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INSTITUT DE COOPERATION POUR LA CULTURE CYCLE II – 2014-2015

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INSTITUT DE

COOPERATION

POUR LA

CULTURE

CYCLE II – 2014-2015

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3 Institut de Coopération pour la Culture – Cycle II, 2014-2015

« Il faut en effet passer de la séduction à la conviction, de la

détestation à l’adhésion, de l’indignation à la mobilisation

pour un projet soutenu par des valeurs qui méritent

l’engagement. »

Jean-Paul DELEVOYE Médiateur de la République

in Rapport annuel 2010

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Remerciements à Camille Millerand Pour les crédits photos

Photo de couverture : Camille Millerand Bucarest-Mihai Bravu Arrêt de bus près du Web Club, lieu branché de Bucarest. Roumanie. Avril 2007©Camille Millerand

Document publié en décembre 2015

Ce document a été réalisé par l’Institut de Coopération pour la Culture grâce aux dons des entreprises et des personnes intéressées par notre démarche. L’Institut étant une association

reconnue Organisme d’intérêt général, ces dons sont fiscalement déductibles.

Licence Creative Commons.

Les pages de ce document dont les membres sont les auteurs sont, à l’exclusion des photos, mises à disposition sous un contrat Creative Commons pour en garantir le libre accès tout en respectant et

protégeant les droits d'auteur par un système de licence ouvert.

Il faut en effet passer de la

séduction à la conviction, de la

détestation à l’adhésion, de

l’indignation à la mobilisation pour

un projet soutenu par des valeurs

qui méritent l’engagement.

Jean Paul DELEVOYE,

Médiateur de la République,

in Rapport annuel 2010

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amais nous n'avons connu une telle profusion de textes, d'articles et d'ouvrages ; jamais nous n'avons connu autant de possibilités de participer à des colloques, des ateliers, des séminaires… Pour autant, il ne nous semble pas que cette mise à disposition des savoirs ait réellement démultiplié les possibilités de débats approfondis et d'échanges réellement problématisés, comme de production de connaissances véritablement partagées. Jamais l'impression de ne plus comprendre n'a été aussi grande.

Il est sûrement temps de cesser la critique permanente pour entrer dans une contribution régulière. En ces temps d'incertitudes et de réelles violences, nous avons pensé utile et nécessaire de créer cet espace de réflexion, de confrontation des idées et de contributions : c'est-à-dire un espace qui s'inscrive dans un temps long, dans un temps politique, en explorant la possibilité d’une nouvelle praxéologie culturelle.

La seule voie qui nous est parue plausible fin 2012 a été celle de nous engager dans un espace de coopération, d’écoute et de respect de nos différences, de construction et de contribution.

Les séminaires de l’Institut de Coopération pour la Culture sont l’occasion d’explorer, de décrypter et d’analyser des projets. Avec les études de cas, nous pouvons nous appuyer sur des expériences concrètes pour alimenter nos réflexions sur une question centrale : quelle action publique en faveur d’une culture humaniste ? Nous explorons un projet offrant la possibilité d’aborder un ensemble de facettes : artistique, culturelle, territoriale (y compris européenne), sociale, éducative, économique…

Après un premier Cycle en 2013 de séminaires consacrés à une plus grande prise en compte de toutes les dimensions de ce qui est culture et de ce qui fait culture, le second Cycle 2014-2015 de l’Institut de Coopération pour la Culture, objet de cette présente publication, a porté sur une exploration de thèmes autour de la diversité culturelle, des nouvelles modalités de coopération, de gouvernance, d’ingénierie et d'organisation.

À partir de novembre 2015, le Cycle III sera exclusivement consacré à la formalisation de propositions sous forme d'un texte de référence. À partir de l'ensemble des contributions de l’Institut, nous formaliserons des propositions en tant que fondements éthiques et politiques nécessaires pour une redéfinition de l'intervention publique en faveur des pratiques artistiques et culturelles. Les membres de l’Institut de Coopération pour la Culture

Christophe Blandin-Estournet, Thierry Blouet, Delphine Cammal, Véronique Charlot, Denis Declerck, Yvan Godard, Philippe Henry, Jihad Michel Hoballah, Dominique Legin, Olivier Meneux, Lydie Morel, Patricia Oudin, Yves Paumelle, Jean-Claude Pompougnac, Tristan Rybaltchenko, Didier Salzgeber, Lucia Salzgeber, Christine Vergnes.

J Il faut en effet passer de la

séduction à la conviction, de la

détestation à l’adhésion, de

l’indignation à la mobilisation pour

un projet soutenu par des valeurs

qui méritent l’engagement.

Jean Paul DELEVOYE,

Médiateur de la République,

in Rapport annuel 2010

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Préface

Une nouvelle praxéologie reposant sur le décryptage et la traduction L’Institut de Coopération se propose d'être un espace de décryptage, de traduction et d'interprétation avec pour exigence de transmettre les résultats en termes d’enjeux et de propositions politiques. L'Institut a d'abord pris pour socle la situation française, ne serait-ce que pour mieux permettre ensuite une indispensable comparaison avec d'autres contextes, notamment européens et internationaux.

C'est donc une invitation à prendre (ou à reprendre) la parole pour faire entendre une voix portant sur les pratiques afin de fabriquer de l'expérimenté. De nouvelles voies de réponse sont envisageables, non pour la défense d'intérêts de quelques-uns, mais pour le bien commun que représentent l'éducation, la culture ou la recherche. Il n'est donc pas ici question de réparation, mais bien de transformation.

Les principes directeurs L’Institut est un endroit où être membre a une signification : l'objectif n'est pas d'en accroître le nombre mais de proposer des situations réelles de travail à un nombre croissant de participants.

L’Institut est un projet à but non lucratif résolument centré sur le capital humain dont la seule finalité est de construire du commun, de la pensée commune et des territoires communs.

L’Institut est un espace collectif où chacun vient avec son statut (et non pour un statut), ses expériences, ses doutes et ses certitudes, mais surtout avec ses questionnements.

L’Institut s'organise au travers des contenus qu'il travaille et met en mouvement. Cela implique que cet espace d’échange soit un outil de production : une coopérative de production de la pensée. C'est donc à la fois un outil, un espace, un temps de mise en mouvement de la pensée critique, vigilante et créative.

L’Institut est un moment de mobilisation pour explorer les questions qui intéressent aujourd'hui les acteurs institutionnels, professionnels et politiques, tout autant que les citoyens. Cette exploration s’est située, dans un premier temps, dans un calendrier de trois ans de 2013 à 2015, avec un travail de synthèse au cours de l'année 2016.

L’Institut est un espace intergénérationnel de compétences et de parcours différents.

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Problématique À force de ne pas mettre de mots sur ce qui est appelé la culture, les phénomènes de déséquilibre, d’inégalité, de discrimination et d'exclusion s'accentuent. Depuis plus de deux ans, l’Institut alimente par ses séminaires et ses contributions un débat sur le positionnement de la question culturelle dans les politiques et dans les futures interventions publiques en sa faveur.

L’objectif est de démontrer la nécessité d'un investissement dans la culture, en dépassant les discours justificatifs s'appuyant sur quelques maîtres mots comme la compétitivité, l'attractivité et la cohésion sociale.

La question est alors posée : comment, à partir d'expériences concrètes, dégager des propositions de principes fondateurs d’une action publique en faveur d’une culture humaniste ? Au-delà d'une approche tactique de recherche de financements, de quelles manières entrevoir de nouvelles modalités de coopération et de nouvelles solidarités, y compris européennes ?

Tout ceci n'est qu'une tentative. Au regard de la crise que nous connaissons (qui va durer et qui n'est pas seulement économique), il paraît inenvisageable de ne pas tenter de construire des propositions nouvelles. Les discours incantatoires sur l'éducation, la culture et la recherche, sur le développement durable et les droits culturels n'ont pas suffi (et ne suffiront pas) à répondre aux violences réelles et symboliques actuellement à l'œuvre aux plans national, européen et international ; aux plans social et intergénérationnel.

Une mise en pensée collective des expériences est aujourd'hui absolument nécessaire.

Méthode L’Institut structure son activité autour de cinq séminaires annuels. Chaque temps de rencontre, organisé sur deux jours, est l’occasion d’explorer une étude de cas choisie collectivement. Un protocole méthodologique a été établi pour faciliter le travail des participants.

Les débats font l’objet, non pas d’un compte-rendu, mais d’une contribution signée par l’ensemble des membres, mise à disposition sur le site internet de l’Institut : www.institut-culture.eu

Ce document présente les contributions réalisées au cours du deuxième Cycle de l’Institut. Un troisième Cycle est engagé pour la saison 2015-2016.

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Une orientation de principe L’action publique en faveur de la culture est aujourd’hui profondément interrogée par les lourdes mutations dans lesquelles nos sociétés sont engagées et les importantes tensions qu’elles génèrent.

C’est en tout cas dans cette perspective que l’Institut de Coopération pour la Culture se veut un espace ouvert de réflexion, de confrontation et de proposition sur les orientations, les objectifs et les modalités renouvelées d’une approche humaniste, laïque et d’intérêt public des questions culturelles.

Celles-ci seront d’abord explorées au travers du prisme particulier de la création artistique et de l’action culturelle, de l’éducation artistique et culturelle, ou encore des politiques publiques considérant ces dimensions comme essentielles pour le devenir tant personnel que collectif des humains.

À partir d’un travail d’objectivation et de comparaison d’expériences concrètes, la démarche participe ainsi à l’effort collectif, à l’œuvre dans de nombreux secteurs, visant à refonder pour les temps qui viennent ce qui devrait être valorisé comme bien commun, mais également ce qui tendrait vers un développement moins insoutenable, intolérant et inégalitaire que celui dans lequel se débat aujourd’hui la planète humaine tout entière.

Les défis Pour l’Institut de Coopération pour la Culture, plusieurs défis contemporains sont alors à prendre en compte et à intégrer dans un horizon public et démocratique élargi de l’action publique en faveur de la culture :

- la simultanéité contradictoire d’une standardisation et d’une hétérogénéisation de nos systèmes de référence culturelle, entendus comme modes d’appréhension et de compréhension de notre rapport à nous-mêmes, aux autres et au monde et les modes d’action qui en découlent ;

- l’individualisation et la différenciation croissantes des parcours de construction de nos identités personnelles, au travers d’une pluralité d’appartenances collectives ou communautaires plus ou moins pérennes, qui génèrent autant une diversification émancipatrice que des discriminations et des inégalités plus fortes en termes de compétences symboliques maîtrisées par les individus ;

- le bouleversement actuel des modes de composition et d’échange de nos langages et de nos formes symboliques, entre autres au travers de la prégnance des industries culturelles et des nouvelles technologies, ces dernières amplifiant, au-delà de la simple question des fréquentations, le développement de pratiques culturelles et en remodelant les modes de production, les fonctionnements et les usages ;

- la difficulté à se dégager des rigidités d’un passé marqué par une approche sectorielle, verticale et hiérarchique, tant en termes d’élaboration que de décision et d’administration, de modes d’organisation de la production et de l’échange

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culturels, même si des essais localisés d’approches plus transversales et interactives sont déjà perceptibles sur de nombreux territoires.

Question de référentiels Face à ces risques qui peuvent être mortels s’ils ne sont pas assumés dans une prise en compte publique et démocratique renouvelée des questions culturelles, trois référentiels sont actuellement en présence. Ils se confrontent aujourd’hui au sein des politiques culturelles publiques, sans pour autant qu’aucun d’entre eux ne puisse prétendre fournir à lui seul la clé de voûte stabilisante d’une nouvelle façon non seulement de plus singulièrement vivre, mais aussi de mieux vivre ensemble :

- le référentiel historique de l’aide à la création professionnelle, où le thème du soutien à l’excellence artistique, scientifique et culturelle ne cesse de chercher à se compléter d’une visée d’accès du plus grand nombre à cette offre, de fait de plus en plus fournie et diversifiée ;

- le référentiel récent et substitutif de la réelle importance économique des secteurs de la production et de la diffusion artistiques, culturelles et créatives, sous l’angle de l’apport en activité, en emploi, en valeur ajoutée monétarisée ou en attractivité des territoires à l’échelle nationale, européenne et internationale.

- le référentiel émergent qui met au centre de toute légitimité le droit de chaque personne à faire reconnaître sa propre identité culturelle (individuelle et communautaire) ou à construire son propre parcours d’identité culturelle, tout en restant en devoir de bienveillance et d’hospitalité vis-à-vis des autres manifestations de l’expression et de la diversité culturelles.

En ce début de 21e siècle, ces trois référentiels revendiquent chacun de pleinement participer à une société autant de développement personnel plus qualitatif que de développement collectif plus soutenable.

De nouvelles compétences Dans ce contexte précisé et s’il fait aussi sien ce double objectif de développement, l’Institut de Coopération pour la Culture plaide d’abord pour une dynamique essentielle d’interculturalité, qui soit fondatrice et généralisée, en même temps que foncièrement évolutive et processuelle.

Pour le moins, nous vivons dans une époque où l’une des compétences majeures consiste à savoir construire et mettre en œuvre des agencements particuliers entre acteurs différenciés, porteurs de références culturelles non identiques, assez souvent également spécialisés dans des domaines spécifiques de connaissance et d’activité. S’en trouve induite la nécessité d’une nouvelle approche des compétences culturelles et des modes organisationnels qui soient pertinents pour le monde actuel, tissé d’interdépendance et de différenciation renforcées.

Chaque séminaire de l’Institut de Coopération pour la Culture explore une déclinaison particulière de cette problématique et cherche à repérer, à partir d’un cas concret étudié, des éléments transposables ou généralisables à d’autres

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situations. Des premières mises en perspective dégagées au fil des séminaires de l’année 2013 et dont les contributions issues de ces travaux sont disponibles sur internet, on peut par exemple souligner :

- la nécessaire prise en compte de la dimension dissensuelle, voire conflictuelle, d’une société de plus grande diversité culturelle, source potentielle autant de richesses nouvelles que de discriminations et d’inégalités inédites ;

- l’importance induite de l’expérimentation de nouveaux espaces et modalités de débat, négociation, délibération, décision, mise en œuvre, évaluation, nous aidant aussi à préciser les contours d’une laïcité culturelle propre à notre temps ;

- le rôle croissant et diversifié des communautés d’expérience et d’usage (professionnels, amateurs, profanes) dans les mécanismes de qualification et de valorisation des productions culturelles, dans l’élaboration des sociabilités contemporaines et plus largement dans la production du social dans son ensemble ;

- l’interdépendance accrue des acteurs individuels et des organisations, impliquant l’invention et l’articulation de modèles plus horizontaux et transversaux de mise en synergie et de coopération dans tous les domaines, dont celui des activités et pratiques artistiques ou culturelles ;

- le besoin d’une prise en compte collective renforcée des risques importants toujours mis en jeu à l’origine de toute production artistique ou culturelle, tout autant que des effets structurels de hiérarchisation de l’économie culturelle et de concentration de l’essentiel des moyens disponibles au profit de quelques-uns seulement.

Une urgence à problématiser Ce qui se dégage en tout cas des premiers repérages et analyses, c’est l’urgence d’une problématisation actualisée des rapports d’agencement réciproque – et pour une bonne part encore largement « bricolés » – entre l’artistique, le culturel, le social, le territorial et l’économique. Il en résulte une autre urgence, celle d’un pivotement stratégique des politiques publiques et des organisations à l’égard de la question ainsi renouvelée de l’art et de la culture dans notre société.

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Sur le tournage du court-métrage La Virée à Paname, un film réalisé par Carine May et Hakim Zouhani. Aubervilliers. Juillet 2012 ©Camille Millerand

Militants de R.E.S.F. et de la F.I.D.L. manifestent pour les droits des mineurs isolés devant le siège de l’Aide sociale à l’enfance à Paris. Décembre 2014. ©Camille Millerand

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Som

mai

re

Préface ............................................................................................................ 7

Une orientation de principe ............................................................................. 9

Faire de l’action publique en faveur de la culture un levier de l’innovation sociale et politique ...... 15

La valeur de l'expérience ............................................................................... 17

Se mettre en recherche de nouveaux référentiels ......................................... 21

Mobilisation ponctuelle et transformations à long terme .............................. 24

Bibliographie.................................................................................................. 28

Prendre enfin en compte l’hétérogénéité culturelle et l’historicité des territoires dans la définition des politiques publiques .......................................... 31

Étude de cas : le Plan territorial d’éducation artistique et culturelle de la Scène nationale Le Carreau de Forbach et de l’Est mosellan .................................... 33

Un développement culturel en milieu instable .............................................. 36 Philippe HENRY ............................................................................................................... 37

Première ou Générale ? ................................................................................. 40 Christophe BLANDIN-ESTOURNET ................................................................................. 40

Sortir des illusions, approfondir les ambitions et régénérer les modes d’action et de gouvernance ! ....................................................................................... 41 Thierry BLOUET............................................................................................................... 41

Confrontation et coopération ........................................................................ 43 Jean-Claude POMPOUGNAC .......................................................................................... 43

Carte sensible et territoires actionnables....................................................... 46 Pascale de ROZARIO ....................................................................................................... 46

Fragmentation et pivotement des politiques culturelles publiques ................ 50 Didier SALZGEBER ........................................................................................................... 50

Un nouveau référentiel intégrant des projets indéterminés .......................... 55

Investir en urgence dans des modèles économiques de la création artistique plus coopératifs et solidaires ..................................... 59

Rencontre thématique : pour un diagnostic problématisé de la situation du spectacle vivant en France ............................................................................. 59

Un retour aux sources d'une possible « laïcité culturelle » ............................ 65 Jean-Claude POMPOUGNAC .......................................................................................... 65

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Un manque de diversité et de proximité ........................................................ 67 Delphine CAMMAL ......................................................................................................... 67

Économie de la valeur ou valeur de l’économie ? .......................................... 69 Christophe BLANDIN-ESTOURNET ................................................................................. 69

Économie du spectacle vivant : un changement radical ? .............................. 70 Dominique LEGIN ........................................................................................................... 70

La reproduction des modèles existants n’est pas inéluctable ......................... 71 Didier SALZGEBER ........................................................................................................... 71

Pour des politiques culturelles publiques plus systémiques et coopératives .. 76 Philippe HENRY ............................................................................................................... 76

Économie de rêve sur une planète des signes : viatique pour une reconfiguration des politiques publiques du spectacle vivant. ....................... 83 Thierry BLOUET............................................................................................................... 83

S’engager dans l’écriture de nouvelles équations .......................................... 86

Coopérer ou labelliser ? Telle est la question. ..... 89

Le COM de la Scène nationale du Théâtre de l’Agora à Evry. ......................... 90

COM d’habitude ? .......................................................................................... 94 Christophe BLANDIN-ESTOURNET ................................................................................. 94

Articuler un projet cohérent à la croisée d’attendus multiples ...................... 94 Philippe HENRY ............................................................................................................... 95

Un contrat hors normes qui bouscule- décale- questionne pour un Théâtre qui réside-désire-sidère sur un territoire.... ......................................................... 95 Delphine CAMMAL ....................................................................................................... 100

De la nécessité d’une assistance à maîtrise d’ouvrage artistique et culturel. 100 Thierry BLOUET............................................................................................................. 102

Il faut abattre les murs pour reconstruire l'Agora ........................................ 102 Tristan RYBALTCHENKO ............................................................................................... 105

Come Together , de la difficulté de considérer le contrat d’objectifs et de moyens (COM) comme le résultat d’un processus de négociation. .............. 105 Didier SALZGEBER ......................................................................................................... 108

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Faire de l’action publique en faveur de la culture un levier de l’innovation sociale et politique Contribution #5 - Séminaire de janvier 2014

A Diar El Kef ou « El Carrière », comme l’appellent les Algérois, quartier précaire situé sur les hauteurs de Bab el Oued, les habitants sont pessimistes sur l’issue du scrutin présidentiel du 17 avril. Conscients qu’ils seront les premiers concernés si la situation dégénère. Avril 2014. ©Camille Millerand

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Passer du processus de mobilisation des usagers à une participation stratégique des citoyens Avec ce 8e séminaire, l’Institut de Coopération pour la Culture poursuit l'exploration des problématiques autour des bibliothèques et médiathèques, en les considérant comme des équipements emblématiques des politiques culturelles publiques depuis plusieurs décennies. Ces lieux se sont résolument engagés dans un réexamen de leur place et de leur rôle dans l'espace public. Le numérique, dans toutes ses dimensions, a créé une situation relativement inédite obligeant les acteurs professionnels et politiques à réinterroger leurs pratiques.

Comme l’illustre le projet de la Médiathèque de la Communauté de Communes entre Dore et Allier (Puy-de-Dôme), à Lezoux, la mise en place d'un processus collectif avec les futurs usagers de l'établissement ouvre de nouvelles perspectives dans la manière de penser la médiathèque de demain. La méthodologie utilisée et initiée par la 27e Région se situe en amont de la création effective de la médiathèque, et se propose d'apporter une vision générale de la médiathèque à partir des usages. Le principe d'une résidence constitue au plan méthodologique l’élément central de cette démarche animée par une équipe pluridisciplinaire. L’analyse de cette expérience nous a conduits à poser un certain nombre de questions.

Sur le processus proprement dit :

En quoi l’exploration de ce projet est-elle différente des méthodes habituelles ? Le temps de résidence permet-il d’observer un déplacement du système d’acteurs ? Ce processus débouche-t-il sur de nouvelles modalités de décision politique et opérationnelle ? Cet investissement public très en amont de la construction effective de la médiathèque ouvre-t-il des perspectives nouvelles en termes d’ingénierie de coopération politique ?

Sur la méthode :

En quoi permet-elle effectivement d’envisager cet espace public d'une autre manière ? Quels enseignements tirer de cette expérience qui puissent être utiles à d’autres territoires et d’autres secteurs culturels ? C’est toute la question du transfert d’expérience et des conditions à réunir pour une généralisation de la méthode.

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La valeur de l'expérience La méthode proposée par la 27e Région ouvre indéniablement des perspectives sur la manière dont on peut réintroduire une dimension collective, participative et citoyenne dans les processus d'action publique. En s'appuyant sur un cadre précis au plan méthodologique, l'expérience de résidence aborde le projet de médiathèque non de manière classique par les objectifs attendus par les professionnels et les acteurs publics, mais par un questionnement et une cartographie des usages souhaités par les futurs usagers eux-mêmes. Cet ambitieux chantier se situe – et c'est une chance – en amont du projet architectural proprement dit. Le dispositif soutenu par les collectivités publiques montre que la question de la participation des habitants et de l'animation d'espaces de parole peut, lorsqu'elle est prise au sérieux, constituer une étape crédible dans la définition des services publics gérés par les collectivités.

La résidence : un catalyseur de projets Comme le précise le livret1 accompagnant cette expérience, « en organisant la discussion autour de l'impact culturel, économique, social attendu, la résidence a permis de faire converger les acteurs autour de quelques priorités qui donnent un cap et vont pouvoir être déclinées dans le projet architectural, le fonctionnement, et les services de la médiathèque en fonction des besoins locaux ». Pour cet accompagnement à la construction d'une nouvelle médiathèque sur le territoire de la Communauté de Communes, les partenaires (Conseil régional d'Auvergne, Conseil départemental du Puy-de-Dôme, Communauté de Communes entre Dore et Allier, Commune de Lezoux) avaient un double objectif :

nourrir la réflexion sur les services numériques que la future médiathèque devra mettre en place en partant des besoins et des pratiques des citoyens ;

développer plus largement la réflexion sur la stratégie de la médiathèque à l'échelle départementale et régionale dans le cadre d'un schéma départemental de la lecture sur la période 2011-2013.

L'expérimentation mise en place très en amont du projet architectural et d'ouverture de l’équipement a été largement au-delà de ces deux objectifs. Le projet de médiathèque a été à la fois objet et support : objet car l’enjeu était bien de penser la médiathèque en fonction des pratiques culturelles, sociales et numériques de demain (Vincent, 2013) ; support car l'expérimentation a créé in situ une situation d'apprentissage de la citoyenneté à partir d'un corpus d'expériences proposées par l'équipe en charge d'animer la résidence.

L'exploration du projet de médiathèque a également offert l'occasion de formaliser les termes du contrat entre les partenaires publics : si les attentes ne sont pas forcément identiques, toutes convergent cependant sur le rôle fondamental du numérique pour fonder un lien entre la médiathèque, les territoires et l'ensemble du corps social.

En fait, les problématiques liées aux technologies de l'information et de la communication ont permis aux acteurs publics et professionnels de redéfinir les missions des bibliothèques, dans une perspective où l'offre doit s'adapter aux usages et non l'inverse (Quach et Touitou, 2013). Le projet de la Médiathèque de Lezoux s'inscrit en partie dans cette dynamique de refondation. Les futurs usagers ont été conviés, pendant la résidence, à définir ce à quoi devrait répondre ce nouvel équipement en termes de développement des pratiques, d'animation du territoire et d'articulation des ressources existantes. L'expérience de la Communauté de Communes dépasse une simple logique d'adaptation 1 Les nouveaux usages de la médiathèque. Pensez les médiathèques de demain, La 27e Région, février 2013.

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de l'offre à partir d'une expertise sur les besoins établis par les professionnels (approche descendante, top down). Ce dispositif permet de formaliser les attentes portées par les acteurs locaux – et en premier lieu les habitants – en termes de possibilités d'usage pour en déduire les services susceptibles d'y répondre (approche ascendante, bottom up).

Dans ces conditions, comme l'a indiqué l'équipe d'intervention, la bibliothèque n'est plus considérée comme « un lieu de livres », mais d'abord comme un « lieu de liens » : liens entre les hommes et les territoires, entre les générations et les cultures2. La méthodologie utilisée va au-delà d'une recherche d’adéquation entre une offre et une demande autour d'une médiathèque, mais instrumentalise le projet, au sens positif du terme, à des fins plus larges aux plans culturel, social, territorial et éducatif3. La future médiathèque se positionne donc comme une ressource potentiellement mobilisable pour répondre aux attentes et aux usages souhaités par les usagers eux-mêmes, et non comme une structure gestionnaire de services préalablement définis.

Par ailleurs, le projet de médiathèque est d'emblée pensé non comme un lieu à fonctions spécialisées, mais comme un espace à usages multiples4. L’objectif consiste, par une formalisation des usages, à rendre visible les idées nouvelles, à révéler les changements de paradigme, à explorer de nouvelles manières d'aborder un équipement culturel avec ses contenus et son rapport aux publics. Nous sommes très loin des études de faisabilité habituellement demandées dans les appels d’offres des collectivités publiques5.

L'expérimentation mise en place par la 27e Région6 constitue à notre avis une tentative réelle de mise en collaboration et en coopération d’une pluralité d'acteurs ayant des centres d'intérêt et des motivations très différents : une sorte de pacification des pluralités dont la principale vocation est de mobiliser les acteurs impliqués vers la convergence dans une vision commune. La résidence est donc investie comme un catalyseur de projets qui dépasse largement le seul projet de médiathèque : c'est une ouverture du champ des possibles en sortant des services préexistants ou prédéfinis à l'avance (Vincent, 2013).

2 Les nouveaux usages de la médiathèque. Pensez les médiathèques de demain, op. cit. 3 Ceci n’est pas sans rappeler les démarches de développement local initiées en France et en Belgique dans les années 1980-1990. 4 Voir sur ce sujet la contribution #4 de l’Institut de Coopération pour la Culture sur la Médiathèque de Strasbourg. 5 Il faudrait, sur ce sujet, examiner pourquoi les appels d’offres ne prennent que très rarement en compte ce type de démarche. 6 Trois hypothèses fondent le travail de la 27e Région. 1/ Les technologies sont à la fois remède et poison (cf. l’expression du philosophe Bernard Stiegler) : selon l’usage que l’on en fait, les techniques et les technologies peuvent soit créer de la valeur (sociale, démocratique, citoyenne), soit en détruire. 2/ Le rôle des acteurs publics est de contribuer à ce qu’elles en créent plus qu’elles n’en détruisent ; le "nouveau management public" arrive en fin de cycle : cette culture de gestion managériale visant à développer la performance des services publics n’a pas produit les résultats escomptés. 3/ Il faut donc inventer autre chose : l’innovation sociale transforme les politiques publiques ; l’expertise des utilisateurs, la capacité des habitants à s’organiser eux-mêmes, les cultures ouvertes et latérales impulsées par le numérique ont des conséquences majeures sur les acteurs publics, qui doivent repenser radicalement la façon dont ils conçoivent et mettent en œuvre les politiques publiques.

La bibliothèque n'est plus considérée comme « un lieu de livres », mais d'abord comme un « lieu de liens »

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Une fonction de socialisation Sans entrer dans une description exhaustive de la méthode initiée par la 27e Région7, nous pouvons tenter d'en dégager quelques caractéristiques.

En premier lieu, la méthode est très structurée et charpentée. Nous avons déjà eu l'occasion de le souligner au sein de l’Institut de Coopération pour la Culture8 : les dispositifs fondés sur la participation et l'implication des habitants demandent un protocole suffisamment précis pour donner aux participants des points de repère, et suffisamment souple pour ne pas induire les résultats dès le départ.

Le caractère processuel est ici favorisé par rapport à une vision programmatique des services à venir. Une recherche de mise en relation des différentes visions portées par les acteurs est privilégiée, évitant ainsi une simple accumulation des visions difficilement traitables par les acteurs publics. En particulier, l’approche tend à s’éloigner de l’idée souvent avancée qu'une médiathèque ne s'adresse qu'à une partie limitée de la population, même si cette logique de culpabilisation est assez peu propice au changement. Dit autrement, l'approche par les usages oblige à se décentrer du paradigme d'égalité d'accès, modèle habituel de référence prescrit dans ce type de projet, pour initier un travail sur les représentations et entrer dans une économie plus contributive du projet dans son ensemble.

En second lieu, la structuration en trois étapes (exploration et immersion, test et prototypage, synthèse et documentation) offre une multitude et une variété de situations propices à une mise en récit des représentations, des envies et des désirs, des parcours des acteurs impliqués. Toute la démarche repose sur la mise en forme écrite et visuelle et sur la construction d'espaces à penser. C'est comme s’il était proposé de faire physiquement ce que permettent apparemment de faire les outils informatiques. La différence réside dans l'appropriation des situations par les acteurs eux-mêmes considérés comme sujets et non comme objets d'étude : la question n'est pas de comprendre comment les habitants appréhendent les services de la future médiathèque, mais d'apporter et de mettre à disposition des ressources pour que les habitants se pensent comme usagers de la future médiathèque. La dimension ludique, y compris avec des expériences concrètes fondées sur un faire ensemble et avec des jeux de rôle, contribue à la recherche d'une qualité relationnelle au sein des groupes. La diversité des médias utilisés (textes, dessins, maquettes, images…) ouvre également les possibilités d'expression et de dialogue, en particulier avec les élus et le cabinet d’architecte qui sera retenu. La capacité d'empathie de l'équipe d'animation facilite l'expression individuelle et collective sur tous les sujets, problèmes et questions soulevés par les projets.

Cette mise en récit des aspirations fait du dispositif un réel espace de socialisation du projet reposant sur une mise en discussion d'expériences collectives (les phases de test en grandeur nature). Une question cependant : permet-il de dégager des enseignements structurants pour la poursuite du processus et pour la capitalisation collective de savoir-faire, appuis potentiels d’une formalisation d’une évaluation ?

7 Nous vous invitons à télécharger la documentation très détaillée disponible sur internet : http://blog.la27eregion.fr. 8 Institut de Coopération pour la Culture, « Oser d’autres possibles dans les politiques culturelles publiques ! », Contribution #2, avril 2013.

Le caractère processuel est ici favorisé par rapport à une vision programmatique des services à venir.

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L'exigence méthodologique du dispositif, le temps relativement serré dans lequel se déroule la résidence (trois semaines réparties sur quelques mois) et la diversité des situations proposées offrent aux participants l'occasion de vivre une expérience assurément inédite, structurée sur une série de situations concrètes et de stimulations individuelles et collectives.

Le niveau local devient ainsi l'espace démocratique privilégié de mise en récit du bien commun, à la fois pour cristalliser les mobilisations

sociales identitaires, pour produire des expertises et pour formuler de nouvelles promesses politiques (Faure et Muller, 2013). Pour atteindre cet objectif, encore faut-il que la démarche puisse déboucher, au moins partiellement, sur un référentiel à même d'articuler l'action publique locale-globale et de guider, par la vision qu'il propose, les décisions politiques. Ce n’est justement pas si évident. Nous aborderons d’ailleurs cet aspect plus loin.

Dans ce projet, la valeur de l'expérience est donc centrale : c'est une approche à la fois pragmatique et socialisante pour et par le groupe, qui opère en favorisant les expressions de tous les participants. Cependant, cela n'est pas sans poser un certain nombre d'interrogations sur les risques d'autoréférencement du groupe sur lui-même et sur la nécessité de prise en compte, au moins à un moment du processus, de référentiels plus théoriques sur les pratiques de lecture ou celles liées au numérique. Cette prise de distance par rapport à l'expérience vécue permettrait, par exemple, de mieux comprendre comment s'opère le passage d'une typologie d'usages définie pour différents profils types9 par un panel d’acteurs locaux à une typologie des attentes pour construire des réponses en faveur de l'ensemble de la population.

Un espace de problématisation et de traduction Cette phase d'exploration du projet de médiathèque avec les usagers a aussi pour finalité de changer les regards sur ce type d'équipement. Comme le souligne Pierre Muller, la mise en place de politiques est souvent liée à une transformation de la perception des problèmes (Muller, 2013). Dans le cas qui nous intéresse ici, il s'agirait plutôt d'aller au-delà des représentations habituelles d'une médiathèque ou d'une bibliothèque. Ce déplacement suppose alors une fonction importante de médiation, de traduction ou de transcodage, pour reprendre le terme de Pierre Lascoumes. Ce travail d'explicitation, d'explication et de décryptage des idées, des visions et des propositions, induit de nouvelles compétences d'ingénierie et de mise en lien qui vont au-delà d'un agencement d'éléments connus (et forcément disparates). Ceci est particulièrement sensible dans le cas d’une nouvelle médiathèque avec l’existence d’un réseau de bénévoles déjà très impliqué. Les frottements et les frictions, produits par l'émergence de nouveaux éléments liés au projet, nécessitent

9 La méthode prévoit en effet un jeu de rôle en proposant aux participants de se mettre à la place de différents usagers. Il est donc proposé par l'équipe d'animation une série de profils types de personnes susceptibles d'être concernées par cette future médiathèque.

La différence réside dans l'appropriation des situations par les acteurs eux-mêmes considérés comme sujets et non comme objets d'étude

La mise en place de politiques est souvent liée à une transformation de la perception des problèmes

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une fonction forte de coordination des capacités des acteurs à faire des propositions, à les négocier et à les synthétiser.

La tentative portée par la 27e Région sur ce projet de médiathèque pourrait être complétée, parallèlement à la mise en récit des usages, par une attention particulière aux récits de l'action publique locale qui renouvelle les modes de construction de la citoyenneté. En tout cas, les mises en récit du bien commun s'invitent au cœur du processus de gouvernementalité : elles nous informent sur une activité de transcodage des problèmes qui s'émancipe du raisonnement sectoriel centré sur l'État, mais qui ne dessine pas pour autant une nouvelle grammaire du pouvoir (Faure et Muller, 2013).

Il y a donc bien lieu d'établir, au-delà des descriptions objectivées possibles, un cadre de références partagées qui reste suffisamment souple et ouvert, l'intersubjectivité constitutive des pratiques et des usages culturels produisant sans cesse des propositions inédites, des jugements mouvants, mais aussi de nouveaux agencements coopératifs (Henry, 2014).

Se mettre en recherche de nouveaux référentiels La résidence est un moment d'ouverture et de libre parole où les contraintes/tensions liées aux aspects financiers, à la concurrence de notoriété, à la gestion des pouvoirs semblent être écartées par le pragmatisme de la méthode sur les usages. Une fois cette tiers-situation terminée, de quelle manière le système d'acteurs construit-il le cadre de ses futures coopérations et surtout, quelles modalités de pilotage sont prévues pour animer la suite de ce processus de convergence ? Nous pouvons faire l'hypothèse que les tensions préalablement « écartées » par la méthode réapparaîtront nécessairement. Les questions soulevées par cette expérience se situent sur deux registres. Le premier porte sur la dimension du contrat : si la prise en compte des usages très en amont du projet est une avancée, quel espace de négociation concevoir pour articuler ces usages avec les obligations de service public ? Le second registre concerne plus directement les contenus : comment mettre en débat les propositions d'usage portées par les acteurs locaux avec des tendances plus structurelles repérées par ailleurs sur le numérique, le territoire ou les besoins de livres pour ne prendre que ces trois dimensions.

