus Vallicernensis (dans D. flouq.,t. XIX, p. 23); elles sont, il est vrai, perdues, mais on saitque, si les croisés n'entintent pas compte, ils les reçurent du moins en temps utile (Citron. bib.). 73.); seulement ce fut l'abbé de Vaux de Cernay qui eut le courage deles lotir signifier (Petrus 'VaIlle., I. e.), et non celui de Iecedio, peut-êtrecontraint, par drainto de Boniface, son bienfaiteur, ft cet acte de iitihlese.

° joh. 'rzetzçe l'or. historio?'14rn liber, chil. IX, y . 277, dans les Poei,v Gr,vctcarres (éd. do 4614), t. I!, p. 417 cf. Gidol, Oracles de !Aon le Sage, (t. l'Ana.de PAsser, des Et. grecques, 1874, p. 154-157.)

Page 55: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

III- NÉGOCIATIONS DE 1202.

toment de l'apathie d'Alexis HI'. Sous la pression de l'opinionpublique, ce prince s'était décidé à envoyer à Venise, pourconjurer l'orage, l'ambassade donc nous avons parlé tout kl'heure, et malgré l'insuccès de celle-ci une seconde venaitd'arriver à home 3, précisément à l'époque où s'y trouvaient lemarquis et Pierre Gapuano; 'elle avait remis à Innocent III unchrysobulle, dans lequel Alexis III exhalait en termes amers 8ses plaintes contre l'entreprise que Philippe, avec l'aide closcroisés, se préparait à tenter contre Byzance, et réduisait à leurjuste valeur les prétentions du jeune Alexis l'empereur cher-chait d'ailleurs à cacher, sous un tangage hautain, tous lessymptômes d'une terreur mal dissimulée.

Pris entre les réclamations du souverain grec et l'insistance(le Boniface, Innocent III semble être retombé encore une foisdans les hésitations du printemps précédent. L'affaire futdiscutée dans les conseils des cardinaux , débattue et peséelonguement dans l'esprit nième du Souverain Pontife. Enfinune décision fut prise; et cette décision, tout en revèlant, ducôté de Boniface, les apparences d'une fin de non-recevoir,parait avoir voulu, à l'égard d'Alexis 111, réserver formellementl'avenir, en faisant de l'accomplissement des promesses del'empereur relativement à l'union, la condition sine qrd nond'une intervention quelconque du pape dans te sens demandépar la cour do Byzance 1 . La croisade restait ainsi entre les

Nicetas, p. 716.Voir plus haut, p. 51. note 1:11 y aurait pout'èlre lieu tIc rapprocher de

cette ambassade le mariage qui eut lieu l'année suivante entre Léopold, ducd'Autriche, alors adversaire de Philippe de Souabe , et une princesse grecque dunom de Théodora, dont les Annales de AJ'elk font h tort la fille d'Alexis HI(il miel. il!chic,, d. Per(z, t. IX, p. 506)— l'empereur grec ayant pu chercher danscette union, h la 'ois une alliance contre le roi des Romains et une diver-sion au plan projeté en faveur d'Alexis iv. ce mariage expliquerait aussique le duc d'Autriche et les nombreux croisés dont parl

e Joseph lia Cohen(voir plus haut, p. 25, note 3), n'aient pas rejoint l'expédition dont ils avaient]3O(OS (le faire partie. Mais avant (l'éLildier a fond cette hypothèse, il fou-drait avoir sur les circonstances de oc mariage et la véritable parenté decette Théodora avec Alexis HI d'autres renseignements que les deux lignesdes Annales de iJlelk.

C'était pent-étre la niéune car celle dont parle Dolûn dut se trouver kVenise en septembre, avant le déport des croisés pour Zara, et la réponsedu pape aux envoyés d'Alexis est du 16 novembre.

Mn. III EpisL, V, 122.Id., ibid.

G 3d., ibid.

Page 56: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

60INNOCENT III ET LA QUATluME CROISADE.

mains d'innocent, comme une épée de Damoclès, Suspendueau-dessus de la tète d'Alexis III mais jusqu'à nouvel ordre,et, en attendant la réponse de l'empereur à l'ultimatumpontifical, défense formelle allait être faite aux croisés dePasser outre et «attaquer la Romanis '. Pierre Capuano, dontl'opinion n'était plus, on Cette question, en harmonie avec celledu pape, était retenu en halle 2, de peur que, de retourauprès des croisés, il ne se laisât aller à suivre plutôt sessympathies personnelles que les vues d'innocent III, enfinBoniface était éconduit, remportant un nouveau refus aux offresde Philippe et dit Alexis les finesses du marquisvenaient de s'émousser une seconde fois contre la rigidité du,pontife.

Iv

PACTE DE ZARA.

uPhilippe de Souche, tenu par Boniface au courant de toutesAklis

CL ces négociations soit par des messages directs, soit plutôt parCil Hongrie. l'intermédiaire des déserteurs allemands 1 de la croisade, ne

pouvait ignorer, ni l'échec subi à Rouie par sa politique, ni lesuccès inespéré qu'elle venait d'obtenirà Venise. Sentant qu'iln'y avait plus rien à attendre d'Innocent III, il va désormaisentrer personnellement en scène, et agir ouvertement : l'am-bassade latine qu'il s'est fait adresser si habilement par Bonifaceaura même eu l'avantage de le faire paraître, aux yeux detous, étranger jusqu'alors à l'affaire d'Alexis il sembleran'avoir fait qu'accueillir avec bienveillance les offres de ceuxdont tous ses efforts avaient tendu en réalité à provoquer leconcours.

II est à Trèves au mois d'octobre , après avoir passé l'été

fini. iii Epist., VI, 101, 102 cf. Geste, n' 93, et Epist., VII, 18.2 U ne quitta Borne que vers la Nu de novembreauto adventum(mn. 111 Epis!., VI, 120), et alla résider sur la côte italienne de l'Adriatique

mais non à Zara mémo.' Cf. Gonther, n' 0.

Ou à Spire, 8 nov. (Cf. Bôhiner, Regesta imper., p. 14).

Page 57: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

IV. PACTE DE ZARA. 61cii Franche-Comté : c'est là que cette ambassade, partie deVérone en septembre, avec le prétendant et ses conseillers,vient trouver le roi des Romains. A partir de ce moment,Philippe prend officiellement la direction des intérôts de sonbeau-fière I : il lui dicte ses volontés 2 ou plutôt parle aunom du jeune prince; ce n'est plus à ce dernier, mais au roilui-mémo que les messagers des croisés ont affaire; c'est avecPhilippe que sont discutées et arrêtées les clauses du pacteconvenu en principe à Venise; enfin, c'est de son sceau royal-que l'instrument lui-même est revêtu. Vers le commencementde novembre 1 , les messagers des croisés peuvent prendrecongé, accompagnés cette fois d'envoyés allemands 4 , chargésd'intervenir officiellement, au nom du roi des Romains, dansles affaires de la croisade; et, le premier janvier 1203 5, ilsviennent rejoindre la flotte vénitienne, depuis six semainesmattresse de Zara. -

Ici doit se placer la discussion d'un point assez obscur: laquestion de savoir si Alexis accompagna les ambassadeurs deson beau-frère jusqu'à Zara, ou si, au contraire, il se séparad'eux en route, pour aller en. Hongrie auprès du roi Erneric •Un certain nombre de témoignages ',acceptés comme véridiquesjusque dans ces derniers temps, se prononcent pour la premièrehypothèse. Mais Villehardouin, Clari et Dandolo 8 , qui entrentdans des détails plus circonstanciés, établissent d'une manièreindiscutable que le prétendant ne rejoi gnit les croisés qu'àCorfou. Ernou1 9 , qui place, entre ce dernier événement et les

« Juvenom direxit ad principes. » (Gtinthcr, n0 8.); cf. Clan, p. 26.« {ionsiiii sui aperuit voluntatcin» (Citron. halé., p. 73.)— « Et fi envoja• Li rois Phelipes d'Aiemaigne. n ( viliieli., if lii.)» - « Ugatione accepta n• sonore et Phwppo (Alexies) redUt in Greciam. ,, (Bure. Biber., P . 236.) -• Constautinopolis ..... ondine (jonc regis Phitippi proptor s000rum ipsius...• obsessa et capta est.» (Citron. Montis Sereni, cd. Eckstein, p. 72.)— « Per• consilium regis Philippi. (Albericus, p. 425.)— « Missum a Philippe rogo.(Gûnther, n» 8.)

° II Leur fallut au moins six semaines pour se rendre du Rhin à Zain.• Les noms de ces envoyés sont restés inconnus,° Dec. C. P., P. 88.° Emerie vivait encore à cette époque et avait pris la croix. (Episi. Jan. III,

VII, 18, du 25 février 170L) cf., ibid., Vit, 127,lis partirent tons ensemble (Gûnther, u° 3). Giinther (1. e.), Sanudo l'an-cien (1. o.) Suvellico I, c. n, f. 63, ]'Avion. Snossioriensis, dans le :ititualeSuess., P. 267, et Ernoul (t. e.) font suivre Alexis jusqu'à Zara.Viileh., nos ies et s.; Clan, p. 2G.; And. Dandul., t. e.

9 Ernoul, 1. e.

Page 58: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

62INNOCENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

conférences de Zara, Te voyage d'Alexis en Hon g rie, a donc faitune confusion manifeste.

Quant à ce voyage, reporté entre Te mois die novem-bre 1202, date du départ d'Allemagne de la double ambas-sade, et la conclusion du pacte de Zara (février 1203), il fautse résoudre à l'admettre comme à peu prés certain, bienque l'on ait peine à s'expliquer comment Te souverain contreles États duquel l'armée latine venait de se permettre uneagression de la nature de celle de Zara, ait pu recevoir à sacour un jeune prince qui allait être le pupille de cette armée;comment surtout, au moment même ou Alexis était l'hôte duroi de Hongrie, Te seul homme qui, parmi Tes croisés, défendîtles intérêts de ce dernier - Simon de Montfort - fût précisé-ment l'un des adversaires des propositions du prince grec.

Une difficulté vient encore se greffer sur celle-ci : la plupartdes chroniqueurs occidentaux font d'Alexis le fils de Margueritede Hongrie, soeur d'Émeric et deuxième femme d'isaac Ii,qui l'avait épousée l'année même de son avénement(1i85)2en ce cas, Alexis aurait été le propre neveu d'Émeric 1 , etl'on s'expliquerait parfaitement les chaudes recommandationsdont l'impératrice détrônée l'aurait, suivant Ernoul , munipour le roi son frère. Les textes grecs n'abordent pas, il estvrai, cette question, mais la résolvent indirectement, dans lemême sens que les chroniqueurs latins, en présentant Alexiscomme un adolescent à peine sorti de l'enfance', et le faisantainsi naftre postérieurement au deuxième mariage d'isaac il.Seule, mais d'une façon très-embarrassante, milite en faveurdel'opinion contraire, la réclamation adressée à Innocent 1116parl'oncle et Te persécuteur du jeune prince, l'empereur régnantAlexis III, - réclamation qui, pour montrer l'inanité desprétentions du jeune Alexis ait trône, s'appuyait Sur ce que cedernier n'était pas porp/uj'ogdnète 7 , mais né, au contraire, dupremier mariage d'isaac II. Faut-il supposer qu'Alexis III aitsciemment voulu tromper Te pape? l'unanimité des autres

I Vi]Iehard, ,io 109.Inn. 111 Epist.. VIII, 134.u Ex sorore nepos. o (And. Dandul., 1. e.)

• Ernoui p. 360.Georg. Atropol., p. 6 Nicetas, p. 715,

o mn. IL' Episi., Y. 122.Du Cange (Fauuli.r byza.nt., p. 166) admet ce fait comme certain,

Page 59: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

IV. PACTE DE ZARA. 63témoignages contemporains, et aussi l'union postérieure deBoniface et de Marguerite, devenue veuve, - sorte de legsd'affection recueilli après la mort du malheureux prétendant,par celui dont la tutelle venait d'avoir, pour Alexis IV, une sifâcheuse issue, - porteraient à le croire; cependant, en l'ab-sence d'un texte grec . ' ou hongrois contemporain bien formel,on est contraint de laisser encore ce point secondaire dansl'obscurité, ce qui, comme je viens de le dire, compliqueencore la question de savoir ce que le jeune Alexis pouvaitaller faire en Hongrie.

Voici cependant l'explication , qu'il me semble permis dedonner de ce fait, affirmé par tant de chroniqueurs, et qued'ailleurs vient rendre encore plus vraisemblable l'impossibi-lité de faire revenir Alexis d'Allemagne à Zara clans le courtespace de temps qui sépara la conclusion définitive du pacte(février 1203), et l'àrrivée du jeune prince dans cette ville(24 avril 1203). Béla IV, le père d'Émer.ic, avait été l'ami etPallié du grand Barberousse; Emeric lui-même était en bonstermes avec Philippe de Souabe; enfin, mère ou belle-mère dujeune Alexis, l'impératrice Marguerite avait pris une part activeà l'évasion de ce dernier. Qu'y aurait-il d'étonnant à ce quePhilippe de Souabe eût conseillé à son beau-frère d'aller trou-ver, muni des recommandations de Marguerite, le roi deHongrie 1 ,

et de se justifier auprès de celui-ci, comme il pou-vait le faire sans peine, de toute participation à l'affaire deZara, pour éviter de la part d'Emeric une intervention qui eûtpu être gênante pour les projets allemands 7 Alexis aura pufaire valoir l'intérêt que le monarque hongrois avait à débar-rasser de la flotte vénitienne les côtes de la Dalmatie, enfavorisant la conclusion du pacte projeté entre le prétendantet les croisés il aura pu exciter la compassion d'Emeric, en

1 Celui do Georges Acropolif e (1282) est trop récent, et se contredit par [tigemémo qu'il donne à Alexis en 1201 'r -t-bv p4px &dCtov. » ( G. Acrop.,p. 6.)

2 Il aurait fallu au moins trois mois pour aller de Zara à Bamberg, où setrouvait alors la cour de Souabe, et en revenir.

Il est vrai qu'à cette époque Ottokar, roi de Bohème, qui venait de passerau parti d'Othon (voir Win&elmann, p- 189), voulait faire entrer Erneric, sonbeau-frère, dans la ligue (le Thuringe (voir Winkeln,anu, p. 286) et y parvintl'année suivante (Ara. Lubeo. , Annal. Colon., ad. anu. 1203) mais rien u'em-1)0011e d'attribuer en parue au désir de conjurer oc péril, la mission quauraitdonnée Philippe à Alexis. -

Page 60: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

lA.

BécelitiohiZara des envoyés

allemands.

64INNOCENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

laveur de Marguerite, et montrer ce pacte comme le seulmoyen de mettre, à bref délai, un terme à la situation, si peudigne desa naissance, que subissait, àConstantinople, la soeurdu roi de Hongrie.

D'autre part, qu'Alexis ait osé solliciter Émeric de venirrejoindre les croisés, quand les ruines de Zara fumaientencore', et qu'à défaut d'un concours actif, il ait obtenudu monarque hongrois des lettres de recommandation pout'l'armée latine, - lettres dont nous parlent André Dandoloet Jean d'Ypres 2 - il sera peut-être moins aisé de l'ad-mettre, bien que l'on ne puisse refuser à Émeric, croisélui-même, ]e privilège d'exiger de l'armée latine quelquecomplaisance, en réparation de l'outrage qu'il venait derecevoir ', et le droit d'écrire aux croisés dans un sens qu'il nepouvait d'ailleurs savoir opposé aux volontés d'Innocent III,seul défenseur de Zara contre Venise. Il faut dire, du reste,que ces lettres, si tant est qu'elles aient existé, n'ont pu avoiraucune influence sur la discussion du pacte de Zara; car ellesne purent arriver qu'avec Alexis lui-même, c'est-à-dire, lepacte déjà adopté seulement l'attitude, hostile aux projetsallemands, que nous allons voir le comte de Montfort prendredans le cours de la discussion de ce pacte, s'expliquerait alorspar le fait, qu'agent du roi do Hongrie, II ignorait pourtantencore l'accueil fait par ce dernier au prétendant 1 , et croyaitservir Emeric en combattant une expédition favorisée par lesVénitiens, ennemis de ce prince.

Retournons, après cette digression indispensable, à Zara,où viennent d'arriver, à quelques jours de distance, Bonifaccde Montferrat (15 décembre 1202), et le 1° janvier 1203, ladouble ambassade d'Allemagne.

I « Et pour lui atirer pour nier avec les pelerins. u (Ernoul, 1. o.)And. Dandulus, 1. e.; loi,. Iper. (dans D. Bouq., t. XVIIi, p. Coi.) Cf.

GoneaL tom. Fiandr. (dans Talai et Thomas, t. T, p. 332); Garrotte, Citron. rUMortfer,'ato (dans les ilonu,n. Patri,,t. lii, p, 1140.); Hopf, op. rit., p. lOi.

Suivant Ernoul (p. 351), il avait déjà été on négociations avec les croiséspour tacher de détourner le coup qui menaçait Zara. Deux ans après, en 120435 sept. (mn. HI EpisL, VII. 127), le roi de Hongrie se plaint bien encore don'avoir point reçu justice sur le fait de Zara; mais cette réclamation tardivene vient qu'avec plusieurs autres, et en dernier rang.

• Simon de Montfort "o partit pour la Iiongrie qu'après Pâques (7 avril),mais avant l'arrivée d'Alexis à Zara (24 avril) (Villehard., n°' 108-109); il a dûse croiseren route avec ce dernier.

Page 61: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

IV PACTE DE ZAUA. 65

M. do Wailly, dans le commentaire que j'ai déjà cité plusieursfois', développe une remarque très-judicieuse sur le gouver-nement de l'armée des croisés: il montre que ce gouvernementse rapprochait sur plus d'un point de celui de Venise, et sui-vait la mArne marche que ce dernier, dans tous les cas où ils'agissait de prendre des déterminations militaires ou politiquesde quelque importance. Au dogede Venise correspondait le siredo l'on, ditœ ou princeps christianorum 2, exerçant une sorted'arbitrage souverain, plutôt qu'une autorité continue et biendéfinie, et proposant aux barons de race princière, comme ledoge à son conseil privé, les résolutions d'intérèt général, -résolutions tenues secrètes le temps nécessaire h l'étude qu'ellespouvaient exiger : puis, l'affaire une fois en marche, le cercle dela discussion, dans la république aristocratique comme dansl'armée féodale, s'élargissait, et un parlement des chevaliersbannerets, analogue aux réunions générales des patriciens deVenise, était admis, à son tour, à approuver ou à rejeter lesplans dus à l'initiative, soit du sire de l'on, soit du doge, etdéjà adoptés par les conseils respectifs de l'un et de l'autre;enfin, au dernier moment, l'affaire était soumise, à Venise, àla sanction de l'assemblée populaire, et dans le camp descroisés, à celle du comnwn, de l'on, comprenant les pauvreschevaliers, les clercs et les gens de pied.

Les propositions allemandes ont évidemment passé par cetriple rouage: nous avons déjà vu l'initiative partir de Boniface,le sire de l'ost, qui obtient à Venise, l'agrément des liantsbarons tout à l'heure, à Zara, va délibérer le parlement deschevaliers, et, enfin, plus tard nous verrons, à Corfou, le com-mun de l'on appelé à se prononcer en dernier ressort. Mais, dèsZara, l'affaire se dégage en partie de l'obscurité dans laquelleelle se négociait jusque-là : l'ambassade allemande se présenteofficiellement au nom de Philippe et de son beau-frère 4 ; le

I Eclairciss. à Viflch,, p. 463. -Clan, P. 6; Villehard., n°41; Inn. III. Epïst., w, ga.

8 L'expression « .Poedcc Jaderw con firmato », dont les choIs des croisés seservent dans une lettre adressée plus tard h Innocent HI (Epise. VI, 211),montra bien qu'ils s'attribuaient, sans hésitation, le droit de conclure seuls dcsemblables traités, ne laissant aux barons que celui de les approuver ou deles rejeter une fois conclus.

4 « Soignorl Ji rois Pbelipes nos envoie à vos et Ji fils lenipereor je C. P.,o qui frores sa faine est. » (Villeh., n' Dl.)

Page 62: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

66INNOCENT TU ET LA QUATIITME CROISADE.

moment est venu de rendre publiques, sinon les conditions despourparlers engagés, du moins l'existence même de ces pour-parlers: le commun de t'ost ignorera encore les détails, et peut-être l'objet même du traité à intervenir entre les croisés et leroi des Romains', mais il saura parfaitement que ce traitéexiste en projet, et que la conclusion en:est proche. Villehar-douin n'a donc plus ici lieu d'user de ses réticences habituelles,et pour les événement& à demi publics qui vont suivre, il vadevenir un guide plus sûr que pour la période secrète desnégociations. Pans un récit imagé et sentimental, comme ilsait si bien les faire 1 , il nousmontre les ambassadeurs conduitssolennellement au palais occupé par le doge, et reçus enaudience par l'assemblée des chevaliers et prélats de l'armée.Ils donnent lecture des pièces officielles dont ils sont porteurs,et les accompagnent d'un discours de circonstance; on lesécoute avec recueillement, et on remet au lendemain, après lesavoir congédiés, la discussion des actes qu'ils viennent dedéposer. aux mains de l'assemblée.

Ces actes sont malheureusement, sinon perclus, du moinsencore enfouis dans quelque dépôt d'archives mal explorémais nous savons qu'ils étaient au moins au nombre de deux 1:d'abord une lettre du roi des Romains, puis le traité déjà revêtudes sceaux de ce dernier et d'Alexis, et n'attendant plusque ceux des croisés : dans la lettre dont Villehardouin ciGllniher nous ont laissé la substance 4, Philippe recommandaitvivement aux croisés l'acceptation des clauses du pacte pro-posé, et ajoutait, en son nom personnel, aux avantagesénumérés dans ces clauses, (les promesses particulières,comme celle du passage libre pour les croisades à venir, non-seulement par l'Allemagne, mais encore 4 travers t'empire

i cc. C]ari (p. 12 et pi'. 13-14), qui, en attribuant le départ de Simon deMontfort é l'affaire de Zara, montre bien son ignorance de l'objet des délibé-rations des barons.

jjlIeb,, n" 91-97.Gûnther, no S.« Soigner... je vos envoicrai le frere ma fume; si le met en la Dieu main

• (qui le gart de mort) et en la xrostre... Per cc que vos alez per Dieu et per• droit et per justice, se vos poez. Et si vos fera la plus haute cenvenanchecc qui enques fast faite à gent, et la plus riche aïe à la Terre dOltremer con-(t querre. » (Viileh., n° 92) - « Certissimo promittens, si ilie atcxiiie ipsorwn• sedem suam reciperet, peregrinis omnibus, tom per t'eutoniam quain per totem• Grwctam, buteraac likerani in perpetuum paIera viam.» (Gûnthor; n° 8.)

Page 63: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

Iv. PACTE DE ZAI1A. 67grec, dont il se considérait déjà comme le mattre. Quant autraité lui-même - dont les conditions nous sont fournies parune lettre des croisés à Innocent III, par Villehardouin, Clatiet Baudouin d'Avesnes, avec assez peu de variantes pour quel'on puisse le reconstruire presque en entier, - il ne faisaitque reproduire les propositions de Venise. En échange del'obligation de réintégrer Alexis dans l'exercice de ses droits,ce dernier s'engageait

1 0 Envers les croisés : au payement de 200,000 marcsd'argent , - à la fourniture d'une année de vivres 2 -

l'entretien en Terre sainte d'un secours militaire de dix millehommes pendant un an et de cinq cents cavaliers pendanttoute la durée de la vie du Prétendant';

2 0 Envers les Vénitiens au remboursement de toutesleurs avances', - à la prolongation pour un an, aux fraisdu trésor byzantin, du contrat de nolis de 1201 , - enfinau versement de 100,000 marcs,.

En tête du pacte figurait la condition formelle de rétablirl'union entre les deux Êglises7.

Je ne parlerai pas ici de certaines clauses secrètes quiaccompagnaient le traité, et que vinrent révéler des faits pos-térieurs, parce que ces clauses me paraissent n'avoir été exigéesd'Alexis que plus tard et de vive voix, bien que l'on puisse à

S Vifleh.,n° 9.3; Ohron.JJal&ert.,p, 73; Ek'noul, p, 361; Clan, p. 26; lan. 111Epist., VI, 211; Epist. IIug. S. Pauli Baud. d'Avesnes (d. Tafel et Thomas,t. I, pp. 305, 339.)

S ViIleh. (sans terme fixe); Citron. liai berst.; Hugo. S. Pauli; Clan; Mn. HT:Baud, d'Avcsnes, I. e. Ernoul, Le. (2 ails); Coggoshale, p. 98; Rigordus, p. 55(sans mention de durée).° ViIleh., Clan, 13. d'Av., logo. S. Pauli, 1n;. J!!, 1. e. Les 500 chevaliersseulement pour 2 ans (Coggesh., I. c,); Rigordus, t. e. (sans détails) Ernool,

/. e.Ernoul ) 1, e. Cf. Sabellico, Le. (voir plus haut, p. 56, n° 3.),

Z Chron, /iaU,ersf., Clan, Jan. Il!, Baud, d'Avesnes, t. e., Ernoul, t. e.(2 ans). Le contrat de nolis portait location de la flotte (lu 29 .iuin 1202 au29 juin 1203. Le traité de Zara prolongeait cette locationjuspfau 29 juin 1204,délai qui fit réduit de six mois par la convention de Gorfou.

O Ernoul, Coggesli., 1. e. ; Dandolo (p. 321) dit seulement 30.000 marcs,tuais ne tient pas compte du remboursement des frais; Jtigord, 33,000 marcset le remboursement; Hugues do Saint-Paul , 200,000 marcs tout compris-

' Villeh., Baud. d'Avesn., Jan. JIl, t. e., Rigordus, 1. e., Nicolas, p. 715. Dureste ce dernier, ainsi que Giinther (n° 8) et l'Anon, Suess. ( p, 267), ne four-nissent que peu de détails,

Page 64: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

10.

