Introduction au mouvement anarchistes du XIXe siècle

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Universit de Lausanne Section dHistoire Histoire de la mondialisation Sminaire sur les mouvements sociaux et phnomnes culturels

LES ATTENTATS ANARCHISTES DE LA FIN DU XIXe SICLE

Till Valle

Semestre dautomne 2010

1

Table des matires

1.

Le mouvement anarchiste .................................................................................................. 3 Introduction............................................................................................................................ 3 Lanarchisme .......................................................................................................................... 3

2.

La propagande pas les faits anarchiste ......................................................................... 5 Le chemin vers la violence...................................................................................................... 5 Propagande par le fait ............................................................................................................ 6 Prise de communes en Italie .................................................................................................. 7 Formalisation de la propagande par le fait ............................................................................ 8

3.

Les attentats anarchistes .................................................................................................. 10 Lre des attentats................................................................................................................ 11 Les annes 1890 ................................................................................................................... 12 Dclin du mouvement anarchiste ........................................................................................ 17 Rorientation du mouvement anarchiste ............................................................................ 18

4. 5.

pilogue............................................................................................................................. 18 Bibliographie ..................................................................................................................... 19 Ouvrages............................................................................................................................... 19 Articles .................................................................................................................................. 19

2

1. Le mouvement anarchisteIntroduction Le terrorisme appartient tous les temps, tous les continents et toutes les confessions. Quest-ce qui explique ds lors lobsession scuritaire dont nous sommes tmoins actuellement, face un ennemi invisible et tentaculaire que nous souponnons derrire tout attentat travers le monde ? Tout comme les annes 2000, les annes 1890 constiturent une vritable dcennie de la bombe : des attentats la dynamite une toute nouvelle invention se succdrent contre rois, prsidents et ministres. Dautres visrent des btiments officiels. En France, ils dbutrent en 1892. Hros de lgendes et de chansons populaires, le clbre terroriste franais Ravachol devint le symbole de la rsistance. Nombre dintellectuels et de rejetons de bonnes familles flirtrent avec la violence. Au-del, la simultanit des attentats dans plusieurs pays donna limpression quune puissante Internationale noire tait luvre. En Russie, lattentat de 1881 contre le tsar Alexandre II servit de source dinspiration aux anarchistes de lEurope entire. La violence terroriste npargna pas non plus les tats-Unis : dans une atmosphre sociale tendue, le prsident William McKinley fut assassin par un anarchiste, Lon Czolgosz, en septembre 1901. Lanarchisme L'anarchisme est une philosophie politique antiautoritaire, qui sest surtout dveloppe au XIXe sicle. Elle se fonde sur le refus du principe d'autorit dans l'organisation sociale, le refus de toutes contraintes et le dveloppement dune socit sans domination dans laquelle les individus cooprent librement dans une dynamique d'autogestion. L'anarchisme veut tablir un ordre social sans dirigeants qui serait bas sur la coopration volontaire des Hommes qui dcoule dune volont d'mancipation individuelle ou collective. Les ides la base de lanarchisme ont probablement exist de tout temps, toutefois sous une forme moins prcise, plus diffuse que celle qui forme la base de3

notre problmatique. De toute faon, vu le contexte politique prvalant jusqu la Rvolution franaise, en 1789, les ides anarchistes ne pouvaient tre que thoriques. Cest cette dernire qui permit, pour la premire fois denvisager la mise en application des thories anarchistes1, mme si la Rvolution Franaise na aucun moment remis en question lautorit centrale de ltat ; dailleurs les anarchistes on vu en elle le point de dpart de leur doctrine. Lun des premiers thoriciens de lanarchisme a t William Godwin (17561836) : Sinspirant de la philosophie des Lumires et de lesprit de la Rvolution franaise, lauteur propose de rformer la socit en suivant des principes dicts par la raison ; il dtaille les abus des institutions les plus consacres, mme du mariage. Son uvre Enqute sur la justice politique est lun des ouvrages de base de lanarchisme. Godwin veut explorer les formes dorganisation sociales qui seraient les plus aptes garantir le bonheur humain, fustigeant en mme temps lincapacit des gouvernements actuels raliser cet objectif en portant atteinte aux liberts fondamentales de lindividu. Sa proposition reste vague, il nest pas trs prcis sur les moyens dy arriver, se contentant de proposer la constitution de communauts dcentralises et encore y prne-t-il labolition que progressive de lautorit.2 Pierre-Joseph Proudhon (18091865), journaliste, conomiste, philosophe et

sociologue franais est une autre figure fondatrice de lanarchie, et se qualifier d'anarchiste. Il formula dans son Systme des contradictions conomiques , 1846, une explication de la socit fonde sur lexistence de ralits

contradictoires. Ainsi la proprit manifeste lingalit, mais est l'objet mme de la libert, le machinisme accrot la productivit, mais dtruit lartisanat et soumet le salari, in fine la libert elle-mme est la fois indispensable, mais cause de l'ingalit. Plus tard, dans Les Confessions dun rvolutionnaire , Proudhon dfinit Lanarchie cest lordre sans le pouvoir . Pour y arriver, il prne la cration dune Banque Nationale pratiquant des prts sans intrts, similaire dune

