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11 janvier 2011 La vérité en mathématique Avertissement : on ne trouvera dans cet exposé aucune réponse aux questions que l'on peut se poser, simplement d'autres questions auxquelles on n'aurait peut-être pas pensé... I – Les fondements de la vérité mathématique I – 1 Les premières crises mathématiques Dès qu'il s'agit de mesurer une longueur par exemple, l'idée première est de la comparer avec une autre longueur, choisie arbitrairement en tant qu'unité, en général en référence avec une partie du corps humain (cf. unités ancien régime : un pied, un pouce, un empan, une coudée etc.). Si l'on tombe juste, le nombre entier constitue une mesure, sinon, dans la Grèce de Pythagore, on recherche une fraction entière si possible exacte, éventuellement approchée (cf. calculatrices aujourd'hui) Si on considère par exemple la diagonale d'un carré de longueur 1 ( dont nous notons la mesure 2 , évaluée à 21,414 ) Un paysan grec qui souhaite un ordre de grandeur approximatif (diagonale d'un champ) prendra 1+1/2 (pour vous 1,5) Un ébéniste ou un architecte qui a besoin d'un peu plus de précision prendra 1 + 5/12 (pour vous 1,417) Un mathématicien connait un procédé (algorithme) qui permet d'obtenir des approximations de plus en plus fines. mais nul ne parvient à obtenir une proportion exacte (dans le cas particulier de 2 ). Est-ce parce que la proportion n'existe pas , ou, bien qu'elle existe, nous sommes incapables de la découvrir ? A l'époque, l'opinion dominante, qui sera joliment exposée quelques années plus tard (vers - 400 ? ) par Platon dans l'allégorie de la caverne, est qu'un monde des Idées existe, indépendamment de notre intellect, que nous ne percevons qu'imparfaitement (c'est-à-dire la deuxième proposition de l'alternative précédente). La légende dit que le point de vue opposé (selon lequel certaines grandeurs n'étaient pas commensurables) valut à Hippase de Métaponte en – 460 d'être jeté à la mer par ses condisciples. Ce moment de la pensée grecque est appelé crise des irrationnelles. Le terme irrationnel (qui défie la raison / grec αλογοζ : dont on ne peut parler) est resté en français pour les nombres qui ne s'expriment pas sous la forme de fractions. Simultanément, sous l'impulsion de Zénon d'Elée et de ses paradoxes, nait une autre crise : celle de l'infini ( απειρον) : La flèche ne rattrapera jamais Achille car lorsqu'elle aura parcouru la distance qui les sépare, Achille aura fait un bout de chemin supplémentaire, ... Ces deux crises ont pour conséquence le fait que les Grecs vont désormais chercher - à distinguer ce dont l'existence ne peut être mise en cause de ce dont elle doit être prouvée - à justifier les moindres étapes de leurs raisonnements. I – 2 Les éléments d'Euclide C'est Euclide qui ira le plus loin dans cette démarche avec les 13 livres des Eléments (vers – 300). Chaque livre commence par une série de définitions, suit une série de postulats, puis un ensemble de propositions (pour la plupart résultats connus à l'époque mais qui n'avaient pas été rigoureusement prouvés) dont chacune est démontrée avec une grande clarté. Document : Quelques extraits du Livre 1 des éléments d'Euclide

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11 janvier 2011

La vérité en mathématique

Avertissement : on ne trouvera dans cet exposé aucune réponse aux questions que l'on peut se poser, simplement d'autres questions auxquelles on n'aurait peut-être pas pensé...

