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INTRODUCTION À LA PENSÉE DE HEIDEGGER

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JEAN WAHL

Introduction à la pensée de Heidegger

Cours donnés en Sorbonne

LE LIVRE DE POCHE

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© Librairie Générale Française, 1998.

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AVANT-PROPOS

Le cours de Jean Wahl que nous publions présente une double originalité. D'abord, il constitue l'une des pre- mières introductions à la philosophie de Heidegger et l'un des premiers cours professés dans une université française sur cet auteur1, puisqu'il a été prononcé en Sorbonne entre janvier et juin 1946 dans le contexte de l'immédiate après-guerre. Ensuite, ce cours de Jean Wahl glose d'assez près un cours que Heidegger avait lui-même donné à Fribourg pendant le semestre d'hiver 1928-1929.

On pourra s'étonnner que Jean Wahl ait choisi pour fil conducteur de son propre cours les notes d'un autre cours, qui plus est, alors encore inédites, étant donné qu'en 1946, l'œuvre publiée de Heidegger pouvait donner une matière suffisante pour un cours d'initiation. S'il est vrai qu'en Allemagne la notoriété de Heidegger a d'abord été celle d'un professeur et que ses cours jouèrent dans les années 1920 un rôle important dans la formation de nom- breux philosophes (Herbert Marcuse, Hans-Georg Gada- mer, Karl Löwith, Hannah Arendt, etc.), n'aurait-il pas semblé plus naturel de présenter la pensée de Martin Hei- degger en prenant pour fil conducteur une lecture de Être et Temps, 2 son ouvrage fondamental, paru en 1927, ou même Kant et le problème de la métaphysique dont la

1. Outre un certain nombre de textes ou d'articles publiés notam- ment par Jean Wahl lui-même (voir bibliographie en annexe), on peut retenir, parmi les premières contributions à la diffusion de la pensée de Heidegger dans le domaine français, le livre d'Alphonse de Waelhens, paru en 1942, La Philosophie de Martin Heidegger, Publications uni- versitaires de Louvain, 1942.

2. C'est le parti choisi par A. de Waelhens, op. cit.

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première édition date de 1929. Ces textes présentaient la commodité d'être édités en allemand et, même pour Être et Temps, celle d'avoir été l'objet d'un début de traduc- tion, certes très partielle, en 1938 par Henri Corbin. Tel n'a pas alors été le choix de Jean Wahl dont le but était sans doute moins de faire un cours sur la pensée de Hei- degger que de suivre pas à pas, parfois en la critiquant, la réflexion vivante de ce dernier. Un cours de Heidegger, même inédit, devait paraître plus à même de jouer ce rôle : on y voit la parole vivante du penseur s'y manifester de manière plus fluide que dans un traité comme Être et Temps, dont il a maintes fois remanié le détail avant de se décider à le publier. Ajoutons que le choix de la forme du cours plutôt que de celle du traité, d'un texte inédit plutôt que d'une œuvre publiée, correspond au fond au style même de la pensée et de l'enseignement de Jean Wahl. Au vu de ses écrits publiés ainsi qu'au témoignage de ses étudiants, celui-ci procédait davantage par petites touches que par d'amples fresques dogmatiques où l'ac- cent est parfois lourdement mis sur l'érudition. En cela, il n'est pas sûr qu'il ne se conformât pas, plus que d'autres, au souhait souvent exprimé par Heidegger lui- même de ne pas faire de l'activité philosophique une affaire de spécialistes dont la tâche principale serait de chercher la vérité d'une pensée, non pas en elle-même, mais dans ses sources. D'ailleurs, on peut rappeler qu'au- jourd'hui la plus grande partie de l'œuvre publiée de Hei- degger consiste en l'édition des cours qui ont jalonné sa carrière universitaire. Enfin, l'un des premiers textes de Heidegger traduit en français est Vom Wesen des Grun- des 1 ; or la deuxième partie du cours de 1928-1929 constitue en quelque sorte la version longue et beaucoup plus explicite de cet essai de 1929. Il est probable que

1. La traduction de A. Bessey avait paru dans la revue Recherches philosophiques, tome I, Boivin & Cie éditeurs, Paris 1931-1932, sous le titre : De la nature de la cause. Henri Corbin en a proposé une seconde traduction en 1938 sous le titre Ce qui fait l'être-essentiel d'un fondement ou « raison » dans Qu 'est-ce que la métaphysique ? Dans l'avant-propos de son livre sur Heidegger (op. cit., p. VII), Alphonse de Waelhens confirme d'ailleurs cet intérêt pour l'essai qu'il qualifie « du plus remarquable [des] écrits » de Heidegger.

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l'intérêt particulier accordé en France à cet essai a contri- bué à déterminer Jean Wahl à parler d'un cours qui en est pour ainsi dire la matrice

Le cours de Jean Wahl est donc la transcription commentée, parfois critique et au total assez fidèle d'un des cours qui circulèrent dès les années 1930 sous la forme de notes d'étudiants 2 et qui contribuèrent à la dif- fusion de la pensée de Heidegger. Toutefois, le cours que suit Jean Wahl n'est disponible dans une édition alle- mande que depuis 1996. Il constitue le tome 27 de la Gesamtausgabe et il porte le titre Einleitung in die Philo- sophie (Introduction à la philosophie). Il ne pouvait être question dans le cadre de cette brève introduction de pro- céder à une comparaison attentive entre les deux cours, et cela d'autant plus qu'il n'a pas été possible de consulter la version que Jean Wahl a eue entre les mains. On se reportera donc au travail des éditeurs allemands, feu Otto Saame et Mme Ina Saame-Speidel, qui ont consulté pour leur édition non seulement la version manuscrite de Hei- degger, mais aussi les notes prises par différents étu- diants. Cette édition offre désormais à ceux qui le désirent ce qu'on peut considérer comme la version définitive du cours de Heidegger. Il nous a cependant paru utile de jalonner notre édition du cours de Jean Wahl, de notes renvoyant aux passages précis du cours de Heidegger et d'indiquer, pour les notions les plus importantes ou pour les formulations les plus surprenantes, les termes alle- mands dont Jean Wahl cherche à donner l'équivalent