Une nécessaire redéfinition du cadre L’approche par les usages souhaités par les propres usagers est très clairement intéressante (« cartographie des usages », pour reprendre la terminologie de la 27e Région). Mais le fait de nommer les usages n'est qu'une étape et ne peut en soi permettre de sortir d'une politique de catalogue (de fonds et de services).

De plus, cette phase peut éventuellement déboucher sur une proposition de modèle parfaitement ingérable car trop éloignée des pratiques professionnelles et politiques, ou ne prenant pas suffisamment en compte les frottements (voire les conflits) entre les usages, en particulier ceux liés à l'interculturalité10.

10 Voir sur ce sujet la Contribution #4 de l’Institut de Coopération pour la Culture, « Agir politiquement en faveur d’une culture humaniste à partir d’un principe de réalité », octobre 2013.

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En l’absence d’un continuum de réflexion, de proposition et d'action sur le moyen et long terme, le risque est de produire des effets inverses à ceux espérés initialement : une prépondérance des usages individués (une sorte de dictature des usages) d'une part, une reproduction des modèles d'offre même « adaptés au numérique » d'autre part. Cette recomposition ne doit donc pas se limiter aux usages vus par les futurs usagers, mais aller jusqu'à une recomposition des missions et des services portés par ce futur établissement. Par ailleurs, être à l'écoute des usages signifie-t-il pour autant que la puissance publique doive répondre à tout ? Qu'est-il prévu pour intégrer au fur et à mesure de nouveaux usages ? Quel contrat est-il envisagé entre la puissance publique et les usagers dans l'utilisation des espaces et des services ?

Dans un service historiquement pensé dans un rapport individué, le caractère erratique des usages oblige la puissance publique à donner un cadre commun aux pratiques présentes et futures. De nouvelles règles de réciprocité, de solidarité et de contribution sont à initier au risque d'une privatisation des espaces publics par les usagers, chacun investissant la médiathèque comme une ressource (gratuite) utile pour ses propres usages.

À notre avis, la prise en compte des usages (y compris ceux liés au numérique, aux jeux vidéo, à la presse…) par la puissance publique doit s’accompagner d’une définition plus

précise du cadre public (les règles) dans lequel ils se déploient : quels devoirs incomberont aux futurs usagers en termes de contribution et de retour à la collectivité (au sens de la cité) ? Cette nouvelle contractualisation citoyenne suppose pour les acteurs publics et professionnels d'assumer des fonctions de hiérarchisation et de coordination, autant matérielles que symboliques (tous les usages ne sont pas forcément compatibles entre eux), et de régulation des processus sociaux, culturels et éducatifs qui y sont liés.

Les fonds publics accordés à ce dispositif légitiment institutionnellement l'expérience de cette résidence. Cependant, les acteurs publics semblent peiner à tirer de cette opération tous les enseignements structurels induits. Là aussi, nous rencontrons peut-être un problème de traduction et d'inscription dans le temps. Un rapide tour d’horizon des sites internet de la Communauté de Communes entre Dore et Allier et du Conseil départemental du Puy-de-Dôme fait apparaître que les résultats architecturaux et fonctionnels semblent être en deçà des espérances/promesses d'une telle opération. Nous sommes certains cependant que d'autres effets, non exclusivement centrés sur la médiathèque en tant qu’équipement, existent et pourraient être recherchés même s'ils sont, comme le précise le bilan des résidences par la 27e Région, « plus diffus et plus difficile[s] à mesurer »11.

Enjeux de territoires et citoyenneté En acceptant, comme l'affirment Cécile Quach et Cécile Touitou, que « la bibliothèque est le premier lieu de socialité dans les territoires »12, cet équipement est donc forcément destiné à pivoter dans ses objectifs et fonctions, et à intégrer – ou à s'intégrer à – des processus territoriaux plus larges, à l'image par exemple de la Ville de Metz qui développe

11 Manuel d’utilisation. Les résidences de la 27e région, décembre 2011. 12 Quach Cécile et Touitou Cécile, « Le rôle stratégique des bibliothèques dans l'appropriation du numérique », in Bulletin des bibliothèques de France [en ligne] n° 6, 2013.

Le caractère erratique des usages oblige la puissance publique à donner un cadre commun aux pratiques présentes et futures.

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un projet regroupant un centre social et une médiathèque. La mise en résonance de services dits culturels et non culturels peut devenir dans les années à venir une dominante. La formalisation d’un cadre rigoureux au plan méthodologique et politique devra alors être une priorité, particulièrement en dotant les projets de nouvelles exigences.

Nous pouvons citer trois exemples.

La première exigence serait de ne pas investir « le numérique » seulement comme prétexte au changement, comme cela est en partie le cas dans le projet qui nous intéresse ici. Ainsi que le soulignent Marcel Lebrun et Renata Vigano, l'interactivité de ces outils peut contribuer à l'acquisition de compétences transversales (organisation des connaissances, démarches de résolution de problèmes, participation à et gestion d’un travail en collaboration, développement de projets personnels…). Le développement de telles compétences devient impérieux pour l'épanouissement des savoir-être et savoir-devenir des personnes, dans une société en complexification croissante13.

La seconde exigence serait de ne pas considérer le territoire seulement au sens d'un territoire vécu. Même si, comme il a été souligné ci-dessus, les récits territorialisés sur le bien commun deviennent une nécessité crédible pour un processus de changement, la situation créée par un projet doit être l'occasion d'une analyse et d'un réexamen des territoires sociaux et professionnels, politiques et démocratiques, culturels et symboliques. Le fait d’articuler des visions et des réponses doit faciliter la résolution des questions posées collectivement. En investissant le territoire comme système, l'objectif est de mieux prendre en compte une double capacité d'intégration : horizontale par rapport aux différents systèmes dans le même espace, verticale par rapport à d’autres systèmes dans des espaces connexes, qu'il s'agisse d'entités locales, régionales, nationales, européennes ou internationales (Gonod, 2008).

La troisième enfin porte sur les interrogations du besoin de livre, qui, dans l'étude de cas de la Médiathèque de Lezoux, est posé en postulat. Il y a un implicite qui demande à être sérieusement exploré surtout au vu des résultats du dernier rapport du Programme pour l'évaluation internationale des compétences des adultes (PIAAC) mené par l’OCDE14. En effet, au-delà des services de prêt, les bibliothèques

ont pour finalité de proposer aux citoyens de cultiver leur goût de lire, c'est-à-dire, comme insiste Alain Giffard, spécialiste de la lecture et du numérique15, de répondre au besoin de prendre soin de soi. Investir cette problématique devient éminemment politique au sens éducatif et culturel du terme : une part très importante d'enfants, d'adolescents et d'adultes est déconnectée de cette possibilité de réflexivité offerte par la lecture, et appréhende le monde de manière exclusivement descriptive, constitué d'objets sans lien entre eux. Penser la lecture devient alors particulièrement complexe dans la mesure où

13 Lebrun Marcel et Renata Vigano, « De l’Educational Technology à la technologie pour l’éducation », in Nouveaux c@hiers de la recherche en éducation, 1995. 14 L'enquête PIAAC évalue « la littératie », c'est-à-dire la capacité de comprendre et de réagir de façon appropriée aux textes écrits, « la numératie », c'est-à-dire la capacité d'utiliser des concepts mathématiques ainsi que la capacité des adultes à résoudre des problèmes dans des environnements à forte composante technologique. 33 pays y ont participé. http://www.oecd.org/fr/sites/piaac-fr/ 15 Voir le blog d’Alain Giffard, http://alaingiffard.blogs.com/culture

La mise en résonance de services dits culturels et non culturels peut devenir dans les années à venir une dominante.

Proposer aux citoyens de cultiver leur goût de lire et répondre au besoin de prendre soin de soi.

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une confusion s’installe régulièrement entre le traitement de l'information, la mobilisation des savoirs et la production de connaissances. Il y a un décentrage à opérer par rapport aux problématiques « d'accès à », ou encore « d'égalité d'accès » pour intégrer – et se confronter à – la question du goût de la lecture en considérant l'acte de lire comme essentiel pour être/devenir acteur et producteur d'objets symboliques, c'est-à-dire pour être un acteur culturel.

C'est tout l'enjeu politique auquel la puissance publique est amenée à répondre : alors que les utilisateurs d'outils informatiques et de gestion d'informations (comme Google, YouTube, Facebook Twitter…) ne cessent de croître, une part de plus en plus importante de nos concitoyens est, pour se repérer dans le monde qui les entoure, dans une simple recherche photographique de mots et de signes connus.

Nous pourrions dire que si de plus en plus d'individus sont connectés entre eux par les réseaux sociaux (et globalement dans l'espace internet), de plus en plus de personnes sont dépourvues de capacité à se connecter à l'autre, à être acteur et à vivre dans le monde, ou, dit autrement, à être sujet d'un monde qui est le leur et non objet d'un monde qui les entoure.

Pour revenir un instant à notre étude de cas, cela pose au moins deux questions : la première est de savoir à qui la parole est donnée au moment de la résidence pour réfléchir et contribuer à la cartographie des futurs usages. La seconde est de savoir à qui s'adresse effectivement ce projet de médiathèque. Par-là, nous pourrions interroger le fondement même du projet de bibliothèque-médiathèque sur le territoire.

Il semble que le fait de prendre les usages comme l'épicentre du processus conduit à mobiliser les acteurs sur des implicites dont il faudrait vérifier la pertinence aux plans sociologique, éducatif, culturel et politique.

Ces trois exigences présentées ici ne paraissent pas devoir être exclusivement réservées aux médiathèques. Pour les projets initiés et soutenus par la puissance publique, elles sont susceptibles d’intéresser tous les lieux culturels et artistiques.

Mobilisation ponctuelle et transformations à long terme Dans les années qui viennent, penser un lieu culturel public supposera probablement de s’extraire d'une approche exclusive par les activités (ce que le secteur privé gère plutôt bien), pour aborder l'espace culturel comme un espace public de rencontres et d'étayage des expressions symboliques et artistiques – donc politiques – forcément ouvert à d'autres pratiques sociales individuelles et surtout collectives. Pour que les phases de concertation et de participation des citoyens ne se réduisent pas à de simples opérations de marketing de services, de marketing territorial ou encore de marketing politique, elles doivent impérativement être situées dans des calendriers respectant les temps et l'implication de tous les participants au projet.

Les temporalités du projet et une clarification des responsabilités Alors que la résidence peut en partie être considérée comme une étape prospective, il est étrange de constater que la notion de temps est peu présente dans cette expérience. En

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fait, l’expérimentation a été conçue comme « un terrain neutre où il est permis de tester de nouvelles choses en dehors des contraintes (sociales, ethniques, hiérarchiques) habituelles »16. Ce parti pris méthodologique permet certes de favoriser et de libérer la parole, mais il présente l'inconvénient de situer le processus dans un temps immédiat. Sans l'inscription des propositions dans un temps long, il y a un risque réel de surenchère des attentes comme l'a constaté l'équipe de la 27e Région dans son bilan sur les résidences17.

Il faut démystifier le temps unique, homogène et linéaire, comme ici celui du temps du projet. Avec des partenaires ayant des intérêts non forcément convergents, des motivations multiples et des responsabilités aussi différentes, il y a une incontournable pluralité temporelle et une inévitable discordance des temps. Sans remettre en cause la pertinence des idées, des suggestions définies par les usagers, leur mise en calendrier permettrait de distinguer ce qui relève de l'utopie, ou, pour le dire autrement, faciliterait la hiérarchisation des propositions en fonction des données connues sur le projet et sur le contexte dans lequel il s'inscrit. Tout le travail consiste alors à repérer dans un ensemble de propositions, ce qui relève du désirable, du souhaitable et du possible. Nous pourrions retenir l'idée que le projet ainsi envisagé est une configuration de processus et non un scénario : la configuration est l'acceptation que les processus sociaux sont un mélange de cohérences et d'incohérences, alors que les scénarii ne retiennent que le principe de cohérence (Gonod, 2003). Ce terme de configuration complète assez bien le concept d'agencement coopératif proposé par Philippe Henry.

Stabilité et instabilité, intentionnalité et inintentionnalité, incertitudes et certitudes, conflits et coopérations… sont autant de facteurs qui caractérisent la vie sociale, et par conséquent la vie politique. La concrétisation d'un projet est un enchevêtrement de situations complexes créées au cours du temps. L’enjeu est alors de penser aux articulations des processus et d’en maîtriser le possible cheminement. Comme le rappelle Pierre Gonod, en matière politique, c'est le cheminement qui est essentiel pour la guidance, la correction et la modification des trajectoires.

Le bilan de la résidence de Lezoux confirme que « l'enthousiasme provoqué par ce mode opératoire » peut conduire, s'il ne s'inscrit pas dans du moyen et long terme, à un sentiment de déception de la part des participants. Si la phase d'exploration démocratique et participative apporte une contribution significative dans l'élaboration du projet, elle ne peut cependant à elle seule maintenir une exigence de coopération sur le long terme.

Se pose alors la question de l'articulation du court terme au long terme, et de la dialectique des actions immédiates, du programme législatif, des calendriers de tous les acteurs avec un projet à long terme qui nécessairement se situe au croisement d'une vision de l'avenir (à un moment donné) et d'un construit chemin faisant. L’inscription du temps exploratoire participatif dans des séquences prévues en amont et en aval permettrait peut-être d’envisager un jeu d'hypothèses relatives aux évolutions et aux changements à opérer, et aussi éventuellement aux abandons à consentir.

La clarification des rôles et des responsabilités attendus des acteurs, y compris des citoyens, à chacune des phases stratégiques du projet d’une part, au découpage séquentiel

16 Manuel d’utilisation. Les résidences de la 27e Région, op. cit. 17 Idem.

Il faut démystifier le temps unique, homogène et linéaire, comme ici celui du temps du projet.

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du projet d’autre part, doit aider les acteurs à comprendre à quel moment le processus de consultation et de concertation s’arrête et où commence le processus de décision et de réalisation. « Ce n'est qu'au terme de cette temporalisation que peuvent être véritablement élaborés les projets. L'heure est ensuite aux choix, aux décisions et à l'action dont la mise en œuvre requiert également une temporalisation des mesures. » (Gonod, 2003)

En détaillant cette proposition, cinq phases pourraient séquencer le débat : 1/ Définition d’un cadre global d’objectifs ; 2/ Enrichissement du projet par la participation des usagers ; 3/ Délibération collective au regard de critères d’intérêt général et d’évolution dans le temps ; 4/ Décision au regard de choix politiques et des contraintes de moyens ; 5/ Mise en application et évaluation des résultats impliquant les usagers.

L'enchaînement des phases n'est pas linéaire et une imbrication au moins partielle est à prévoir si l'on souhaite que cet ensemble d'actions réalisées fasse système en interne sur le territoire et pour les partenaires externes à celui-ci.

Ce processus permettrait d'éviter l'écueil des décalages trop souvent observés entre les usages souhaités, les compétences et moyens mobilisables et les organisations existantes. Bien évidemment, cette relation entre le projet à long terme et l’action immédiate serait grandement facilitée si les citoyens participaient à toutes les phases du processus : propositions et prospective, choix et décisions, actions et mesure des résultats.

Les responsables des projets devraient donc définir plus précisément les mandats accordés à chaque acteur et pour chacune des étapes stratégiques, y compris au tiers agissant (acteur non impliqué de manière permanente dans le système d’acteur), comme ici l’équipe pluridisciplinaire d’animation de la phase d’enrichissement du projet. Parallèlement, cela suppose, à partir de règles éthiques et déontologiques reconnues par tous, de sortir d'une relation exclusive de commande et de prescription entre acteurs, pour développer, par l'action concrète et l'action politique projetée, de nouvelles modalités de coopération.

Des référentiels sectoriels et politiques à revisiter Le projet analysé ici montre, s'il en est besoin, que le fait de mobiliser les acteurs par un dispositif participatif est certes une condition nécessaire, mais non suffisante à la transformation du projet en lui-même et du système politique dans lequel il s'inscrit.

Cette séquence indispensable doit s'articuler à un ensemble tenant compte d'une multiplicité de facteurs. Puisque l'ancien se mêle au nouveau et que les politiques publiques apparaissent aussi comme des processus d'interaction de plus en plus complexes d'acteurs divers, à des niveaux multiples, pour des finalités et des conceptions en perpétuelle (re)négociation, l’un des enjeux majeurs réside dans la capacité à traduire la pluridimensionnalité des recompositions d'une action publique hybride (Fontaine et Hassenteufer, 2002).

Comme le soulignent Alain Faure et Pierre Muller, cette reconfiguration de l'action publique génère un brouillage des référentiels sectoriels, autant dans leurs fondations que dans leurs impacts. Les référentiels métiers (ici ceux relatifs aux bibliothécaires) seraient donc aussi à réexaminer pour prendre en compte et consolider l'acquisition de nouvelles compétences et le développement de responsabilités par les professionnels. Les référentiels d'action politique et administrative demanderaient également à être revus pour

Cette reconfiguration de l'action publique génère un brouillage des référentiels sectoriels

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intégrer une dimension plus processuelle, participative et transversale, articulée aux politiques sectorielles.

Cela rend plus difficile collectivement et individuellement la réflexivité pourtant essentielle à toute dynamique de changement et qui nous permet d'envisager des pistes possibles de transformation à partir de connus cernables et identifiables. C’est entre autres en produisant des politiques publiques que les sociétés se pensent à travers leurs actions sur elles-mêmes. À travers l'action publique, elles définissent leurs rapports au monde en construisant leur propre altérité (Muller, 2000).

Pour une nouvelle praxéologie Mobiliser n'est pas transformer ! En effet, nous constatons chaque jour l'écart grandissant entre une vision segmentée et fragmentée de l'action publique et celle plus processuelle nécessaire à l'innovation politique et au changement. Les approches sectorielles et transversales, spécialisées et multidimensionnelles, programmatiques et constitutives (Duran, 1999), doivent être articulées au risque d'un décrochage de certains acteurs, d'une déception de la part de certains participants aux concertations et d'une défiance des citoyens face aux politiques publiques.

La conception et la mise en œuvre de nouveaux outils d'ingénierie de projet restent un chantier encore à investir. Pour aller plus loin, il devient urgent de concevoir de nouveaux processus d'ingénierie politique et d’acquérir de nouvelles compétences qui conduiraient à passer, comme le suggère François Gonod :

d'une conception de la décision publique comme un choix opéré à un moment précis par la puissance publique, à la construction de choix stratégiques inscrits dans la perspective de ce que certains appellent aujourd'hui la gouvernance ;

d'une conception de la prospective comme préparation en « amont » de la décision à une prospective exercée en continu, accordant une large attention au présent et au futur, organisée de manière multipolaire et animée en réseau ;

d'une conception du débat public encore formelle et souvent très en « aval », à des processus interactifs d'écoute, de dialogue, de délibération, d'évaluation, accompagnant dès l'amont la construction de la décision stratégique.

Il revient alors de s'interroger sur des propositions relatives à l'amélioration d'une praxéologie autant culturelle que politique, en s'appuyant sur une plus grande compréhension des expériences existantes de plus en plus nombreuses, d'une part, en dégageant des enseignements utilisables par tous, d'autre part. Une sorte d'apiculture politique pour reprendre les termes d’Hugues Bazin18.

Puisque l'innovation est aujourd'hui présentée comme la valeur dominante des années à venir, alors acceptons de reconnaître que l'innovation est un processus de changement complexe, une dynamique qui s'inscrit dans la durée et qui se développe entre des tensions et des enjeux liés à deux pôles souvent antagonistes : l'institutionnel et le local, chacun possédant ses objectifs, ses motivations et ses intérêts, sa culture, ses temporalités et ses contraintes propres. Dans ces conditions, nous comprenons que piloter l'innovation – y compris politique – c'est réguler un dispositif complexe (Peraya et Jaccaz, 2004).

18 Bazin Hugues, Pour une apiculture politique. Accompagnement d’un processus de surgissement, 2013.

Nous comprenons que piloter l'innovation – y compris politique – c'est réguler un dispositif complexe.

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Parce que la culture dans toutes ses dimensions se propose d'agir par et sur les représentations, cela en fait potentiellement – et réellement – un levier de l'innovation sociale et politique. L'expérience du territoire de Lezoux est une tentative : elle montre, comme de nombreuses initiatives sur les territoires en France et en Europe, qu'il est possible de faire un « pas de côté » par rapport aux modèles habituels qui ne produisent pas ou plus les effets recherchés.

En cette période de débats sur la décentralisation et l'organisation de l'action publique, ce recentrage sur les systèmes et les enjeux faciliterait la formalisation de nouvelles hypothèses, avec pour conséquence de s'intéresser aux problématiques posées dans l'espace public avant de penser d'emblée son organisation. Les conférences régionales de l'action publique prévues par le nouveau texte de loi sont potentiellement un espace de mise en pensée de l'action publique. Pour atteindre cet objectif, il est impératif que les élus, les services, les professionnels et les citoyens disposent de ressources autant matérielles, intellectuelles que financières et logistiques, pour décrypter et problématiser les questions auxquelles la collectivité tout entière leur demande de répondre.

Pour faire face à ces nouveaux défis et espérer un pivotement stratégique des organisations, un effort important d'accompagnement – y compris de formation – est à penser pour faciliter l'émergence de nouvelles pratiques et de compétences à la fois professionnelles, politiques et démocratiques.

C'est dans ce sens que l’Institut de Coopération pour la Culture a poursuivi ?? ses travaux en 2014 ?? dans un second cycle consacré plus particulièrement aux problématiques de gouvernance, de décision et d'organisation publique.

Bibliographie BAZIN Hugues, Pour une apiculture politique. Accompagnement d’un processus de surgissement, livret édité par l’association La Forge. Biblio-RA), 2013. Téléchargeable in http://biblio.recherche-action.fr.

CONSEIL GENERAL DU PUY-DE-DOME, Schéma départemental de la lecture publique, novembre 2011.

DURAN Patrice, Penser l’action publique, Librairie LGDJ, Collection Droits et Société, Paris,1999.

FAURE Alain et MULLER Pierre, « Cycle, Réseaux, récits : questions de recherche ??? l'action publique locale-globale », Colloque international Circulation et appropriation des normes des modèles de l'action locale, Montpellier, mars 2013.

FONTAINE Joseph et HASSENTEUFEL Patrick, To change or not to change? Les changements de l’action publique à l’épreuve du terrain, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2002.

GONOD Pierre F., « Epistémologie, prospective, praxéologie politique », Travaux du groupe Prospective territoriale et décision politique dans le cadre du programme de la DATAR Territoires 2020, octobre 2008.

HENRY Philippe, Un nouveau référentiel pour la culture ? Pour une économie coopérative de la diversité culturelle, Éditions de l'Attribut, Collection La culture en questions, Toulouse, 2014.

ICC - INSTITUT DE COOPERATION POUR LA CULTURE, « Agir politiquement en faveur d’une culture humaniste à partir d’un principe de réalité », Contribution #4, octobre 2013.

ICC - INSTITUT DE COOPERATION POUR LA CULTURE, « Oser d’autres possibles dans les politiques culturelles publiques ! », Contribution #2, avril 2013.

LA 27E REGION, Les nouveaux usages de la médiathèque. Pensez les médiathèques de demain, février 2013. Livret publié au terme d'une résidence réalisée à Lezoux, avec la Région Auvergne, le Département du Puy-de-Dôme et la CC Entre Dore et Allier. Téléchargeable à l’adresse : http://fr.slideshare.net/27eregion/residence-lesnouveauxusagesdelamediathequelightFévrier 2013.

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LA 27E REGION, Manuel d’utilisation. Les résidences de la 27e Région, décembre 2011. Téléchargeable à l’adresse : http://fr.slideshare.net/27eregion/vsr-111222-manuel-residences.

LASCOUMES Pierre, « Rendre gouvernable : de la “traduction” au “transcodage”. L'analyse les processus de changement dans les réseaux d'action publique », La Gouvernabilité, CURAPP, PUF, Paris, 1996.

LEBRUN Marcel et VIGANO Renata, « De l’Educational Technology à la technologie pour l’éducation », in Nouveaux c@hiers de la recherche en éducation, Volume 2, numéro 2,Faculté d'éducation, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, 1995. Téléchargeable à l’adresse : http://id.erudit.org/iderudit/1018205ar.

MULLER Pierre (1990), Les politiques publiques, Que sais-je ? n° 2 534, PUF, Paris (mise à jour août 2013).

MULLER Pierre, « L’analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologie politique de l’action publique », in Revue française de science politique, 50e année, n°2, 2000.

OCDE, Perspectives de l’OCDE sur les compétences 2013 - Premiers résultats de l’Évaluation des compétences des adultes. Programme pour l’évaluation internationale des adultes (PIAAC),2013.

PERAYA Daniel et JACCAZ Bérénice, Analyser, soutenir, et piloter l’innovation : un modèle « ASPI », TECFA (Technologies de la Formation et de l’Apprentissage), Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education, Université de Genève, Genève, 2004. Téléchargeable à l’adresse : http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/02/75/43/PDF/Peraya_Jaccaz.pdf.

QUACH Cécile et TOUITOU Cécile, « Le rôle stratégique des bibliothèques dans l'appropriation du numérique », journée d'étude BPI/CNFPT- INSET, in Bulletin des bibliothèques de France [en ligne] n° 6, 2013.

Téléchargeable à l’adresse : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2013-06-0074-002.

VINCENT Stéphane, « Penser la médiathèque de demain », billet publié sur le blog de la 27e Région, février 2013.

Maison du jeune réfugié, située dans le 18e arrondissement à Paris. Un établissement d'accueil pour mineurs isolés géré par France Terre d'asile. Au total 85 jeunes sont pris en charge. Les jeunes suivent six heures de cours de français et de mathématiques par jour. Les classes sont réparties sur trois niveaux. Décembre 2014. ©Camille Millerand

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Tous connectés ! Ciradou et ses enfants, Michel, Abdou, Mohamed et Fatima ont accepté d'être photographiés dans le cadre d'un dossier sur les pratiques d'internet en banlieue. Octobre 2013. ©Camille Millerand

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Prendre enfin en compte l’hétérogénéité culturelle et l’historicité des territoires dans la définition des politiques publiques Contribution #6 - novembre 2014

Mme Faye et Mme Perello notent un élève après son oral. 13 février 2014. Image extraite du projet de webdocumentaire Les Pieds dans La France co-réalisé par Thierry Caron et Stéphane Doulé.

©Camille Millerand

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e 12e séminaire de l’Institut de Coopération pour la Culture de novembre 2014 a été consacré à l’exploration d’une étude de cas présentée par Frédéric Simon, directeur de la Scène nationale Le

Carreau de Forbach et de l’Est mosellan – que nous remercions – sur le Plan territorial d’éducation artistique et culturelle de cette structure. Cette expérience est révélatrice de l’extrême complexité dans laquelle se déploient les projets portés par un établissement artistique et culturel sur son territoire. En posant l’hypothèse que les propositions d’ordre artistique sont à même de mobiliser l’ensemble des acteurs locaux, politiques et professionnels, praticiens et citoyens, la Scène nationale contribue à la nécessaire reconstruction d’une identité culturelle d’un territoire marqué par l’histoire de la mine.

En introduction, une présentation synthétique de l’expérience du Carreau, Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan, apporte les principaux points de repère à partir desquels nous avons construit ce temps d’exploration.

Par la suite, Christophe Blandin-Estournet, Thierry Blouet, Philippe Henry, Jean-Claude Pompougnac, Pascale de Rozario et Didier Salzgeber nous livrent sur des registres différents leurs analyses. La richesse de ces contributions démontre qu’il est possible, malgré les contraintes d’agenda, de créer un espace collectif de réflexion et de mise en sens des expériences.

Enfin, le texte des membres de l’Institut mentionné en fin de document ouvre sur une problématisation et sur les propositions utiles plus globalement à la gouvernance des équipements culturels et artistiques.

Parce qu’elle interroge une même expérience – ici, celle du Carreau – cette publication #6 engendre, à partir de sept contributions, de nouveaux éléments de la réalité de la Scène nationale et pourrait devenir un nouvel objet à étudier.

C

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Étude de cas : le Plan territorial d’éducation artistique et culturelle de la Scène nationale Le Carreau de Forbach et de l’Est mosellan

Présentation de la Scène nationale La Scène nationale Le Carreau de Forbach et de l’Est mosellan est née en 1996 suite au démantèlement de l’action culturelle du bassin houiller lorrain (Centre d’action culturelle de Saint-Avold et Maison des Cultures frontières de Freyming-Merlebach) dirigée de 1972 à 1990 par Jean Hurstel.

Forbach est une ville de 20 000 habitants et les communes similaires de l’ancien bassin houiller lorrain rassemblées en EPCI (2 agglomérations, 4 Communautés de communes) constituent une couronne sud pour la métropole Saar-Moselle (GECT – Groupement européen de coopération territoriale – de 600 000 habitants en Allemagne et 200 000 en France).

La Moselle-Est se caractérise, depuis l’annexion de 1870, par une construction démographique liée à l’immigration économique. La sidérurgie, puis l’activité minière, ont fait appel successivement à de la main-d’œuvre provenant de pays divers. Historiquement, la famille Wendel fit appel d’abord aux Polonais germanophones au début du 20e siècle, puis après la Seconde Guerre mondiale aux Italiens du Sud (Sicile, Calabre, Sardaigne). Main-d’œuvre d’Algériens après la Guerre d’Algérie (accords d’Évian), sédentarisation de Manouches, puis organisation par Les Charbonnages de France de l’arrivée de Marocains jusqu’au milieu des années 1970. Depuis la fermeture graduelle des mines de 1976 jusqu’en 2004, les arrivées de migrants sont dues à des motifs politiques, climatiques ou économiques.

La Scène nationale est portée financièrement par l’État (500 000 € après rebasage en 2011), la Région Lorraine (300 000 €), le Département de la Moselle (100 000 € jusqu’en 2009), le Syndicat intercommunal à vocation unique ACBHL (Action culturelle du bassin houiller lorrain – 138 000 habitants, 1 € par habitant) et la Ville de Forbach (250 000€), une subvention Interreg IV-A (180 000 € par an de mi-2011 à mi-2015), des recettes et aides au projet (200 000€).

Cette structure est passée de 37 permanents en 1990 à 14 en 1997 puis à 10 aujourd’hui.

Les missions s’organisent autour des quatre piliers, production, diffusion, sensibilisation des publics, formation des professionnels. Les responsabilités sont organisées autour de la Charte des missions de service public (MCC, Trautmann, 1998).

Les Contrats d’objectifs et de moyens lient la direction du projet à l’État pour trois ans (2012-2013-2014). Le contrat en cours était centré sur la politique transfrontalière, il s’est accompagné du projet bilatéral ArtBrücken (Interreg IV-A Grossregion/Grande Région) avec pour chef de file Le Carreau et pour partenaire la Fondation pour la coopération culturelle franco-allemande de Saarbrücken. Il se décompose en trois axes : circulation des publics dans l’Eurodistrict ; circulation des artistes et des œuvres dans l’espace

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linguistique francophone-germanophone ; échanges entre professionnels des arts et de la culture dans la Grande Région.

Le Contrat d’objectifs et de moyens à venir 2015-2016-2017 est centré sur l’infrastructure de partenariat entre la Scène nationale et ses partenaires naturels : Éducation nationale, éducation populaire, structures socio-culturelles, socio-éducatives, médico-éducatives, associations culturelles, collectivités locales. Le renforcement de l’infrastructure et l’amélioration de la gouvernance locale restent placés dans un fort contexte transfrontalier, bilingue/multilingue, biculturel/multiculturel hérité du contrat précédent.

Projet 2015-2017 Le projet 2015-2017 porte sur la réorganisation de la politique culturelle des 25 communes du Syndicat ACBHL autour du Carreau de Forbach. Il s’agit tout d’abord de faire converger des politiques publiques verticales et sectorielles, de rassembler les moyens dispersés et atomisés, d’atteindre une masse critique de crédits associés.

Suite aux diverses réunions effectuées dans les communes entre le Syndicat et les associations, on peut déterminer trois constats : rupture territoriale/sociologique, rupture générationnelle, clientélisme association-collectivité. On retrouve systématiquement l’idée d‘un « Âge d’or » de plus en plus mythifié.

Pour repartir de ces constats, la Scène nationale met en place des commissions locales rassemblant les acteurs éducatifs, municipaux et associatifs locaux, intercommunaux (Contrat urbain de cohésion locale) ou territoriaux (Département, Région) et les décideurs publics (représentants des différents ministères, Jeunesse et Sport-Cohésion sociale, Culture, Éducation, Intérieur…) pour faire converger les différents moyens.

L’objectif est de construire un comité de pilotage qui viendra s’intercaler entre les acteurs/porteurs de projets locaux pour détendre le lien de clientélisme en déplaçant l’expertise et l’évaluation vers des objectifs de politique publique (réduction des ruptures constatées sur le territoire et dans la population). Il est question de « rompre avec des formes de service aux électeurs ou de service aux contribuables ».

L’action s’appuie sur le pilotage d’un projet de Plan territorial d’éducation artistique et culturelle à l’échelle du Syndicat ACBHL qui aboutira à une signature entre les ministères de l’Éducation nationale et de la Culture et le Syndicat. La coordination de cette politique avec le Contrat urbain de cohésion sociale (ACSE/Sous-Préfecture/EPCI) s’imposera.

Le postulat structurel repose sur la capacité des établissements scolaires du primaire et du secondaire à servir de base pour répondre aux enjeux locaux dans un premier temps. Mais Le Carreau se propose aussi de mettre en relation les projets développés dans le cadre scolaire ou périscolaire pour leur donner un rayonnement plus large (territoire, sociologie, langue, discipline, secteur économique…).

La Scène nationale a retenu l’idée de réaliser une préfiguration sur deux communes de 10 000 habitants (Hombourg-Haut et Behren-lès-Forbach), puis d’impliquer deux communes supplémentaires par an sur trois ans. À noter que les deux communes initiales cumulent des indicateurs socio-économiques extrêmement bas et des politiques publiques volontaristes sans résultats probants depuis 10 ans.

Fin 2017, la Scène nationale vise ainsi à disposer d’un comité de pilotage dans les communes principales des différents micro-bassins de vie de la Moselle-Est. Ce pilotage des pilotages permet au Carreau de trouver des axes de mutualisation peu utilisés dans un contexte de faible coopération intercommunale et de concurrence pour les leaderships

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politiques locaux. Il s’agit également d’assurer le développement de l’initiative de Groupement d’employeurs (GEODES).

La Scène nationale compte aussi instiller des coopérations transfrontalières très peu proactives dans les politiques publiques locales, régionales ou nationales.

De même, l’objectif est de faire muter à terme le Syndicat intercommunal ACBHL en Syndicat d’Intercommunalités, volonté partagée par le président du Syndicat. Cette option permettrait de trouver une issue à l’absence d’engagement des EPCI dans les politiques culturelles, éducatives et artistiques.

Les actions de diffusion et de résidence d’artistes délocalisées dans les communes Une diversité d’actions est prévue : actions de formation des animateurs socio-culturels et de l’animation périscolaire actions artistiques liées au « transmedia storytelling » actions de mutualisation : Groupement d’employeurs actions de développement des dimensions non-formelles et informelles en synergie

avec les actions formelles de l’éducation, de la culture, de l’action publique… actions de coordination des acteurs de manière verticale et horizontale : résultante

attendue sur une troisième dimension actions de coordination des « temps » (scolaire, périscolaire, extrascolaire) actions de convergence de crédits, de moyens, de programmation et d’évaluation actions de communication, de lisibilité et de visibilité actions transfrontalières

De nombreuses actions de formation des enseignants du primaire et du secondaire seront organisées autour de pédagogies alternatives et dans le cadre de l’éducation artistique et culturelle (Waldorf-Steiner, Montessori, Freinet).

Principaux objectifs et résultats attendus. Sur quels besoins identifiés au préalable a été construit le projet ? Structuration d’une politique publique locale en synergie avec une politique de

territoire et de population Définition des objectifs publics et grille d’évaluation « objectivée » Inscrire les habitants dans une dynamique métropolitaine et transfrontalière.

Bilinguisme et multilinguisme. Interculturalité. Adopter une politique de marcottage plus que d’action en rhizome : le marcottage

étant aérien, il reste visible de tous, chacun peut deviner les directions prises et les corriger si besoin est ; le rhizome étant souterrain, il reste opaque et cultive l’ellipse chère à nos démocraties occidentales actuelles !