I – Les fondements de la vérité mathématique

I – 1 Les premières crises mathématiquesDès qu'il s'agit de mesurer une longueur par exemple, l'idée première est de la comparer avec une autre longueur, choisie arbitrairement en tant qu'unité, en général en référence avec une partie du corps humain (cf. unités ancien régime : un pied, un pouce, un empan, une coudée etc.).Si l'on tombe juste, le nombre entier constitue une mesure, sinon, dans la Grèce de Pythagore, on recherche une fraction entière si possible exacte, éventuellement approchée (cf. calculatrices aujourd'hui)Si on considère par exemple la diagonale d'un carré de longueur 1 (dont nous notons la mesure 2 , évaluée à 2≈1,414 )Un paysan grec qui souhaite un ordre de grandeur approximatif (diagonale d'un champ) prendra 1+1/2 (pour vous 1,5)Un ébéniste ou un architecte qui a besoin d'un peu plus de précision prendra 1 + 5/12 (pour vous 1,417)Un mathématicien connait un procédé (algorithme) qui permet d'obtenir des approximations de plus en plus fines.mais nul ne parvient à obtenir une proportion exacte (dans le cas particulier de 2 ).Est-ce parce que la proportion n'existe pas, ou, bien qu'elle existe, nous sommes incapables de la découvrir ?A l'époque, l'opinion dominante, qui sera joliment exposée quelques années plus tard (vers - 400 ? ) par Platon dans l'allégorie de la caverne, est qu'un monde des Idées existe, indépendamment de notre intellect, que nous ne percevons qu'imparfaitement (c'est-à-dire la deuxième proposition de l'alternative précédente). La légende dit que le point de vue opposé (selon lequel certaines grandeurs n'étaient pas commensurables) valut à Hippase de Métaponte en – 460 d'être jeté à la mer par ses condisciples. Ce moment de la pensée grecque est appelé crise des irrationnelles. Le terme irrationnel (qui défie la raison / grec αλογοζ : dont on ne peut parler) est resté en français pour les nombres qui ne s'expriment pas sous la forme de fractions.Simultanément, sous l'impulsion de Zénon d'Elée et de ses paradoxes, nait une autre crise : celle de l'infini (απειρον) : La flèche ne rattrapera jamais Achille car lorsqu'elle aura parcouru la distance qui les sépare, Achille aura fait un bout de chemin supplémentaire, ...Ces deux crises ont pour conséquence le fait que les Grecs vont désormais chercher

- à distinguer ce dont l'existence ne peut être mise en cause de ce dont elle doit être prouvée- à justifier les moindres étapes de leurs raisonnements.

I – 2 Les éléments d'EuclideC'est Euclide qui ira le plus loin dans cette démarche avec les 13 livres des Eléments (vers – 300). Chaque livre commence par une série de définitions, suit une série de postulats, puis un ensemble de propositions (pour la plupart résultats connus à l'époque mais qui n'avaient pas été rigoureusement prouvés) dont chacune est démontrée avec une grande clarté.Document : Quelques extraits du Livre 1 des éléments d'Euclide

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Quelques extraits du

Livre Premier

des Eléments

d'Euclide. Papyrus d'Oxyrhynque (vers l'an 100 de notre ère) – University of British Columbia

Texte "original" (traduction Peyrard 1819) Commentaires AM

DÉFINITIONS. 1. Le point est ce qui n'a aucune partie. 2. La ligne est une longueur sans largeur. 3. Les extrémités d'une ligne sont des points. 4. La ligne droite est celle qui est également placée entre ses points.[...]35. Enfin, les parallèles sont des droites qui, étant placées sur un même plan, et qui étant prolongées de part et d'autre à l'infini, ne se rencontrent nulle part.

Pas de préface ni d'avant-propos : chacun des 13 livres des éléments commence par une série de définitions (35 ici), suivra une série de postulats et une série de propositions, toutes rigoureusement démontrées.

DEMANDES 1. Conduire une droite d'un point quelconque à un point quelconque. 2. Prolonger continuellement, selon sa direction, une droite finie. [...]5. Si une droite, tombant sur deux droites, fait les angles intérieurs du même côté plus petits que deux droits, ces droites, prolongées à l'infini, se rencontreront du côté où les angles sont plus petits que deux droits. 6. Deux droites ne renferment point un espace.