1 2

Manfredonia, p 14. Manfredonia, p 17. 4

certaine faon aux mutuelles daujourd'hui : il le proposa concrtement en 1848 sous la forme dune banque dchange et dune banque du peuple . Une autre figure fondamentale de lanarchisme a t Pierre (Piotr) Alekseevitch Kropotkine (18421921). Il est issu de la haute noblesse moscovite et intgre larme impriale russe en 1857 quil quitte en 1867 pour faire des tudes SaintPtersbourg. partir de 1872, il fait partie de la Fdration jurassienne de la Premire Internationale, lun des grands mouvements anarchistes europens. Il repart Saint-Ptersbourg o il mne une activit de militant clandestin, est emprisonn en 1874 et s'vade deux ans plus tard. Il revient en Suisse pour reprendre son activit militante et publie plusieurs ouvrages politiques, entre autres la fondation du trs influent journal Le Rvolt en 1879. Arrt en France en 1883 la suite des grves, il est dtenu Lyon et amnisti en 1886. Il s'installe alors en Angleterre et publie diffrents ouvrages, dont LEntraide, un facteur de l'volution qui soppose aux thses de la survie du plus apte dfendues l'poque par les darwinistes sociaux. Il retourne en Russie en 1917 et refuse un poste de ministre ; vis--vis du pouvoir bolchevique, il prend une attitude critique, notamment sur la personnalit de Lnine et des mthodes autoritaires de la nouvelle URSS. Le thme central de Kropotkine est l'abolition de toute forme de gouvernement en faveur d'une socit rgie par les principes d'entraide et de coopration en dehors des institutions tatiques ; cette socit idale passerait au pralable par une phase de collectivisme.

2. La propagande pas les faits anarchisteLe chemin vers la violence Pour comprendre comment les anarchistes ont fini par succomber lappel de la violence, il est ncessaire de faire un bref retour sur lanarchisme comme support de laction engage. Ainsi, au cours des annes 1880-90, les anarchistes ne cessent de troubler lordre public ; ceci autant sous la forme dactions individuelles que collectives. Lanarchiste agitateur se manifeste ainsi en perturbateur dun bal organis en janvier 1888 pour faire peur aux bons bourgeois qui sy rendraient ;5

dautres, en mai 1888, dploient un drapeau noir au cimetire du Pre-Lachaise Ds 1883, les mouvements anarchistes passent une forme daction plus directe en incitant au pillage, par exemple des boulangeries de Paris en 1883. Le pillage des boulangeries est justifi par la reprise des produits entreposs par la bourgeoisie pour en faire profiter la collectivit. Ces actions, toujours bien coordonnes, finissaient gnralement par le pillage des choppes. Propagande par le fait Ces actions sinscrivent dans un cadre plus gnral, celui de la propagande par le fait que les anarchistes considrent comme laboutissement dune rflexion sur les raisons des checs des rvolutions successives de 1789, 1830, 1848 et de la commune. Cette rflexion repose premirement sur le constat de la collusion entre la presse et le pouvoir qui leur barre laccs aux mdias ainsi que, deuximement, les thories socialistes ouvriers et peu anarchistes prpars souvent abstraites la sont difficilement par

accessibles

aux

intellectuellement :

propagande

laction permet de matrialiser et de visualiser les ides autrement inaccessibles. Notons toutefois, comme le fait J. Maitron 3, qu ce stade, la propagande par le fait aurait tout aussi bien prendre une forme pacifique , par exemple sous une forme cooprative. Les anarchistes estiment toutefois que cette action doit tre illgale et violente : Vous ne trouverez pas un ouvrier sur mille qui puisse [] sinstruire thoriquement. H bien Fieschi tire sur un Roi sa machine infernale, Orsini sme de bombes la route dun Empereur, Hdel tire et manque, Nobiling tire et blesse [] Pour ou contre, tout le monde sagite. Que veulent donc ces assassins dit louvrier qui va la fabrique comme le paysan qui va sa charrue. 4 ; mais aussi Il pourrait bien se faire que ceux qui croient fermement quon peut, dans une poitrine royale, ouvrir une route la rvolution, fissent. 5

3 4 5

Jean Maitron, opt cit./p. 137 [Tome 1, p. 77] Lavant-garde, n 12 du 3 novembre 1877, cit par Bouhey. Lavant-garde, n 12 du 12 dcembre 1878, cit par Bouhey. 6