Compositionet leodances du

conseils (lesbarons.

68INNOCENT III ET LA QUATU1TMÊ CROISADE.

la rigueur les considérer comme se trouvant, dés le temps deZara, comprises dans les pleins pouvoirs dont avaient étérevêtus les envoyés du roi des Romains' J'ajouterai seulementque ceux-ci avaient apporté, en même temps que les piècesofficielles, et remis à leurs destinataires respectifs, deux lettreparticulières; adressées par Philippe, d'abord à Boniface, auquelil rappelait leurs conventions mutuelles, et donnait, le caséchéant, la garde du jeune prince 2 , puis aux croisés allemands,qu'il incitait, sans ménagements, en demeure d'obtempérer,en ce qui concernait le traité, à sa volonté royale'.

Le lendemain, au palais du doge, se tint l'assemblée oùallaient se discuter les propositions allemandes : elle compre-nait les évêques et les abbés qui avaient suivi l'armée, lesprinces français et flamands et leurs grands vassaux, lesseigneurs allemands, Boniface et les barons lombards, enfinprobablement le doge et son conseil : car si, à Venise, ceux-ciavaient dù délibérer séparément dans des affaires où ilsformaient partie contractante, ils n'avaient ici, croisés eux-mêmes, aucune raison de se tenir en dehors de l'armée latine,à laquelle ils appartenaient au même titre que tous ceux quenous venons d'énumérer. Quelles pouvaient être, avant toutediscussion, les tendances de ces éléments si divers à l'endroitde l'affaire qui se trouvait leur être soumise

Les évêques étaient au nombre de cinq: Garnier de Trainel,évêque de Troyes, déjà si affaibli par l'age qu'Innocent Pavait,trois ans auparavant, relevé de son voeu de Terre sainte,;Nivelon de Quierzy, évêque de Soissons, qui avait été, en t 198,le négociateur du traité d'alliance conclu entre Philippe-Auguste et Philippe de Souabe 0; l'évêque d'Acre, Jean Faicete,

\'iUeh., n' 94.2 Id., n°112.

et Teutonicis aulem, pro ce quod sui jans esse videbantur, banc romet securiosius et imperiosius injungebat » (Gûnther, n° 8.)

• La présence des prélats de ramée an parlement, bien que passée SOUSsilence par Villehardouin, résulte do ce que quatre d'catre eut figurent paraitles signataires du traité. (Martène,'Thes. Anecd., t. I, p. 784.)

° mn. IJIEpist., T, 09.G Martèno, A,npi. CoU., t, T, p. 1017. Cf. Hurler, t. T, P. lOI. Je considère

comme très-probable la présence au parlement de Zara, tant de Nivolon deQuierzy que des autres ambassadeurs (Jean Faicote, Martin de Pains, Jeande Fniaise et Bobert de Bores) envoyés par les croisés k innocent III, pour enobtenir l'absolution sur le fait de Zara — bien que l'on puisse conclure de ce

Page 65: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

fl' PACTE DE ZARA. 69

dévoué au comte de Flandre dont il était le chancelier'l'évêque dellalherstadt, Cohrad de Krosigk, partisan déterminédu roi des Romains, mais qui, à peine remis des persécutionsincessantes d'Othon de Brunswick, son voisin 2 , n'avait pris lacroix que pour se soustraire à la sentence d'excommunicationlancée contre lui, par le pape, pour lequel il professait uneantipathie mal dissimulée'. Conrad, qui, jusque-là, par craintedu Saint-Stage, n'avait voulu prendre conseil que de PierreCapuano 4 , et partant nese mêler ni des négociations de Venise,ni de l'attaque contre Zara, avait pu apprendre, à l'instant, parles envoyés de Philippe, qu'Othon, profitant de son absence,était venu ravager le diocèse del-Ialberstadt, et que le légat dupape en Allemagne avait voulu forcer les chanoines de cetteville ,à élire un autre évêque s ; il devait, par conséquent, setrouver assez mal récompensé de sa soumission précédenté,et regretter de s'être momentanément écarté du parti souabe.Seul, Pierre, élu de Bethléem, que le pape parait avoir revêtuplus tard des fonctions de prolégat 6 , pouvait être regardéd'avance comme un ennemi des projets allemands.

Quatre abbés cisterciens 1 faisaient partie de l'assemblée

que GiXnther raconte ce parlement, comme si Mania de Pains n'en avait apprisqu'à Rome les diverses circonstances, que Martin, et, par conséquent, les quatreautres ambassadeurs n'y figurèrent point. Mais Gûnther est certainement icicoupable dune réticence flagrante en effet, innocent III na pu apprendre laruine de Zara qu'au moins quinze jours après cet événement, soit vers le10 décembre 1202; la lettre d'excommunication qu'il adressa aux croisés(V, 161), mise arbitrairement par Polthast (no 1848), en février 1203, n'a puleur parvenir avant les premiers jours de janvier. époque où se tint le parle-tuent; et il est bien peu probable que les personnages, envoyés en ambassade,soient précisément partis avant ou pendant des délibérations aussi impor-tantes; d'ailleurs Villehardouin place le départ de Nivelon après la discussionet la conclusion du pacte.

Baud d'Avesn., P. 340. Cr. Rad. Coggh., t. o.; Le Quien, Orlons Chris-tienv.s, t. III, p. 1331.' Chron. i[at&erst., p. 79.$ Voir Opel, filin gudier £iosnaere (d. la Zcitsch f. d. Gymnasialw., XIII,

1859, pp. 868 et s.)• 0/iran. iJalberst., P. 72.

Ibid., p. 71. Sur Conrad de Kroslgk, y . Hurler, t. I, p. 553, et Winkelmann,P . 248.

Aiberici Chron., ad un. 1204.Ernoul (p . 351) y ajoute l'abbé de Cercanceau qui avait réellement pris la

croix (Coggh., p. Dl), mais dciii ne parlent pas les autres chroniqueurs: il lerange dans le parti de Simon de Montfort.

Page 66: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

70INNOCENT III ET LA QUATRtbIE CROISADE.

l'un , dont on n'avait pas oublié le courage tout récent è. lireles lettres pontificales contenant l'excommunication sur le faitde Zara, Gui de Vaux-de-Cernay, tout prêt à se faire encoreune fois l'organe des volontés d'Innocent iII; l'abbé Martin, déPains au val d'Orbey en Alsace, comme Conrad, partisandéclaré de Philippe' ±ais ayant imité à Venise l'attitude del'évêque de Halberstadt 3, et peu disposé à encourir, en quoique ce fût, les censures ecclésiastiques; l'abbé de Los 4 , toutdévoué au comte de Flandre, son seigneur

s, et qui allait, un

mois plus tard, accepter la charge dangereuse de garder leslettres d'excommunication lancées contre 'ionise, et suspen-dues momentanément par Boniface 6 ; enfin l'ami du marquis,Pierre de Locedio, dont nous avons plus haut signalé, àla fois,l'attachement à Innocent III, mais la faiblesse plus grandeencore à l'endroit de Boniface, son bienfaiteur.

Les barons français, bien que reconnaissant pour empereurlégitime 7 Philippe de Souabe, l'allié de leur roi, se groupaientdéjà en deux partis extrêmes, séparés par la masse flottantedes chevaliers sans suzerain, et partant, sans opinion imposéed'avance d'un côté se tenaient les trois grands comtes,Baudouin de Flandre, Louis de Blois et Hugues de Saint-Paul, déjà convertis aux projets allemands que leurs sympa-thies antérieures, l'influence de Philippe-Auguste, ou l'habiletéde Boniface, leur avaient fait adopter dès Venise autour d'euxse rangeaient leurs fidèles, comme les plénipotentiairesdu contrat de nolis 8 , et les officiers de leurs cours. Simon,comte de Leicester et' de Montfort, était, au contraire, le centredu parti opposé, et jouissait d'une autorité si grande qu'il apu passer, aux yeux des Dalmates , pour le chef même de la

I Oncle do rhistorico de la croisade clos Albigeois (V. IJisI. LiIl. de la Pr.,t. XVII, pp. 236-246); Innocent 311 l'avait chargé, en 1201, do l'organisationfinancière de la croisade. (btrt. III Epist., cl. les Gesla, n O 84.)

2 Gonther, n° 26.Id., n° G.

4 Coggli., p. 92; CaIlla Christ., t. III, p. 303.Cf. Episl. Jan. III (éd. Migne), IV, n° 145, 154, 162.

° mn. 111 Epist., VI, 99, 100.Clan,Villehardouin et Miles le Bréhant pour Thibaut do champagne, Jean do

Friaise pour Louis de Blois, Conon de Béthune et Ajard Maequerel pourBaudouin le deuxième plénipotentiaire de Louis de Blois , Onuthier deGaudonville, no reparait plus après 1201.

Thomas Spaiat., Jlist. Salonitana (U. Lucius, De regno Datrnati, p.. 333.)

Page 67: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

IV. PACTE DE ZABA. 71croisade; ami de l'abbé de Vaux-de-Cernay 1 , il l'avait sauvéale la fureur des Vénitiens, et—tel qu'il le fut plus tard dans laguerre des Albigeois - se montrait déjà un défenseur intraitablede la politique pontificale, tandis que le souvenir encore toutrécent des procédés dont, en 1198, les croisés allemands avaientusé à son égard en Terre sainte 1 , devait en faire un enneminaturel des projets de Philippe les chevaliers champenois, àla tôLe desquels était Renaud de Montmirail, l'exécuteur duvoeu de Thibaut, et qui avaient vu de mauvais oeil Bonifacehériter, non-seulement de la charge, mais des trésors ducomte de Champagne 1 , ne cessaient, comme Montfort, dese montrer les plus ardents adversaires, et des Vénitiensexcommuniés 8 et du marquis, leur complice. Ce dernier avaitavec lui ses Lombards', dont les querelles avec les Françaisallaient plus tard hâter la ruine de l'empire latin d'Orient, etqui ne devaient point, en cette circonstance, avoir d'autreopinion que celle (le leur suzerain et de leur compatriote. Le

• Les seigneurs de Montfort avaient, depuis longtemps, enrichi et protégéce monastère.

C'est Miehaud (lita. des Crois., I. IX, éd. de 1826, t. 111, pp. 67-00), -répété par La Farina (t. j , p. 515),— qui, sans indiquer aucune source, fait assisterSinion de Montfort h la lin de la croisade allemande de 1197. Aucun chroniqueurne relatant ce fait, 0(1 serait porté il croire que, malgré les détails dans lesquelsentre le respectable historien, il a tout simplement mal compris un texte deJacques de Vitry (Hist. Orient., I, oap.c) relatif à la présence de Simon en'rerresainte en 1203. M'ais comme rien no s'oppose à ce que ce dernier ait passé euOrient les années 198 cl 1199 qui n'offrent aucun acte de lui (V. Molinier,Cal, des Actes des IIlon(fo,'t, p. 447), comme, do plus, Lorenzo lioniacontro (d.Lami, Delieiv erud., LV, p. 275), qui n eu évidemment connaissance de docu-ments aujourd'hui perdus, place, à cette époque, un voyage de Simon en Orient,je pense qu'il faut respecter, jusq n'A preuve du contraire, l'assertion de idichaud.Cette assertion expliquerait d'ailleurs un passage des lettres dttienne deTournay, relatif à un premier pèlerinage en Terre sainte de Gus' de Vaux-de-Cernay, passage qui n fort embarrassé M. Am. Duval. (Hist. Lift, de la France,t. XVii, P. 238.)

V. M. de Wailly, .EctaÙ'ciss. à Villeltard., p. 459. Pour Eudes et Guil-laume de champlitte qui étaient au nombre de ces Champenois, voir Jan. IiiEpist., VI, 99.

L'émeute du 27 novembre entre les Vénitiens et les croisés montre jus.'qu'où pouvait aller cette animosité. (Villeli., 11u 88, 90; clan, p. 14; bec.C. P. P' 88.)

Jacques de Guise, t. XIX, o, x(, p. 278, Benvenuto di S. Giorgio (d.Muret, t. c.), et Borcanino &'r'onica d'Asti (d. Posions, Codtces AtIL. Taurin.,p. 332), donnent les noms, plus ou moins authentiques, d'un grand nombred'entre eux les plus importants étaient le comte de Biandrate, le marquisd'incise, Ravauo dalle Carcori, et Guillaume de Moutferrat, fils de Boniface.

5

Page 68: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

12INNOCENT 111 ET LÀ QuATmME CROISADE.

rôle des croisés allemands paraissait ne pas devoir non plusêtre sans influence sur les discussions de l'assemblée, puisquePhilippe avait pris la peine de réclamer leur concours. Onconnaît les noms d'un grand nombre de seigneurs de cettenation, ayant. pris la'croix en 1201 ainsi que nous l'avons vu,plusieurs avaient, il est vrai, rebroussé chemin à Véroned'autres en petit nombre (probablement des partisans d'Othon)étaient allés directement en Terre sainte 2; et ceux qui setrouvaient à Zara, partis pour la plupart dans le desseind'échapper à l'excommunication qui atteignait tous les fau-teurs de Philippe, ne devaient pas, quel quo fût leur attache-nient pour celui-ci, se soucier de s'attirer de nouveau, parquelque acte intempestif, les censures qu'ils avaient laisséesderrière eux en Allemagne. Mais il ne faut pas oublier queles seigneurs de Belgique, de Franche-Comté et des paysrelevant anciennement de l'Empire, n'avaient pas prisla croixavec la môme pensée que les Allemands , n'avaient point ànourrir les mômes craintes, et pouvaient, par conséquent,laisser agir avec plus d'indépendance la sympathie égalequ'ils professaient à l'endroit du roi des Romains.

° Gflnther, no G.2 Id., n°° 9-10. Les noms des croisés allemands se trouvent dans Vitleh.,

n°74. Giinther en ajoute quelques-uns ; récemment on eu n signalé plusieursautres ( Cf. florinayr, Die Bayera in Morgeni., p. 44 Beyer, Mitlel)'hein.Urkundenbueh, t. IL pli. ccxv, 708); mais on ignore si ces derniers ont été àConstantinople, ou directement en Terre sainte, eu même s'ils ne se sent pasarrêtés h moitié chemin ; c'est le cas de Lutheld, évêque de Bâte(Cr. Abel,p. 372 Winkelmann, pp. 188-2081, et des comtes de Neubourg (Grandidier,OEuvres, t. III. p. 05) et de Spaanheim (Trithemius, Citron. Ilirsang.. adaan. 1201). Au parlement de Zara durent certainement figurer t le comtedo catzenelnhogen, partisan déclaré de Philippe do Seual,e (Cf. J{epC. OP-cil., p. 189), Dietrich de Dietz, llenrid'Ulmea, Ulrieli de Thenne (de Demi,suivant Hepf, op. nt.; cf. Beyer, II, p. lxxiv; eu plutôt de Thonne-sur-Tint (Meuse); y. ,Teantin, Manuel de la Mense, p. 1199), et enfla le grandéchanson de l'Empire, Werner 111, eemte de l3otanden, qui avait plusieurs foispassé du parti d'Othon à celui do Philippe (ion. III Episi .,Reg. Irnp. o 37;cI Winkelmann, pp. tOi, 208,260); en 120L, Werner était (tu eôlù de celui-ci,mais avait plus tard pm'is la croix,h la suite d'un miracle qui l'avait détournédu service du prince excommunié (Allierions, p. 422, Coes. Heist. Dialogi, X,19). li s'enfuit de Zara peur échapper à une nouvelle censure (Villeh., n' lOI).Voir sur ce personnage, \Vinkelmaann, pp. 265, 523; Wilken, t. VI, P. 317.

S comme Thierry de Loos, Eustache de Flandre, frère de Baudouin et enmême temps neveu de Philippe de Souche, Othen de la Roche. On ignore sil'autre frère de Baudouin, fleuri, parti avec Jeun de Nesle, avait déjà rejointles croisés mais un troisième, nommé aussi Baudouin (?) et (lui mourut àCorfou (Det'. C. P,, p. 88) se trouvait au parlement de Zola.

Page 69: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

F_

-IV. PACTE DE flUA. 73Plus libre encore à Zara qu'à Venise, le doge, qui était en

parfaite communauté d'idées et en relations intimes avecBoniface', pouvait, sans crainte, user de l'autorité spécialeque nous l'avons vu plus haut mettreau service des intérêtsallemands, et prendre facilement sur lui, en ce (lui le concer-nait, la responsabilité de transformer en une obligation écritel'approbation verbale que le conseil de Venise avait donnéeaux projets de Philippe. Si d'ailleurs des scrupules étaientencore venus à s'élever dans l'esprit des Vénitiens contre. l'uti-lité de la restauration d'Alexis, ces scrupules (evaient, en cemoment, être étouffés, et par le ressentiment que n'avaientpoint manqué détour causerles rigueurs d'Innocent III à leurégard, et par la nouvelle des excès auxquels la population deConstantinople venait de se porter à l'endroit de leurs rési-dents 1 . En outre, une fois résolus à entrer dans la voie où lespoussait le roi des Romains, et où ils trouvaient des avantagespécuniaires aussi considérables , ils pouvaient peser d'uncertain poids sur les délibérations de l'assemblée, en luirappelant de nouveau les clauses du contrat de nolis, encoreimparfaitement remplies par les Latins, et en réclamant leconcours général promis par ceux-ci, pour toutes les con-quêtes qu'il plairait aux Vénitiens ;d'entreprendre 1 en leurcompagnie.

Il n'est pas impossible de reproduire, avec le secours des20chroniqueurs, la physionomie que durent avoir les débats de Discussion du

cette assemblée les rôles principaux sont tenus par Boniface,picie. .

le inatrc des croisés, comme l'appelle Clan, et le doge : c'estle doge qui débute, avec bonhomie, par exposer, au point devue pratique, la situation de l'armée; elle n'a plus que sixmois à courir du loyer qu'elle n'a même pas encore fini de

« Dure cl quibusdarn Venetis, farniliaribus mci:, o (Rpist. lionifaoji, dansJan. 111 Episi., VI, 100.)Sicard. Crem., p. 617; Nicetas, p. 735.Contrat de ndlis (d. Tafel et Thomas, t. 1. p. 307); cf., pp. 228-230, cl

ThoinasSpalat., 1. e. Cc principe avait déjà été appliqué pour Zara. (Clarip. li);cf. Baud. d'Meso., p. 339. Ciinther (no Il) ajoute u Sert et Veneti, quorum« navigio utclmntur, ad hoc prmcij,uc iinpellehant, partial in spe promisse,« pccuuie,, cujns lita gens 3naaine copula est, pai'tim vero pro eo quod eadeu,• civiles, multitudine navium freIn, lu loto illo mari principale situ douunium• arrogabat. »

« Jâ est le moitié de ranée passée pour le Ravie, » (Clan, p. 27.)

Page 70: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

74INNOCENT III ET LÀ QUATu1iME CROISADE.

payer'; où, et avec quels fonds trouvera-t-elle àse procurerdes vivres? Il n'y a que l'empire grec qui soit assez riche pourfournir, à bref délai, ce ravitaillement s'ils vont droit enEgypte, ils seront plutôt une charge qu'un secours pour leschrétiens de Syrie', n'ayant même pas de quoi payer la soldedes sergents, ni fabriquer des machines de guerre 1 , et setrouvant d'ailleurs au bout des ressources nécessaires à leurentretien individuel'. Sans quitter ce terrain, et toujours àpropos du ravitaillement, le marquis fait ressortir les avanta-ges que présentent à cet égard les propositions allemandes .Puis le doge, répondant probablement à l'objection toutenaturelle a qu'il y avait à Byzance un empereur de droit et de« fait, en bons termes avec le Saint-Siége, et qu'il n'était pas« séant d'attaquer sans motif un prince chrétien, u élève leniveau de la discussion, en s'efforçant de prouver, avec l'auto-rité que lui donne la connaissance qu'il a de l'Orient, qu'Alexisest l'héritier légitime de l'empire, le clroU 0fr , raison qui doitpeser d'un grand poids sur des auditeurs aussi pénétrés descoutumes féodales. Ici dut se placerl'examen des titres d'Alexisau trône de Byzance et de la question de la naissance du jeuneSprince S: l'accueil que lui faisait, au moment môme, le roi deHongrie, dut être donné comme une preuve qu'il était bien lefils de Marguerite, que le sang de France codait dans ses

J Voir plus haut, p. 54, n° 3.« Eu Grece n moult rike torr, et moult pleutive de tous biens: se nous poic-

• mes avoir raisnavle acoison d'aler y, et de prendre viandes en le tore et autres• cosos, tant que nous fussiomes bien restorÔ clic me sonleroit homo consens. »(Clan, pp. 14, 15.)

« Vietualibus omnibus et rebus agentes, Terrm sanotm videremur gravamen• allaturi. »(Epia. Cruces4jn. d. mn. III EpÙt., VI, 211). - Quia inter ipsos• plurimi, lahorantes inopia, T. S. gravainen cssent potins allaturi, quam allaturi

subsidiu,n. »(liob. Attiss. d.D. Bouq.,t. xviIi, p260.)4 « Via jherosolimitana crut omnibus inutilis et damnosu, rom ipsi essent

• inopes et victualibus immuniti, nec esset aliquis inter ces, qui milites ad• stipendia et sarj autos ad soliduin detineret, vol qui petrarias faeoretprotrahi• nec alla instrumenta produci. » ( Epist. fia gonis S. Pauli , d. Tafel etThomas, t. 1, p. 305.)

n Car il avoientjà près do tout despendu. u (Clan, p. Pi'.)Clapi, p. 15. - Gla pi place ces discours, qu'il n'a recueillis que par ouï-

dire, avant l'arrivée des ambassadeurs allemands : mais il n'en rend pasmoins bien l'attitude du doge et du marquis. -

7 « il (Alexis 1H) tient sa terre à tort et à péché, contre Dieu et contre« raison; niez est son nove,,. o (villeh., no 144.) - u Véez ci le droitoir. n (Id.n°146.)— « Chi vastes en est drois oirs. ,, (Clan, p. 15) ; cf. pp. 27, 33; Episi.ilay., P. 301 ; Giinther, n° il.

Page 71: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

IV. PACTE DE ZARA. 75

veines', etqu'enlesoulenant, l'on travaillerait à htrestauntiond'un arrière-petit-fils de Louis le Jeune 2, soutenu à Constanti-nople par un parti puissant'. On ne s'apercevait point de la con-tradiction étrange que présentait Philippe de Souche, ce souve-rain élu, parlant des droits héréditaires de son.propre beau-frèreà un trône presque aussi électif que celui des empereursd'Allemagne. Les évêques eux-mêmes, qui auraient dù, en cettecirconstance, s'inspirer des doctrines d'Innocent III, déférant,au contraire, aux désirs de' Foniface et du doge, - qui leuravaient déjà fait donner, un mois auparavant, aux censuresencourues pour le fait de Zara, une absolution sans valeur ,-non-seulemen,t s'emparent de l'argument tiré de la naissanced'Alexis, et le font si bien entrer dans l'esprit des barons qu'onle retrouvera ensuite mis en avant à chaque incident del'expédition . mais encore embrassent avec enthousiasmel'idée de la réunion des deux églises 6 qui avait déjà séduit etdévoyé Pierre Capuano comment, en effet, le pape ne secontenterait-il pas d'un résultat au moins aussi considérablepour la chrétienté que celui de la délivrance des Lieux saints?d'ailleurs si Innocent III amis naguère, à la confirmation ducontrat de nous, la condition expresse que l'on n'attaquerait

« Il est estrait dou Iingnage de Franco. s (Mafflue di Canal c, eh. n, p. :124.)Si Alexis était réellement le fils do l'impératrice Marguerite, il se trouvait

aussi le petit-fils de Marguerite do France, femme do Héla 1H, roi de Hongrie,et fille de Louis le Jeune. Suivant Dandolo (p. 321), la présence h 'C. P. del'impératrice Aguès, soeur de Philippe-Auguste, aurait influé aussi Sur l'opi-nion des barons français. « Erant mitera sibi favorabiles Franci quia Emanuel« imperator lilio sue Alexio Agnetetu, fihiam Ludovici refis Francim, accèperat

uxorem. » (Cf. Clan, p. 44.) Enlia,suivant Sozomène do Pistole, l'interven-'tien de Philippe-Auguste aurait été encore plus directe. « Oratoribus refis« Plulippi,.... asseronlibus, ipsiusregis FrancLv nomine, ut omnine ipsi Alexie,e prmsidium facerent. u (Sozom. Pister. d. Tartiaius, 55. lU?. liai., t. 1, P. 8'?.)

3 « Verisinjilihus argamentis inducti quod dicLi Âlexii suspiraret adveutu,ncc regim pars DoUer civiintis. s (Inn. III J?pist., VI 211.)

4 « Ideoquoabsolutie nulla fueritquamvobis exhibuerunt episoopi,vebiscuiitin exereitu constituti. u (Inn. II! lCpist., V. 162.)

Clt'', pp. 27, 33, 57v Villeli., f0 146.6 Se vos avez droite intention de oenguerre la terre et mettre à. robe-

', dieuce de Home, vos avez le pardon, tel cum l'Apostoiles le vos a oelroïé. u(Vil)eh., n° 225.) - «Inducti (Àlexius) prmcipuo oensiliis yen. PI'. N. Suessio-• nensis. C. Halberstadensis et G. T,'ecensis, episcoporum, ahhauis de Locedio• et mag. fourmis Noviemeasis. u (Epist. Atexti, IV, d.lnn. Fil Epist.,VI, 210)cL VI, 202,230, VII 13, 102, et surtout VIII, 133, oit Boniface rejette sur lesévégues partisans de l'union (ooxnuruc&Te GLERI NoSTm coNsiLlo), la respon-sabilité de la marche suivie.