NOTIONS COMMUNES OU AXIOMES. 1. Les quantités qui sont égales à une même quantité sont égales entre elles. 2. Si à des quantités égales on ajoute des quantités égales, les tous seront égaux. […]9. Le tout est plus grand que sa partie.

Nous disons aujourd'hui "POSTULATS" pour désigner ces énoncés qui doivent être admis sans démonstration.Les deux premiers s'expriment aujourd'hui par : "par deux points on peut tracer un segment de droite [D1] (unique est sous-entendu), que l'on peut prolonger indéfiniment [D2]"

Il y a en tout (dans le livre 1) 15 postulats, mais 9 d'entre eux sont qualifiés d'axiomes. Euclide entend par là qu'à la différence des 6 premiers, ils relèvent d'un sentiment d'évidence.Cette évidence, perçue à Alexandrie en – 300, n'est pas si claire de nos jours : par exemple, l'axiome 9 est contredit par l'idée que nous avons selon laquelle il y a exactement autant de nombres entiers pairs que de nombres entiers en général, puisqu'à chaque entier on peut associer son double.

PROPOSITION 47

THÉORÈME :

Dans les triangles rectangles, le carré décrit sur le côté opposé à l'angle droit est égal aux carrés construits sur les côtés qui comprennent l'angle droit.

48 propositions en tout, énoncées les unes à la suite des autres.L'avant-dernière (la reconnaissez-vous ?) figure de nos jours encore dans les programmes scolaires, avec peu ou prou la même démonstration.La figure ci-contre provient d'une édition de 1819, mais elle reproduit celle des plus anciens manuscrits.Le papyrus d'Oxyrhynque (illustration en haut de page) n'est pas d'époque non plus, mais c'est le plus ancien qui ait été découvert.

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Il y a chez Euclide– l'idée que certains énoncés devront être admis puisqu'une démonstration s'appuie nécessairement sur des énoncés antérieurs (voir aussi Descartes – discours de la méthode – 1637, soit 2000 ans plus tard)– une distinction entre . .

- les énoncés vrais parce qu'ils relèvent de l'évidence commune : les axiomes (référence à Descartes encore possible : "la Raison reconnaît immédiatement la vérité des idées claires et distinctes") - Les postulats qui ne relèvent pas de l'évidence commune ("demandes" dans les Eléments) sont admis en vertu de leur utilité : ils permettent de démontrer de nombreux résultats en accord avec l'observation du réel.- les énoncés qui doivent leur vérité au fait qu'ils ont été formellement prouvés (les propositions), mais qui peuvent parfois être paradoxaux (flocon de Von Koch par exemple).

Cependant, avant les éléments d'Euclide, le théorème de Pythagore était connu et utilisé : on avait en effet remarqué que les résultats qu'il donne étaient en adéquation avec l'observation de la réalité.

C'est ce critère de vérité qu'Euclide souhaite contourner : en démontrant le théorème de Pythagore (parmi tant d'autres), il ne découvre pas un énoncé nouveau mais en modifie le statut.

I – 3 Les géométries non-euclidiennes

Revenons au cinquième postulat du livre 1 des éléments d'Euclide :Si une droite, tombant sur deux droites, fait les angles intérieurs du même côté plus petits que deux droits, ces droites, prolongées à l'infini, se rencontreront du côté où les angles sont plus petits que deux droits.

Si l'on admet les 9 axiomes et les 4 postulats qui précèdent, on peut démontrer que cet énoncé est équivalent à ceux-ci :La somme des angles d'un triangle est égale à un angle plat (pour nous, 180°)[Euclide lui-même, proposition 32 du livre I]Si l'on trace deux perpendiculaires et une parallèle à un segment [AB], et qu'on appelle C et D leurs points d'intersection, les angles C et D seront droits (fig. 1). [Nasr Eddine Tusi (1201 – 1274)]par un point extérieur à une droite, on peut mener une parallèle et une seule à cette droite [John Playfair (1748 – 1819)]