Prise de communes en Italie Une forme particulire de la propagande par le fait a t mise en uvre en Italie par la tentative de prise de contrle de communes en Italie dans le but vivre une socit anarchiste.6 La premire tentative de ce type a eu lieu Bologne en 1874, ou loccasion dmeutes populaires, des bandes armes ont essay dinstiguer une rvolte gnrale ; cette dernire a t avorte par les autorits. Trois ans plus tard, une action similaire autour du bourg de San Lupo, dans la province de Benevento en Campanie, beaucoup plus petit que Bologna, et surtout relativement isol dans les montagnes, a eu plus de succs. Des bandes armes ont investi divers hameaux de cette rgion, ont investi les mairies et brl les archives municipales (entre autres les registres fonciers) ; ailleurs ce sont les reus des collecteurs de taxes qui auraient fini en cendres. Selon les tmoins, ces actions ont t applaudies par les paysans ; des prtres auraient mme approuv le contenu rvolutionnaire de ces actes.7

Des armes ont t distribues aux paysans, charge

eux de continuer la rvolution ; ces derniers ont toutefois refus de soutenir activement les anarchistes Linsurrection sest finie quelques jours plus tard quand des troupes dpches dans la rgion ont russi prendre les insurgs, qui ont t jugs par la suite. Les anarchistes, conscients de lchec formel de ce type daction, y voyaient quand mme un effet positif, ne serait-ce que par la porte propagandiste : en brlant les archives et dfiant lautorit gouvernementale, les anarchistes pensaient avoir inculqu aux paysans le ddain de la proprit prive Dun autre ct, ces checs mettent le doigt sur les faiblesses presque inhrentes au mode oprationnel anarchiste : le manque dorganisation et de cohrence des diffrents groupes anarchistes entre eux. Cet chec a aussi montr quune stratgie insurrectionnelle ne pouvait, in fine, avoir du succs tant que lautorit tait en mesure de la rprimer ; tant que celle-ci conservait sa capacit de rpression, il tait illusoire, et trop risqu, de tenter des actions denvergure. Cest sans doute aussi ce genre

6 7

Miller, p. 99ff. Miller, p. 100. 7

dexpriences qui ont beaucoup fait pour lattractivit des actions individuelles et clandestines dans lesquelles les anarchistes sinvestiront par la suite. Formalisation de la propagande par le fait Le mouvement anarchiste labore lors dune runion tenue Vevey en dcembre 1880, a laquelle assiste Kropotkine, un programme qui recommande

explicitement : 1. Destruction intgrale par la force des institutions actuelles 2. Propager par les actes lide rvolutionnaire 3. Sortir du terrain lgal et porter laction dans lillgalit 4. Favoriser ltude des sciences chimiques pour la fabrication dexplosifs. Ce programme, adopt en juillet de lanne suivante Londres, se manifestera par la mise disposition de la presse anarchiste dinformations techniques trs dtailles qui permettra des individuels de mener des actions terroristes efficaces : il suffit pour cela de consulter les numros dune publication anarchiste comme La Rvolution Sociale en 1880, trs explicites et dtaills, elles marquent leur manire la nouvelle orientation du mouvement anarchique qui laube des annes 1880. En effet, si les actions rvolutionnaires des annes 1870 tendaient crer les conditions matrielles de la mise en place de lidal anarchiste (relire plus haut au sujet des prises de villages en Italie), celles daprs, comme nous le verrons, sont clairement des attentats individuels ranger dans la catgorie du terrorisme. Comme lanalyse Vivien Bouhey8, cette rorientation rsulte entre autres dune greffe russie entre laction rvolutionnaire et lacte de

propagande ; du coup, la propagande par le fait telle quelle a t comprise avant 1880 passe de lacte de propagande un moyen de dfense et dattaque au sens dune gurilla active contre le systme capitaliste. Encore une fois, la revue Rvolution Sociale9 est assez explicite : La force ne cre rien ! Soit ! Mais nous ne

8 9

Bouhey, p. 141ff. Rvolution Sociale, n 16, dcembre 1880. 8

lui demandons pas de crer quelque chose. Nous lui demandons de dtruire lancienne socit [] . Avant de passer aux attentats anarchistes des annes 1880, attardons-nous, de manire non exhaustive, quelques instants sur quelques exemples qua pu prendre la propagande par le fait. Troubler lordre public pour favoriser labstentionnisme Pour perturber le bon droulement dlections, les anarchistes utilisent diffrents moyens, notamment de prsenter des candidats ces dernires ; ceci autant pour profiter de laudience officielle que pour prsenter des candidats pour la former . Dmnagements la cloche de bois Il sagit dactions concertes par les anarchistes qui consistaient de dmnager juste avant que le locataire ne puisse encaisser le loyer. Le but tant videmment de crer un dommage matriel. Ces actions taient surtout individuelles, mais dans certains cas aussi coordonnes (par exemple dans le cadre de la Ligue des anti-propritaires qui a agi durant les annes 1880). La reprise individuelle Le vol justicier, pudiquement appel reprise