Page 72: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

76INNOCENT 1H: ET LA QUATRIÈME CROISADE.

pas les terres (les chrétiens si même, il vient de montrer, àpropos de Zara, quelle importance il attache à cette prohibition,ne l'a-t-il pas mitigée, dans les deux cas, nettement formulés,d'une difficulté insurmontable à se ravitailler, ou d'une agres-sion injuste 2 de la part de ces chrétiens. Restaurer Alexis nesera en réalité que se procurer des vivres, et amener la soumis-sion d'hérétiques rebelles', pleins d'indifférence pour la causede la Terre Sainte 4; et l'événement montrera au pape que,comme moyen indirect de recouvrer les Lieux saints, Cons-tantinople vaut bien Alexandrie 1.

li y avait encore d'autres raisons qui ne trouvèrent peut-être point place dans la discussion, mais qui étaient certai-nementau fondde la pensée de plusieurs des assistants pourles uns d'abord, pour les croisés du Rhin et de la Moselle, ledésir d'être agréable à Philippe de Souabe °: pour d'autres, lesouvenir de la politique tracassière de la cour do Byzance, àl'égard des principautés latines qui avaient fait partie autrefoisdes thèmes d'Asie, et aussi (comme nous l'avons exposé plushaut, avec détails, au sujet des Allemands), le ressentiment detous les procédés cruels dont avait usé Constantinople àl'endroit des croisés de 1096 et de 1147, enfin l'attraction puis-sante qu'exerçaient sur les Latins le renom glorieux, les ri-chesses immenses et les trésors religieux de la viIleimpériale.

Mais, malgré tous ces arguments , l'assemblée paraît s'êtreséparée sans avoir rien conclu une majorité considérable,que retenait seulement la présence des chefs de l'armée 1 , nevoulait entendre parler que d'un voyage direct vers l'Egpte.La crainte des colères du pape, la répugnance à verser le sangchrétien', le désir de s'acquitter, sans délai, d'un voeu fait

Voir plus haut, p. 22, n° 3.Iran, il! Epist., V, 162, VI, 102, et surtout VIII, 133, où cette doubla

excuse est longuement développée par Bonirace.Gûnther, n' I t.

• « Noluerant succurrore Terroe sanotœ, » (Cesta, n° 93.)«C'est la chose par quoi on peut le mieux recouvrer la Terre (I'Outremer. »

(VilIeb.. n° 97); cl'.Epist.Jiaklacini (d.Taf.et Thom. 1,p.508); Chron. de Morde,l 12.6 Oh gratiam Philippi regis qui nostrs pro ipso otientius supplicabat. n

(Gûnther, no 11.)1 Gûnther. ibid.,• Villehard., no 114.0 Giintlier, n° 8.

Page 73: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

1V. l'ACTE DE ZAIIÀ. 77

depuis si longtemps, et aussi, pour un grand nombre, igno-ranis des choses de la mer, la perspective peu rassuranted'attaquer, sur cet élément, un empire dont on s'exagérait lesforces navales', empêchaient la plupart deschevaliers desecond rang d'obéir aux motifs 'politiques qui avaient déter-miné les résolutions des princes, et dont ils ne saisissaientqu'imparfaitement la portée. Une sorte de tumulte succéda àla réunion officielle : les clercs eux-mêmes étaient divisésentre eux, et Villehardouin nous fait assister aux exhortationsopposées des deux abbés cisterciens de Los et de Vaux-de-Cernay 2. celui-ci, soutenu par Simon de Montfort et Enguer-rand de l3oves, gardait même l'avantage, et il ne fallut rienmoins, pour emporter l'affaire de haute lutte, qu'une sorte decoup d'État.

Boniface , voyant qu'au moment de toucher au but, le plan21.

du roi des Romains allait échouer, obtint de Baudouin de Adopliondu

Flandre, de Louis de Blois et d'I'Iugues de Saint-Paul, qu'ilspacte.

se rendissent, avec ceux de leur parti, au palais du doge , oles envoyés allemands avaient été convoqués d'urgence. Dan-dolo, de son côté, avait triomphé des dernières résistances deson entourage ; la convention fut donc conclue et les chartesscellées et baillées 5; mais du côté des croisés, on ne trouvaqu'à grand'peine seize personnages a qui consentissent à Sccompromettre. ouvertement en joignant leurs sceaux à ceuxdes chefs.

Les messagers royaux repartirent sans retard, et, avec eux,

' Ot',nther, n° 8.! 'Villehard., u° 07.

Id., n' 08.Citron. de Morée, p. l.

5 Villelt, n' 95,09.S Goa noms sont donnés parla lettre du comte de Saiut-Paul, mais seule-

ment clans exemplaire publié par Martùoo (Vies. Aneed.? L. I, col. 78 /i), etmanquent dans le texte de Talel et Thomas (t. I, p. 330) co furent les cinqnégociateurs survivants du traité de 1201, 'Villehardouin, iMaiso, Macquerel,Conon de Béthune et Miles le Brébant' les évéques de Troyes, de i:Ialherstadt,deSoissons et d'Acre; Piorrodo I3racieux. Matthieu (le Montmorency, Macaii'o deSaint-Meehould, Manassès de Lille, Anseau de Gaïeu,Bo,uer deTritt et JeanFeisnon. Villeh. (n' 99) ne parle que de huit, soit parce qu'il ne compte ni lesévéques ailes plénipotentiaires de 1201, soit qu'enrèalité, entre zaraoCile pactefut signô, et Gorfou ait futjvré parAlexis, et où, par une singulière réticence,Hugues de Saint-Paul en parle pour la Première fois, huit nouveaux nomsfussent venus se joindre aux premiers.

Page 74: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

78!NNOC]tNT III ET LA QUATfllME CROISADE.

deux chevaliers latins chargés d'aller chercher et de ramenerle jeune Alexis , auquel le 20 avril était fixé, comme dernierdélai, pour arriver à Zara 2 Malheureusement pour Boniface,le sujet des discussions Violentes des barons avait transpirédans le commun de l'armée : il n'en fallut pasdavantage pourébranler des esprits, déjà frappés par l'excommunication encou-rue • pour la prise de Zara, et tout récemment renouvelée parle pape": les désertions se succédèrent rapidement. Celles dugrand échanson de l'Empire, Wernerill, comte de Bolanden 1,

puis du comte de Montfort avec tous ses adhérents, eurent ungrand éclat'. Boniface dut en craindre l'effet sur Innocent III,dont le concours moral, ou tout au moins la neutralité, étaitsouhaitée si vivement par lui, et en réalité si nécessaire ausuccès de l'expédition : on décida donc d'envoyer au papeune ambassade composée de Nivelon de Quierzy, de JeanFaicete, de Jean de Friaise, de Robert de ]3oves et de l'abbéde Pains 6 , avec la mission, au moins apparente, d'implorerdu pontife l'absolution des croisés sur le fait de Zara.

Puis, comme l'hiver empêchait de partir immédiatement etqu'il fallait encore gagner plusieurs semaines avant de pouvoirmettre à la voile, on se débarrassa de Renaud de Montmirail,le chef des Champenois, et de plusieurs de ceux-ci, qui parti-rent, comme envoyés des croisés auprès des chrétiens deSyrie et l'on prouva, du mémo coup, aux partisans irréconci-liables d'une attaque immédiate contre I'Egyjte que le butfinal de la croisade était toujours présent à l'esprit du chefchargé de la diriger.

Clan, p. 25; Citron. IIaW., p. 73; Cuit!, do Nang. ad. ana. 1204.' Villebard., no 99.

Dans I'Epist. V, 161.\il1&o n° lot.ViIleh., n°' 109, 110. fi alla en Hongrie, et do 1h on Terre sainte, où il

arriva peu après Renaud de Montmirail (Athericus, 1. e.). La Devasi. C. P.(p. 88) attribue formellement cette défection aux démèlès amenés par la dis-CUSSOfl (les propositions allemandes.

6 Vilteli. n°' 104-105; Gantlier, n°7; cf. Alberici Citron., p. 418.7 Avec Gervais de Cliâleaunouf, Guillaume do Ferrières, etc. (Villeli., n° 102.)

ci In palmis (30 mari.) Bainaldus de Montmirail in Segatione in S yriam 0413314$e est. » (Lier. C. P., P. fis.)

Page 75: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

V. INNOCENT III ET LES CROISÉS. 79

INNOCENT III ET LES CROISÉS.

Avec la signature du traité de Zara, Philippe de Souabey.voyait se réaliser une partie de ses projets si les choses ne Ambassnde destournaient point encore à son gré en Allemagne, au moins croi,ésa4(orne.

c'était au profit de la politique souabe en Orient, que la croi-sade allait être détournée.

A quel moment le pape eut-il connaissance de cet événe-ment, désastreux pour les véritables intérêts de REglise? A encroire Gtinther, qui écrit :sous la dictée de l'abbé de Pains,témoin oculaire, la nouvelle de la conclusion du pacte ne seraitparvenue à Borne, où se trouvait Martin, qu'en mars 1203, etserait tombée, comme un coup de foudre, sur la cour ponti-ficale'. Innocent III, frappé de terreur, expavefactus, n'auraitsua. quel parti s'arrêter; je pense que Gunther a sciemmentfait ici une interposition chronologique,et que l'émotion duSouverain Pontife fut causée, non par l'annonce de la Signa-ture, mais par celle de la mise à exécution du premier pointdu traité, c'est-à-dire de la prochaine arrivée du jeune Alexisau camp des croisés.

En effet, que s'était-il passé à Rome, après le départ deBoniface, au mois de novembre précédent? Le pape avait dûse rendre compte de la respectueuse mais invincible ténacitédu marquis à lui imposer les propositions allemandes, etcette conviction, comme le pense avec raison M. Wïnkel-mann 2 n'avait pas été étrangère à la trêve qu'Innocent IIIproposa alors aux princes de l'Empire 1. Il espérait ainsidonner à la ligue préparée, en ce moment, par Othon, le tempsde se fortifier, et à Philippe assez d'embarras immédiats pourle détourner de s'immiscer dans les affaires de la croisade.

I « Dun adhuc nuntii nostri in curia versarenlur certus runor insonuit...— cc Dûminus papa cum omni clora suo nuntiisque nostris vehementer exp-vit, cc (Gûnther, n° 8.)

2 Winkelmann, p. 287.Mn. lit E'pist., liegestum imp., n' 79.

Page 76: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

80INNOCENT III ET LA QUATRISE CROISADE.

L'événement ne répondit point à l'attente du pape, etPhilippe, repoussant la trêve, passa outre. C'est alors que,dans les premières semaines de l'année 1203 1 , arrive à homel'ambassade dont nous venons de signaler le départ de Zara.Parlant au nom des croisés seuls (car les Vénitiens n'avaientpoint voulu joindre, en cette circonstance, leur cause à cellede l'armée), Nivelon de Quierzy et ses compagnons avaientpour mission officielle de demander humblement l'absolutionsur le fait de la prise de Zara - fait dont ils devaient atténuer la.gravité 2 , en s'appuyant sur l'autorisation verbale donnée parle pape à Boniface, de tout faire pour empêcher les Vénitiens dedisloquer l'expédition .

Ils forent si mal reçus par Innocent III qu'un an plus tardcelui-ci pouvait leur écrire cc Qtôam difficiles in recepti9nc« fuerirnu•s... te (Niveione?n) credirnus meminisse . » Un accueilaussi sévère fait à des personnages si considérables, venantavec l'attitude repentante que nous peint Villebardouin,solliciter un pardon, d'ailleurs aussitôt octroyé que demandé,n'a-t-il pas lieu de surprendre de la part du pape? et nefaut-il pas tenir pour probable que les envoyés entretinrentcelui-ci d'autre chose que de l'attentat contre les Jadertins, eten arrivèrent, sinon à avouer, dans tous leurs détails, lesClauses du pacte conclu avec Philippe et Alexis, du moins àtâcher d'adoucir le Souverain Pontife, à l'endroit de ce pacte',en usant des arguments, qui les avaient eux-mêmes, commePierre Capuano,convertis aux propositions allemandes 7 ? Enfin,n'est-II pas nécessaire (l'admettre que, désespérant de triom-pher de la résistance du pontife, ils se contentèrent de cher-cher à obtenir d'Innocent III (dans le dessein habile de créer

La lettre V, 162, qui signale la présence de Nivclon h Borne, appartenant kla cinquième année du pontificat, estanlérieure on 22 fuv. 1203 rangée ladernière ïlans le registre, elle a été avec raison placés par Potthast au mois defévrier. -

2 cc \restruym npud nos exte,,ndrunt excessuin. « (Epist. V, 162.)C'est ce que dit Boniface au pape clans l'Epist. VI, 100 (cf. VI, 102).

cc Reminiscens de consilio vestro inuit-a dissirnulauda fore bec et tompore, sin \Tcneti ad dissolutionem stohi aspirareiit.

• E-pût. VI, 232.il VilIeh,, n°' 106 et S.

« Unde principes nostri • misais Romain legatis, de omnibus istis papamcc Inuocentium consuluerunt. ' u' (Albericus, P. 425.)

7 Comparez les prédications qu'ils firent k l'armée à Corfou (clan , p. 33)et kOonstanLinople (Clan, PVilleb., n°225).

Page 77: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

V. INNOCENT III ET LES CROISÉS. Si

d'avance une excuse aux croisés' ) l'application spéciale àl'empire grec, de la double tolérance, relative au ravitail-lement et à la leqitime défense - tolérance qui était déjà venuemitiger, dans la confirmation pontificale du contrat de nolis 2

l'interdiction générale de toucher aux terres des chrétiens.Mais le moment était mal choisi pour tromper une seconde

fois le pape: aussi, dans les premiers temps de leur séjour, lesenvoyés ne purent-ils rien obtenir. Au contraire, Innocent,dont on venait, si peu de temps aupaavànt, de mépriser lesordres formels prit alors ses précautions : Pierre Capuano,qui avait été, des le mois de novembre précédent', envoyévers un point de la côte italienne, voisin de Zara, reçut unebulle solennelle d'excommunication contre les Vénitiens , etune lettre qu'il devait faire parvenir au camp des Latins parun envoyé spécial (probablement par l'évêque Sicardi de Gré-nione, dont nous avons déjà parlé comme d'un compagnonfidèle du légat) : cette lettre 5 contenait de nouveaux reprochesaux croisés, mais les admettait à résipiscence, sous la réserveque, pao' chartes scellées, ils déclarassent acquiescer aux con-diti(ns 6 sous lesquelles Innocent Il1 leur octroyait son pardon- conditions se résumant à l'engagement de ne plus attaquerDORÉNAVANT de nations chrétiennes. Nous n'avons plus letexte même des promesses que devaient ratifier ces chartesscellées, niais nous savons qu'elles exprimaient l'obligationformelle de ne point toucher à l'empire grec, ni sous le pré-texte do l'union, ni sous celui des crimes d'Alexis mi et desdroits du prétendant '. Par conséquent, que Nivelon et ses

Ce que montrent les loures qu'écrivirent les croisés, le fait une foisaccompli (d. Jan. 111. Epst., VII, 110, iII, 202, VIII, 126, 133, et ]',foi et Tho-suas, I, pp. 304 et s.). GO. Giinther, n' 14, Vil]oh,, n o 165, Clan, p. 48.

Voir plus liant, P. 22, net. 3. -Voir plus haut, p- 60. net . 2.

• Jan. III Ilpist., VI, 43, 99, 100.Ibid., V, 162,

O « PoIre S. Marcelli dedimus in maudalis ut, vol per se, vol per alitim• virum discretum, ab ois, qui nondum juraverant nostris stare inandatis.....• reoipial jurainentuin »: (Epist. V, 102); cf. VI, 232. Le Serinent est inséré dansl'j?7'ist. Vi, 99; cf. Citron. iiaIber,çt,, p, 73.

0 « Et vohis injungaut, sut dehito juramenli , vos, coinites et .barooes, pet- -• lïiteras vestras uperlas coin, sigttlis pendentibus,.. UT A S[MtLOIius DE cnEuo• PISMTU5 CAVEATIS , nec invodentes (ciras C/'ristianoni,n nec kede-i tes in• aliquo , nisi forsan illi vestruni iter ncquioer impediront vol alia justa sive• nôccssariaoausa Ibrsan occurrtn-et, propto,- quani alitai agere, intervenienle

Page 78: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

82INNOCENT III ET lÀ QUATRIÈME CROISADE.

compagnons aient déjà trouvé le pape informé de toutes lescirconstances du traité allemand, par les rapports qu'il devaitrecevoir des agents officieux I entretenus par lui, k défaut delégat officiel, auprès des croisés excommuniés 2, ou que lesenvoyés de l'armée aient dû prendre sur eux-mêmes la tûchedésagréable de mettre Innocent III au courant de l'affaire; ilest certain qu'avant le 22 février 1203, ce dernier était parfai-tementrenseigné, non-seulement sur l'ensemble du pacte tIcZara, dont le projet lui avait été d'ailleurs, en novembre 1203,soumis par Boniface, mais encore sur les principaux argu-ments qui avaient été émis en faveur de l'adoption de cepacte.

Il faut remarquer, du reste, qu'Innocent III ne traitaitqu'avec les chefs de l'armée, et qu'il savait parfaitement,d'une part, que c'était sous la pression du comrnwn des croisésque la demande d'absolution avait ôté adressée à Borne, et del'autre, que ce commun des croisés n'avait pas encore été initiéaux projets allemands: en faisant, d'une renonciation formelleà ces projets, la condition expresse de l'octroi du pardon sol-licité par les barons, et mêlant ainsi, avec habileté, l'affaire deZara et celle de l'empire grec, le pape se faisait une arme desa propre bienveitlanee, et plaçait les barons, pris ainsi entreleurs engagements à l'endroit de Philippe et les réclamationsde leurs troupes, dans une situation difficile, dont il espéraitbien ne les voir sortir que par le chemin de l'obéissance auxordres du Saint-Siége. J'ajouterai que les négociations pour-suivies par Innocent avec l'empereur régnant, paraissent àcette époque ne s'être point ralenties, et que le pape préféraitévidemment obtenir l'union par une voie régulière et sûre,qu'à l'aide d'une entreprise violente et illicite.

Qu'arriva-t-il, quand, vers la fin de mars, au lieu de recevoirde Pierre Capuano le serment spécial qui devait accompagnerla charte exigée des barons, il apprit (probablement par ce

« apostolicce sedis legati consilio, valeretta. o (Epist. V, 162.) c'est ce que répète,lei février 1204, lalettre VI, 232.

t Le premier fut Pierre de Locedio, chargé de porter les lettres défendantl'attaqua de Zara (Geste, n° 83); la second, Gui do Vaux-de-Cernay, qui lesaiguilla de par fÂpostoite (Vilieb. n° 83), et ]e troisiMno, l'élu de Bethléem(Albericus, p' 437).

Môme après l'absolution de Zara. (Epist. VI, 232.)

Page 79: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

V. INNOCENT 111 ET LES CROISÉS. 83dernier, qui se tenait à Bénévent à. portée de l'armée latine '),- que les croisés s'étaient parfaitement passés, pour la miseà exécution du pacte de Zara, de l'approbation pontificale -qu'ils avaient envoyé chercher le jeune Alexis - et que déplusils avaient intercepté la bulle d'excommunication destinée auxVénitiens ? C'est ici que doit se placer le récit de Gunther et lapeinture qu'il nous fait de la douleur d'Innocent 111, et del'émotion que le pontife éprouva, à voir, pour la seconde fois,la croisade lui échapper des mains.

Innocent a d'abord un moment d'hésitation suprême:« Coepit vehernentissime dubitas'e quid in tanlo negotia esùe« agenduin 2 »; peut-être semble-t-il un instant, aux yeux deson entourage, devoir abandonner la partie 7 peut-être est-cesous l'impression de cet abattement apparent, qu'Otto deSalem, l'agent secret du prince souabe à Rome, se hâte derepasser les Alpes pour aller chercher à Ravensburg ', labulle d'or, contenant le texte des fameux Pron-tissa Philippi,qui devaient terminer définitivement la lutte, au profit du roides Romains, et en particulier de ses prétentions sur 1'Orient?Mais le découragement du pape :n'est pas de longue durée';fortifié par l'appui que lui donnent les délibérations d'unesorte de concile improvisé, des conseils duquelil s'est entouré 1,

il se détermine à ne point entrer dans la voie des concessions,et à pousser jusqu'au bout l'oeuvre de la croisade: il ne veut,ni ne doit obtenir, par contrainte, la soumission des chrétiens

t' NeVeneri, sicut a000pisti pro carte, cum fille Isanci, quondam imperatorjsconstantinopolitani , quem ducere secam intendant, velint in Gra,ciam pro-

« liciscL » (Episf. VI, 48.) M. Winkelmann (p. 525, net. 1) parait penser qu'au-paravant, Innocent III ne savait rien du pacte de Zara, et que ce fut seulementaprès son départ pour la Syrie, que Pierre (lapuano le lui annonca; mais cedernier n'ayant quitté l'Italie que lei ou les avril, et la lettre, VI, 48, étantdu 21. il CCL nécessaire d'admettre que Pierre Capuano avait envoyé ces rensei-gnements avant de semharquer.

Gesta,n'93 cl. Gûnther, n' 8 :« Tam ipsequam alu novis rumoribus turba-bnntur. oVoir Winkelmann, pp. 296, 528,

4 Innocent III désavoua formellement Otto de Salem (Reg. hep., n°' 00,91).Gûnther, n' S. Le même fait est présenté de la même manière, par tes

Geste, u' 95, mais reporté en août-sept. 1205, date de lEpjst,.['JJJ, 133, quiest placée dans te texte comme ayant été inspirée par cette réunion d'évêquesrien n'empêche d'admettre qu'à l'une comme à l'autre date, Innocent ait crudevoir, comme en 1202, prendre conseil de son entourage.

23.Résolutionspnses par

Innocent III.

Page 80: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

84INNOCENT III ET LA QUAT.R1ME CROISADE.

d'Orient 1 et se sent obligé à faire passer l'union des deuxéglises après la délivrance de la Terre sainte 2 quelquescrimes qu'ait commis Alexis III , les croisés n'ont rien à voiraux affaires intérieures de Constantinople 1 ; et il ne fautpoint qu'ils se prévalent, pour attaquer l'empire d'Orient,de nécessités simulées . n Le pape va donc agir sans délaiet avec vigueur les ambassadeurs de l'armée latine sontcongédiés, à l'exception de l'évêque de Soissons 1 , qui ne tar-dera pas à les rejoindre. Des lettres, par lesquelles Innocent IIIréclame impérieusement le serment, sans lequel l'absolutionde Zara doit être regardée comme nulle et non avenue, - etpartant l'article spécial do ce serment relatif à l'emj4 re grec- par lesquelles il ordonne de plus la signification immédiatede la bulle d'excommunication des Vénitiens', sont confiées àJean Faicete et à Jean de Friaise, qui doivent les porter sansretard à Zara. Martin de Pains 1 , effrayé de la colère du pape,n'ose pas revenir au camp des croisés, et quitte Bénévent, le4 avril, avec Pierre Capuano, qui, dispensé par Innocent derejoindre l'armée latine, se hâte, avec son nouveau compa-gnon, de mettre la mer• 9 entre lui et les difficultés quiallaient une seconde fois surgir, entre les croisés, dont il étaitnominalement le chef spirituel, et lé Souverain Pontife.

Jean Faicete, de retour à Zara, décida, par la peinture qu'ilfit.de l'indignation du pape, les chefs de l'armée à prêter leserment, à envoyer leurs chartes, et, en môme temps, à s'ex-

J « Licot optaremus ut, per studium et soilicitudinein eorumdezn. Gonstan-« tinoolitana ecolesia ad dovoti000m ceciesin Ikomnnoe redirot, quia tameit« cos nec veloutons ciraumveuire, nec doterons, etc., etc." (Epist. VII, 132);ef.V1, loi.

2 « Quia tamen ad subsidium Terru sanctm propdnsius aspiramus. n(Epist. VII, 18.)

Epist. VIII, 133; Geste n° 93. Voir page suiv., note 5.• l'os ,,uliam in Ormoos jurisdictiouem Latentes. n (Epist. VIII, 133.)-Cum super his nullam desuper acceperint potestutom. » (Geste, ii» 93.) -

ci r « Cossa,,tibus potius occasionibus frivolis et necessitatibus simulalis. n(Epist. VI, loi.)

o Epfs. VI, 99, où .Tenn Faicete ligure seul comme revenu 'n Zara.Gûnther (n' 9) dit que Martin était porteur des lettres d'absolution des

Allemands, et qu'il les envoya h Zara par ses compagnons (Jean Faicete, etc.);ce ne pouvait étre que des lettres conditionnelles comme l'Ifpist. V, 162; ellessont d'ailleurs perdues.

Suivant Baudouin d'Avesnes (U. Tal'el et Thom.. t. I. p. 340). Robert oieBoves était allô droit en Syrie, sans mûnie passer par Rome.

9 Goutter (no 9). ils étaient arrivés à Acre 1e25 avril,

Page 81: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

V. INNOCENT III Et LES CROISÉS. 85cuser de la suspension de la bulle adressée aux Vénitiensmais Boniface fit tralner tout en longueur, et ce ne fut qu'aumilieu d'avril, qu'un messager obscur 2 vint apporter à Romedes pièces incomplètes, relatant un serment fait à l'instantprécis où l'on se préparait 'n en violer la clause la plus impor-tante.