Les impacts réels et induits produits par le projet : en faveur des bénéficiaires, en faveur des organisations Les bénéficiaires sont les habitants de ce bassin qui ne profitent pas assez des opportunités locales, la construction socio-économique de ce bassin d’extraction ayant développé un

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« angle mort » dans son appréciation du réel. Les atouts sont souvent considérés comme des problèmes et les horizons d’attente restent associés à l’Âge d’or. L’attente d’un meneur ou d’un leader charismatique pour sortir ce territoire de l’ornière nous rapproche tous les jours un peu plus d’une fermeture politique autour du Front national.

Les élus issus des classes moyennes (rares) de cette région sont assez démunis pour ouvrir des perspectives et des axes de convergence fédératifs. La concurrence et le « struggle for life » restent les modèles dominants et la charité le cataplasme nécessaire.

L’éducation par des méthodes non formelles d’association et de coopération serait plus que jamais nécessaire. Quelles que soient les actions, les dynamiques de groupe et la coopération active doivent être à l’œuvre dans chacune des actions. On renoue ici avec la vision de l’éducation populaire en déplaçant l’évaluation du résultat vers le chemin parcouru. Le mouvement de bascule ne doit pas pour autant porter le balancier vers une absence d’expertise du résultat. Une grille d’évaluation construite localement par rapport à des priorités pondérées permettrait de ménager des logiques contradictoires et de hiérarchiser le structurant et le factuel.

Les politiques locales et intercommunales seraient elles aussi bénéficiaires de ces actions car on observe une meilleure appétence à la mutualisation chez les élus ayant participé à ce type d’action.

Les acteurs culturels n’ayant pas la possibilité d’atteindre la taille critique pour imposer leurs actions isolées, nous proposons une vision participative sur des actions ouvertes et transversales sur des thématiques ou des problématiques locales, nationales, internationales gigognes.

Extraits de textes de Frédéric Simon Directeur du Carreau, Scène nationale de Forbach

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Un développement culturel en milieu instable Philippe HENRY

À plusieurs titres, la situation globale de la Scène nationale Le Carreau de Forbach et de l’Est mosellan ne manque pas d’intérêt. En effet, celle-ci met particulièrement en exergue, au-delà de sa propre singularité, une série d’aspects et de questions auxquels se trouvent confrontés la plupart des établissements à vocation artistique et culturelle qui prennent au sérieux le rapport à construire et à développer avec leur territoire de proximité et les particularités sociales et culturelles qui fondent son identité19.

Le projet de la Scène nationale se situe à la croisée de facteurs difficiles à concilier Sous cet angle, la Moselle-Est se présente d’abord comme un espace économique et social marqué par un passé lié à l’extraction du charbon lorrain et à une activité sidérurgique et industrielle associée, qui ont engendré une sédimentation progressive de vagues successives d’immigrants venus de pays très divers du point de vue géographique et culturel. Même si ce territoire se reconstruit aujourd’hui autour de nouveaux axes de développement, la Scène nationale se trouve inscrite dans une réalité de très forte pluralité – pour ne pas dire hétérogénéité – culturelle, alors que son ancienne « unité » identitaire en particulier forgée (un terme en l’occurrence approprié !) par le patronalisme industriel en vigueur depuis la fin du 19e siècle – que l’on pense au complexe sidérurgique et à la cité industrielle de Stiring-Wendel – relève d’un récit qui n’est plus à la mesure des temps présents.

Si on ajoute la proximité de cet espace avec la Sarre limitrophe et l’histoire mouvementée que ces territoires ont traversée, la Scène nationale se trouve située dans une réalité où les « ruptures » spatiales, sociales, générationnelles, politiques apparaissent centrales et où la multiplicité des actions publiques semble encore relever de logiques d’intervention par trop sectorielles et, au bout du compte, assez morcelées. Comment et jusqu’où l’action culturelle publique doit-elle fondamentalement prendre en compte cette situation d’hétérogénéité, quels moyens a-t-elle pour le faire, quelle perspective est-elle en mesure de proposer aux acteurs locaux et de vraiment mettre en œuvre avec eux ? Autant de questions contemporaines qui se posent dans bien d’autres situations et qui se trouvent nettement exacerbées dans le cas du Carreau.

Dans ce contexte, le projet de la Scène nationale se situe à la croisée de facteurs difficiles à concilier. Soutenue par le ministère de la Culture, la Région Lorraine, la Ville de Forbach et de manière moins importante et jusqu’à 2009 par le Département de la Moselle, cette structure constitue également l’outil privilégié du Syndicat intercommunal à vocation unique pour l’action culturelle du bassin houiller lorrain (ACBHL) qui regroupe 25 communes.

À ce titre, Le Carreau a pour missions centrales de « diffuser la création contemporaine, respecter le principe de pluridisciplinarité artistique,favoriser les partenariats avec les

19 Philippe HENRY est chercheur en socio-économie de la culture

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autres structures culturelles de proximité afin d’offrir au territoireune offre culturelle complète et développée, et participer à l’éducation artistique et culturelle de la population ».

Plus précisément, Le Carreau revendique la référence à la Charte des missions de service public du spectacle vivant de 1998, dont on rappelle qu’elle demandait aux établissements concernés de répondre à une quadruple responsabilité : artistique, territoriale, sociale et professionnelle. Avec un effectif actuel de dix permanents (après la crise de financement de 2003-2004), un budget annuel de l’ordre de 1 500 000 € (dont 13 % de recettes propres et d’aides aux projets ponctuels) et deux salles de spectacle (de 665 et 120 places) à faire vivre, on ne peut pas dire que Le Carreau soit surdoté pour les missions qui lui sont imparties. Dans ces conditions, susciter et développer des partenariats avec d’autres organisations et acteurs du territoire, rassembler les moyens disponibles mais dispersés et atomisés, dégager des axes transversaux et structurants permettant la création d’un véritable réseau d’alliés deviennent déterminants. Si la dimension artistique reste au cœur de l’identité des établissements tels que Le Carreau, elle va devoir nécessairement et fortement se combiner avec d’autres préoccupations culturelles ou, plus largement, sociales et territoriales. Les compétences qu’il s’agirait alors de mobiliser devraient emprunter autant à l’approche d’une action artistique préoccupée de la diversité des parcours d’identité culturelle des personnes auxquelles elle compte s’adresser qu’à celle d’une éducation populaire soucieuse des processus et formes artistiques contemporains permettant l’enrichissement de ces parcours et une vraie possibilité d’échange entre eux. La situation est-mosellane souligne en tout cas l’indispensable dialectique artistique et socio-culturelle que la réalité hétérogène de nos divers territoires exigerait de reprendre et renouveler. On connaît les difficultés d’articulation de ces deux problématiques que l’histoire nous a léguées, particulièrement en France. Mais les situations culturelles et territoriales contemporaines conduisent, de fait, à devoir réactualiser cette incontournable dialectique.

L’intérêt de penser des actions plus collaboratives Pour le moins, on voit la Scène nationale utiliser le moindre des dispositifs publics disponibles (locaux, nationaux ou européens) pour mener une grande diversité d’actions sur son territoire de référence, incluant la région allemande limitrophe. Mais comment ne pas s’épuiser dans une dispersion toujours renaissante de cette pluralité d’actions, ne serait-ce que parce qu’il s’agit de les adapter chacune au contexte local singulier dans lequel elles s’inventent et se déroulent ? Comment dépasser – ne serait-ce que modestement – les tensions et les incompréhensions, les clivages et les oppositions qui sont le lot ordinaire d’une réalité aussi pluriculturelle ? Un des moyens développés par Le Carreau tient à l’axe privilégié dans chacun de ses récents Contrats d’objectifs et de moyens triennaux qui définissent, entre autres, les relations de la Scène nationale avec ses commanditaires publics : perspective transfrontalière autour du projet ArtBrücken pour la période 2012-2014 et en coopération avec la Fondation pour la coopération culturelle

Si la dimension artistique reste au cœur de l’identité des établissements tels que Le Carreau, elle va devoir nécessairement et fortement se combiner avec d’autres préoccupations culturelles ou, plus largement, sociales et territoriales.

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franco-allemande à Sarrebrück ; perspective de partenariat élargi avec la diversité des acteurs « naturels » de la Scène nationale pour la période 2015-2017. Pour donner corps à cette dernière perspective, c’est l’appui sur le Plan territorial d’éducation artistique et culturel et sur son intensification qui est annoncé comme thème structurant transversal pour les trois années qui viennent.

Ce choix a l’avantage de ne pas partir de rien, puisque la démarche a été initiée dès l’automne 2013, qu’elle a été précédée d’une action constante et diversifiée pour l’éducation artistique et culturelle et qu’elle va donc pouvoir s’appuyer d’emblée sur un réseau d’acteurs éducatifs dans les collèges et d’acteurs associatifs de tous ordres déjà actifs et collaborant avec Le Carreau sur leurs territoires d’action respectifs. Recréer localement – et même si c’est partiellement et à partir d’une population spécifique de jeunes scolarisés – les conditions d’une meilleure ouverture intergénérationnelle, interculturelle, interterritoriale, voilà l’objectif annoncé dont on espère qu’il permettra de montrer l’intérêt de penser des actions moins isolées et plus coopératives. Ici encore, on retrouve une question qui vaut pour tous nos territoires.

Mais autant il ne faut pas se contenter de ce parti pris de principe et pointer quelques autres éléments très apparents dans le cas étudié, mais qui se révèlent également pertinents pour bien d’autres contextes et situations. Arriver à définir, préciser et mettre en œuvre au cas par cas un thème suffisamment concret pour motiver et mobiliser une diversité d’acteurs porteurs de préoccupations et de compétences non homogènes devient un enjeu actuel récurrent, à tous les niveaux possibles de l’action collective civile ou publique. Il se complexifie dans le cas d’une action artistique ou culturelle par des différences de points de vue, de désirs et d’appétences d’autant plus souvent initialement tranchés qu’ils relèvent d’une incontournable dimension subjective. Faire émerger peu à peu et avec les acteurs une « action structurante » exige donc du temps, une capacité d’appréhension et de compréhension mutuelles au moins minimale, une imagination ouverte mais aussi très au fait des potentiels locaux et extraterritoriaux disponibles, une acceptation que tout n’est pas formulable et décidable d’un seul coup, une volonté aussi de tenir un engagement sur le moyen ou long terme. Autant de conditions qui ne sont pas si évidentes à rassembler.

Pour la trentaine d’ateliers annuellement engagés au titre du Plan territorial d’éducation artistique et culturelle (sans parler des autres actions, comme les formations), trouver à chaque fois une telle action structurante qu’on arrivera à mener à son aboutissement n’est ainsi pas une sinécure. Faire en sorte que ces actions ne restent pas isolées et puissent entrer en résonance ou synergie minimale avec d’autres actions ne l’est pas moins. Articuler un tant soit peu toutes ces démarches dans un ensemble ayant un écho au-delà même des personnes et organisations qui y ont directement participé est encore une autre affaire. Au passage, on soulignera la place déterminante dans ce type de processus d’acteurs individuels en position de relier et de faire échanger plusieurs secteurs ou champs d’activité, plusieurs communautés, plusieurs personnalités. Voilà une réalité déjà connue dans les milieux artistiques et culturels, mais qui prend une importance renforcée dans le contexte contemporain et qui exige une multiplication des acteurs de ce type pour mener à bien les processus dont nous parlons ici.

L’imagination va devoir être aussi nécessaire en termes de nouveaux agencements organisationnels, et donc aussi de nouveaux modes de gouvernance

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Un autre élément qu’on voudrait souligner à partir du cas du Carreau est le choix désormais fait par la Scène nationale de s’appuyer d’abord sur des artistes volontaires et inscrivant leur action sur le territoire est-Mosellan sur le long terme (même s’ils n’y résident pas forcément tous), plutôt que sur le renouvellement périodique d’artistes en résidence même pluriannuelle. La subtilité et la complexité – entre autres relationnelles et opérationnelles – des processus à inventer et à concrétiser qu’on a évoqués précédemment donnent une bonne part de sa pertinence à une telle option. Avec l’appui de plusieurs partenaires institutionnels de son territoire – dont la Ville de Forbach – Le Carreau a ainsi été à l’initiative en 2009 d’un Groupement d’employeurs (GEODES) spécialisé dans le domaine du spectacle vivant et de la culture, qui gère actuellement un équivalent de 7 temps plein. Indépendamment d’une pérennisation d’emplois sur la base de l’activité territoriale, cette initiative indique combien l’imagination va devoir être aussi nécessaire en termes de nouveaux agencements organisationnels – et donc aussi de nouveaux modes de gouvernance – si nous voulons vraiment faire face aux situations d’hétérogénéité culturelle territoriale qui sont désormais le lot commun de la plupart des établissements à vocation artistique et culturelle.

On évoquera pour finir la question de l’évaluation de ces situations non réductibles à des effets toujours immédiats, déterminables et mesurables. Sur ce plan, Le Carreau met en avant des « indicateurs » de projet élémentaire en termes de diversité des participants, de mobilité, d’appropriation de savoir-faire ou de « compréhension culturelle commune ». Il se garde bien néanmoins de préjuger de l’effet global de son action multiforme sur l’ensemble du territoire et au-delà de la perspective triennale de ses Contrats d’objectifs et de moyens successifs. La situation locale est trop fragile, instable, contrastée pour établir de bonne foi le moindre diagnostic prospectif. Plus structurellement, on rappellera ici que le domaine de la culture doit sans doute être centralement considéré comme un acteur à part entière du développement territorial, mais dans ses dimensions fondamentalement qualitative et relationnelle, expressive et identitaire, contributive et coopérative, et donc d’abord non marchande avant que de devenir en effet pour une part marchande ou « exportable », et que c’est un domaine par ailleurs toujours modelé par une histoire elle-même inscrite dans des espaces particuliers. Une approche par trop analytique, factuelle et mesurable d’une action comme celle de la Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan ne serait donc qu’un bien pâle reflet de la complexité systémique mise en jeu et des impacts directs et indirects que toute dynamique artistique et culturelle à caractère coopératif génère nécessairement, dans son propre champ d’action comme dans bien d’autres champs quand il est question d’un développement qui prend le temps et le soin de « faire avec » la diversité des provenances et des parcours culturels des personnes auxquelles elle se donne pour mission de s’adresser.

Première ou Générale ? Christophe BLANDIN-ESTOURNET

En préalable de cette note, il me paraît nécessaire de rappeler le contexte dont elle est issue20 :

première participation à un groupe de travail, sans plus de préalable que les écrits sur l’Institut ou un simple tour de table de présentation ;

intégration bienveillante au sein d'un groupe rodé à l'exercice à venir ;

20 Christophe BLANDIN-ESTOURNET est Directeur du Théâtre de l’Agora, Scène nationale à Evry

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étude de cas d'un pair, directeur d'une Scène nationale située sur un territoire genre "douceur des échanges en milieu hostile", proche en de nombreux points du mien.

Au-delà de l'intérêt pour la description d'un contexte, de la pertinence d'un témoignage impliqué et au regard de la thématique annoncée, il me reste plutôt des questions, comme autant de sujets de réflexion à partager pour l'avenir :

Comment traduire la réalité d'un contexte, sans tomber dans une indépassable identification à ses difficultés (la souffrance du contexte vs la souffrance de la mise en œuvre du projet) ?

Comment témoigner d'une expérience, sans tomber dans les travers du story-telling (limite de l'éditorialisation systématique des territoires par l'expression artistique des récits par les gens) ?

Comment s'appuyer sur un témoignage, sans le vivre comme une justification professionnelle (d'échec et/ou de réussite) ?

Comment élaborer un projet artistique et/ou culturel dans une posture de dialogue avec le territoire (porosité vs perméabilité, exposer vs entendre, cadrer vs adapter...) ; où les questions du lieu de la décision, du partage de l'information ou de disponibilité permanente et de conditionnalité sont déterminantes ?

Comment, à partir de situations culturellement "éloignées", répondre à des programmes de financement fondés sur le référentiel diptyque des politiques publiques « excellence artistique / diversité culturelle » ?

Comment gérer la superposition tectonique des territoires de projets, des territoires de gestion, en y adjoignant un territoire symbolique supplémentaire, celui de l'EAC ?

Comment s'inscrire dans une temporalité et des durées permettant d'être en permanence dans l'action-réaction, pour éviter d'être exclu du jeu ?

Comment préserver une capacité d’initiative, notamment par un système de repérage, tout en résistant à la tentation de tout intégrer, au risque d'être aspiré par le vide ?

Sortir des illusions, approfondir les ambitions et régénérer les modes d’action et de gouvernance ! Thierry BLOUET

Au sortir de cette étude de cas de la Scène nationale de Forbach et plus particulièrement de son action d’éducation artistique à Behren-lès-Forbach, une ligne de conduite générale apparaît intéressante à retenir pour les orientations futures des politiques culturelles et donc des institutions culturelles21.

Sans minimiser le rôle et l’action des opérateurs culturels en direction des territoires et quartiers où les difficultés rencontrées sont les plus grandes, force est de constater que les arts et la culture ne peuvent à eux seuls réparer, tricoter, faire lien dans ces lieux, et ce d’autant plus si leurs principaux ambassadeurs ne changent pas leurs modes d’action usuels.

21 Thierry BLOUET est Directeur général adjoint Culture -Communauté d’agglomération Plaine Centrale du Val-de-Marne – Ville de Créteil

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Ce constat sur la fonction limitée du pansement culturel n’est pas nouveau. Les acteurs culturels s’en sont eux-mêmes fait l’écho en signalant souvent le décalage entre les objectifs et les moyens et plus rarement la nécessité d’un nouveau mode d’action plus coopératif avec les partenaires issus notamment du champ socio-culturel et éducatif. Pour mémoire, en Essonne en 2006, à l’occasion d’une réunion à l’initiative du préfet délégué à l’égalité des chances, préfet désigné en raison des événements de 2005, une directrice de scène conventionnée interpellait l’assemblée quant à l’illusion de l’appel à projet « intégration républicaine par la culture » auquel il convenait de répondre en urgence pour panser les plaies de ce territoire parmi les plus concernés par les problématiques urbaines.

Par conséquent, l’engagement du Carreau dans une démarche territoriale d’éducation artistique est intéressant dans ce qu’il sous-entend en matière de mise en œuvre d’une dynamique concertée et coordonnée associant les acteurs de différentes politiques publiques (culture, éducation, social…), de « faire ensemble » entre partenaires d’un territoire, de consolidation de liens entre institutions.

Néanmoins, dans ce qu’il nous a été donné à lire et à entendre, le passage entre l’intention et l’action semble s’effectuer sans véritablement prendre le temps d’approfondir les ambitions, d’analyser ce qui s’est déjà passé, et de déterminer ce qui pourrait être porteur de pérennisation, de structuration en matière d’éducation artistique et culturelle pour ces territoires fragilisés. Alors que le Contrat d’objectifs et de moyens 2015/2017 du Carreau se veut « centré sur l’infrastructure de partenariat avec ses partenaires naturels », l’urgence à agir l’emporte et ce en dépit d’une prise de conscience de la nécessité d’une mise en réseau des acteurs et du poids relatif de l’action proposée dans le temps éducatif des enfants (une vingtaine d’heures sur une année).

Cette faiblesse d’échanges sur l’analyse des initiatives préexistantes et des acteurs impliqués, sur le partage des visions et des projections du territoire et sur les modes opératoires à privilégier paraît préjudiciable. Cette étape est en effet un préalable indispensable pour co-élaborer des politiques publiques pérennes permettant à chaque opérateur d’y participer en fonction de ses compétences.

On peut donc déplorer ici que l’occasion offerte par la réforme des rythmes scolaires de mettre la concertation locale au cœur de la question éducative, n’ait pas été saisie. Les Projets éducatifs territoriaux (PEDT) peuvent en effet constituer une réelle occasion de créer des synergies afin de garantir une plus grande continuité éducative, d’offrir à chaque enfant un parcours éducatif cohérent et de qualité, et d’affirmer l’éducation artistique et culturelle comme une responsabilité commune.

La photographie de l’écosystème de l’éducation artistique et culturelle qui semble limitée à la Scène nationale et aux établissements scolaires mériterait assurément d’être enrichie. Pour ce faire, il paraît utile de se rappeler qu’en ce qui concerne notre art de voir, il nous apprend que nous ne voyons pas ce qui nous est indifférent. Une phase de diagnostic partagé a notamment l’intérêt de fournir une lecture croisée et pas nécessairement consensuelle du territoire, et de révéler des initiatives d’acteurs culturels ou socio-culturels qui expérimentent des démarches singulières d’éducation artistique et culturelle.

On peut donc déplorer ici que l’occasion offerte par la réforme des rythmes scolaires, de mettre la concertation locale au cœur de la question éducative, n’ait pas été saisie.

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Ces remarques quant au mode opératoire renvoient ici à la responsabilité et à l’organisation du pilotage, de la coordination et de l’animation d’une ambition telle que celle d’un Plan territorial d’éducation artistique et culturelle.

On ne peut blâmer ici Le Carreau qui se joue habilement des nombreuses frontières administratives et institutionnelles de son terrain d’exercice pour conforter son action et assumer pleinement son rôle d’agitateur artistique. En revanche, on ne peut que regretter l’apparente absence d’un espace de co-pilotage dédié à l’ambition affichée, associant l’ensemble des partenaires institutionnels et financiers (Culture, Éducation, Politique de la ville…) et les principaux opérateurs de l’éducation artistique et culturelle. En outre, la confusion qui semble demeurer entre le Conseil d’administration de la Scène nationale et cette instance spécifique de pilotage qu’il conviendrait de rendre lisible, rend de fait plus incertains le suivi, la mise en réseau et l’évaluation des différentes actions.

Dans ce territoire, qui connaît comme tant d’autres aujourd’hui, des ruptures en tout genre et une forte hétérogénéité culturelle, il importe de veiller dans chaque initiative culturelle à ne pas générer de nouveaux espaces de séparation entre opérateurs, institutions qu’il convient impérativement de rassembler autour d’enjeux partagés. À défaut, dans un contexte de contraction budgétaire, le risque de voir chaque acteur s’isoler voire s’épuiser dans la mise en place d’actions non connectées les unes aux autres est réel.

De par sa démarche collégiale et transversale, la nouvelle politique de la ville (loi du 21 février 2014) peut constituer une opportunité intéressante à saisir pour les politiques culturelles et leurs opérateurs afin d’initier et d’expérimenter de nouvelles modalités d’actions.

En cette fin d’année 2014, les événements violents qui agitent une nouvelle fois la cité de Behren-lès-Forbach, un des 200 quartiers prioritaires du nouveau programme de rénovation urbaine, invitent plus que jamais à dissiper les illusions, à sortir des postures habituelles et à renforcer les dynamiques de coopération.

Confrontation et coopération Jean-Claude POMPOUGNAC

Lors de ce séminaire, nous avons examiné pour la seconde fois un document « étude de cas » en présence d'un de ses auteurs (comme lors de l'analyse du projet culturel de l'Agglomération d'Évry22). De la même manière, c'est la seconde fois que nous avons étudié une action culturelle sur un territoire en difficulté (comme lors de l'analyse du projet lié à la politique de la ville à Montbéliard23)24.

Trois points principaux méritaient de retenir l'attention.

Premièrement, la question des institutions labellisées et cofinancées par les puissances publiques puisque le début du document préalable fourni était un bilan et un contrat

22 Séminaire de l’ICC de mars 2014 23 Séminaire de mars 2013 – Publication Oser d’autres possibles dans les politiques culturelles publiques ! Institut de Coopération pour la Culture 24 Jean-Claude POMPOUGNAC est Correspondant du Comité d'Histoire du ministère de la culture et de la Communication

Une apparente absence d’un espace de co-pilotage dédié à l’ambition affichée des projets

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d'objectifs de Scène nationale. Ces structures, comme chacun sait, sont en crise et, par exemple, le modèle de recrutement des directeurs sur un projet artistique et culturel semble en perte de sens.

Dans le cas précis, Frédéric Simon s'appuie sur des référentiels qui, là encore, appellent une analyse approfondie de notre Institut, comme la Charte des missions de service public, la référence à l'éducation populaire, l’attention portée aux acteurs du champ « social » etc. Mais ce qui ressort aussi dans la présentation du directeur de cette Scène nationale, c'est la contrainte croissante pour les responsables de ces établissements (héritiers, faut-il le rappeler, de la fusion imposée par l'État entre les Maisons de la culture et les Centres d'action culturelle) qui les oblige à multiplier les projets et les sources de financement au risque d'une fuite en avant, d'un brouillage des objectifs, en particulier dans le domaine du rapport aux décideurs politiques, aux administrations publiques et aux citoyens.

Deuxièmement, la référence à un territoire en déshérence avec un diagnostic sévère sinon désespérant tant sur la situation sociale et économique que sur les populations elles-mêmes : il est fait référence à la persistante nostalgie d'un « Âge d'or », à un abandon de l'esprit de solidarité, à des relations sociales en crise voire à des systèmes mafieux ou communautaristes... Que peut l'action culturelle dans ces conditions ?

Il aurait fallu creuser la question du sens de cette référence à l' « Âge d'or » dont les lecteurs du document examiné ne connaissent pas les réalités concrètes ni les détails précis. Une analyse historique, géographique, économique et sociale aurait été la bienvenue d'autant plus que ce texte est assez discret sur l'étape précédente de l'action culturelle menée par Jean Hurstel.

Troisièmement : le Projet territorial d'éducation artistique et culturelle. On voit bien qu'il est soumis aux tensions entre les contraintes institutionnelles du ministère de la Culture (via la Drac) et les ressources propres aux territoires, dynamisées par le projet du directeur. On remarque également que l'activité concrète finalement mise en place, relève des opérations de mémoire liées à la politique de la ville, semblable à celle que nous avions étudiée pour

Montbéliard25. Ces projets, proposés aux populations de territoires en grande difficulté et en « rénovation » urbaine, permettent-ils véritablement une mise en récit de situations historiques, géographiques et sociales singulières (par lesquelles l'Histoire est porteuse de dynamiques) ou bien le « devoir de mémoire » ne produit-il que les mausolées d'un passé révolu ?

Ultime observation sur l'éducation artistique et culturelle qui est sous-jacente à certains aspects du texte : ces mobilisations à l'intérieur et en dehors du temps scolaire ont-elles la moindre prise sur les tendances lourdes de notre système éducatif marqué par une prévalence de la théorie et de l'intellectualisme et par une sélection précoce des élites ?

Pour (ne pas) conclure. Le document préalable recèle d'autres paradoxes dont le label normalisé des Scènes nationales : on peut voir apparaître des cas particuliers où la dynamique de mobilisation, l'inventivité et l'engagement social du directeur aux côtés des structures d'action sociale, socio-culturelles, éducatives sont particulièrement

25 Institut de Coopération pour la Culture Oser d’autres possibles dans les politiques culturelles publiques ! Contribution #2 - Séminaire de mars 2013.

C'est la contrainte croissante pour les responsables de ces établissements qui les oblige à multiplier les projets et les sources de financement au risque d'une fuite en avant et d'un brouillage des objectifs

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remarquables (ce qui est le cas du Carreau). La question de ces labels en général est alors posée...

Deuxième paradoxe sur les territoires et les populations en grande difficulté : la marge d'action des acteurs culturels semble quelquefois beaucoup plus grande que dans d'autres lieux, tant le risque de vide et de perte de sens est grand. Enfin, on a pu constater, au cours de la discussion, l'absence d'évaluation des objectifs et des activités conduites par la Scène nationale et au bout du compte la figure d'un directeur qui ne s'autorise que de lui-même : ainsi le sens de l'action publique pris entre le pouvoir des professionnels, la vulnérabilité ou l'indifférence des populations repose la question de la gouvernance politique d'un projet artistique et culturel légitimé par une authentique confrontation et coopération entre les acteurs publics d'une part, les professionnels d'autre part et l'éventualité d'une participation voire d'une expertise citoyenne.

Restent parmi les points positifs portés par ce document et qui mériteraient d'être approfondis :

d'abord, l'alternative à la formule répétitive des résidences d'artistes préconisée par le directeur du Carreau avec la notion de collectif d'artistes (cette notion de collectif est d'ailleurs à référer aux expérimentations que nous avons déjà repérées, porteuses de nouveaux référentiels pour les politiques publiques de la culture) ;

ensuite, l'initiative du Groupement d'employeurs ; enfin et peut-être surtout les références assez courantes dans ce texte à l'éducation

populaire, référence à affiner... (à un moment de nos échanges, j'ai bien entendu Frédéric Simon dire : faire de l'éducation populaire dans la Scène nationale... Cette formule résume peut-être à la fois la richesse, les contradictions, les impensés du document et de l'expérience que nous avons analysés.

Post scriptum En référence à ce qui précède, je pointe le début de l'appel que Philippe Henry nous avait communiqué par mail le 12 novembre 2014 (Pétition Tibor Navracsics) Nous, artistes, producteurs, compagnies, ateliers et lieux de fabrique d'art et de culture, Nous, organisations et entreprises du secteur culturel, Nous qui dans notre métier promouvons des logiques coopératives d'organisation, Nous qui nous engageons sur nos territoires et travaillons avec nos publics à d'autres manières de faire culture ensemble, Dans ce texte, il y a deux nous qui, me semble-t-il aujourd'hui, s'éloignent de plus en plus l'un de l’autre :

1 : nous, organisations et entreprises du secteur culturel ; 2 : nous qui dans notre métier promouvons des logiques coopératives d'organisation, Nous qui nous engageons sur nos territoires et travaillons avec nos publics à d'autres manières de faire culture ensemble,

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Carte sensible et territoires actionnables Pascale de ROZARIO

Frédéric Simon présentait les dynamiques du territoire de la Moselle, avec le projet d’expérimenter une démarche territoriale d’EAC (éducation artistique et culturelle) pour Behren-lès-Forbach et Hombourg-Haut, depuis la Scène nationale jusqu’au Carreau (municipal), dont le rapprochement récent des programmations peut se présenter comme une opportunité de développements artistiques et socio-culturels communs accrus26.

Leçon 1. Plus le réel est simplifié au départ, moins il est stratégique et « actionnable » par la suite Proposition : pour une analyse des chaînes globales de valeur (CGV) du secteur de la culture au niveau des Scènes nationales

Approches théoriques et pratiques à mobiliser : École de la contingence post-portérienne de type analyse socio-économique des clusters / Approche sociologique des CGV (chaînes globales de valeur inter-organisationnelles solidaires ou responsables)

Conséquences : élaboration de la cartographie des chaînes globales de valeur du secteur de la culture au niveau des Scènes nationales / évaluation et refondation des indicateurs d’observation et de gestion qui seraient trop simplifiants ou restreints pour être véritablement stratégiques

C’est la leçon majeure que je retiens de cette intervention qui dépeint le contexte de la Scène nationale/locale de Forbach : pour être véritablement stratégique, l’action doit se servir de la complication inévitable du réel et en faire un atout, pas un repoussoir. Car le réel est vivant, humain et matériel, en particulier dans le secteur de la culture. Il convient donc plutôt de partir du compliqué de la réalité pour choisir des simplifications qui serviront ensuite un « agir stratégique », plutôt que de partir de simplifications qui évitent la réalité ou la déforment tellement qu’aucune vision stratégique ne peut finalement se construire.

Je remercie donc infiniment Frédéric Simon d’avoir découvert pour nous – l’espace réflexif et la liberté de parole stimulés par l’Institut le permettent – la matière dense du territoire où il intervient, tel qu’il se présente à lui, directeur d’une Scène nationale territoriale. On pourrait même qualifier sa gouvernance de « glocale » pour rendre compte de ses multiples niveaux d’organisations, d’actions, d’équipements et d’acteurs. Comme nous y invitait Foucault, il a « déplié » son tableau sensible, un territoire vivant qui sert de base à sa réflexion, à la nôtre, son projet d’expérimentation d’une EAC aux côtés de bien d’autres projets, artistiques, de rénovation de bâtiments, d’inscription dans le projet transfrontalier du Land de Sarre voisin « la stratégie Frankreich »...

Mais dessiner une carte sensible pour s’y repérer ne conduit pas pour autant à en faire un territoire « actionnable », c’est-à-dire prêt pour déployer un agir de type stratégique, qui impliquera de « plier » / simplifier / prioriser certaines dynamiques, temporairement, car 26 Pascale de Rozario est sociologue, Directrice de recherche au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) à Paris.

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tout ne peut pas être traité, ni pensé en même temps. L’effort stratégique ne peut non plus reposer que sur la soixantaine-dizaine de directeurs/directrices de Scènes nationales en place. Puisque nous parlons de direction, de gestion et de stratégie culturelle, il me semble en premier lieu que le prisme d’analyse doive être plus large que l’organisation ou la structure labellisée Scène nationale, et se structurer autrement.

Le cas de Forbach nous invite implicitement à nous intéresser à la chaîne globale de valeur du secteur de la culture et des Scènes nationales, soit aux liens inter-organisationnels et aux processus de création de valeurs et de valeurs ajoutées, sans bien sûr limiter la valeur à la monétarisation ou à la réduction méthodique des coûts (soit à ce que l’on a nommé la « nouvelle gestion publique » ou NPM, New public management). Ce serait sombrer dans un managérialisme peu stratégique qui perdrait même la notion économique d’investissement, et certainement, la notion politique et prospective qui lui est corrélée, le projet.

La question de la création de valeur implique celle de responsabilité et de répartition, d’équilibrage et d’arbitrage. Pour ce faire et afin d’identifier la gouvernance territoriale et, plus largement, la gouvernance des Scènes nationales en tant que réseau inter-organisationnel, je pense que doivent être mobilisées les Ecoles de la contingence à partir des travaux de John Porter, sans les limiter comme trop souvent aux calculs des coûts et des marges (Nabyla Daidj). Les ressources théoriques et pratiques ne manquent pas. Mais sont-elles suffisamment familières aux acteurs du secteur pour les « actionner » stratégiquement sous forme de plans, projets, et programmes culturels valables pour chacun et collectivement ? C’est bien la difficulté.

Un territoire « actionnable » signifie donc que soient identifiés dans un premier temps et en tant que tels (sans sur-catégories simplifiantes) toutes ses contingences, toutes ses parties prenantes (Freeman) ou son système d’action concret (si l’on se situe du côté de la sociologie de Renaud Sainsaulieu et Michel Crozier). Les contingences sont des facteurs habilitants et limitants, selon le point de vue et les circonstances, le projet. Agir c’est exploiter les contingences habilitantes au mieux et transformer les contingences limitantes en atouts ou restreindre leur pouvoir limitant – en aucun cas les nier ou les isoler du reste. Comme pour d’autres Scènes nationales, ces contingences se manifestent à plusieurs niveaux qui forment une gouvernance culturelle spécifique, dont voici quelques illustrations.

Le niveau européen (véritable ressource et ouverture transfrontalière pour les acteurs du territoire, nous rappelle Frédéric Simon à propos d’Interreg IVa) ; les niveaux ministériel et interministériel (fonctionnent-ils, sachant que la Scène nationale travaille de fait avec plusieurs ministères et services déconcentrés, délégués ou sous-traités, avec, pour faire vite, l’Éducation nationale, l’action sociale, socio-culturelle, éducative, les mouvements artistiques ?) ; le niveau transfrontalier déjà évoqué et particulièrement prégnant dans le cas de Forbach, « enclave française en pays allemand » ; les niveaux départementaux, communaux (l’ACBHL, syndicat intercommunal appuie et légitime les interventions de cette Scène nationale sur les territoires visés) ; et le reste, soit le territoire (ses flux de transport, ses acteurs, ses histoires et son histoire industrielle de migration). Compte également le niveau de la structure ou de l’organisation du Carreau « Scène nationale », la gestion de son personnel, des bénévoles, les liens et partenariats avec les artistes… Les élus bien sûr, empêtrés dans leur image, la rapidité des réseaux sociaux à l’amocher ou à la magnifier et les jeux de pouvoir locaux. Sans oublier les groupes sociaux et les

Pour être véritablement stratégique, l’action doit se servir de la complication inévitable du réel et en faire un atout, pas un repoussoir.

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populations, dont les forces pour faire et les forces pour bloquer sont en général – hélas - peu inventoriées objectivement.

L’équipement territorial, sa matérialité (distance, relief, présences publiques et présences privées, commerçants…) sont centraux dans cette analyse de contingences qui prend en considération les actants humains et non-humains, comme nous y invite Bruno Latour. Comptent également les événements qui font histoire. Par exemple, la fusion récente du Carreau (municipal) et de la Scène nationale qui représentent chacun des publics différents (l’un sensible à la venue de noms repérables s’agissant des auteurs, des pièces et des interprètes et peu nombreux ; l’autre, significativement plus nombreux, multiculturels et sensibles aux activités artistiques du Carreau), va-t-elle permettre de modifier les pratiques culturelles en place ? Quel bien commun construire entre ces attentes ? Ce n’est que dans le deuxième temps de cet état des lieux que peut s’amorcer la construction d’une stratégie basée sur des choix, des simplifications pour agir dont l’on peut alors débattre, justifier et argumenter en démocratie.