individuelle en France, est une pratique inspire des anarchistes russes ds 1870 ; il servait alors au financement des mouvements rvolutionnaires, et tait alors dsign sous le terme expropriation . Lune des plus spectaculaires actions de ce genre a t l expropriation de la banque Kherson en 1879. La reprise individuelle se propage en France ds 1880, justifie par des arguments comme droit la restitution , le droit de ceux qui nont rien [] prendre ceux qui

possdent . La pratique de la reprise individuelle est prsente comme un acte illgal servant trois objectifs : rsoudre par la force une question sociale en sattaquant la proprit, terroriser la bourgeoisie et servir de modle

pdagogique cens tre imit et gnralis.

9

3. Les attentats anarchistesAvant de dcrire certains des principaux attentats anarchistes qui ont marqu la fin du XIXe sicle, il convient de distinguer, comme le propose David Miller10, entre les termes violence et terreur. La violence dsigne tout acte illgal qui rsulte en un prjudice pour la proprit ou la personne ; la terreur, et son driv le terrorisme, qualifie toute action illgale dont le but est de crer un climat de peur susceptible de provoquer un changement de rgime politique. La distinction se situe au niveau de lintention. Miller illustre cette diffrence par lexemple suivant : une

manifestation politique qui dgnre, dans laquelle des

manifestants seraient

amens tre violents lencontre de la police serait considrer comme de la violence, car elle se passe de manire publique, sans intention de crer une atmosphre gnrale de terreur ; par contre le fait de poser une bombe est clairement un acte terroriste, car il serait le fait dun nombre limit de personnes agissant dans lombre, avec lobjectif clair de semer une atmosphre de peur et de terreur. Pour Miller, cette distinction est importante, mais pas toujours facile faire. Il lillustre lexemple des troubles sociaux Chicago en 1886 motivs par des revendications sur une journe de travail de 8 heures : vers la fin de la manifestation, la police charge les manifestants, une bombe est alors lance sur les policiers, tuant lun dentre eux ; ces derniers rpondirent en tirant sur la foule, causant encore plus de morts. Est-ce que lacte davoir lanc cette bombe est un acte terroriste ? Dun ct, il est clairement en relation avec le caractre public de la manifestation, on pourrait presque argumenter que lancer la bombe est un acte de lgitime dfense ; dautre part, peut-tre de manire subjective, lancer une bombe est toujours considr comme un acte terroriste ! Ces dbats, loin dtre uniquement thoriques, sont au cur des problmatiques actuelles : la

qualification dun acte violent dpendra toujours de celui qui analyse un acte violent terroriste .

10

Miller, p. 109. 10

Lre des attentats Au dbut des annes 1880, le mouvement anarchiste en gnral, mais

particulirement franais subit linfluence des actions menes en Russie : par exemple lexcution du Tsar Alexandre II. Ces actions eurent un fort retentissement dans la presse anarchiste franaise : tous, plus ou moins [] rvions bombes, attentats, actes clatants capables de saper la morale bourgeoise 11. Dans un premier temps, c'est--dire presque dix ans, les actions clatantes se limitrent des actions symboliques, comme en juin 1881 contre la statue de Thiers et encore cette dernire est-elle plutt une action rsultant dun agent provocateur du prfet Andrieux. Dans la mme anne, en octobre 1881, un ouvrier tisserand, mile Florion, vient Paris avec la ferme intention dassassiner

Gambetta. Nayant pas pu approcher le prsident du Conseil des ministres franais de lpoque, il se rabat sur un bourgeois quelconque, en loccurrence le Docteur Meymar, tire deux coups de feu sur ce dernier, mais ne le tue pas. Quelques annes plus tard, ce sera Paul-Marie Curien qui, sous linfluence des journaux anarchistes, tentera dassassiner Jules Ferry. Lui aussi narrivera pas approcher sa cible, et tourne son arme contre un huissier de justice, sans toutefois le tuer. Dans la mme veine, et juste quelque mois aprs le jugement de Florion, Louis Chaves, anarchiste convaincu d'action , jardinier dans un couvent de la banlieue

marseillaise, tue la suprieure et blesse la sous-directrice et sera finalement abattu par des gendarmes ; son acte sera largement repris par la presse anarchiste culminant dans une souscription publique pour lachat du rvolver qui devra venger sa mort. Similairement, Charles Gallo, emprisonn durant cinq ans en 1879 pour faux-monnayage, sombre dans la propagande anarchiste et veut agir : en mars 1886 il jette une bouteille dacide sur les employs de la bourse de Paris. Son procs lui servira de plateforme de propagande : il multiplie les provocations et dclare ne rien regretter, sauf celui de ne pas avoir pu tuer personne ; il sera condamn vingt ans de travaux forcs.