Est-ce cependant cette apparence de satisfaction donnée auxordres d'innocent, ou peut-être quelque retour imprévu dans lesdispositions d'Alexis III, qui décida enfin le pape à octroyer àNivelon, resté, comme nous venons de le voir, après les autresambassadeurs, cette (autorisation de ravitaillement 1 sur lescôtes byzantines, qu'il avait été chargé de demander en der-nier ressort? Ce qu'il y a de certain, c'est que cette concession,en apparence si peu considérable, et eu réalité si dangereusepour la sécurité des Grecs, fut la seule faiblesse qu'Innocent IIIput avoir, plus tard, à se reprocher, dans toute cette longue etpénible affaire. Car si l'évêque de Soissons détermina le papeà demander 'nAlexis III l'autorisation, pour les croisés, d'opérerce ravitaillement 1 , s'il en rapporta la promesse verbale, il eutaussi àremettre la lettre magnifique, où, sous peine d'anathème,Innocent interdisait à Boniface et aux autres barons touteattaque contre Alexis III, si grands qu'eussent été les crimesde l'usurpateur, si désirable que semblât l'union promise parle jeune Alexis .

Episi. VI, 90.Ibid. - « Simplicitatem nuneii excusa, o dit Boniface (Epist. VI, 100).

B « Qucd si forsan (Alexius In) en vohis contingeret denogari... possitis etrc vos cuil) timore Domini snb satisfaciendi proposito, id nccessitatcm (antum,

ea sine persofloruni accipero lwsione. o (Episi. V!, 102). - « Permittebat• ebam ois ut, de maritimis lotis Bomnniw, quam allait id mare, cihos inemp-• tes, Id est, alisque pretio, moderato toileront, qui ois ad onnuni etdirnidium« possentsufîico'e. » (Glïntlier, n' S.)

• No eutom victua]ia vobis desint, charissimo in Christo fluo nostro, impo-ratori Gonstantinopolitano scribi,nus, ut... victiia.]ia vobis faciat exhiber i. »

(Epist. VI, 102.) Alexis 111 ne les refusa point cf. ViIleh. n° 143,' e Nullus Raque vesftunj sihi temere blandiatur, quod terrain Gr.rcorumil sil'i lierai, vol proedani, tanquam minus sit apostoliom sedi subjecta,cc et quod.... imperator constantino1,ontanus, doposito frotre suo, et etiani« exccocato, imperium usurpavit Sane, quantumounque in 1mo vol allis idem« imperator, et hommes ejus jurisdicliocn commissi, delinquant, lion est tanien« vestrum de ipsoi'ucnjudicare delictis, nec ad hoc crueis signacuinin assump-'t sistis, ut liane vindiearetjs ilijui'iam , sed opprobriucu potius orucifixi cujus• vos obsequio specialiter deputastis. Monomus igitur nobilitaten vestram.....• quatenus nec docipiatis vos ipsos, nec ab allis decipi permittatis, ut, sub

Page 82: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

2.!.Fable -

de la eompl,citedIun ocin t M.

86INNOCENT III ET lÀ QUATRIÈME CROiSADE.

Malheureusement, la longueur et la difficulté des commu-nications, obstacle que les barons, fuyant devant les ordrespontificaux, mirent si promptement au service de leurs propresdesseins, combattirent au contraire contre les désirs d'Inno-cent 111 1. Et, si comme nous allons le voir plus loin, la lettreconfiée à Nivelon parait être arrivée en temps utile, il n'enfut pas de même des exhortations postérieures, adressées deHome aux croisés, vers le mois de juin 2 seulement, c'est-à-dire plusieurs semaines après leur départ pour Constan-tinople.

Je dois faire ici une remarque indispensable je ne me suisservi, pour établir les faits qui précèdent, que de la corres-pondance et des Gestes d'Innocent III je dois avouer cepen-dant qu'un très-grand nombre de témoignages contemporainsrapportent tout autrement ces circonstances. Les uns, commeVillehardouin, Clan, Guinther , se contentent de parler del'absolution demandée par les croisés et donnée par le pape,sans mentionner, en aucune façon, la réserve expresse souslaquelle cette absolution était accordée; les autres, affirmantnettement la complicité d'innocenUlll dans les événementsqui suivirent la conclusion du pacte de Zara, vont jusqu'àdire (au rebours même de ce qui eut lieu en réalité), quel'attaque de l'empire grec avait été mise pour condition aupardon octroyé par le Saint-Siège . S'il ne s'agissait que d'unou deux textes isolés, il serait permis de passer outre, et denégliger, comme inexactes ou fabuleuses, de semblablesassertions mais ici le témoignage arrive de points tropdivergents pour ne pas embarrasser la critique informations

« specie pietatis agatis tua, qtiod absit I qwt redoraient in vestrarum pernicienie animarum... In Terrm sancua transeatis subsidium , et crueis injuriani

vindicetis, accepturi de hostiura spoliis qun vos, Si morani Icceretis in par-« tibus Boinanim, oporteret forsitan n fratribus extorquere." (Epist. VI, loi);« ci'. la lettre VI, 232, qui ajoute: «inhibitionem quoqueprmfl1isslufl qum ipsisu tub interminatOJtC anathernatis facta eral, cos mandavimus meinoriter« retinere, » et les GesUl n° 93.

t Epsl.I'!, 100,2 Epist. VI, 102, placée arbitrairement par Potthast ait 20 Juin.Z Villeli., no ' 104 107; Clan, p. 14; Giiutlier,n°' Set 9 Ernoul (p. 351), parie

de l'ambassade sans dire qu'elle ait réussi.• Citron. de Morée, P. Il; 'Lovai Dullin, t. e. Ana. Colonieases anar., ød

ana. 1201, etc.

Page 83: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

V. INNOCENT 111 ET LES CROISÉS. 87allemandes l françaises ', vénitiennes 1 , grecques 4 et russesconcordent à un tel point, que, sous peine de considérer commeun document falsifié ou mensonger la correspondance entièredu grand pape, il faut chercher ailleurs le secret de cetteflagrante contradiction.

Je me permettrai donc - sans parler encore du retour posté-rieur que j'aurai à constater dans les sentiments d'innocent IIIà l'endroit des croisés, retour que, par un anachronisme sou-vent intéressé, les chroniqueurs ont pu faire servir à expli-quer, eu la masquant, la désobéissance de Boniface - d'émettrel'hypothèse que cette fable de la complicité, ou, tout au moins,de l'indifférence du pape, remonte au temps même de la croi-sade, qu'elle n'est que l'écho d'une nouvelle manoeuvre dumarquis de Montferrat, qu'enfin ellerefiètetout simplement lesconvictions du commun de l'armée, trompé sciemment, en cettecirconstance, par ses propres chefs. L'apport par Nivelon de la101° lettre du sixième livre des Épîtres d'Innocent III 6 , -lettre qui contenait à la fois, et la confirmation de l'absolutionsur le fait des Jadertins, et la défense expresse de toucher auxGrecs, - arrivant au moment même, où les croisés se pré-paraient à quitter Zara, n'aurait fait, en ce cas, que déterminerBoniface à hâter le départ de la flotte. Le marquis, ne laissantébruiter du contenu de la lettre que la partie relative à la levéedes censures, serait parvenu à tenir le reste assez secret, pourque l'armée, voyant la mise à la voile suivre sans délai l'arrivéede la missive pontificale, trouvât dans ce dernier événement

Annal. Coi., I. e. Citron. filontis Sere,a, I. e.Anon. Laudun. (d. D. I3ouq., L. XVIII, pp. 721, 712); Mousket, Le.; Athe-rieus, p. 425. -iJoiflu, t. e.; Canale, p.- 324; Andrea Navagicro, Storia Venez. (d. Murat.,t. XXII, 60). 981); P. Mauroceni, Lkfensïo T'enelorurn cd Iiurop principes

(C. Valentiueiii, Bibi. manuscripta S. Marci,t. III, pp.203 et s.); cf. SozornenusPister. (d. Tartinius, t. I, p. 83.)

Nicolas, p. 715 : Georgius Acropolita, eh. il, pp. 6 'et 7.Citron. Novogorod. (d. llopf., Chron. gréco-rornanes, p. 9), qui offrirait uneexplication assez séduisante: « Et Isaacides : ci Toi,, urbs, iurjuit, me impers-• terme cupit. n - « Papa vero Francis dixit: « Si ita res se habet, oum in sollo• collucetis, et postea Uiorosoliu]am abeatis, Terne Bande opem Jaturi; qnod si• vara euin accipere noluerint, ad me redeatis, nove Gracorumtorrnin iadatjs,,,• Franci autem omnesque eorum duces nonargentique cupidi orant, queci Jsaacides se us datururn promisit, et mox imperaloris et pape pr;eccptan obi iii sunt. ,,

Le l'ait que cette lettre n ôte remise en temps utile résulte formellementdes lettres postérieures, VII, 232, et VIII iaa.

Page 84: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

88INNOCENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

la cause immédiate du premier, et en conclût de bonne foi à lacomplicité du pape, dans la campagne qui allait s'ouvrir' leschroniqueurs n'auraient fait alors que reproduire fidèlementcette opinion populaire. Les faits qui accompagnèrent le départde Zara et le séjour à Corfou ne vont faire d'ailleurs qu'ajouterà la vraisemblance de cette conjecture.

Aux termes du pacte de Zara, Alexis devaitrejoindre l'arméedans cette ville, le 20 avril 2' mais Boniface, voyant quele prétendant n'arrivait point au jour convenu, et sentant,d'autre part, combien il était urgent, pour le succès de sesdesseins, aussi bien de calmer l'impatience du commun del'armée, irrité des lenteurs de l'expédition, que d'accroître ladistance qui séparait de leur patrie les croisés , tentés sanscesse de rebrousser chemin, ordonna le départ pour Corfou dela floue entière 1 , ne se réservant que deux galères laisséesen arrière à la disposition du prince lui-même resta à Zara,avec le doge, attendant de jour en jour l'arrivée d'Alexis, quis'était attardé àYenise 5 , en revenant de Ilongrie, et n'apparutque le 25 avril 1 , avec les messagers qui l'étaient allés querir'.Les galères mirent aussitôt à la voile, et, après avoir reçu enpassant la soumission de Durazzo s , jetèrent. l'ancre, vers lejer mai devant Corfou, où les partisans du prétendant avaientménagé à celui-ci une ovation de commande '. Le marquis,inaugurant alors publiquement la tutelle que lui avait confiéePhilippe de Souabe '', prit avec lui le jeune prince, et lui fitpartager sa tente 12.

I De même que les encouragements mis par la Chron. de fllore (p. II) dansla bouche du légat du pape, ne seraient que le reflet de l'attitude de PierreCapuano dans toute cette affaire. Cf. L'anale, p. 3211.

2 Villeh. no 99.20 avril. ctCœperuat exire. »(Devast. G. P., 1. c.) ; 15 mai (Citron. IiaU.oerst.,

P. 73.)Clan, p. 26; \Tillell f0 itt.And. Daudulus, 1. C.« In die B. Merci. s (Chron.11a1&erSi., t. o.)Clan, I. C.

vmcb., n' 111.Un pou plus de trois semaines avant la veille de la Pentecôte (24 mai): cf.

Vilieb. u° LIS Dec. C. P., L e. e In scpUinana Pentecostes» (25 mai-2 juin).(Chron. lialbersi., qui se trompe évidemment.)

to Clati, P. 26 Villcti. n° II?.«Eacui garde a rois Pliclipes l'avait comandé, que sa seroravoit à femme.»

(Vil lei., n° 112.112 Clan, P. 26; \'illel',, ° 112

25.

Alexis et lescroisés 4 Cartes,

Page 85: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

V. INNOCENT III ET LES CROISÉS, 89

A. partir de ce moment, les événements se précipitèrent àCorfou; il s'agissait en effet d'enlever promptement, et dehaute lutte, la troisième et dernière ratification qui manquaitaux conventions allemandes celle du commun de l'armée.Tout avait été préparé à l'avance pour que cette ratification nefût qu'une simple formalité; on s'était efforcé d'agir peu à peusur l'esprit despetits chevaliers et des gens de pied; on avaitmême cherché à frapper leur imagination, en colportant dansleurs rangs une prophétie qu'un certain comte allemand,devenu ermite à Raguse, venait de faire à l'évêque de Hal-berstadt, et qui promettait aux croisés la conquête certaine etprochaine de l'empire grec aucun obstacle ne paraissaitdonc devoir entraver désormais les projets de Philippe et deBoniface. Mais voici qu'au dernier moment, et lorsqu'Alexis,après avoir successivement comparu, en renouvelant ses pro-messes, d'abord devant les cinq chefs de la croisade, puisdevant les hauts barons 2, vient à être présenté officiellementà l'armée tout entière, une opposition formidable se déclare;le jeune prince et son tuteur se trouvent en face d'une véri-table révolte des cris tumultueux couvrent leurs voix; l'im-mense majorité des croisés veut aller directement en Terresainte'. On fait alors prêcher les évêques et les clercs del'armée, qui ne craignent pas d'exposer, en contradiction for-melle avec les injonctions pontificales qu'ils viennent derecevoir, la légitimité de l'attentat projeté contre Byzance 1 , ets'évertuent à faire entrer, dans l'esprit de ces masses hostiles,les arguments les plus propres à agir sur l'opinion populaire 1.Le marquis les soutient dans cette tâche difficile, et se mul-tiplie ppur sauver la cause subitement compromise de son

Burchard de Jiallerniunde (Citron. 1!oibersL, p. 74). Sur ce personnage,voir von Alten, EdUr. z.-Geneat. d. Gra/bn r. ilailermunde (d. la Zeitsch, cl.hist. Venin f. Niedersachen, 1863, PI'. 159 et s.)

' Clan, pp. 26, 27.e Inter nos fuit magna dissensio et ingens tumultus: omnes enim

elamnhant: « Ire Accanoin n (Epist. II. S. Pardi, d. Tafel et Thomas I,y. 304.)

« Et Ii vesques.. disent que che n'esLoit mie pècinés, nias estoit gransaumosnes, car puisqu'il avoient le droit air, qui deserits estoit, bien Iipocient nicher (t sen droit conquerra, et de ses ennemis vengier. n (ClanP. 33.)

5 Clan, p. 27.

Page 86: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

90INNOCENT III ET LA QUATRIÈME caorsAnE.

pupille'. Mais ici, perdus dans la foule, les barons opposésaux propositions d'Alexis, ne craignent pas d'exciter leursgens à repousser ce que, par crainte des cinq chefs, ils n'ontosé franchement rejeter eux-mêmes, au temps du parlementde /ara' le parti de la résistance, qui ne veut point avoir àrenouveler chaque jour, en pays chrétien, les horreurs quiviennent de se passer à Corfou , , l'emporte; la majorité sesépare de Boniface et des trois comtes, et s'en va tenir, loinde la ville, une assemblée dissidente'. Il ne s'agit de rienmoins que de dépêcher des messagers à Brindes, où se tientGauthier de Brienne, afin que celui-ci envoie promptement lesmoyens de transport nécessaires aux révoltés, pour rejoindresur l'autre rive de l'Adriatique, les déserteurs champenois,groupés autour de l'adversaire victorieux des Allemands de laPouilie5.

Tout le plan de Philippe peut donc s'écrouler en un instant,et si les séditieux persistent dans cette résolution inattendue- inspirée peut-être de loin par Innocent lii, tentant en'faveur de la Terre sainte, un dernier et secret effort -l'armée, comme dit. si bien Villehardouin, se disloque, et il n'ya plus de conquête à faire. « Nostre, os sera faille, et nos ne

porons unie eonquesle faire °. n C'est ici que le maréchalde Champagne place une de ces, scènes sentimentales dont ila le secret, et qui lui servent à dénouer les situations critiquesde son récit. Les cinq chefs et leurs adhérents vont, avecAlexis elles prélats de l'armée, trouver les rebelles dans lavallée où ces derniers tenaient leur parlement, se jettent àleurs genoux, et finissent par obtenir, à force de larmes et desupplications, la soumission des dissidents 1 . Il est cependantprobable que les choses ne go passèrent point d'une façonaussi dramatique, et qu'il y eut de longues et pénibles discus-siens; car, de l'aveu méme de Villehardouin et du comte de

« Et Ii marchis de Îdonferrus y mobil plus paine quo nus qui y fi'st dolerq enConstantinoble.» (Clan, p- 27.)— «II y mobil greigneur peineet greigneur

consol doler en constanlinoble quo tout li autre. ,, (ÇI&ni, p. 33.)2 VilIeb., n' 114.

G/,ron. flalbers!., p. 74.• \'i]Ich., n o lIC.5 vLlIeh., n' 113 cf. Winke]manu, p. 295.° Id., IL0 115.' Id., n- 110.

Page 87: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

V. INNOCENT III ET LES cRO]SS. 91

Saint-Paul, une convention que les chefs voulaient tenirsecrète, mais dont l'armée exigea la publicité, fut jurée etsignée de part et d'autre '. En vertu de cette convention, et enretour de leur adhésion tardive aux demandes d'Alexis, lesopposants obtenaient que le séjour à Constantinople ne serait,en aucun cas de pins d'un mois 2, et qu'à partir de la Saint-Miche], à quelque moment qu'ils en fissent la demande, onleur donnerait, dans le délai de quinze jours, a 4 boite foi et« sans mal engins , des vaisseaux pour aller en Syrie . Orcette diminution de six mois dans la durée du bail de la flotteconstituait une infraction formelle à l'un des articles du pactede'Znra.

JI r a lieu de penser que ce fut également là. et sous la pres-sion de l'opposition inattendue qui menaçait de perdre à toutjamais la cause d'Alexis, que le prétendant se vit forcé d'ajouterau pacte de Zara certaines clauses secrètes auxquelles j'ai faitallusion plus haut. Les continuateurs de Guillaume de Tyrprétendent que le doge, le marquis et le comte de Flandre,reçurent chacûn d'Alexis la promesse d'un subside de 100,000marcs, et le comte de Saint-Paul, de 50,000 k un autrechroniqueur inscrit rie plus dans cette liste le comte deBlois, pour 100,000 marcs 1 . Ernoul ajoute que ces sommesétaient pou?' eux et pour les chevaliers de leurs fanes . Cechiffi'e de 450,000 marcs est-ii tout à fait indépendant etdistint des 300,000 convenus à Zara, et sur lesquels s'accor-dent presque tous les témoignages contemporains'? Au pre-mier abord, il semblerait permis d'en douter; car Ernoul nementionne pas spécialement les chiffres (les stipulations offi-cielles (300,000 marcs), et, en dehors des sommes promisesaux cinq chefs, ne parle que du remboursement du loyer dela flotte. On pourrait donc supposer que les 450,000 marcsalloués au doge, au marquis et aux trois comtes, devaient se

* Episi. II. S. Peuh, p. 305.2 \'illeh n' 117.

VilleS,, ibid. Voir plus haut, p. 07, coLoS.• o Là atirereut que Ji quens de Elitiidres aroit C. se. mars, li dus do Venisso

C. M. mars, li inarcis e. ii. mars, et Ii quens de S. Pol L. mil tsars, n (Eretoul,P. 361.)

Fr. Pippinus, Citron. (d. Muratori, t. IX, col. 616.)« Pour cous et pour les chevaliers de ]or tieres. n (Ernoul, t. e.)Voir plus haut, p. 67, notes 1 et 6.

20.Clauses secrètes

ajoutéesau parle de Zar,,

Page 88: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

02INNOCENT III ET LA QUATI%IbLE CROISADE.

confondre avec le total stipulé pour l'armée entière celle-ciaurait été ainsi hypothétiquement divisée en autant de partiesqu'Ernoul nomme de chefs admis aux libéralités d'Alexis;chacune de ces parties aurait bénéficié des subsides byzantins,au prorata des sommes reçues par le chef correspondant, et,en ce cas, le continuateur de Guillaume de Tyr, en ajoutantces mots: ((TOUT cas et les chevaliers de leurs terres», et limitantaux cinq chefs et à leur entourage immédiat, les largesses duprétendant, n'aurait été que l'écho d'une pure calomnie venuede Syrie. Mais nous avons une preuve écrite du contraireles subsides considérables dont parle Ernoul ont réellementexisté, et avec le caractère personnel qu'il leur attribue; eneffet, clans la charte du 12 août 1204, par laquelle Bonifacecède la Crête aux Vénitiens, il comprend dans la cession sesdroits sur une somme de 100,000 hyperpères d'or ', soit25,000 marcs d'agent 2, que lui avait autrefois promisAlexis, et qu'il considère, paF conséquent, comme sa pro-priété individuelle. Or cette somme, en 1204, ne pouvait êtrequ'un reliquat; car l'on sait quo l'année précédente, sur lessubsides promis, Isaac II et son fils avaient versé desà-compte importants'; et le marquis ne pouvait s'être trouvéle dernier à recevoir des témoignages sensibles d'une gratitudequ'il méritait avant tous les autres. Nous voici donc bien prèsde ces 100,000 marcs attribués par Ernoul à Boniface, ettout à fait distincts, cette fois, du salaire total de l'armée. Dela véracité d'Ernoul à l'endroit du subside alloué à Boniface,il semble nécessaire de conclure à l'exactitude de ce qu'ilavance, et pouP les autres chefs, et pour les chevaPers de leursterres. Ce serait donc en argent que, non-seulement les cinqchefs, mais encore ceux qui se tenaient à leur parti, c'est-à-dire les signataires, du traité de Zara, Villehardouin compris,et aussi ceux dont il avait fallu acheter ensuite ou l'influenceou le silence, auraient reçu le prix de la violation du sermentqu'ils venaient de sceller de leurs sceaux de chevaliers etd'envoyer au pape! Comment d'ailleurs expliquer autrement le

« .0e contum millibus yporperorum qui miohi fuerunt promissi per pet-« soriptum imperatorem. » (Re/Watio OreS, d. Tafel et Thomas, t. J, p. 513.)

A quatre hs'perpères pour un mare d'argent, poids de Cologne; oC Gûn-ther, n° 8.

3 ViIleh., n°103-Voir plus loin, p. 100, net. 5.

Page 89: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

V. INNOCENT III ET LES CROISÉS. 93

passage subit à l'intimité du marquis, de plusieurs barons telsque Guillaume de Champlitte et Jacques d'Àvesnes ', aupara-vant les adversaires les plus ardents du pacte de Zara, et leschefs mêmes de la révolte de Corfou 2?

Un autrepoint moins discutable, c'est que, parmi ces clausesecrètes obtenues du prétendant, figurait la cession à Boniface

de l'île de Crête. Cette cession, affirmée par la charte que nousavons citée tout àl'heure ',avnit dù,il est vrai, être promise parAlexis, dès l'origine des négociations; mais l'inféodation défini-tive - salaire bien mérité d'ailleurs de •toutes les peines ques'était données le marquis pour son pupille - n'eut probable-ment lieu qu'une fois tous les obstacles levés, c'est-à-dire àCorfou, le lendemain de la soumission des chevaliers dissidents.

Au sujet de cette dernière tentative de désertion de la plusgrande partie des croisés, je dois faire encore une remarquegénérale, et revenir sur les incidents analogues qéeje n'ai faitqu'indiquer en passant. Depuis le printemps de 1202 jusqu'audeuxième siège de Constantinople, Villehardouin parle sanscesse, et en termes amers, du parti qui voulait disperserl'armée, « qui voloie?U l'est depecier» , - parti qui détermina, àplusieurs reprises, ces désertions, dont les motifs véritables ontsi justement préoccupé M. de Wailly, et à l'examen desquellesil a consacré une large place dans ses Ee10i9'cissements .

Toutes les croisades ont eu des contingents infidèles auxrendez-vous fixés d'avance, aux passages officiels, —contingentspartant trop tôt ou trop tard, ou se séparant en chemin du grosde l'expédition, pour chercher des aventures isolées, plus nui-sibles qu'utiles au résultat général poursuivi par la majorité;mais jamais cette désagrégation fâcheuse ne se produisit plussouvent, et sur une plus vaste échelle, que parmi lés croisésde 1202-1204. Hurler 5 , que ce fait avait frappé vivement, va

VilleIr., nt" 279, 284.Id., n. 114.

3 Tafel et Thomas, t. J, pp. 513et 46!; cl'. And. Dandulus, p.331, i{evd. pp. loi,102; voir , aussi Phranzès, I. J, c. 34, éd. de Bonn, p, 107; Jacol,. deBorcanino,d. Pasini, L o.: Navagiero, p. 983; enfin, Bonincontro (d. Lami, Del. entdit, t. V,p. 79) et Sabellico (VIII, e. II, f. 64), qui pincent la donation de la Crète à Boni-face, un peu avant la première prise de C. P., et à la suite d'une ambassadeenvoyée à Alexis 1V par les habitants de 111e.' Eclairciss. à Villehardouin., pp. 450 et s.

Rist. d'Innocent 111. t. I, p. 543.

27.Remarque sur

les tentatives dedésertion

des croisés,

Page 90: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

04INNOCENT HI ET LA QUATRIÈME CROISADE.

jusqu'à y voir une des causes réelles de l'abandon, par les Latins,de la route de l'Égypte, comme si l'on n'eût pris le parti d'allerà Constantinople qu'en désespoir de cause, et parce quel'amoindrissement de l'effectif de l'armée aurait rendu touteautre expédition impossihle.La vérité neserait-elle point dansl'assertion précisément opposée, et n'est-il pas permis d'avancerque c'est, au contraire, le projet d'attaquer l'empire grec qui.a provoqué les désertions successives de la quatrième croisade?

que le plan imaginé par Philippe de Soube a agi, comme unperpétuel dissolvant, sur l'armée latine, - et qu'enfin, sans laténacité avec laquelle le clicf même de cette armée la poussaitoù elle ne devait et ne voulait point aller, le chiffre des déser-teurs n'eût pas dépassé celui que nous présentent les autresguerres saintes? N'est-ce pas, en un mol, du prjet allemandqu'est née la désagrégation, plutôt que celui-là de celle-ci?