Leçon 2. Discuter quelques référents culturels du secteur Proposition : pour une analyse de la culture nationale territoriale des Scènes nationales

Approches théoriques et pratiques à mobiliser : l’analyse cognitive des politiques publiques, l’analyse du discours et inter-textuelle, l’analyse de la culture sectorielle, gestion des Ressources humaines et Droit du travail

Conséquences : identification du référentiel culturel du secteur et de ses dimensions limitantes ou habilitantes / réhabilitation de la culture comme « empowerment » ou « capacitation » individuelle et collective, pouvoir d’agir sur son environnement en démocratie

Simplifier, c’est également stigmatiser, produire et manger du stéréotype, de la distance sociale, de la distinction, du jargon… tout comme produire un cadre de pensée et d’action commun, du bien commun. Comment éviter Bourdieu ici ? Peut-être par le pragmatisme de Giddens (Anthony Giddens), lorsqu’il propose d’examiner en quoi les micro-actions faites au nom de la culture sont, certes, cadrées par un contexte de normes, des coutumes et des habitudes, des routines ou encore des institutions intervenantes (État, Région, Département, Ville…), mais aussi et surtout, en quoi ces micro-actions pratiques sont également capables de modifier ce cadre ; voire, de le faire passer à un autre registre.

L’intervention de Frédéric Simon nous confronte également – puisqu’elle le donne à voir dans ce bilan sensible des dynamiques territoriales de Forbach et proches – à la question des « référents cognitifs » du secteur si l’on se situe en sciences politiques, ou à la culture de ce secteur, en socio-anthropologie.

J’arrive à la seconde leçon que je retiens de cette intervention : le discours « sur » certains prêts à penser mériterait une analyse en profondeur, pour débusquer et questionner quelques croyances bien ancrées dans ce secteur, des arrière-fonds symboliques de connaissance dirait Bachelard... Que permettent-ils d’imaginer ? Quels sont leurs côtés habilitants et leurs côtés limitants ? Les porteurs de cette culture sont-ils conscients de sa performativité (ses effets pratiques) ? Ses aspects reproductifs ? Alternatifs, innovants ou émergents ? Et de quoi, faudrait-il mieux savoir pour en discuter.

Le cas présenté a le mérite de regrouper plusieurs textes de nature et de provenances différentes. Le directeur de cette Scène nationale rapportait également des points de vue d’acteurs tranchés reposant sur des croyances fondamentales, à explorer dans leurs conséquences pratiques. Un certain discours nostalgique de crise et de fragmentation identitaire ou communautariste fait penser que peut-être, ce secteur n’est-il pas assez

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fréquenté dans ses sphères décisionnaires par des représentants des nouvelles générations et de la population moyenne, ordinaire… comme marginale, isolée… qui composent ce fameux « public » dont beaucoup désespèrent.

Par exemple, quitter Malraux, oublier la « culture majuscule » serait-il difficile ou dangereux aujourd’hui ? Car, point de référence systématique, elle fatigue à l’heure de l’accès aux savoirs – à tous les savoirs – généralisé par internet et face à la multitude des référents identitaires, qui ne se limitent plus à une figure paternelle ou à un groupe social de référence qui feraient autorité sur les autres. L’heure est aux parties prenantes (pas nécessairement le citoyen consommateur culturel) et aux dynamiques de construction identitaire, forcément hybrides. Faut-il pleurer et regretter de ne pouvoir appliquer une

sorte de planification culturelle décidée d’en haut pour le bas ?

De fait, la philosophie d’EAC suggérée, sous certains aspects, fait penser à un projet de planification territoriale en se centrant de manière privilégiée sur l’éducation initiale et scolaire / périscolaire, la formation d’enseignants relais, de médiateurs auprès d’enfants et de jeunes. Comme si la formation des adultes, la formation tout au long de la vie ou l’éducation permanente, les principes de l’éducation populaire ne

pouvaient être actionnés par ailleurs. Comme si les habitants ne pouvaient porter et acter des cultures, populaires certes, qu’il faudrait alors faire dialoguer avec les cultures plus académiques.

On ne peut ignorer une rhétorique négative sous forme d’un stéréotype « we-they », dont la fonction symbolique est de distinguer les acteurs de la culture des autres, en particulier un discours de déprivation de ce « public », figure anonyme exaspérante, passive ou violente, bref, imprévisible. Quelques mots : « la fragmentation identitaire », « l’intégrisme », « l’individualisme », le « Front national les recrute », « ils ne font rien, ils attendent un sauveur »...

La réalité de certains problèmes de fond n’est toutefois pas toujours culturelle ou liée à ces « publics », lorsque l’on sait qu’à Behren-lès-Forbach, par exemple, une bonne partie des habitants/familles ou ménages selon les cas, en particulier les jeunes qui en auraient besoin au moment de l’adolescence et une fois adultes, vit dans des habitats délaissés par les bailleurs de fonds, où plusieurs générations habitent dans des lieux exigus les uns sur les autres, sans espace privé ou personnel, avec quelque chose comme 75 % de taux d’inactivité parfois. Que peuvent la culture et l’Éducation nationale sur le logement ? Vient alors plutôt en tête une méthode comme celle de Saul Alinsky, d’organisation des habitants pour agir sur leur environnement de vie, l’embellir, peut-être en faire une œuvre. Dans tous les cas, mieux vivre et rétablir un rapport de force en leur faveur.

Enfin, dernier trait culturel intéressant à discuter en conclusion de ce compte-rendu trop bref : faire intervenir des artistes et des professionnels (de la médiation, de l’action sociale… des tiers) sur les lieux les moins sensibles aux pratiques culturelles en usage permettrait d’apporter les pratiques culturelles aux populations qui en sont les plus éloignées. Par le seul fait de vouloir l’apporter, par le seul fait de pratiquer la danse, le théâtre. Cette croyance basée sur la distinction entre sachants et non-sachants, entre experts et naïfs, tend à priver le secteur d’autres inspirations d’interventions et de pédagogies alternatives, telles que les pratiques culturelles « par et pour » les habitants dans ce qu’ils ont de spécifique, de même que les pratiques de « pair advocacy » développées par ailleurs en santé communautaire. Déployées dans le domaine culturel,

L’heure est aux parties prenantes et aux dynamiques de construction identitaire, forcément hybrides.

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ces approches impliqueraient que les habitants (volontaires et intéressés) soient également médiateurs et diffuseurs de leurs pratiques culturelles et d’autres pratiques culturelles, d’une capacité à être acteur de culture aujourd’hui en France, sur fondement des droits de l’homme et de manière critique.

Sur le plan humain et sur celui du Droit du travail, croire que le « contact » crée une conversion et une diffusion culturelle risque de priver les directeurs et les responsables d’une réflexion et d’initiatives pour prévenir et gérer les risques psycho-sociaux et la souffrance au travail. Peut-on en effet envoyer des artistes ou des professionnels militants, tels des missionnaires de la culture (qui risquent nécessairement d’être très mal perçus et rejetés) « convaincre » des publics réticents ou en dehors des pratiques et réflexions artistiques ?

Reste pour les Scènes nationales territoriales un chantier sur la gestion de leurs composantes humaines, les équipes, les artistes, les bénévoles, les relations sociales. Certains directeurs mettent d’ailleurs en place des formations personnelles, des accompagnements, des séances de debriefing et d’analyse post-intervention artistique et d’autres initiatives de reconnaissance du travail effectué et de ses impacts émotifs, personnels et professionnels à saluer, et à généraliser. Peut-être ces initiatives pourront-elles limiter le turn-over du secteur et la difficulté à fixer une mémoire et un apprentissage organisationnels, fidéliser les employés et les acteurs de la culture, permettre de reconnaître et d’organiser des parcours, une mobilité.

Dans tous les cas, Frédéric Simon nous a offert un cadre qualitatif particulièrement riche et concret, inépuisable ai-je le sentiment, de réflexions en vue d’améliorer, de prendre exemple et de contribuer aux EAC et plus largement aux pratiques culturelles.

Fragmentation et pivotement des politiques culturelles publiques Didier SALZGEBER

Indéniablement, la Scène nationale Le Carreau de Forbach s’inscrit dans une problématique territoriale forte, en lien avec un nombre important d’acteurs culturels, associatifs et économiques, y compris au plan transfrontalier27.

Un système d’acteurs, largement marqué par l’histoire du bassin minier, qui rend difficile la convergence de l’effort public, et exacerbe la concurrence entre les acteurs locaux.

Dans ce contexte singulier de l’Est mosellan, le directeur de la Scène nationale a pour ambition d’apporter une contribution en termes de ressources artistiques (programmation et présence d’artistes sur le territoire), éducative (avec le Plan territorial d’éducation artistique et culturelle) et économique (avec le Groupement d’employeurs notamment).

Cette approche de type multiniveaux de la stratégie territoriale portée par la Scène nationale produit « un enchevêtrement des projets », telles les actions de formation des animateurs socio-culturels et de l’animation périscolaire, les actions de mutualisation avec GEODES (Groupement d’employeurs d’économie mixte), les actions de coordination des

27 Didier SALZGEBER est depuis 2011 Directeur de l’Atelier VERSOCULTURE

Peut-on en effet envoyer des artistes ou des professionnels militants, tels des missionnaires de la culture ?

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temps scolaires, périscolaires et extra scolaires ou encore les actions transfrontalières. Pour reprendre le terme utilisé par Frédéric Simon, directeur de la Scène nationale, il s’agit « d’adopter une politique de marcottage plus qu’une politique en rhizome »28. Cette multiplication d’initiatives ne facilite pas toujours la compréhension ni le décryptage des expériences concrètes ; en effet, sans une maîtrise du système du jeu d’acteurs mis en place, la formulation des tenants et des aboutissants d’une expérience, comme celle du Plan territorial d’éducation artistique et culturelle (PTEAC), est quasiment impossible dans un temps aussi court que celui d’un séminaire de l’Institut.

On peut comprendre que sur un territoire faiblement doté en ressources, l’accumulation de projets à court terme soit une réponse aux questions qui y sont posées et permette de positionner cet équipement culturel et artistique comme un service tourné vers les préoccupations locales en mobilisant systématiquement les acteurs locaux culturels, socio-éducatifs et sociaux.

Dans le temps imparti du séminaire, nous nous sommes retrouvés avec de très nombreux angles morts qui nous ont empêchés de toujours bien comprendre les projets dans toutes leurs dimensions et de tirer les fils entre les enjeux clairement présentés et les actions concrètes initiées par la Scène nationale sur le territoire.

Ceci étant, la richesse de la situation présentée permet de dégager des enseignements utiles à une réflexion sur la place et les responsabilités des équipements culturels et artistiques d’une part ; sur les fondements des coopérations politiques en leur faveur d’autre part.

La fragmentation de l’action publique Le projet du Carreau se caractérise par la volonté de son directeur de mener des actions ouvertes (c’est-à-dire laissant aux projets le temps de se définir, de s’ajuster et de s’enrichir en fonction de l’implication des acteurs), transversales et participatives sur des thématiques locales, nationales, européennes et internationales. Cette articulation « en gigogne » se construit sur un processus :

d’intégration horizontale, pôle de coopération territoriale, y compris sur l’espace transfrontalier où se coordonnent les différents niveaux de décision et de compétence liés à l’éducation, à la jeunesse et à l’action sociale ;

d’intégration verticale, pôle de convergence des politiques culturelles de l’État et des collectivités territoriales29.

Pour alimenter ce système d’action, le directeur doit agencer en permanence une multiplicité de dispositifs publics d’intervention. Cet agencement des dispositifs est révélateur de l’extrême segmentation et spécialisation des dispositifs publics créés par la puissance publique. Une gestion par silo qui certes répond (ou prétend répondre) aux problèmes posés sur le territoire, mais qui complexifie la gestion des projets plus transversaux comme le Plan territorial d’éducation artistique et culturelle, par exemple. Nous pourrions alors poser l’hypothèse que cette accumulation de projets initiés par l’équipe de la Scène nationale est à la fois le résultat d’une fragmentation croissante des

28 « Le marcottage étant aérien, il reste visible de tous, chacun peut deviner les directions prises et les corriger si besoin ; le rhizome est souterrain et reste opaque » 29 À l’exception du Conseil départemental de la Moselle

Cet agencement des dispositifs est révélateur de l’extrême segmentation et spécialisation des dispositifs publics.

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réalités sociales, et également, dans un contexte faiblement doté financièrement, d’une hyper segmentation des modes d’intervention de la puissance publique.

Si cela se vérifie, la gestion d’un projet artistique, social, éducatif, économique et territorial transforme le directeur en ingénieur–système l’obligeant à articuler une multitude de sources de financement (collectivités territoriales, plusieurs services de l’État, fonds européens) dont les objectifs peuvent formellement se retrouver éloignés des objectifs réels portés par le projet sur le territoire. Ce savoir-faire est certes indispensable pour réintroduire du sens dans cette apparente accumulation d’actions et de dispositifs. Comme le souligne Frédéric Simon, « notre action ne rentrant pas dans les dispositifs formels instaurés par les tutelles, notre action reste inévaluée, mais pas inévaluable ».

Cette stratégie de territorialisation reposant sur une prise en compte des singularités culturelles et interculturelles des territoires est-elle appréhendée à sa juste mesure par les partenaires publics ? La recherche permanente d’une mise en connexion de tous les acteurs à des échelles différentes, avec des dispositifs financiers de droit commun différents, avec des acteurs différents induit une forte autonomie du projet par rapport au système institutionnel mais présente aussi peut-être un risque d’isolement de la Scène nationale qui est seule à même de gérer la complexité du système d’acteurs nécessaire à la réalisation des actions.

Un lieu artistique et culturel, ressources du territoire L’expérience du Carreau de Forbach nous confirme dans les hypothèses explorées lors des différents séminaires de l’Institut de Coopération pour la Culture quant au positionnement des lieux artistiques et culturels. En effet, un équipement culturel ne peut plus se satisfaire d’une « diversification des publics » (logique centripète), et doit être en mesure d’être à la disposition, à la hauteur de ses moyens humains et financiers, de projets réalisés par d’autres structures du territoire hors de l’établissement (logique centrifuge) sans que l’objectif soit à proprement parler « d’attirer de nouveaux publics ».

En prenant au sérieux les termes de la Charte des missions de service public du spectacle vivant de 1998, la Scène nationale est amenée à s’engager dans des projets structurants du territoire comme, par exemple, un Groupement d’employeurs ou une convention avec l’association Emmaüs. Il est utile de souligner que le Contrat d’objectifs et de moyens 2015-2017 « sera centré sur l’infrastructure des partenariats entre la Scène nationale et ses partenaires naturels que sont l’éducation populaire, les structures socio-culturelles, socioéducatives ou médico-éducatives, les associations culturelles et les collectivités locales ».

Avec ce type de projet, n’est-on pas en train d’observer un pivotement de ces établissements dans leurs missions ? Un nouveau positionnement artistique, politique et territorial qui inviterait assurément à revoir les objectifs et les modalités de coopération des partenaires publics autour de cet établissement. Cette stratégie de territorialisation répond « aux marges artistiques extrêmement réduites qui ne permettent pas à la Scène nationale de s’engager dans un projet tourné vers la production comme d’autres grandes maisons européennes ».

Aussi, sans une reformulation des termes de cette coopération, on ne peut que constater les écarts croissants entre ce qui est annoncé par les dispositifs publics (présentation du

Un nouveau positionnement inviterait assurément à revoir les objectifs et les modalités de coopération des partenaires publics

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dossier de subvention) et les actions singulières menées sur les territoires. Dit autrement, n’est-il pas temps de construire un argumentaire capable de croiser un fort niveau d’exigence artistique (ce que certains appelleront l’excellence) avec un fort degré d’implication des structures financées sur fonds publics dans la diversité culturelle et la singularité des territoires ?

Quel métier ! Être directeur d’une Scène nationale, c’est être en mesure de mobiliser des dispositifs, des acteurs et des ressources : un gigantesque kaléidoscope où il faut construire, déconstruire, reconstruire les actions et les modèles. Dans l’expérience du Carreau de Forbach, rien ne semble jamais acquis. Ce déplacement des pratiques professionnelles est de notre point de vue une source d’innovation et de transformation, à condition que le système dans lequel il s’inscrit le reconnaisse, et ne laisse pas au directeur seul le soin de se « coltiner » les complexités sociales, culturelles et politiques du territoire.

Les décalages grandissants entre le système d’intervention publique et les expériences concrètes menées par les responsables de structures peuvent produire des tensions importantes que le directeur doit absolument gérer, au risque d’être marginalisé par le système30. Le déficit de compétence du système à appréhender et à gérer ces tensions – voire les conflits – peut engendrer une rupture de contrat entre la puissance publique et les professionnels d’une part, une rupture du contrat de coopération entre les partenaires publics d’autre part. La raréfaction de l’argent public risque d’alimenter cette mise en tension et peut empêcher d’investir dans de nouvelles modalités de partage des expériences, de délibérations, de modalités d’action artistique et de décisions de l’action publique.

Repenser le récit collectif Les expériences du Carreau de Forbach sont autant de tentatives pour argumenter la question culturelle, les questions de la création artistique (ou plutôt des langages et des expériences artistiques) et de la citoyenneté. C’est une ambition qui prend appui sur l’hypothèse suivante : les situations d’expérience artistique et de production symbolique sont à même de réduire la fragmentation sociale et culturelle rencontrée par les habitants d’un même territoire.

Investir sur le récit collectif d’un territoire est une entreprise de long terme qui requiert des moyens humains et financiers. Un équipement culturel peut contribuer à cette dynamique à condition que le système politique prenne le temps de mettre en mots les avancées des projets qui peuvent paraître minimes mais pas moins essentielles. On ne passe pas du jour au lendemain d’un système social construit à l’ère industrielle à un nouveau système de développement plutôt basé sur la responsabilité des acteurs et des citoyens. Ce processus de recomposition territoriale peut puiser dans les projets artistiques de précieux points d’appui, en particulier avec le Plan territorial d’éducation artistique et culturelle.

30 Plusieurs directeurs d’Établissements publics de coopération culturelle (EPCC) se sont vus écartés des projets pour cette raison.

Investir sur le récit collectif d’un territoire est une entreprise de long terme

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Cela suppose de penser l’intervention publique dans sa capacité de réparation des maux certes, mais également dans une perspective de transformation sociale et culturelle des modèles sur lesquels s’est construite l’identité du territoire. Dans un territoire comme Forbach (et certainement dans bien d’autres territoires en France), la nature des politiques culturelles publiques est questionnée : il pourrait s’avérer intéressant de repenser les fondements de la coopération politique entre les partenaires en présence. Le label national de Scène nationale ne peut suffire à lui seul pour répondre au pivotement actuel des établissements culturels et artistiques.

Les professionnels culturels n’ont plus le monopole de la production de la symbolisation : les industries ont largement investi dans ces processus d’identification culturelle. Une attention particulière doit donc être apportée à ces expériences sensibles initiées par un équipement artistique comme Le Carreau de Forbach, au risque d’être en permanence confrontée à une panne du récit. Comme le souligne Alain Faure, il faut aujourd’hui « investir dans une médiation narrative » capable de redonner de la densité et du sens au système relationnel entre tous les acteurs impliqués, y compris les citoyens 31.

Vers quelle action publique ? Dans ce contexte particulièrement incertain et anxiogène pour de nombreux acteurs, la puissance publique trouverait un intérêt à capitaliser au plan national ces expériences locales, régionales et européennes. Le décryptage de ces projets devrait permettre de sortir des modèles parfois très déterministes induits par une gestion par les dispositifs et par les labels (une gestion par les outils).

Cela impliquerait d’agir sur le cahier des charges des grands équipements en intégrant peut-être plus fortement l’articulation entre la production et la création artistique d’une part, et les problématiques territoriales et sociales, de diversité culturelle et de citoyenneté d’autre part.

Cette capitalisation – et la mise en mots – des expériences peut permettre de décentrer le système public de ses propres dispositifs pour s’intéresser plus avant aux tensions et aux pannes rencontrées aujourd’hui par les acteurs agissant quotidiennement sur les territoires. Sans cette réintégration de l’expérience concrète, nous risquons fort de voir les collectivités territoriales se recentrer mécaniquement sur leurs compétences légales et de déboucher sur un système d’acteurs reposant davantage sur une relation de prestation/prescription plutôt que sur le développement d’une responsabilité collective de coopération.

31 Intervention d'Alain Faure lors de la table ronde « Politique publique : tout bouge ! Tout se transforme ? » Rencontres nationales du festival du film de Vendôme–CICLIC

Les professionnels culturels n’ont plus le monopole de la production de la symbolisation

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Un nouveau référentiel intégrant des projets indéterminés Ce séminaire n’a pas été sans poser de questions : dans un milieu particulièrement instable au plan institutionnel et caractérisé par une très grande hétérogénéité sociale et culturelle, comment élaborer un projet artistique et/ou culturel dans la perspective d’un dialogue permanent entre des politiques publiques « d’excellence artistique » et des politiques publiques s’appuyant sur le caractère multiculturel du territoire auquel elles s’adressent?

Un séminaire d’une demi-journée est certes insuffisant pour aborder de manière exhaustive l’ensemble des facettes d’un projet comme celui d’un Plan territorial d’éducation artistique et culturelle, qui, dans sa réalisation, a demandé une mise en œuvre singulière avec les acteurs d’un même territoire et une articulation spécifique entre les différents acteurs publics intervenant sur ces questions. Cela nous a donné l’impression d’un enchevêtrement de projets dont le sens est difficilement perceptible lorsqu’on n’est pas impliqué directement dans les expériences présentées. C’est toute la difficulté de ces moments de décryptage et d’analyse que nous tentons de mener à l’Institut de Coopération pour la Culture. Ceci étant, nous pouvons tirer de cette expérience des enseignements généraux et des pistes de travail utiles, de notre point de vue, à l’élaboration des futures politiques publiques.

Récit du territoire et hétérogénéité des expériences Le premier enseignement porte sur la difficulté, pour un responsable de structure impliqué dans son projet, de rendre compte d’une expérience reposant sur les complexités territoriales. L’extrême hétérogénéité sociale et culturelle à laquelle ont à faire face les responsables d’équipements demande de nouvelles compétences et des modalités particulières de gouvernance culturelle. L’exigence de contribuer, par des projets culturels et artistiques, au développement global du territoire, peine à entrer en résonance avec un système d’acteurs déjà très impliqués et enchevêtrés dans la gestion des dispositifs institutionnels et administratifs.

Le second enseignement porte sur le caractère situé des projets. Il devient de plus en plus délicat de mobiliser des dispositifs d’intervention extrêmement normés et sectoriels pour construire des réponses pertinentes aux questions singulières posées sur les territoires ; c’est-à-dire par les acteurs, y compris les citoyens. Le fait d’énoncer clairement les enjeux interterritoriaux (dont transfrontaliers), interculturels et intergénérationnels d’une action culturelle et artistique induit en effet :

la nécessité d’associer à la démarche des artistes (individuels/collectifs) à même d’être contributeurs d’un processus forcément interactif, qui implique des choix qui vont au-delà d’une simple exigence artistique ;

un investissement dans le temps pour une animation d’un réseau d’acteurs locaux et institutionnels capables de dépasser les clivages provoqués par une concurrence accrue, elle-même liée à l’extrême spécialisation des dispositifs publics et à la raréfaction des financements publics consacrés à la culture.

Pour intégrer la dimension de singularité des projets, il y a lieu de donner les moyens et le temps aux directeurs d’équipements de concevoir et coordonner des processus de territorialisation des politiques publiques trop souvent sectorisées. Cela suppose, comme pour le projet, des compétences spécifiques et situées en considérant le domaine de la culture comme un acteur central du changement territorial dans ses dimensions

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fondamentalement qualitative et relationnelle, expressive et identitaire, contributive et coopérative.

Le troisième enseignement peut être présenté sous forme d’une question : pour quels résultats ? Cette question renvoie à la fois à la formalisation et à l’évaluation des projets en termes d’enjeux, de stratégies, de calendriers opérationnels, d’actions concrètes et de résultats attendus/mesurables d’une part ; aux objectifs visés par les partenaires publics d’autre part. Seuls les dispositifs institutionnels, y compris les labels, sont généralement utilisés comme référence pour le pilotage de tels projets :

cette gestion exclusivement par les outils est alors préjudiciable à une gestion plus clairement politique. Lorsqu’on n’est pas directement impliqué dans l’expérience vécue, il est en effet quasiment impossible de percevoir les résultats produits, que ceux-ci soient ou non souhaités au démarrage de l’action. C’est un véritable angle mort des stratégies politiques et professionnelles qui nous prive d’une compréhension objective et sensible des projets dans toutes leurs dimensions et des raisons pour lesquelles ils sont soutenus par la puissance publique.

Cette carence méthodologique empêche toute analyse comparative entre les projets. La simple mise en regard des expériences, dans leur diversité, est alors non seulement fastidieuse mais aussi peu pertinente. Pourtant, une mise en mots s’avère plus que nécessaire pour générer une mise en pensée des problématiques culturelles et territoriales, sur lesquelles pourraient se construire les futures politiques publiques en faveur de la culture. Globalement, la question du renouvellement des référentiels est alors posée : référentiels avant tout politiques et cognitifs indispensables pour sortir de l’ornière de la simplification systématique des réalités des projets et des équipements. La mise en récit des expériences humaines et leur comparaison problématisée doivent devenir une priorité au risque d’un décrochage, voire d’une série de ruptures, dont les maux déjà perceptibles seront de plus en plus complexes à traiter : tensions entre les communautés territoriales, culturelles, sociales et professionnelles, violences symboliques et réelles, processus croissant de discrimination et d’exclusion…

Référentiels et gouvernance Investir dans (et par) l’humain, c’est investir dans l’historicité des expériences, c’est-à-dire dans la parole et les langages qui permettent de l’exprimer. Être au monde, ce n’est pas simplement s’adapter au monde, c’est être acteur de ce monde. Encore faut-il que les conditions minimales d’une communication collective et coopérative soient réunies et dépassent les slogans actuels sur la compétitivité, l’innovation, l’attractivité et la créativité. Parlons de ce dernier point : la créativité ne se décrète pas ! Elle suppose une attention particulière et une bienveillance dans un système relationnel intégrant autant la normalisation des règles sociales que la capacité à les renouveler et à les réinventer.

Cette gestion exclusivement par les outils est préjudiciable à une gestion plus clairement politique.

Encore faut-il que les conditions minimales d’une communication collective et coopérative soient réunies et dépassent les slogans actuels sur la compétitivité, l’innovation, l’attractivité et la créativité.

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Introduire de l’indéterminé dans les missions Au regard de ces quelques enseignements, quelles propositions pourraient alors être suggérées pour s’engager dans la voie d’un renouvellement des politiques publiques en faveur de la culture et, ici, sur l’élaboration du prochain Contrat d’objectifs et de moyens 2015-2017 de la Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan ?

La première porte sur l’importance du processus déconstruire / construire / reconstruire qui se trouve au cœur du changement auquel nous avons à faire face, en particulier pour les directeurs des équipements culturels qui le vivent chaque jour. Dans ce contexte, les directeurs sont confrontés, comme toutes les équipes engagées quotidiennement à faire vivre les projets, à des situations de plus en plus anxiogènes. Les équations proposées par la puissance publique ne peuvent plus être résolues exclusivement par les points de vue technique et financier, ou même professionnel. Il s’agit aussi d’équations politiques !

Il devient ainsi impératif de réintroduire une part d’indéterminé dans les projets, en reconnaissant aux lieux soutenus par les fonds publics une capacité à agir de manière interactive avec et sur les territoires. La logique de prescription de la part des acteurs publics et des acteurs professionnels doit s’éclipser au profit de politiques publiques bien plus partenariales et constitutives. Dans cette hypothèse, il nous faudrait alors quitter les

déterminismes de la programmation politique et budgétaire pour mettre au cœur des politiques publiques une dimension résolument qualitative – donc humaine/sociale – dans les missions de ces équipements. De nouvelles coopérations seraient alors à envisager entre les acteurs en présence reposant sur une pérennité d’engagement dans le temps (y compris au plan financier) et sur une gouvernance des incertitudes pressenties ou connues, formulées collectivement.

Sortir de la reproduction des modèles La seconde proposition est de réintroduire une formalisation des enjeux, des problématiques et des hypothèses de changement en cessant de faire l’économie d’un examen critique et constructif des dispositifs qui ne semblent plus produire les effets recherchés d’une part, de l’écriture d’une carte sensible des territoires pour actionner une vision stratégique d’autre part. Sans cette exigence d’un débat collectif convoquant les innombrables ressources théoriques à notre disposition et les multiples expériences existantes, nous risquons fort de reproduire à l’infini les mécanismes de déshérence, d’exclusion, de perte de sens que nous connaissons.

La gestion de la culture ne peut plus se résumer exclusivement à une gestion normée des activités culturelles et de ses équipements. Elle doit réintégrer la diversité culturelle car ce qui est en jeu ici, c’est le formidable potentiel que représentent toutes les formes d’expression (y compris artistiques), individuelles et collectives, pour la construction de la citoyenneté, de notre citoyenneté.

Sans cette exigence d’un débat collectif, nous risquons fort de reproduire à l’infini les mécanismes de déshérence, d’exclusion, de perte de sens que nous connaissons.

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La coopération plutôt que la prescription Pour conclure, nous pensons que la coopération n’est plus seulement une modalité. Elle devient une orientation stratégique en tant que telle. Dans un système relationnel particulièrement segmenté, la coopération a pour horizon de permettre aux acteurs de sortir de leurs prés carrés et de leurs certitudes en obligeant à une discussion forcément faite de dissensus et de tâtonnements.

Pour revenir au type de cas qui illustre notre propos, les projets éducatifs territoriaux ont l’ambition de relever de cette exigence dans la mise en œuvre, dans leur suivi et dans leur évaluation : ils constituent une réelle occasion de créer des synergies entre les membres de la communauté éducative et des acteurs impliqués (en premier lieu l’Éducation nationale), afin de garantir une plus grande continuité éducative, de donner à chaque enfant un parcours éducatif cohérent et de qualité et d’affirmer [dans les actes] l’éducation artistique et culturelle comme une responsabilité commune et partagée.

Encore faudrait-il mieux préciser l’ingénierie concrète qu’induit cette nouvelle orientation stratégique. Ceci est une autre affaire, mais dont il faudra bien très rapidement se préoccuper !

Mariama, chanteuse. Février 2013. ©Camille Millerand

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Investir en urgence dans des modèles économiques de la création artistique plus coopératifs et solidaires Contribution #7 : Séminaires de février et mars 2015

Djaber, 30 ans, est propriétaire d’une salle multimédia depuis 10 ans. Il grave des DVD et vend des heures de console vidéo. Une partie coûte 80 dinars (moins d’un euro). Alger. Mai 2011. ©Camille Millerand

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Rencontre thématique : pour un diagnostic problématisé de la situation du spectacle vivant en France Deux séminaires auront été consacrés au thème de l’économie, ou plutôt des économies des biens symboliques. Nous sommes cependant loin du compte ! Ce thème requiert une maîtrise de nombreux concepts et oblige à aller au-delà d’une vision simpliste (scolaire) de la « science économique ». Cette exploration de la socio-économie des biens symboliques nous aura permis une première appropriation de ces problématiques trop souvent réservées à des experts32.

Par ce travail, nous aurons au moins compris l’importance de reconnecter le sens, les valeurs et l’économie en considérant que les problèmes financiers que connaît aujourd’hui le secteur culturel ne sont pas seulement liés à une restriction budgétaire. Prendre le temps d’explorer le thème des économies encastrées conduit à intégrer la notion de chaîne globale de valeur qui ne peut en aucun cas se résumer à la seule gestion financière et comptable.

32 Bernard Maris, Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles, Éditions Albin Michel, Paris, novembre 2003

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Échange avec Philippe Henry, en février 2015, à partir de la situation socio-économique du spectacle vivant en France, prolongé par le séminaire de mars 2015

Texte de la communication enregistrée de Philippe Henry pour les Journées La Scène

Comment repenser les modèles économiques du spectacle vivant ?,au Théâtre national de Strasbourg, les 27 et 28 novembre 2014

Mon bonjour à chacun d’entre vous. 33

1 – Si j’avais à donner une appréciation d’ensemble de la situation du spectacle vivant en France, je dirais volontiers qu’il se trouve confronté – dans la diversité de ses composantes – à un nouveau moment de vérité, qui touche aussi à son modèle économique de développement.

En effet, d’un côté, on a assisté depuis plus de 30 ans à un réel développement des pratiques tant professionnelles qu’en amateur de ce secteur d’activité, en termes de diversité et de quantité, d’offre de spectacles ou de démarches d’action culturelle et de médiation, d’infrastructures de production et de diffusion, de réseaux d’échanges – des plus régionaux aux internationaux.

Un seul chiffre : le nombre des professionnels déclarant leur métier principal dans le spectacle vivant a pratiquement doublé entre 1990 et 2009, tout ceci touchant en effet chaque année plusieurs millions de nos concitoyens.

Mais d’un autre côté justement, l’appétence globale pour cette activité reste mesurée, tandis que les modes d’appropriation culturelle en particulier dans les jeunes générations sont en train d’assez nettement changer.

Là encore, deux-trois chiffres indicatifs : en 2008, 51% des plus de 15 ans n’ont assisté à aucun spectacle vivant – toutes disciplines confondues, hors le cas plus délicat à mesurer des arts de la rue – ,33% ont assisté à un spectacle de manière seulement occasionnelle et surtout dans une discipline. Finalement, seuls 7% de nos concitoyens sortent beaucoup, que ce soit en privilégiant une ou plusieurs disciplines.

Mon hypothèse centrale est en tout cas que le spectacle vivant se trouve actuellement à la croisée autant de ses propres tensions internes que de la mutation globale de notre société, en particulier pour ce qui concerne ses modes de production et d’échange symboliques.

2 – On voit d’ailleurs s’accroître les tensions ou les contradictions au sein de chacune des cinq grandes fonctions de la chaîne de valeur des différentes filières du spectacle vivant ou dans leur articulation. Sans pouvoir bien entendu être exhaustif sur ce point, j’évoquerai quand même :

la fonction de recherche-expérimentation aujourd’hui largement dépendante du dispositif spécifique d’allocation chômage des intermittents ;

la fonction de production-fabrication très morcelée en un grand nombre de micro-organisations, dont la survie est de ce fait bien précaire ;

33 Enregistrement vidéo de 14’48“, consultable à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=IOwVD7IbUwQ Pour un complément descriptif, voir aussi l'enregistrement audio de 32’56” et le diaporama de l’exposé d’octobre 2012 pour le COREPS Poitou-Charentes « Spécificités et tensions contemporaines de l’économie du spectacle en France », consultables à l’adresse :

http://www.dailymotion.com/video/xuxoub_philippe-henry-conference-specificites-et-tensions-contemporaines-de-l-economie-du-spectacle-en-fran_news

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la fonction de distribution-médiatisation qui est toujours peu structurée, mais dont l’essor récent des développeurs d’artistes et celui des plateformes électroniques d’infomédiation ne font que souligner l’importance renforcée ;

la fonction de diffusion-exploitation dont le rôle de pivot prescripteur et structurant pour toutes les filières de ce secteur d’activité reste également déterminant ;

la fonction de réception-appropriation encore souvent trop peu considérée, alors même que la structure des goûts et des préférences de nos concitoyens est en train de radicalement se modifier et rétroagit forcément sur le fonctionnement de l’ensemble de chaque filière.

Tout ceci exigerait au moins, de mon point de vue, un diagnostic problématisé plus serré et partagé de la socio-économie spécifique du spectacle vivant. On peut déjà souligner plusieurs traits fondamentaux.

3 – Le spectacle vivant relève en effet d’une économie des biens singuliers – c’est-à-dire des biens très fortement différenciés, et donc peu (ou pas) substituables les uns aux autres – ce qui induit toute une série de conséquences.

3.1 – Je pense à la dynamique de valorisation des offres qui est toujours composite et fortement intersubjective, qui est non seulement dépendante de différents circuits sociaux eux-mêmes nettement hiérarchisés, mais qui se trouve aujourd’hui complexifiée par la fragmentation accrue des goûts et des préférences culturelles de nos concitoyens.