11

Jean Grave, Le mouvement libertaire sous la 3 rpublique, [], p. 15. 11

e

Les annes 1890 Les attentats terroristes dcrits en amont nauront t que des faits isols ; ce nest quavec la dcennie 1890 que se produit une vritable pidmie dattentats qui branlera vritablement la socit. Le premier attentat dampleur se produit le 11 mars 1892, avec lexplosion de limmeuble situ au 136, boulevard St-Germain Paris. Mme si par miracle personne nest tu, le dommage matriel, valu 40'000 Francs, ainsi que la principale personne vise, le juge Benot qui avait dirig un procs contre des anarchistes lanne prcdente, on fait que cet attentat a eu un impact

retentissant sur lopinion publique. La presse anarchiste le fte comme un grand succs : [lexplosion] rhabilite un peu la dynamite que les tentatives prcdentes avaient un peu amoindries , crit ainsi La Rvolte dans son 20 numro du 19-25 mars 1892. Lauteur de cet attentat, Ravachol, rcidive ; deux jours plus tard, il envisage de faire sauter un immeuble sur la rue de Clichy, attentat quil comment le 27 mars : la encore, il faut retenir la principale personne vise, le substitut Bulot impliqu dans des procs danarchistes. Cet attentat ne fait pas victimes non plus, mais provoque des dgts estims 120'000 francs. Trs vite lauteur de ces attentats est identifi par la police et dferr, fin avril 1892, devant la justice ; le procs sest droul sous dnormes mesures de scurit, entre autres aussi parce quun attentat vengeur, cette fois meurtrier, avait fait sauter le caf-restaurant ou Ravachol avait t arrt ! Le procs a permis Ravachol, qui assuma pleinement ses actes, de se prsenter comme le terroriste anarchiste, justicier compatissant envers les opprims. La sentence fut moins svre que ce que beaucoup auraient attendu : travaux forcs perptuit pour Ravachol et acquittement pour ses complices ; jugement rendu dans une atmosphre de peur. Ravachol est cependant jug quelques plus tard pour une srie dautres crimes (assassinat dun rentier en 1886, violation de spulture en 1891, assassinat dun ermite la mme anne, assassinat de deux vieilles dames en 1891), ce qui lui vaut la peine capitale en juillet 1892 : le couperet de la guillotine interrompt son dernier cri, Vive la R Ds le lendemain de son excution, la presse anarchiste appelle cette vengeance dont luimme a mis en garde ses juges : Jai fait le sacrifice de ma personne. Si je lutte12

encore, cest pour lide anarchiste. Que je sois condamn cela mimporte peu. Je sais que je serais veng 12. La renomme de Ravachol samplifia, on parle dsormais de ravacholer quand il sagit dassassiner ou de supprimer ses ennemis. Les actions de Ravachol avaient dclench un vrai vent de panique sur la France, mais aussi fait des mules, mme si durant lanne 1892 un seul attentat dampleur a secou la France, celui qui tua cinq personnes au commissariat de la rue des Bons-Enfants. Il faudra attendre lanne suivante, 1893, pour voir les attentats reprendre. En avril, Lon-Jules Lauthier vient dans Paris pour crever un bourgeois : il se rend dans un restaurant et donne un terrible coup de tranchet M. Georgewitch, alors ministre de Serbie, mais narrive pas le tuer. Il comparait ds fvrier et est condamn aux travaux forcs perptuit. Mais cest vers la fin de lanne, le 9 dcembre, qua eu lieu le plus retentissant attentat jusqu la : un attentat la bombe au Palais Bourbon. Vers 16 heures, Auguste Vaillant, un anarchiste au pass lourd, lance une bombe d'une grande puissance dans l'hmicycle de la chambre des dputs au Palais Bourbon, prside par Charles Dupuy. C'est une bombe charge de clous, de morceaux de zinc et de plomb qui s'abat sur les dputs et sur les spectateurs assistant aux dlibrations. Une cinquantaine de personnes sont

blesses, dont Auguste Vaillant lui-mme ; La bombe a t lance de la seconde tribune publique situe la droite du prsident de la Chambre, au deuxime tage, et a clat la hauteur de la galerie du dessous, emportant dans un immense tourbillon tout ce qu'elle rencontrait devant elle. Plusieurs dputs ont t

renverss ; l'abb Lemire est projet sur le sol, il est atteint par un projectile derrire la tte et reoit une blessure profonde. D'autres dputs sont blesss [] On les entoure, on les emporte dans les bureaux pour leur donner les premiers soins. 13 Limpact fut immdiat en ce qui concerne le gouvernement, qui pour la premire fois, a t directement vis ; le procs fut men rapidement, aboutissant la condamnation mort de Vaillant, qui accueillit la sentence avec un Vive lanarchie ! ; Dun autre cot, avec la mise en place dun cadre lgislatif12 13