Si nous suivons ici Villehardouin, qui attribue, pendant près•de trois ans, à un seul et même parti l'idée persistante de dislo-quer l'armée, nous remarquerons que c'est seulement à Corfouque le maréchal de Champagne exprime, sans réticences, l'ori-gine de cette idée, et le motif de cette persistance: or ici ce motifest l'hostilité contre le plan de Boniface, instrument de Philippe

• de Souabe. Pourquoi alors —tout en tenant compte des raisonsparalèles et complexes qui, jusqu'à Corfou, ont pu agir dansle même sens que l'antipathie inspirée par le projet allemand,et souvent même masquer cette antipathieaux yeux de témoinsplus ou moins bien informés - ne pas conclure de l'aveuéchappé à Villehardouin sur la cause de In désertion avortée de.Corfou, à l'existence de cette même cause comme mobile per-pétuel du parti qu'il nous montre si âpre à son oeuvre de dislo-cation, depuis l'élection de Boniface jusqu'à la mort d'Alexis IV?

Revenons un instant au mois de septembre t201 : le marquisde Montferrat vient d'hériter de la charge et des trésors ducomte de Champagne : il part aussitôt pour la cour de Philippeexcommunié, et s'y attarde tout l'hiver : on ne sait rien encorede ce qui va sortir de leurs conciliabules; niais le fait de voir lechef même de la croisade prêchée par Innocent III aller prendreconseil de l'adversaire déclaré du pape, parait suspect à ungrand nombre de croisés qui vont s'embarquer à Marseille'.

Voir M. de Wailly, I. e.

Page 91: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

V. INNOCENT III ET LES CROISÉS- 95

En Lombardie, on soupçonne déjà les projet de Haguenau;Innocent III en a été informé; Alexis donne en spectacleaux croisés, arrivant en foule, sa prétendue infortune, ettout à coup la désertion prend des proportions inquiétantesles croisés allemands , craignant les censures de l'Égliseou suspendent leur départ, ou rebroussent chemin ; lescroisés français vont en foule rejoindre l'adversaire du partigermanique en Italie, Ganthier de Brienne; enfin la com-tesse de Flandre, à laquelle rendez-vous était donné sur lescôtes de ilomanie, et qui se trouvait par conséquent par-faitement au courant des projets confiés à Baudouin, plusscrupuleuse que son mari, désapprouve ces projets, et vadroit de Marseille en Terre sainte avec la flotte de Jean deNesle.

Une fois les croisés réunis au Lido, le parti qui veut dislo-quer l'armée, s'affirme; il est en correspondance directe avecInnocent III, peut-être même avec Gauthier de Brienne, et lesgrands barons ont déjà à compter avec lui. Que la rapacité desVénitiens, comme le veulent Gunther et l'anonyme de Laon';que le sentiment vague de l'entente impie de la républiqueavec le sultan d'Egypte ; qu'enfin la crainte des censures del'Eglise au sujet de l'attaque de Zara, soient venus là aiderpuissamment à la répugnance des opposants pour Boniface etses secrètes visées, il n'y n pas lieu d'en doute"; mais anté-rieurement cette répugnance agissait déjà, et d'une façonindiscutable, comme cause effective.

Le cercle de la publicité va d'ailleurs s'agrandissant chaquejour pour les projets allemands du conseil des cinq chefs,ils sont passés dans le sein du parlement des barons,.pourêtre bientôt soumis au commun de l'armée de plus, aprèsl'absolution conditionnelle •sur le fait de Zara, il n'y n plusde causes parallèles et complexes qui viennent cacher -lemobile véritable du parti dissident Simon de Montfort et lesdéserteurs de Zara affichent sans ménagements leurs antipa-thies contre les propositions d'Alexis.- Boniface et le doge, qui n'ont pas, sur les forces extraordi-naires de l'empire grec, les illusions que Gûnther prête

Gûnlher, n06; Ânon. Laudun «L D. Bouquet, t. XVHJ, P. 711).

Page 92: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

95INN06ENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

gratuitement à Innocent 111 ',ne s'inquiètent pas encore, il estvrai, de ce quatrième démembrement de l'armée; car, pourl'exécution du plan qu'ils méditent, mieux vaut une petitetroupe, animée de l'esprit même de ses chefs, qu'une grandemasse de mécontents et d'indisciplinés aussi se contentent-ils de quitter le voisinage de Rome et de hâter le départ de laflotte. C'est seulement à Corfou que, devant la menace d'unedésagrégation subite et totale de leurs forces, ils prennentl'alarme alors seulement ils agissent, avec rapidité et déci-sion, sur l'esprit de leurs hommes : mensonge à l'endroit del'opinion d'Innocent III, fausses prophéties, achats d'influen-ces, démarches humiliantes, tous les iioyens leur sont bons,et ils en usent sans perdre de temps; la révolte est conjurée,le résultat souhaité depuis si longtemps, enlevé comme parsurprise; Alexis prête en hâte les serments nécessaires 2; onmet à la voile (25 mai), et huit jours après', grâce à un ventexceptionnellement favorable, on entre dans les Dardanelles.A partir de ce moment, et la croisade une fois détournée de sadestination primitive, les résistances d'JnnocentlIi sont renduesinutiles, la politique allemande triomphe, et si quelqu'un a ledroit de se réjouir de ce résultat imprévu, c'est bien, —commele dit Ernoul en terminant le récit de cette première partie dela croisade, - le chef des Infidèles, à qui les projets du papepréparaient un avenir si menaçant'.

Gûnther, n°8,2 « Adont si Osent le vaste[ jurer seur sains, que il leur tenroit ches crave-

ranches qu'il leur avoit dit par devant. » (Clan, p. 33.) - o Ensi lu otnoTéet juré. n (Villeh. no 118.) Tee[ et Thomas (t. I, ]).4'24) placent ici un renouvel-lement du pacte de Zara, s'appuyant sur le commencement de la lettre ducomte (le Saint-Paul qui s'exprime en effet (Ibid., p. 304; cf. Clan, p' 26)comme si les conventions n'avaient 6(6 signées qu'à Corfou; mais (voir plushaut, p. 77) tout avait été signé et scellé à Zara, et s'il y eut une discussionnouvelle â Corfou, ce fut entre les deux partis qui divisaient les croisés, et flouentre l'ensemble de ceux-ci et Alexis, qui ne dut prétor qu'un serment confir-matif, analogue à ceux des plénipotentiaires de 1201. (Tafel et Thomas, t, J,pp. 358-362.)

n Octavo die. » (Episi. B. S. Pauli, 1. e.)$ « Or orent bien elle proïere et le requeste que li soudans d'Egypte lor fiel,

qu'il destouruasscnt les polerins à, mener en Alixandre. e (Ernoul, p. 362.)

Page 93: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

VI. CONSTANTINOPLE. 97

y

CONSTÂNTINOPLE

Je viens de suivre, jusqu'à l'instant précis OÙ la quatrièmecroEsade a changé de direction, la marche, tantôt cachée ettari tôt ostensible, de l'influence à laquelle je crois devoir imputerce changement. Je pourrais donc arrêter ici cette étude, enconsidérant comme suffisamment établie la thèse que je meproposais de soutenir ; mais je pense qu'il n'est peut-être pasinutile de chercher un surcroît de preuves, dans l'examen desfaits qui suivirent le départ de Corfou et le triomphe des pro-jets de Philippe de Souabe.

J'ai montré Boniface prenant à forfait, pour le compte du roides Romains, fils et frère des bienfaiteurs de sa maison, larestauration du jeune Alexis; - le doge, obéissant à son res-sentiment privé et aux obligations du pacte avec Malek-Adel;- enfin l'armée latine (représentée par les trois comtes),cherchant dans une agression contre l'empire grec, autant uneaventure glorieuse et la satisfaction de rancunes séculairesqu'un point d'appui hypothétique pour les croisades futures; -et pourtant, malgré ces tendances contraires, tous ensembles'unissant pour mettre à exécution, sans en pénétrer lesconséquences, le plan de Philippe de Souabe. Or, si, une foisleur but atteint, nous voyons immédiatement surgir, entreces alliés de la veille, des rivalités d'intérêt, et que nous puis-sions, avec quelque certitude, rapporter cos rivalités à lapoursuite par l'un quelconque d'entre eux de la politiqueindividuelle qui, souvent à l'insu des deux autres, paraissaitauparavant le guider, n'aurons-nous pas à conclure de- lamanifestation au grand jour de ces vues divergentes, à leurpréexistence secrète, mais indubitable, dans les événementsantérieurs dont nous venons de nous occuper? Ainsi, desdivisions mêmes qui vont suivre le triomphe obtenu en 1203par une union factice, jaillira forcément la lumière sur lesmotifs qui auront pu déterminer cette union, et en particuliersur -le rôle joué par Boniface de Montferrat, tout à la fois

ses ta lin t jolid'isaac II

et avènementd'Alexis 1V.

Page 94: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

98INNOCENT III ET LA QUÀTrniME CROISADE.

le chef des croisés et l'agent secret de la politique alle-mande.

liC marquis paratt s'être trompé, ou plutôt avoir été trompé,dès l'origine, par les faux rapports d'Alexis et les illusionsd'Irène, sur un point capital, point dont il est, du reste,excusable de n'avoir pu apprécier de loin l'importance jeveux parler de la force que l'opinion populaire avait dans uneville comme Constantinople, quatre ou cinq fois plus peuplée,à celte époque, que les plus grandes cités tic l'Occident.Alexis III, dont Nicétas nous peint les défauts, avec son exa-gération habituelle, ne semble pas avoir été aussi haï desByzantins que les chroniqueurs le prétendent une foisd'ailleurs les projets des Latins connus, et leur arrivée pro-chaine annoncée , le souverain régnant personnifiait, auxyeux de ses sujets, l'indépendànce de l'empire, et surtout del'Eglise grecque ions les partis se groupèrent autour de lui, etquand les croisés, faisant monter pompeusement sur un vais-seau le prétendant imberbe dont ils proclamaient les droits àson de trompe, le promenèrent en vue des murs de la villeimpériale, ils ne recueillirent, à leur grand étonnement ', decette exhibition ridicule, que des huées et des sifflets, etdurentreconnaître trop tard que les droits légitimes et la popularitéprétendue de leur candidat n'existaient que dans les rêvesmômes du jeune Alexis.

Une fois forcé de l'imposer par les armes aux habitants deConstantinople, Boniface aurait dû réclamer, pour son pupille,un pouvoir sans partage, pouvoir qui eût permis au marquis,par une tutelle intelligente, de mener à bien, et l'union desdeux églises, et la stricte exécution du pacte de Zara : mais ilse trouva prévenu par les Grecs, qui, le lendemain (le la fuitede l'empereur régnant, s'empressèrent de faire ce qu'on neleur demandait point, et, au lieu de proclamer le prétendant,rétablirent solennellement le père de ce dernier.

Isaac II, esprit médiocre, affaibli encore par les ennuis d'unelongue captivité, et ne songeant qu'à se revêtir d'habits magni-fiques, n'était bon qu'à imposer aux barons par ses grands airs,tout en les embarrassant de sa nullité, tandis qu'autour de lui

I n' 140; Clan, P. 34; Epist. II. S. Pauti. .Epise. Gruoà. (d. TafeI etThomas 1, pp. 300, 429-430).

Page 95: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

VI. CON5TA2'TrNOPLE. 99

pouvaient se tramer, en toute sécurité les intrigues habituellesdont Byzance savait si bien user à l'endroit des Latins. Boni-face aurait dù s'en tenir à la lettre des renonciations consentiesautrefois par le vieil empereur, et refuser de reconnaître unerestauration à laquelle les croisés étaient restés étrangersmais comme Isaac s'était empressé, en ouvrant à ceux-ciles portes de Constantinople, de leur donner une satisfactionrelative, il étàit difficile au marquis d'en demander davantage,sans dévoiler au grand jour la partie secrète du plan dePhilippe de Souabe. Il y eut pourtant de la part des chefs de lacroisade une hésitation manifeste, à la nouvelle inattendue durétablissement d'isaac ils avaient traité avec le prétendantseul, et le retinrent en otage 1 jusqu'à ce qu'une ambassade,envoyée par eux, eût pu se rendre compte de la situation nou-velle, et des sentiments du père du jeune prince. Isaac, quieut soin de recevoir à huis clos les messagers de l'armée, decrainte que quelque chose de leurs discours et de leurs exigen-ces ne vînt transpirer au dehors, ne montra pas la souplesseque devaient faire espérer les lettres écrites par lui du fondde sa prison; et ce ne fut qu'avec les marques du plus vifétonnement et comme la main forcée, qu'il consentit à ratifierle pacte de Zara 1 , et à faire honneur à la signature de son filset au sceau pendant du roi des Romains. Il paraît même,n'avoirconsenti que plus tard, et après une résistance assez longue,à associer au trône le jeune Alexis, et à le laisser couronnerdans Sainte-Sophie (fer août); l'évacuation immédiate de laville par les Latins G semble avoir été le prix de cette concessiondu vieil empereur à leurs désirs. Ce fut une nouvelle faute deBoniface, car, du même coup, Alexis lui échappait, pour tom-ber sous l'influence de la cour byzantine, et en particulier deI\lurzuphlle dont les intrigues habiles allaient bientôt amenerla chute dit prince.

Cette faute, le marquis ne fut pas longtemps à en sentir la .9.

gravité s'avisant alors d'un expédient qui lui avait déjà réussi.- et Alexis IV.

Nicetas, p. 728.no 183185.

O VilIelo io° 189 ; Dan, p. 43; Baud. d'Avesn., Episi. II. S. l'anti (d. Pafel etThomas, t. r, pp. 311,9); And. Dandulus, 1. e. ; Dey. C. P., p. 89.

$ ViIIoh., n o 188.Ici., n" M.

° ici., n0 191; Clan, p. 43; Gûnther, n' 13.

Page 96: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

100INNOCENT HI ET LA QUATRIÈME CROISADE.

durant le voyage de Gorfou à Cons tantinopl'e, il eut l'idée deparcourir l'empire avec Alexis IV, et d'aller - exerçant augrand jour la tutelle qui lui avait été confiée par Philippe deSouabe - recevoir, comme il venait de le faire avant la prise deConstantinople, pour plusieurs des îles de l'Archipel 1 , la sou-mission des provinces qui reconnaissaient alors la suzerainetéimpériale. Derrière lui, il laissait le doge et les trois comtes, etpour n'avoir rien à craindre, en son absence, de leurs disposi-tions, il les liait, avant de partir, par une nouvelle conventionqui prolongeait de six mois le délai primitif d'une annéesupplémentaire du bail de la flotte 1 , et qui, retenant l'arméejusqu'au 29 septembre 1204 ', donnait pleine satisfaction auxVénitiens par l'ajournement presque indéfini du départ pourl'Égypte. En outre, pour désarmer l'opposition du communde l'armée, de plus en plus hostile, une fois Alexis restauré, àtentée qui pouvait retarder encore laguerrecontreles Infidèles,il faisait hâter, malgré les plaintes d'Isaac, le versement d'unà-compte important sur les sommes inscrites au pacte deZara 5.

I Villeh. no 123; Baud. d'Avcsnes, p. 342.Je rappelle que le contrat clenche allait du 29 juin 1202 nu 20 juin 1203

que le pacte de Zara avait prolongé le bail du 29 juin 4703 au 29 juin 1204, etque la convention de Corfou lavait réduit au 29 septembre 1203. Voir plushaut, p. 67, note 5.

Villeli., n°' 195-107; Dcv. C. P. t. e.: Baud. (l'Avcsn., t. e.• Villehardouin, t. c.

« coEnença à paier lavoir qu'il devoit à cols de l'est. o (Villoli., n° 193.)— o,Dimidiam promissœ pecunim parlera numerari jussit. o (Guintlior. n° 13.Suivant Clan (p. 46), 100,000 marcs, dont la moitié aux Vénitiens, qui reçu-rent en outre le remboursement des 34,000 marcs dus au Lido, tandis quele reste (16,000 mares) servit à foire rentrer dans leurs avances ceuxdes croisés (Lui avaient contribué aux collectes de Venise. Suivant laCronaca Altinate (p. 192), les Vénitiens ne reçurent alors que 40,000mares. Lors des négociations avec Murzuphlo le doge exigeait, suivantNicétas (p. 751). le payement immédiat de 50 centennria d'or (5,000 livres(t'or à l'écart do 1112,2), soit environ 125,000 marcs d'argent. Enfin, sui-vant André Dandolo (p. 322) « Premissa, adepte imperio , sine morae Francis implevit , sed 11011 roque Vonetis ut in eornm continetur lits-

toria; Franeorun tansen Historia narrat ducenta millia marcharum data« communiter Francis et Vooetis. «il est regrettable que cette Historia Veneto-riva, aussi bien que l'Historia Franconvn (qui ne saurait étre ni Erneul,ni Villehardouin, ni Clan, ni Gtinther, ni la Chronique de Morée, dontaucun ne donne ce détail) scient perdues, ce (lui laisse cc point dansl'obscurité. Je pense qu'il dut y avoir, comme le dit Nicétas, plusieursversements, dont la somme totale atteignit 200,000 marcs, soit In moitiédes 400,000 ofliciellement inscrits au pacte do Zara (V. plus haut, p. 54.

Page 97: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

VI. C0NSTMTIN0PLE. 101

Parti avec les fidèles allemands qui avaient marché sous sesordres au siège récent de Constantinople', et quelques cheva-liers français chèrement payés 2, il n'eût d'abord qu'à s'applau-dir du résultat de la campagne qu'il venait d'entreprendretoutes les portes s'ouvraient devant lui, et, à la suite de cettepromenade triomphale, son renom personnel ne faisait quegrandir aux yeux des Grecs'. Mais cette importance nouvelledu marquis ne pouvait fairel'affaire desVénitiens; ilsparaissent,en effet, à. partir de ce moment, avoir trouvé suspect ce râlede Mentor, joué siôstensiblement par Boniface,et — toutenayant accepté avec joie et peut-être sollicité la prorogationde six mois, si favorable à leurs desseins secrets—n'avoir pointvu, sans inquiétude, s'affirmer avec tant d'autorité une tutelleexercée au nom de Philippe de Souabe. Tout entouré du pres-tige que venait de donner à sa vaillante vieillesse le succèsencore tout récent de ses conseils, Dandolo dirigeait seul lecamp des croisés' ; et c'est précisément pendant les six semai-nes que dura, en l'absence de Boniface, l'exercice incontestéde l'influence du doge, que les choses vinrent à s'aigrir, puis àse brouiller complètement entre les Latins et les Grecs. L'his-

noteS) — que ]o premier de ces versements qui eut lieu aussitôt aprèsle couronnement d'Alexis iv, est celui dont Glai'i parle en détail etqu'enfin les 'Vénitiens, en raison probablement des arrérages du loyer deleur flotte, se trouvèrent, en lin de compte, créanciers d'Alexis pour uneplus forte 5010mo que les Latins, soit dans la proportion de 3 à t (envi-ron 125,000 contre 35,000 marcs), ainsi que semble l'indiquer l'article 3 dupacte anticipé de partage de l'empire (Tat'. et Thom. t, I, p' 446) t La Farina(t. I, p. 656) parait n'avoir pas compris, sur ce point, le texte de Nieôtas.

I Les Allemands faisaient partie de la bataille du marquis (arrière-gardedu 7° corps d'armée.) u La setinic bataille iist fi marchis J3onifaces de Mou-• ferret, qui mult lu graux; Là furent fi Lonibart, et fi Toscain, et fi Alcman,• et totos les gen'z qui furent des le mont de Moncenis trosque à Lion 5cr le• flone. Toit cil lurent en la bataille le inarchis, et fu devisé que il feroit• l'ariere-garde. , (Villeh.. n° 153.) loi M. do Wailly traduit li Toscain parles Toscans; ce serait, je le crains, le seul exemple d'une dénomination sem-blable, appliquée, é cotte époque, aux gens de Pise, de Florence et de Sienne,villes qui paraissent n'avoir envoyé aucun croisé à C. P. Je ferai remarquerenduite que, dans un des manuscrits de Vil]ehardouia (no 74), Gatzenelnhogen,la seigneurie (lu comte Berthold, est orthographié: Gascetene en Tosce. Li Tes-tain ne seraient-ils pas tout simplement les gens de Bertho)d, les Souabes,par opposition aux Rhénans (ou Allemands proprement dits)? Toscainéquivaudrait alors à Tudesques.

2 Nicetas, p' 735.Vil]ehard., fol 201-202; Clan; p. 47 Baud. d'Av., p. 350.

4 o Ad nutuni ejus publica ncgolia solobant disponerc. u (Gilather, n° 14.)

Page 98: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

102INNOCENT iI! ET LA QUATIIIÈME CROISADE.

toire des réclamations du Lido nous a donné un échantillonde la manière dont Dandolo comprenait les affaires d'argentquand, au lieu de 34,000 marcs, il eut à réclamer des livresd'or, par centaines, on peut se douter de l'âpreté dontil usa envers le vieil empereur. Il est même permis de pen-ser, que, comme au bide, cette âpreté, àmoitié feinte, cachait,encore une fois, une intention secrète, - Celle d'ameuter lesGrecs contre le jeune Alexis, accusé de toutes ces exigences ',et d'amener, en rendant impopulaire le pupille de Boniface,des complications que les Vénitiens ne manqueraient pointensuite de mettre à profit. Isaac, pourchassé par les réclama-tions incessantes de Dandolo ', s'exécuta d'abord du mieuxqu'il put, dL ne craignit point de scandaliser la ville entière,par les profanations à l'aide desquelles il parvint à se procurerde l'argent ' mais, soit que ces sommes fussent dilapidées enchemin, avant d'être versées au trésor de l'armée, soit qu'enréalité Isaac eût trouvé des difficultés de perception insurmon-tables, ilvint un moment où les payements s'arrêtèrent. Montéssous main par le doge, les croisés s'empressèrent alors derappeler 4 ceux de leurs compagnons qui avaient suivi Alexis IVet Boniface. Ce dernier, resté seul avec son pupille, se vitObligé de précipiter sou retour, en laissant son oeuvre inache-vée; et, une fois revenu à Byzance, Alexis échappa de nouveauit l'influence du marquis le but auquel tendait Dandolo étaitainsi, et sans coup férir, à moitié atteint.

Boniface trouva la guerre complétement allumée dansConstantinople : non contents d'agressions à main armée, lescroisés avaient de nouveau mis le feu à la ville or rien n'étaitplus cruel aux Grecs que ce procédé barbare, qui anéantissait,en un instant, les chefs-d'oeuvre séculaires auxquels ils atta-chaient tant de prix' rien n'était plus propre à leur faireprendre en haine le jeune empereur. Aussi, après l'incendie, yavait-il eu des émeutes inquiétantes, à la suite desquelles tous

' Gûnther, n 13.Nicolas, p. 729.

' Nicolas, t. o., Chron. Novop.. P. 94.Vjfleh., no 201; Clan, 1. o.; Devast. C. P., p. 96.\'illeh., n' 203-205; Nicolas, pp. 731-734.Voir les tonnes to,ieliajits dont b Chronique de A'ouogorod (p. 94) se sert

pour expliquer la fuite d'Alexis 111 pan la douleur que causa ù ce princel'incendie du premier siége.

Page 99: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

VI. CONSTANTINOPLE. 103

les colons latins avaient été expulsés de la ville'. Pour comblede malheur, Alexis IV, probablement effrayé de son impopu-larité grandissante, s'était - après de longues hésitations, eau-sées par la crainte que lui inspirait encore son beau-frère 2 -

jeté dans les bras de Murzuphle 1 , l'ennemi acharné des Latins,et avait fini par refuser, un beau jour, cl'écouterles représenta-tions du marquis, auquel il devait pourtant la couronne 1 . Lespayements furent complétement suspendus; les vivres mêmesvinrent à manquer ; une ambassade solennelle de l'arméelatine fut éconduite, sans avoir rien obtenu 1 , et tout le moisde décembre 1203 se passa en combats incessants entre leshabitants de Constantinople et les croisés' Boniface voyaitcrouler toutes ses espérances.

Sur ces entrefaites le vieil Isaac mourut 1 , et les Grecs, quiparaissent n'avoir jamais pris au sérieux le titre impérial donton avait affublé Alexis 1V, s'agitèrent pour trouver un souve-rain capable de faire face aux • circonstances. Endormi parMurzuphle, Alexis n'avait pas conscience du péril oit setrouvait il fallut l'élection de Nicolas Caimabé pour lui dessil-ler les yeux; ce fut seulement alors qu'il se décida à implorerle pardon et solliciter le secours de son tuteur'. Un complotfut organisé pour introduire le marquis dans le palais deBucoléon '°. Mais il était trop tard; Murzuphle, qui avait étéChargé imprudemment de cette négociation secrète, n'enattendait que la conclusion , pour l'exploiter à son profit, enla dénonçant au peuple". Alexis est jeté en prison, en même

Gonther, n° 13; VilIeh., 1. e.2 « Videres eum graviter anxiari, quasi medium inter sueruin nequitiam et

• amorein nostrorum , et gratian& Phihppi reqis, pied si nostras, vol lalleret,• ver Icederet, graviter metuebat olfendere. o (Gentlier, n° 13.)

Cf. Giinther, n o 13; Çlari, pp. 47,48; Nicetas, p. 735.4 Li inarchis l3onifaces de Monrorrat, qui pins l'avait des autres servi et

• mielz are de lui, nia muit sovent; et Ii biasmeit le tort (lue il avait verso ois, et reprovoit le grant servise que il li avoient fait, que onques si grnnz« ne Fu faiz ii nul home, n (Viileh., n' 209) ;cf.Baudonin d'Av., t. r, p. 351.

°Clan, P. 49.o C'lari, p. 48; Vihleb,, n- t 212-215.

ViNait., t C.; Clan, p. 49; VernI, C. P. P. Di.' Citron. Arog., p. 94.° Nicolas, j. 744.