1. Cf. l 'avant-propos à la troisième édition de Vom Wesen des Grundes (1949, Wegmarken, GA, p. 123) où Heidegger rappelle que l 'essai De l 'essence du fondement et que la Leçon inaugurale de 1929 : Qu 'est-ce que la métaphysique ? sont contemporains dans leur concep- tion et remontent à la période du cours de 1928-1929, l 'essai « nom- mant la différence ontologique », la conférence « méditant le rien ».

2. Walter Biemel cite d 'ai l leurs ce cours dans son livre de 1951

intitulé Le Concept de monde chez Heidegger , Louvain-Nauwelaerts . Si l ' on se fie au témoignage de Frédéric de Towarnicki dans À la rencontre de Heidegger , « Arcades », Gallimard, p. 251 ; Alexandre Koyré aurait apporté une copie du cours de Heidegger en France dès 1929. Enfin, Jean Wahl lui-même fait allusion à ce cours dans sa Peti te

histoire de « l 'existential isme », éditions Club maintenant, 1947, p. 34.

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français. Le lecteur germaniste et un peu familiarisé avec le lexique heideggérien pourra ainsi apprécier les efforts que fait Jean Wahl pour éclairer une pensée dont la diffi- culté tient en partie à l'originalité du vocabulaire dans lequel elle s'exprime.

Le contenu même du cours commenté par Jean Wahl ne surprendra guère celui qui s'intéresse à l'évolution de la pensée de Heidegger entre Être et Temps et les publica- tions de 1929 : la conférence Qu 'est-ce que la Métaphysi- que ?, l'essai De l'essence du fondement et le livre Kant et le problème de la métaphysique. Il y est question de l'essence de la philosophie, de ce qui la distingue de la science (première section) et des « visions-du-monde » — Weltanschauungen — (deuxième section) ; Heidegger avait projeté 1 une troisième section, sur les rapports entre la philosophie et l'histoire, qui n'a pas été menée à terme. Cette problématique le conduit à exposer de nouveau sa conception originale de l'essence de la vérité comme ouverture à l'être du Dasein et de ses structures fonda- mentales. On y lira, ce qui est un mode de présentation inhabituel chez Heidegger, « douze thèses » sur sa conception de la vérité2. Le lecteur trouvera ainsi des éclaircissements sur la distinction entre ce que Jean Wahl nomme « les deux modes de découverture 3 », le mode qui caractérise essentiellement le Dasein — que Heidegger appelle l'Erschlossenheit (« ouverture ») — et le mode qui caractérise les choses découvertes, auquel Heidegger réserve le terme de Entdecktheit et que Jean Wahl rend par « trouvaille ». Avec le résumé qu'en donne le cours de Wahl4, il pourra compléter sa connaissance de l'inter- prétation proposée par Heidegger de la Critique de la rai- son pure de Kant. L'analyse du problème du monde avait, en effet, conduit Heidegger à analyser longuement dans son cours de 1928-1929 la signification du concept de

1. Heidegger, Einleitung in die Philosophie, GA 27, § 4, p. 9 sqq. 2. Cf. infra Leçons VII à XI, pp. 78 à 129. 3. « Découverture » traduit Unverborgenheit. 4. Cf. infra p. 37 sqq.

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monde chez Kant1. Puis, sans doute est-ce la partie la plus originale, la réflexion de Heidegger s'oriente sur une méditation sur le monde comme « jeu de la vie » (Welt als » Spiel des Lebens «) et sur une analyse concrète de la transcendance du Dasein, éclairant bien des difficultés de Vom Wesen des Grundes.

La tendance de Heidegger à prendre à rebours toutes les habitudes de pensée peut surprendre et on aura beau jeu aujourd'hui de remarquer çà et là des flottements ou des confusions dans la lecture de Jean Wahl, mais, le plus souvent, ceux-ci résultent de ses efforts pour illustrer certains points de la doctrine ou de la démarche de Hei- degger en les rapprochant de ceux d'autres penseurs (Bergson et Kierkegaard le plus souvent) dont l'œuvre était plus familière à son auditoire de Sorbonne. Jean Wahl procède néanmoins toujours avec la prudence et la modestie de quelqu'un qui ne cherche pas à faire croire qu'il en comprend plus qu'il ne veut bien le dire, ce qui ne l'empêche pas pour autant de critiquer ce qui lui paraît intenable.

Le prix de ce témoignage de la réception de Heidegger tient aussi à l'honnêteté du professeur que fut Jean Wahl : il ne se servait pas de la pensée d'un autre pour se mettre artificiellement en valeur.

Cette édition a été entreprise à l'initiative de Dominique- Antoine Grisoni et d'Olivier Corpet. Le texte qu'on va lire a été établi à partir d'une version dactylographiée des notes prises par un auditeur2, remise par la famille de Jean Wahl à l'I.M.E.C. dans le cadre du legs du fonds Jean Wahl à cette institution. Une partie de ce cours (Leçons I à IX) a été relue, révisée et corrigée de la main même de Jean Wahl. Nous nous sommes efforcé d'intégrer à notre texte ces annotations et ces corrections dans la mesure où elles étaient lisibles. Les titres

1. Le § 34 du cours de Heidegger, entièrement consacré à l'analyse du concept de monde chez Kant, comporte plus de 50 pages (GA 27, pp. 248-304).