Pendant des siècles, jusqu'au début du XVIIIème, les mathématiciens imaginent que l'on peut le déduire d'une démonstration. Or , s'ils parviennent aisément à démontrer que les angles C et D sont égaux, ils ne peuvent aller plus loin. Il n'y a pas d'incohérence logique à imaginer les angles C et D aigus (fig. 2) ou obtus (fig. 3)

Figure 1 (Euclide) Figure 2 (Lobatchevski) Figure 3 (Riemann)En 1834, Nikolaï Lobatchevski écrit : "La vérité n'est pas impliquée dans les notions antérieures, pour la démontrer, il faut recourir à des expériences, par exemple à des observations astronomiques". Il invoque donc un critère d'adéquation.Il y aurait là un retour en arrière difficilement acceptable par rapport à Euclide et à toutes les mathématiques faites depuis 2100 ans. Aussi Lobatchevski (1792 – 1856), dans son "Traité des parallèles", s'attachera à tirer toutes les conséquences possibles de la situation 2 (les angles C et D sont aigus), tandis que Bernhardt Riemann (1826 – 1866) traitera l'autre cas bien que celui-ci conduise à affirmer que les droites sont de longueur finie.

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Les autres formulations du postulat deviennent... pour Lobatchevski pour RiemannLa somme des angles d'un triangle est... toujours inférieure à 180° toujours supérieure à 180°Par un point extérieur à une droite, on mène... une infinité de parallèles pas de parallèles

Les deux nouvelles géométrie non-euclidiennes se sont avérées fécondes (notamment la géométrie "hyperbolique" de Lobatchevski), en ce qu'elles ont permis de démontrer de nombreux résultats vrais également en géométrie euclidienne et qui ont eu des applications en physique.Pour appréhender la géométrie "sphérique" de Riemann, imaginer deux villes situées exactement sur l'équateur (A et B), et à partir de chacune d'entre elles partir vers le Nord (donc en faisant un angle droit), jusqu'à la lattitude 45 (lieux C et D). Les droites (AB) et (CD) sont bien parallèles, mais la distance CD est inférieure à la distance AB, les angles C et D doivent être obtus (fig 3). Poursuivez jusqu'au pôle Nord N. NAB est un triangle dont la somme des angles est ...

II – Prouver ou convaincre

II – 1 Le théorème de Fermat-WilesEn 1641, Fermat résoud un problème posé par Diophante (IIIeme siècle) concernant la recherche de 3 entiers x, y et z tels que x ny n=z n . En fait , il n'existe pas de solution dès que n > 2.Plus précisément, Fermat a écrit en marge d'une traduction d'un traité de Diophante "J'ai trouvé une merveilleuse démonstration de cette proposition, mais la marge est trop étroite pour la contenir". On ne retrouvera pas dans ses manuscrits la démonstration en question, et, pendant trois siècles et demi, les mathématiciens vont échouer à démontrer ce résultat, certains le croiront même indécidable.Il faudra attendre 1995 pour que Wiles publie une preuve de ce théorème, de plusieurs milliers de pages, pour laquelle un effort collectif de mathématiciens a permis une relecture. Quelques petites erreurs ont été détectées et corrigées, sans qu'elles entachent la validité générale. S'il y en a d'autres, elles resteront,car aucun individu ne lira plus jamais ce travail.La preuve a ici un statut formel, et aucunement démonstratif. La vérité est fondée sur un argument d'autorité : Wiles et les quelques mathématiciens qui ont relu son travail (chacun une partie) sont assez compétents pour qu'il n'y ait pas à discuter.