ID Epist. .Datduini (d. mn. 111 Epise,, VII, 153); Citron. Novogorod., p. 95flonincontro (d. Lami, Deliciœ Erudit. tV, p. 278); Subellieus, t. VIII, e. n, I'. 65.Il o Moreulfus domino suo perjurus , Groecis redilondi nohis paiatii revelat

0 arcana. » (EpisI. llaid. 1. o.)

Page 100: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

30.Boniface et les

Allemandsla deuxièmeprise de

Constantinople.

104INNOCENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

temps que Cannabé, et Murzuphle se fait couronner ', aprèsavoir pris pour programme de son règne futur, une défenseopiniâtre contre les Latins, et l'indépendance complète del'église grecque. Boniface ne perd point cependant encore toutespoir quoique les hostilités aient déjà commencé entre lescroisés et les Grecs, il profite d'une défaite subie par Murzu-phie 2 pour essayer d'entrer en négociations avec ce dernier, etsauver au moins la vie de son pupille uné fois la personned'Alexis mise en lieu sûr, le marquis eût pu encore comptersur l'avenir, et peut-être recommencer, à travers la Remanie,l'excursion victorieuse qui lui avait si bien réussi une premièrefois. Mais Murzuphle semble flairer le piège, et ne donne quedes réponses évasives la raideur et les exigences du dogedans une nouvelle entrevue, achèvent de ruiner cette dernièreespérance; les négociations sont rompues avec éclat, et, le len-demain, Alexis IV est empoisonné ou étranglé dans sa prison5(février 1204).

Cette révolution prenait tout le monde au dépourvu, àl'exception peut-être des Vénitiens qui, parla dette énorme—provenant des arrérages du loyer de la. flotte, et des sommes àverser encore pour les sept mois restant à courir de ce mêmeloyer - tenaient une seconde fois les croisés à leur merci.Boniface, qui voyait lui échapper Thessalonique et ne pouvaitplus guère, une fois Alexis mort, penser à mettre à exécutionles projets de Philippe, ne devait songer qu'à assouvir sacolère contre Murzuphle qui venait de le jouer avec tantd'audace; les croisés auraient bien voulu reprendre le cheminde la Terre sainte, où les rappelait la voix impérieuse d'Inno-cent 111 0 ; le parti hostile ,lit , celui qui voulaitdespecier l'est, relevait la tète c'était lui qui avait, après lapremière prise de la ville, envoyé au sultan d'Égypte un défi

I Citron, iVovog.. 1. e.2 \Tffl1 n55 227, 228; Clan, pp. 52 55; DeviS, C. P., p. 01.$ « Franci autem Murzup]alum lia cohoniati u Trade nobis Tsaacidem

« deiaadc in Ccrpnanio.ne ad iniperatorem noslruna revertemur. » (Ciaron.iVovog., p. 90); cf. Episl. Raid. 1. C.; Croit. Àitinaie, P. 192.

Nicolas, p. 751. Cf. llopL Op. cil.,,. 195-6. oIt tous ces faits, passés soussilencu par Villehardouin, sont expliqués avec clarté.

3 \T j]I0hfl . ;l,, n°' 222-3; Dcv. C. P., P. 91.l'In. 111 Episi., VI, 209 (23 janvier 1204); VII, 18 f15 février 1204).

Page 101: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

VI. CON5TANTINOPLE. 105ridicule' : plus tard, au moment de la conclusion du pacte quiprolongeait de six mois le séjour des croisés à Constantinople,c'était encore lui qui avait opposé aux volontés du marquisune résistance si vive 2 , que celui-ci avait dû - tout en enlevantde haute lutte, comme à Corfou, la ratification du commun del'armée - consentir à faire approuver par le pape cette proro-gation, en renouvelant lapromesse de ne quitter Con stantinopleque pour aller en Égypte . Maintenant, les partisans de laguerre immédiate contre les Infidèles avaient beau jeu sou-tenus par une ambassade envoyée de Terre sainte 5 , aigris parles allures despotiques deBoniface, ils avaient vu naturellementse rallier à eux tous ceux qui s'étaient rendu compte des illu-sions du malheureux Alexis, tous ceux aussi auxquels l'insuccèsfinal de leur désobéissance au Saint-Siège avait ouvert lesveux Villehardouin ne nous cache ni les réclamations, ni lesplaintes de ces dissidents 0. Malheureusement les croisés setrouvaient pris dans une impasse, ne pouvant, comme ledit si bien Giinther 7 , rester sous les murs de Byzance, où ilsmanquaient de vivres, ni s'exposer à partir au milieu de l'hiver,avec tous les vaisseaux grecs à leurs trousses. Qui dit aussique, comme au Lido, les Vénitiens ne leur firent pas, dupayement préalable des loyers arriérés, la condition, impossibleà remplit, d'un départ immédiat? Toujours est-il qu'ils nepurent empêcher les chefs de l'expédition de s'engager dansl'aventure que l'on se décidait à tenter. Le marquis, agissant

« Noveritis etiam quod accepimus torneamentuin contra soldanum Baby-u lonke. » (/?pisl. !Jug. coin. S. Pond, d. Tel. cl Thom., t. I, p. 311.) Il n peut-être dans ce défi, un peu invraisemblable, confusion intéressée entre le sultand'Égypte et celui dIconium; cf. Clan, pp 4344, et Ibn el-Athir (U. Taf. etThom., t., III, p. 460).

2 C'est probablement cette résistance qui n donné lieu à la légende d'uneexpédition des croisés contre les Infidèles, légende que la Chronique de Morde(p 16) et In Geneai. cotait, Ftandri ( dans Tuf, et Thomas, t. I, P. 297) placententre les deux siéges.

Vilieb., no 198.• Epist. Aîarth. Afonhisf. (U. Jan, If! Epist., VI, 211):' Cùnther, u» 10.° Villeli., t C.7 u Erant enim in tante extremœ adversitatis articu

la, ut nec circa civitateni

ipsam salis essent sec;]ni, propter inestimabilem hostilemque Gra,cze plebisinultitudinem, nec ah en, absque multo labore ac periculo, discedere pos-sent, propter Innumeras illoruin naves, quibus, si fugerent, nos persequiet expugnare salis hostiliter cogitabane.» (Giinther, n° 30); cf. le n o 14 toutentier.

Page 102: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

106INNOCENT LU ET LA QUATRIÈME CBOISA]JL

au nom descroisés, dont il était encore le chef reconnu sansconteste', Conclut alors avec le doge ce curieux pacte anticipéde partage de l'empire grec, qui rappelle l'apologue de la peaude l'ours, et dont tous les articles respirent une si naïve rapa-cité. Tout, jusqu'aux détails de l'élection d'un empereur latin,y était minutieusement réglé le doge obtenait encore unnouve] atermoiement de la croisade (de la fin de septembre1204 à la fin de mars 1205), et stipulait pour la République,outre le remboursement de toutes les sommes promises parAlexis, ou dues par les croisés, la part énorme de trois huitiè-mes dans les conquètes futures 2 ; Boniface, qui s'attendait àéchanger sans obstacle son titre de sires de l'ast contrecelui d'Auguste, avait fait réserver pour le futur souverain,avec les palais impériaux, le quart de l'empire entier.

Le pacte signé, on se prépara à l'attaque de la ville aprèsun assaut infructueux, le parti hostile au marquis essaya biende prendre sa revanche de la défaite que venait de lui fairesubir la conclusion de la nouvelle convention; mais on seservit alors de l'expédient qui avait si bien réussi, d'abord kCorfou et, ensuite, la veille du premier siège de Constanti-nope : on fit prêcher le commun de l'armée par les évêqueset les abbés. Seulement, cette fois, abandonnant l'argument,désormais hors de propos, d'un héritier légitime à faire rentrerdans ses droits, les prélats appuyèrent sur le crime récent deMurzuphle et sur l'obstination des Grecs dans le schisme, necraignant pas d'ailleurs de se servir encore du nom d'Inno-cent III, pour émettre des doctrines en contradiction formelleavec les ordres écrits du Saint-Siége 4.

Le caractère byzantin dont l'habileté venait d'amener laruine des premiers projets du marquis, allait, au contraire, ser-vir ces nouveaux desseins aussi faibles dans le combat qu'ilsétaient redoutables en politique, les Grecs ne se défendent point,ou se défendent mal. Ait de quelques jours la ville impé-riale est prise d'assaut (12 avril); Boniface fait son entrée dans

Voir rintitulé de la IcttreJ (citée plus haut, p. 47, note 1), dans Marlène,Thes. Àflecd., t.!, col. 780.

Ce pacte se trouve, dans 1cr. et Thon,., t. 1, pp. 4 114,452; il fut conclu entrele 21 et le 31 mars; cf. Villoh., n°235; Clan, p. 55.

ViIleh. n' 151 i Clan, n.Villeh., n" 224-25, 239; Baud. d'Av., p. 353; clan, p t?.

Page 103: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

VI. CONSTANTINOPLE. 101

la cité terrifiée, et s'empare, sans coup férir, du chat.eau deBucoléon, puis de Sainte-Sophie et de ses dépendances lapopulation grecque, qui ne connaît rien à l'organisation inté-rieure de l'armée latine, et qui voit, dans le marquis, le chefdes conquérants, et le tuteur puissant du dernier empereur, sejette à ses pieds 2 et l'acclame des titres réservés aux souve-rains '; tout parait sourire à la nouvelle fortune de Boniface,comme si l'armée entière n'eût travaillé que pour lui. Mais,enivré de son triomphe, ou peut-être absorbé par les soins dela vengeance que réclament les récents affronts qu'il a eu àsubir, il n'use d'abord de savictoire que peu p la souiller par ceshorreurs qui font du sac de Constantinople une des pages lesplus lamentables de l'histoire des croisades, et qu'Innocent IIIlui reprocha ensuite avec une indignation si éloquente'.

Déjà, de son quartier et probablement par ses ordres, étaitparti ce troisième et épouvantable incendie, allumé par la mainbarbare du comte de Catzenelnhogen°, et dans lequel périrenttant de trésors de Fart classique; mais c'est surtout dans le pil-lage de Sainte-Sophie, qu'il tenait en sa garde, que se distinguala fureur vengeresse de Boniface et des Allemands qui l'entou-raient, comme si, en s'attaquant au chef-d'oeuvre de Justinien,le temple le plus auguste du schisme, ils eussent cherché àfrapper au coeur la nation et la religion grecques tout ensem-ble 7. A l'exception de quelques faits accessoires, les réclama-

1 « Si fisÉ li marcha prendre le palais le 13ouke-do-Lion, et le moustiertt Sainte-Sophie et les maisons le 1,atriarke. n (Clan, P. 64) cc. Villeh., no 247Baud. d'Av., p. 356.

(t Grci ornues ceciderunt utile perlas marchionis, et se et sua omnia inIf chia reddiderunt.(Dcv. C. P., p. 92$

s Mulieres vero, et porvuli oc decrepiti sonos, qui lugere non valentes,« in urbe renoanserauL in occursu nostrorum digitun digito in forrnnun orucis

implicantes salis Ilebiliter, Alias P/ta.vijeog Narc/nio / dccantabannt, quod« latine, sanctus rex ,narchio, iuterpretatur quod ideo faciehant quia unir-ci quine maxime Grmci noverant, et idcirco inter nostros n,aximllni« rejnintnbant, capte urbis regem haud dubie cogitabant. » (Gûntlnor. u' IS.)- u Ilonilbcium regem oreaverunt. »(Otto des. 131., d.Muralori, tV, ce]. 906.)

• fun. JE Episi., VIII, 133.« Devers la horberge Boniface, ne sais quex gens mistrent le feu entr'aus.

« et les Grex. n (Villeh., no 247.)° Quidam cornes 'leutonicus jussit urbem in quaniam parte succendi.

(Gtinntlier, no 17). Sur cet incendie, voir Nicêtas, p. 754; Villehard., l'os 247-248 Ibn el-Athir (d. Tafel et Thomas, t. III, coi. 461.) -

7 Voir Othon de Saint-Biaise (d. Muratori t. VI, col. 906).

Page 104: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

108INNOCENT III ET LA QUATRIIeME CROISADE.

tions portées par les Grecs aux pieds dl] Sailli-Siège', et leslamentations (les chroniqueurs byzantins , se concentrent surla profanation horrible dont Sainte-Sapide fut l'objet, et quiretentit, longtemps encore après, dans tout l'Orient', et jus-qu'au fond de la 11usie 1 . Si les Allemands n'ont pu réussir àmener à bonne fin les projets de Philippe de Souabe, du moins,aidés par les colons de leur nation qu'ils l'amenaient dans laville 5 , ils se hâtent de recueillir par le pillage le dédommage-ment personnel de leurs peines'. S'inquiétant peu de l'articledu pacte anticipé, qui impose le rapport à une masse communede tout le butin trouvé dans la ville 1 , ils s'approprient, sansvergo gne, des trésors si considérables, qu'aujourd'hui encorece qui reste des dépouilles rapportées de Sainte-Sophie dansles villes du Rhin par un petit chevalier des environs deTrèves, excite à bon droit l'étonnement des antiquaires 1.

Les clercs allemands eux-mêmes se livrent ouvertement à ceque GUnther, par un singulier euphémisme, appelle un saintbrigandage o ils satisfont avec ardeur cette passion pour lesreliques et les ornements d'église byzantins, que leurs devan-ciers, en passage à Constantinople, avaient montrée de touttemps (O. L'abbé de Pains rapportera en Alsace une chargeentière de ces trésors pieux l'évêque de Halberstadt lui-même profitera du séjour du marquis au palais de Bucoléon,pour s'emparer (les reliques vénérées de la chapelle impé-

I L'pist. &9'weorlun ad lus. il! (dans CoLe!erh,s, Mon. Eec!. G,-xc,'c, L. lupp. 610, 613). Cf. AIlatins, De Consensione, pp. 695-6.

Nicetas, pp. 757-8; Aiosis,v. 29*1 et S.9 Ibn el-AU,ir, 1. e.' Giu'o,a. Nouogorod., . 97.' Giinther, i° 18.O Comme le déplore avec raison Hopf (O». cil., p. 199) cc Schade, dass sa

ioI von .ienoa (Dcnlcmiiler C. P..) dent teciiscicen Vandeclismus zuru Oplèr« liel , wàhrend der Klerus nanientlicli hand au clic Ietztern t Reliquienu legte »

Pcctu,n jwn'tiiionis (dalla Tafel et Thomas, t. e.) cf. Clan, p. 55.fleuri d'rJImen; sur ce personnage et les trésors qu'il a rapportés (le

Sainte-Sophie, voir Aus'm Weertli, Dûs Sis geskreu; d. Ilyzant. Kaiser (Bonn.1866, in L), pp. 5 et S.

° Gûnther, n° ID. -1Citron. Erfurt. ad min. 1170. - Voy. de deux Bénédictins,. L. III

pp. 153, 156.— AL 55. Jun. UI, 462.—Ana. Stadenses, Ans. Coton. (d. Paru,t. XVI, P. 353; t. XVII, P. 853).

Il Giinther, no' 24, 26; Otto Saubl,, i.e.

Page 105: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

VI. CONSTANTINOPLE. 109

riale 1 , et si, plus tard, il est obligé de restituer ses larcins, dumoins il ne retournera en Europe que muni d'un nombreassez grand d'autres objets précieux pour enrichir, et sa cathé-drale, et les sanctuaires environnants .

Il faut dire bien vite que Boniface, une fois ses premièrescolères assouvies, n'était pas homme à s'attarder à ces vulgai-res vengeances, dont il avait abandonné d'ailleurs l'exécutionà son entourage. En effet, une chance lui restait encorel'élection prévue par le pacte anticipé de partage; tout, par là,pouvait se trouver remis en question, et, une fois le marquisélu, rien n'était perdu pour les projets de Philippe. Boniface,devenant, sinon levassal, du moins l'allié nécessaire de l'empiregermanique, recueillait lui-même, de ses services, une récola-penseautrementglorieuse et lucrative que l'héritage delleynier.

Le pacteavait prévu douze électeurs, six vénitiens et sixlatins, sans spécifier de quelle façon seraient choisis ces der-niers les hauts barons de la croisade, jusque-là unis à leurchef suprême, se divisèrent naturellement sur une questionqui comportait des rivalités de personnes. Chacun, comme ditClari 3 , voulut y mettre les siens Boniface échoua, et ne putpas même obtenir les deux chevaliers lombards qu'il deman-dait il lui fallut consentir à la remise aux cinq évêques del'armée et à l'abbé de Locedio, des pouvoirs des Latins.

Une fois les électeurs nommés, on procéda à l'élection elle-même. Hurlerprétend, sans citer aucune source, qu'il futquestion alors de faire triompher, d'un seul coup, le plan dePhilippe de Souabe, en l'élisant empereur d'Orient; rien mal-heureusement ne vient apptryer cette conjecture lapai-Lie parait

- ' e lu luagni palatii sacrarium irruentes, prSo[Ium more, moIta ibi lave-« menant .. qui notera inveneruat, nacrent Albortanensis episcopus et« Bethleenai hvpopsephius, qui ce abscondere veineront, sed, eLo ... . (Nicol.1-lydruntinus, i'ructatus de cooarnunione (fi. Allatius, De librisecc(cs. Gr,rcorrnn,à la suite de Fabricius Bibi. Onze, éd. de 1712, t. V p. 151). Sauf le reliquairedu pain dedo la cène, dont s'occupe ici spécialement Nicolas dOtrante, tous lesautres furent rendus à l'empereur.

Citron. /iolbersiadense, éd. schatz, pp. 76, 77. Lorsque, rannée sui-vante, il se rendit 'n Home pour solliciter du pape l'absolution des censurestjuil avait surabondamment encourues, il eut soin de laisser derrière lui hVenise tout le bagage (supeliex) compromettant, formé de ses rapines (Citron.JirzlbenL, p. 75.)

« Si i vaut maire assenas (es siens.(Clan, p. 73.)• And. Dand. (d. Murat., t. XII, col. 330.)' Hurler, t. J, p. 765.

31.Échec de la

candidature deBoiti race

à l'empire.

Page 106: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

110INNOCENT HI ET L. QUATRIME CROISADE.

-s'être disputée, dès l'origine,en Ire Boniface etBaudouin de Flua.dre 4 .Appuyé sur les voeux des Grecs qui venaient de sentirenlui un mattre, Boniface était à la veille de se créer dès droitsnouveaux par l'union qu'ilallait contracter avec la mère mêmede son pupille défunt 2 et de pouvoir reprendre au besoin, etavec plus d'autorité, auprès des jeunes fils d'isaac, la tutelle qu'ilvenait d'exercer sur Alexis IV il avait donc posé audacieuse-ment, et sans paraître supposer de contradiction possible, sapropre candidature, qu'il savait (l'avance ne pouvoir âtre, encas de succès, vue de mauvais oeil par Philippe de Souabe. Maisil comptait sans le doge, qui trouvait en lui un homme trophabile, un voisin trop rapproché àla fois, et de Venise, et sur-tout de Gênes, avec laquelle les relations des Montferratn'étaientpoint un mystère, et dont Boniface se ML certainementservi pour contrebalancer en Orient le pouvoir envahisseur desVénitiens. Dandolo n'avait aucun ménagement à garder l'en-droit du marquis: il était sûr, de plus, de faire, à lui seul, l'élec-tion, grâce aux six voix vénitiennes, et surtout à l'autorité quevenait de lui donner, aux yeux des autres électeurs, la renon-ciation, plus contrainte que volontaire 3 , qu'il avait faite lui-même à toute candidature il n ce dissimula don nullement sespréférences'. Boniface avait trouvé son maître, et la résistance

« Mais la granz discorde qui j fa, si fa (leI conte Baudouin te Flandreet de Heariaut, et de) marchis Boniface de Monterat, et tic ces deus disaient

e toto la genz que fi uns le serait» (Villch. , n» 256). II est probable que ce fut,une fois le but immédiat du pacte de Zara atteint par la restauration d'Alexis,que Baudouin, séparant ses intérél,s de ceux de Boniface, devint le chef duparti qui voulait la continuation (le la croisade cette hypothèse peut s'appuyersur ce fait que la lettre circulaire des croisés aux fidèles d'Occident (ion. IIIEpisi., VI, 211), dans l'exemplaire publié par Martène(u/tcs. Anr.d. t. I, col.'?Bô),est libellée au nom du marquis de Montferrat, chefdes croisés, et adressée ((art« flniocrsos C/u'isli fideles, 'r tandis que cette même lettre, un peu modifiéeligure dans Arnold (I. VI, P. xix, p. 423) comme adressée par Baudouin et lesdeux courtes de Blois et (le Saint-Paul (sans aucune mention de Boniface), àl'adversaire même de Philippe de Souabe s Ottoni, Dei ratio. , Rouer norumu rapt cl scalper auguste. »

2 Le mariage entre Boniface et la veuve d'Isaac H est placé par Villehar-douin (n' 262), entre l'élection (0 mal) et le couronnement (16 mai) il eut lieuprobablement pins tût.

And. Dand., p. 330.e Nominavernot de cousine ducis Venetim Balduinum. » (Nicétas, p.!?.

(if. ilopf., Op. cil., P. 199. Cette opposition de Dandolo à Boniface paraitcontredire l'assertion (citée plus haut, p. 53, note 5) de Sanude le jeune,faisant (lu doge le beau-père du marquis; mais il est certain qu'au moment del'élection, Boniface était veuf, ou mémo déjà remarié peut-être faut-il alors sup-

Page 107: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

VI. CONSTANTINOPLE. lit

désespérée du marquis n'amena, après quatorze jours depourparlers, que le maigre résultat de faire ajouter aupacte de partage un article additionnel; or cet article, rédigéen apparence dans l'intention de fermer la bouche à Boni-face, n'était en réalité qu'une concession dérisoire il sti-pulait, en effet, que celui des deux candidats qui n'auraitpoint obtenu la majorité, devrait recevoir, - à prendre à lafois, sur les trois parts primitivement arrêtées - le Pélo-ponèse et les thèmes d'Asie, refuge de toutes les forcesdes Grecs, et boulevard dé leur résistance aux Latins Boni-face était loin de l'héritage de Reynier, et de la Crête pro-mise par Alexis, au temps de Corfou.

Enfin vint le jour de l'élection (9 niai) les six Vénitiens;obéissant naturellement à un mot d'ordre, votèrent tous pourBaudouin Jean Faicete, chancelier de Hainaut, et l'élu deBethléem, délégué du pape, ne pouvaient être favorables aumarquis : le vieil évêque de Troyes devait partager les senti-monts que ce dernier inspirait aux Champenois. Bonifacen'avait donc pour lui que Conrad de Krosigk , l'abbé deLocedio, et, peut-être, Nivelon de Quierzy, dont lanominationpostérieure à l'archevêché de The ssalonique', et les plaintescontre Baudouin', portent ù. préjuger ici l'opinion. A trois voixcontre neuf, Boniface fut écarté il se soumit en apparence,et, quinze jours après, lui qui, tout à l'heure, était chefsuprême des croisés, portait humblement la couronne impé-riale au sacre de son rival victorieux'.

Mais le ressentiment du marquis, pou r avoir su se dissimulereu public, avait dû n'en être que plus vif en secret autour delui s'agitaient d'ailleurs des partisans nombreux et remuants,qui ne ménageaient point l'expression du mécontentement que

poser que le ressentiment du doge contre le marquis provenait on partie do lapensée de voir son gendre, effacer pat une nouvelle union, le souvenir del'ancienne.

I Villoh., h o ' 256-258; Clan, pp. 72, 73; Gûnther, n' 20; cl'. Tafel et Thomas,t. I, p. 400-468.

2 Jnn. III Epis.,IX, 200.Dans une leltre au chapitre de Soissons (juin 1205). (Jh&1. nal., col].

Moreau, t. CIV, f. 205.)Clan dit que l'élection eut lie,. à l'unanimité des voix, ce qui peut s'expli-

quer en supposant qu'au dernier moment la minorité, se voyant trop faible,finit parabaudonnèr la lutte.

« Et fi inarchis fi porta se coroune e (Clan, p. 75).

Page 108: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

112INNOCENT 111 ET LA QUATII1T.IE CROISADE.

venait de leur causer l'élection de Baudouin les choses envinrent clone promptement à s'aigrir entre le nouvel empereuret Boniface. Celui-ci n'ayant plus qu'une idée, celle de ressai-sir l'héritage de Reynier, tout voisin des États du •roi deHongrie, son nouveau beau-frère, et considérant comme illu-soire la possession de la part qu'on lui avait donnée à conquérir,demanda à l'empereur l'échange de cette part contre leroyaume de Thessalonique. Baudouin ne fait qu'une réponseévasive ' , et se hâte, par contre, de partir, pour exiger de Thessa-ionique niémela reconnaissance de ses droits desuzerain a , C'enétait trop pour Boniface, qui ne reculeplus devant une rébellionimmédiate entouré de Grecs de haut rang que son mariagelui ralliés 4 , il parcourt la Romanie, renouvelant, à un an dedistance, avec les frères du malheureux Alexis, la promenadetriomphale qu'il avait faite avec ce dernier puis, s'avisanttout à coup d'un expédient propre à mettre Baudouin dansl'embarras, il se rapproche des Vénitiens, et leur vend , avecses propres droits sur la Crête et les subsides d'Alexis 1V, ceuxdeReynier surThessalonique, moyennant 1,000 marcs d'argent,une fois payés, et 10,000 hyperpères d'or de revenu en terres,à prendre sur la part de Venise, à l'occident 0e l'empire etdans le voisinage ,de la Hongrie. Comme les Vénitiens, envertu du pacte de partage, ne sont soumis à aucun vasselageenvers Baudouin, pour les fiefs qu'ils peuvent tenir ou acqué-rir en Remanie, Boniface se trouve, par ce contrat habile,échanger des possessions libres de tout serment à prêter àl'empereur, contre d'autres que, par le fait même de la cessionà Venise, il enlève à la suzeraineté de ce dernier il prendainsi de son échec une revanche amère pour Baudouin, qu'ilplace de plus dans la situation fausse d'entrer en lutte avecVenise, ou de se déjuger en abandonnant le royaume deThessalonique. Cette manoeuvre habile eut un plein succès;et, grâce aux bons offices de Villehardouin, qui avait su garder

I Clati, p. 74; Baud. d'Av., p. 357; Citron. de Morde, p. 20.Clati, P. 77.vu1h., n" 275, 277; Clan, pp. 77, 78.ViIleh., u° 301; Clan, t. e.Clan, p. 78; Nicétas, p. 793.ltefutatïo Greta (I? aoùt 1204. d. Taf, et Thom., t. I, pp. 512-514); voir le

commentaire très-important (Ibid., pp. 460-463), où cette question est traitéefond.