2. Kostas Axelos qui a assisté à ces cours peu après son arrivée en France nous a signalé qu'à son souvenir Jean Wahl ne lisait pas un cours écrit à l'avance et qu'il ne consultait que très occasionnellement les quelques notes qu'il avait avec lui.

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des Leçons et, à quelques exceptions près signalées ad loc., les notes en bas de page sont de notre fait. On trouvera passim dans ces notes des traductions de certaines formules du cours de Heidegger. Par souci de clarté et de cohérence, je me suis efforcé dans lesdites traductions de reprendre les choix termino- logiques proposés par Jean Wahl. On évitera ainsi d'accroître la confusion engendrée par la superposition dans l'œuvre tra- duite de Heidegger des « décisions » lexicales de traducteurs dont la tâche est souvent ardue. Ces ajouts n'ont d'autre but que de favoriser la compréhension du texte et d'inviter le lecteur à se reporter au tome 27 de la GA en attendant qu'une traduction de ce cours soit disponible. Enfin, quitte à laisser quelques répé- titions, on s'est astreint à respecter le style oral de ce cours et les usages de la langue correspondant à la date de ces Leçons (1946). Ainsi a-t-on, par exemple, maintenu l'ancienne ortho- graphe du nom propre « Leibnitz ». Par ailleurs, ces Leçons n'avaient pas de titre : ceux que nous leur donnons sont de notre fait.

Delphine Brès et Jean-Claude Mourry-Pailler nous ont assisté dans la réalisation de ce travail ; qu'ils en soient ici chaleureu- sement remerciés.

Jean Montenot Yvetot, le 15 décembre 1997.

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PREMIÈRE PARTIE

P H I L O S O P H I E ET S C I E N C E

LEÇON I

[La c r i se d e la s c i e n c e et la p h i l o s o p h i e 1 ]

[Le cours professé par Jean Wahl suit la progression de celui de Heidegger (cf. l'Avant-propos ci-dessus). Pour en situer le propos, il est donc utile de rappeler que le cours de Heidegger débute par une réflexion générale sur l'enracinement de la phi- losophie dans l'être de l'homme (“Menschsein heißt schon phi- losophieren”, GA, Band 27, Introduction p. 3, affirmation justifiée par la suite p. 22 et reprise passim dans le cours)2. Ensuite (§ 4), Heidegger s'attache à présenter le fil conducteur de son cours : traiter de la question de la spécificité de la philo- sophie d'abord relativement aux sciences (tâche dont s'acquitte la première section du cours jusqu'à la page 227), puis relative- ment à ce que les Allemands appellent des “visions-du-monde” ( Weltanschauungen) (deuxième section du cours), enfin par rapport à l'histoire (troisième section, cette partie du pro- gramme ne sera pas accomplie par Heidegger). Comme sou- vent, dans ses cours, Heidegger commence celui du semestre d'hiver 1928-1929 par une interrogation préliminaire sur l'es- sence de la philosophie et par une discussion de la thèse soute- nue : “La philosophie n'est pas une science" (op. cit., p. 14 sqq.). C'est dans ce contexte que Heidegger s'interroge sur la

1. Les notes des séances précédentes n'ont pas été retrouvées. 2. Cf. M. Heidegger, Correspondance avec Elisabeth Blochmann,

Gallimard, 1996, p. 231.

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distinction entre la conception antique et la conception moderne de la philosophie et discute le sens du mot grec “philosophia”.]

Heidegger s'était d'abord demandé ce qu'était la philo- sophie, et il était arrivé à dire qu'elle a à être avant tout une relation confiante, libre et originale avec les choses dans leur ensemble. Comparant le mot à d'autres termes désignant les sciences, il avait dit que le mot “philein " a dans le mot "philosophie" un sens différent de celui qu'il a, par exemple, dans celui de “philologie”. Celle-ci est l'étude du logos, et le mot “philein " y signifie une sorte d'étude qui s'attache au “logos”, qui a de l'attachement pour le logos. Tandis que dans le mot philosophie, le mot “philein” indique au contraire l'objet de la relation. La philosophie est la sagesse de ce “philein ", c'est-à-dire de cette parenté avec les choses1.

Heidegger avait ensuite dit que la philosophie ainsi définie doit être distinguée d'avec la science. C'est alors la question de la science qui se pose. Qu'est-ce que la science ? Pour savoir ce qu'elle est, le mieux est d'étudier la crise actuelle de la science2. Car il y a de nos jours une triple crise de la science et, d'après Heidegger, cette triple crise n'est pas quelque chose d'accidentel, car toute science, depuis le début de l'humanité, est en état de crise.

On parle aujourd'hui d'une crise de la science, mais on essaie généralement plus ou moins d'écarter la pensée de cette crise. Nous allons faire le contraire ; nous allons partir de ce sentiment de la crise pour savoir ce qu'est la science. C'est l'explication de la crise d'aujourd'hui qui nous éclairera sur la nature de la science.