II – 2 Le théorème des 4 couleursEn 1852, Francis Guthrie, cartographe anglais, remarque qu'il lui suffit de quatre couleurs pour colorier la carte (pourtant fort complexe) des cantons d'Angleterre, sans donner la même couleur à deux cantons ayant une frontière commune. Il demande à son frère mathématicien si cela est vrai de toutes les cartes.Le problème résiste pendant plus d'un siècle, jusqu'à ce que, en 1976, Appel et Haken parviennent à le réduire à l'étude de 1478 configurations différentes, puis écrivent un algorithme qui permet à un ordinateur d'effectuer les calculs (en 1200 heures au total). Aucun humain bien sûr ne pourrait vivre assez longtemps pour effectuer ce travail.Le fait que le "théorème" des 4 couleurs soit vrai ne fait absolument pas débat chez les mathématiciens : parce qu'il est en adéquation avec ce que l'on a observé (aucune carte où 5 couleurs seraient nécessaires n'est encore apparue), et surtout parce que l'on admet qu'un ordinateur ne saurait se tromper. Ce qui pose problème, c'est le statut de sa vérité (en vertu de quoi cet énoncé doit-il être tenu pour vrai ?).Dans les deux cas exposés ici, la preuve du théorème ne convainc directement personne. Aussi certains épistémologues font la différence entre la preuve qui a un statut purement formel et la démonstration qui doit convaincre (montrer).

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II – 3 la pie et Thésée (problème de Monty Hall)Thésée prisonnier est face à trois portes, l'une menant à la liberté et les deux autres à la mort. Il se dirige (au hasard) vers l'une d'entre elles – porte A – et s'apprête à l'ouvrir lorsqu'une pie se pose sur une autre porte – porte B – et dit à Thésée : "Cette porte sur laquelle je suis posée t'aurait conduit à la mort". Que doit faire Thésée ? On admettra que la pie ne ment jamais.Deux raisonnements sont possibles :

- Thésée considère que sa probabilité de survie qu'il évaluait initialement à 1 chance sur 3 vient de passer à une chance sur 2. L'information de la pie est de nature à le rassurer mais n'influe pas sur le choix qu'il a fait. Il ouvre la porte A.- Thésée considère que la porte A lui donne toujours 1 chance sur 3 de survie, comme la pie "interdit" la porte B, il reste 2 chances sur 3 pour que la porte C soit celle de la liberté. Il refait donc son choix.

Des débats houleux et pas toujours courtois ont déchiré la communauté mathématique (professionnels et amateurs) quand le problème leur a été soumis à la fin du XXème siècle. La solution leur paraissait tellement évidente que la plupart refusaient tant les démonstrations que leur proposait le parti opposé que les vérifications par simulation informatique. Et une légère majorité des professionnels défendaient mordicus la mauvaise réponse. A quoi cela servirait-il que je vous donne la solution ? La moitié au moins d'entre vous refuserait de la croire. Essayez de vous convaincre vous-même (arbre de choix ou simulation informatique sur tableur)...

III – Les limites de la dialectique Vrai-Faux

III – 1 : L'indécidabilité

L'histoire des mathématiques alterne des périodes d'expansion (durant lesquelles les mathématiciens agrandissent le champ de leurs recherches en faisant parfois passer au second plan la rigueur des démonstrations) et des périodes de consolidation. C'est ainsi qu'Euclide succède à Pythagore.A l'encyclopédisme (période de consolidation) du Siècle des Lumières ("l’inventaire précède et conditionne l’invention" ) succède après la Révolution de 1789 une période de foisonnement de la recherche (par exemple : géométries non-euclidiennes...), recherche fortement encouragée par les Etats occidentaux (en France : création des académies, des grandes écoles...). A la fin du siècle, on cherche à unifier les différentes branches des mathématiques qui se sont développées ; en vue de structurer l'entièreté du champ mathématique, Cantor crée en 1883 la théorie des ensembles [un ensemble étant "une collection d'objets définis et distinguables de notre intuition ou de notre pensée" ] .En 1901, en exhibant un paradoxe construit sur le modèle du paradoxe du barbier, Russell montre que la définition intuitive que Cantor avait donné au mot ensemble ne garantit pas une rigueur suffisante.

Le paradoxe du barbier Dans un village, le barbier rase tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes. Le barbier se rase-t-il lui-même ?Si oui, alors ce n'est pas le barbier qui le rase,et si non, alors c'est le barbier qui s'en charge.