Gazette des tribunaux, audience du 21 juin 1892, cit par J. Maitron, p. 223. Le Figaro du 10 dcembre 1893. 13

spcifique, les Lois sclrates en 1893 et 1894, dont il sera question dans le chapitre suivant. Toutefois, la condamnation mort paraissait disproportionne pour quelquun qui navait finalement pas caus mort dhomme il ny eut que des blesss ; mais la mort de celui qui osa sattaquer la chambre des dputs tait invitable : il fut excut le 5 fvrier 1894 en criant Mort la socit bourgeoise et vive lanarchie ! . Plus encore que pour les autres attentats, lacte de Vaillant fut unanimement salu par la presse anarchiste ; il sattaquait un parlement discrdit par le Scandale de Panama14. Faute de place, nous ne pourrons pas entrer dans le dbat que dtaille Maitron sur le sujet de savoir si la police a aid, ne serait-ce quen nagissant pas alors quelle avait des lments indiquant

limminence dun attentat, Vaillant, ce qui laisserait entendre que Vaillait ait t directement ou indirectement un agent provocateur.15 Sept jours aprs lexcution de Vaillant, le 12 fvrier 1894, mile Henry, lana une bombe au caf terminus de la gare St Lazare, blessant vingt personnes, dont une succombera ses blessures. Il sera pris par la police, et avouera avoir t lauteur de lattentat, trois ans auparavant, du commissariat de la rue Bons-Enfants, qui avait provoqu la mort de cinq personnes. A son procs, Henry fournit toutes les informations utiles, et dclara regretter seulement quil ny ait pas eu plus de morts ; il fut condamn mort, et excut le 21 mai 1894 en prononant lui aussi un ultime Vive lanarchie ! Lacte terroriste et sa subsquente excution nont pas laiss indiffrente lopinion, autant publique quanarchiste. Les anarchistes lont trouv presque trop radical, comme le formule Maitron il ne peut tre question pour des rvolutionnaires de supprimer tous leurs adversaires, plus forte raison dexterminer tous les indiffrents reprsents par la clientle des cafs14

Le scandale de Panam (1880-1898) dsigne une affaire de corruption lie au percement du canal de Panama, qui claboussa plusieurs hommes politiques et industriels franais durant la Troisime Rpublique et ruina des centaines de milliers d'pargnants. Ce scandale tait li aux difficults de financement de la Compagnie universelle du canal interocanique de Panama, la socit cre par Ferdinand de Lesseps pour runir les fonds ncessaires et mener bien le projet. Alors que le chantier se rvla plus onreux que prvu, Lesseps dut lancer une souscription publique. Une partie de ces fonds fut utilise par le financier Jacques de Reinach pour soudoyer des journalistes et obtenir illgalement le soutien de personnalits politiques. Aprs la mise en liquidation judiciaire de la compagnie, qui ruina les souscripteurs, le baron de Reinach fut retrouv mort tandis que plusieurs hommes politiques taient accuss de corruption. Le scandale clata alors au grand jour.15

Voir Maitron, p. 239ff. 14

Terminus 16 ; Mirabeau quant lui crivit qu un ennemi mortel de lanarchie net pas mieux agi que mile Henry, lorsquil lana son inexplicable bombe, au milieu de tranquilles et anonymes personnes , plus loin [Lanarchie] est une