Nous allons examiner d'abord les deux premiers aspects de la crise. Le premier porte sur le rapport de l'individu et de la science. Parce que la science s'est spécialisée, l'indi- vidu a devant lui un amas de sciences particulières, et a perdu le sentiment de la relation de la science à un idéal de culture. Le second aspect, très proche du premier, concerne

1. Cf. Heidegger, Einleitung in die Philosophie, GA 27, § 7, p. 25. 2. Op. cit., § 7, p. 26 sqq.

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I. La crise de la science et la philosophie 15

la place de la science dans la réalité sociale historique. On a perdu le sens d'un idéal de culture, avons-nous dit ; les idées religieuses n'ont plus dans l'ensemble la même influence qu'autrefois. Les sciences particulières, elles- mêmes, sont sujettes à discussion. Tout cela a pour résultat qu'on se demande quelle est la fin de la culture et de la science. Et on remédie à ce malaise par une vulgarisation de la science. On ne parle que des résultats de la science ; et par là, on ne voit que les résultats transmissibles. Il y a une détérioration interne de la science, car la science n'est pas un amas de résultats. Elle consiste dans une appropria- tion originale des spéculations de l'esprit. Sans doute, la science doit être pratique, mais ses conséquences pratiques ne sont pas quelque chose de séparé d'elle. La science est en elle-même pratique. De même que la médecine est un mode de vie du médecin et n'est pas séparée de ce mode de vie, la science est toujours mode de vie (on aperçoit ici l'aspect existentialiste de la philosophie de Heidegger). Donc, la science est pratique dans son essence. En ce sens, nous aurons à nous demander si l'idée que la science est purement théorique, idée qui a dominé jusqu'ici, est tout à fait fondée.

On voit dans quel sens ces vues sur la science peuvent se rattacher au pragmatisme. Mais ce n'est pas du prag- matisme, car le lien entre la compréhension et l'activité est quelque chose de plus interne que le pur pragmatisme. On pourrait d'autre part relier ceci aux réflexions de ceux qui font une distinction entre le savant et le technicien. Au cours d'une récente discussion à propos de la bombe atomique, quelques-uns ont proposé de laisser pleine liberté aux savants, mais de limiter la liberté des techni- ciens. Cependant, l'invention même de la bombe ato- mique a montré que cette distinction n'est pas tenable. Il ne semble donc pas possible de réserver la liberté aux savants et de l'interdire aux techniciens. Les savants d'au- jourd'hui, et pour les régions les plus avancées et les plus hautes de la science, sont aussi des techniciens.

Heidegger continue1 : la réflexion sur les deux crises

1. Dans ce passage, Jean Wahl résume assez librement le cours de Heidegger.

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de la science nous conduit à penser que c'est probable- ment une erreur de dire qu'il y a d'une part la science, d'autre part l'individu (ceci à propos de la première crise), et que c'est une deuxième erreur de dire qu'il y a d'un côté la science et d'autre part la culture ou encore la science et d'autre part ses applications. Il n'y a pas d'abord la science et puis, à côté, l'individu ou les appli- cations de la science ; ce rapport est beaucoup plus interne. On peut dire que c'est là un mode de pensée hégélien. Chaque fois que l'on dit : il y a cette chose et une chose qui vient en plus, on se trompe probablement, car il y a un lien plus interne que ces formules ne permet- tent de l'apercevoir.

Il faut donc trouver une conception de la science qui montre dans la science elle-même son rapport avec l'indi- vidu et avec les applications.

La troisième crise porte sur l'édifice même de la scien- ce 1 ; c'est la crise des principes. Elle est très visible en mathématiques, depuis la découverte de la géométrie non- euclidienne, et tout particulièrement parce que c'est la science en laquelle l'humanité avait mis le plus de confiance. Mais la même crise existe dans toutes les sciences, et ceci non pas seulement aujourd'hui, mais depuis qu'il y a science. Remarquons aussi que plus il y a crise dans une science, plus cette science fait par là même preuve de vitalité. La crise des principes et le caractère d'extrême vitalité des questions sont liés l'une à l'autre. S'il y a une crise de la biologie, c'est le signe que la biologie progresse. Et non seulement il y a dans la crise un signe de l'avancement, mais la crise et l'avance- ment de la science sont la même chose. Ceci peut nous servir à contester l'idée de ceux qui nous diront : "Que le mathématicien fasse des mathématiques, mais qu'il ne s'occupe pas de principes !” Si on le dit, c'est qu'on ne voit pas l'essence des mathématiques.

Cette crise des principes nous montre que la science se heurte à des limites et qu'elle est entourée de quelque chose dont elle a besoin comme point de départ en tant que science. Mais ce quelque chose, elle ne peut le

1. Op. cit., § 8, p. 35 sqq.

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I. La crise de la science et la philosophie 17

comprendre, ni même le concevoir. Ici, la pensée de Hei- degger rencontre celle de Jaspers, qui a beaucoup insisté sur cette idée de l'incompréhensible qui nous entoure.

La réflexion sur la crise immanente à la science doit nous mener à pousser aussi loin que possible l'élaboration de la science jusqu'au moment où nous allons donner contre les limites de la science. Ce moment est venu dans la physique avec le principe de l'indéterminisme Ce moment a toujours existé, mais il est plus visible aujour- d'hui que jamais.

Qu'allons-nous donc avoir à faire ? Il ne s'agit pas d'éviter ces crises ou de fermer les yeux devant elles, mais au contraire d'avoir assez de force pour les sentir et les rendre vivantes, pour redonner à la science la place dans l'être humain qu'exige son essence. Il faut une trans- formation de la relation de l'existence à la science. Vous voyez l'importance que Heidegger donne à l'idée de l'existence entendue comme mode d'être de l'individu dans sa réalité et dans sa totalité.

Cette triple crise nous montre qu'il y a une obscurité au sujet du rapport de la science à l'être humain, en second lieu au sujet de son rapport à ses applications et en troisième lieu par rapport à la science en tant qu'elle est entourée de limites, d'un "autre qu'elle". Kierkegaard employait cette expression pour parler de Dieu. Karl Jas- pers et Heidegger l'emploient pour montrer le transcen- dant non pas à l'extérieur du monde, mais à l'intérieur du monde. A l'intérieur du monde, il y a quelque chose qui est autre que nous et autre que la science. Cet autre porte la science, dit Heidegger, mais ne peut être saisi par elle.