Page 109: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

VI. (iONSTÀNTINO1'LE. 113

lin pied dans les deux camps, les difficultés de forme furentpromptement aplanies'; l'empereur céda., et le marquis,arrivé enfin au but de ses désirs, prêta le serment de fidélité.Quelques jours après, l'empire tout entier ôtait l'objet d'unpartage et d'une inféodation régulière entre les barons del'armée 2 la flotte, devenue inutile, se dispersait : l'expéditionétait terminée. Boniface n'avait pu, il est vrai, mener à bien,des projets de Philippe (le Souabe, que la partie qui l'intéres-sait personnellement; mais le plan d'Innocent III, constam-ment contrecarré, avait en définitive échoué misérablement: iln'était plus question de la croisade que dans quelques phrasesbanales 1 , adressées incidemment au pape en guise de conso-lation': l'armée, réunie avec tant de peine à Venise, loind'être de quelque utilité contre les Infidèles, venait, au con-traire, d'attirer à Constantinople, parla contagion de l'exemple,un grand nombre des plus vaillants défenseurs de la Terresainte'. La quatrième croisade s'était ainsi, grâce à Boniface,retournée contre elle-môme.

Quant à lui, paraissant ne point avoir conscience de tout lemal qu'il vient de faire, devenu indifférent à la politique dePhilippe de Souabe, et tout prêt il poser désormais enserviteur fidèle du Saint-Siége , il ne songe qu'à établirsolidement son nouveau royaume, et à récompenser ses com-plices. Déjà la plupart des signataires du pacte de Zara avaientété revétus des charge du nouvel empire: Villehardouin enétait le maréchal; Milon le Brébant, le bouteiller; Manassès deLisle, le grand queux; Conon de Béthune, le protovestiaire;Macaire de Sainte-Menehould, le panetier; et Jean Faicete, le

I « For ce qu'il ore bien del inarchis. » (Villehard,, n os 283-285); cf. nos 296,300 ; Clan, p. 79. -

2 En septembre 1204; y . VilIeh.. n°301; Clan, pp. 81, 83.S Epist. BaH. (d. Zen.. ,7l 4ist.. VII, 152.) « M subventionem T. S. gb-

I'iose coronatum.»; cf. Episi. VIII, 133,La nouvelle de la prise de Constantinople avait été portée ou Terre sainte

par l'ambassade chargée d'eu ramener l'impératrice Marie de Flandre et lesdeux légats Cajetani et Capuano cette ambassade revint (octobre 1204) avecbeaucoup de seigneurs (le Palestine. El.ienne du Perche et Penaud do Mont-mirail l'avaient précédée en septembre en novembre, les deux légats rame-nôrent avec eux un nombre encore Plus grand de chevalier. e Et.tonta cesu seouta est multitude, non solum laicorum sed etiam clericorum, quoi alie-• idgeme pane omnes, et iudigenm muni, liierosolyruitanam provinciam• deserentes, C. P. adierunt. n (Geste, u° 95.)

'han. 111 Epist., Viii, 133.

Page 110: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

114INNOCENT III 1T LA QUATIUbIE CROISADE.

chancelier l; tandis que Renier de Tritt devenait duc de Philip.'popolis 1 , et que Pierre de l3racieux recevait un grand fief enAsic'. Mais le nouveau roi de Thessalonique voulut, de plus,donner des gages particuliers de sa reconnaissance à ceux quiavaient le plus intelligemment servi ses secrètes menées.Villehardouin, qui avait été tin des plus fidèles soutiens, et quidevait être, devant l'histoire, l'avocat de la politique de Boni-face, reçut, dans le nouveau royaume, des fiefs importants 1,et vit son neveu fonder, en Morée, une dynastie princière.Nivelon de Quierzy, le défenseur à Rouie du pacte de Zara,fut nommé à l'arclrevéché de Thessalonique 1 : un évêché futoffert à l'abbé de Pains 1 , qui préféra, du reste, rapporterdiscrètement en Alsace le fruit de ses rapines; enfin, de grandsbiens furent assignés à l'abbé de Locedio 7 . Quant aux Alle-mands, dont la fidélité envers le marquis ne s'était pointdémentie pendant toute la durée de la croisade, ils restentencore le plus ferme appui de Boniface 8 , et plus tard, de sonfils, menacé par les rébellions des Lombards ° à leur têtefigure longtemps l'incendiaire de 1204, le comte Berthold deCatzenelnbogen °, devenu même plus tard balle du royaumeet Ulric de Thonne, transformé en baron de Kitros 12; tandis qu'àcôté d'eux, appelés de Terre sainte par Boniface, les chevaliers

Charte, d. Tel. et Thom., t. I, P•VilIeb., n°311.Cari, p. 83. Quant aux autres, Louis de Blois cl Jean de Friaise dispa-

i'nrent à la bataille d'Andrinople; Jiugues de Saint.Paul et Matthieu de Mont-morency étaient déjà morts de maladie Anseau de Gaieu devint, plus tard.haile (le l'empire. (Layettes du T. des ah.. n° 2)44.)

La cité de Messinople, ou celle de la. Serre û sou choix (ViIleh., n' 496.) Ilfigure encore le 11 décembre 1212, comme l'un des grands du royaume (Jan. UIEpist., XV], 115): cf. HurLer, t. I,. 367.

((J Epist., IX, 200.n ,, Martiuuin sedum dcducere et episcopum creare 1,roponeieL. e (Oùnther,

n20.)Jan. 1(1 Epist., XV, 70.

8 « li cucns newtons de Gasseleine en Tosce et la graindre partie den lez cels de l'empire d'Aletnaigne, qui se tcnoieot al marcliis. » (Villeli.,n° 279.)

' VilIeh., Ôn 600, 626.10 Ville!,. 7 t. c. et ii" 634, 639; Inn. JiIEpist. ( Xiv, 94; XV, 91; Manrique.

Ann. Cist., nid. ami. 1205.il Intitulé d'une lettre inédite d'flonorius III (22 avril 1217), citée dans Pres-

suti, J regesti il. rein. Pontifici (Reins, 1874. in-S), p. 112.12 vuleh,, f08 600, 044, 609; llopf, p. 210.

Page 111: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

VI. CØN5TANTINOPLE. 115Teutoniques' jettent les iondements de cette riche pro'incede Remanie, qui entretint si longtemps, en Orient, le prestigedunom allemand, et dont les traces subsistaient encoreà la findu xve siècle.

Revenons maintenant en Occident, et examinons quelle putêtre l'attitude respective de Philippe de Souabe et d'Inno-cent III, en face des événements qui venaient, en 1204, defaire passer les projets du premier contre Constantinople, d'untriomphe éphémère à une ruine irréparable, partégée dureste, aussitôt après, par ceux du second, à l'endroit de lacroisade.

Nous avons laissé Innocent III au moment où Nivelon deQuierzy prenait congé de lui, - vers la fin d'avril 1203, -emportant au camp des Latins la défense expresse de toucheraux Grecs, sous peine de voir annuler ipso facto l'absolutionconditionnelle accordée pour l'affaire de Zara 1 . A partir de cemoment, la distance (énorme pour l'époque) mise par les croi-sés entre eux et le Saint-Siège, rend matériellement impossibletoute action efficace du pape sur l'arméd latine. Innocent IIIn'est d'ailleurs représenté auprès des croisés que par undélégué sans pouvoirs politiques, et duquel il n'a pu exigeraucune correspondance suivie, puisque, dans le ferme espoirque l'armée aurait obéi à ses ordres, il a envoyé directement enSyrie Pierre Capuano, le légat officiellement accrédité auprèsd'elle; il reste donc sans nouvelles de l'expédition. Au mois dejuin 1203, il ignoré si bien le départ de Corfou, qu'il écritencore au chef de l'armée une lettre confirmative de colle qu'ila confiée deux mois plus tôt à Nivelon . Le 10août, 'quelquesrumeurs, auxquelles il se refuse encore à ajouter foi 4 , lui fontcraindre qu'en réalité la flotte n'ait pris le chemin de la Borna-nie il attache cependant assez peu d'importance à ces bruitslointains pour ne point craindre de rompre définitivement,au mois de septembre - après les heureuses nouvelles qu'il

Bepf Die deutsche Orden in (iriechentand (dans les Veneto-llyzant. Ana-leitten du même (Wien, 1859, in-8), pp. I et s Du Cange, Lignages d'ûu-tramer, éd. Bey, p.9!1.

Inn.JII Episi., VI loi,Jan. 111 JipisL, VI, 107, rangée arhitrairenieni par PoLl],ast an 20 juin.4 « Uxercictis crueesignaiorum in Graeiam diciLur divertisse. u (Id. VII,

130.)

32.

Issue difjniljvede la nval,tê

dIunocesi Lu etde Pliilippe de

sa.. e.

Page 112: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

116INNOCENT jtr ET LA QUATRIàME CROISADE.

venait de recevoir de Thuringe et du royaume de Naples ,— les négociations obscures, si laborieusement poursuiviespar Otto de Salem, au sujet des Prornissa, envoyées officiel-lement de Ravensburg à Home, au mois de mai 2, et dont unarticle spécial paraissait, comme nous l'avons vu plus haut,regarder comme à moitié faite la conquête de l'empire d'Orientau profit de Philippe '. Il passe ensuite toute la fin de l'an-née 1203 dans une incertitude presqué complète sur le sortde la croisade, et pourtant Byzance était prise et Alexis restaurédepuis pins de six mois.

C'est pour la première fois, grâce à Pierre Capuano, qui luia mandé, en passant et au milieu de plusieurs autres ques-tiens, quelques mots sur l'affaire de Constantinople, qu'enJanvier 1204, il parait commencer à soupçonner la vérité 4,

et, seulement à la fin du même mois, qu'il la connaît toutentière les lettres écrites le 25 août par le jeune empereuret les barons - lettres où, probablement sous la pressiondu parti hostile à la prolongation de six mois de séjourdemandée par. Alexis IV, ils informaient le pape de la pre-mière prise de Constantinople, - avaient mis ce temps con-sidérable pour parvenir jusqu'à Home. Innocent III, malgréla surprise que lui cause cet événement, ne modifie en rien sespremières décisions la nouvelle de l'union, tant désirée, desdeux églises, le laisse presque froid' « il ne veut point croireà la sincérité du nouveau souverain, et reproche, en termesamers, aux croisés, leur désobéissance; ils sont tombés dansla récidive, et leur attaque contre l'empire grec est venueaggraver encore la situation que leur avait faite l'affaire deZara 7. Le pardon ne peut être accordé que sous la condition

I Voir Winkelmann. p. 298.Id., pp. 296, 528.Voir plus haut, p. 40, net. 2.Mn lU I?pist., VI, 209 (23 janvier 1204).Id., ibid., VI, 210, 211.

6 Id. ibid., VI, 229 (7 février 1204).« lino primie trausgressiùni quam apud laderam ineurritis,vide-

« bimini addidissc secundam. » (Id., ibid., VI, 230.) - Veremur con deauo« excOulmunicatioflis sentenliain incurrisse . mnItisque vidotur , quod a

itatu perjurii nnliatenus shit immunes, quod contra id veuire prsiiinp-serint, qumi sis prohihitum literai sub dehito juranienti. » (Id., ibid., vi,

222.)

4.

Page 113: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

VI. CONSTANT1NOPLE. 117que l'union ne sera point une feinte , et qu'ils partiront pourla Terre sainte 2 , ainsi, du reste, qu'ils le promettent dans leurslettres 3; mais le pape exige que ce départ soit immédiat, et neveut, en aucune façon, consentir à la prolongation de séjourdemandée par les croisés.» Pour les Vénitiens, qui n'ont mêmepas encore daigné solliciter l'indulgence du pontife pour le crimede Zara 9 , le langage d'innocent III est encore plus sévère, etreflète l'indignation la moins dissimulée '.Pourtant il n'a évi-demment point perdu tout espoir, et compte Précisément surla fermeté dont il use à l'endroit des croisés, pour les déter-miner à reprendre le chemin de l'Égypte.

Malheureusement, pendant que les nouvelles lettres ponti-ficales s'acheminaient lentement vers Constantinople, lesévénements se précipitaient, et la ville impériale tombait uneseconde fois, et définitivement, aux mains de l'armée latine.Rendus plus sûrs d'eux-mêmes par le succès qui venait decouronner leur désobéissance, les croisés ne prennent cettefois aucune précaution pour en informer le pontife ils sou-mettent, sans ménagement, à l'approbation d'Innocent 6 laconvention du partage de l'empire, convention directementopposée, en un de ses articles', aux canons de l'É glise. Bau-douin notifie au pape son avènement, dans une lettre pompeusequ'a rédigée Jean Faicete', et ce sont deux Vénitiens, Leo-nardo Navigiero et Andrea de Molino, qui apportent à Rome,avec ces témoignages de l'orgueil qu'inspire aux croisés leurtriomphe, une lettre presque hautaine du doge, relatant à safaçon les événements écoulés depuis le départ de Venise,

I « Nisi forsan art extenuendam culpam et poenam... quod de Groecoruin« inohbastis ecelesia, studueritis consummare. ,, (Id,, ibid., VI. 230.)

s Ad recuperationem igitur Terne sanctm Lotis viribus insistatis. n (Id.,ibid.)

Inn. li! Epist., VI, 211.uQuia vero dux Venetiarum nondum absolutionis gratinai postu1atit; »

(Jan. 1H Episi., VII, 127, Ernerico reg. Hun.g.) (9 septembre 1204). - Après lepremier siège, Dandolo avait bien écrit à innocent HI (Episi. VII, 18), maissans faire allusion à t'interdit qui frappait tes Vénitiens.

Id., ibid. VII, 18 (25 février [204.)6 D'après l'article20 de ce pacte (Taf. et Thom., t. I, P. 448), les demandes de

confirmation sont les Epia., vir, 201 et 202,L'article relatif au monopole vénitien dans l'élection du clergé Patriarcal,

çraf. et Thom., t. 1, p. 447.); cf. Episi., VII, 203, 204, 708.Episi. Raid, (d. fan. Iii Epi.st., VII, 12.)

0 Episi. II. Danduli ( dans fan. 111 Epist., VII. 202.)

Page 114: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

118INNOCENT III. ET LA QUATRIÈME CROISADE.

sans paraître avoir conscience de la situation particulière où ilse trouve à l'égard dii Saint-Siège: Dandolo annonce seulementau pape qu'il s'est pourvu auprèsde Pierre Capuano sur lefait de Zara, et que ce dernier n levé les censures dont les Véni-tiens avaient pu être frappés'.

Le coup était rude pour Innocent III : non-seulement iln'était plus question de la croisade, mais encore l'autoritépontificale se trouvait bravée avec assez d'éclat pour que l'onpût avoir à craindre lit con d'un exemple aussi dangereux.Dans cette circonstance difficile, le pape montra autant defermeté que de prudence : sans se déjuger et sans rien aban-donner ni de ses droits, ni de ses desseins, il sut faire la part(les circonstances, et aussi distinguer, dans la nouvelle et plusgrave infraction faite à ses défenses, les vrais coupables de leurscomplices inconscients: il accepta comme valable (ce qu'ellepouvait être en effet au moment de la chute d'Àlexis) la dou-ble excuse prévue par lui-même, et présentée une seconde foispar l'armée, de la difficulté dit ravitaillement et de l'agressiondes Grecs 2 , sans même faire sentir aux croisés avec trop desévérité qu'ils s'étaient eux-mêmes et volontairement placésdans le cas de se servir de ces prétextes.

Puis, acceptant le fait accompli comme un décret de laProvidence, irritée des crimes et de l'impénitence de Constanti-nople', il emprunte habilement aux croisés l'un des arguments àl'aide desquels, en 1 203,on avait cherché le convertir lui-mômeaux projets de Boniface, et s'en sert pour ramener l'arméelatine vers le but qu'il aurait voulu ne jamais lavoir perdrede vue. S'ils ont tant cherché naguère à faire croire au papeque Constantinople, bien mieux qu'Alexandrie, était la premièreet la plus sûre étape de la route de Jérusalem, qu'ils le mon-trent maintenant' 1 Innocent sera le premier à exciter l'Occident

Ibid., t. C.; Geste, n° 00.Voir Dia. III Episi.. VII, 203, VIII, 133, et Xi, 47 ci'. OIlion rie Saint-

Biaise (d. Muratori, L. VI, col. 006).Mn. III Epist. VII, 153 et 15 (7 novembre 204), et Geste. no 04.C'est là que vient se placer naturellement rI?pist. VII!, 63 (pubi. par

M. Léopold Delisie (Bibi. de tEe. des dit., t. XXXIV, p. 408), dont il a étéquestion plus haut, IL 14. Les paroles d'Innocent III: "Si proevenisset Qomiaus• vota supplicum, cl ente Tcrr,e Orientalis e,cidiutn, Constanlinopolitanum• imperiunn n Cn'tecis, sicul lrodio, transtulisset, desoiationem flierosoiymitante• provincice hodie forsilan eh ristinnitas non delleret, » sexpliquent tout natti-rellement, et avec une portée bien moins grande que celle que leur donne

Page 115: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

VI. CONSTANTJNOPLL'. 119

tout entier à entrer dans leurs vues ',et à les suivre jusqu'aubout dans l'exécution du plan qu'ils viennent d'inaugurer avectant d'éclat mais qu'ils se bâtent de montrer eux-mêmes lechemin! Un délai d'un an leur est accordé pour consolider lenouvel empire', mais à la condition formelle qu'une fois cedélai passé, les efforts réunis de l'armée latine et des sujets deBaudouin seront, sans retard, dirigés contre les Infidèles. Desmesures nombreuses et pleines de sagesse, prises pour assu-rer par la confirmation , au moins conditionnelle, du pacte departage l'existence des nouvelles institutions', et pour orga-niser la vie religieuse de l'empire', venaient témoignerd'avance de la sollicitude avec laquelle le Saint-Siège seproposait de veiller sur les intérêts de l'empereur latin et descroisés, pourvu que ceux-ci s'acquittassent enfin des obli-gations contractées en vertu de leur voeu deTerre sainte. Enfinun légat spécial, Benoît de Sainte-Suzanne, partait de Rome,chargé d'exécuter à Constantinople les ordres du SouverainPontife car Pierre Capuano s'était vu refuser l'autorisationdemandée par lui, dès la fin de l'année précédente, d'allerretrouver les croisés 6 , tant était encore vivace, chez lima-cent, l'espoir, que l'expédition contre les Infidèles, objet detous les désirs du Saint-Siége, allait enfin se réaliser.

C'est alors, vers la fin de juin, qu'arrivent successivementà Rame, Conrad de Krosigk 7 et Soffredo Cajetani, légat spécialdu Saint-Siége en Terre sainte. Après avoir quitté, avec PierreCapuano, le poste qui leur avait été confié à tous deux, Soffredo,accompagné de Sicardi de Crémone, s'était arrêté à la cour de

M. du Wailly (Ec1airoissenents; p. 439). Cf. Geste, n° 94, et J?pist. l'if],125, où Innocent III parait surtout avoir été frappé de l'effet produit sur lesInfidèles par la prise de C. P. « Saphadinus ..... postquam Constantinopoli-«tanmurbis captionem audivit, adeo cum omnibus Sarracenis indoluit, ut• maluissent flierusalem occupatam esse n christianis, guam Consiantinopolim

a Latinis.Inn. Iii Epist., vin, 69-72, et surtout VIII, 125..Id., ibid., VIII, 63. Ce délai est aussi spécifié dans VIII, 69, 125.Id., ibid., VI, 206, 207.

• Id., ibid., VIII, 70, 71.lita. II! EpisL, vU!, 56 (M. Dclisle, P . 406).

° Id., ibid.. VU, 233.Conrad, débarqué b Venise le 25 mai 1205 avec Martin de Pains (Gliron.

liaUjersi., p. 75) » était parti pour Home, muni d'une lettre de recommanda-tion dos croisés, et s'y trouvait encore le 2o juin. (I;nt. lii Ilpist., VIII, 108.)Çf. Winkolmann, pp. 358,376,

Page 116: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

120INNOCENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

Thessalonique, où il avait reçu l'abjuration de la reine Margue-rite, femme de Boniface ', et venait enfin donner au pape lespremières informations verbales et circonstanciées qu'inno-cent paraît avoir reçues des événements de Constantinople,depuis le départ de croisés.

C'est seulement alors que le pape apprend, tait des aveux (lel'évêque de Halberstadt, que de ceux du légat, qu'il n'y a plusaucun espoir à entretenir à l'endroit de la Terre sainte; - quela défense du nouvel empire absorbe, et au delà, toutes lesforcesde la croisade; - que les Vénitiens ne se soumettront jamais àrenoncer au monopole ecclésiastique qu'ils prétendent exerceren Romanie, et partant rendront impossible l'union réelle desdeux églises, déjà compromise par les scandales et les profa-nations de la deuxième prise de la villeimpûriale 2; —que PierreCapuano, non content de ne point attendre l'autorisation dupape pour quitter son poste 1 , s'est éloigné de la Syrie , dès lemois de novembre, emmenant avec lui tout ce que ce malheu-reux pays pouvait contenir de défenseurs valides; —qu'il s'estpermis, de plus, contre les intentions formelles d'Innocent,non-seulement d'annuler toutes les Censures encourues, soitpour le fait de Zara, soit pour le premier siège de Constantino-ple mais encore de relever les croisés de leur voeu de Terresainte 1 , et de mettre ainsi fin, d'un seul coup, aux espérancesdu Saint-Siège. Enfin le malheureux légat est formellementaccusé d'avoir conçu, dès l'origine, et longtemps dirigé lecomplot formé, en 1202, pour la restauration d'Alexis IV : etcette accusation inouïe, c'est Boniface lui-même qui la formuledans une longue justification apportée à home par Soffredo 1,

dont le roi de Thessalonique a su faire son avocat auprès du

Mn. III Epist., vur, 134.2 Id., ibid., VIII, 126.

Id., ibid., VII, 233.— Cette lèttre, datée du 25 février 1205, répond néga-tivement à ]a demande de Capuano, qui était déjà à C. P. en novembre 1204,puisque sou compagnon, Sicardi de Crémone, y officia le samedi des Quatre-Temps de l'Avent (Sic. Groin., è. Murat., t. VII, ce]. 622).

« Cum multitude signatorum redire vellet ad propria, P. S. Maroelli presb.• cord., de quo vaide dolentes, utipsam multitudinen, ad Ç prO defensione,n• imperii retineret, n vote crucis absolvit, plenam els peceatorum remissionemu indulgens, qui per aTinum laceront ibi moram. » (mn. Episi., VIII, 125)cf. VIII, 176.

u Quod nattera illius adolescentis suscepisti ducalum, consilium fuit PS. Marc. presb. card., apostolicce sedis ]egeti. n (Inn. III Episl., VIII, 133.)G Reproduite è. id., ibid.

s

Page 117: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

VI. CONSTANTINOPLE. 121

pape. Il faut lire la lettre qu'Innocent 111, profondément'troublé par la ruine définitive de ses projets, et surtout par ladécouverte d'une trahison qu'il n'avait pu encore soupçonner,écrivit alors à Gapuano, naguère comblé de ses faveurs', etdevenu maintenant le hou q émissaire de ses illusions perdues.Rendu responsable de tous les faits qui se sont passés en sonabsence, mais dont, par un retour précipité à Constantinople,il vient d'accepter la complicité, aucun reproche ne lui estépargné' il reçoit l'ordre de retourner d'abord à son poste,puis de venir aux pieds du Saint-Siége rendre compte de sesactions; deux ans après,'iI va cacher obscurément une disgrâcequo n'ont pu détourner ses présents, et, rentré dansAmalfi, saville natale, paraît ne plus songer qu'à racheter, par les trésorsqu'il y répand en oeuvres pieuses , tout ce qui, clans saconduite passée, avait pu exciter l'indignation d'Innocent III.

Boniface, que la mort allait, du reste, enlever dix-huit moisplus tard à son nouveau royaume, n'est pas oublié non pluspar le pape malgré l'habileté avec laquelle il n su présentersa défense, il reçoit de Rome une lettre, où toutes les excusesmises en avant par lui sont réfutées une à une c'est Boniface,comme étant en 1204 le chef des croisés, qu'Innocent prenddirectement partie, au sujet des abominations dont Constan-tinople n été le théâtre il ne considère d'ailleurs, en aucunefaçon, le marquis comme délié du voeu de Terre sainte, et luirappelle les censures sous le coup desquelles il doit rester, tantque ce voeu ne sera point accompli'.

« Nos quoque qua fronde do calera populos Occidentis ad T. S. subsidium« poterimus invitaro? » (EpisL III!. l'Z6.)

11 avait, avant de partir pour la Terre sainte, repu du pape 2,000 [tIaresd'argent (Gesta, 't' 88.)

« Jietuansit ergo terra illa, recedentibus vobis, vins et virihus destituta,e et [acta surit nosissirna vjns, OGGA5IOYE VECTRA, pejora priovibus.