3.2 – Je pense également à la dimension structurelle de très forte incertitude qui court au fond tout au long de la chaîne de valeur et qui génère une hyperflexibilité et une très grande précarité – des individus comme des organisations – non réellement compensées par des dispositifs de mutualisation.

Je rappellerai ici que sur la période 2009-2011, 71% des artistes salariés du spectacle (vivant et enregistré) travaillant à temps partiel – ce qui est le cas de la majorité d’entre eux – n’ont été employés au mieux que pour l’équivalent d’un mi-temps.

3.3 – Je pense enfin à la part très importante du secteur non marchand – c’est-à-dire aux organisations qui réalisent moins de 50% de leur budget par la commercialisation de leurs biens et services, par leurs recettes propres.

Sur ce point, la production globale du spectacle vivant en 2011 – soit de l’ordre de 17 milliards d’euros, pour un peu moins de 9 milliards de valeur ajoutée – relevait à 55% du secteur non marchand, soit le secteur artistique et culturel (hors patrimoine et enseignement artistique) où cette part est la plus affirmée.

4 – Dans le contexte contemporain d’une croissance qui se poursuit des industries culturelles et créatives, le spectacle vivant court alors le risque autant de se rétracter que de se fragmenter toujours plus autour d’une pluralité de pôles stylistiques ou de plusieurs modèles économiques de fonctionnement.

Il faudrait ainsi être aveugle pour ne pas voir les clivages qui continuent à se renforcer entre, par exemple :

d’un côté, des spectacles de très forte notoriété et s’adressant à des populations suffisamment solvables pour réaliser de 60 à 80 % de leur chiffre d’affaires en recette de billetterie – ce rappel : en 2013, les 50 premiers spectacles de variétés en termes de diffusion ont réalisé 48 % de la billetterie totale de cette filière ;

d’un autre côté, des spectacles ou des démarches participatives à visée d’abord territoriale et pour des populations souvent moins favorisées, qui sont pratiquement totalement dépendants de moyens financiers publics et civils fréquemment limités pour ces projets et de ressources contributives ou bénévoles qu’ils peuvent également mobiliser ;

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avec toute une palette intermédiaire de spectacles que l’on pourrait appeler selon les cas d’innovation artistique, de divertissement critique, de réassurance communautaire – on pourrait compléter la liste – dont les recettes de billetterie oscillent entre 20 et 60 % de leur chiffre d’affaires.

Dans tous les cas, il faut aujourd’hui penser le développement du spectacle vivant en termes de pluralité de modèles socio-économiques et de développement, selon en particulier les combinatoires opérées entre quatre dimensions qui lui sont, selon moi, historiquement constitutives :

l’expressivité identitaire, des artistes bien sûr, mais qui devrait aussi permettre aux publics de se reconnaître ;

l’innovation artistique, qui ne sera d’ailleurs à terme plus exclusivement portée par les seuls professionnels ;

la sociabilité, autant interpersonnelle que communautaire qui se jouera désormais en complémentarité ou en contrepoint de sociabilités plus virtuelles ;

enfin, le délassement et le divertissement, qu’il ne faut pas plus négliger aujourd’hui qu’hier.

5 – Mais simultanément, l’interdépendance pragmatique elle aussi croissante des différents acteurs du spectacle vivant, dans un contexte économique et social durci, aussi bien qu’une volonté plus militante – sans doute minoritaire mais néanmoins sensible – de recréer de l’en-commun, d’inventer de nouveaux communs, conduisent à être très attentif aux formes diverses de coopération renforcée qui s’expérimentent à plusieurs niveaux :

au sein des organisations élémentaires (depuis les collectifs artistiques de travail jusqu’aux organisations formellement coopératives) ;

entre organisations élémentaires (depuis les nombreuses mutualisations de moyens matériels jusqu’aux dispositifs de mutualisation que j’appelle double, c’est-à-dire des risques et des résultats sur des projets particuliers) ;

au niveau des filières (des plateformes d’échange et de développement de projet jusqu’aux dispositifs de redistribution mutualisée comme ceux mis en œuvre par le CNC ou le CNV) ;

ou encore sur le plan des territoires (des mises en synergie des ressources locales jusqu’à des dispositifs d’incitation coopérative de la part des pouvoirs publics).

Ceci, même si rien ne bougera structurellement non plus sans de nouvelles régulations ou reconfigurations au plan plus global des politiques publiques et plus largement de l’organisation d’ensemble de nos sociétés. Je pense, entre autres, à la question des indicateurs renouvelés d’évaluation des richesses produites, ou encore à celle de la sécurisation des parcours professionnels et entrepreneuriaux dans des dispositifs de flexicurité à clairement intensifier.

6 – Quoi qu’il en soit, ce que j’appellerais volontiers l’ « âpreté socio-économique » du spectacle vivant nous incite à plutôt chercher de nouveaux modèles socio-économiques du côté :

d’une économie plurielle c’est-à-dire composée de ressources de commercialisation, de ressources redistributives et de ressources contributives et bénévoles ;

d’une économie de variété et de proximité où la dimension créative et relationnelle est première, y compris pour générer des ressources et des résultats financiers ;

d’une économie coopérative et de solidarité tant le double partage des risques et des résultats est encore sans doute la meilleure des voies possibles – même si elle est très

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difficile – pour contrecarrer la guerre toujours possible des singularités et des hiérarchies symboliques et économiques par trop affirmées.

Vous l’aurez compris, je plaide pour quelque chose qui est assez loin des modèles actuels mondialisés où dominent outrageusement les seuls critères de compétitivité et de résultat financier.

Mais l’histoire passée ou plus actuelle du spectacle vivant nous rappelle sans cesse que c’est dans le travail concret des humains, dans sa dimension proprement qualitative que gît la source même de nos richesses.

Voilà en tout cas ce que je voulais évoquer pour vous.

En vous souhaitant à toutes et à tous une très belle rencontre.

Philippe Henry Chercheur en socio-économie de la culture

Maître de conférences HDR retraité de l'Université Paris 8 - Saint-Denis. Dernier ouvrage paru : Un nouveau référentiel pour la culture ? Pour une économie

coopérative de la diversité culturelle, Éditions de l’Attribut, Toulouse, 2014.

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Un retour aux sources d'une possible « laïcité culturelle » Jean-Claude POMPOUGNAC

On ne peut analyser ce texte bref, dense et clairement charpenté en l'isolant du contexte dans lequel il a été produit, celui d'une rencontre professionnelle et d'une commande passée par le magazine organisateur à un universitaire spécialiste de ce champ professionnel mais dont les travaux se démarquent des analyses et des discours aussi convenus que partagés. 34

On peut ajouter, au titre du contexte, la pléthore des rapports et analyses produits autour de la situation difficile du spectacle vivant (pour les plus récents, une étude de l'ONDA et un rapport de la Direction générale de la création artistique du ministère de la Culture). Cette profusion d'états des lieux ne semble modifier en rien les situations acquises, et le thème de la rencontre en question, Comment repenser les modèles économiques du spectacle vivant ?, gagne à être mis en relation avec le lieu de la dite rencontre : une des plus importantes institutions théâtrales, de celles qui mobilisent à elles seules la plus grosse part des crédits provenant des interventions publiques (et pour ce qui est de l’État, soustraction faite de la moitié de son budget absorbé par les établissements publics).

Sous-jacente à l'analyse proposée par Philippe Henry, et là n'est pas son moindre mérite, la conviction de l'inanité qu'il y a à repenser les modèles économiques en cachant sous le tapis la question de cette hétérogénéité des acteurs, des structures, des équipes et de la différence de traitement dont ils « bénéficient » de la part des puissances publiques.

Le caractère synthétique du document proposé ne peut être lu que très différemment par qui a pris connaissance des travaux antérieurs de Philippe Henry et en particulier de ses méthodes d'investigation qui consistent à appuyer chacune des étapes de son analyse sur l'examen d'une situation ou d'une expérience concrète réellement mises en œuvre dans des contextes sociaux et territoriaux.

Ces travaux combinent alors les questions de financement et de reconnaissance avec le sens que les acteurs du spectacle vivant donnent à leurs créations, productions et démarches en direction ou avec des groupes sociaux, des populations (bref, autre chose que des «publics »).

Diagnostic comme l'indique le titre, et problématisé puisqu'il s'agit de pointer les tensions internes au champ du spectacle vivant au regard de la chaîne de valeur (point 2).

En conclusion, et en conformité avec la commande passée, le point 6 du texte engage à chercher de nouveaux modèles socio-économiques pour le spectacle vivant.

Cette recherche ouvre toute une série de questions quant aux enjeux de l'intervention de la puissance publique. Aujourd'hui, que sont devenues au juste les missions de service public qui ont pu être portées aux origines par la décentralisation théâtrale par exemple, ou bien par un discours du type de celui de Jean Vilar ? Comment ces niveaux d'enjeux se différencient-ils selon les échelons territoriaux (avec la question sous-jacente de celle du rôle régulateur de l'État), métropoles, régions, intercommunalités... Ici s'introduit la tension entre le soutien à la création artistique et des logiques d'interventions culturelles

34 Jean-Claude POMPOUGNAC est Correspondant du Comité d'Histoire du ministère de la culture et de la Communication

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et artistiques qui se soucient du lien social, du vivre ensemble ou du développement et de l’attractivité des territoires.

Cette tension n'est évidemment pas nouvelle, loin de là, mais encore une fois elle se pose aujourd'hui avec des caractéristiques particulières que l'analyse proposée dans ce texte a le mérite de radicaliser à tel point que lors des échanges du séminaire on a pu se demander comment une telle approche pouvait ne pas

susciter des réactions hostiles de la part de l'auditoire auquel s'adressait la communication. Une des hypothèses est évidemment la capacité d'absorption de la différence, de la contestation et des divergences vue d'un univers professionnel dominé par une logique semblable à celle du monde agricole et du rôle qu'y joue la FNSEA ; soit un rapport de forces systématiquement favorable au maintien d'un statu quo, force d'inertie qui s'est construite au fil du temps dans les relations entre la sphère politico-administrative et celle des entreprises artistiques et culturelles les moins fragiles.

Ces tensions jouent aussi entre une logique économique propre aux industries culturelles et une conception qui légitime des financements publics, sachant que le champ du spectacle vivant s'organise pour une très grande part (exception faite des grands spectacles de divertissement et du show-biz..) autour d'une mixité de financements publics et privés.

Mais dans le cas d'espèce, l'opposition est moins entre la stigmatisation de la logique marchande des industries culturelles (cf. : « je plaide pour quelque chose qui est assez loin des modèles actuels mondialisés où dominent outrageusement les seuls critères de compétitivité et de résultat financier ») et la défense d'un modèle désintéressé de l'art et de la culture. La production dans le domaine du spectacle vivant semble, en effet, plutôt relever de l’artisanat.

C'est en ce point que l'intérêt de l'approche socio-économique proposée par cette analyse sur le cas spécifique du spectacle vivant appelle à des comparaisons avec d'autres domaines de la production de biens symboliques : l'expression « marché de l'art » n'a rien de particulièrement péjoratif, pas plus que les évolutions dans le temps propres à l'édition et au commerce de la librairie (du livre de poche au prix unique du livre, à l'édition numérique, la vente en ligne et les aides publiques aux librairies indépendantes).

Il s'agit de vérifier comment la chaîne de valeur se spécifie en fonction des champs artistiques et si, de manière générale, la production de biens culturels relève d'une dimension structurelle de l'incertitude et appelle dans tous les cas des logiques de surproduction (ce qui est avéré pour ce qui est de l'édition).

Au cœur de la démonstration, une ouverture « politique » particulièrement féconde est proposée par cette analyse socio-économique (point 4) à partir des formulations comme spectacles ou démarches participatives à visée d'abord territoriale et expressivité identitaire, des artistes bien sûr ; mais qui devrait aussi, permettre aux publics de se reconnaître....

Il y a là, bien évidemment, matière à donner un autre sens au mot valeur, à repenser le sens de l'action publique en termes d'émancipation, c'est-à-dire motif à un retour aux sources d'une possible « laïcité culturelle », sources antérieures à l'invention des « affaires culturelles » (qui ont fondé, en réalité, un ministère du patrimoine et de la création artistique), à redécouvrir chez les révolutionnaires/républicains ou au moment du Front populaire, par exemple.

Une des hypothèses est évidemment la capacité d'absorption de la différence, de la contestation et des divergences

Il y a là matière à repenser le sens de l'action publique en termes d'émancipation.

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Un manque de diversité et de proximité Delphine CAMMAL

Le spectacle vivant serait-il en train de se perdre par l'opposition de deux systèmes qui le construisent? 35

Le système de cooptation ne permet pas une réelle diversité culturelle Nous constatons aujourd’hui, d'un côté un secteur des industries culturelles proposant au public des produits dont la qualité artistique est trop souvent à questionner, produits bénéficiant d'une surmédiatisation, sortant trop rapidement les uns après les autres, dans lequel le public ou plutôt le consommateur se perd ; et de l'autre côté un secteur du spectacle vivant « artisanal », où l'acte de création est moteur, avec un processus artistique demandant du temps, de la réflexion, où l'objectif n'est pas un résultat financier et dont l'existence ne tient qu'en grande partie à l'intervention publique.

Cette intervention publique, en baisse constante, aboutit à un développement accru de la concurrence entre propositions.

Cependant, on peut trouver un point commun - et vous m'excuserez pour ce schéma qui peut s'avérer simpliste - car malgré une offre importante sur ces deux marchés, la plupart des produits doivent correspondre à un même principe de codes, définis par les tendances de chacun.

Résultat : le marché des industries offre une variété de productions avec un effet de mode « facile d'accès », permettant à une large partie du public de s'identifier, et de l'autre côté, nous avons un secteur de la création où le réseau demande une correspondance à ses goûts, à ses pensées, où le système de cooptation ne permet pas une réelle diversité culturelle, nourrissant par ailleurs pour une partie du public cette idée de plafond de verre, cette idée que l'Art n'est pas pour tout le monde.

Et ce, malgré une politique culturelle venant du ministère ou de collectivités territoriales, tels par exemple les politiques tarifaires, les projets participatifs, les rencontres avec des artistes..., Le rapprochement entre artistes et citoyens reste à revoir, à repenser.

Faut-il inciter les artistes à plus d'autonomie ? Combiner financement public et privé ?

Oui, mais encore faut-il que cette image du label « État » change...

Philippe Henry parle d'expressivité identitaire, d'innovation artistique, de sociabilité, de délassement...

Si nous prenons l'exemple du milieu musical : comment développer une expressivité identitaire alors que vous avez d'un côté des Majors, des grosses sociétés de production pariant sur quelques artistes, les formatant pour en faire des acteurs de grande distribution, et en parallèle des artistes courant après des aides pour sortir un opus de qualité ?

Nous pouvons constater la montée du crowdfunding et quelques succès pour certains projets...Le rapport s'inverse : nous ne sommes plus dans une politique de l'offre mais dans une politique de la demande, le public choisissant de participer à la réalisation d'une production.

35 Delphine CAMMAL est chorégraphe

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Que dire, par exemple, des programmations de danse? Nous avons les grosses productions de type comédies musicales, les tournées annuelles de compagnies de renommées internationales : Béjart, Ailey, Bolchoï... et un réseau de diffusion labellisé (compagnies conventionnées, Scènes nationales...) financé par les subventions, dirigé par des « experts », des «programmateurs »..., quelques personnes décidant de décerner un label, sésame du respectable pour l'artiste, lui offrant ainsi crédibilité.

La vision offerte par ce dernier est un entre soi, où chacun dans cette lutte économique sauve sa pérennité (programmation), en se mutualisant avec d'autres partenaires experts.

Nous avons eu la danse contemporaine, le hip-hop, le hip-hop contemporain, un retour de la danse baroque et ?...

La maladie de ces deux secteurs est le manque de diversité et le manque de proximité, de lien réel entre l'artiste et le citoyen.

Comment créer la rencontre entre l'artiste et les personnes, « éloignées de la Culture » ou pas et ouvrir leurs regards en partageant une pensée, un processus ?

Il faudrait repenser le lien social et la valeur créative avec des questions en fil conducteur le rôle d’un artiste dans la cité. En effet, avec les évolutions sociétales, quel artiste voulons-nous ? Un artiste pour nous délasser, nous divertir ? Ou un artiste replaçant le geste créatif comme source de réflexion intellectuelle ? Ou bien les deux ? Je ne pense pas à un retour sur investissement automatique pour les artistes soutenus dans le secteur public. Mais ces créateurs, en guise de contrepartie symbolique, n'ont-ils pas oublié qu'une subvention n'était pas juste un dû mais qu'un gage moral envers la société s'enclenche dès lors d'un soutien ?

Avec la diminution des dotations, force est de constater que de nouvelles compagnies se tournent vers des dispositifs territoriaux afin d'assurer le financement de leurs créations.

Candidature sincère ou forcée.... Afin de recréer cette rencontre entre le public et les créateurs du spectacle vivant, nous devons peut-être penser, en plus de la notion de diversité, à celle de solidarité.

Attirer un public nécessite de regarder ce qu'il aime. Prendre en considération ses envies permettrait de le sensibiliser vers une démarche artistique autre.

Ne pas tomber dans le populisme mais offrir de l’élitaire.

Je ne pense pas à un retour sur investissement automatique pour les artistes soutenus dans le secteur public

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Économie de la valeur ou valeur de l’économie ? Christophe BLANDIN-ESTOURNET

Souvent étanche aux difficultés ou contradictions du reste de la société, le secteur artistique et culturel est bien inclus dans la société, toutes dimensions confondues : symboliques, sociales… et économiques !36

Par nature attaché à la création et à l'analyse des œuvres de l'esprit, le spectacle vivant n’en est pas moins confronté aux réalités économiques qui structurent ce secteur : modalités de production des œuvres, conditions de financements des activités, fondement de l’intervention publique, contrôle de gestion des établissements culturels, « ciblage » de publics… sans oublier le fondateur article L 110-1 (anciennement L632) du Code du commerce qui stipule qu’est « notamment considéré comme un acte de commerce… [le fait] de produire un spectacle ».

Longtemps ignorée, cette dimension économique se résumait (se réduisait ?), au tournant du siècle dernier, à une alliance supposément pacifiée avec la chose culturelle. Phénomène de nouveaux convertis ? D’innombrables arguments furent développés au sein du secteur sur son impact économique (emplois directs et induits, consommations inhérentes, activités indirectes….), comme l’illustrèrent les analyses des conséquences des annulations de festivals d’été de 2003, suite au mouvement des intermittents du spectacle.

Théâtre, danse, opéra, musiques actuelles ou improvisées, mais également variétés, one man show, performances, arts du cirque, arts de la rue : le champ du spectacle vivant est divers et contrasté dans les conditions de son exercice. Ce qui rend le terme « économie du spectacle » d’autant plus complexe ; d’où la nécessité d’en dégager un modèle économique propre.

À cette fin, Philippe Henry invite le monde du spectacle vivant à un diagnostic problématisé et partagé de sa socio-économie afin de développer et construire un argumentaire à la hauteur des enjeux.

L’articulation et la combinaison conscientes des trois forces de l'économie – réciprocité / redistribution / marché – offrent des orientations politiques pour le spectacle vivant. Cependant, pour ce secteur, comme pour d’autres sphères de la société (éducation, social, santé…), persiste le sentiment d’une indispensable résistance aux dictats de l’économie. Le bien commun (celui qui fait société) apparaîtrait donc comme supérieur à la somme des besoins ou désirs individuels. Or, dans un modèle d’intégration sociale, économique, symbolique… en crise, les différenciations cumulées, puis aggravées deviennent fractures, et la culture un secteur créateur de différenciations, et donc d'inégalités !

Conscient de l’encastrement social de l'économie (pas d'économie pure, mais induite par le contexte), il apparaît fondamental de s’interroger sur ce qui se joue en amont et en aval de cet acte de commerce (cf. précédemment) qu’est la production d’un spectacle, notamment :

36 Christophe BLANDIN-ESTOURNET est Directeur de l’Agora, Scène nationale d’Évry.

Comment développer un argumentaire dépassant (décalant) la seule approche monétaire ?

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Quels mécanismes de valorisation marchande, mais aussi symbolique (croyance, fiction…) se mettent en œuvre ? Comment l’économie de biens singuliers, à forte valeur subjective, non substituables les uns aux autres est-elle prise en compte ?

Comment développer un argumentaire dépassant (décalant) la seule approche monétaire ?

Quelle approche intégrant l’idée de la compensation, plutôt que la contrepartie ?

Peut-on imaginer des exigences de redistribution, au regard du soutien de la puissance publique à un équipement culturel ? Quelle appréciation de l’action publique comme régulateur de l'économie, sur les effets de socialisation ou de diversité culturelle ?

Comment repositionner les questions d’offre et de demande : de qui ? Pour qui ? Quelles traductions des référentiels des droits culturels : coopération, hospitalité, tolérance… ?

Comment réaffirmer la nécessité d’une conception du socio-économique intégrant le social et le solidaire dans un contexte global de tension de l'économie ?

Économie du spectacle vivant : un changement radical ? Dominique LEGIN

Enfin un texte qui sort du simple constat des difficultés de l’économie du spectacle vivant et nous propose de rechercher nos solutions du côté de « l’économie plurielle ». Simplicité ? Non, car Philippe Henry nous convie à une démarche qui percute les situations acquises et les pratiques publiques communément admises. 37

Depuis de nombreuses années, les rapports alarmants sur le spectacle vivant ont décrit les difficultés d’une économie de ce secteur (regardées tant du point de vue des artistes, que des institutions voire du public) sans modifier autant les processus discriminant de répartitions des ressources qu’une répartition inégalitaire sur le territoire. La crise économique n’a fait que renforcer le ressenti de ces difficultés et l’impression d’une impossibilité de changement voire de destruction de ce segment de l’industrie culturelle.

« Mettre en œuvre une économie plurielle » mêlant ressources de commercialisation, ressources distributives et ressources contributives et bénévoles, voilà une idée singulière dans laquelle les ressources du marché des œuvres sont confrontées aux tensions de la diversité et de l’hétérogénéité des institutions et des artistes, combinées avec la question des envies du public. Cela pourrait sembler iconoclaste de prime abord, mais si on connaît le travail d’analyse mené par Philippe Henry on peut comprendre dans les propositions évoquées dans cet article les éléments constitutifs d’une démarche systémique de l’économie du spectacle vivant.

C’est peut-être l’occasion de les transcrire dans les politiques publiques qui agissent sur le développement territorial en réadaptant nos modes et critères d’intervention très centrés autour des seuls résultats économiques.

Car cette économie du spectacle vivant s’inscrit dans un territoire dont les contours et la gouvernance sont en train de singulièrement changer. Il n’y a qu’à se projeter dans l’espace des futures grandes Régions, dans les corrections apportées par la future loi NOTRe sur l’intercommunalité et s’interroger sur les conséquences en termes de ressources publiques sur l’économie du spectacle vivant.

37 Dominique LEGIN est Directeur du Pôle Culture à la Ville de Metz

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Mais cela ne suffira pas à changer les contradictions et les tensions que l’on observe au sein « de la chaîne de valeur des différentes filières du spectacle vivant ». Il nous faut nous appuyer sur une meilleure articulation des politiques publiques autour des diverses fonctions et filières constitutifs du spectacle vivant et Philipe Henry nous en précise certaines, à savoir : Recherche-Expérimentation, Production-Fabrication, Distribution-Médiatisation, Diffusion-Exploitation, Réception–Appropriation.

Cela implique pour les politiques publiques (principalement territoriales), outre un diagnostic problématisé plus serré et partagé évoqué par Philippe Henry, des démarches collaboratives plus évidentes et des outils d’évaluation communs, encore loin de la réalité des territoires. Notamment parce que de nombreux dispositifs de répartition pratiqués par l’État ont été reproduits par les collectivités sans adaptation aux réalités locales, répétant ce que l’on observe aujourd’hui : concentration des moyens de production voire de diffusion dans les grands centres urbains, surproduction de spectacles sans questionnement des goûts des publics, etc.

Les propositions formulées par Philippe Henry, en guise de conclusion, ne sont pas simples à intégrer dans nos habitudes professionnelles dont la doxa sur l’économie du spectacle vivant est fortement affirmée par une pratique des politiques publiques menée dès l’apparition du ministère de la Culture. L’opportunité de la crise économique et les changements de gouvernance des territoires sont autant de raisons de travailler à une rénovation des modèles socio-économiques de cette économie plurielle du spectacle vivant français.

La reproduction des modèles existants n’est pas inéluctable Didier SALZGEBER

Pour reprendre le titre de l’article de Philippe Henry : qui dit diagnostic problématisé, dit politiques publiques problématisées ! Nous devons alors sortir d’une gestion politique par les dispositifs, par les outils et par les instruments, pour entrer dans une perspective plus stratégique de l’intervention publique. 38

Il n’y a pas forcément de déficit de données dans ce domaine. Il y aurait plutôt un déficit de connexion entre cette accumulation de données et d’études d’une part, et les dispositifs publics mis en place qui se proposent d’agir sur la structuration du secteur d’autre part. Une déconnexion existe également avec les stratégies portées par les acteurs professionnels.

Une compréhension plus fine des mécanismes sociaux et économiques est une étape indispensable pour dépasser la simple – et nécessaire – affirmation de valeurs et de principes généralement consensuels. L’économie du spectacle vivant (et les économies des biens symboliques en général) s’inscrivent dans une diversité de modèles économiques : des modèles industriels de dimension internationale à des modèles artisanaux extrêmement territorialisés.

38 Didier SALZGEBER est directeur de l’Atelier VersoCulture

De nombreux dispositifs de répartition pratiqués par l’État ont été reproduits par les collectivités sans adaptation aux réalités locales.

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Un hiatus s’est installé Une réelle tension s’est installée entre les acteurs politiques et les acteurs professionnels.

Les premiers considèrent que l’offre de spectacles devrait mieux répondre aux « attentes » de la population. Les élus perçoivent, de leur point de vue, un décalage entre l’offre artistique et l’offre de services des lieux culturels, et les aspirations des habitants ; l’impression que ces lieux ne s’adressent plus à l’ensemble de la population et que la logique de programmation (même si elle intègre de la production et du soutien à la création) n’est plus une réponse suffisante face aux modes de vie des citoyens.

Les seconds insistent sur l’importance de partager avec la population des spectacles de création que le marché à but d’abord lucratif ne présenterait pas. Cela suppose un investissement public important dans les phases de conception/ fabrication/création qu’induit cette économie du prototype. Les acteurs perçoivent les attentes des élus comme un risque de distorsion de leur projet, voire d’ingérence.

Si nous parlons de l’économie de l’unique et du présentiel – pour reprendre les termes utilisés dans Culture & Médias 203039 – et en particulier celle dans laquelle intervient la puissance publique, il paraît difficile d’identifier une demande relative à tel ou tel spectacle, surtout en faisant abstraction du lieu et du contexte dans lequel il est présenté. L’offre de spectacles constitue chaque fois un pari et un défi pour les professionnels. Il n’est pas évident que la production rencontre son public. C’est un processus lent d’appropriation de la part de la population qui conduit à la réussite économique d’un spectacle.

Pour sortir de ce dilemme, il nous faut peut-être nous échapper de ce cadre pour nous intéresser à l’articulation entre « la demande sociale » et « l’offre politique ». Depuis plus de deux décennies, on constate à la fois une demande croissante d’écouter de la musique, de pouvoir sortir et aussi d’être acteur d’aventures artistiques. Comme le souligne Philippe Henry dans son texte, la part de la population française déclarant exercer un métier artistique n’a cessé de croître40. Nous avons donc à faire face à un phénomène social avec des acteurs et des projets de plus en plus nombreux. À force de voir cette demande sociale exclusivement comme la production d’une offre croissante de spectacles, nous passons peut-être à côté d’une réponse d’ordre politique. Le fait de ne jamais traduire cette profusion (richesse) d’initiatives artistiques du point de vue d’une expression d’une demande sociale, nous place exclusivement dans une perspective professionnelle et économique. Cela induit alors des modes relationnels plus sanctionnant qu’accompagnant, plus sectoriels qu’interculturels. Parallèlement, les dispositifs publics se sont construits pour répondre aux problèmes rencontrés par les professionnels et se sont définis dans une approche « métier ». Cette manière d’intervenir à chaque étape du spectacle (aide à la création, et à l’écriture, et à la diffusion, aide à la professionnalisation…) ne semble plus en mesure de répondre à cette demande sociale grandissante.

39 Culture & Médias 2030 – Prospective de politiques culturelles, http://www.culturemedias2030.culture.gouv.fr/index.html 40 Cette tendance est également confirmée par les travaux du DEPS. Voir Marie GOUYON, Frédérique PATUREAU, Vingt ans d’évolution de l’emploi dans les professions culturelles. 1991-2011, Collection « Culture chiffres » 2014-6, Paris, octobre 2014.

Le fait de ne jamais traduire cette profusion (richesse) d’initiatives artistiques du point de vue d’une expression d’une demande sociale, nous place exclusivement dans une perspective professionnelle et économique.

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N’est-il pas temps de distinguer au moins deux dimensions distinctes et complémentaires :

- l’économie de production/exploitation/diffusion d’objets artistiques et symboliques en intégrant les problématiques d’entreprenariat artistique avec tout ce que cela suppose en termes de processus de fabrication dont personne ne connaît a priori les résultats et les chances de succès aux plans esthétique et économique ;

- l’offre politique répondant à une demande sociale d’écouter de la musique, de voir des spectacles d’une part, de vivre des expériences artistiques et d’implication directe dans la fabrication d’aventures artistiques d’autre part. Dans ce dernier cas, l’objet artistique final n’est plus la référence unique, mais doit aussi être considéré dans sa fabrication, comme une situation propice au déploiement d’expériences humaines à fort potentiel d’intégration sociale et/ou économique.

En reconnaissant cette double logique, l’intervention publique pourrait alors être envisagée au moins sur trois registres :

celui de l’économie des objets artistiques (considérée dans sa dimension humaine et financière) incluant autant la fabrication d’objets symboliques (ici les spectacles) que les séquences de médiation et d’appropriation de la part de la population ;

celui de l’entreprenariat social et économique incluant une gestion des parcours individuels et collectifs autour et par des processus de fabrication d’objets artistiques ;

celui de la demande sociale de participation et d’implication directe dans les expériences artistiques investies comme des situations à fort potentiel de reconnaissance sociale (citoyenneté) et de possibilité de vivre de son métier (emploi).

La ré-interrogation des fondements de l’intervention publique passera par le fait d’accepter que tous les projets n’ont peut-être pas vocation à s’insérer dans un marché qu’il soit national, européen ou international, et que la logique de professionnalisation n’est peut-être plus la réponse unique à apporter par la puissance publique.

Une approche par les externalités Si l’analyse des activités est intéressante pour comprendre l’économie générale du spectacle vivant, elle ne peut plus suffire pour comprendre les dispositifs publics. En d’autres termes, la majorité des dispositifs actuels de soutien au spectacle vivant se définit par un soutien aux activités et rencontre en cela ses propres limites.

Premièrement, l’approche proposée par Philippe Henry d’une chaîne globale de valeur définie par grandes fonctions induit nécessairement des politiques plus intégrées prenant en compte les articulations entre les différentes fonctions et la place singulière qu’occupe chacun des acteurs au sein de ces différentes séquences. L’interdépendance des fonctions conduit à questionner les liens de causalité existant entre les différentes séquences et à envisager l’intervention publique, non comme une accumulation de soutiens pour chacune des séquences, mais comme un investissement dans des stratégies plus processuelles.

La logique de professionnalisation n’est peut-être plus la réponse unique à apporter par la puissance publique.

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Deuxièmement, l’économie du secteur ne pouvant pas être le seul référentiel d’une action publique de plus en plus fragmentée, l’objectif serait de clarifier les externalités attendues par la puissance publique en soutenant les projets et les acteurs du spectacle vivant. Passer de l’implicite à l’explicite : c’est-à-dire clarifier les raisons explicites qui conduisent la puissance publique à intervenir dans ce secteur. Philippe Henry propose au moins quatre types d’externalités :

l’expressivité identitaire qu’il s’agisse des artistes et des citoyens, et les phénomènes de reconnaissances qui y sont liées (notons ici que les artistes sont aussi des citoyens) ;

l’innovation artistique dans ce qu’elle représente notamment en termes de réinvention des langages symboliques ;

la sociabilité, qu’elle soit réelle ou virtuelle, professionnelle ou en amateur, citoyenne ;

le délassement et le divertissement, renvoyant peut-être ici à une vision plus sociologique de la gestion des temps individuels et collectifs.

Nous pourrions également envisager, sur un autre plan, des externalités centrées sur l’entrepreneur, c’est-à-dire sur les parcours professionnels (la possibilité de vivre de son activité et de son métier, la possibilité par la formation d’acquérir et de développer de nouvelles compétences…), et le positionnement des projets sur le marché des services. Car, rappelons-le, tous les projets n’ont pas vocation à s’inscrire dans des stratégies commerciales ou industrielles. Les externalités se traduiront de manière différente selon les territoires et selon la manière dont les citoyens s’approprieront les expériences artistiques en qualité de spectateur et/ou d’acteur.

Réconcilier politique et économie des biens symboliques Les politiques publiques pour la culture fonctionnent trop souvent comme une fiction avec un récit immuable sur « un travail fondé entre art, culture, diversité, cohésion sociale »41. Sans nier la volonté des acteurs professionnels de s’appuyer sur cette exigence, l’époque semble mettre à mal cette croyance. Cela semble davantage relever d’une incantation que d’une démonstration. À force de répéter sans cesse ces mêmes préceptes, la culture dans toutes ses dimensions se retrouve de plus en plus marginalisée dans les politiques publiques.

Comme l’indique Alain Faure, « l’angoisse vient des enfants de la décentralisation qui ont été formés et ont grandi à l’école politique des premières lois de décentralisation de 1982, et qui redoutent une réforme territoriale pourtant censée conforter les fondamentaux en termes d’autonomie et de responsabilité » 42.

Les nouvelles générations d’élus semblent ne plus se référer au discours du Conseil national de la Résistance, ni à ceux qui ont constitué le socle des politiques culturelles depuis 30 ans. Une rupture du récit s’est installée, débouchant sur une rupture de communication entre les acteurs, qui ne se comprennent plus. « Nous traversons une période volcanique qui implique un travail narratif renouvelé sur le bien commun, sur les libertés individuelles et l’intérêt général » (Alain Faure, 2014).

41 ASDAC, Association des Directeurs des affaires culturelles d'Île-de-France, « Culture : crise budgétaire ou

malaise démocratique ? », 2015. 42 Alain FAURE, « Aux enfants de la décentralisation », http://www.ciclic.fr/aux-enfants-de-la-decentralisation

Les politiques publiques pour la culture fonctionnent trop souvent comme une fiction

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Le thème de l’économie ne doit pas échapper à cette mise en pensée, non pas comme finalité, mais comme un arrière-plan sur lequel il nous faut aussi agir. Parler ici d’économie des biens symboliques implique de comprendre la fonction des interventions publiques dans un système complexe et difficile à appréhender. Pour ce faire, il y a lieu de considérer ces financements comme un investissement essentiel pour l’avenir, plutôt que comme un centre de coûts à réduire absolument. Les décideurs politiques qui prônent aujourd’hui des restrictions budgétaires, devraient être au moins en mesure de nous faire comprendre ce qui relève du seuil incompressible d’investissement en faveur de la culture dans toutes ses dimensions. Nous pourrions résumer cela à une question : quelle stratégie économique pour quelle économie stratégique des biens symboliques, du bien commun et de l’intérêt général ? De simples ajustements organisationnels et techniques, comme semble le proposer le manifeste de Terra Nova relatif aux politiques culturelles43, ne suffiront pas. S’engager dans cette voie plus systémique et stratégique suppose d’aller au-delà.

Quels modèles pour demain ? Pour reprendre l’une des conclusions de Culture & Médias 2030, il y a bien « un risque de dualisation du modèle économique et de décrochage : si rien ne bouge, il y a un risque de rupture au plan professionnel, social, intergénérationnel et culturel. Un nouveau positionnement est à envisager par l’ensemble des acteurs conduisant à un changement de pratiques plus solidaires sans lesquelles il sera difficile de répondre aux phénomènes de discrimination et d’accroissement des inégalités ».

Il y a un pivotement à opérer en investissant simultanément dans :

la mise en place de stratégies plus complexes articulant des politiques programmatiques (avec des résultats connus) et des politiques plus processuelles (avec des résultats non déterminés au départ), des politiques sectorielles et d’autres transversales ;

la mise en place de nouvelles ingénieries politiques, administratives, professionnelles, entrepreneuriales et organisationnelles plus coopératives et solidaires ;

la mise en place de politiques publiques définies aussi par les externalités autant vis-à-vis des citoyens (plus-values artistiques, culturelles, sociales, économiques, démocratiques…) que vis-à-vis des organisations (plus-values économiques, coopératives, managériales, d’articulation entre les différentes échelles de territoires…).