Il y a donc une finitude de la science. La science est finie comme nous sommes finis. C'est une des idées essentielles de cet existentialisme heideggérien. Et c'est parce qu'elle est finie que la science est une possibilité essentielle de l'existence de l'homme.

Cela dit, nous avons à nous demander ce qu'est la

1. Allusion au principe d'incertitude formulé notamment par Hei- senberg, principe selon lequel il est impossible de mesurer en même temps avec précision et la position et la vitesse ou la quantité de mou- vement d'une particule.

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science. Heidegger en donne d'abord une définition très extérieure. Il dit1 : il y a science quand il y a des instituts dans lesquels, avec l'aide d'appareils, on fait des recherches. Et il remarque que cette définition n'est pas absurde, qu'elle va pour la physique, la chimie, la méde- cine et qu'il y a aussi des instruments dans les sciences de l'esprit2. Ce sont les livres. Évidemment, cette défini- tion n'est pas très satisfaisante. Nous l'abandonnerons donc et nous en donnerons une seconde en disant que la science est une recherche, un vouloir-connaître avec exactitude. La science est une connaissance méthodique, exacte et générale.

Si on accepte cette définition, on est conduit à dire — et il est légitime dans une certaine mesure de le dire — qu'il y aura science, quand il y aura application des mathématiques, puisque les mathématiques semblent avoir le privilège de l'exactitude. Les sciences de la nature ne seront sciences qu'en tant qu'elles seront sus- ceptibles d'être mathématisées3. Une conséquence de cette conception serait de dénier le nom de science aux sciences de l'esprit.

Mais il reste la question de savoir s'il n'y a pas des sciences qui résistent à cette mathématisation. Sans doute, la biologie, par exemple, peut dans une certaine mesure être mathématisée. Mais la partie essentielle de la biolo- gie n'est-elle pas celle qui résiste à toute mathématisa- tion ?

Nous ne pouvons donc pas dire que l'exactitude est une définition nécessaire de la vérité scientifique. Il faudrait un mot plus général que le mot exactitude. Heidegger

1. Op. cit., § 9, p. 41 sqq. 2. Il s'agit des Geisteswissenschaften, ainsi désignées pour les dis-

tinguer des sciences de la nature, distinction que l'on trouve notamment thématisée par W. Dilthey ou W. Windelband.

3. Heidegger illustre ce point en citant dans son cours (op. cit., p. 43) ce texte célèbre de Kant : “Or, j'affirme que, dans toute théorie particulière de la nature, on ne peut trouver de science à proprement parler que dans l'exacte mesure où il peut s'y trouver de la mathéma- tique " (Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, trad. François de Gandt, dans Kant, Œuvres philosophiques, “Biblio- thèque de la Pléiade”, Gallimard, 1985, t. II, p. 349).

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I. La crise de la science et la philosophie 19

propose le mot “Strenge Une 1”. science sera science quand elle sera une connaissance rigoureuse. Mais nous allons voir que nous ne pouvons pas non plus nous contenter de cela. Cependant, il faudra un grand détour pour voir en quel sens il faut abandonner cette conception de la science comme méthode d'unir des propositions les unes aux autres. Il faudra une longue critique de l'idée de vérité, et c'est vers cette critique que nous allons nous orienter maintenant.

La science est une certaine sorte de connaissance ; c'est un certain mode, une certaine façon de tendre vers la vérité. Et nous sommes amenés vers cette question : "Qu'est-ce que la vérité ?”

Il y a, dit Heidegger, beaucoup de réponses à cette question. Mais toutes ces réponses ont un élément commun, toutes s'accordent à dire que la vérité est une propriété de la proposition ou du jugement. On définit donc la vérité comme la vérité de proposition. Par exem- ple, cette lampe brûle, ou cette craie est blanche. Le mot "lampe" ou le mot "craie" ne sont ni vrais ni faux par eux-mêmes. Ce qui est vrai ou faux, c'est cet ensemble : la craie est blanche, ou la lampe brûle. C'est là, dit Hei- degger, une conception de la vérité qui est une des rares conceptions qui ont été maintenues dans l'histoire de la philosophie 2, ce qui n'est pas du tout une démonstration que cette conception soit tenable. Nous aurons à voir tout d'abord en quoi elle consiste. Nous aurons à voir ensuite au cas où elle ne serait pas vraie, où la vérité ne serait pas essentiellement dans la proposition, pour quelle rai- son nous sommes conduits à croire qu'elle y est.

Nous devons donc chercher le lieu de la vérité puis, au cas où cela ne serait pas la proposition, nous devrons rechercher les raisons de la conception traditionnelle.

En fin de compte, nous aurons à chercher de la vérité une interprétation plus originelle que la conception tradi-

1. “Strenge " : rigueur. Cette distinction de la rigueur et de l'exacti- tude se retrouve notamment au début de la conférence de 1929 : Qu 'est-ce que la métaphysique ?

2. Cf. Heidegger, Einleitung in die Philosophie, GA 27, § 10, p. 46 sqq.

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tionnelle qui se révélera comme dérivée d'une conception plus profonde. Heidegger insiste sur le fait que ce qu'il va dire n'est pas quelque chose qu'il y ait simplement à savoir, mais qu'il faut toujours s'approprier de façon nouvelle. Dans chaque appropriation nouvelle de ce que nous allons dire, on verra se révéler un mystère — un abîme, selon le mot de Heidegger1 — et il faudra conqué- rir la compréhension de cet abîme.