mode, aujourdhui, chez les criminels, de se rclamer delle, quand ils ont perptr un beau coup ^ Par la suite, les attentats se succdent et se ressemblent. Ils sont trop nombreux pour les relater tous ; peine une semaine aprs lattentat du caf Terminus, lanarchiste belge Pauwels signe deux attentats, et prira de sa propre bombe le 15 mars 1894 ; le 4 avril de la mme cest au restaurant Foyot quexplose une autre bombe, ne faisant aucune victime cette fois-ci. Lacte qui clora lanne 1894 sera lassassinat du Prsident de la Rpublique, Sadi Carnot, le 24 juin (en fait, il succombera ses blessures le lendemain), alors quil se rendait au Grand Thtre. Bless dun coup de poignard au foie par lanarchiste italien Santo Jeronimo Caserio, le chef de l'tat est transport la prfecture o il dcde. Sadi Carnot tait devenu une cible dans les rangs anarchistes depuis son refus de gracier Auguste Vaillant. Caserio affirme avoir agi seul pour venger la mmoire de Vaillant, et navoir bnfici daucun soutien logistique de la part du mouvement libertaire. Les autorits, qui avaient infiltr plusieurs mouchards dans les groupes libertaires, sattendaient pourtant une action hostile des anarchistes 17 loccasion du passage du prsident, ne semblrent pas avoir pris de mesures appropries. Aprs une instruction express mene en vingt-deux jours et un procs, le 3 aot 1894, qui dpasse peine une douzaine dheures, Caserio est condamn mort. Dtermin, il dfie le tribunal : Eh bien, si les gouvernements emploient contre nous les fusils, les chanes, les prisons, est-ce que nous devons, nous les anarchistes, qui dfendons notre vie, rester enferms chez nous ? Non... Vous qui tes les reprsentants de la socit bourgeoise, si vous voulez ma tte, prenez-la ! . Comme beaucoup de ces prdcesseurs, il accueille sa condamnation mort, le 16 aot 1894, en criant : Vive lanarchie ! Cet assassinat anarchiste fait adopter par la Chambre la dernire et la plus marquante des lois sclrates , dont il sera question dans le16 17

Voir Maitron, p. 246. Voir Maitron, p. 250. 15

chapitre suivant, visant uniquement les anarchistes, et leur interdisant tout type de propagande ; elles ne seront abroges quen 1992 Malgr lappel des milieux anarchistes pour venger la mort de Caserio, lassassinat de Sadi Carnot marquait le coup dclat final de la propagande par les faits ; mais cest le procs des trente , ds aot 1894, qui en formera lpilogue. Au cours de ce procs, trente inculps furent jugs, allant de thoriciens de l'anarchie de simples cambrioleurs, tous rassembls dans une mme accusation d'association de malfaiteurs dans les cadres des lois sclrates de 18931894. La quasi-totalit des inculps fut cependant acquitte, dans un verdict dont la modration contribua calmer les esprits, et ainsi contribuer ce que cessent les attentats. Quelles sont donc les raisons qui ont fait que la srie dattentats sest arrte en 1894 ? Plusieurs thses tentent dexpliquer cela. Premirement, on impute au verdict relativement modr du procs des trente avait un peu calm les esprits.

Dun autre ct, on ne peut pas nier lefficacit des mesures rpressives, comme le contrle accru des groupes anarchistes par la police rendit la planification et lexcution dattentats plus difficile ; mais dun autre ct, cette mme surveillance accrue naura pas su empcher des attentats aussi meurtriers que celui dmile Henry ou Caserio. Beaucoup plus important semble avoir t le changement de la relation entre la bourgeoisie et le proltariat, comme le souligne Maitron 18 : en moins de deux ans, le proltariat a su mieux sorganiser sous la houlette du syndicalisme, qui a terme allait mener la formation de la C.G.T., apte activement dfendre les droits du proltariat. Il est utile de rappeler quau sein mme du mouvement anarchiste, il existe ds 1888 des voix qui slvent contre cette forme de propagande par le fait quest laction terroriste ; et ds 1891 Kropotkine crit19 : Lorsque les rvolutionnaires russes eurent tu le Tsar [] les anarchistes europens simaginrent quil suffirait dsormais dune poigne de rvolutionnaires ardents, arms de quelques bombes, pour faire la rvolution sociale [] Un difice bas sur des sicles dhistoire ne se dtruit pas avec quelques kilos dexplosifs Quelles que soient les raisons qui y ont men, lanne 1894 marqua une scission18 19

Maitron, p 259. Cit par Maitron, p. 260. 16

dans lhistoire du mouvement anarchiste : les anarchistes vont dsormais saffirmer par dautres moyens, sans renier leurs principes.

Nous ne nous attarderons pas sur la Bande Bonnot : premirement parce que cet pisode ne se situe pas dans le XIXe sicle, les hauts faits de Bonnot et sa bande se situant entre 1911 et 1912 ; deuximement, parce que mme si lon peut considrer Bonnot comme ayant des liens troits avec le mouvement anarchiste, la srie de braquages qui fit sa renomme nentre pas clairement dans le moule de la propagande par le fait . Dclin du mouvement anarchiste Les lois sclrates sont une srie de trois lois votes dans l'urgence afin de lutter contre les actions anarchistes. Elles furent soumises deux jours aprs l'attentat d'Auguste Vaillant, soit le 11 dcembre 1893, la Chambre des dputs comme un ensemble de mesures pour sauvegarder la cause de lordre et celle des liberts publiques. Dsormais la provocation indirecte et son apologie seront punies. Le texte de la premire des trois lois sclrates est adopt le 12 dcembre 1893 par 413 voix contre 63 aprs une demi-heure de discussion sans qu'une suspension de sance demande par l'un des dputs afin de lire le texte ne soit autorise. La seconde loi est discute le 15 dcembre, peine quatre jours aprs avoir t dpose, et vote le 18 du mme mois. Elle concerne les associations de malfaiteurs et vise particulirement les petits groupes danarchistes ; elle vise pouvoir inculper tout membre ou sympathisant sans faire de distinction, tout en encourageant la dlation : Les personnes qui se seront rendues coupables du crime, mentionn dans le prsent article seront exemptes de peine si, avant toute poursuite, elles ont rvl aux autorits constitues lentente tablie ou fait connatre lexistence de lassociation. La dernire de ces lois est vote le 28 juillet 1894 ; cest la plus marquante pour les anarchistes qu'elle les vise directement :17