Aborder la socio-économie du spectacle vivant, c’est appréhender de façon systémique les mécanismes économiques et sociaux à l’œuvre dans les secteurs de la production symbolique. Sans cette exigence, la puissance publique risque de reproduire à l’infini des phénomènes auxquels elle se propose de répondre avec peut-être un paradoxe : plus elle intervient, plus elle accentue les phénomènes d’exclusion et de discrimination sur lesquels elle se propose d’agir.

L’examen des modèles économiques du spectacle vivant – et plus globalement des secteurs artistiques – trouvera sa pertinence dans la confrontation au réel, c'est-à-dire en s’investissant dans des analyses de problèmes posés sur les territoires. Cette approche devrait être mise au service d’expériences concrètes, en explorant avec les acteurs politiques et professionnels directement concernés les différentes facettes d’un projet et les questions auxquelles ce projet tente de répondre.

43 Thomas PARIS, Fondation Terra Nova, « La possibilité d’une politique culturelle. Manifeste » de janvier 2015.

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Pour des politiques culturelles publiques plus systémiques et coopératives Philippe HENRY

Au fond, s’intéresser à l’économie propre des mondes de l’art nous confronte très vite aux défis et aux paradoxes d’une société qui se voudrait de plus grande diversité culturelle. 44

Une société de différenciation, à fort potentiel inégalitaire Désormais, les propositions artistiques relèvent d’une extrême variété tant quantitative que stylistique, quels que soient la discipline ou le type d’activité – en particulier amateur ou professionnel, mais aussi artisanal ou industriel – que l’on considère. Dans le même temps, les modes d’appréciation et d’appropriation de ces propositions par nos concitoyens se structurent toujours plus selon le double phénomène, d’une part d’une très forte concentration de leurs préférences sur un nombre restreint de titres, d’auteurs, d’interprètes ou de groupes, d’autre part d’une parcellisation des goûts à mettre en regard avec l’archipel actuel des formes et des styles artistiques présentés. Et dans l’entre-deux, tout un ensemble d’intermédiaires de production, de distribution et de diffusion ne cesse de se développer, de se complexifier et de prendre une part déterminante dans le choix des démarches artistiques qui seront finalement déployées, reconnues et valorisées sur le triple plan symbolique, social et économique.

Sans doute les pratiques artistiques ne représentent-elles qu’une part relative – parfois modeste et peu structurante – des pratiques culturelles de nos concitoyens. Elles condensent néanmoins un certain nombre de propriétés qui entrent tout à fait en phase avec les sociétés d’individuation et de créativité renforcées qui se développent plus particulièrement depuis la fin du siècle dernier. Dans leur dynamique même – entre autres socioé-conomique – elles signalent par ailleurs les nouvelles difficultés de « mise en cohésion sociale » auxquelles nous sommes désormais confrontés.

Avec François Dubet45, nous commencerons par partager l’idée que nos sociétés de plus forte volonté d’individuation et d’autonomie personnelle accentuent, de fait, les comportements et les pratiques de distinction, de différenciation et de démarquage tant individuelles que collectives. Dans une société française encore très fortement marquée par les « épreuves méritocratiques » de son modèle républicain et par la hiérarchie des

44 Philippe HENRY est chercheur en socio-économie de la culture 45 François DUBET, La préférence pour l’inégalité. Comprendre la crise des solidarités, La République des idées, Éditions du Seuil, Paris, 2014.

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places sociales qu’il induit, les petites différenciations symboliques se transforment très vite en inégalités objectives et/ou vécues de position sociale et de condition de vie, qui peuvent à leur tour se cristalliser en lourdes inégalités structurelles. Dans ce contexte, les incitations contemporaines à une concurrence généralisée amplifient le développement de nouveaux clivages et hiérarchies, qui abaissent encore le sentiment de « partage d’un commun », d’une ressemblance ou d’une proximité suffisantes entre individus et communautés qui fondent pourtant la conscience d’une nécessaire solidarité afin de (mieux) vivre ensemble. L’enjeu complémentaire à celui d’une autonomie personnelle renforcée porte alors sur la construction et l’invention permanentes d’une cohésion sociale qui ne nous est plus en soi donnée. Certes, celle-ci peut s’appuyer sur la situation d’interdépendance accrue entre les personnes et, plus largement, les acteurs de la vie sociale. Mais elle doit surtout structurellement promouvoir des pratiques basées sur un traitement équitable de chacun (soit la visée d’une égalité des chances) et qui réduisent simultanément les inégalités de revenus, de conditions de vie, d’accès aux droits sociaux (soit la visée complémentaire et tout aussi centrale d’une égalité des places).

Dit autrement, nous nous trouvons dans une situation où chacun – individu ou organisation – est à juste titre préoccupé par la construction, la plasticité et la pérennité (sinon la survie) de sa propre identité culturelle et de son propre développement. Où l’on retrouve la thématique aujourd’hui valorisée des droits culturels et d’une reconnaissance plus ample de la diversité culturelle associée. Mais la situation convoque également chacun à inventer de nouvelles formes de coexistence et d’échange avec une diversité d’acteurs ou de partenaires porteurs d’autres valeurs, d’autres préoccupations, d’autres façons de faire que les siennes. Où l’on se trouve face à une autre thématique – encore largement refoulée – des devoirs contributifs de chacun et plus largement des devoirs coopératifs à une nouvelle « communalité », c’est-à-dire une nouvelle manière de produire et de gérer collectivement de nouveaux espaces ou biens communs – question d’autant plus incontournable à poser et à traiter si l’on se trouve dans des situations faisant appel à des ressources publiques.

Face à ces enjeux contemporains majeurs, constatons alors que le domaine des pratiques artistiques et culturelles n’apparaît pas spontanément comme une solution générique ou un modèle idéal de fonctionnement, mais bien plutôt comme exacerbant les questions et les tensions que nous venons d’évoquer. L’exemple éclairant quoique restreint de l’économie des pratiques artistiques l’indique amplement. Celle-ci se caractérise en effet par un ensemble lié de traits structurels – qu’on retrouve largement dans l’économie plus vaste des pratiques culturelles. Cette économie repose sur des biens ou services difficilement substituables les uns aux autres qui, de plus, ne correspondent pas à une demande

Les incitations contemporaines à une concurrence généralisée amplifient le développement de nouveaux clivages et hiérarchies, qui abaissent encore le sentiment de « partage d’un commun »

Cette dynamique systémique aboutit à une pluralité de modèles économiques, mais avec pour chacun d’entre eux de très fortes inégalités.

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sociale précisément déterminée à l’avance ; on se trouve ainsi face à une très grande profusion d’offres initiales qui cherchent chacune à se différencier les unes des autres. Ces offres vont alors être soumises à des épreuves de qualification, toujours relatives mais aussi hiérarchisantes, qui aboutissent à des classements selon un ordre de préférence à fort substrat subjectif, intersubjectif et plus largement idéologique. Cette hiérarchisation est par ailleurs aujourd’hui d’autant plus sélective qu’elle s’opère dans un contexte de sursollicitation de l’attention des prescripteurs et des usagers potentiels ; acteurs dont le rôle dans la valorisation des offres a toujours été central, mais qui s’accroît de nos jours jusqu’à demander désormais à participer à la production même des offres.

Au final, cette dynamique systémique aboutit à une pluralité de modèles économiques de fonctionnement, mais avec pour chacun d’entre eux de très fortes inégalités de notoriété et de revenus pour les œuvres et pour les producteurs, la grande majorité n’obtenant que des succès modestes ou rencontrant vite des échecs, alors qu’une minorité se trouve surexposée et dispose de la majorité des ressources disponibles. Dans un domaine d’individuation expressive très affirmée – où par ailleurs priment les interactions personnelles, affinitaires et réticulaires – tout plaiderait en faveur de formes intensifiées et renouvelées de coopération aussi bien interpersonnelle qu’inter-organisationnelle. Sauf que la réelle interdépendance collaborative des acteurs se double – comme nous venons de l’indiquer – d’une redoutable concurrence par la singularisation et les qualifications relatives.

Une économie socialement encastrée L’économie des pratiques artistiques apparaît donc exemplaire de l’encastrement social de toute économie. En effet, les dimensions institutionnelles, politiques, sociales ou culturelles s’y révèlent particulièrement déterminantes des dynamiques de production, de valorisation et d’échange des biens et services – ici, des œuvres et des démarches artistiques – proposés46, que ceux-ci soient relativement attendus ou plus nettement inédits. Les mondes de l’art continuent en tout cas à illustrer un fonctionnement global où la valeur d’usage d’une proposition et les différents modes de qualification auxquels celle-ci se trouve soumise entrent pour une très large part dans la fixation de sa valeur monétaire d’échange. Cette dernière peut d’ailleurs largement varier selon les contextes et les circonstances, dans lesquels la singularité de la proposition et sa « rareté » réelle ou supposée sont souvent invoquées pour la survaloriser ou, à l’inverse, la sous-valoriser. Reste cependant que, dans un environnement où l’échange marchand (des vendeurs se confrontant à des acheteurs) s’est fortement développé – y compris dans le domaine des arts et de la culture –la valeur d’échange acquise par une proposition influence nettement en retour les processus de qualification, de différenciation et de hiérarchisation de sa valeur d’usage.

Les mondes de l’art nous conduisent donc au cœur d’une économie de très forte incertitude et d’hétérogénéité des valeurs qui seront finalement reconnues aux œuvres et démarches proposées. Il n’est alors pas paradoxal que ces mondes relèvent fondamentalement d’une économie plurielle, qui entrecroise différentes logiques socio-économiques :

logiques contributives, collaboratives et réciprocitaires, largement non marchandes, elles-mêmes soutenues par des logiques redistributives publiques ou privées,

46 Voir à ce sujet et sur le parti pris idéologique désastreux d’une économie « socialement désencastrée », Karl POLANYI (1944), La Grande Transformation, collection Tel n°362, Éditions Gallimard, Paris, 2009.

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notamment à l’amont d’expérimentation et à l’aval d’appropriation de la chaîne de valeur du monde de l’art concerné ;

logiques qualifiantes, différenciantes, sélectives et hiérarchisantes, plus directement liées à l’échange marchand et elles-mêmes régulées par d’autres logiques redistributives, en particulier dans les segments intermédiaires de production, distribution et diffusion de cette même chaîne de valeur.

Dans tous les cas, c’est une redoutable illusion de croire que les mondes de l’art conduiraient, de par leur nature propre, à des situations spontanément tolérantes, pacifiantes, solidaires ou productrices d’un mieux vivre ensemble. Dans nos sociétés contemporaines d’individualisation et de diversification des parcours d’identité culturelle, on doit plutôt s’attendre à des dynamiques où la différenciation et la segmentation entre personnes et groupes sont tout autant à l’œuvre, avec des effets repérables d’indifférence réciproque, si ce n’est d’affrontement plus ou moins ouvert entre approches culturelles peu hospitalières les unes vis-à-vis des autres.

Ces conditions appellent ainsi d’importantes régulations, aussi bien culturelles et politiques que socio-économiques, à concevoir et développer dans tous les domaines de la vie sociale, les mondes de l’art et des pratiques artistiques ne faisant pas exception à cet égard. La difficulté propre à ces secteurs d’activité consiste alors à préserver la plus grande liberté d’expression et d’échange, tout en inventant de nouvelles voies de coopération solidaire. Celles-ci seraient à penser en associant plus précisément :

la mutualisation au moins partielle des risques pris à l’amont des chaînes de valeur par des acteurs souvent en situation de précarité et de fragilité ;

une socialisation plus affirmée des résultats économiques réalisés par certains, entre autres dans les segments de distribution et de diffusion, aujourd’hui souvent en situation de très forte dominance dans leur filière respective ;

une gestion plus coopérative et solidaire finalement de l’ensemble des acteurs et des organisations participant aux chaînes de valeur artistiques et en tirant un profit symbolique et économique, direct ou indirect.

Bien entendu, pointer un tel objectif qui serait plus en concordance avec les enjeux d’aujourd’hui, c’est aussi mesurer toute la distance qui nous en sépare ! Mais prendre au sérieux les spécificités socialement encastrées de l’économie artistique nous conduit au moins à instaurer une distance critique avec des approches par trop idéalistes et désormais trop peu pertinentes de ce qu’est et de ce que fait l’art dans nos sociétés. Si ces questions concernent bien la diversité des acteurs impliqués dans les mondes de l’art et plus largement l’ensemble de nos concitoyens, leur traitement systémique implique une prise en compte et une régulation politiques plus explicites, qui ne sauraient en rester à des ajustements organisationnels partiels47.

47 De ce point de vue, la note pour la fondation Terra Nova de Thomas PARIS, « La possibilité d’une politique culturelle. Manifeste » de janvier 2015, nous semble plutôt passer à côté des régulations systémiques et « socialisantes » qu’impliqueraient les spécificités pourtant signalées dans ce texte de l’économie artistique.

C’est une redoutable illusion de croire que les mondes de l’art conduiraient, de par leur nature propre, à des situations spontanément tolérantes, pacifiantes, solidaires ou productrices d’un mieux vivre ensemble.

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Des politiques publiques à reconfigurer En nous limitant ici à la question des politiques publiques en faveur de la culture, tout conduit pour le moins à une double reconsidération des fondements mêmes sur lesquels celles-ci se sont développées en particulier au fil de la seconde moitié du siècle dernier.

Notre époque nous fait d’abord définitivement quitter une approche de la culture prioritairement et assez exclusivement centrée sur les arts professionnalisés et les œuvres majeures qu’il suffirait de faire partager au plus grand nombre pour que se développent des individus plus autonomes, plus émancipés et solidaires, pour que se constitue une société plus fraternelle et apaisée. Elle nous convie également à définitivement quitter une conception de la culture par trop angélique ou idéelle pour tenir compte de la réalité – entre autres socio-économique – dans laquelle nous vivons, même si nous maintenons aussi fermement l’espoir de la rendre un peu plus inclusive et solidaire. À ce titre, au moins trois axes centraux et liés de reconfiguration peuvent être soulignés, qui pourraient constituer une première base de redéfinition et de légitimation pour un « intérêt général contemporain » en matière de politique culturelle.

De nos jours et au vu des défis qui sont déjà là 48, la question de l’accompagnement du plus grand nombre vers une offre culturelle diversifiée et de qualité devrait se trouver désormais de plus en plus enchâssée dans celle de l’accompagnement du développement des parcours d’identité culturelle de chacun, selon la triple perspective de pratiques d’enrichissement progressif, d’hospitalité réciproque et de métissage au contact d’autres parcours et réalités culturels que les siens propres. Cette approche devrait avoir un impact décisif, entre autres, sur le contenu même d’une véritable éducation artistique et culturelle pour notre temps, sur les dispositifs d’accueil et de médiation dans les équipements artistiques et culturels, sur le soutien à accorder aux échanges entre pairs, aux pratiques en amateur, aux pratiques numériques et plus largement aux initiatives collaboratives issues de la société civile. Pour chaque territoire et du point de vue de l’intérêt général de son développement artistique et culturel, on se trouverait alors renvoyé à un débat à constamment trancher et à un équilibre à sans cesse remanier entre au moins trois priorités : soutenir certaines formes d’expression et de coopération culturelles au titre d’une plus grande diversité territoriale, qui ne se réduit pas seulement à la variété de l’offre artistique et culturelle professionnelle disponible ; susciter ou organiser des échanges, des frottements, des confrontations des expressions culturelles simultanément opérantes sur le territoire, au titre de leur enrichissement réciproque par métissage et au travers des parcours culturels des personnes, mais aussi des coopérations entre organisations ; combattre les isolements sectoriels ou communautaires de façon à éviter des fractures par trop insoutenables entre expressions culturelles existant sur un même territoire.

Créer les conditions d’une construction permanente et constamment différenciée – dans ses objets comme dans ses dispositifs – d’une nouvelle communalité apparaît comme le second axe essentiel à promouvoir. Sans soutien public déterminé aux formes variées, adaptatives et renouvelées de coopération et de mutualisme qui s’expérimentent déjà au

48 Jean-Claude KAUFMANN, Identités, la bombe à retardement, Éditions Textuel, Paris rééd. 2015.

Combattre les isolements sectoriels ou communautaires de façon à éviter des fractures par trop insoutenables entre expressions culturelles existant sur un même territoire.

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sein de la société civile (tiers-lieux, fab labs, collectifs et entreprises coopératives…), le risque est grand que le thème récurrent du mieux vivre ensemble sonne de plus en plus creux. Non que l’option coopérative et solidaire soit par elle-même, une fois encore, un parti pris générique porteur de toutes les solutions. Mais dans le contexte actuel, elle apparaît au moins comme un contrepoids impératif face à toutes les « inflations inégalitaires » portées par les dynamiques de captation des ressources et de précarisation de l’emploi d’une économie innovante et créative, souvent vite oublieuse de la finalité de mieux être interculturel pour le plus grand nombre. À nouveau au titre de l’intérêt général, réévaluer à ce prisme les missions et les moyens des équipes ou équipements artistiques et culturels devient chaque jour plus urgent, par exemple autour d’aspects tels que : quels sont vos engagements de mutualisation double (des risques et des résultats) selon votre position dans la chaîne de valeur de votre secteur d’activité ? Quels projets d’intensification coopérative dans et hors de votre domaine central d’activité vous donnez-vous pour les années à venir ?... Ceci dit, l’imprévisibilité foncière des pratiques artistiques et culturelles impliquerait des modèles et modalités souples d’agencement coopératif, discutables et révisables dans le temps, mais aussi une sécurisation à caractère pluriannuel des soutiens publics accordés. Une nouvelle fois, on se trouve dans le cadre de débats à caractère éminemment politique, à trancher d’abord selon l’idée portée par les pouvoirs publics de l’intérêt général pour aujourd’hui et pour demain et selon la capacité qu’ils ont à pouvoir la partager avec une diversité d’acteurs de la société civile dans lesquels les « moins inclus » – soit donc les « peu reconnus » – devraient avoir toute leur place. Partir des initiatives coopératives d’« en-bas » semble alors indispensable, mais exigerait également un nouveau cadre institutionnel de référence, affirmé et explicite, ajusté à l’échelle territoriale concernée et vraiment porté par une volonté politique sur la durée, s’appuyant elle-même sur des ressources économiques et réglementaires conséquentes.

La très difficile pérennité et agrégation des initiatives élémentaires de coopération individuante – où chacun poursuit son individuation dans le processus même de la coopération – implique enfin une nouvelle ingénierie et un management renouvelé de la puissance publique : clairement moins directement gestionnaire d’événements et d’établissements publics que facilitatrice et régulatrice des initiatives ou entreprises issues de la société civile. Voici un troisième axe stratégique incontournable. Plus facile à dire qu’à faire… Néanmoins, partout le sentiment s’accroît de la nécessité d’une gestion publique plus transversale,

plus systémique et moins sectorisée, y compris au sein de chacune des administrations publiques. L’impasse d’une gestion par les seuls dispositifs – que l’on peut toujours davantage multiplier ou aménager – devient chaque jour plus flagrante face à la situation d’ensemble que nous venons d’esquisser. Celle-ci induit autant – sinon probablement plus – de présence de la puissance publique, mais de manière elle-même plus interculturelle et coopérative, redessinant son action à partir de finalités d’intérêt général reprécisées et de modalités d’action plus accompagnantes que strictement normatives, plus incitantes au sein d’un cadre directeur redéfini que réellement exécutantes, plus soucieuses des tissages sociaux multiples qu’elle aide à développer que d’indicateurs sectoriels et de contrôle par trop restreints au vu de la complexité qui se joue. S’il y a, là encore, une forte distance de cet enjeu avec les habitudes françaises, les réalités contemporaines ne cessent pourtant de souligner l’inévitable urgence d’une « transition administrative » de la puissance

La nécessité d’une gestion publique plus transversale, plus systémique et moins sectorisée, y compris au sein de chacune des administrations publiques.

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publique vers une approche toujours plus coopérative et systémique, dans laquelle le « bloc communal » (communes + intercommunalités) serait encore plus qu’hier l’une des instances structurantes essentielles en matière de politique publique de développement artistique et culturel.

En termes de niveau ou de répartition des moyens publics disponibles – autant réglementaires que plus strictement économiques – la situation actuelle indique en tout cas que la polarité toujours dominante sur le dipôle de la production et de la diffusion artistiques doit être reconsidérée, au profit d’une prise en compte différenciée de l’ensemble des cinq grandes fonction constitutives de la chaîne de valeur des différentes filières de ce domaine d’activité. Sans pouvoir entrer ici dans une discussion plus approfondie49, les faits et arguments présentés jusqu’ici plaident pour une plus grande prise en considération des deux fonctions amont (la recherche-expérimentation) et aval (la réception-appropriation) et une attention régulatrice plus soutenue à la fonction médiane (la distribution-médiatisation). Nous l’avons dit, des rééquilibrages internes deviennent jour après jour plus nécessaires. Au vu des conditions sociales contemporaines, on pourrait par exemple prendre pour horizon de moyen terme une répartition affectant :

- 15% des moyens publics disponibles à la fonction amont, dont soutien aux « tiers-lieux de fabrique » et autres espaces d’échange collaboratif et réticulaire entre acteurs, avant même tout projet de production proprement dit ;

- 30% de ces moyens à la fonction aval, dont éducation artistique et culturelle et soutien aux démarches artistiques co-construites avec les populations ;

- les 55% restants aux trois fonctions intermédiaires, avec un soutien prioritaire aux processus non marchands de production-distribution-diffusion, ainsi qu’aux dynamiques marchandes réaffectant la plus grande part des profits dégagés dans le fonctionnement global des chaînes de valeur artistiques.

Par ailleurs, l’augmentation des moyens publics disponibles pourrait être assise sur une contribution élargie des acteurs marchands ne s’impliquant pas dans un jeu plus coopératif, comme c’est le cas actuellement des distributeurs mondialisés de l’internet. On l’aura reconnu, cette hypothèse globale se fonde sur une option politique et socio-économique proche de l’esprit qui a sous-tendu la loi de 2014 sur l’Économie sociale et solidaire, à laquelle les milieux artistiques auraient sans doute intérêt à bien plus s’intéresser, ne serait-ce qu’afin que leurs spécificités ne soient pas oubliées dans les décrets d’application qui commencent à être publiés depuis début 2015.

Quoi qu’il en soit de la pertinence et de l’avenir de l’hypothèse précédente, le temps est largement venu de ne plus considérer l’économie comme une dimension « détachée » du fonctionnement même des mondes de l’art contemporains. Comme mondes sociaux, ils sont le siège d’une économie plurielle spécifique, qui ne peut être réduite à la seule logique de marché, soit à une situation de mise en relation entre vendeurs et acheteurs de biens et de services dont la régulation est de fait organisée, même si c’est en partie de manière décentralisée.

49 Voir d’autres développements dans Philippe HENRY, Un nouveau référentiel pour la culture ? Pour une économie coopérative de la diversité culturelle, Éditions de l’Attribut, Toulouse, 2014.

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Par contre, cette logique de marché joue bien désormais dans chaque monde de l’art un rôle structurant, même si, là encore, il ne faut pas non plus la réduire à la seule dynamique du marché financiarisé où prime le résultat monétaire – si ce n’est la spéculation financière qui, par ailleurs, existe aussi dans les mondes de l’art (mais une compagnie qui vend son spectacle à un théâtre diffuseur est pour une part dans une relation marchande, sans pour autant être dans un acte de spéculation financière !). Faire le choix de modes de régulation locale et globale des inégalités engendrées par cette logique de marché, elle-même déjà plurielle, relève donc d’un vrai engagement politique. Comprendre l’irréductibilité et l’importance des logiques contributives et appropriatives non marchandes – c’est-à-dire qui se construisent sur d’autres types de relations que celle entre des vendeurs et des acheteurs – autant que faire le choix des modes de soutien collectif, local et global, à ces autres dynamiques économiques constitue un autre acte politique essentiel et majeur qui engage tout autant l’avenir de nos sociétés et des mondes de l’art qui s’y développent.

Économie de rêve sur une planète des signes : viatique pour une reconfiguration des politiques publiques du spectacle vivant Thierry BLOUET

Tout en douceur et opiniâtreté, Philippe Henry nous alerte sur l’ « âpreté socio-économique » du secteur, et insiste sur les risques - « clivage, rétractation, fragmentation …», dans un contexte « économique et social durci », où « l’appétence globale pour le spectacle vivant reste mesurée tandis que les modes d’appropriation culturelle sont en train d’assez nettement changer ». 50

Même si tout ne semble pas perdu au royaume de la scène (existence de démarches de coopération et de mutualisation…), s’engager dans une refonte des modèles économiques et des politiques publiques apparaît à la fois inévitable et urgent.

Il faut bien l’avouer, cette adresse en forme de viatique risque fort de se transformer en extrême-onction pour certains, tant l’approche proposée paraît étrangère aux us et coutumes de nombreux représentants du milieu et aux politiques publiques, aujourd’hui confrontées à une contraction sans précédent de leurs budgets. Malgré l’existence d’expérimentations locales vertueuses et en dépit des alertes récurrentes quant à la fragilité du système, modèles économiques et politiques publiques n’ont in fine que peu changé alors que les subventions culturelles ont augmenté de 5% par an de 2006 à 2010 pour le

50 Thierry BLOUET est Directeur général adjoint Culture-Communauté d’agglomération Plaine Centrale du Val-de-Marne – Ville de Créteil

Faire le choix de modes de régulation locale et globale des inégalités engendrées par cette logique de marché, elle-même déjà plurielle, relève donc d’un vrai engagement politique.

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bloc communal, bénéficiant en particulier aux théâtres, et que le nombre de personnes exerçant dans le spectacle vivant a doublé en dix ans.

Dans le contexte actuel, la tâche s’avère ardue pour inciter les acteurs publics à redéfinir leur politique. La crainte d’une fragilisation de l’écosystème existant et d’une plus grande crispation du monde professionnel est réelle. S’il est vrai que les récentes décisions de municipalités à l’encontre de lieux et/ou d’équipes artistiques ne rassurent pas, elles témoignent tout au moins de l’usure du discours traditionnel en faveur du spectacle vivant et d’une impérative nécessité de modifier les approches professionnelles.

Aux difficultés de dialogue quant aux différents modèles économiques à l’œuvre, cristallisées en particulier autour du binôme industries culturelles/théâtre public, s’ajoute la faiblesse du logiciel public, en particulier à l’échelle du bloc communal, où le spectacle vivant ne représente au mieux que le troisième poste du budget culturel. C’est peu dire qu’il va falloir obligatoirement étayer le discours et formuler des orientations plus précises que celles héritées de l’État et relayées avec de moins en moins de convictions. Dans cette entreprise, il importera de mieux identifier les missions confiées aux théâtres et scènes du territoire, qui focalisent les regards et donc les critiques, et celles assumées en direct par les collectivités locales par le biais de leur personnel culturel (première dépense culturelle) qu’il conviendrait de mieux mobiliser sur la question. Il faudra en tout cas sortir d’une certaine dilution des responsabilités, que les financements croisés n’aident pas nécessairement à rendre lisibles.

Avant donc de s’engager dans ce long périple qui s’annonce tempétueux, Philippe Henry préconise une série de diagnostics problématisés s’appuyant notamment sur l’analyse des cinq grandes fonctions de la chaîne de valeur des différentes filières du spectacle vivant :

recherche-expérimentation, production-fabrication, distribution-médiatisation, diffusion-exploitation, réception-appropriation.

Dans la construction des politiques publiques du spectacle vivant, le critère de notoriété (production/diffusion), qui participe de fait du marketing territorial et de la concurrence entre institutions culturelles, a été prépondérant. S’il est aujourd’hui encore prédominant, il paraît judicieux désormais de mieux considérer la réception/appropriation par le public dans une société de forte fragmentation sociale et territoriale et de parcellisation des goûts et des préférences.

En d’autres termes, la commande politique à l’encontre des acteurs du spectacle vivant se doit à l’avenir d’être plus précise quant aux attentes en matière de vivre ensemble, de stimulation des rencontres, de cohésion sociale et de lutte contre l’isolement. Plus qu’un remplacement d’un référentiel par un autre, ce dont il est question ici suppose plutôt l’instauration d’une nouvelle approche pour les collectivités qui devront s’impliquer plus fortement, revisiter leurs modes de gouvernance et mobiliser l’ensemble des partenaires de leur territoire.

Parmi les analyses socio-économiques utiles pour mieux appréhender la situation et la faire évoluer, la lecture analytique des budgets des théâtres par fonctions de la chaîne de valeur paraît indispensable afin notamment de mesurer la part réellement consacrée à la réception/appropriation. De même, l’identification des compétences et des moyens nécessaires, au sein des lieux ou des services culturels, pour accompagner les parcours individuels et les compagnies, pour insuffler et animer des dynamiques de coopération et

Il faudra en tout cas sortir d’une certaine dilution des responsabilités, que les financements croisés n’aident pas nécessairement à rendre lisibles.

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des démarches participatives, est une nécessité première. Les grilles de lecture proposées par Philippe Henry constituent de fait des pistes intéressantes de rénovation des politiques publiques et de questionnement quant aux organisations et aux profils de compétences.

En parallèle, on ne pourra se passer d’un diagnostic territorial de la répartition de l’argent public consacré au secteur. Les deux études de l’Inspection générale des Affaires culturelles sur les dépenses des Régions, dont le spectacle vivant constitue la première dépense (266 millions d’euros), et du ministère de la Culture par Région dont 66% des crédits d’intervention sont affectés à l’Île-de-France (et principalement à Paris) mériteraient à présent d’être affinées à l’échelle de chaque Région. Les disparités territoriales sont, on le sait, considérables et il paraît urgent de réintroduire là aussi des mécanismes de péréquation. Il n’est pas exagéré d’affirmer que l’accompagnement des parcours individuels s’avère à la fois plus délicat et nécessaire dans des territoires où le pourcentage de logements sociaux excède le seuil légal. Dans une politique publique reconfigurée et plus humaniste, cette nouvelle entrée doit à juste titre être valorisée.

Enfin, pour mieux encadrer les obligations de service public en contrepartie des aides publiques – formule qui nous renvoie aux services d’intérêts économiques généraux du traité de fonctionnement de l’Union européenne, tant décriés dans notre pays – la puissance publique (État et collectivités) doit nécessairement défendre de nouveaux modèles socio-économiques intégrant notamment le principe d’une économie plurielle composée de différentes ressources (commercialisations, contributions, redistributions, bénévolat…), modèles déjà présents mais peu observés et considérés.

À l’heure des budgets publics contraints, sur une planète des signes où l’économie de rêve continue de séduire, les préconisations de Philippe Henry pour le convalescent spectacle vivant permettent d’envisager des modèles socio-économiques hybrides nettement plus ambitieux que la tendance à la privatisation des lieux, où les notions de rentabilité et de compétitivité sont les seules à compter. Si les expérimentations se multiplient, elles reposent souvent sur des initiatives localisées et souffrent de l’absence d’un positionnement clair de la part de la puissance publique sur quelques principes (redistribution mutualisée, flexisécurité…).

Il importe donc que chacun prenne part à cette démarche de diagnostics problématisés et de reconfiguration des politiques publiques. Il y a en effet urgence à convaincre les élus et les professionnels de s’engager pour des lieux qui mettent en œuvre l’idée que la culture a une dimension autant citoyenne qu’artistique et pour des équipements où l’hospitalité à l’égard des acteurs de la vie locale, la propension aux partenariats et la qualité de l’accueil ne sont pas de vains mots.

Plus qu’un remplacement d’un référentiel par un autre, ce dont il est question ici suppose plutôt l’instauration d’une nouvelle approche pour les collectivités.

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S’engager dans l’écriture de nouvelles équations

Une rupture des modèles Chaque jour apporte son lot d’annonces de baisse des soutiens financiers des collectivités publiques en faveur de la culture et d’équipes artistiques et culturelles en difficulté. Dans ce moment de crise, la logique de prescription a très vite pris le pas sur la logique de co-construction défendue par celles-ci depuis plusieurs années. Le principe de réalité prime sur les discours généreux de l’importance de la place de la culture dans le développement des personnes et de nos sociétés.

L’écosystème semble voler en éclats ! Les modèles sur lesquels se sont construits depuis plusieurs décennies les équipements et les projets culturels et artistiques montrent leurs limites. Cette rupture de modèle a conduit l’Institut à explorer, à partir des travaux de Philippe Henry, les problématiques socio-économiques du spectacle vivant, et plus largement des biens symboliques. Sans prétendre à l’exhaustivité, ces réflexions pourraient dès maintenant être mises au service des expériences politiques et professionnelles.

Investir dans l’avenir Au regard de la situation critique que nous connaissons, un double investissement est de notre point de vue à engager d’urgence, et ce de manière simultanée :

- un investissement dans une approche plus systémique des projets, des secteurs, des filières, des interventions de la puissance publique. Sans un investissement en termes de socialisation et de mutualisation des risques et des résultats, en termes de coopération et de réciprocité, nous risquons fort d’aller à une catastrophe à la fois économique, sociale et culturelle. Dans un moment de dislocation des modèles, la réponse ne peut pas se résumer à cette violence institutionnelle et économique actuelle, ou à quelques ajustements organisationnels partiels. Nous sommes passés de l’incertitude à l’insécurité. Ce chantier, qui n’a pas été anticipé, doit être investi, d’une part en (re)mobilisant des bases théoriques et déontologiques déjà connues et d’autre part, sur de nouvelles bases politiques. Cela ne sera possible qu’en nous appuyant sur une réelle prise en compte et une analyse des expériences existantes en France et en Europe.

- un investissement dans l’élaboration d’un cadre théorique, méthodologique et politique à même de donner de nouveaux points de repère à la puissance publique et aux professionnels des secteurs créatifs.

La richesse des contributions et des réflexions actuellement disponibles invite à envisager une traduction opérationnelle qui passera nécessairement par une capitalisation des expériences concrètes et des expérimentations. C’est ce que nous appelons une nouvelle praxéologie culturelle. Cette démarche vise à sortir des déterminismes administratifs et corporatistes qui figent la situation en l’état. Cet immobilisme de la pensée risque fort de conduire à une simple reproduction des modèles actuels qui ne semblent pourtant plus

Dans un moment de dislocation des modèles, la réponse ne peut pas se résumer à cette violence institutionnelle et économique actuelle.

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répondre aux enjeux contemporains aux plans local, national, européen et international d’une part, aux plans économique et social d’autre part.

De nouvelles équations Cet investissement pour l’avenir relève donc d’une décision politique en considérant que le temps est largement venu de ne plus considérer l’économie comme une dimension détachée du fonctionnement même des mondes de l’art et de la culture contemporains. De nouvelles équations sont à explorer et à écrire à partir d’une articulation et d’une combinaison entre économie de réciprocité, de redistribution et de marché d’une part, entre régulation locale et globale/biens communs et intérêt général d’autre part.

Sans cet investissement, nous risquons fort de connaître un accroissement des inégalités et des discriminations engendrées tant par la logique de marché, qu’il soit privé ou public, que par la logique d’abord différenciante propre aux mondes de l’art et de la culture.

Atelier photographique mené autour de la question de l'anonymat avec les jeunes du Centre éducatif fermé de Thierville-sur-Meuse. Avril 2013. ©Camille Millerand

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« Lorsque la culture ne remplit plus sa mission anthropologique de donner du sens et d’inscrire dans l'histoire l'existence singulière autant que collective, qu'elle ne permet plus d'imaginer, il suffit d'une vague de désespérance sociale pour que les opinions les plus folles, la force la plus inhumaine, la folie la plus barbare viennent suppléer au manque de penser. » ADELHAUSER, GORI, SAURET La folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude Éditions Mille et une nuits, Paris, 2011

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Coopérer ou labelliser ? Telle est la question. Ou comment considérer un Contrat d’Objectifs et de Moyens comme un contrat d’engagements réciproques utiles aux enjeux du territoire ?

Contribution #8. Séminaire des 21 et 22 mai 2015

3010, rappeur français. Paris. 2009. ©Camille Millerand

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Le COM de la Scène nationale du Théâtre de l’Agora à Evry. Voici la deuxième étude de cas consacrée à un établissement labellisé Scène nationale. Après Le Carreau de Forbach et de l’Est mosellan, nous nous sommes attachés à une exploration du Contrat d’Objectifs et de Moyens du Théâtre de l’Agora à Évry.