Mais nous avons à partir de choses plus simples. La thèse de Heidegger est celle-ci. Quand je dis : "la craie est blanche”, je rapporte bien, comme le dit la logique traditionnelle, le mot blanche au mot craie. Mais je rap- porte en même temps le tout, la proposition, à quelque chose qui est la craie blanche. Par conséquent, la logique traditionnelle n'a fait attention qu'à l'aspect prédicatif de la proposition, c'est-à-dire au rapport du prédicat au sujet. Mais il y a un autre aspect, qui est le fondement du pre- mier et qui est l'aspect véritatif de la proposition, c'est- à-dire le rapport de la proposition dans son ensemble à son objet. Donc, il faut distinguer le sujet de la proposi- tion dans son opposition avec le prédicat, et l'objet de la proposition qui est la craie blanche dans sa totalité. Nous allons reprendre cela avec plus de détails.

Nous pouvons partir d'Aristote. Dans le De Interpreta- tione, Aristote compare ce qu'il appelle la proposition apophantique aux autres modes de parler2. Nous pouvons exprimer un souhait, faire une demande, donner un ordre, ce ne sont pas des propositions apophantiques, car ce ne sont pas des propositions qui transmettent un savoir au sujet de quelque chose. Un ordre ne donne pas un savoir. Donc, tout mode de parler n'est pas apophantique. Nous devons réserver le mot de vérité à ce mode apophantique

1. “Abgrund”, cf. Heidegger, Einleitung in die Philosophie, GA 27, § 10, p. 50 sqq. : “L'essence du simple et de ce qui va de soi réside en cela qu 'il est le lieu authentique du caractère abyssal du monde. Et cet abîme ne s'ouvre que lorsque nous philosophons, mais non pas lorsque nous croyons savoir déjà ce genre de chose. "

2. Cf. De Interpretatione 4, 17a5 (trad. Jules Tricot, Organon II. De l'interprétation, Vrin, 6e éd., 1989, p. 84). Précisons que le "discours apophantique" est aussi et surtout présenté par le Stagirite comme sus- ceptible d'être vrai ou faux (ibid.).

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de parler. Donc, si je donne un ordre ou si j'exprime un souhait, il n'y a pas de vérité. Mais si je dis : "la craie est blanche”, il peut y avoir erreur ou vérité. Que se passe-t-il dans ces propositions ? Elles sont des compositions de concepts, comme s'ils étaient un. La proposition apo- phantique est une unification. Il y a donc là une synthèse. Donc, le vrai et le faux se disent toujours au sujet d'une synthèse, au sujet d'un un. Aristote emploie le mot “syn- thèse" (synthèsis) ou le mot "entrelacement de concept" (sumplochè) 1 Il y a vérité ou erreur quand il y a entrela- cement de concepts.

Or, cette conception d'Aristote s'est maintenue tout au cours de l'histoire de la philosophie, et nous la retrouvons très clairement explicitée chez Leibniz, quand il nous dit que le prédicat est toujours inhérent à un sujet2. La vérité est connexion entre des termes de l'énonciation.

Nous trouvons la même conception chez Kant, quand il dit dans sa Logique : "Un jugement est la représenta- tion de concepts ou la représentation de leur rapport en tant qu'ils font un concept un”. 3 C'est l'idée même de cette composition et de cette unification que nous avions trouvée chez Aristote4.

Kant dit encore : je pense, c'est-à-dire je juge ; et je juge, c'est-à-dire je lie un sujet à un prédicat. Le lieu de la vérité est donc la proposition en tant qu'elle est liaison. On lie un prédicat à un sujet quand on affirme un prédicat d'un sujet (en grec, “legein ti kata tinos”). C'est ce qu'in- dique le mot "kata" (sur) et le préfixe ad- dans le latin “adfirmatio”, qui est la forme sous laquelle Boèce emploie le mot affirmation5. On ajoute au sujet un prédi- cat. Si on suit cette conception, la science apparaît alors comme un ensemble de propositions en tant qu'elles s'ap- puient les unes sur les autres.

1. Cf. De interpretatione 4, 17al et De anima 430a27. 2. Cf. Opuscules et fragments inédits de Leibniz, éd. Louis Coutu-

rat, 1903, p. 518-519. 3. Kant, Logique § 17. 4. Cf. Heidegger, GA 27, § 10, p. 46. 5. Cf. Boèce, De interpretatione. P.L., éd. Jacques-Paul Migne,

t. 64, Paris 1891, p. 364.

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Cette double conception de la vérité comme étant un rapport d'un prédicat et d'un sujet, et de la science comme ensemble de propositions, est-elle exacte ? C'est ce que nous aurons à examiner, et déjà nous pouvons faire observer, à propos de la science, que la considérer comme un ensemble de propositions, c'est la considérer comme un ensemble de résultats et que la considérer comme un ensemble de résultats, c'est ne pas la considérer en son existence même. Le résultat est comme une sorte de cadavre ou, comme le dit Hegel, comme quelque chose qui a laissé derrière lui la vie1. Nous avons déjà signalé la parenté entre Heidegger et Hegel dans ce sens que tous les deux pensent que chaque fois qu'il y a un terme comme "en plus" ou "en outre”, nous n'avons pas vu la réalité des choses. Nous avons ici une deuxième ressem- blance.

Il y a donc sans doute ici une erreur, et la même erreur est à la racine de l'idée de la proposition comme lieu de la vérité et de la science comme ensemble de propositions.