Le paradoxe de RussellOn considère l'ensemble des ensembles qui ne s'appartiennent pas à eux-mêmes.Cet ensemble s'appartient-il à lui-même ?Quelle que soit la supposition que l'on fait au départ, on parvient à la conclusion contraire...

La théorie des ensembles de Cantor a besoin d'être axiomatisée en vue d'éliminer les "classes paradoxales" (parallèle avec la démarche d'Euclide). En travaillant à cette axiomatisation, Zermelo formule pour la première fois en 1904 l'axiome de choix.

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L'axiome de choix Etant donné un ensemble d'ensembles non vides,il existe une fonction qui permet de choisir un élément dans chacun des ensembles.

Glose : Dans un supermarché, avec une liste de courses à faire, je peux décider, pour chaque produit, d'acheter la marque la moins chère (ou le plus bel emballage, ou le meilleur bilan carbone, etc.). Mais s'il y a un nombre infini de produits sur ma liste, un nombre infini de marques par produit, et si les prix ne sont pas des nombres entiers d'euros ou de centimes, rien n'indique que je puisse procéder ainsi. L'axiome de choix exprime qu'une stratégie de choix est possible, sans autre précision.

Intuitivement, cet énoncé n'a rien de choquant, à tel point qu'il était souvent utilisé dans les démonstrations de manière implicite. Mais dès lors qu'il est explicité, à l'instar du cinquième postulat d'Euclide, il va exciter la curiosité des mathématiciens qui vont essayer de le démontrer à partir des 6 autres axiomes de Zermelo.Mais en 1938, Kurt Gödel démontre qu'il n'introduit pas de contradiction dans la théorie ("s'il existe un univers dans lequel les six autres axiomes sont vrais, alors il existe un autre univers – une partie du premier – dans lequel l'axiome de choix est aussi vrai"), et en 1963 Paul Cohen montre son indépendance par rapport à d'autres énoncés de la théorie (sa négation non plus n'introduit de contradiction).On est donc certain que, avec le jeu d'axiomes qui fonde la mathématique actuelle, on peut tout aussi bien admettre sa vérité que sa fausseté. C'est un énoncé indécidable.Mais cela ne répond pas à la question de savoir si cet énoncé est vrai ou faux...Autres énoncés dont l'indécidabilité a été prouvée : « Aucun ensemble ne se contient lui-même » (Axiome de Fondation) ou « Il n'existe pas d'ensemble ayant strictement plus d'éléments que l'ensemble des entiers naturels et strictement moins que l'ensemble des réels »(Hypothèse du Continu).

III – 2 Question de l'existence des objets mathématiques (ontologie)

Avec la crise des irrationnelles au Vème siècle avant notre ère, on croise déjà une question ontologique : 2 existe-t-il indépendamment de notre pensée ou est-ce une création de l'esprit ? Les tenants des deux positions sont appelés réalistes et formalistes (ou nominalistes).Mais rien ne s'oppose à ce qu'ils travaillent ensemble à l'avancement des mathématiques : ce que les premiers croiront découvrir, les seconds croiront le créer, il s'agira cependant pour eux du même objet.Avec l'irruption de l'axiome de choix se crée une nouvelle ligne de fracture.Considérons l'objet (constitué à partir d'une classe infinie d'ensembles non vides par le choix d'un élément et d'un seul dans chacun) que l'on obtiendrait avec la fonction (stratégie) de choix dont l'axiome du même nom assure l'existence. Pour filer la métaphore du supermarché, parlons de ce que je rapporterais dans mon panier à provisions... alors que la stratégie de choix ne m'a pas été précisée.Grâce à quels critères peut-on être assuré de l'existence d'un être mathématique ? Suffit-il que son existence soit non contradictoire ou bien faut-il exhiber une méthode permettant de le construire à partir d'un matériau déjà disponible ?