elle

leur

interdit

toute

forme

de

propagande. Leffet immdiat de la 3e loi sclrate a t linterdiction et la saisie de pratiquement tous les journaux anarchistes, qui ds lors, cesseront de paratre. Rorientation du mouvement anarchiste La rpression qui accompagne les lois sclrates entrane dans un premier temps la dsorganisation complte des groupuscules anarchistes, ainsi que de leurs moyens dexpression la presse libertaire. Ds lors, le mouvement anarchiste se roriente tactiquement vers le syndicalisme, en se rapprochant plus directement du

proltariat o elle tait encore minoritaire. Entre 1895 et 1914, le mouvement ouvrier organis et les syndicats exercrent une norme attraction sur les

anarchistes. Le socialisme offrait aux travailleurs une dignit personnelle, une identit propre, et par consquent une place part entire dans la socit. Il crait un mouvement grce auquel le travailleur ne se trouvait plus seul face la socit. La voie lgale et constitutionnelle se rvla plus efficace pour arracher un certain nombre de droits politiques et sociaux, ainsi que des amliorations conomiques.

4. pilogueComme le proltariat du XIXe sicle, le monde musulman inspire aujourdhui un mlange de peur et de mpris. Et loccident reprsente pour le terroriste islamiste le symbole de la puissance arrogante, presque la mme chose que ce que la bourgeoisie reprsentait pour les anarchistes du XIX e sicle. Dune certaine faon, pour au moins une frange de la population islamique, Bin Ladin est lquivalent de Ravachol. Tout comme les terroristes anarchistes du XIXe sicle, les terroristes islamiste modernes ressemblent aux terroristes anarchistes : en ralit trs peu en nombre, ils se sentent investis de la mission de soulever les masses opprimes, mais apathiques, par des actions extraordinaires. De l conclure que les deux mouvements ont une mme racine, celui de ne pas trouver dautre moyen pour exprimer un malaise profond, un sentiment dimpuissance, de ne pas tre pris au srieux, il ny a quun pas. Mais peut-on tirer un autre parallle ? Est-ce que le terrorisme islamiste , comme son prdcesseur anarchiste, disparatra, victime davoir trop tir sur la18

corde de sa propre violence ? Ou encore, en quelle mesure une voie alternative dexpression, comme le proltariat se lest vu offrir (ou la obtenu par la lutte) au XIXe sicle, acclrera la disparition du terrorisme islamiste ? Ce sont quelques questions qui mritent dtre poses, et dont les rponses pourraient bien se trouver dans le pass.

5. BibliographieOuvrages Vivien Bouhey, Les anarchistes contre la Rpublique Contribution lhistoire des rseaux sous la Troisime Rpublique, Pressus Universitaires de Rennes, 2008, 491p. David Miller, Anarchism, J. M. Dent & Sons, 1984, 216p. Daniel Colson, Petit lexique philosophique de lanarchisme de Proudhon Deleuze, Librairie Gnrale Franaise, 2001, 378p. Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France Vol. 1 : Des origines 1914, Gallimard, 1975, 486p. Gaetano Manfredonia, Lanarchisme en Europe, Presses Universitaires de France, 2001, 128p. Articles Rapin Ami-Jacques, Does terrorism create terror?, Critical Studies on Terrorism, 2:2(2009), pp. 165179. Davide Turcato, European Anarchism in the 1890s: Why Labor Matters in Categorizing Anarchism, The Journal of Labor and Society 1089-7011 Volume 12 September 2009, pp. 451466. Jnos Bres, The birth of modern terrorism in Europe, AARMS SECURITY, Vol. 6, No. 3 (2007), pp. 451459. Wendy McElroy, The Schism Between Individualist and Communist Anarchism in the Nineteenth Century, Journal of Libertarian Studies, Volume 15, no. 1 (Fall 2000): 97123. Annemarie Springer, Terrorism and Anarchy: Late 19th-Century Images of a Political Phenomenon in France, Art Journal, Vol. 38, No. 4 (1979), pp. 261-266.

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