Nous avons maintenant à insister sur le rapport de la proposition à son objet, c'est-à-dire à la craie blanche. L'appartenance du blanc à la craie a son fondement dans le fait que cette relation entière est subordonnée à la craie blanche. Donc, la première relation n'est qu'un aspect dérivé d'une seconde relation. Ici, Heidegger ne fait que continuer la tendance de la phénoménologie de Husserl, en tant qu'il indique qu'une proposition vise toujours un objet. La phénoménologie peut être rattachée dans une certaine mesure à la théorie de Brentano qui insistait sur l'intentionnalité de la proposition, c'est-à-dire sur le fait qu'une proposition vise toujours quelque chose, et on peut rattacher à son tour cette théorie de Brentano à cer- taines théories scolastiques de la proposition.

Donc, cette mise en lumière du second aspect de la proposition, c'est-à-dire de la relation de la proposition avec un objet, est une affirmation par laquelle Heidegger se rattache à une certaine tradition.

La proposition a donc une double nature, elle est une

1. Cf. G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, "Préface" (trad. Jean-Pierre Lefebvre), Aubier, 1991, p. 29.

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double relation : relation de l'attribut au sujet et relation de toute cette relation avec l'objet dont on parle. La pre- mière relation prédicative tient sa légitimité de son rap- port avec ce dont on parle. Donc, d'une part nous avons le fait d'attribuer un prédicat à un sujet, et d'autre part, le fait que cette attribution d'un prédicat à un sujet porte sur un objet qui est, dans notre exemple, la craie blanche.

Nous avons donc distingué le sujet de la proposition et l'objet de la proposition. Le prédicat est le prédicat du sujet, mais la prédication de la proposition porte sur un objet. Il faut distinguer le "de" signifiant le rapport entre le sujet et le prédicat et le "sur" signifiant le rapport de toute la proposition avec l'objet.

Nous pouvons déjà en conclure que quand nous disons : la vérité a son lieu dans la proposition, cette thèse est ambiguë, car on ne sait pas si la vérité réside dans la première ou dans la seconde des relations dont nous avons parlé : dans la relation prédicative ou dans la rela- tion véritative.

Mais ce que nous voyons c'est que l'appartenance de l'attribut à un sujet a lieu quand il y a ce qu'on appelle “homoiôsis " en grec et “adaequatio " en latin, une "adé- quation" entre l'être et la chose — "adaequatio intellectus ad rem". Donc, la vérité ne réside pas dans le rapport du prédicat au sujet, mais dans le rapport prédicatif à l'objet.

Or, la relation prédicative paraît indépendante dans une certaine mesure de la relation véritative. Et c'est cet aspect indépendant, cet aspect formel de la proposition que va étudier la logique formelle. On ne s'intéressera pas au fait que la craie est réellement blanche, mais à la forme de la proposition : la craie est blanche.

Pour éviter les ambiguïtés, Heidegger va réserver un mot pour ce qu'on appelle la vérité de la proposition en tant que prédicative : c'est le mot “Richtigkeit”, que nous traduirons par “justesse”. Les règles de la logique concer- nent la relation du prédicat au sujet indépendamment de ce qui est jugé, indépendamment de la craie blanche. Nous aurons donc les règles de la justesse de la prédica- tion qui concernent la question prédicative, et les normes de la vérité qui concernent la proposition en tant que véri- tative.

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Nous avons donc vu que la proposition a une multiplicité de relations, et que l'idée selon laquelle la vérité est dans la proposition a par là-même quelque chose d'ambigu.

La question que nous aurons à poser est de savoir comment il se fait que cette relation véritative nous a été cachée en quelque sorte par la relation prédicative et comment on a été amené à voir la vérité dans la proposi- tion en tant que relation du sujet au prédicat, alors que le fondement de la vérité est bien plutôt dans la relation de l'objet en tant que distinct du sujet de la proposition.

C'est là, d'après Heidegger, qu'est l'origine de toutes les confusions dans lesquelles s'est trouvée empêtrée la théorie de la connaissance. Pourquoi la relation prédica- tive a-t-elle caché la relation véritative ? C'est parce que l'homme, dès l'origine, a attaché une importance particu- lière au langage, à l'expression. L'homme a essayé de se représenter sous la forme la plus immédiate pour les sens et la plus saisissable, sa pensée, et il a observé sa pensée en tant qu'exprimée, en tant que mot exprimé par la parole ou en tant que phrase écrite. Cela d'autant plus que les peuples méditerranéens, qui sont à l'origine de notre philosophie, se sont orientés naturellement vers la parole prononcée ou écrite. Penser pour eux, c'est discu- ter, parler ou dialoguer. Le mot "dialogue" est à l'origine du mot “dialectique”. C'est pourquoi la proposition pro- noncée est apparue comme le lieu où la vérité devait rési- der. C'est là la matière saisissable où la vérité se donne. La vérité pour les Grecs sera donc dans le logos, et la connaissance de la vérité sera la logique. Ce mot "logique" caractérise en effet la science qui a pour objet la vérité. Or, ce mot originellement veut dire étude du langage. Tous les problèmes fondamentaux de la logique platonicienne sont en même temps des problèmes rhéto- riques, comme le montrent le Phèdre ou le Sophiste. Mais on peut aussi montrer l'importance du logos en envisa- geant les Présocratiques.

Donc, dès le début, l'attention était orientée vers le lan- gage et vers la proposition comme une suite de mots. C'est ainsi que Platon a conçu la proposition dans le Sophiste. Platon a vu pour la première fois que les mots mis à la suite les uns des autres cessent d'être des mots

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isolés où simplement nous sautons du premier au second en oubliant le premier. Il a vu que le principe d'unifica- tion n'est pas dans les mots, mais dans quelque chose d'un, et il a vu aussi (et c'est par là qu'il peut servir de correctif à la théorie à l'origine de laquelle il est) que les mots signifient quelque chose de la chose à propos de laquelle ils sont dits

LEÇON II [La question de la vérité]

Nous avons vu que Heidegger distingue dans la propo- sition deux relations différentes, la relation prédicative qui est celle du prédicat au sujet, et la relation véritative qui est celle de l'ensemble de la proposition à l'objet, et nous avons vu aussi que l'esprit humain n'a pas aperçu cette double relation et s'est hypnotisé sur la première parce qu'il s'est fixé sur la forme parlée ou écrite de la proposition. Il néglige ce qui était exprimé au profit de la façon matérielle dont c'était exprimé. Quand Platon présente la proposition comme une suite de mots, il se conforme à cette tendance de l'esprit.