Réalisme Formalisme les objets existent indépendamment de notre connaissance(par exemple chez Platon)

les objets mathématiques sont pures créations de l'esprit humain : un objet existe dès lors qu'il existe une démonstration prouvant son existence.

Constructivisme "démonstration prouvant son existence"

est interprété comme"construction effective de l'objet en question"

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Le monde constructiviste est donc moins peuplé que le monde réaliste/formaliste, mais ses créatures sont mieux connues.Les sciences physiques, consommatrices d'applications des mathématiques, préfèrent naturellement un univers mathématique riche, qui leur permet d'avancer. Ce qui explique que les constructivistes ont été largement minoritaires au cours du XXeme siècle. Mais pour un informaticien, on ne peut travailler sur un objet que si celui-ci a été effectivement réalisé par un algorithme, d'où un regain depuis quelques années pour certaines approches constructivistes.

III – 3 Question du champ d'investigation

Au début du XVII siècle, avec le développement de la navigation marchande naissent les compagnies d'assurances et le calcul des probabilités. C'est en 1654 que sera résolu par Pascal et Fermat (indépendamment l'un de l'autre) un problème ancien, dit problème des partis. Mentionné dans un ouvrage de 1523,

Deux joueurs jouent à un jeu de pur hasard (par exemple Pile ou Face), le premier qui gagne un certain nombre de parties (par exemple 3) empochant la mise ; s'ils doivent quitter le jeu avant sa fin normale, comment se la partageront-ils ?

C'est évidemment un problème de mathématique (aujourd'hui niveau Terminale S). Voici cependant comment Nicolo Tartaglia (un des plus grands mathématiciens du XVIeme siècle) le perçoit en 1556 : " la résolution de telle question est davantage d'ordre judiciaire que rationnel, et de quelque manière que l'on veuille la résoudre, on y trouvera sujet à litiges ". Il n'y a donc pas non plus de critère pour déterminer si un problème relève des mathématiques ou non. En 1934, alors qu'on lui demandait de définir la géométrie (mais la question est la même pour les mathématiques), le mathématicien néerlandais Van Schouten donna la réponse suivante : "On appelle géométrie une branche de la mathématique qu'un nombre suffisant de gens compétents s'accordent à appeler de ce nom pour des raisons de sentiment et de tradition ."

Notes : – Des raisons de temps ont fait que le 11 janvier, je n'ai pas abordé la problématique ontologique présentée ici dans

le paragraphe III-2. Pour le reste, ce compte-rendu reprend plus ou moins mes propos, le mauvais esprit qui me caractérise ayant disparu lors du passage à l'écrit.

– J'aurais aussi pu d'autres arguments contre l'intuitionnisme, par exemple à partir de certaines fractales comme le flocon de Von Koch (surface d'aire finie ayant un périmètre infini vue en Première L en 2009-10 ou en Terminale S en 2010-11)

– Conseils de lecture au CDI : - au CDI : Logicomix (la crise des fondements 1880 – 1940 en bande dessinée)- toujours au CDI,mais plus compliqué : article de Jean-Toussaint Desanti dans l'encyclopédie Universalis- en accès libre internet, de nombreux textes originaux sur www.gallica.fr (le site de la BNF)

– pour retrouver une version des Eléments d'Euclide (en l'absence du texte original, sans doute disparu dans l'incendie de la Grande Bibliothèque d'Alexandrie en 47 avant notre ère), je conseille la version bilingue grec/anglais de Richard Fitzpatrick (université d'Austin Texas) plus fidèle que les traductions françaises existantes. Il s'agit d'une traduction en anglais du texte allemand établi par Heiberg en 1885. ... bon courage !

– Un conseil : Ne jamais oublier que chaque science (ou presque !) a son épistémologie propre. L'épistémologie mathématique n'est pas l'épistémologie de la Physique ou de l'Histoire. Mais la question centrale (Quels énoncés doit-on tenir pour vrais et pour quelles raisons ?) est peu ou prou la même.