Le travail réalisé avec le directeur, Christophe Blandin Estournet, nous a permis de comprendre les difficultés à articuler la nécessaire formalisation d’un projet au plan politique et administratif et l’expérience vécue de ce même projet. Il y a comme une sorte de télescopage entre les réalités et enjeux d’un territoire, les tenants et aboutissants d’un projet artistique et culturel et les modalités de coopération entre les partenaires publics.

Au-delà des aspects administratifs que représente un contrat d’objectifs et de moyens, ces situations impliquent des mutations de compétence et des évolutions de métier qui sont loin d’être minimes et faciles à intégrer dans les organisations actuelles.

Extraits du Contrat d’Objectifs et de Moyens du Théâtre de l’Agora entre le Ministère de la Culture, l’Agglomération d’Evry et Portes de l’Essonne, le Conseil départemental de l’Essonne et le Directeur Dans un contexte de refondation des formes artistiques et des politiques culturelles, le Théâtre de l'Agora signe son nouveau Contrat d’Objectifs et de Moyens, à partir d’un projet dont le fondement premier est la prise en compte du contexte de son implantation. Traduction la plus visible du projet, la programmation s’articule autour de quelques principes, dont la synthèse pourrait être « décloisonner les arts, les pratiques, les approches ».

Une mutation sociétale La scène nationale d’Evry et de l’Essonne fait le choix de projets artistiques en dialogue avec son territoire (naturel, bâti ou immatériel) et soucieux de proximité avec sa population, ainsi que des démarches ancrées dans la réalité et la vie évryo-essonniennes. Ses projets sont élaborés avec des artistes, en y associant une grande diversité de partenaires institutionnels, d’acteurs associatifs et militants, d’habitants... Ceux et celles à qui se destine cette démarche (population, résidents, gens, habitants, citoyens….) portent et font le sens de ces projets, parce qu’ils en sont les acteurs avec la scène nationale. La dimension de ces propositions dépasse l’expérience esthétique du spectateur et

l’expérience artistique de l’amateur : elle se développe aussi dans une expérience civique, pour laquelle chaque partenaire (individu ou organisation) contribue par son implication à sa mise en œuvre et son évolution. En reconnaissant à chacun cette capacité, il s’agit de mieux prendre en compte les besoins culturels de la population et les droits culturels de la personne. Nous vivons un monde de profondes transformations, de mutations des pratiques artistiques et culturelles, de bouleversement des équilibres économiques, de tensions sociales, de fractures technologiques, de brouillage des repères esthétiques,…. De

La dimension de ces propositions dépasse l’expérience esthétique du spectateur et l’expérience artistique de l’amateur : elle se développe aussi dans une expérience civique,

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nouveaux enjeux se dessinent donc pour notre société : nécessité d’un développement soutenable, aspiration à une participation plus active des citoyens à la vie et aux décisions publiques, urgence d’agir contre la persistance et le renforcement des inégalités, maintien du lien entre les générations, devenir des territoires délaissés… toutes choses qui se concentrent particulièrement sur le territoire du Théâtre de l’Agora. Cet équipement public, comme le monde culturel dans son ensemble, doit s’emparer de ces questions pour en faire des aires de création, de réflexion, de confrontation et de partage de pratiques artistiques et démocratiques. C’est aussi un moment où les collectivités territoriales et l'Etat doivent trouver de nouveaux cadres de collaboration afin de refonder leurs modalités d’intervention.

Face à ces évolutions, pour certaines radicales, les conditions d’accès aux œuvres pour le plus grand nombre ont été renouvelées, notamment par les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication. Face à cette nouvelle culture d’une puissance incomparable, les lieux culturels de rencontre physique, au premier rang desquels les scènes nationales, sont plus que jamais nécessaires, tel un contrepoint irremplaçable à l’emprise du virtuel sur nos vies. Ces espaces physiques d’expérience esthétique sont à échelle humaine, dans une proximité précieuse.

La démarche du Théâtre de l’Agora conduit à modifier les logiques de production, de diffusion et de médiation trop souvent dissociées, voire étanches. Les notions d’œuvre et d’action culturelle s’en trouvent bousculées et repensées : l’exigence artistique se conjugue avec l’exigence relationnelle. Le faire ensemble devient la condition du vivre ensemble. Présence artistique durable sur un territoire, développement culturel en milieu urbain, actions hors les murs, créations partagées, hybridation des problématiques artistiques et sociétales, éducation artistique et culturelle, toutes ces propositions doivent sortir de leur statut expérimental et cesser d’être cantonnées au volet social d’une programmation dans un système culturel qui resterait inchangé dans sa hiérarchie et ses priorités. Il s’agit bien d’associer une population à son devenir, notamment culturel, de faire émerger de nouvelles pratiques en croisant recherche et action et de reconnaître à ce travail sa capacité à ouvrir de nouveaux champs de rencontre.

Souhaitant mettre dès maintenant, ces questions au cœur de sa réflexion et de son projet culturel, la scène nationale d’Evry et de l’Essonne s’inscrit dans des espaces de mutualisation d’expériences similaires ; elle dialogue avec les partenaires publics afin de les inciter à prendre en considération ces mutations, à légitimer ces démarches, à réfléchir ensemble aux nouveaux indicateurs de développement, de bilan et d’évaluation qui doivent être inventés à partir de ces pratiques. Le partage des cultures, des arts et du sens est à ce prix.

Un contexte local marqué et marquant Issue des utopies urbaines des années 60 et 70, Evry Ville Nouvelle, l’agglomération Evry Centre Essonne et une partie de l’Essonne incarnent et portent les traces d’une histoire particulière et emblématique : axiome d’un nouveau vivre ensemble autant que tentative de réponse à une demande massive d’habitat, rationalisation de la structuration sociale des espaces communs autant que modes de déplacement étalonnés sur la voiture... Particulièrement en ces endroits de Ville Nouvelle, nos difficultés sociétales sont apparues

L’exigence artistique se conjugue avec l’exigence relationnelle. Le faire ensemble devient la condition du vivre ensemble.

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avec une acuité acérée : crise du lien social, fragilité des modèles d’intégration, érosion de l’accessibilité aux services publics…

Au plan culturel aussi, ce contexte de crise de société n’est pas sans présenter des difficultés pour cette scène nationale : limite atteinte par certaines politiques de démocratisation culturelle au regard « des publics empêchés », persistance des freins symboliques à l’accès aux lieux culturels, capacité d’attraction plus gratifiante de la sortie parisienne, profusion de l’offre culturelle dans la métropole francilienne ou du voisinage proche, difficultés à identifier le théâtre comme accessible et ouvert…. Toutes choses qui, obligeant le Théâtre de l’Agora à définir clairement sa place et les contours de son projet, autant qu'à travailler avec ses partenaires ou homologues, joueront dans l’appréciation des objectifs à atteindre et des moyens consacrés.

Les données chiffrées de l’Insee sur les caractéristiques de la population du territoire révèlent que derrière l’hétérogénéité des origines (une centaine de nationalités différentes) apparait une relative homogénéité socio-économique autour de deux caractéristiques principales de ce territoire. Il est habité par une population jeune, voire très jeune (mineurs, familles avec enfants en bas âge…) et économiquement pauvre, voire très pauvre. Enfin pour compléter ces données quantitatives, il faut souligner une autre particularité de ce territoire : nombre de personnes fréquentant la ville en journée (travailleurs, chalands…) n’y vivent pas.

Cette réalité sociale et économique du contexte pose le cadre et la limite de l’exercice d’un Contrat d’Objectifs et de Moyens pour le Théâtre de l’Agora, dont la non-prise en compte ne pourrait que générer malentendus et frustrations.

Le plan du Contrat d’objectifs et de Moyens OBJECTIF 1 : UNE FREQUENTATION À L'IMAGE DE SON TERRITOIRE

Sous Objectif 1 : Définir une programmation adaptée 1/a Tout le théâtre 1/b Hors les murs 1/c Projets d’implication 1/d Acteurs locaux culturels et autres 1/e Déclinaison artistique 1/f Relation(s) avec le(s) public(s)

Sous Objectif 2 : Proposer des modalités cohérentes 2/a Variations jeune(s) 2/b Réalité financière 2/c Premier accueil

OBJECTIF 2 : DEFINIR DE NOUVEAUX OUTILS Sous objectif 3 : Des pistes d’évaluation

3/a Quantitatif et qualitatif 3/b Co-élaboration

Sous objectif 4 : De nouveaux modes de production 4/a L’existant 4/b Des innovations

OBJECTIF 3 : UNE ORGANISATION D'EQUIPE Sous Objectif 5 : Une mise en conformité des usages et pratiques Sous Objectif 6 : Une démarche attentive et partagée

6/a Organisation 6/b Management 6/c Prodaction

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A l'atelier du non-faire, des après-midi sont consacrés à la peinture, au modelage, un moyen de revenir au présent, d'oublier un peu sa souffrance. Paris. Mai 2012. ©Camille Millerand

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COM d’habitude ? Christophe BLANDIN ESTOURNET51

Pour nous prémunir de l’habitude, il peut être utile de revisiter régulièrement ses fondamentaux. Un contrat est une convention traduisant un accord de volontés entre des parties qui entraînent des obligations mutuelles des contractants.

Il se fonde sur quatre conditions, censées être présentes dans un Contrat d’objectifs et de Moyens (COM) :

le consentement, dont le caractère obligatoire du COM en réduit la réalité, la capacité à contracter, qui traduit notoirement les positions symboliques

préétablies des partenaires, un objet certain, trop souvent entendu comme un objet connu ou maitrisé une cause licite, que l'on peut espérer !

L’élaboration d’un COM et la mise en œuvre des conditions précitées témoignent de l’état d’un secteur professionnel, en voici quelques commentaires a posteriori :

Tout à sa nécessité de préserver l’illusion d’une homogénéité professionnelle, éthique ou corporatiste… ; le secteur culturel produit nombre d’outils comme autant de symboles de cette volonté de cohérence : le Contrat d’Objectifs et de Moyens (COM) en est un parmi d'autres.

Au prétexte d’une activation citoyenne des personnes, la « participation » revient aujourd’hui jusqu’à saturation : participation à la conduite de programmes sociaux, implication dans de nouvelles démarches pédagogiques, projets artistiques et culturels participatifs… : l’implication d’un/e directeur/trice dans l’élaboration d’un COM apparait donc comme une évidence, jusqu’à l'outil ultime de la participation : l’autoévaluation !

Exercice obligatoire, sans figure(s) imposée(s) a priori, la finalisation d'un COM consacre certains usages du métier, autant qu'il révèle les travers et les dérives des politiques publiques, tels :

la personnalisation à l’extrême de la position du/ de la directeur/trice, la primauté donnée aux enjeux artistiques, la référence quasi obsessionnelle à des cadres institués : production, diffusion,

médiation, la mise en tension des questions artistiques et de l’action territoriale, la nécessité illusoire de tout savoir en amont, la position sacralisée des genres artistiques : théâtre, danse, musique, cirque…

Au-delà du COM, les attendus de l'exercice révèlent un secteur en repli, ancré dans des croyances datées impossibles à dépasser. Comme en témoigne la faiblesse de la sociologie de ce champ professionnel, essentiellement centré sur une sociologie des pratiques culturelles. L’imagination de pratiques « différentes » peine donc à être entendue.

Dans un mémoire récent ayant pour thème : « Pour les scènes nationales, le système d’évaluation pratiqué actuellement est-il un outil de travail pertinent pour les évaluateurs

51 Christophe BLANDIN ESTOURNET est Directeur du Théâtre de l’Agora Scène nationale à Evry

Au prétexte d’une activation citoyenne des personnes, la « participation » revient aujourd’hui jusqu’à saturation

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et les évalués ? », Nadia Xerri L relate plusieurs témoignages de « directeurs/trices parlant « d’accouchement difficile », « d’accouchement dans la douleur ", de bras de fer autour de certains indicateurs « proposés » par les tutelles, mais de fait « imposés » [….] Produisant un document étrange. Décousu. Privé en grande partie du sens dont les projets sont porteurs. ».

De la forme supposée "libre", ne reste qu'un agencement de pré requis.

L'élaboration d'un COM est confrontée à l'ambivalence d'un rapport alternant bilatéral (le directeur face au bloc homogène des partenaires financiers) et plurilatéral (le directeur face à des partenaires financiers différenciés dans l’expression de demandes paradoxales, voire contradictoires).

A partir de positions objectivement déséquilibrées (financeurs vs financés, place symbolique vs montant des financements), la construction d’un COM sert plus ou moins d'instance d'ajustements.

Élaborer un COM reste un exercice périlleux nourri de différentes nécessités, telle une valse à 3 temps, plusieurs fois répétés :

l'obligation de contractualiser qui contraint à des rencontres régulières entre les partenaires,

la nécessité de nommer la matière d’un projet en train de se faire, la difficulté d'entendre autre chose que son point de vue a priori.

Avec l'espoir, au quatrième temps de la valse, de signer… pour un avenir radieux de quatre ans ?

Articuler un projet cohérent à la croisée d’attendus multiples Philippe HENRY

Etablir une convention d’objectifs et de moyens revient, pour une Scène nationale (SN) comme celle du Théâtre de l’Agora d’Evry dont il a été question lors de ce séminaire, à traduire le projet général du directeur de l’établissement sous une forme contractuelle acceptable par ses principaux partenaires publics52.

En l’occurrence et par ordre d’importance dans leur apport en financement : la Communauté d’agglomération Evry Centre Essonne (CAECE), la Direction régionale des affaires culturelles d’Ile-de-France et le Département de l’Essonne. Sans préjuger d’autres documents de référence disponibles ou plus récents, on se limitera ici à quelques commentaires de principe induits par la lecture comparée du Schéma de référence pour le développement culturel de la CAECE de juin 2012, du Cahier des missions et des charges des scènes nationales d’août 2010 et des propositions du directeur du Théâtre de l’Agora telles qu’elles apparaissent dans son projet de convention multipartite de mai 2015.

52 Philippe HENRY est chercheur en socioéconomie de la culture

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Pour la Communauté d’agglomération Evry Centre Essonne L’objectif du schéma de référence de la CAECE porte sur la modernisation et la dynamisation de ses établissements culturels de façon à « toujours mieux répondre aux besoins et pratiques des populations de l’agglomération et contribuer au rayonnement du territoire ». Il voudrait en particulier « donner une plus grande lisibilité et une meilleure visibilité à l’offre culturelle de la CAECE et […] fédérer l’ensemble des acteurs autour d’orientations communes ». Le contexte souligné est celui d’une « population riche d’une diversité sociale, générationnelle, ethnique, culturelle, éducationnelle,… qui parfois coexiste plutôt qu’elle ne vit ensemble ». Ce contexte relève également d’un « territoire marqué par son histoire de Ville Nouvelle : un territoire laboratoire des idéaux et des ambitions urbanistiques des années 70 et qui doit aujourd’hui faire face aux désillusions de ces principes ».

Trois défis majeurs sont alors énoncés comme autant de priorités pour l’action des équipements culturels du territoire. Il s’agirait d’abord de participer à la « construction du citoyen », en mettant un premier accent sur l’éducation et l’enseignement artistiques, mais aussi en favorisant la représentativité de toutes les populations dans les établissements culturels et en améliorant la convivialité de ces derniers de manière à les « replacer au cœur de la cité ». Il conviendrait tout autant de « valoriser la diversité culturelle du territoire », en faisant des langues – et au premier rang de la langue française – et des pratiques de lecture « les fondements d’une parole commune » et en considérant la « musique comme un langage universel vecteur de diversité du territoire ». Il y aurait lieu enfin de « faire de la créativité et de l’innovation des priorités comme réponses aux évolutions du territoire », en facilitant la présence d’artistes sur le territoire, en développant les cultures numériques et en mettant la culture « au service du projet de territoire » par développement de projets structurants, de pôles d’excellence et des équipements ou des offres de proximité. Ces trois défis centraux impliqueraient de « déployer les moyens nécessaires », avec un effort important sur l’investissement dans des équipements culturels, un renforcement des moyens humains et une réorganisation des « forces culturelles » disponibles. À ce titre et s’agissant plus particulièrement du spectacle vivant, une réflexion serait à engager sur la manière de « regrouper les salles de spectacle vivant (le Théâtre de l’Agora, le Centre culturel Desnos et les Arènes) [qui] permettrait de donner davantage de lisibilité et de cohérence à la programmation et aux activités tout en maintenant leur identité artistique ».

Pour le Ministère de la Culture et de la Communication Du côté du ministère de la Culture et de la Communication et de sa direction régionale francilienne, les missions et charges à réaliser par les SN indiquent une hiérarchie d’objectifs nettement différente, même si certains de ces derniers se recoupent ou peuvent, eux aussi, rester suffisamment ouverts pour donner lieu à des concrétisations très diverses. Trois responsabilités structurent les attentes du ministère. La responsabilité artistique est première et porte centralement sur la « proposition faite à une population d’une programmation pluridisciplinaire », où s’équilibreraient les principaux courants artistiques actuels et des approches plus singulières et innovatrices.

Faire des langues – et au premier rang de la langue française – et des pratiques de lecture « les fondements d’une parole commune ». La CAECE

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Elle passe aussi par la facilitation du travail de recherche et de création des artistes, compagnies ou ensembles, en les inscrivant par différents moyens « au cœur du projet artistique de l’établissement ». La seconde responsabilité est publique et se traduit par la « considération permanente portée à un territoire et à sa population, dans toutes leurs composantes particulières ». Là encore, une palette de moyens est à déployer, depuis une programmation parfois hors les murs à la mise en œuvre de projets d’initiation artistique ou d’action culturelle, en passant par la complémentarité avec les structures culturelles de l’environnement proximal ou

encore une attention à l’égard des pratiques en amateur. Dans tous les cas, les « artistes associés à la scène nationale doivent être fortement impliqués dans la majorité de ces missions ». La responsabilité professionnelle, enfin, vise aujourd’hui à renforcer le rôle des SN en termes « d’entraînement, d’animation et de références pour le vaste paysage de la création et de la diffusion artistiques qui les environne ». Ici, il sera question d’une fonction de conseil et d’orientation, d’accompagnement, de formation et de perfectionnement notamment au profit des étudiants des filières artistiques professionnelles, de partenariats avec d’autres établissements artistiques et de mutualisation d’emplois. Allier diversité des pratiques, originalité des propositions et développement des compétences et des expériences inédites devraient ainsi permettre de mener de front « enjeux artistiques et de

démocratisation ». Plusieurs éléments de cadrage sont également précisés au titre des moyens (architecturaux, humains et financiers) à mobiliser et des principes d’organisation et de gestion à mettre en œuvre. On rappellera seulement ici, sur le plan financier, que le ministère indique que l’objectif de 20% de recettes propres « doit être pondéré au cas par cas » et que l’État ne s’engage qu’à fournir globalement pour ce label qu’un tiers des subventions publiques, les autres trois-quarts étant essentiellement apportés par les collectivités territoriales.

Diversité et projets situés Quoi qu’il en soit d’ajustements nouveaux ou plus précis, liés à la situation nationale ou au contexte d’Evry, le projet de convention d’objectifs et de moyens que se doit de proposer le directeur du Théâtre de l’Agora a tout intérêt à dégager et mettre en avant sa propre originalité, tout en tenant compte de ce double type d’attendus. D’entrée de jeu, le projet que nous avons pu étudier propose pour fondement premier de l’établissement « la prise en compte du contexte de son implantation » et plaide pour des « projets artistiques en dialogue avec son territoire (naturel, bâti ou immatériel) et soucieux de proximité avec sa population ». Il est question de projets « élaborés avec des artistes et en y associant une grande diversité de partenaires institutionnels, d’acteurs associatifs et militants, d’habitants… ». Pour « ceux et celles à qui se destine cette démarche (population, résidents, gens, habitants, citoyens…) », il s’agit bien de proposer une expérience où les dimensions esthétique et artistique vont de pair avec des dimensions relationnelle et civique, où chacun (individu ou organisation) « contribue par son

La responsabilité artistique est première et porte centralement sur la « proposition faite à une population d’une programmation pluridisciplinaire », où s’équilibreraient les principaux courants artistiques actuels et des approches plus singulières et innovatrices. Le Ministère de la Culture

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implication à sa mise en œuvre et son évolution ». Par-là, ce projet rejoint le parti pris de la douzaine de directeurs d’établissements regroupés sous le sigle On est un certain nombre, qui affirment : « Nous mettons en œuvre des projets artistiques ancrés dans la vie de nos territoires. […] Ceux et celles à qui nous nous adressons portent et font le sens de ces projets, parce qu’ils en sont avec nous les acteurs […] Cette démarche conduit à modifier les logiques de production, de diffusion et de médiation trop souvent dissociées ». « Il s’agit bien d’associer une population à son devenir culturel, de faire émerger de nouvelles pratiques » et, pour toutes ces propositions, « de sortir de leur statut expérimental et cesser d’être cantonnées au volet social d’une programmation dans un système culturel qui resterait inchangé dans sa hiérarchie et ses priorités ».

Pour le moins, le projet du Théâtre de l’Agora se veut donner le même niveau d’importance et de valorisation à sa double responsabilité artistique et publique – la responsabilité professionnelle étant moins explicitement abordée, sauf sous le registre de l’organisation de l’équipe permanente, nous l’évoquerons plus loin. Cela conduit le directeur à plaider pour des projets artistiques et culturels « situés » – le terme de « projets d’implication » est également utilisé –, qui se caractérisent par une porosité-perméabilité avec leur contexte proximal et nécessitent toujours des temps et des instances conjointes d’élaboration et de négociation. D’où une posture générale d’adresse d’abord à la population

et non à des publics, des projets qui ne se verront « nulle part ailleurs », une équivalence symbolique de principe entre les différentes propositions, un accent sur des dynamiques processuelles qui sont aussi importantes que les résultats artistiques tangibles.

Dans cette approche, les difficultés de concrétisation et de mise en application ne vont pas manquer. Une d’entre elles va porter sur la possibilité de réelle prise en compte de l’extrême diversité de la population travaillant ou vivant sur l’aire de la CAECE, celle y résidant étant par ailleurs hétérogène dans ses origines (une centaine de nationalités différentes) et relativement homogène sur le plan socioéconomique (une population à forte proportion de jeunes et plutôt pauvre, voire très pauvre). L’enjeu est ici de voir jusqu’où peut aller la proposition d’une plus grande diversité de formes ou de processus artistiques et culturels, gage d’une fréquentation de l’établissement et d’une participation à ses projets qu’on voudrait elles aussi plus variées. Une prise en compte accentuée des cultures du monde, une attention aux initiatives culturelles locales et aux formes culturelles populaires, aux possibilités de sortie familiale, plus largement « une programmation en résonance avec le territoire, des questions de société et l’actualité » sont autant d’idées avancées. Elles devraient en particulier se traduire par au moins 40% de projets conjointement menés avec des partenaires locaux, avec une volonté que chaque commune de la CACE soit au minimum et annuellement touchée par un de ces projets.

Une synthèse pas si simple à réaliser va alors consister à établir une programmation qui puisse correspondre à la situation culturelle et socioéconomique particulière de ce territoire, tout en trouvant les artistes et partenaires extérieurs à même de proposer des spectacles ou des projets également rapportables aux « principaux courants de la production [artistique] actuelle ». Sur ce point, la volonté d’accueillir un éventail de propositions à peu près réparties entre renommées francilienne, nationale et internationale est mise en exergue. De même, l’accent est porté sur différentes formes de présence artistique « pertinente et exigeante », associant résidences d’assez longue durée et

Il s’agit bien de proposer une expérience où les dimensions esthétique et artistique vont de pair avec des dimensions relationnelle et civique

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constitution d’un pôle de coproduction entre établissements culturels du territoire. À ce propos, on pourrait penser qu’une recherche de plus nettes coopération et différenciation entre les programmations respectives de ces établissements serait un atout complémentaire, même si ce genre de dynamique est loin d’être aisé à concevoir et mettre en œuvre.

L’évaluation Un autre aspect délicat portera sur la capacité à préciser, pour cette démarche d’ensemble qui apparaît encore peu usuelle, des critères d’évaluation tant quantitatifs – pourquoi ne pas généraliser, par exemple, une mesure unifiée de fréquentation en termes de nombre de participants x nombre d’heures de participation au projet ? – que plus nettement qualitatifs – reposant, entre autres, sur des panels de discussion entre parties prenantes aux projets. La prise en considération par la double tutelle locale et nationale des « projets d’implication » en tant que créations à part entière, au même titre que des productions artistiques moins directement situées, fait clairement partie des avancées à, pour le moins, consolider.

Quoi qu’il en soit, les capacités et limites des moyens architecturaux, humains et financiers sont évidemment à considérer. Le projet du directeur du Théâtre de l’Agora n’en fait pas mystère, même si bien des éléments s’avèrent, sur ce point, problématiques. Ainsi, le réel développement de la participation de la population la moins favorisée aux différents projets (dont l’assistance aux spectacles programmés) peut paradoxalement se traduire par une baisse des recettes propres, alors que celles-ci sont déjà assez nettement en-dessous de la référence usuelle des 20% pour les SN – même si ce chiffre est à « pondérer » comme nous l’avons déjà indiqué. De même, la mitoyenneté d’équipements commerciaux, culturels et sportifs qui constituent à eux tous un des cœurs de la ville nouvelle est sans doute un atout en journée, bien moins après 20 heures.

L’équipe salariée En tout cas, le directeur a bien pris la mesure de l’importance de l’implication de chacun des membres de l’équipe permanente de la SN dans la possibilité de mener à bien son projet. Le travail de révision et d’élaboration conjointe des fiches de postes de l’ensemble de ce personnel indique, par exemple, une prise en considération de la nécessité que chacun se sente au mieux dans la fonction – le plus souvent plurielle – qu’il est amené à assumer, au sein de l’équipe et au profit du projet d’ensemble. L’ouverture relationnelle visée, tant en direction des populations du territoire et de ses partenaires potentiels que des artistes et des équipes artistiques invités, implique en effet des mutations de compétence et des évolutions de métier qui sont loin d’être minimes et faciles à intégrer. D’autant que celles-ci touchent aussi bien les métiers relevant de la médiation artistique et culturelle, de l’administration et de la gestion, de la technique que ceux plus expressément artistiques. En tout cas, autant ne pas oublier que rien ne se fait vraiment sur ce plan – comme sur bien d’autres – sans confiance réciproque constamment entretenue, sans écoute attentive aussi des difficultés auxquelles l’un ou l’autre peut se trouver confronté, et parfois brutalement.

Autant ne pas oublier que rien ne se fait vraiment sans confiance réciproque

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Un contrat hors normes qui bouscule- décale- questionne pour un Théâtre qui réside-désire-sidère sur un territoire.... Delphine CAMMAL

A la première lecture de ce contrat d'objectifs et de moyens concernant le théâtre de l'Agora- Scène Nationale d’Évry, apparaissent un ressenti et une question : la singularité d'un projet soucieux de la proximité avec son territoire et ses habitants; la faisabilité des actions proposées avec les moyens demandés ?53

En parcourant le document, je me suis posée la question de la bonne « situation » du projet : mélange de politique de la ville par rapport aux actions culturelles proposées, aux objectifs, indicateurs choisis... et d’exigence artistique d'une scène nationale.

Nous pouvons découvrir un projet hybride marquant une volonté de déconstruire des fondamentaux du « label » scène nationale pour les reconstruire / adapter à une situation territoriale spécifique, au plus juste des problématiques sociales rencontrées par les publics.

La programmation propose un mélange d'artistes confirmés et de compagnies émergentes-intermédiaires, avec le soutien aux propositions «locales». Elle est accompagnée d'un important volet d'actions de sensibilisation qui vont dans le sens de la mission d'une Scène nationale – à savoir le développement culturel et une meilleure insertion sociale de la création artistique.

La qualité du maillage proposé entre les artistes, les ateliers, rencontres, résidences paraît offrir avec cohérence une programmation accessible, riche, mais il en découle une perplexité sur les modalités de mise en pratique et sur l'accord de l’État face à un projet relevant plus d'une activité socio-culturelle que d'une mise en avant du processus de recherche, de l'innovation artistique, de l'acte de création : Culture versus Art....

Par rapport à cette idée de différence entre Culture et Art, il n'y a aucune hiérarchisation de ma part, les concepts sont complémentaires, à égalité de considération, et lorsque j'évoque l'un ou l'autre, ils sont à mes yeux de la même importance.

Ce qui ressort de ce contrat est le questionnement sur la relation entre la préservation de l'artiste dans son projet de création et son rôle au sein d'un projet de structure.

La volonté d’accueillir moins de compagnies, mais en contrepartie de rallonger leur nombre de représentations, est un axe important car plus une pièce sera expérimentée devant un public et plus le créateur et les artistes pourront approfondir l’écriture, leurs rôles... Le partage avec le public étant une source nécessaire de dialogue et de remise en question.

Mais tous les artistes sont-ils prêts – surtout dans une période où ils sont en recherche – à se confronter à des actions de sensibilisation ou autres rencontres avec un public spécifique ?

Les actions relèvent de « l’expérience civique » et nécessitent très certainement une pédagogie, une capacité / adaptabilité à l'autre, mais qui n'est pas exigible des créateurs.

53 Delphine CAMMAL est chorégraphe

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Mon questionnement porte sur l'encadrement et le suivi (objectifs, indicateurs) qui laissent une grande part d’indétermination dans cette volonté de créer des liens entre production, diffusion et médiation.

Le théâtre de l’Agora pourra-t-il donner les moyens en temps, en budget, en qualité d’accueil aux compagnies ?

Le projet balaye tous types de public afin que cette démocratisation culturelle concerne le plus grand potentiel de public..., mais c'est là que ma deuxième réflexion se dessine :

Ne devrait-t-il pas (le théâtre) se positionner plus précisément en direction d’une « cible », par exemple les jeunes adolescents et adultes, issus des quartiers ?

L'histoire du lieu, sa localisation géographique et son rapport aux autres structures du territoire montrent une problématique des liens entre générations, mais surtout la question de la qualité des relations entre jeunes et avec les jeunes.

Se recentrer sur ce public permettrait de travailler dans cette perspective d’expérience civique sur les fondamentaux qui constituent notre société et d’amener un processus de réflexion par l'Art.

Les responsables d'équipement qui participent à un dispositif de politique publique doivent proposer un projet qui fasse sens dans un contexte donné : créer une adéquation entre la scène contemporaine et un territoire. Mais force est de constater qu'aujourd'hui les programmations sont quasi identiques pour l'ensemble des scènes nationales ... : comment rendre un projet singulier avec si peu de diversité ?

Au travers du contrat de l'Agora, on sent une volonté de combattre l'idée de déterminisme social (Durkheim).

En cessant d'opposer Art et Culture, mais en cherchant plutôt à allier les propositions de culture savante à celles de la culture populaire, les projets peuvent offrir une adaptabilité intellectuelle et

sensitive, pouvant elle-même déboucher sur l'envie de la personne non initiée d'aller plus loin dans la découverte et l'inciter ainsi à la réflexion, à la critique, réintroduisant ainsi la notion de libre arbitre.

Ce n'est plus l'élite qui serait le seul juge de ce qui est utile comme médium afin de développer par la culture une meilleure intégration sociale.

Le pratiquant issu du territoire deviendrait ainsi acteur et responsable de ses choix après avoir développé un capital artistique le mettant à « égalité de l'autre » par un autre chemin (ne pas entendre ici que le public deviendrait programmateur).

Les forces locales (compagnies, associations, centre sociaux...) deviennent par leur connaissance du terrain les évaluateurs des enjeux, et cela peut inciter le responsable de structures culturelles à rentrer en dialogue afin de réfléchir ensemble à un projet d'action situé.

Le projet est ambitieux et coûteux, en cette période de baisse attendue des dotations des collectivités territoriales (11 milliards d'euros entre 2015 et 2017).

Alors que certains se demandent si les politiques culturelles ne vont pas passer à la trappe, le contrat de l'Agora prend à contre-pied le système en demandant un soutien fort pour un projet d'investissement culturel à long terme qui n'est pas facilement évaluable.

Les partenaires publics suivront-ils ? Par rapport à cette vision décalée d'une scène nationale, par rapport à ses objectifs qualitatifs et non quantitatifs ?

Comment rendre un projet singulier avec si peu de diversité dans les programmations ?

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Ce projet mérite qu'on lui donne la meilleure chance de développement, car il est novateur dans la perspective d'un Art solidaire, nécessaire à la construction de chacun. Mais réunit-il toutes les conditions pour pouvoir être pérenne ?

De la nécessité d’une assistance à maîtrise d’ouvrage artistique et culturel. Thierry BLOUET

S’il est habituel dans le rituel des collectivités locales de débattre des orientations budgétaires, leurs élus ont en revanche peu l’occasion d’échanger sur les perspectives artistiques et culturelles de leur territoire54.

Opportunité intéressante à saisir, la formalisation d’un contrat d’objectifs et de moyens pour une scène nationale nécessite de mettre en perspective les ambitions de l’Etat et des collectivités locales et d’interroger les principes et le fonctionnement de l’établissement. Dans un contexte de profondes mutations, de fortes hétérogénéités culturelles et de réelles contractions budgétaires, le soin apporté à la méthode s’avère essentiel pour élaborer de manière concertée une vision partagée entre les partenaires publics et réussir cette rare et délicate étape d’« encrage » territorial de l’éclat artistique. L’assistance à maîtrise d’ouvrage artistique et culturel peut à ce titre constituer une disposition précieuse.

La scène nationale de l’Agora d’Evry, élément constitutif du « quartier culturel et commercial de la ville nouvelle » inauguré en 1975, voit les directions se succéder depuis le départ à la retraite de son directeur fondateur en 2001. Lorsque C. Blandin-Estournet exprime le souhait « d’une prise en compte du contexte de son implantation comme fondement premier du nouveau projet pour la scène nationale », il paraît nécessaire de signaler qu’il est le 3ème directeur en un peu plus de 10 ans55.

La proposition étudiée affiche donc une ardente volonté d’un « projet situé » où les objectifs prioritaires concernent l’appropriation du lieu (« une fréquentation à l’image de son territoire »), l’évaluation (« définir de nouveaux outils ») et le management (« une organisation d’équipe »). Cette approche « fréquentation/évaluation/organisation » se distingue des habituels COM où le triptyque art-public-territoire s’articule exclusivement autour d’un projet de programmation artistique. En mettant en exergue des sujets finalement peu évoqués dans les autres COM et en choisissant d’asseoir son projet sur les démarches (projets d’implication,

54 Thierry BLOUET est Directeur Général Adjoint Culture -Communauté d’agglomération Plaine Centrale du Val de Marne – Ville de Créteil 55 Cette caractéristique est singulière au regard de l’Ile-de-France, où les directions franciliennes sont installées dans la durée et les remplacements principalement liés à des départs à la retraite.

Cette approche fréquentation / évaluation / organisation se distingue des habituels COM où le triptyque art-public-territoire s’articule exclusivement autour d’un projet de programmation artistique.

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« prodaction »…) plus que sur l’offre artistique, ce document insiste notamment sur la nécessité d’innover dans les modalités de travail avec la population (faire ensemble). Il souligne surtout les écarts d’appréciation – d’autres diraient les tensions – pouvant exister entre le Ministère et les collectivités locales sur le binôme artistique/territoire en particulier. Enfin, il rappelle les conditions de la réussite du projet qui reposent à la fois sur une prise de conscience générale de ce qui se joue localement et sur une réelle mise en partage des facteurs de développement ou à l’inverse d’affaiblissement de l’établissement. En d’autres termes, le directeur alerte sur une nécessaire mise en mouvement globale.

Il paraît intéressant ici de prolonger la réflexion sur cette invitation au jeu collectif entre les partenaires publics et de s’attarder sur les freins et les accélérateurs susceptibles de modérer ou d’activer cette coopération renforcée.

Au titre des difficultés, on notera que les textes et les pratiques ont encouragé la personnification de ces établissements autour de la seule fonction du directeur-programmateur ; la quête de cette personnalité en capacité de rassurer l’Etat quant à l’éclat artistique et de satisfaire les élus locaux quant au rayonnement territorial constituant le principal objectif des financeurs publics. Plus ou moins consciemment, de manière à préserver l’harmonie institutionnelle et l’activité du lieu, la mise en partage est souvent restée limitée au projet artistique ; la gestion des sujets délicats étant reportée sur le directeur. En conséquence, celui-ci doit être un habile leader, un fin médiateur, mais avant tout un promoteur des arts sur le territoire. Slalomant entre les difficultés, évitant les obstacles, ce véritable artiste-équilibriste se doit alors d’entretenir la machine à rêves et de permettre à « l’orchestre de continuer à jouer ».