Mais le même philosophe voit bien qu'il ne faut pas en rester là. D'abord, il observe que les mots mis les uns à la suite des autres constituent une phrase dont l'unité est une unité de signification. Les mots signifient quelque chose d'un. La proposition est une unité de signification. C'est en ce sens qu'Aristote et déjà Platon disent qu'elle est un signe.

D'autre part, la proposition désigne ou vise quelque chose à propos de quoi elle est exprimée, la chose, l'objet, et dans le cas que nous avons pris, la craie blanche. La proposition, par suite de son unité de signification, a un

1. Cf. Platon, Sophiste 261d, et Heidegger, op. cit., § 10, p. 57.

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rapport à un objet. Le logos est toujours le logos de quelque chose, proposition sur quelque chose

Nous sommes donc amenés à distinguer le sujet de la prédication et l'objet de l'affirmation, puisque nous avons distingué l'attribution d'un prédicat à un sujet et l'affir- mation de l'ensemble au sujet d'un objet. C'est dans ce dernier rapport, le rapport véritatif, que réside l'affirma- tion de la vérité.

Il y a par conséquent là une multiplicité de rapports qu'il va s'agir d'étudier. Mais nous ne les avons pas vus encore tous. Derrière la suite de mots, nous avons décou- vert l'unité de signification. Mais cette unité de significa- tion est elle-même accomplie par l'entendement, par la noèsis (la pensée) qui est activité et état de l'âme.

Nous avons un riche ensemble de relations : entre cette pensée et l'âme, entre la pensée et l'unité de signification, entre l'unité de signification et les mots, entre le tout et la chose2. Nous avons là un riche horizon de problèmes, de rapports qui partent de l'âme et vont vers la chose. À partir de la suite des mots dont nous étions partis, nous pouvons aller soit vers l'âme, soit vers la chose.

Néanmoins, il y a dans notre position de la question un manque fondamental. Il faut mettre en doute notre point de départ même, à savoir cette idée de la suite des mots. En fait nous ne partons pas d'une suite de sons, nous ne nous dirigeons pas sur les sons comme tels3. On entend les syllabes, mais elles ne sont données pour ainsi dire qu'en passant. Ce que l'auditeur entend, c'est ce que nous voulons dire. Il part de ce que la proposition dit. Il est, il vit dans ce qu'il dit. Nous n'entendons le phonétique qu'en passant et sans être dirigé sur lui. Il y a même de grandes difficultés à saisir le phonétique comme tel, c'est- à-dire à voir le mot écrit ou le mot entendu.

Nous pouvons ici faire deux observations : la première est qu'il y a là un mouvement dialectique par lequel nous effaçons cette idée de la suite des mots qui constituaient

1. Cf. Heidegger, GA 27, § 10, p. 57 sqq. 2. Cf. Heidegger, op. cit. p. 59. 3. Cf. Heidegger, GA 27, § 10, p. 61.

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II. La question de la vérité 27

notre point de départ, la deuxième que l'analyse de Hei- degger rencontre ici celle de Bergson.

On dira qu'il n'y a qu'à prendre les deux bouts de la chaîne, continue Heidegger, à savoir l'âme et la chose, que l'âme c'est le sujet, la chose l'objet, et que nous nous trouvons donc en présence d'un problème très classique, le problème essentiel de la philosophie moderne. Mais la question est de savoir si ce problème ainsi posé ne fait pas s'évanouir le véritable problème. Ces deux bouts de la chaîne, le sujet et l'objet, ne peuvent pas tenir place de l'ensemble des relations que nous avons mises en lumière. Nous devons même dire au contraire que l'insis- tance sur ce problème de la relation sujet-objet est la marque que l'on n'a pas dépassé le point de départ de la pensée antique. D'après Heidegger, on a le tort de rem- placer notre problème qui est celui de l'essence de la vérité par le problème de la théorie de la connaissance 1 La question de l'essence de la vérité est, dit-il, une ques- tion beaucoup plus vaste et beaucoup plus fondamentale que toute question au sujet de la connaissance.

Ici on pourrait faire quelques réserves. Sans doute, s'il s'agit de dire ce qui est plus fondamental, la théorie de la réalité ou la théorie de la connaissance, nous pouvons dire, avec Heidegger, que c'est la théorie de la réalité ; sans doute, chacune de ces théories implique l'autre. Mais il y a cet avantage à commencer par la théorie de la réalité que ceux qui veulent commencer par la théorie de la connaissance font une théorie de la réalité, tandis que ceux qui commencent par la théorie de la réalité savent bien qu'elle demande et même implique une théorie de la connaissance. Mais quant à séparer la théorie de la vérité de la théorie de la connaissance, et à mettre la théorie de la vérité du côté de la réalité, cela paraît beaucoup plus douteux.

Demandons maintenant en quoi consiste le rapport de la proposition avec l'objet. Ici, nous allons voir les deux tendances fondamentales de la philosophie de Heidegger, ce que nous pouvons appeler momentanément, et en sachant ce que ces termes ont d'imparfait, la "tendance

1. Ibid., p. 62.