Deh,,eratis ergo.. cogitare, quod non ad capiondum Constantinopolitanumiinperiuin, sud defendendas reliquias Terme sanctœ, ac perdita resta,randa,

• vos duxeriinus deleganr.ios, mittentes vos non art capessendas divilias• temporales, sert proincrewlas ziernas. n (Epist. VIII, 120.)

4 Ugholli, Enlia secret. VII, p. 206. Je ne veux faire ici aucune insinuationmalveillante, niais sans parler des reliquaires précieux rapportés en si grandnombre par capuano hAmaIll, il serait permis de demandera quelle sourceil avait puisé l'argent nécessaire il des fondations aussi considérables, puis-qu'il était assez dénué de ressources avant son départ, pour avoir eu besoinde puiser pour ses frais de voyage dans la cassette pontificale (Gesta, n° 88Episi. VIII, 126.)

Inn. iIi Epist., VIII, 133.

ID

Page 118: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

122INNOCENT III ET LÀ QUATRIÈME CROISADE.

Quant aux Vénitiens, le pape ne leur pardonne point; leuraltitude toujours arrogante provoque chez le pontife une sévé-rité qui ne se démentira pas pendant le reste du long règned'Innocent: considérant comme nulle et arrachée par surprisel'absolution qu'il leur a donnée en i205', il leur refuse désor-mais toute faveur ecclésiastique 2 , ne cesse de leur tenir unlangage indigné, soit à l'endroit de leur clergé de Remaniesoit au sujet du commerce de contrebande de guerre qu'ilscontinuent d'entretenir avec 1'Egypte 1 , et, en 1213, nous levoyons encore leur rappeler (lue le crime de Zat'a 1 attend leurrepentir, et le voeu solennel fait par Dandolo son accomplis-sement obligatoire.

Innocent, d'ailleurs, même après l'issue malheureuse de sespremiers projets, n'était point homme à se décDurager°. Laquatrième croisade manquée, il s'était hâté d'en préparer unecinquième: déjà, en 1203, au moment des désertions de Veniseet de Zara, il avait eu soin de réserver l'avenir, et de former - enrefusant de relever de leurs voeux de Terre sainte tous ceux quiavaient quitté l'armée latine avant Corfou 7 , ou étaient revenusde Constantinople sans aller en Syrie 1 - le noyau d'une expé-dition nouvelle; seulement, cette fois, il se gardera de laisserles Vénitiens ° se mêler aux affaires de la guerre sainte ; c'està Brindes '° ou à Ancône ', que désormais seront convoquéslesgrands passages d'Oi&eincr. Les dernières années du pontificat

Jan. li] Epist., VII, 206, 207 129 janvier 1205).2 Id., ibid., VII, 1200, et XIi, 83.

Ce ne l'ut (lue cinquante ans plus tard (1250) que Venise finit par obtenirdu saint-Siége une demi-satisfaction à ce sujet (Episi. A lexandri I V, d. Tardet Thomas, t. III, p. ID.)

In n. W Episf.. XII, 112.Id., ibid., XVJ, 91; cf. IX, 130.Id., ibid., XVI. 35.

7 e E quibus a]iqui Romain polentas , vix a summo pontifico rodeundi• licenijani impetrare, ea tamen conditione prmfixa, ut, sallem post aliquot• armes, votum 5cm peregrivationis exsolverint. u (Gûnther, n' (J.)

S C'est ainsi qu'Tienri dUlmen , le dévastateur de Sainte-Sophie, repartitpour la cinquième croisade, et fut pris et mené au Caire. V. Cres. Heist., Diat.fllirac. X, c. xLnT, t. II, p. 218; Vile Engelberli, p. 335.

9 Une seule fois, en 1113, innocent III n recours aux Vénitiens pour untransport de croisés ; tuais il ne s'agit (lue de la petite troupe de Grimaldo ticMonte Silice, et la lettre de recommandation (XVJ, 70) fa guère que la valeurd'un banal passeport.

so Cf. Potthast, ilegesla, n" 5012, 5048.ii Id., n' 5577.

Page 119: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

VI. C0NSTANTINOPLE. - 123d'innocent seront remplies des soins que lui dictera son zèle,pour réparer l'échec subi en 1203 par ses projets favoris, maisil ne vivra pas assez longtemps pour voir enfin les armées dela croix se diriger vers l'Orient, et chercher à réaliser, en atta-quant lEgypte, les projets mis à néant, en 1203, par lessecrètes menées de Philippe de Souabe.

Pour le roides Romains, qui, comme le dit si bien Hurter 1,

cessé d'être l'âme de l'expédition dirigée contre Byzance, si•Conrad de Krosigk, au-devant duquel son impatience lui avaitfaitdépêcher un messager spécial 2, ne lui a rapporté de Constan-tinople d'autre nouvelle que celle de la ruine du plan .si.labo-rieusement combiné en 1202, - si Boniface lui-même paraîtavoir oublié son maître et son complice au point de lui offrir.pour toute part dans là conquête de Constantinople, la per-sonne gênante d'Alexis III tombée au pouvoir des Latins '., -si enfin lui-même n'a recueilli, en Orient, de sa persévérantepolitique, que la maigre satisfaction des vengeances matériellesexercées par Boniface et les. Allemands 4 sur le pays qui avaitfait si mauvais accueil aux empereurs Conrad et Frédéric, -il a trouvé, du moins, dans le changement de direction de laquatrième croisade, ce qu'il y cherchait avant tout: une diver-sion efficace dans la lutte entretenue avec Innocent III, et unamoindrissement de l'autorité du pontife. En 1207, ce n'estplus Philippe qui soumet à Rome d'humbles promesses,portées par de timides -et obscurs messagers; c'est le pape quien vient à sacrifier, de lui-même, ses antipathies à l'espoird'une intervention allemande en Terre sainte °, ce sont leslégats pontificaux qui se rendent à Nordhausen pour récon-cilier avec l'Église le. roi des Romains 6. Othon touche à sa

I hurler, LI, p- 765.Citron, liait,., p. 75.Nicolas, P. 819; Alexis III ne fut pas conduit plus loin que Montferrat.

-• Je ne parle pas des revendications qu'il parait avoir exercées sur le butin-rapporté de C. P., —butin qu'il considérait comme lui appartenant de pleindroit; l'abbé de Pains (Gûnther, n°25) fut obligé de lui abandonner le joyau.4e son trésor, et ce ne fut qu'à ce prix que le roi des Romains renonça à sesprétentions sur le reste « quicquid Luris super hoc habere sperabat resi-

guavit. «Analyse d'une charte perdue de 1206, dans l'inventarhtns Pari-siense de 1519, Archives de Colmar, communiquée par M. le docteur Pfau-.nenschmidt. )

Voir la charte de Philippe (15 octobre 1203) é. Martêne, Thcs.Anecd-., t. I,col. 805; Pertz, Leges, t. II, p. 213.

O Inn. III Epist., Regesi. imper., n' 143, V. Winkelmann, pp. 425, 431-2.3*

Page 120: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

1124INNOCENT HI ET LA QUATRIÈME CROISADE.

mine complète, et, au moment où la hache de Conrad de:Wittelspach va brusquement trancher les jours de Philippevictorieux', il semble que le futur empereur, certain désor-mais de ne plus se voir disputer l'Allemagne, ait repris sesrêves d'autrefois au sujet de Byzance; car c'est quelques moisseulement avant sa mort imprévue, que, refusant aux ambas-sadeurs d'Henri I r la main de sa fille - cette même Béatrixdont le comte palatin se préparait à lui faire payer si cruel-lement les dédains, - il a l'audace de traiter d'usurpateur le-frère de Baudouin, et de faire encore parade de la naissanceauguste et des droits impériaux d'Irène 2,

APPENDICE.

Kart Hopt -En cherchant à établir plus haut' - et plutôt au détrimentl'ententequ'en faveur de la thèse que je me proposais de soutenir -

de Venise °avec la réalité d'une entente entre Venise et Malek-Adel, je mesuis contenté d'invoquer, comme tranchant la question, letémoignage d'un érudit d'Outre-Rhin, de Karl Hopf. Cetémoignage était, il est vrai, en raison même de la nature

• Le 21 juin 1208.2 « Fuit quoique uxor Othonis, ex filin Isanci, imperatoris Groecorum, undo

• Philip'pus, dux Suevorum, dum viveret,ab lienrico,imperatorc Constantino-• poulotte, requisitus ut liliam suant ci mitteret uxorein, respondit: Putavitne• advena ille, sois nomine ianperator, flUant habere u,rore,n, es tara que parten es im.peratorta stirpe editam, cul chant Orientale et Occidentale inzperium.« debetur jure parentuan? - Post paululum subridens ait Vermern, si me« inperatorem Jlo,nanuan, dominum suaun, veut reeOgnoscere, militant Izredent• imperii lUi in uajorem. Nuntiis ci respondontibus se domini sui voluntatom• nescire, ces est indutiata. » (Citron. anon. Landen., d. D. Bouq., t. XVIII,p. 711.) C'est, je pense. M. O. Abel (A'ônig Phitipp., p. 201) qui ale premierattiré l'attention sur cc curieux texte, dont il faut rapprocher les premierschapitres du Livre de Baudonyn (M. Serrure et Voisin, Bruxelles, 1830, in-S).Bonn 1- avait épousé, le 4 février 1207, Agnès de Montferrat, mariagearrangé depuis longtemps (Villeh., n os 450, 457-458). L'impératrice mourutpresque aussitôt (Clan, p. 85), probablement en couches de l'enfant qu'elleportait UT' peu avant la mort de son père, juillet 1207 (Villeh.; n' 490.)LeS janvier 1209, fleuri épousa et, secondes noces Marie, cousine de Bonilas,roi de Bulgarie t c'est donc entre juillet 1207 et janvier 1209, que doit seplacer l'ambassade dont parla le Citron. arion. Landau., et peut-être aprèsla diète de Nordhausen, où figurèrent (14 septembre 1207) des envoyés d'Ou-tremer n ex ornai parte univcrsorum catholicorum hominum , in trans-o mariais partibus degentium. o (Martène, limes. Anecd., t. I, col. 805; Perlz,Monuin. Genn., Loges, t. II, p. 213.)

' P. là.

0

Page 121: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

APPENDICE. 125du recueil auquel je l'avais emprunté, dépourvu du contrôled'un renvoi direct aux sources contemporaines. Mais l'autoritéincontestable de Hopf me paraissait pouvoir amplement sup-pléer - pour un point incident de la discussion généraleque j'abordais - à toute autre garantie. Je nourrissais d'ail-leurs l'espoir de toucher bientôt du doigt, dans les papiersmêmes du savant allemand, et de publier ensuite la preuvematérielle de son assertion. Le détenteur actuel de ces papiersn'a voulu me permettre, ni de rendre cet hommage posthumeà l'exactitude historique de mon devancier, ni même de m'as-surer si la collection considérable de copies de chartes relativesau moyen fige grec, - collection formée par H..opf pendanttreize années de voyages littéraires, - contenait ou ndnla preuve matérielle en question. Mais s'il me faut renon-cer à retrouver, à bref délai, le document mis à profil parl'auteur de la Grèce au Moyen Age, il me reste. la ressourcede soumettre à un examen critique, le texte si affirmatifauquel je me suis référé plus haut, et à chercher à satisfaireindirectement la curiosité qu'il a pu provoquer.

Je commencerai par le reproduire in extenso. Après avoirconduit les croisés au Lido, le savant historien s'exprimeainsi

• La terreur succéda aux récentes espérances de fâcheuses ru-meurs se répandirent. On disait que Malek-Âdel venait d'envoyerà Dandolo et aux seigneurs marchands de Venise, une ambassadechargée de riches présents, pour leur offrir un traité de commerceavantageux, à la condition de détourner de l'Égypte l'expéditionprojetée. On commençait à soupçonner un piège on entrevoyaitle moment où, liés par leur pacte, pressés par leur pénurie, lescroisés devraient mettre au service de profanes convoitises, des brasconsacrés aux choses de Dieu, et peut-être même combattre despeuples chrétiens. Ces rumeurs étaient-elles fondées? une faussealarme ne s'était-elle point au contraire emparée de ces Cimesinconscientes

'Nous SOMMES EN MESURE d'éclaircir, UNE FOIS POUR TOUTES, cc pointobscur. Aussitôt Venise engagée envers les barons de France korganiser une croisade contre Malek-AdcI, Marino Dandolo etDomenico Michiel, avaient été envoyés en ambassade au Caire,(peut-être sur l'invitation même du sultan), avaient été reçus par cedernier avec les plus grandes prévenances, et s'étaient trouvésbientôt d'accord avec lui.

Le doge s'était déclaré l'ami véritable et sincère, et l'allié dévoué,sans fraude ni malice, de l'Ayoubite. Tandis que les croisés se mor-

Page 122: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

126INNOCENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

fondaient au Lido, attendant l'heure où ils pourraient se mesureravec les Infidèles, les ambassadeurs avaient réellement conclu, te13 MAI 1202, le traité en question. Ce pacte assurait aux Vénitiens,outre de nombreux privitéges, un quartier et ses dépendances hAlexandrie, et aux pèlerins qui visiteraient, avec eux, le SaintSépulcre, toute sûreté 1)0111 leurs corps et leurs biens. Comme ilfallait que le traité fût ratifié, l'émir Sead-Eddin avait été envoyé àVenise les avantages accordés pa r le sultan décidaient ainsi du sortde la croisade I.

11 est évident que, par ce texte même, llopf affirme implici-tement s'être servi de documents qui établissent

jo L'en-vol au Cuire, avant le 13 mai 1202, de Marino Dandoloet de Domenico Michiel, et à Venise, après cette date, de Sead-Eddin;

20 La conclusion au Caire, le 13 mai 1202, d'un traité de

commerce entre Venise et l'Égypte;39 L'existence de protestations d'amitié du doge envers le

sultan;40 L'octroi, par ce dernier,, de priviléges commerciaux pour

t « Furcht wecl,selte ,nit nouer Hoft'nung bbse Gerûchtè erziihlten, ivieo Sultan Malek cl Adil GesandLo mit reichen Geschenken ait und dieo Kaufhcrren Venedigs gesahiehkt, und diesen sinon vorthcilliaften Jiandels-o vertrng angeboiom, faIts sic dits Unternehinen von tgypten aI)le,lktell.• Schon gab sich die Besorguiss kund, dass 'flan in eine l'aile gerathefi, und• vielleicht halé durch dos Wort gebunden, durch die Noth gezwungen, don• Arm, den flan der heiligen Sache geweiht, profanen Oeliïsten leihen n,Csse• vielleicht gar don Kampfe gegen christliche Vôlker. Waren diese Gerûchte-o ivirk-liclm begrimndet, der war es ein panischer Scbreeken, der niait dci' unge-o wissen Cenlûther bemeisterte? -

« WIR 5,x0 ltm STANOE, (houa dunicein Punkt ENOLICu aufzulmetlen. BakLu ,,achdeni sicli Vencdig mit dort Irankreichs zum Kreuzziige gegen« Malek cl Adil verbandet, warom, vielleichi in Folge eiDer von diesein an

Venedig geriehtcten Einladung, Marino Dandolo nué Domenico Michieli, ais« I3otsclmafter naeh Caire gegafigefi, vain dom Sultan mit hôehster Zuvorko,n-« menheit ernpfangen, und halé liandels einig geworden.

« Der Doge hotte erklàrt, ce soi dent Eyubiden, chi trouer, rediiehe,« Freund, und ihm, sonder Trug und Turku, von ganzein llerzen zugethan.'u Wdhrend die Kreuzlhhrer sehnsnohtig nuf dom Lido der Stunde harrten« da zona Kampfe gegen die Unglaubigen ausgezogen werden salle, batte,, die« Gesandteuamn 43 ,nai 1202 wirktich don fraptigen llandetste-rtrag «bye-« schiossen dur ilmnen, ausser vielen Privilegien, eh, eigencs Quartier nebsto Zubehbr in Alexandrin garant,m'te, don Pilgorn aber, die mit den "%ieneL[a-

nern zona Heiligen Crabe wallon, Sioherboit rai' Leih und Gut verhiess.DamitdcrVertrag ratilicirt mnode, -ward 4cc Emnir Soadeddin nach Verte-'

-cm dig gesandt die gttnstigen Bedingnngeu, die Adil voelmiens, entsehieden-t dus Loos des Krouzzuges. »

Page 123: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

APPENDICE.

les Vénitiens, et de privilèges religieux pour les pèlerins trans-portés par ceux-ci.

Or ces quatre points - sauf la date, 43 mai4202, le prénomde Iviichiel (Domenico, au lieu de Pietro), et le nom de l'émir(Sead-Edcliv au lieu de Faid-Eddin) - nous sont fournis, dansdes ternies identiques, par les traités von datés, publiés dansTafel et Thomas ', traités dont j'ai parlé plus haut 2.

Or, pour Pondre compte de cette coïncidence singulière, il n'estpossible de discuter que l'une des trois hypothèses suivantes

A. - Ou bien Hopf a eu sous les yeux un ou plusieurs traités,diffdrents des pactes non datds donnés par Tafel et Thomas.

13.— Ou il s'est servi de ces pactes mêmes, mais d'après unautre manuscrit que le Liber pactorum, consulté par ces derniers- manuscrit donnant une date certaine, et des variantes denoms propres.

C. - Ouenflnil s'est tout simplement servi du texte de Tafelet Thomas, et a réussi, à l'aide de rapprochements chronolo-giques ou d'inductions personnelles, à en fixer la date précise,et à les appliquer à la défense de l'opinion qu'il soutenait.

Examinons successivement ces trois hypothèses, en en écar-tant, bien entendu, une quatrième, qui consisterait à suppo-ser que, pour les besoins de la cause, Hopf aurait tout simple-ment inventé cette date du 13mai 4202: l'auteur de tant deconsciencieux travaux est au-dessus d'un pareil soupçon.

La première hpotlièse est difficile à admettre les piècesofficielles relatives aux rapports des chrétiens avec les Arabesau Nue et au xiii0 siècle sont rares la découverte d'un docu-ment inédit de cette importance eût ému trop vivement lecercle de ceux qu'intéressent ces études, pour avoir pu êtreainsi gardée sousle boisseau : or aucun des savantsqui se sontoccupés de ces questions en France, en Allema.

one ou en Italie,

n'alaplus vague notion del'existenced'un documentdece genre.La seconde hypothèse est beaucoup plus plausible il ne

manque pas en Europe de copies, même anciennes, des regis-tres diplomatiques de Venise; la Bibliothèque royale deCopenhague 1 possède ainsi un exemplaire, copié au xv 0 siècle,

T. II, pp. 184-193.t p [ 5.

rat.,' 2160; les Mss. lot. D,H,21,etT.IV.idoTurin, cl 081 de lal3odlôienne contiennent des recueils analogues.

Page 124: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

128INNOCENT Ht ET LA QUATRIÈME CROISADE.

d'un des Libri Pactoruni. On n'a pas, jusqu'à présent, attachéune très-grande importance à ces manuscrits, qui ne contien-nent que (les textes, déjà publiés sur les registres vénitienseux-mêmes. Ces derniers pourtant pourraient être l'objet decorrections utiles je n'en veux pour preuve que la leçon fra tripour patri dans lalicfutatio Crct, leçon dont j'ai fait usage plushaut. Bopf, érudit très-soigneux, a donc pu parfaitementrelever (comme il en avait l'habitude), sur les marges mêmesde son propre exemplaire de Tafel et Thomas, les variantes dequelque copie plus complète et plus correcte des documentsnon datés. Malheureusement ici la vérification est encoreimpossible : vendue eu bloc à son décès, la bibliothèque deHopf a passé entre les mains d'un amateur inconnu. Je no puisdonc raisonner que dans la troisième hypothèse, et chercher àrefaire à priori le travail de critique auquel Hopf aurait pu selivrer, pour faire i'emonter au 13 mai 1202, les pactes non datésde Tafel et Thomas.

Si, plus tard, les papiers ou les livres du savant historienviennent à prouver que la seconde hypothèse est, au contraire,la seule exacte, et qu'il a eu réellement entrelesinains un textedifférent de celui des Libri Pactorum, et en même temps pluscorrect, mon travail servira àprouver, une fois de plus, que lesmanuscrits de Venise ont besoin de contrôle.

Si, au contraire, l'on vient à prouver que Hopf ne s'est réel-lement servi que du texte de Tafel et Thomas, il pourra êtreintéressant de constater si c'est à l'aide des mêmes induc-tions qu'il est arrivé aux mêmes résultats que moi.

Les traités publiés par Tafel et Thomas sont au nombre desix. Les deux derniers doivent être séparés des autres; ilsn'offrentpoint le même caractère, et, au lieu «être conclus avecun doge anonyme, portent formellement le nom de PierreZiani. L'un est daté du ide safar, l'autre du 17 mars, et, commeils paraissent rédigés en même temps, il semble qu'il doiveêtre facile d'en déterminer la date, en établissant la concor-dance entre le jour musulman et le jour latin. Mais pendant lapériode commune au règne de Malek-Adel (1200-1218), et audogat de Pierre Ziani (1205-1229), le 7 de safar n'est pastombé en mars; ce n'est qu'en 222-1224, après la mort deMalek-Adel, que l'on observe cette coïncidence. Il faut doncrecourir à l'une de ces corrections que nécessitent si fréquem-

Page 125: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

APPENDICE. 120ment les versions latines des chartes de ce genre, et lire men-sis madij au lieu de mensis nartij on tombe alors précisé-ment sur l'année 1217, où le 7 de safar correspond, à un jourprès, au 17 mai, et, une fois cette correction admise, rien n'estplus naturel (lue de laisser ces deux traités au rang chronolo-gique que leur ont assigné les éditeurs de Vienne, —rang où ilscontinueront seuls hjouer, dans la discussion que j'ai abordéePlus haut, le rôle que j'avais cru devoir assigner 4 l'ensembledes six documents non datés ils prouveront qu'à la veille dela cinquième croisade, Venise répéta, sans scrupule, lestrahisons qui précédèrent la quatrième , tout en agissant avecplus de prudence encore que la première fois, puisqu'icic'est un turcopole obscur qui remplace, comme ambassadeurde la République,- les deux patriciens des premiers traités.

Je me hâte, du reste, d'arriver à ceux-ci : ils se suivent etse complètent, et (bien que le second ne donne aucune indica-tion de mois) ont di) être signés ensemble, le 19 de schaban,date que le premier de tous identifie avec un jour indéterminédu mois de mars. Le second traité ', ainsi que l'ont fait remar-quer avecj uste raison Tafel etTiiomas, porte en outre avec lui laPreuve qu'il a été, ainsi que les trois autres, conclu au momentmême où les Vénitiens se préparaient à transporter en Orientun grand nombre de pèlerins, - le sultan accordant à cespèlerins, dès l'instant que leur voyage perdait tout caractèreagressif, la libre entrée des Lieux saints 2;. la date d'annéedoit donc en être cherchée immédiatement avant la quatrièmeou la cinquième croisade.

Or Malek-Adel a régné en Égypte, de juillet-août 1200 au31 août 1218; pendant cette période, le 19 de schaban esttombé en mars trois fois

Le 31, en 1206;Le 21, en 1207Le 9, en 1208.

Mais à aucune de ces trois années ne correspond un passagequelconque de pèlerins transportés par les Vénitiens; de plus,Marino Dandolo, neveu du dogellenri, et qui avait pris part à laquatrième croisade, était occupé, en 1206 et 1207, à la con-

1 P. 187.« Omnes qui vadunt in peregrinatuin ad sanctum sepuichrum eum Vene.« Unis, siuL saivi et securi in personis et robus. »

Page 126: Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat

130INNOCENT III ET LA QUATRIÈME CROISADE.

quête de l'île d'Andros, dont il devint alors seigneur', et ce faites t affirmé par tous les chroniqueurs contemporains 1• En 1207,il revenait à Venise siéger momentanément dans les conseilsde la République', et était, l'année suivante, avec RogerPremarino, envoyé en ambassade, non en Égypte, mais auprèsd'Othon de Brunswick .

A la même époque, Pietro Michiel s'occupait de la conquête(le Gorfou, dont il avait été inféodé en juillet 1207.

Toutes ces difficultés tombent, au contraire, si l'on fait ici,encore une fois, la correction madij pour martij l'on obtientalors pour le 19 de schaban les trois dates:

1201, 25 mai;1202, 14 mai;1203, 4 mai.

La dernière tombe en pleine croisade, et ne saurait offriraucune probabilité.

La première est trop voisine de la conclusion du pacte denous (fin avril 1201), pour que Marino Dandolo - qui, enqualité de membre du grand conseil, avait dû prendre part àla signature de ce pacte - ait eu le temps de se trouver, unmois après, au Caire.

Reste donc la seconde, 14 mai 4202, qui est (à un jour près)celle donnée par llopf, et, en somme, la seule admissible. Il n'ya plus alors qu'à expliquer cette substitution du 1 2 au 14 mai,et du prénom de DonIenicO à celui de Pietro. Ces deux variantessont-elles le fait du copiste du manuscrit hypothétiquequ'aurait consulté l'historien allenTand? sont-elles dues, aucontraire, i l'historien lui-même? La réponse à ces questionsse trouve évidemment dans les papiers de Hopf, qu'une con-naissance profoodede l'histoire des dynasties de l'Archipel,avait dû mettre à même de pousser, bien plus loin que je neviens de le faire, les inductions fournies par les noms deMarino Dandolo et de Pietro Michiel.

Andreas nandulas, d. Muratori, t. XII, col. 334.2 Voir Hopf. Geschich(e der Inset Andros, P. 36.

Tafel et Thomas, t. II, p. 49.And. Dandulus, p. 335; Jiopf, Op. tU.. p. 37.Tafel et Tho,nŒS, t. II, P. 54.

Le Mans. - Imprimerie Ed. Monnoycr, place des Jacobins.

4",