Ce principe de fonctionnement qui confortait chacun dans ses certitudes et ses discours s’est considérablement altéré depuis le milieu des années 2000. Certainement encouragés par un notable changement d’orientation de la part de l’Etat durant cette période, collectivités et élus locaux ont ainsi revendiqué haut et fort leur voix au chapitre culturel et évoqué de manière décomplexée quelques sujets jusqu’ici tabous : contenu de la programmation, fréquentation par la population du territoire, accessibilité aux partenaires locaux, amplitude d’ouverture, budget, montant des billets, ….

La réponse ministérielle aux remous de plus en plus fréquents a consisté en la signature en août 2010 de la circulaire sur les labels et réseaux nationaux du spectacle vivant mettant à l’honneur la politique partenariale de l’Etat. Un cahier des missions et des charges des scènes nationales au sein duquel il est fait état du socle des missions et des moyens, des principes d’organisation et de gestion et des responsabilités partagées est alors mis à la disposition des collectivités, désormais identifiées comme « partenaires » au même titre que l’Etat. Tout en affichant cette responsabilité collective, ce document de référence d’une réelle qualité n’apporte pour autant aucune nouveauté méthodologique quant à la mise en œuvre d’un projet partagé dans cette phase essentielle d’élaboration du COM. Au contraire, il réaffirme le rôle du solitaire responsable : « chaque directeur (trice) est invité à proposer un premier contrat d’objectifs pluriannuel … devant acter l’accord des partenaires autour d’une traduction concrète du projet de la scène nationale ».

Il parait pourtant indispensable aujourd’hui que les partenaires publics soient à l’initiative d’une réelle mise en partage et en débat des principes et des moyens d’un équipement comme une scène nationale où les tensions locales entre artistique et territoire ne peuvent qu’être fortes. A défaut, l’étape de rédaction du COM ne peut s’avérer que délicate – une véritable « étape de critérium » – et s’élaborer sur des bases fragiles. En amont, l’appel à une assistance à maîtrise d’ouvrage artistique et culturel (AMOAC) paraît dans ce cas opportun.

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Chargée par les partenaires publics de produire plusieurs documents synthétiques, cette « AMOAC » pourrait par exemple intervenir sur la rédaction d’un bilan de l’équipement portant sur le mandat du directeur en partance. Il serait pertinent dans ce cadre que ce bilan aborde plus particulièrement les questions relatives à l’appropriation du lieu, aux partenariats, à l’organisation et au fonctionnement, et ne se limite pas aux évaluations et contrôles artistiques, juridiques et financiers, habituellement effectués par les services de l’Inspection du Ministère de la Culture ou par la Chambre régionale des Comptes (l’existence de ces documents s’avérant précieuse mais insuffisante).

Une intervention de cette assistance sur la rédaction d’une fiche synthétique d’orientations pourrait également constituer un apport utile pour le recrutement d’un nouveau responsable.

Dans ce contexte, la rédaction du COM s’en trouverait facilitée tout comme la mise en œuvre du projet de l’établissement. Elles s’appuieraient sur un socle de coopération où les principes généraux du référentiel des scènes nationales auraient réellement été débattus, réappropriés et mis en perspective avec les principes culturels locaux, qu’ils soient écrits ou non. Les sujets jusqu’ici laissés de côté pourraient dans ce cadre être évoqués (organisation raisonnée du spectacle vivant sur le territoire, objectifs chiffrés de fréquentation, démarches participatives, nouvelles modalités de fonctionnement…), dégageant de fait des axes prioritaires d’actions tenant compte de la réalité locale. Des pistes de résolution quant aux écarts d’appréciation y seraient vraisemblablement envisagées.

Sans aucun doute, cette nouvelle modalité donnerait corps à une réelle responsabilité partagée et à un jeu vraiment collectif. On serait même tenté de croire que sur la base d’échanges approfondis sur les potentialités de l’établissement, cette procédure réinjecterait une dose de créativité et d’inventivité dans les projets qui peuvent parfois donner l’impression d’être dans une logique de conservation au sein de laquelle il devient difficile de porter une orientation différente d’un établissement à l’autre.

Enfin, cette démarche qui permettrait d’afficher des ambitions plus précises pour chaque lieu, conduirait vraisemblablement à faire émerger de nouveaux profils de responsable : moins de directeurs-programmateurs et plus d’artisans de la mise en relation au sein desquels la part des femmes serait renforcée. Ces responsables pourraient alors se concentrer sur la mise en œuvre de leur projet et sortir de ce rôle d’équilibriste de plus en plus difficile à tenir. Portée par une équipe où les profils et les compétences seraient spécifiés, l’appropriation de ces établissements dédiés à la création contemporaine, s’en trouverait inéluctablement stimulée.

A l’instar des démarches à l’œuvre dans les collectivités en matière de construction d’équipements, où l’assistance à maîtrise d’ouvrage est un principe établi, il semble donc judicieux, en amont de l’écriture d’un COM, de soigner cette étape de maîtrise d’ouvrage des projets d’établissements culturels et artistiques de manière à leur garantir de solides fondations et une utilisation sereine de l’argent public.

Il parait pourtant indispensable aujourd’hui que les partenaires publics soient à l’initiative d’une réelle mise en partage et en débat des principes et des moyens d’un équipement comme une scène nationale.

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Il faut abattre les murs pour reconstruire l'Agora Tristan RYBALTCHENKO

Ce projet prend sa place après un bilan en demi-teinte de la réalisation des objectifs du COM précédent. Il s’agissait d’augmenter la fréquentation payante en agissant sur les abonnements et sur la conquête de nouveaux publics par une action « hors les murs » au sein de structures relais (réf. rapport de la CRC du 10 octobre 2015). Or la fréquentation a stagné, et les adhésions ont chuté56.

Aussi, Christophe Blandin Estournet propose d’aller au-delà des schémas d’action pratiqués jusqu’ici et désire donner à la structure l’esprit de son nom de baptême, celui d’une Agora, lieu de rencontre des citoyens. Il propose une lecture renouvelée de sa mission de participation « à une action de développement culturel favorisant des nouveaux comportements à l’égard de la création artistique ».

Après une lecture attentive des propositions foisonnantes, l’on parvient à dégager ce qui constituerait trois axes structurant les actions proposées :

- favoriser la « créolisation » de la création

- associer les habitants à leur devenir culturel par une expérience civique de co-construction.

- privilégier l’enfance, mais aussi la jeunesse.

Le projet est ambitieux, et répond à la nécessité de « refaire Cité » pour une population majoritairement défavorisée économiquement et socialement vivant dans un contexte culturel et urbain morcelé (100 nationalités différentes). La situation relève de l’urgence sociale où les bandes de jeunes s’affrontent selon une logique de territoire. Pour y répondre, il prend en référence les droits culturels énoncés par la Déclaration de Fribourg57, et renvoie au réseau « on est un certain nombre » en s’appuyant sur de larges extraits de son texte de présentation58. Il s’agit moins d’apporter la bonne parole artistique que de placer l’artiste à l’écoute de la richesse locale. Par sa démarche de création participative, l’artiste guide le « spect’acteur » vers la catharsis, l’ouverture sur l’autre et l’appétence du risque de la découverte. La démarche ne vise pas à instrumentaliser l’artiste au service de « l’animation » des habitants, mais au contraire à ce qu’il les « embarque » dans sa liberté poétique fondée sur l’écoute d’une nécessité intérieure. C’est un processus long, aléatoire car organique, et impliquant un dialogue au long cours avec les habitants, mais aussi avec les services et structures des autres secteurs impliqués dans le travail de proximité.

Aussi, dans les moyens mis en œuvre, il serait de mise de décrire à minima la méthode de travail utilisée pour fédérer les différents acteurs de terrain qui sont cités. Le projet d’implication mériterait d’être expliqué également dans sa méthode plus que de se laisser deviner au travers les nombreux exemples.

56 Tristan RYBALTCHENKO est Dac d’Eaubonne - DA de L'Orange Bleue 57 La Déclaration de Fribourg sur les droits culturels promeut la protection de la diversité et des droits culturels au sein du système des droits de l’homme. Elle est le fruit d’un travail de 20 ans d’un groupe international d’experts, connu sous le nom de « Groupe de Fribourg » coordonné par Patrice Meyer-Bisch. Cette Déclaration rassemble et explicite les droits culturels qui sont déjà reconnus, mais de façon dispersée, dans de nombreux textes internationaux. Pour en savoir plus : http://droitsculturels.org 58 http://onestuncertainnombre.com

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On souhaiterait que la référence aux droits culturels soit explicitée ; jusqu’à quel point cette notion va-t-elle être appliquée ? Permettre au citoyen d’exercer ses droits culturels passe premièrement par l’identification des ressources et des savoirs. Ceux dont il peut bénéficier afin de lui permettre de s’en emparer, mais aussi ceux dont il est porteur afin de lui permettre de les exprimer. Cette démarche est difficilement envisageable autrement que collectivement et de manière transversale. Même si le porteur du projet donne l’initiative de départ, la suite du processus implique une participation active de la population à la conception puis à la fabrication des actions. L’objectif ultime étant que l’identité culturelle de l’habitant puisse s’exprimer au sein même de la scène nationale.

L’absence d’éléments concrets sur ces différents partenariats peut donner le sentiment que le directeur s’isole dans une démarche visant à faire adhérer ses interlocuteurs de terrain à un projet préconçu sur la base d’un catalogue d’actions participatives. Cette interprétation peut être renforcée par l’expression qui titre le COM : « Un théâtre qui réside sur un territoire » plutôt que « dans » un territoire. Pourtant il se fixe l’objectif d’atteindre 40% d’actions partenariales. Par ailleurs, l’examen du profil de poste détaillé du directeur des relations avec le public atténue cette perception. Il y est question de l’invention et construction des actions artistiques et culturelles en concertation avec les partenaires. De même, le projet revendique le concept de « prodaction » visant à placer la production artistique au cœur de l’action culturelle. L’exemple du travail de collaboration entamé avec les « yamakasis » (ou art du déplacement) donne à voir des possibilités d’actions réflexives sur l’identité des habitants. Il n’en demeure pas moins que la marche reste haute par rapport à l’objectif de mise en œuvre des droits culturels. A la lecture du COM nous pouvons percevoir une tension entre la force du projet et la contrainte d’un cadre inadapté, imposé. Pour quelles raisons le texte de l’Agora ne mentionne ni la nature ni les objectifs des partenaires ? Est-ce le signe d’un dialogue rendu difficile par des orientations artistiques et culturelles divergentes pour le territoire comme pour la structure ? Rien ne porte à le croire lorsqu’on prend connaissance du schéma de référence pour le développement culturel de la communauté d’agglomération d’Evry Centre Essonne (CAECE). Peut-être faut-il résoudre l’apparente contradiction entre l’exigence de l’Etat en faveur de l’excellence artistique et l’ouverture sur la richesse de la diversité locale voulue par la CAECE (principal financeur).

La force du projet qui réside dans l’expérimentation pragmatique d’un mouvement de pensée alternatif menace de devenir une faiblesse s’il n’est pas explicitement porté collectivement par les partenaires institutionnels et par les partenaires locaux. De même, si aucun indicateur n’est mentionné, l’évaluation finale débouchera sur une impasse ou un consensus gestionnaire.

Il semblerait justement que l’augmentation de la fréquentation et des ressources propres sont deux critères qui font l’unanimité des financeurs. L’Etat valorisera vraisemblablement la visibilité donnée aux compagnies franciliennes et nationales. Autant d’éléments sur lesquels peuvent se focaliser les tensions et qui risquent de compromettre la poursuite du projet. En effet, Christophe Blandin Estournet précise qu’il ne souhaite pas que le lieu soit une étape systématique dans le circuit de la tournée des Scènes Nationale. Il indique également la contradiction entre l’objectif d’élargissement des publics (majoritairement pauvres) et l’augmentation des ressources propres.

Le projet revendique le concept de prodaction visant à placer la production artistique au cœur de l’action culturelle.

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La multitude d’actions originales et diverses mentionnées59 dans le document pourrait être organisée selon une progression par étape, échelonnée dans le temps, et respectueuse des priorités qui restent à définir.

Quelques questions sont en suspens : dans les constats évoqués en préambule du COM, la question de la jeunesse apparait problématique, il est également fait mention que peu de personnes habitent à proximité du Théâtre, et qu’après 20h, le quartier se vide.

Peu de choses sont dites sur la cohabitation de l’Agora avec le centre culturel R. Desnos et la remise en fonction prochaine des Arènes, salle de 3 500 places.

Ainsi apparaissent en creux les questions qui ne peuvent être traitées sans une action concertée de l’ensemble des institutions et acteurs agissant sur le territoire : les questions d’urbanisme, de transport, d’emplois, d’économie locale…

On peut se poser la question de la puissance du levier financier au regard des enjeux investis sur le lieu et des moyens importants que cela mobilise, dans un contexte d’évolution territorial et de resserrement budgétaire.

Le cadre structurel et architectural d’un théâtre labélisé scène nationale est-il adapté au lancement d’un tel projet ? Le contexte appelle une révolution copernicienne afin de se détacher des schémas de pensée traditionnellement appliqués au fonctionnement de ce type de lieu, contribuant trop souvent à les sacraliser (effet généralement renforcé par l’aspect monumental de la bâtisse). De même, il semble vital de s’affranchir des lourdeurs de structure et des impératifs gestionnaires qui y sont attachés. Mais aussi, pour la scène d’Evry, il faut se désolidariser de la logique d’usage d’un complexe commercial tourné vers la consommation. Tout reste à construire, et cela ne semble possible qu’à la condition d’avoir la liberté de penser le projet en dehors des murs, dans le même esprit que celui d’une préfiguration. Ce n’est plus autour du plateau central que l’on doit concevoir l’organisation de ce coup d’envoi. Cela implique vraisemblablement de fermer la salle du théâtre dans un premier temps (pour mieux la rouvrir ensuite), de réorganiser le personnel pour qu’il puisse s’inventer une mobilité d’action souple sur un espace de jeu ouvert, là où l’on retrouve les populations après 20h par exemple. Il s’agit de recommencer à l’endroit, en partant de la réalité de vie des habitants, opérer une série de greffes pour qu’ensuite les racines rejoignent le lieu et qu’elles le travaillent, comme les racines du platane travaillent le bitume.

Pouvons-nous imaginer que le COM soit assorti de « crédits de recherche » sur la base d’un nouveau paradigme collaboratif, et que l’évaluation porte sur le nombre de « rhizomes » auxquels le projet donnera naissance. Peut-être faudrait-il aller vers le modèle développé par les friches créatives artistiques et culturelles

59 Accueil des productions amateurs locales, développement d’une culture artistique commune par des sorties réunissant les acteurs locaux (à des festivals, sur des spectacles…), développement d’actions mutualisées en réseau, essaimage hors les murs, actions établissant des passerelles…

Pouvons-nous imaginer que le COM soit assorti de crédits de recherche sur la base d’un nouveau paradigme collaboratif ?

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Come Together60 , de la difficulté de considérer le contrat d’objectifs et de moyens (COM) comme le résultat d’un processus de négociation. Didier SALZGEBER

Le Contrat d’Objectifs et de Moyens, le fameux COM, est une pièce maîtresse de la vie d’une Scène nationale. Il est l’acte de légitimation d’un projet par sa labellisation et les financements publics qui y sont associés. Cette relation contractuelle engage les partenaires publics et le directeur sur une durée de quatre ans61.

À écouter le directeur de la Scène nationale d’Évry – Christophe Blandin Estournet que nous remercions de nous avoir permis de travailler sur ce document comme étude de cas - , les choses ne paraissent pas aussi simples : l’écriture du document est source d’incompréhensions, voire de tensions. Produire une référence commune demande du temps et surtout un entendement réciproque de la part de tous les acteurs impliqués. Le délai d’un an pour signer le COM parait particulièrement court pour un projet dont l’une des singularités est d’introduire explicitement de l’imprévu.

En mai 2015, nous avons donc travaillé sur un texte qui n’était pas encore finalisé alors qu’il couvre une période de quatre ans à partir de 2014 ! Il reste encore de nombreuses incertitudes à régler avec les partenaires publics, qui chacun, semble vouloir voir apparaître tel ou tel argument ou précision.

Ce document peut-il incarner, en l’état, des objectifs partagés entre plusieurs partenaires publics ? Comment comprendre cette apparente inertie du système d’acteurs pour finaliser un tel document ? Quel est le rôle attendu du directeur d’une Scène nationale ? Quelles pourraient être les pistes à approfondir pour doter cet établissement culturel et artistique d’un cadre de référence partagé par l’ensemble des partenaires publics, l’association du Théâtre de l’Agora et son directeur ?

Un projet centré sur les réalités de son territoire Il y a un foisonnement d’idées dans ce qui est proposé par le directeur qui dépasse très largement une simple logique d’offre et de demande de spectacles. Le rappel des valeurs qui sous-tendent les projets (humanisme, démocratisation culturelle, fabrication des arts et de la connaissance, espace pour la jeunesse et les cultures populaires, pour ne citer que quelques exemples) permet de mieux comprendre le sens que souhaite donner le directeur à l’ensemble de son action. J’ai été particulièrement sensible à la notion d’expériences civiques pour laquelle chaque partenaire (individu ou organisation) contribue par son

60 Le choix de ce titre n'est pas anodin. Come Together est une chanson des Beatles, écrite par John Lennon, À l'origine écrite sur sa guitare acoustique par John Lennon en juin 1969 lors de son bed-in à Montréal, comme chanson-thème de la campagne avortée de Timothy Leary pour devenir gouverneur de Californie, la chanson est retravaillée par son auteur et évolue au cours de la préparation de l'album. Réarrangée en studio avec les autres Beatles, elle est enregistrée entre les 21 et 30 juillet 1969. Elle se caractérise par des paroles rassembleuses et teintées de non-sens. 61 Didier SALZGEBER est depuis 2011 directeur de l’Atelier VERSOCULTURE

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implication à sa mise en œuvre et son évolution. Il serait très intéressant d’approfondir cette problématique entre expériences artistiques et expériences civiques.

Tout au long du document Christophe Blandin Estournet nous propose de conjuguer en permanence l’exigence artistique et l’exigence relationnelle : le faire ensemble devient la condition du vivre ensemble. Ce principe directeur énoncé se retrouve tout au long du programme d’actions proposé. Cependant l’architecture actuelle du texte ne rend pas forcément accessible la compréhension d’une articulation permanente entre les principes directeurs énoncés, les objectifs et les résultats attendus et le programme d’actions.

La difficulté de traduire ces principes directeurs est palpable. Par exemple, la notion de « projet d’implication », qui est l’une des composantes d’un projet territorialisé, ne peut à elle seule décrire les enjeux et la méthodologie implicitement contenue dans cette notion. N’y a-t-il pas alors nécessité d’étayer ce projet en explicitant les notions de projets situés62, et d’expériences situées.

Réintroduire la triade Citoyenneté / Culture / Territoire pourrait aider à mieux faire comprendre que la compétence située [c’est-à-dire ici la compétence de faire ensemble] ne peut se définir sans y inclure l’expérience et l’activité de la personne. La référence explicite à ce courant de pensée plutôt socioconstructiviste, qui me semble être sous-entendu dans ce projet, permettrait de repérer les compétences culturelles et citoyennes mises en œuvre par une personne [ou un groupe de personnes] en situation, dans un contexte déterminé, d’un ensemble diversifié, mais coordonné de ressources63.

C’est tout l’enjeu du projet proposé par Christophe Blandin Estournet. L’exploration de cette problématique faciliterait l’explicitation de la notion de participation en évitant l’utilisation de maîtres mots comme empowerment par exemple, concept qui devient peu à peu vague et faussement consensuel, qui assimile le pouvoir aux choix individuels et économiques, dépolitise le pouvoir collectif perçu comme harmonieux, et est instrumentalisé pour légitimer les politiques et les programmes top down existants64.

Le potentiel de changement proposé par ce projet pourrait trouver sa traduction dans une hypothèse de réflexion et d’action :

Plus les activités culturelles et artistiques seront proposées comme espace d’expériences intimes et collectives de symbolisation, plus l’appropriation et la participation au monde (y compris à la culture) sera alors possible pour les personnes, en tant qu’individus et citoyens65.

Autrement dit et pour insister sur l’enjeu que représentent aujourd’hui les projets culturels situés : lorsque la culture ne remplit plus sa mission anthropologique de donner du sens et d’inscrire dans l'histoire l'existence singulière autant que collective, qu'elle ne permet plus d'imaginer, il suffit d'une vague de désespérance sociale pour que les opinions les

62 INSTITUT DE COOPERATION POUR LA CULTURE, Agir politiquement faveur d'une culture humaniste à partir d'un principe de réalité, www.institut-culture.eu , Contribution #4, 2013. 63 Philippe JONNAERT, « Sur quels objets évaluer des compétences ? », in Bruno De Lièvre (éd.), Développer et évaluer des compétences dans l'enseignement supérieur : réflexions et pratiques, Revue Education et Formation, Mons : Université de Mons- Belgique, Décembre 2011. 64 CALVES Anne–Emmanuèle, « « Empowerment » généalogie d'un concept clé du discours contemporain sur le développement », Revue Tiers-Monde 2009/4 (N° 200) 65 SALZGEBER Didier, intervention lors du colloque européen La contribution de la culture à la lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale, organisé par le Ministère de la culture de Wallonie dans le cadre de la Présidence de l'Union Européenne, Bruxelles, octobre 2010.

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plus folles, la force la plus inhumaine, la folie la plus barbare viennent suppléer au manque de penser66.

Dans ce texte, seuls les éléments apportés par le directeur sont présentés. Quelles sont les attentes des partenaires publics ? Sur quels cadres de référence s’appuient-t-ils pour s’engager sur une durée de quatre ans ? Sur quels axes stratégiques repose la coopération entre les partenaires publics permettant de structurer la relation contractuelle avec le directeur de l’équipement culturel ?

Aller au-delà de la rhétorique administrative Si nous souhaitons que la puissance publique puisse prendre en compte ce type de projet processuel et situé, intégrant une part d’indétermination des résultats, alors un effort est à faire, en termes de méthode et de calendrier, pour le situer dans le contexte politique et administratif dans lequel il s’inscrit. Il n’est plus possible de reproduire à l’infini des procédures administratives, qui certes permettent de labelliser un équipement culturel et artistique et de le doter financièrement, mais qui présente le risque majeur de dénaturer les enjeux mêmes de l’action publique et de l’action des professionnels.

En fait il y a à la fois une confusion des registres entre objectifs, moyens et programmes d’action et également une confusion entre les projets en présence :

il y a le projet du directeur qui doit présenter au plan artistique et culturel les enjeux et la stratégie opérationnelle de mise en œuvre sur le territoire (c’est ce projet validé par la puissance publique qui a permis au directeur d’être recruté)

il y a le projet de coopération entre les partenaires publics qui ne peut se résumer à un accord ou un désaccord sur le projet de directeur. De plus, un projet de coopération ne peut pas être la simple addition des attentes de chacun ;

il y a enfin le projet de contrat entre le directeur et la puissance publique qui doit faire l’objet d’engagements réciproques sur un projet artistique et culturel ; et un investissement de plus de 10 millions d’euros qui sera réalisé sur la période de quatre ans.

Ce document tente de répondre aux exigences des trois types de projets sans pouvoir vraiment répondre aux exigences de chacun. En l’état il ne me semble pas pouvoir être utilisé par les acteurs en présence comme texte de référence, c’est-à-dire utilisable dans la durée dans les différentes phases d’ajustement, de négociation, d’évaluation et de décision que nécessitera la gouvernance de ce projet.

Une logique plus stratégique pourrait être introduite afin de clarifier les résultats attendus (ou inattendus) de cette coopération. Cela permettrait de formaliser, au-delà d’une justification par le label, les raisons pour lesquelles les collectivités publiques financent un tel projet. Les notions d’objectifs et de moyens ne me paraissent pas suffisantes pour expliciter les enjeux et les problématiques du projet proposé par le directeur. En prenant en compte le contexte de son implantation comme fondement même du projet, le directeur nous propose une perspective plus systémique dans la mise en œuvre de son

66 ADELHAUSER, GORI, SAURET, La folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude, Paris : Mille et une nuits, 2011.

Ce document tente de répondre aux exigences des trois types de projets sans pouvoir vraiment répondre aux exigences de chacun.

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projet, notamment par une articulation permanente des différentes facettes de son action (programmation, création, projet d’implication, relations avec les acteurs du territoire…).

L’absence d’un protocole stratégique de coopération entre les partenaires publics rend l’exercice particulièrement délicat pour le directeur. Il n’est pas surprenant alors que de très nombreuses incompréhensions interviennent dans l’élaboration de ce texte, qui, rappelons-le, est particulièrement riche en termes de contenu artistique et de perspectives politiques sociales et territoriales. La procédure administrative sous-jacente aux COM ne peut à elle seule rendre compte des attendus, d’une clarification des résultats au bout de quatre ans et du programme d’actions à entreprendre entre 2014 et 2018.

Une relative confusion des responsabilités Nous sommes en 2015, dans une période de recomposition des territoires et d’une réorganisation des centres de décision. Comment un contrat associant plusieurs partenaires publics peut-il ne pas tenir compte des repositionnements qui aujourd’hui s’opèrent entre d’une part les agglomérations et les villes ; d’autre part entre le bloc communal, l’instance régionale et l’État67 ? Dans ces conditions, le directeur arrivant dans un nouvel établissement ne peut à lui seul assumer une responsabilité de traduction de cette recomposition politique des territoires et de son projet dans une perspective stratégique et opérationnelle. Ce défaut d’explicitation des tenants et aboutissants de la coopération politique et du contrat entre la puissance publique et le directeur rend quasiment impossible de considérer ce COM comme un texte de référence.

Le COM perd sa portée politique et stratégique en étant réduit à une simple formalité administrative. C’est peut-être la raison pour laquelle le processus d’écriture et de signature du COM du Théâtre de l’Agora semble être en panne. Dans ces conditions, il n’est pas anormal qu’on se retrouve avec un projet qui peut être réduit à un dispositif d’action qui est orphelin d’un point de vue théorique68. Et au-delà, ce processus et ce texte deviennent alors nécessairement source de tensions entre les partenaires.

Plus globalement les procédures administratives sectorielles existant aujourd’hui rendent particulièrement difficile la territorialisation d’un projet. Comme l’indique le document proposé par Christophe Blandin Estournet, cette réalité sociale et économique du contexte pose le cadre et la limite de l’exercice d’un contrat d’objectifs et de moyens pour le Théâtre de l’Agora, […] dont la non prise en compte ne pourrait que gérer des malentendus et frustrations. Peut-être en sommes-nous arrivés là !

Il faudrait approfondir cette première exploration. L’architecture actuelle de ce contrat d’objectifs et de moyens semble, de mon point de vue, être un frein à la coopération politique. Elle est trop éloignée des cadres de référence des collectivités territoriales, de l’État et de l’Europe (et nous pourrions aussi parler des traités internationaux). En l’état,

67 Dans le cas qui nous intéresse ici, il faudrait peut-être également intégrer les problématiques métropolitaines avec la constitution de la métropole du Grand Paris. 68 Laurent DAVEZIES, La République et ses territoires : la circulation invisible des richesses, Paris : édition Seuil, 2008.

Le rapport bilatéral entre le directeur et chaque partenaire public prive le projet de contrat d’un débat politique, critique et contradictoire, entre les partenaires publics.

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il n’est pas possible que le directeur, tout en mettant en place un nouveau projet, puisse animer cet espace de négociation et de décision politique à lui seul. Il a déjà fort à faire en interne pour mobiliser l’ensemble de l’équipe sur ce nouveau projet supposant une mutation des compétences et de métiers. Il doit par ailleurs entrevoir une nouvelle organisation en phase avec les enjeux et capables d’animer au sein de l’équipe, par l’évaluation qu’il propose, une dynamique autoréflexive sur leurs propres expériences.

De plus, le rapport bilatéral entre le directeur et chaque partenaire public prive le projet de contrat d’un débat politique, critique et contradictoire, entre les partenaires publics. On observe plutôt une logique de prescription qui conduit chaque acteur public à compléter le premier projet proposé par le directeur. C’est pour cette raison, que ce texte risque de déboucher sur des demandes contradictoires plutôt que sur une mise en cohérence d’un projet politique, stratégique et opérationnel.

L’écriture d’un contrat n’est pas seulement un exercice tactique. Comme pour un projet européen, ce n’est pas seulement une rhétorique pour maintenir ou obtenir des moyens financiers : c’est l’occasion d’une meilleure compréhension des écarts entre le cadre et le projet, entre ce qui se situe dans le cadre, ce qui est hors cadre et ce qui est susceptible de produire un nouveau cadre.

Enfin, le texte n’aborde à aucun moment la question de la vie de l’association du Théâtre de l’Agora : tout se passe comme si l’association n’était pas concernée par ce contrat signé par l’un de ses salariés. Peut-être faudrait-il réinterroger ce que doit être un projet associatif d’un équipement culturel et artistique labellisé Scène nationale…

Le contrat d’objectifs et de moyens, dans son état actuel, n’est pas suffisamment réfléchi en lien avec les textes de référence qui aujourd’hui encadrent une action publique coopérative, notamment le Schéma de référence pour le développement culturel d’Évry Centre Essonne élaboré et validé il y a quelques années par la Communauté d’Agglomération69.

69 En mars 2014, un séminaire de l’Institut de Coopération pour la Culture a été consacré à ce document. Il est intéressant de noter que ce Schéma de référence pour le développement culturel avait pour principal objectif de doter l'agglomération d'une compétence culturelle qu'elle n'avait pas en 2009 (si certains équipements sont d'intérêt communautaire, les villes gardaient la compétence « culture »). L'élaboration de ce schéma a également été investie par la puissance publique comme un outil de dynamisation des équipements culturels existants issus d'une politique urbanistique forte : la ville nouvelle. In fine, la puissance publique souhaitait renouer des liens forts entre l'agglomération, les villes et les responsables d'équipements.

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Ramzi Adek, artiste peintre. Décembre 2012 ©Camille Millerand

Layla Metssitane, comédienne. Juin 2011. ©Camille Millerand

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« Nous avons laissé le système technicien et marchand penser et gouverner à notre place. Nous devons rétablir une démocratie […]. Face à des fascismes qui se prévalent de la religion et de la morale, nous devons cesser de concevoir la valeur sur l'étalon marchand et juridique. Nous devons […] impérativement relever le défi de la modernité en permettant, par la culture, l'information, l'éducation et le soin, de relier le passé, le présent et l'avenir. Non pas en retournant vers des entités traditionnelles ou des valeurs du passé, mais en misant, comme Albert Camus, sur l'éternelle confiance de l'homme dans le langage de l'humanité. » Roland GORI " La crise des valeurs favorise les théofascismes " Entretien Le Monde du 03/01/2016.

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Camille Millerand Photographe

Camille Millerand, 32 ans, s'est formé pendant trois ans au sein de l’agence Œil Public en tant qu'étalonneur numérique. Il devient photographe indépendant en 2007. Depuis, il collabore régulièrement avec la presse française (Le Monde, Marianne, Jeune Afrique, Télérama...) et développe ces projets personnels.

Lauréat en 2009 du premier prix Envie d’Agir dans la catégorie “Image”, il travaille pendant quatre ans sur La jeunesse et ses déboires entre l'Algérie, la Roumanie, la Côte d'Ivoire et l'Est de la France. À chaque voyage, il souhaite « raconter des histoires tirées de la vie réelle », saisir de la jeunesse les changements qui s'opèrent dans la société en photographiant leur vie quotidienne.

Depuis 2013, il contribue régulièrement au projet Le quotidien des capitales, lancé avec trois autres photographes (Joan Bardeletti, Baptiste de Ville d’Avray, Philippe Guionie) et Jeanne Mercier, rédactrice en chef d’Afriqueinvisu.org.

Parallèlement, il coréalise depuis 2010 avec deux autres photographes (Thierry Caron et Stéphane Doulé) un webdocumentaire intitulé Les Pieds dans la France.

EXPOSITIONS Octobre 2013 : Chroniques algériennes - Festival Les Photaumnales à Beauvais (14 septembre au 24 octobre 2013).

Mars 2013 : Jeunesse(s) – Centre culturel français de Gênes (Mars 2013).

2008 : Roumanie, une jeunesse partagée - Galerie du Bar Floréal dans le cadre des « coups de cœur » de l’A.N.I.

2007 : Bamako-Paris - Été Photographique de Lectoure.

Camille Millerand

Tel 06 81 94 47 23 Mail : [email protected]

www.camillemillerand.com www.lespiedsdanslafrance.fr www.quotidiendescapitales.com

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Pour adhérer L’Institut de Coopération pour la Culture, est association Loi 1901. Les cotisations sont consacrées à l’organisation des cinq séminaires annuels. Les membres ont accès à chaque séminaire qui fonctionne de manière indépendante. Vous pouvez donc participer à la mesure de vos disponibilités.

Le séminaire de clôture en novembre réunit tous les membres pour un bilan du cycle et la préparation du suivant.

Membre actif : 80 € Membre bienfaiteur : 100 €

Faire un don L’Institut de Coopération pour la Culture, association Loi 1901, a été reconnu Organisme d’intérêt général par la Direction générale des Finances publiques. À ce titre, il est habilité à recevoir des dons et à émettre des reçus des sommes versées déductibles des impôts conformément aux articles 200 et 238 bis du Code général des Impôts

Si vous souhaitez faire un don merci de prendre contact avec nous : [email protected]

Pour participer aux séminaires Les séminaires sont ouverts aux membres actifs et aux personnes intéressées par la démarche de l’Institut. Nous avons fixé à 15 le nombre maximum de participants à chaque séminaire.

Une participation aux frais de 20 € est demandée aux membres pour chaque rencontre (gratuit pour les membres actifs et bienfaiteurs). Pour une première participation, 10 € sont à ajouter pour l’adhésion à l’association en qualité de membre usager pour l’année en cours.

Rappelons que chaque membre a la possibilité de devenir « membre actif » après avoir participé au moins à trois séminaires.

Pour nous contacter Institut de Coopération pour la Culture 1 rue du Faubourg Saint-Phlin 54510 Art-sur-Meurthe - France Site : www. institut-culture.eu Mail : [email protected] - [email protected] Tel : (0033) 06.80.22.74.27

Les contributions de l’Institut Coopérer ou labelliser ? Telle est la question. Ou comment considérer un Contrat d’objectifs et de moyens comme un contrat d’engagements réciproques utiles aux enjeux du territoire ? Investir en urgence dans des modèles économiques de la création artistique plus coopératifs et solidaires Prendre enfin en compte l’hétérogénéité culturelle et l’historicité des territoires dans la définition des politiques publiques. Faire de l’action publique en faveur de la culture un levier de l’innovation sociale et politique Agir politiquement en faveur d’une culture humaniste à partir d’un principe de réalité Adoptons une position plus large sur la culture pour définir les futures politiques publiques. Oser d’autres possibles dans les politiques culturelles publiques ! Pour un pivotement stratégique des politiques culturelles publiques Les contributions sont disponibles sur www.institut-culture.eu

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Pour l’Institut, l’objectif est de démontrer la nécessité d'un investissement dans la culture, en dépassant les discours justificatifs s'appuyant sur quelques maîtres mots comme la compétitivité, l'attractivité et la cohésion sociale.

La question est alors posée : comment, à partir d'expériences concrètes, peut-on dégager des propositions de principes fondateurs d’une action publique en faveur d’une culture humaniste ? Au-delà d'une approche tactique de recherche de financements, de quelles manières entrevoir de nouvelles modalités de coopération et de nouvelles solidarités, y compris européennes ?

Après un premier Cycle en 2013 de séminaires consacrés à une plus grande prise en compte de toutes les dimensions de ce qui est culture et de ce qui fait culture, le second Cycle 2014-2015 de l’Institut de Coopération pour la Culture, objet de cette présente publication, a porté sur une exploration de thèmes autour de la diversité culturelle, des nouvelles modalités de coopération, de gouvernance, d’ingénierie et d'organisation.

À partir de novembre 2015, le Cycle III sera exclusivement consacré à la formalisation de propositions sous forme d'un texte de référence. À partir de l'ensemble des contributions de l’Institut, nous formaliserons des propositions en tant que fondements éthiques et politiques nécessaires pour une redéfinition de l'intervention publique en faveur des pratiques artistiques et culturelles.

Les cinq séminaires annuels font l’objet, non pas d’un compte-rendu, mais d’une contribution mise à disposition sur le site internet de l’Institut : www.institut-culture.eu

INSTITUT DE

COOPERATION

POUR LA

CULTURE

CYCLE II – 2014-2015